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Dossiers gris
L’un des avantages pour Hendley était que la majeure partie de son personnel travaillait à l’extérieur. Pas besoin de les payer, les loger, les nourrir. Les contribuables réglaient tous les frais généraux sans le savoir et, à la vérité, lesdits « frais généraux » étaient des plus flous. L’évolution récente dans le milieu du terrorisme international avait conduit les deux principaux services de renseignements américains, la CIA et la NSA, à collaborer encore plus étroitement que par le passé et comme les deux agences sont situées à plus d’une heure de trajet l’une de l’autre en voiture et que se taper le périphérique nord de Washington évoque la traversée du parking d’un centre commercial la semaine de Noël, l’essentiel de leurs communications s’effectuaient par faisceau de micro-ondes cryptées, via des antennes posées sur le toit du siège des deux agences. Que le trajet des ondes transite par le toit de Hendley Associates était passé inaperçu. Et cela n’aurait pas dû porter à conséquence de toute manière puisque la liaison était cryptée. C’était indispensable car les micro-ondes occasionnaient des déperditions de signal dues à toutes sortes de raisons techniques. On pouvait exploiter les lois de la physique mais pas les changer à sa convenance.
La bande passante disponible en micro-ondes était immense, grâce en particulier aux algorithmes de compression, guère différents de ceux utilisés pour les réseaux informatiques. L’intégrale de la Bible aurait pu être transmise entre les deux bâtiments en quelques secondes. Ces liaisons étaient actives en permanence. La plupart du temps, pour échanger des suites de caractères aléatoires afin de dérouter d’éventuels indiscrets cherchant à craquer le code – mais comme le système utilisait l’algorithme tapdance, il était parfaitement sûr. C’est du moins ce que prétendaient les spécialistes de la NSA. Le système était basé sur des CD-Rom portant gravées des transpositions de chiffres totalement aléatoires, infrangibles à moins de connaître la clé du bruit de fond radioélectrique de l’atmosphère. Mais chaque semaine pourtant, un des détachements de gardes de Hendley, accompagné de deux collègues – tous choisis au hasard dans les effectifs de la force de reconnaissance – se rendait en voiture à Fort Meade récupérer les disques de codes. Ceux-ci étaient alors introduits dans les lecteurs reliés à la machine à crypter et dès qu’un des disques avait été éjecté après usage, il était transféré à la main dans un four à micro-ondes où il était détruit, sous les yeux de trois gardes, tous entraînés par des années de service à ne pas poser de questions.
Cette procédure pour le moins laborieuse donnait à Hendley accès à toutes les activités des deux services, puisque, en tant que services gouvernementaux, on y consignait absolument tout par écrit, de la « prise » d’un agent profondément infiltré au prix des « repas-surprises » servis à la cafétéria.
Une grande partie – en fait l’essentiel – des informations n’avaient aucun intérêt pour le personnel de Hendley, mais presque toutes étaient conservées sur des unités de stockage à haute densité et croisées sur un réseau d’ordinateurs Sun Microsystems assez puissant pour couvrir l’ensemble du pays, si nécessaire. Cela permettait au personnel de Hendley d’étudier les éléments générés par les services de renseignements, en même temps que les analyses de haut vol effectuées par des experts dans une multitude de domaines. Le but était de comparer leurs résultats avec ceux de collègues afin de dégager de nouvelles remarques et des analyses complémentaires. La NSA s’y entendait mieux en la matière que la CIA, c’était du moins l’opinion des analystes de Hendley, mais plusieurs têtes mises sur le même sujet travaillaient mieux qu’une seule – jusqu’à ce que l’analyse devienne tellement complexe qu’elle paralyse toute action, un problème fréquent dans le milieu du renseignement. Avec la création du nouveau ministère de la Sécurité intérieure – à laquelle Hendley se serait sans doute opposé -, la CIA et la NSA devenaient destinataires des analyses du FBI. Cela ajoutait souvent une nouvelle couche de complexité bureaucratique, mais il fallait reconnaître que les agents du FBI avaient une appréhension légèrement différente des données brutes. Ils pensaient en termes d’affaire criminelle à présenter devant un jury populaire, et ce n’était pas une si mauvaise idée, somme toute.
Chaque service avait son propre mode de pensée. Le FBI était composé de flics qui avaient une certaine vision des choses. La CIA en avait une autre, et elle avait le pouvoir effectif – qu’elle exerçait à l’occasion – de prendre certaines initiatives, même si cela demeurait relativement rare. Quant à la NSA, elle se contentait de collecter l’information, de l’analyser et de la transmettre aux autres – que ces derniers en fassent ou non quelque chose n’était plus du ressort de l’agence.
Le responsable de l’analyse et du renseignement chez Hendley s’appelait Jerome Rounids, Jerry pour ses amis. Il était titulaire d’un doctorat en psychologie de l’université de Pennsylvanie. Il avait travaillé au service recherche-renseignement des Affaires étrangères avant d’entrer chez Kidder, Peabody pour y effectuer d’autres sortes d’analyses – et pour un salaire bien différent ; c’est à cette époque que celui qui n’était encore que le sénateur Hendley l’avait personnellement remarqué lors d’un déjeuner à New York. Rounds s’était fait un nom dans la société de bourse comme télépathe maison, mais même s’il avait amassé une fortune rondelette, il avait découvert que l’argent perdait de son importance, une fois l’éducation de vos enfants pleinement assurée et votre voilier intégralement payé. Il avait donc délaissé Wall Street et se trouvait prêt à accepter la proposition que lui avait faite Hendley quatre ans plus tôt. Sa tâche incluait de deviner les dispositions d’esprit d’autres négociants internationaux, ce qu’il avait déjà plus ou moins appris à faire à New York. Il travaillait en étroite collaboration avec Sam Granger qui était à la fois responsable des transactions de devises au Campus et chef de la Direction des opérations.
L’heure de fermeture des bureaux approchait quand Jerry Rounds entra dans le bureau de Sam. Jerry et ses trente subordonnés avaient pour tâche d’éplucher tous les téléchargements de la NSA et de la CIA. Tous devaient être des lecteurs rapides dotés d’un flair aiguisé. Rounds était l’équivalent d’un limier.
« Vérifiez-moi ceci, dit-il en lâchant une liasse de papiers sur le bureau de Granger avant de s’asseoir.
