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Le Campus
La ville de West Odenton, Maryland, n’a guère de ville que le nom : juste un bureau de poste pour les gens qui habitent le coin, deux ou trois stations-service et une supérette 7-Eleven, plus les restaus rapides habituels pour les automobilistes qui ont besoin d’un bon petit déjeuner bien gras sur le chemin entre leur domicile de Columbia, Maryland, et leur boulot dans la capitale fédérale. À huit cents mètres du modeste édifice de la poste se dresse un immeuble de bureaux haut de seulement huit étages, à l’architecture passe-partout. Sur la vaste pelouse devant l’édifice, un monolithe décoratif en briques grises porte, en lettres d’argent, le nom Hendley Associates, sans plus d’explication. Quelques indices, toutefois. Le toit de l’immeuble est plat, une terrasse goudronnée et gravillonnée sur une assise de béton renforcé, avec un édicule pour abriter la machinerie d’ascenseur et une autre structure rectangulaire qui ne laisse rien dévoiler de son usage. En fait, elle était construite en fibre de verre blanche, transparente aux ondes radioélectriques. Le bâtiment proprement dit avait une autre caractéristique inhabituelle : à l’exception de quelques anciens entrepôts de tabac qui ne dépassaient guère les huit mètres de hauteur, c’était le seul édifice de plus d’un étage situé sur l’axe reliant l’Agence pour la sécurité nationale à Fort Meade, dans le Maryland, et le siège de la CIA, à Langley, en Virginie. Plusieurs autres entrepreneurs avaient voulu bâtir sur cet axe mais aucun n’avait jamais réussi à obtenir de permis de construire, pour quantité de raisons… toutes fantaisistes.
Derrière le bâtiment se trouvait une station de réception pas très différente de ce qu’on trouvait à proximité d’une chaîne de télévision locale : une demi-douzaine de paraboles disposées à l’intérieur d’un enclos hérissé de fil barbelé, et pointées vers plusieurs satellites commerciaux. Tout le complexe, qui n’avait d’ailleurs rien de complexe, occupait un peu plus de sept hectares dans le comté de Howard, Maryland. Les gens qui y travaillaient l’avaient baptisé « le Campus ». Tout à côté se trouvait le laboratoire de physique appliquée de l’université Johns Hopkins, un établissement agréé par le gouvernement, qui jouissait d’une réputation solidement établie.
Pour le grand public, Hendley Associates était une société de bourse, traitant actions, obligations et devises, même si, curieusement, son activité demeurait à peu près invisible. On ne lui connaissait pas de clients, et tandis qu’il se disait que l’entreprise se livrait à de discrètes donations au profit d’œuvres de la région (la rumeur voulait que la faculté de médecine de Johns Hopkins fût la principale bénéficiaire de ses largesses), rien n’avait jamais filtré dans la presse locale. En fait, Hendley n’avait même pas de service de relations publiques. Certes, rien d’inhabituel dans ses activités n’était signalé non plus, même si le directeur général était connu pour avoir eu un passé quelque peu trouble, raison pour laquelle il fuyait toute publicité ; en plusieurs occasions il avait réussi à s’y dérober avec adresse et doigté ; si bien qu’à la longue la presse locale avait cessé de l’interroger. Le personnel de Hendley était dispersé dans les environs, en général dans le district fédéral, et menait une existence sans histoire, de bourgeois plutôt aisés.
Gérard Paul Hendley Junior avait connu une carrière fulgurante de courtier en bourse, au cours de laquelle il avait amassé une fortune rondelette avant de s’orienter, à l’orée de la quarantaine, vers une carrière d’élu pour devenir bientôt sénateur de Caroline du Sud. Très vite, il s’était acquis une réputation de non-conformiste qui fuyait les groupes de pression et leurs offres de financement de campagnes pour suivre une voie politique farouchement indépendante, plutôt progressiste sur les questions des droits civiques, et franchement conservatrice en ce qui concernait la défense et les affaires étrangères. Il n’avait jamais pratiqué la langue de bois, ce qui avait toujours fait de lui un excellent sujet pour la presse, et l’on finit par murmurer qu’il nourrissait peut-être des ambitions présidentielles.