– Le Mossad a perdu un chef d’antenne ? Hum ! Comment est-ce arrivé ?
– Les flics du coin pensent à un crime crapuleux. Poignardé, portefeuille volé, aucun signe de lutte. De toute évidence, il n’était pas armé au moment des faits.
– Dans un endroit civilisé comme Rome, pourquoi s’encombrer d’une arme ? » observa Granger. Mais ils le feraient désormais, pour un temps, du moins. « Comment l’avons-nous découvert ?
– Ça a fait la une de la presse locale : un fonctionnaire de l’ambassade d’Israël s’était fait descendre en allant pisser. Le chef d’antenne de l’Agence l’a identifié comme un espion. Pas mal de gens à Langley sont en train de se décarcasser pour deviner à quoi tout cela rime, mais ils vont sans doute se rabattre sur l’hypothèse la plus simple et admettre les conclusions de la police locale. Un cadavre. Pas de portefeuille. Un acte crapuleux qui aura mal tourné.
– Tu crois que les Israéliens vont gober ça ? demanda Granger.
– Le jour où ils serviront du rôti de porc aux dîners de l’ambassade, oui. Leur gars s’est fait poinçonner entre la première et la seconde vertèbre cervicale. Un simple malfrat aura plus tendance à trancher la gorge mais un pro sait en revanche que c’est sale et bruyant. Les carabiniers enquêtent mais il semble qu’ils n’aient pas le moindre indice pour démarrer, sauf à espérer qu’un des clients du restau ait rudement bonne mémoire. Je ne parierais pas trop là-dessus.
– Bref, qu’est-ce que tout ça signifie ? »
Rounds se carra dans son fauteuil. « À quand remonte le dernier meurtre du chef d’antenne d’un service quelconque ?
– Ça fait un bail ! L’Agence en a perdu un en Grèce – tué par un groupe terroriste local. Le chef d’antenne s’est fait coincer par un connard – un des leurs, un transfuge, il avait franchi le Mur et doit à présent noyer sa solitude dans la vodka, j’imagine. Les Rosbifs ont perdu un de leurs gars il y a quelques années, au Yémen… » Il marqua un temps. « Tu as raison, on ne gagne pas grand-chose à tuer un chef d’antenne. Une fois qu’on l’a identifié, on le surveille, on découvre qui sont ses contacts et ses agents traitants.
Si on le bute, on perd des éléments au lieu d’en gagner. Donc, tu penses qu’il s’agit plutôt d’un terroriste qui chercherait par exemple à transmettre à Israël un message ?
– Ou peut-être à éliminer une menace qui leur déplaisait tout particulièrement. Merde, le pauvre bougre était israélien, non ? Fonctionnaire d’ambassade. Peut-être que cela leur a suffi, mais quand un espion – surtout de rang élevé – est abattu, on ne doit jamais supposer qu’il s’agit d’un accident, pas vrai ?
– Une chance quelconque que le Mossad nous demande de l’aide ? » Mais Granger connaissait d’avance la réponse. Le service de renseignements israélien était comme le gamin du bac à sable qui jamais, au grand jamais, ne partage ses jouets. Ils ne réclameraient assistance que s’ils étaient : a) désespérés, et b) convaincus qu’un autre pourrait leur fournir ce qu’ils ne réussiraient jamais à obtenir par eux-mêmes. Et ensuite, ils vous joueraient le coup du retour du fil prodigue.
« Jamais ils ne confirmeront que ce gars – un certain Greengold – appartenait au Mossad. Cela pourrait filer un petit coup de main aux flics italiens, ça pourrait même les amener à faire intervenir leur propre service de contre-espionnage, mais comme on l’a dit, Langley n’a pas relevé le moindre indice d’une telle intention. »
Mais Langley ne raisonnerait pas en ces termes, se rendit compte Granger. Son interlocuteur pensait la même chose. Il le voyait bien dans ses yeux. La CIA ne raisonnait pas ainsi parce que le milieu du renseignement était devenu extrêmement policé. On ne se descendait pas entre espions, parce que c’était très mauvais pour les affaires. Cela risquait de provoquer des représailles contre vos propres agents, et si on se mettait à livrer une guerre de guérilla dans les rues d’une ville étrangère, on ne s’occupait plus du boulot concret. Or le boulot concret consistait à répercuter des infos à son gouvernement, pas à rajouter des entailles sur la crosse de son flingue. Aussi, les carabiniers allaient-ils privilégier la piste du crime crapuleux parce que la personnalité d’un diplomate était inviolable, protégée par les traités internationaux et par une tradition qui remontait à l’Empire perse du temps de Xerxès.
« OK, Jerry, c’est toi le limier, observa Sam. Qu’est-ce que t’en penses ?
– Je pense qu’il y a peut-être bien un méchant spectre qui hante les rues. Ce gars du Mossad se trouve dans un restaurant de luxe à Rome pour déjeuner et boire un verre de vin fin. Peut-être effectue-t-il la relève d’une boîte aux lettres – j’ai regardé sur le plan, le restaurant est à une sacrée trotte de l’ambassade, un peu trop loin pour y prendre régulièrement ses repas, à moins que notre gars soit un joggeur invétéré, mais ce n’était pas la bonne heure pour ce genre d’exercice. Bref, à moins qu’il ait une passion particulière pour le chef de chez Giovanni, il y a une chance sur deux qu’il effectuait une relève ou avait un rendez-vous quelconque. Si c’est le cas, il est tombé dans un guet-apens. Piégé non pas pour se faire identifier par l’adversaire, quel qu’il puisse être, mais pour se faire buter. Pour les flics locaux, cela peut avoir l’air d’un vol. Pour moi, cela m’a tout l’air d’un assassinat délibéré, et commis par un pro. La victime s’est fait instantanément neutraliser. Pas la moindre chance de résister. C’est la méthode qu’on adopte pour éliminer un espion – on ne sait jamais quelles sont ses aptitudes à l’autodéfense, mais si l’agresseur était un Arabe, j’imagine qu’un gars du Mossad incarnait pour lui le démon. Pas question de prendre le moindre risque. Pas de pistolet, donc pas d’indices laissés sur place, ni balle, ni douille, ni chargeur. Il pique le larfeuille pour maquiller le crime en vol, mais il a tué un rezident du Mossad et, du même coup, sans doute transmis un message : non pas qu’il déteste le Mossad mais qu’il peut tuer ses membres aussi facilement qu’il remonte sa braguette.