Vers la fin de son second mandat de six ans, toutefois, il avait connu une tragédie personnelle. Il avait perdu sa femme et ses trois enfants dans un accident de la circulation sur l’autoroute 185, juste à la sortie de Columbia, en Caroline du Sud ; leur break s’était fait broyer sous les roues d’un semi-remorque Kenworth Comme l’on pouvait s’y attendre, le coup l’avait secoué et, peu après, au tout début de la campagne pour son troisième mandat, de nouveaux déboires l’avaient frappé. On put lire bientôt dans les colonnes du New York Times que son portefeuille personnel d’investissements – il l’avait toujours gardé secret, arguant que, puisqu’il ne s’en servait pas pour financer ses campagnes, il n’avait pas besoin de divulguer le détail de ses revenus – révélait l’existence d’un délit d’initié. Ce soupçon fut confirmé par des compléments d’enquête de la presse écrite et télévisée, et malgré ses protestations – il fît remarquer que la Commission des opérations de bourse n’avait jamais promulgué de directives sur l’application de la loi – il apparut à certains qu’il avait exploité sa connaissance de l’existence de prochains investissements gouvernementaux pour doter une société de placements immobiliers qui devait lui rapporter, ainsi qu’à ses co-investisseurs, plus de cinquante millions de dollars. Pis encore, interpellé sur la question par le candidat républicain – un soi-disant « Monsieur Propre » – lors d’un débat public, il avait réagi en commettant deux erreurs. La première fut de s’emporter devant les caméras. La seconde, de dire aux électeurs de Caroline du Sud que, s’ils doutaient de son honnêteté, ils pouvaient toujours voter pour l’imbécile avec qui il partageait le plateau. Pour un homme qui n’avait jamais encore commis la moindre gaffe politique, cette seule sortie suffit à lui coûter cinq pour cent des voix. Le reste de sa campagne, bien terne, n’avait plus été qu’une lente dégringolade et, malgré les quelques votes de sympathie de ceux qui n’avaient pas oublié son drame familial, il avait perdu son siège au profit des démocrates, échec encore aggravé par un discours d’adieu venimeux. Sur quoi, il avait quitté pour de bon la vie politique, sans même retourner dans sa plantation – d’avant la guerre de Sécession -, au nord-ouest de Charleston, préférant aller s’installer dans le Maryland et laisser derrière lui son passé. Un nouveau brûlot contre l’ensemble de la procédure électorale avait parachevé son exclusion.
Sa résidence actuelle était une ferme qui remontait au XVIIIe siècle, où il élevait des chevaux appaloosas – l’équitation et le golf, qu’il pratiquait en médiocre amateur, restant ses uniques passe-temps – et menait l’existence tranquille d’un gentleman-farmer. Il travaillait également au Campus sept à huit heures par jour, se rendant au travail dans une limousine Cadillac avec chauffeur.
Âgé aujourd’hui de cinquante-deux ans, grand, mince, les cheveux argentés, il était bien connu sans être connu du tout, peut-être l’ultime survivance de son passé politique.
« Vous avez fait du bon boulot, dans les montagnes, dit Jim Hardesty en désignant un siège au jeune marine.
– Merci, monsieur. Vous aussi, si je puis me permettre.
– Capitaine, chaque fois que vous retournez chez vous quand tout est fini, c’est que vous avez réussi. J’ai appris ça de mon instructeur. Il y a seize ou dix-sept ans », ajouta-t-il.
Le capitaine Caruso fit le calcul mentalement et conclut que Hardesty faisait un peu moins que son âge réel. Capitaine dans les forces spéciales de l’armée de terre, puis la CIA… ça le mettait plus près de cinquante que de quarante. Il avait dû bosser dur pour se maintenir en forme.
« Bien, demanda l’officier, que puis-je faire pour vous ?
– Que vous a dit Terry ?
– Il m’a dit que je devais m’entretenir avec un certain Pete Alexander.
– Pete a eu un brusque empêchement », expliqua Hardesty.
Le jeune officier accepta l’explication sans discuter.
« OK, quoi qu’il en soit, le général m’a dit que les gars de votre agence étaient plus ou moins en quête de talents mais que vous n’étiez pas désireux de former les vôtres, répondit avec franchise Caruso.
– Terry est un bon gars et un sacré marine, mais il a un peu tendance à avoir l’esprit de clocher.
– C’est possible, monsieur Hardesty, mais il ne va pas tarder à être mon chef, lorsqu’il prendra en charge la 2e division de marines, et j’essaie de rester dans ses petits papiers. Et vous ne m’avez toujours pas dit ce que je viens faire ici.
– Z’aimez le Corps ? » demanda l’espion. Le jeune marine acquiesça.
« Oui, monsieur. La solde n’est pas terrible, mais je n’ai pas besoin de plus et les gens avec qui je travaille sont les meilleurs.
– Ma foi, ceux avec qui on est allés escalader la montagne sont pas mal du tout, en effet. Combien de temps les avez-vous eus ?
– Au total ? Bientôt quatorze mois, m’sieur.
– Vous les avez rudement bien entraînés.
– On me paie pour ça, m’sieur, et de toute façon, j’avais déjà une bonne base de départ.
– Vous avez également fort bien géré cette petite opération de combat », observa Hardesty, qui prit note des réponses évasives qu’il obtenait.
Le capitaine Caruso n’était pas modeste au point de qualifier cela de « petite » opération de combat. Les balles qui volaient autour de lui avaient été bien réelles, ce qui donnait toute sa mesure à l’opération. Mais il y avait découvert que son entraînement lui avait permis d’être à peu près aussi efficace que le lui avaient promis ses instructeurs lors des cours et des exercices sur le terrain. Une découverte à la fois importante et plutôt réconfortante. Le corps des marines avait bel et bien son utilité. Bigre.
« Oui, monsieur, se contenta-t-il de répondre avant d’ajouter : Et merci pour votre aide, monsieur.
– Je suis un peu vieux pour ce genre d’exercice, mais c’est toujours agréable de voir que je sais encore comment m’y prendre. » Et ça lui avait amplement suffi, s’abstint-il d’ajouter. Le combat restait un jeu pour les mômes, et il n’en était plus un. « Des réflexions à ce sujet, capitaine ?
– Pas vraiment, m’sieur. J’ai rédigé mon rapport. »
Hardesty l’avait lu. « Des cauchemars, des problèmes comme ça ? »
La question surprit Caruso. Des cauchemars ? Pourquoi diantre ? « Négatif, m’sieur, répondit-il, visiblement perplexe.