– Eh, Jerry, t’envisages d’écrire un traité sur le sujet ? demanda plaisamment Sam. » Son chef analyste avait pris un maigre élément d’information concret et le dévidait en un véritable feuilleton.
Rounds se tapota simplement l’aile du nez avec un sourire. « Depuis quand crois-tu aux coïncidences ? Je flaire un truc pas clair sur ce coup.
– Qu’en pense Langley ?
– Rien, pour l’instant. Ils ont refilé le bébé au service d’Europe méridionale pour évaluation. J’imagine qu’on aura du nouveau d’ici une semaine à dix jours, et ça ne donnera pas grand-chose. Je connais le gars qui gère la boutique.
– Pas doué, le mec ? »
Rounds hocha la tête. « Non, ce ne serait pas juste de dire ça. Il est plutôt doué, mais pas vraiment du genre à mouiller sa chemise. Pas spécialement inventif non plus. Je te parie que ce truc n’ira pas plus loin que le Sixième Étage. »
Un nouveau directeur avait remplacé Ed Foley à la tête de la CIA, ce dernier ayant pris sa retraite pour, disait-on, rédiger lui aussi ses Mémoires, à quatre mains avec sa femme, Mary Pat. En leur temps, ils avaient été fameux, mais le nouveau DCR – directeur central du renseignement – était un juge politiquement séduisant, chouchou du président Kealty. Il ne faisait rien sans l’aval de celui-ci, ce qui signifiait que toute initiative devait passer par la mini-bureaucratie de l’équipe du Conseil national de sécurité, à la Maison-Blanche, qui était à peu près aussi étanche que le Titanic, et donc adorée par la presse.
De son côté, la direction des opérations continuait à grossir, à former de nouveaux agents à la Ferme de Tidewater, en Virginie, et le nouveau directeur des opérations (DCO) n’était pas un mauvais bougre – le Congrès avait tenu à ce que ce soit quelqu’un qui connaisse le travail sur le terrain, non sans causer un certain désarroi chez Kealty -, mais au moins savait-il jouer le jeu avec les parlementaires. La Direction des opérations pouvait retrouver sa structure propre mais jamais elle ne ruerait dans les brancards sous l’actuel gouvernement ; elle ne ferait jamais rien pour indisposer le Congrès, rien pour amener les professionnels du dénigrement de la communauté du renseignement à en finir avec leurs délires habituels en forme de contes à dormir debout ou autres théories du complot ; n’étaient-ils pas allés jusqu’à accuser la CIA de l’attaque de Pearl Harbor et du tremblement de terre de San Francisco ?
« Bref, rien ne sortira de tout ça, à ton avis ? demanda Granger, connaissant d’avance la réponse.
– Le Mossad va chercher, dire à ses troupes de se tenir en éveil, tout ça va durer un mois ou deux, et puis la plupart retrouveront le train-train habituel. Idem pour les autres services. Les Israéliens essaieront de deviner comment leur gars s’est fait coincer. Difficile de spéculer là-dessus avec les maigres indices disponibles. Sans doute une explication simple. C’est en général le cas. Peut-être n’ont-ils pas recruté la bonne personne et cela se sera retourné contre elle, peut-être leurs codes ont-ils été cassés – un employé du chiffre à l’ambassade se sera laissé corrompre, par exemple -, peut-être quelqu’un aura-t-il dit ce qu’il ne fallait pas à la personne qu’il ne fallait pas lors d’un cocktail… L’éventail des possibilités est assez vaste, Sam. Il ne faut qu’une toute petite erreur pour faire tuer un type en mission, et ce genre d’erreur, même le meilleur d’entre nous peut la commettre.
– Encore une leçon à inscrire dans le manuel d’instruction sur ce qu’il faut faire et ne pas faire sur le terrain. » Il y avait travaillé, lui aussi, mais pour l’essentiel dans des bibliothèques et des banques, à déterrer des informations si desséchées qu’en comparaison la poussière paraissait humide, pour trouver à l’occasion un diamant enchâssé dans cette gangue. Il avait toujours su préserver sa couverture et s’y tenir jusqu’à ce qu’elle finisse par lui coller comme une seconde peau.
« À moins qu’un autre espion ne se fasse à son tour dessouder quelque part en pleine rue, observa Rounds. Auquel cas nous saurons s’il y a ou non un spectre en vadrouille. »
Le vol Avianca en provenance de Mexico se posa à Cartagena avec cinq minutes d’avance. Il avait rallié Heathrow par un vol d’Austrian Air, puis avait embarqué sur British Airways pour le vol de Londres à Mexico avant de rejoindre la Colombie sur un appareil de sa compagnie nationale. C’était un vieux Bœing, mais il n’était pas homme à s’inquiéter de la sécurité aérienne. Le monde recelait des dangers bien plus grands. Arrivé à l’hôtel, il ouvrit son sac pour y récupérer son agenda, redescendit faire un tour à l’extérieur et avisa une cabine téléphonique pour passer son coup de fil.
« Dites, je vous prie, à Pablo que Miguel est ici… Gracias. » Sur quoi, il se rendit dans une cantina boire un verre. La bière locale n’était pas si mauvaise, découvrit Mohammed. Même si c’était contraire à ses convictions religieuses, il devait se fondre dans cet environnement, et ici, tout le monde buvait de l’alcool. Après avoir traîné un quart d’heure, il regagna à pied son hôtel, vérifiant à deux reprises la présence éventuelle d’une filature. Il ne constata rien. Donc, s’il était suivi, ce ne pouvait être que par des experts, et contre cela il n’y avait pas grand-chose à faire ; surtout dans un pays étranger où tout le monde parlait espagnol et où personne ne connaissait la direction de La Mecque. Il voyageait avec un passeport britannique au nom de Nigel Hawkins, de Londres. Il y avait effectivement un appartement à l’adresse indiquée. Cela le protégerait même d’une enquête policière de routine, mais aucune couverture n’était éternelle et s’il fallait en venir là, eh bien, à Dieu vat. On ne pouvait pas vivre perpétuellement dans la crainte de l’inconnu. On élaborait ses plans, on prenait les précautions indispensables, et puis on jouait le jeu.
C’était intéressant. Les Espagnols étaient des ennemis héréditaires de l’islam et ce pays était composé pour l’essentiel d’enfants de l’Espagne. Mais il y avait également aussi des gens qui détestaient l’Amérique presque autant que lui – presque, seulement, parce que l’Amérique demeurait une importante source de revenus pour leur cocaïne… tout comme l’Amérique était une source de gros revenus pour le pétrole de sa terre natale. Sa fortune personnelle était de plusieurs centaines de millions de dollars, planqués dans diverses banques de par le monde, en Suisse, au Liechtenstein et, plus récemment, aux Bahamas. Il aurait certes pu se payer son avion privé, mais cela l’aurait rendu trop aisément identifiable et, il en était sûr, trop facile à descendre au-dessus des eaux. Mohammed méprisait l’Amérique, mais il n’en était pas pour autant aveugle devant sa puissance. Pour l’avoir oublié, trop d’hommes de valeur étaient montés au paradis de façon prématurée. C’était certes un destin enviable, mais il estimait que son travail était parmi les vivants, pas parmi les morts.
« Hé, capitaine ! »
Brian Caruso se retourna et découvrit James Hardesty. Il n’était même pas sept heures du matin. Il venait juste de faire terminer à sa petite compagnie de marines son entraînement matinal assorti d’un cinq mille mètres et, comme tous ses hommes, il avait sué un bon coup. Il les avait envoyés prendre une douche et il s’en retournait dans ses quartiers quand il était tombé sur Hardesty. Mais avant d’avoir pu dire quoi que ce soit, une voix plus familière l’appela.
« Skipper ? » Le capitaine se retourna pour découvrir l’artilleur sous-officier Sullivan, son sous-off de rang le plus élevé.
« Ouais, chef. Les gars avaient l’air drôlement affûtés, ce matin.
– Affirmatif, mon capitaine. On ne bosse jamais trop dur. Beau boulot, mon capitaine, observa le sous-officier E-7.
– Comment se débrouille le brigadier-chef Ward ? » Raison pour laquelle Brian ne les avait pas trop fait souffrir : on disait Ward prêt à rentrer dans la danse, mais il n’avait pas encore fini de se remettre de quelques sales blessures.
« Il souffle un peu, mais il ne nous a pas lâchés. Le soldat Randall est chargé de nous le surveiller. Vous savez, pour un marsouin, il n’est pas si mauvais que ça », lâcha l’artilleur. Les marines sont communément pleins de sollicitude vis-à-vis de leurs collègues de la Navy, surtout ceux assez baraqués pour aller jouer dans les roseaux avec les éléments de la force de reconnaissance.
« Tôt ou tard, les SEAL vont bien finir par l’inviter à quitter Coronado.
– Sûr, skipper, et à ce moment-là il faudra bien qu’on se dégote un nouveau marsouin.
– Z’aviez besoin de quoi, chef ? demanda Caruso.
– De monsieur… Ah, il est ici ! Hé, monsieur Hardesty, je viens d’apprendre que vous étiez descendu voir le chef. J’vous demande pardon, mon capitaine.
– Pas grave. Je vous revois dans une heure, chef.
– À vos ordres, mon capitaine. » Sullivan fit un salut impeccable et reprit la direction de la caserne.
« Un rudement bon sous-officier, nota tout haut Hardesty.
– Ça, vous pouvez le dire, renchérit Caruso. C’est des gars comme lui qui font marcher le Corps. Ceux dans mon genre, ils les tolèrent, tout au plus.
– Ça vous dirait, un petit déjeuner, capitaine ?
– M’faut d’abord une douche, mais oui, volontiers.
– Qu’est-ce que vous avez au programme ?
– Aujourd’hui, cours sur les transmissions, pour s’assurer qu’on peut tous demander un soutien aérien ou par l’artillerie.
– Ne le savent-ils pas déjà ? s’étonna Hardesty.
– Vous avez vu une équipe de base-ball s’échauffer et répéter les mouvements avant un match, avec leur entraîneur ? Ils savent pourtant tous manier une batte, non ?
– Vu. » La raison pour laquelle on appelait cet enseignement la base était qu’il constituait en effet la base de leur instruction. Et ces marines, à l’instar des sportifs, ne voyaient aucune objection à la leçon du jour. Une balade dans les hautes herbes leur avait appris à quel point les bases étaient essentielles.
Les quartiers de Caruso n’étaient pas bien loin. Hardesty se servit un café et prit un journal tandis que le jeune officier allait prendre une douche. Le café n’était pas mauvais pour une décoction de célibataire. Quant au journal, comme d’habitude, il ne lui apprenait rien qu’il ne sache déjà, en dehors des derniers résultats sportifs, mais les bandes dessinées étaient toujours un agréable moment de détente.
« Prêt pour le petit déjeuner ? » demanda le jeune homme, une fois décrassé.
Hardesty se leva. « Comment est la bouffe, dans le coin ?
– Eh bien, faudrait quand même pas être doué pour rater un petit déjeuner, non ?
– C’est ma foi vrai. Allez-y, capitaine, je vous suis. » Ensemble, ils parcoururent les quinze cents mètres les séparant du mess à bord du coupé Mercedes classe C de Caruso. La voiture confirmait bien son statut de célibataire, au grand soulagement de Hardesty.
« Je ne m’attendais pas à vous revoir de sitôt, avoua Caruso, derrière son volant.
– Ou même à me revoir tout court ? lança, mine de rien, l’ex-officier des forces spéciales.
– Ça aussi, oui, monsieur.
– Vous avez réussi l’examen. »
La remarque lui fit tourner la tête. « Comment ça, quel examen, m’sieur ?
– Je ne pensais pas que vous remarqueriez, observa Hardesty en étouffant un rire.
– Ma foi, m’sieur, vous avez réussi à m’embrouiller, ce matin. » Ce qui, Caruso en était sûr, faisait partie du plan pour la journée.
« Il y a un vieux dicton : si tu n’es pas embrouillé, c’est que t’es mal informé.
– Houlà, ça semble menaçant, observa le capitaine Caruso tout en virant à droite pour pénétrer dans le parking.