– Pas de scrupules ? poursuivit Hardesty.
– Monsieur, ces gens faisaient la guerre à mon pays. Nous leur avons rendu la pareille. Il ne faut pas se lancer dans ce petit jeu quand on n’en est pas capable. S’ils avaient des femmes et des enfants, j’en suis désolé, mais quand vous faites chier les gens, vous devez bien vous douter qu’ils vont venir vous réclamer des comptes.
– Le monde est cruel, c’est ça ?
– Monsieur, on ne va pas botter le cul d’un tigre sans s’attendre à lui voir montrer les dents… »
Ni cauchemars ni regrets, songea Hardesty. C’était censé se passer comme ça, mais dans leur grande douceur et leur infinie bonté, les États-Unis d’Amérique ne formaient pas toujours leurs citoyens ainsi. Caruso était un guerrier. Hardesty se carra dans son fauteuil et gratifia son hôte d’un regard attentif avant de poursuivre :
« Capitaine, la raison de votre présence ici… vous l’avez lue dans tous les journaux… tous ces problèmes auxquels nous sommes confrontés avec la recrudescence du terrorisme international. Il y a eu pas mal d’échanges entre notre agence et le Bureau. Au niveau du terrain, il n’y a en général aucun problème, et ça se passe pas si mal que ça au niveau du commandement – Dan Murray, le directeur du FBI, est une personne de confiance et, lorsqu’il était attaché juridique à Londres, il s’est fort bien entendu avec nos hommes.
– C’est au niveau des cadres intermédiaires que ça coince, c’est ça ? » demanda Caruso. Il l’avait également constaté chez les marines. Des officiers d’état-major qui passaient leur temps à débiner d’autres officiers d’état-major, et à dire que leur papa pouvait flanquer une tannée aux papas des autres. Le phénomène remontait sans doute aux Grecs et aux Romains.
« Tout juste, confirma Hardesty. Et vous savez, Dieu le Père lui-même arriverait peut-être à régler ça mais même Lui aurait besoin d’être dans un très bon jour pour en venir à bout.
« Les bureaucraties vivent trop retranchées sur elles-mêmes. Ce n’est pas si grave dans l’armée. Les gens vont et viennent en fonction des affectations ou mutations des uns et des autres, mais surtout ils ont le sens de la "mission" et en général chacun s’efforce à peu près d’agir dans le sens de l’intérêt général – surtout si ça contribue à la promotion individuelle. D’une manière générale, plus on s’éloigne du fil de l’épée, plus on est enclin à se noyer dans les détails. Donc, on cherche des gens qui savent ce qu’est le fil de l’épée.
– Et la mission… c’est quoi ?
– Identifier, localiser et traiter les menaces terroristes, répondit l’espion.
– Traiter…, répéta Caruso.
– Neutraliser… oui, merde, et si c’est nécessaire et plus commode, tuer ces enculés. Recueillir des informations sur la nature et la gravité de la menace, et prendre toutes les mesures voulues. Le boulot est pour l’essentiel une tâche de collecte de renseignements. L’Agence a trop de restrictions sur les méthodes pour faire le boulot. Cette sous-unité spéciale n’en a pas.
– Vraiment ? » La surprise était de taille.
Hardesty acquiesça sobrement. « Vraiment. Vous ne travaillerez pas pour la CIA. Vous pourrez utiliser ses éléments comme ressources mais ça n’ira pas plus loin.
– Alors, pour qui est-ce que je travaillerai ?
– Nous avons encore un bout de chemin à faire avant de pouvoir en discuter. » Hardesty saisit ce qui devait être le dossier militaire personnel de son hôte. « Parmi les officiers de marines, vous vous classez dans les trois premiers pour cent en termes d’intelligence. Votre score est de quatre sur cinq dans quasiment tous les domaines. Vos talents linguistiques sont assez impressionnants.
– Mon père est citoyen américain – de naissance, je veux dire, mais son père est venu par bateau d’Italie, il tenait – et tient toujours – un restaurant à Seattle. De sorte que papa parlait surtout italien quand il était petit ; et une bonne partie de cet héritage nous a été transmise, à moi et à mon frère. J’ai appris l’espagnol au lycée et à la fac. Sans passer pour un autochtone, je me débrouille pas trop mal.
– Un diplôme d’ingénieur ?
– Ça aussi, ça vient de mon père. C’est dans le dossier. Il travaille comme aérodynamicien chez Bœing – le dessin des ailes et des surfaces de contrôle. Vous êtes au courant pour ma mère – là aussi, tout est dans le dossier. C’est surtout une mère de famille, elle fait aussi des trucs avec l’école catholique locale, maintenant que Dominic et moi avons quitté le toit familial.
– Et lui, il est au FBI ? »
Brian acquiesça. « C’est exact. Il a passé sa licence en droit et s’est engagé chez les fédéraux.
– Il vient de faire les gros titres », observa Hardesty en lui tendant le fax d’une page de quotidien de Birmingham. Brian parcourut le document.
« Ça c’est bien, Dom », souffla le capitaine Caruso, lorsqu’il fut parvenu au quatrième paragraphe, ce qui, là aussi, ravit son hôte.