– Ça se pourrait bien. » Hardesty descendit et suivit l’officier qui avait pris la direction du bâtiment. C’était un vaste édifice de plain-pied rempli de marines affamés. La file d’attente devant la cafétéria était garnie de rayons et de plateaux présentant l’assortiment habituel des petits déjeuners américains : œufs au bacon avec des pétales de maïs sucrés. Et même quelques…
« Vous pouvez essayer les petits pains, mais ils ne sont pas si fameux », avertit Caruso en se prenant deux pancakes avec du vrai beurre. Il était clairement trop jeune pour se soucier de son taux de cholestérol et autres maux inhérents à l’âge. Hardesty choisit pour sa part un carton de Cheerios, parce qu’il n’avait, hélas pour lui, plus le même âge, accompagné de lait demi-écrémé et d’édulcorant. Les tasses à café étaient de grande taille et les sièges étaient disposés pour permettre une intimité surprenante, même s’il y avait quatre cents personnes dans cette salle, de divers grades, du caporal au colonel. Son hôte le conduisit vers une table au milieu d’une foule de jeunes sergents.
« Eh bien, monsieur Hardesty, que puis-je pour vous ?
– En premier lieu, je crois savoir que vous avez une habilitation de sécurité jusqu’au niveau du secret-défense, est-ce exact ?
– C’est exact, monsieur. Avec certains aménagements de détail, mais qui ne vous concernent pas.
– Sans doute, concéda son interlocuteur. OK, ce dont nous nous apprêtons à discuter est encore d’un cran au-dessus. Vous ne pourrez pas le répéter à qui que ce soit. Est-ce bien clair entre nous ?
– Affirmatif, monsieur. C’est ultraconfidentiel. Je comprends. » En fait, il ne comprenait pas, songea Hardesty. C’était en fait plus qu’ultraconfidentiel, mais cette explication devrait attendre un moment et un lieu plus propices. « Mais je vous en prie, continuez, monsieur.
– Vous avez été remarqué par des gens fort importants qui voient en vous une recrue de premier choix pour… disons une organisation assez… assez particulière qui n’a aucune existence. Vous avez déjà entendu parler de ce genre de choses au cinéma ou dans les livres. Mais là c’est tout ce qu’il y a de plus réel, fiston. Et je suis ici pour vous proposer une place dans cette organisation.
– Monsieur, je suis officier de marines, et j’aime ça.
– Cela ne nuira aucunement à votre carrière dans les marines. À ce qu’il paraît, vous êtes fort bien placé pour une promotion au grade de commandant. Vous devriez recevoir votre lettre de confirmation dès la semaine prochaine. Donc, vous devrez renoncer de toute manière à votre affectation actuelle. Si vous restez dans le corps des marines, vous serez muté au QG le mois prochain, pour y travailler dans leur service renseignement-opérations spéciales. Vous allez en outre recevoir une Étoile d’argent pour votre action en Afghanistan.
– Et mes hommes ? J’ai demandé à ce qu’eux aussi soient décorés. »
C’était typique du garçon de s’inquiéter de ce genre de point, nota Hardesty.
« Tous ont eu un avis favorable. À présent, vous pourrez réintégrer votre corps dès que vous le voudrez. Votre nomination et votre grille d’avancement n’en souffriront absolument pas.
– Comment avez-vous réussi un coup pareil ?
– Nous avons des amis haut placés, expliqua son hôte. Vous aussi, d’ailleurs. Vous continuerez à recevoir votre solde des marines. Vous aurez peut-être à prendre certaines dispositions bancaires, mais c’est de la routine.
– Qu’impliquera ce nouveau poste ? demanda Caruso.
– De servir votre pays. De faire ce qui est indispensable à la sécurité de l’État, mais d’une manière… quelque peu irrégulière.
– De faire quoi au juste ?
– Pas ici, pas maintenant.
– Pouvez-vous être un peu moins mystérieux, monsieur Hardesty ? Je risquerais de commencer à comprendre de quoi vous parlez et ça gâcherait la surprise…
– Ce n’est pas moi qui édicté les règles.
– L’Agence, hein ?
– Pas exactement, mais vous le découvrirez en temps opportun. Ce dont j’ai besoin, c’est d’un oui ou d’un non. Vous pourrez quitter cette organisation à tout moment si vous ne la trouvez pas à votre convenance, promit-il. Mais ce n’est pas ici le lieu pour une explication plus détaillée.
– Quand aurai-je à me décider ? demanda le capitaine Caruso.
– Avant d’avoir fini vos œufs au bacon. »
La réponse lui fit reposer son petit pain. « C’est une blague, n’est-ce pas ? » Il avait déjà eu sa part de taquineries, vu ses relations familiales.
« Non, capitaine. Je ne plaisante absolument pas. »
Le ton se voulait délibérément dénué de toute menace. Les hommes comme Caruso, toutefois, si courageux fussent-ils, considéraient souvent l’inconnu -plus exactement, l’inconnu incompris – avec une certaine appréhension. Son métier était déjà bien assez dangereux, et les plus intelligents d’entre eux évitaient de courir après le danger. Ils avaient en général une façon raisonnée d’aborder les risques, après avoir pris soin de vérifier que leur entraînement et leur expérience étaient à la hauteur de la tâche. Aussi Hardesty avait-il pris soin de dire à Caruso que le corps des marines des États-Unis serait toujours prêt à l’accueillir de nouveau dans son giron. C’était presque vrai, et c’était assez proche de ses propres intentions, sinon, peut-être, de celles du jeune officier.
« Quelle est votre vie sentimentale, capitaine ? »
La question le surprit, mais il y répondit avec sincérité :
« Aucune attache. Je sors avec deux ou trois filles, mais rien de bien sérieux jusqu’ici. Est-ce un souci ? » Quel pouvait être le niveau de risque de cette affectation ? Il se posa la question.
« Uniquement du point de vue de la sécurité. La plupart des hommes sont incapables de cacher quelque chose à leur femme. » Mais les petites amies, c’était une tout autre paire de manches.
« OK, le boulot sera-t-il dangereux ?
– Pas vraiment, mentit Hardesty, mais pas avec assez de métier pour y réussir parfaitement.
– Vous savez, j’ai l’intention de rester au sein des marines assez longtemps pour atteindre le grade de lieutenant-colonel.
– Votre évaluateur au QG des marines estime que vous êtes de la graine de colonel, à moins vraiment de commettre un faux pas en cours de route. Personne n’imagine la chose possible, mais c’est arrivé à quantité d’éléments de valeur. » Hardesty termina ses Cheerios et reporta son attention sur le café.
« Sympa de savoir qu’on a un ange gardien, quelque part là-haut, observa sèchement Caruso.