Il y avait deux heures de vol à peine entre Birmingham et l’aéroport national Reagan de Washington. Dominic Caruso gagna la station de métro et sauta dans une rame pour rallier le bâtiment Hoover sis à l’angle de la Dixième Rue et de Pennsylvania Avenue. Son insigne lui épargna le passage sous le portique de détection. Les agents du FBI étaient censés être armés et son automatique avait mérité un cran sur la crosse – pas au sens propre, bien sûr, mais les flics du FBI plaisantaient parfois là-dessus.
Le bureau du directeur adjoint Augustus Ernst Werner était situé au dernier étage et donnait sur l’avenue. La secrétaire lui fit signe d’entrer.
Caruso n’avait jamais rencontré Gus Werner. L’homme était grand, mince. Agent fort expérimenté et ancien marine, son maintien – tout comme son comportement – était positivement monacal. Il avait dirigé la brigade de récupération des otages du FBI ainsi que deux divisions de terrain, et il s’apprêtait à prendre sa retraite quand il avait été convaincu d’accepter ce nouveau poste par son ami proche, le directeur Daniel E. Murray. La section antiterroriste était une émanation de la brigade criminelle et de la division contre-espionnage mais elle gagnait un peu plus d’importance chaque jour.
« Prenez donc un siège », dit Werner en lui indiquant une chaise, le temps de conclure un coup de fil. Cela prit juste une minute. Puis Gus reposa le téléphone et pressa la touche ne pas déranger.
« Ben Harding m’a faxé ça, dit Werner, en brandissant le rapport sur la fusillade de la veille. Comment ça s’est passé ?
– Tout est consigné dans ce rapport, monsieur. » Il avait passé trois heures à se creuser les méninges pour tout coucher par écrit en langage FBI. Étrange qu’un acte qui avait requis moins de soixante secondes d’exécution dût nécessiter tout ce temps de retranscription.
« Et qu’avez-vous laissé dans l’ombre, Dominic ? » La question était accompagnée du regard le plus pénétrant que le jeune agent ait jamais rencontré.
« Rien, monsieur, répondit le jeune homme.
– Dominic, nous avons un certain nombre de fines gâchettes dans la maison. J’en fais partie, dit Gus Werner à son hôte. Trois coups, tous en plein cœur à une distance de cinq mètres, c’est un score excellent au stand de tir. Pour quelqu’un qui vient de trébucher contre une table basse, c’est proprement miraculeux. Ben Harding n’a pas semblé trouver la chose remarquable mais le directeur Murray et moi, si – et Dan est un excellent tireur, lui aussi. Il a lu ce fax hier soir et m’a demandé de lui donner mon opinion. Dan n’a jamais encore descendu un homme. Moi, si, trois fois, deux avec la brigade de récupération des otages -c’étaient des opérations en collaboration – et une fois à Des Moines, dans l’Iowa. Là aussi, il s’agissait d’un enlèvement d’enfants. J’avais vu ce que le ravisseur avait fait subir à deux de ses victimes – des petits garçons – et, vous voyez, je n’avais pas du tout envie qu’un psychiatre raconte que le gars était la victime d’une enfance malheureuse, que ce n’était pas vraiment sa faute, et toutes les conneries qu’on entend dans un tribunal bien propret, où les seules choses que voient les jurés, ce sont des photos, et peut-être même pas, si l’avocat de la défense parvient à convaincre le juge qu’elles sont par trop choquantes. Alors, vous savez ce qui est arrivé ? J’ai décidé d’être la loi. Pas de faire appliquer la loi, ou d’écrire la loi, ou d’expliquer la loi. Non, ce jour-là, il y a vingt-deux ans, je devais être la loi. Le Glaive vengeur de Dieu. Et vous savez quoi, ça m’a fait du bien…
– Comment saviez-vous… ?
– Comment je savais avec certitude que c’était notre gars ? Il gardait des souvenirs. Des têtes. Il y en avait huit dans la caravane qui lui servait de logement. Alors, non, il n’y avait pas le moindre doute dans mon esprit. Il y avait un couteau à proximité, je lui ai dit de le prendre, et il l’a fait, et à ce moment-là, je lui ai logé quatre balles dans la poitrine à trois mètres de distance, et je n’ai pas eu une seconde de regret. » Werner marqua un temps. « Il n’y a pas beaucoup de gens qui connaissent cette histoire. Pas même ma femme. Alors, ne venez pas me raconter que vous avez trébuché contre une table, dégainé votre Smith et logé trois pruneaux dans le ventricule du type, tout ça debout sur un pied, d’accord ?
– Oui, monsieur, répondit Caruso, de façon ambiguë, monsieur Wemer…
– Appelez-moi Gus, corrigea le directeur adjoint.
– Monsieur », persista Caruso. Les supérieurs qui affectionnaient les prénoms avaient tendance à le rendre nerveux. « Monsieur, si j’avais dû dire une telle chose, ç’aurait été quasiment confesser un meurtre, et cela dans un document officiel du gouvernement. Il a bel et bien saisi ce couteau, il se levait pour me faire face, il n’était qu’à trois ou quatre mètres, et à Quantico, on nous a appris à considérer cela comme une menace immédiate et mortelle. Alors, oui, j’ai tiré, et c’était le geste juste à faire, selon la politique du FBI de recours à la force meurtrière. »
Werner opina. « Vous avez votre licence en droit, hein ?
– Oui, monsieur. J’ai été admis aux deux barreaux de Virginie et du district fédéral. Je n’ai pas encore passé l’examen pour l’Alabama.