– Comme je vous l’ai dit, on vous a remarqué. Le corps des marines s’y entend à dénicher les talents et à les aider à progresser.
– Et d’autres aussi… à me dénicher.
– C’est exact, capitaine. Mais tout ce que je vous offre, c’est juste une chance. Vous devrez faire vos preuves en cours de route. » Le défi était toujours bien vu. De jeunes gens capables avaient du mal à s’en détourner. Hardesty savait qu’il le tenait.
Le trajet en voiture de Birmingham à Washington avait été long. Dominic Caruso le fit d’une traite parce qu’il n’aimait pas trop les motels bon marché, mais même en démarrant à cinq heures du matin, ça n’avait pas raccourci le parcours. Il conduisait sa Classe C blanche un peu comme celle de son frère, avec des tonnes de bagages à l’arrière. Il avait failli se faire allumer à deux reprises mais chaque fois, les policiers de la route s’étaient montrés favorablement impressionnés par ses papiers du FBI – les « credo » dans le jargon du service – et s’étaient retirés en le gratifiant d’un simple salut amical. Il y avait une fraternité des représentants de l’ordre qui faisait qu’ils fermaient les yeux sur les infractions aux limitations de vitesse. Il parvint à Arlington, en Virginie, à vingt-deux heures pile, où il laissa un chasseur décharger pour lui ses bagages et le conduire par l’ascenseur jusqu’à sa chambre au second. Le bar de la chambre avait un vin blanc correct qu’il descendit après avoir pris une douche bienvenue. Le vin et l’ennuyeux programme de la télé l’aidèrent à s’endormir. Il laissa un message pour qu’on le réveille à sept heures et s’assoupit avec l’aide de la chaîne HBO.
« Bonjour, dit Gerry Hendley à huit heures quarante-cinq, le lendemain matin. Du café ?
– Oui, merci, monsieur. » Jack prit une tasse et s’assit. « Merci d’avoir rappelé.
– Ma foi, nous avons examiné tes résultats universitaires. Tu t’es brillamment comporté à Georgetown.
– Pour ce que ça coûte, autant se montrer assidu, et de toute façon, ce n’était pas si difficile. » John Patrick Ryan Junior but une gorgée de café en se demandant ce qui l’attendait à présent.
« Nous sommes prêts à discuter d’un poste de stagiaire », l’informa d’emblée l’ancien sénateur. Il n’avait jamais été du genre à tourner autour du pot, ce qui était une des raisons de leur bonne entente mutuelle, lui et le père de son visiteur.
« Pour faire quoi au juste ? s’enquit Jack, l’œil allumé.
– Que sais-tu au juste de Hendley Associates ?
– Juste ce que je vous ai déjà dit.
– D’accord. Rien de ce que je m’apprête à te dire ne doit être répété nulle part. Nulle part. Nous sommes bien d’accord ?
– Oui, monsieur. » Et aussitôt, tout fut parfaitement clair. Jack se dit qu’il avait deviné juste. Bigre.
« Ton père était un de mes amis les plus proches. Je dis "était" parce que nous ne pouvons plus guère nous voir, et que nous ne nous parlons que très rarement. Et en général, parce que c’est lui qui appelle ici. Les gens comme ton père ne prennent jamais leur retraite – ils ne renoncent jamais à rien, de toute façon. Ton père a été l’un des meilleurs espions qui aient jamais existé. Il a fait des trucs qui n’ont jamais été cités – du moins dans les archives gouvernementales – et ne seront sans doute jamais consignés par écrit. Dans ce cas, jamais veut dire pas avant une cinquantaine d’années. Ton père rédige ses Mémoires. Il en fait deux versions, l’une destinée à être publiée d’ici quelques années, la seconde qui ne verra pas la lumière du jour avant deux générations. Elle ne sera jamais publiée de son vivant. C’est un ordre. »
Cela fit un choc pour Jack de savoir que son père faisait des plans pour après sa disparition. Son père… mort ? C’était difficile à appréhender, sinon d’une façon intellectuelle, lointaine. « D’accord, parvint-il à dire. Est-ce que maman est au courant ?
– Sans doute que non, en fait, c’est presque sûr que non. Il est même possible que cela ne soit même pas consigné à Langley. Le gouvernement fait parfois des choses qui ne sont pas couchées par écrit. Ton père avait le chic pour tomber sur ce genre de trucs.
– Et vous ? » demanda Junior.
Hendley se carra dans son fauteuil et prit un ton philosophe. « Le problème est que, quoi qu’on fasse, ça n’aura pas l’heur de plaire à tout le monde. C’est comme avec les blagues. La tienne aura beau être drôle, il y aura toujours quelqu’un pour s’en offusquer. Mais à un niveau élevé, quand quelqu’un s’offusque de quelque chose, au lieu de te le dire en face, il rameute la presse et l’affaire devient publique, en général avec un a priori particulièrement défavorable. La plupart du temps, c’est le carriérisme qui pointe sa tête hideuse – avancer en poignardant ceux qui vous barrent la route. Mais c’est aussi parce que ceux qui sont en position de force aiment à définir la politique en fonction de leur vision personnelle du bien et du mal. Ça s’appelle l’ego. Le problème est que chacun a sa version particulière du bien et du mal. Et certaines peuvent être franchement tordues.
« À présent, prends notre actuel président. Dans les vestiaires du Sénat, Ed m’a confié un jour qu’il était tellement opposé à la peine capitale qu’il n’aurait pas pu se résoudre à faire exécuter Adolf Hitler. C’était après quelques verres… il a tendance à s’épancher quand il a un petit coup dans le nez et le fait est qu’hélas il boit un peu trop de temps en temps. Quand il m’a dit ça, j’en ai plaisanté. Je lui ai dit de ne pas aller le raconter dans un discours – le vote juif est puissant et ils risquaient de le considérer moins comme une conviction bien ancrée que comme une insulte majeure. Dans l’abstrait, quantité de gens sont opposés à la peine capitale. OK, je peux respecter cette opinion, même si je ne la partage pas. Mais l’inconvénient de cette position est qu’on ne peut plus dès lors régler définitivement leur sort à ceux qui font du mal aux autres – et parfois plus que du mal – sans violer ses principes, et pour certains, leur conscience ou leur sensibilité politique le leur interdira. Même si la triste réalité des choses est que la stricte application de la loi n’est pas toujours efficace, lorsqu’elle dépasse fréquemment les bornes et, en de rares occasions, même quand elle s’y cantonne.