– Eh bien, cessez une minute d’être avocat, conseilla Werner. C’était le geste juste, un point c’est tout. J’ai encore le revolver avec lequel j’ai dézingué ce salaud. Un Smith quatre pouces modèle 66. Je le porte même en service, parfois. Dominic, vous avez dû accomplir ce que tout agent aimerait pouvoir réaliser rien qu’une fois dans sa carrière : exercer la justice tout seul. Que cela ne vous donne pas mauvaise conscience.
– Il n’en est rien, monsieur, lui assura Caruso.
Cette petite – Penelope -, je ne pouvais pas la sauver, mais au moins, ce salopard ne récidivera plus. » Il regarda Werner droit dans les yeux. « Vous savez l’effet que ça fait.
– Ouais. » Werner le fixa plus attentivement. « Et vous êtes sûr de ne pas avoir de regrets ?
– J’ai fait une heure de sieste dans l’avion pour venir, monsieur. » Cela dit sans le moindre sourire.
Mais la phrase en fit naître un sur les traits de Werner. Qui hocha la tête. « Ma foi, vous allez recevoir des félicitations officielles du bureau du directeur. Pas de l’ORP. »
Bien que respecté de la base, ce service des « affaires intérieures », cette police des polices, n’en était pas aimé pour autant. On disait que « lorsqu’un homme torture des petits animaux et fait au lit, c’est soit un tueur en série, soit un employé de l’Office des responsabilités professionnelles ».
Werner saisit le dossier de Caruso. « Il y est dit que vous êtes plutôt intelligent… très doué pour les langues, en outre… ça vous dirait de venir à Washington ? Je cherche des gens qui savent réfléchir mais qui ont les pieds sur terre, pour bosser dans ma boutique. »
Une nouvelle affectation, voilà surtout ce qu’entendit l’agent Dominic Caruso.
Gerry Hendley n’était pas vraiment du genre guindé. Il portait au travail veston et cravate mais le veston échouait sur le portemanteau du bureau dans les quinze secondes après son arrivée. Il avait une secrétaire de direction charmante – native, comme lui, de Caroline du Sud – du nom de Helen Connolly, et après avoir revu avec elle son emploi du temps de la journée, il prit son Wall Street Journal et parcourut la une. Il avait déjà dévoré le New York Times et le Washington Post du jour pour avoir ses orientations politiques de la journée, non sans bougonner, comme toujours, contre l’impéritie de ses dirigeants. L’horloge numérique sur son bureau lui indiqua qu’il lui restait vingt minutes avant sa première réunion et il alluma son ordinateur pour avoir l’Early Bird matinal, cet « Oiseau matinal » étant le service de revue de presse envoyé à tous les hauts fonctionnaires gouvernementaux. Il le parcourut à son tour pour s’assurer de n’avoir rien raté lors de son survol de la grande presse nationale. Pas grand-chose, sinon un papier intéressant dans le Virginia Pilot sur la conférence Fletcher, ce cercle de réflexion tenu chaque année par la Navy et les marines, à la base navale de Norfolk. On y avait parlé de terrorisme, et plutôt intelligemment, estima Hendley. C’était souvent le cas des hommes en uniforme. Contrairement aux élus.
On avait liquidé l’Union soviétique, songea Hendley et on s’attendait à ce que tout s’apaise sur la planète. Mais ce qu’on n’avait pas vu venir, c’étaient tous ces cinglés avec des AK-47 récupérés et une formation de chimiste en herbe s’exerçant sur la paillasse de la cuisine, ou le simple désir de troquer leur propre existence contre celle de leurs ennemis supposés.
Et l’autre erreur avait été de négliger de préparer la communauté du renseignement à traiter cette menace. Même un président aguerri au monde obscur de l’espionnage et le meilleur directeur du renseignement de toute l’histoire des États-Unis n’avaient pu y réussir. Ils avaient ajouté du personnel – cinq cents personnes de plus dans une agence qui en comptait vingt mille, cela ne paraissait pas grand-chose, mais cela avait pourtant suffi à doubler les effectifs de la Direction des opérations. Ce qui avait donné à la CIA une force moitié moins épouvantablement insuffisante qu’auparavant, mais on était toujours loin du compte… Et en contrepartie, le Congrès avait encore resserré sa surveillance et ses restrictions, entravant ainsi un peu plus les nouveaux personnels recrutés pour étoffer un peu cette équipe squelettique. Ils n’apprenaient décidément jamais rien. Lui-même avait passé des heures à parler à ses collègues du club masculin le plus sélectif de la planète, mais alors que certains écoutaient, d’autres n’en faisaient rien, et presque tous étaient hésitants. Ils prêtaient une grande attention aux éditoriaux de la presse, souvent même pas ceux des journaux de leur État d’origine, suivant l’idée stupide qu’ils exprimaient l’opinion de l’Américain moyen. Peut-être était-ce aussi simple que cela : tout nouvel élu se faisait embobiner par le jeu politique comme Cléopâtre avait embobiné César. La faute en revenait à l’entourage ; il le savait, ces « conseillers » chargés de guider leur employeur sur la bonne voie pour se faire réélire, véritable Saint-Graal de l’action politique. L’Amérique n’avait pas de classe dirigeante héréditaire mais elle avait quantité de gens ravis de pouvoir accompagner leurs patrons sur la voie de l’Olympe gouvernemental.