« Bien. Et en quoi cela affecte-t-il l’Amérique ? La CIA ne tue pas les gens – jamais. Du moins, plus depuis les années cinquante. Eisenhower était fort habile à exploiter la CIA. Il était, en fait, si brillant dans l’exercice du pouvoir que les gens ne se doutaient jamais de ce qui se passait et le prenaient pour un empoté parce qu’il s’abstenait de faire la bonne vieille danse du scalp devant les caméras. Plus précisément, c’était un tout autre monde, à l’époque. La Seconde Guerre mondiale était encore dans toutes les mémoires, et l’idée de tuer en masse – même des civils innocents – était familière, surtout à la suite des campagnes de bombardements, précisa Hendley. C’était simplement le prix à payer pour agir.
– Et Castro ?
– Ça, c’était le président Kennedy et son frère Robert. Ils bichaient à l’idée de se payer Castro. La plupart des gens croient que c’était dû à l’embarras suite au fiasco de la baie des Cochons. Pour ma part, je pense que cela tenait à la lecture d’un peu trop de romans d’espionnage à la James Bond. Il y avait à l’époque un certain prestige à assassiner les gens. Aujourd’hui, on appelle ça de la sociopathie, nota Hendley, avec amertume. Le problème est, primo, que c’est beaucoup plus amusant à lire qu’à faire, et secundo, que ce n’est pas facile à réussir sans un personnel parfaitement entraîné et motivé. Enfin, j’imagine qu’ils s’en sont aperçus. Ensuite, quand le scandale est devenu public, on a plus ou moins glissé sur l’implication de la famille Kennedy et c’est la CIA qui a dû payer le prix fort pour avoir – mal – accompli une action commanditée par le président. Le décret du président Ford y a mis un terme. Et donc, désormais, la CIA a cessé de tuer les gens délibérément.
– Et John Clark, alors ? demanda Jack, qui se souvenait du regard brillant dans les yeux de l’intéressé.
– Il est plus ou moins une aberration. Oui, il a tué des gens plus d’une fois, mais il a toujours pris le plus grand soin de ne le faire que lorsque c’était tactiquement nécessaire sur le moment. Langley permet à ses agents de se défendre sur le terrain, et il avait le don de rendre la chose tactiquement nécessaire. J’ai eu l’occasion de le rencontrer à deux reprises. Mais pour l’essentiel, je le connais de réputation. Il n’en reste pas moins une aberration. Maintenant qu’il a pris sa retraite, il va peut-être écrire ses Mémoires. Mais même s’il le fait, on n’y trouvera jamais le récit complet des événements. Clark respecte les règles du jeu, comme ton père. Parfois, il les infléchit mais, à ma connaissance il ne les a jamais enfreintes réellement -tout du moins en tant que fonctionnaire fédéral », se corrigea Hendley. Jack Ryan Senior et lui avaient eu un jour une longue discussion au sujet de John Clark et ils n’étaient que les deux seuls au monde à connaître le fin mot de l’histoire.
« Un jour, j’ai dit à papa que je ne voudrais pas être du mauvais côté face à John Clark. »
Hendley sourit. « C’est assez vrai, mais tu pourrais dans le même temps lui confier la vie de tes enfants. Lors de notre rencontre précédente, tu m’as posé une question à son sujet. Je puis te répondre à présent : s’il était plus jeune, il serait ici, avoua Hendley sur un ton éloquent.
– Vous venez de me révéler quelque chose, nota d’emblée Jack.
– Je sais. Peux-tu vivre avec ?
– Le fait de tuer des gens ?
– Je n’ai pas dit exactement ça, non ? »
Jack Junior déposa sa tasse. « Je comprends maintenant pourquoi papa dit que vous êtes malin.
– Peux-tu vivre avec le fait que ton père a supprimé un certain nombre d’individus, en son temps ?
– Je suis au courant. Ça s’est produit la nuit même de ma naissance. C’est pratiquement devenu une légende familiale. Les échotiers en ont fait des gorges chaudes quand papa était président. Ils n’arrêtaient pas de revenir là-dessus, comme si c’était la lèpre ou je ne sais quoi. Sauf qu’il y a un remède à la lèpre.
– Je sais. Au cinéma, ça rend vachement bien, mais dans la vie réelle, ça flanque la chair de poule aux gens. Le problème avec la vie réelle, c’est que parfois – pas souvent, mais parfois – il s’avère nécessaire d’agir de la sorte, comme ton père a pu s’en apercevoir… à plus d’une occasion, Jack. Il n’a jamais flanché. Je pense que ça a dû lui donner pas mal de cauchemars. Mais quand il a eu à le faire, il n’a pas hésité. C’est pour ça que tu es en vie. C’est pour ça que quantité de gens sont en vie.
– Je suis au courant pour l’histoire du sous-marin. C’est à peu près passé dans le domaine public. Mais…
– Il n’y a pas eu que ça. Ton père n’a jamais délibérément cherché les ennuis mais chaque fois qu’ils se présentaient… comme je t’ai dit, il a toujours fait ce qui était nécessaire.
– Je me rappelle plus ou moins quand ceux qui ont agressé mes parents – je parle de la nuit de ma naissance – ont été exécutés. J’ai demandé à maman ce qu’elle en pensait. Elle n’est pas très chaude pour exécuter les gens, vous savez. Mais, dans ce cas, cela ne l’a guère troublée. Elle était mal à l’aise, certes, mais j’imagine que vous diriez qu’elle voyait la logique de la situation. Papa, en revanche… vous savez, il n’aimait pas trop ça non plus, mais ça ne lui a pas fait verser de larmes.
– Ton père avait un flingue pointé sur la tête de ce type – je parle du chef du commando – mais il n’a pas pressé la détente. Cela ne s’imposait pas, alors il s’est abstenu. Si j’avais été à sa place, merde, je ne sais pas ce que j’aurais fait. C’était une situation délicate, mais ton père a su faire le bon choix quand il avait de bonnes raisons de ne pas le faire.
– C’est ce qu’a dit M. Clark. Je lui avais posé la question. Il m’a dit que les flics étaient déjà sur place, alors pourquoi s’en faire ? Mais je ne l’ai jamais vraiment cru. C’est un drôle de dur à cuire. J’ai interrogé également Mike Brennan. Il a dit que c’était impressionnant cette retenue de la part d’un civil. Mais il n’aurait pas tué le bonhomme. L’entraînement, je suppose.