Or, travailler à l’intérieur du système, ça ne donnait rien.
Donc, pour espérer un résultat quelconque, il fallait être en dehors du système.
Largement en dehors.
Et si jamais quelqu’un le remarquait, eh bien, il s’était déjà mis hors jeu lui-même, pas vrai ?
Il passa sa première heure de bureau à discuter de questions financières avec une partie de son équipe, parce que c’était ainsi que Hendley Associates assurait ses revenus. Lorsqu’il était courtier en bourse, il avait presque depuis le début su devancer la tendance, pressentant ces écarts momentanés – qu’on appelait les « deltas » – générés par des facteurs psychologiques, des perceptions qui pouvaient ou non s’avérer justes.
Il effectuait toutes ses tractations de manière anonyme par le truchement de banques étrangères, qui toutes aimaient avoir de gros comptes en liquidités et dont aucune n’était trop regardante sur l’origine de cet argent, tant qu’il n’était pas ouvertement sale, ce qu’il n’était assurément pas. C’était juste une autre façon de rester en dehors du système.
Non que toutes ses opérations fussent toutes strictement légales. Pouvoir profiter des interceptions de Fort Meade facilitait grandement le jeu. En fait, tout cela était illégal en diable, et pas le moins, du monde éthique. Mais, à la vérité, Hendley Associates n’occasionnait guère de dégâts sur la scène internationale. Il aurait pu en être autrement, mais la firme opérait selon le principe qu’on nourrissait les cochons et qu’on tuait les porcs, et que donc ils ne puisaient que modérément dans l’auge commune. Et du reste, il n’y avait aucune autorité réelle pour les crimes de ce type et de cette ampleur. Par ailleurs, bien planqué au fond d’un coffre-fort dans les sous-sols de la compagnie, il y avait des statuts officiels, signés de la main de l’ancien président des États-Unis.
Tom Davis entra. Chef en titre du service obligations, David avait un itinéraire assez analogue à celui de Hendley et il avait passé ses journées scotché devant son ordinateur. Il ne se faisait pas de souci question sécurité. Dans cet immeuble, tous les murs étaient dotés d’un blindage métallique destiné à contenir les émissions électromagnétiques et tous les ordinateurs étaient durcis.
« Quoi de neuf ? s’enquit le patron.
– Eh bien, nous avons deux nouvelles recrues potentielles.
– Qui pourraient être ? »
Davis fit glisser les dossiers sur le bureau de Hendley. Le P-DG les prit et les ouvrit tous les deux.
« Deux frères ?
– Jumeaux. Des faux. Leur mère a dû pondre deux œufs ce mois-là. Et tous deux ont impressionné qui de droit. De la cervelle, de l’agilité mentale, de la forme physique et, à eux deux, une jolie brochette de talents, plus des dispositions pour les langues. Surtout l’espagnol.
– Celui-ci parle le pachtoune ? » Hendley leva les yeux, surpris.
« Juste assez pour trouver les toilettes. Il a passé huit semaines environ dans le pays et pris le temps d’apprendre le patois local. Il s’en est plutôt bien tiré, selon le rapport.
– Tu penses qu’ils sont nos bonshommes ? » demanda Hendley. Ces spécimens ne se trouvaient pas sous le sabot d’un cheval, raison pour laquelle Hendley avait un petit nombre de recruteurs fort discrets, disséminés dans tous les organes gouvernementaux.
« Il faudra qu’on les teste encore un peu, concéda Davis, mais ils ont les qualités qu’il faut. De prime abord, l’un et l’autre paraissent fiables, stables et assez intelligents pour comprendre pourquoi nous sommes ici. Alors, ouais, je pense qu’ils valent le coup d’être suivis de près.
– Qu’est-ce qu’ils ont au programme, à présent ?
– Dominic s’apprête à être muté à Washington. Gus Werner veut qu’il intègre la section antiterroriste. Sans doute dans les bureaux, pour commencer. Il est un peu jeune pour travailler à la brigade de récupération des otages et il n’a pas encore fait la preuve de ses facultés d’analyse. Je pense que Werner désire d’abord tester ses capacités intellectuelles. Brian va rejoindre en avion Camp Lejeune : pour retourner travailler avec sa compagnie. Je suis surpris que le Corps ne l’ait pas versé dans le renseignement. C’est un candidat manifeste, mais ils aiment bien garder leurs tireurs et il s’est pas mal illustré au pays des chèvres. Il ne devrait pas tarder à connaître une promotion éclair au grade de commandant, si mes sources sont exactes. Aussi, pour commencer, je pense que je vais faire un saut là-bas en avion pour déjeuner avec lui, le sonder un peu, avant de revenir à Washington. Et je ferai de même avec Dominic. Il a impressionné Werner.
– Et Gus est excellent juge, nota l’ancien sénateur.
– Ça, tu l’as dit, convint Davis. Alors… à part ça, du nouveau ?
– Fort Meade est enfoui sous une montagne, comme d’habitude. » Le plus gros problème de l’Agence pour la sécurité nationale était qu’elle interceptait une telle quantité de données brutes qu’il aurait fallu toute une armée pour en faire le tri. Des programmes informatiques aidaient à cerner les mots clés sensibles et ainsi de suite, mais presque tous ces messages relevaient du bavardage anodin. Les programmeurs essayaient toujours d’améliorer le logiciel de capture mais il s’était avéré quasiment impossible de donner à un ordinateur des intuitions humaines même s’ils essayaient toujours. Hélas, les informaticiens vraiment talentueux travaillaient pour les fabricants de jeux. C’est là qu’était l’argent, et le talent suivait en général la piste des billets. Hendley ne pouvait pas s’en plaindre. Après tout, il avait passé pas mal d’années, jusqu’à la moitié de la trentaine, à en faire de même. Aussi recherchait-il souvent des programmeurs qui avaient connu la fortune et le succès et pour qui la chasse à l’argent était devenue aussi ennuyeuse que répétitive. C’était en général peine perdue. Les nerds étaient en général de vrais rapiats. Comme les avocats, juste en moins cyniques. « Cela dit, j’ai vu aujourd’hui une demi-douzaine d’interceptions intéressantes…
– Par exemple… ? » s’enquit Davis. Recruteur en chef de la boîte, il était également un analyste de talent.
« Ceci… » Hendley fît glisser vers lui la chemise. Davis l’ouvrit et parcourut la page.
« Hmm, se contenta-t-il de dire.
– Ça pourrait être effrayant, si jamais ça se concrétise, songea tout haut Hendley.
– Certes. Mais il nous en faut plus. » Rien de renversant là-dedans. Il leur en fallait toujours plus.
« Qui est-ce qu’on a là-bas, en ce moment ? » Il aurait dû le savoir mais Hendley souffrait du mal habituel à la bureaucratie ; il avait du mal à garder mentalement toutes les informations à jour.
« En ce moment ? Ed Castillano est à Bogota, il enquête sur le Cartel mais il est sous une couverture épaisse. Très épaisse, crut bon de rappeler Davis à son patron.
– Tu sais, Tom, toutes ces histoires de renseignement, ça craint vraiment un max.
– Allons, console-toi, Gerry. La paie est nettement meilleure – au moins pour les sous-fifres », ajouta-t-il avec l’esquisse d’un sourire. Sa peau couleur de bronze contrastait vivement avec ses dents ivoire.
« Ouais, quelle horreur que d’être paysan.
– Au moins, nos bons maîtres m’ont éduqué, missié, j’ai appwis mon alphabet, tout ça. Ça auwait pu être pi’e, plus besoin de cueillir le coton, missié Gerry. » Hendley roula des yeux. Davis avait en fait décroché son diplôme à Dartmouth où l’on se moquait bien moins de sa couleur de peau que de son État d’origine. Son père cultivait le maïs dans le Nebraska et votait républicain.
« Bah, combien coûte une de ces moissonneuses, de nos jours ? demanda le patron.
– Tu plaisantes ? Un peu plus de deux cent mille. P’pa en a acheté une neuve l’an dernier et il râle encore. D’accord, elle va tenir jusqu’à ce que ses petits-enfants meurent riches. Ça vous ratiboise un demi-hectare de maïs comme un bataillon de rangers une bande de méchants. » Davis avait fait une bonne carrière à la CIA, comme agent de terrain. Il y était devenu spécialiste dans la traque de l’argent par-delà les frontières internationales. Chez Hendley Associates, il avait découvert que ses aptitudes étaient tout aussi utiles dans le milieu des affaires, mais bien entendu, il n’avait jamais perdu son flair ni son goût pour l’action concrète. « Tu sais, ce jeune gars du FBI, Dominic… il a réussi deux ou trois trucs pas mal en matière de délinquance financière lors de sa première affectation à Newark. L’un de ses dossiers a débouché sur une enquête d’envergure visant une grande banque internationale. Pour un bleu, il sait flairer les bons coups.
– Ça, plus la capacité à dézinguer lui-même les gens, renchérit Hendley.
– C’est bien pourquoi son style me plaît, Gerry. Il est capable de prendre une décision sur-le-champ, comme un gars de dix ans plus vieux.
– Même profil que son frère. Intéressant, observa Hendley, examinant à nouveau les dossiers.
– Peut-être que c’est l’hérédité qui parle. Après tout, leur grand-père était flic à la Criminelle.
– Et avant cela, à la 101e division d’infanterie parachutiste. Je vois ce que tu veux dire, Tom. OK, sonde-les-nous sans traîner. On risque d’avoir du boulot sous peu.
– Tu crois ?
– Ça n’est pas parti pour s’améliorer. » Du geste, Hendley indiqua l’extérieur.
Ils étaient à une terrasse de café à Vienne. Les soirées devenaient moins froides et les clients affrontaient la fraîcheur pour profiter d’un repas en terrasse.
« Alors, qu’est-ce qui vous attire chez nous ? s’enquit Pablo.
– Il y a une convergence d’intérêts entre nous », répondit Mohammed avant d’expliciter : « Nous avons des ennemis communs. »
Son regard obliqua vers le trottoir. Les passantes étaient vêtues à la mode locale, stricte, presque sévère, et le bruit de la circulation – surtout les trams électriques – empêchait quiconque de surprendre leur dialogue. Pour l’observateur occasionnel et même pour un professionnel, il s’agissait là simplement de deux étrangers – or il y en avait quantité dans la vieille cité impériale – en train de discuter calmement affaires sur un ton aimable. Ils s’exprimaient en anglais, ce qui n’était pas non plus inhabituel.
« Oui, c’est la vérité, dut admettre Pablo. Pour ce qui est des ennemis, en tout cas. Mais pour les intérêts ?
– Vous avez des ressources que nous pouvons exploiter. Nous avons des ressources que vous pouvez exploiter, expliqua l’islamiste, patient.
– Je vois. » Pablo mit de la crème dans son café et touilla. À sa surprise, il était aussi bon ici que dans son pays.
Mohammed estima qu’il allait falloir du temps pour parvenir à un accord. Son hôte n’était pas aussi haut placé qu’il l’aurait espéré. Mais l’ennemi qu’ils avaient en commun avait connu de plus grands succès contre l’organisation de Pablo que contre son propre mouvement. Cela continuait de le surprendre. Ils avaient toutes les raisons de recourir à des mesures de sécurité efficaces, mais comme avec tous les individus motivés par le lucre, il leur manquait cette pureté de l’engagement qui était l’apanage de ses propres amis. D’où leur vulnérabilité supérieure. Mais Mohammed n’était pas stupide au point d’imaginer que cela faisait d’eux ses inférieurs. Tuer un seul espion israélien n’avait pas fait de lui un surhomme, après tout. Ils avaient à l’évidence une vaste expertise. C’est juste qu’elle avait ses limites. Comme ses compagnons avaient les leurs. Comme tout le monde sauf Allah Lui-même. Cette conscience s’accompagnait d’attentes plus réalistes et de déceptions moins rudes quand les choses tournaient mal. On ne pouvait permettre aux émotions d’interférer dans le déroulement des « affaires », comme son hôte aurait sans doute qualifié, à tort, la Cause sacrée. Mais il traitait avec un infidèle, et il fallait bien en tenir compte.
« Que pouvez-vous nous offrir ? demanda Pablo, manifestant ainsi son avidité, comme l’avait prévu Mohammed.
– Vous avez besoin d’établir un réseau fiable en Europe, exact ?
– Oui. » Ils avaient eu quelques petits problèmes récemment. Les services de police européens n’avaient pas les mêmes contraintes que leurs homologues américains.
« Nous avons un tel réseau. » Et comme les musulmans n’étaient pas jugés actifs dans le trafic de drogue – les trafiquants étaient souvent décapités en Arabie Saoudite, par exemple -, c’était tant mieux.
« En échange de quoi ?
– Vous avez un réseau parfaitement implanté en Amérique, et vous avez matière à détester l’Amérique, n’est-ce pas ?
– C’est vrai », admit Pablo. La Colombie commençait à faire des progrès avec les difficiles alliés idéologiques du Cartel dans les montagnes du pays natal de Pablo. Tôt ou tard, les FARC devraient céder à la pression et alors, sans nul doute, dénonceraient-ils leurs « amis » – ou plutôt leurs simples « associés » -comme prix de leur intégration au processus démocratique. À ce moment-là, la sécurité du Cartel risquait d’être sérieusement compromise. L’instabilité politique en Amérique du Sud était leur meilleure alliée, mais cela ne pourrait pas durer éternellement. Il en était de même avec son hôte, jugea Pablo, ce qui faisait d’eux bel et bien des alliés de circonstance. Puis il demanda : « Quels services précis attendez-vous de nous ? »
Mohammed le lui dit. Il se garda d’ajouter que nul argent ne serait échangé contre les services du Cartel. La première livraison que les amis de Mohammed convoieraient en… Grèce – ce serait sans doute le point d’accès le plus facile – suffirait à sceller l’alliance, non ?
« C’est tout ?
– Mon ami, plus que toute autre chose, nous négocions des idées, pas des biens matériels. Les rares dont nous ayons besoin sont peu volumineux et peuvent être obtenus sur place, si nécessaire. Et je ne doute pas que vous puissiez nous aider pour les formalités douanières. »
Pablo faillit s’étrangler avec son café. « Euh oui, bien sûr, cela peut se régler aisément.
– Bref, y a-t-il une raison qui empêcherait de conclure cet accord ?
– Je dois en discuter avec mes supérieurs, prévint Pablo. Mais de prime abord, je ne vois pas pourquoi nos intérêts devraient entrer en conflit.
– Excellent. Comment pouvons-nous communiquer à l’avenir ?
– Mon patron préfère rencontrer ceux avec qui il est en affaires. »
Mohammed soupesa cette remarque. Les voyages les rendaient nerveux, lui et ses associés, mais il n’y avait pas moyen d’y couper. Et il possédait en effet suffisamment de passeports pour le suivre sur tous les aéroports du monde. Et il avait par ailleurs les talents linguistiques nécessaires. Son éducation à Cambridge n’avait pas été inutile. Il pouvait en remercier ses parents. Et il bénissait sa mère britannique de lui avoir donné son teint clair et ses yeux bleus. De fait, il aurait pu passer pour un autochtone n’importe où en dehors de la Chine ou de l’Afrique. Les reliquats d’un accent de Cambridge n’étaient pas non plus superflus.
« Vous n’avez qu’à me dire le lieu et l’heure », répondit Mohammed. Il lui tendit sa carte professionnelle. Y était inscrite son adresse électronique, l’instrument le plus utile qu’on ait inventé pour les communications discrètes. Et avec le miracle des déplacements aériens modernes, il pouvait être n’importe où sur le globe en moins de quarante-huit heures.