– Je ne suis pas si sûr, en ce qui concerne Clark. Ce n’est pas un assassin. Il ne tue pas les gens pour le plaisir ou pour l’argent. Peut-être qu’il aurait épargné la vie du type. Mais un flic entraîné n’est pas censé agir de la sorte. À ton avis, qu’est-ce que tu aurais fait, toi ?
– On ne peut pas dire tant qu’on ne l’a pas vécu, répondit Jack. J’y ai bien réfléchi une ou deux fois. J’en ai conclu que papa avait parfaitement su gérer la situation. »
Hendley acquiesça. « Tu as raison. Il a parfaitement su gérer le reste, également. Le gars du canot qu’il a tué d’une balle dans la tête, il était forcé d’agir ainsi pour sauver sa peau et, dans ce cas-là, il n’y a pas à hésiter.
– Bien, alors que fait donc Hendley Associates, au juste ?
– Nous collectons du renseignement et agissons en fonction des informations recueillies.
– Mais vous ne dépendez pas du gouvernement, objecta Jack.
– Techniquement, non. Nous faisons ce qui doit être fait quand les services gouvernementaux ne sont pas en mesure de s’en charger.
– Et cela se produit souvent ?
– Pas très, répondit Hendley, désinvolte. Mais cela pourrait changer – ou peut-être pas. Difficile à dire, pour l’instant.
– Combien de fois…
– Tu n’as pas besoin de le savoir, répondit Hendley en haussant les sourcils.
– D’accord. Que sait papa de cet endroit ?
– C’est lui qui m’a convaincu de le mettre sur pied.
– Oh… » Et tout aussi vite, la lumière se fît. Hendley avait dit adieu à sa carrière politique pour servir son pays d’une façon qui ne serait jamais reconnue, jamais récompensée. Bigre. Son propre père aurait-il eu le même courage ? « Et si jamais on a des ennuis… ?
– Placés dans un coffre-fort chez mon avocat personnel, il y a cent exemplaires de grâces présidentielles qui couvrent l’intégralité des actes qui pourraient avoir été commis entre les dates que ma secrétaire indiquera dans les espaces laissés en blanc, et signés de la main de ton père, une semaine avant qu’il ne quitte ses fonctions.
– Est-ce que c’est légal ?
– Suffisamment, répondit Hendley. Pat Martin, le ministre de la Justice de ton père, a dit que ça devrait passer quand bien même ce serait de la dynamite si jamais cela devenait public.
– De la dynamite, merde, une véritable bombe atomique sur le Congrès, oui », nota tout haut Jack. Et c’était une litote…
« C’est bien pourquoi nous redoublons de prudence. Je ne peux pas encourager mes collaborateurs à commettre des actes qui pourraient les conduire en prison.
– Et les rendre définitivement interdits bancaires.
– Je vois que tu as hérité du sens de l’humour paternel.
– Ma foi, m’sieur, c’est lui mon père, vous savez ? C’est fourni avec les yeux bleus et les cheveux noirs. »
Son dossier universitaire disait que c’était une grosse tête. Hendley pouvait constater qu’il avait la même nature curieuse et cette capacité à trier le bon grain de l’ivraie. Avait-il aussi le cran de son père… ? Mieux valait ne jamais avoir à le découvrir. Mais même ses meilleurs éléments ne pouvaient prédire l’avenir, sinon pour les fluctuations monétaires – et là-dessus, en fait, ils trichaient. C’était la seule action illégale pour laquelle il risquait de se faire poursuivre, mais bon, ça n’arriverait jamais, pas vrai ?
« OK, le moment est venu de te présenter Rick Bell. Avec Jerry Rounds, ce sont nos deux analystes.
– Les ai-je déjà rencontrés ?
– Négatif. Ton père non plus. C’est d’ailleurs l’un des problèmes avec la communauté du renseignement. Elle est devenue bien trop vaste. Trop de monde… les organisations finissent par empiéter les unes sur les autres. Si tu as les onze meilleurs joueurs dans la même équipe professionnelle de foot, cette équipe va s’autodétruire à cause des dissensions internes. Tout homme est né avec un ego, et les ego, c’est comme le chat à longue queue de la fable, placé dans une chambre pleine de fauteuils à bascule. Personne ne soulève trop d’objections parce que le gouvernement n’est pas censé fonctionner avec une efficacité parfaite. Ça flanquerait trop la trouille aux gens si c’était le cas. C’est bien pour cela que nous sommes ici. Allez, viens. Le bureau de Jerry est juste au bout du couloir. »
« Charlottesville ? demanda Dominic. Je croyais…
– Depuis l’époque où Hoover était le patron, le Bureau possède une planque là-bas. Techniquement, elle n’appartient pas au FBI. C’est là qu’on garde les dossiers gris.
– Oh. » Il en avait entendu parler par un chef instructeur à Quantico. Les « dossiers gris » – les gens de l’extérieur ne connaissaient même pas l’existence du terme – étaient censés être les dossiers que conservait Hoover sur les personnalités politiques, contenant toutes sortes d’irrégularités que les hommes politiques collectionnaient comme d’autres collectionnent les timbres ou les pièces de monnaie. Censément détruits à la mort de Hoover en 1972, ils étaient en fait conservés à Charlottesville, Virginie, dans une vaste demeure juchée sur une colline située de l’autre côté de la vallée par rapport à Monticello, et dominant l’université de Virginie. La vieille maison de planteurs avait été dotée d’une vaste cave à vin, qui depuis plus d’un demi-siècle avait conservé un contenu encore plus précieux. C’était le plus noir secret du Bureau, connu seulement d’une poignée d’individus, au nombre desquels on ne trouvait pas forcément l’actuel patron du service, et contrôlé uniquement par les plus fiables parmi les agents du FBI. Les dossiers n’étaient jamais rouverts, – du moins, pas les politiques. Ce sénateur suppléant, par exemple, sous le gouvernement Truman, n’avait pas besoin de voir révélé au public son penchant pour les jeunes filles mineures. Il était de toute façon mort depuis longtemps, tout comme cette faiseuse d’anges… Mais la crainte de telles archives, dont beaucoup étaient convaincus que la pratique se poursuivait toujours, expliquait pourquoi le Congrès attaquait rarement le FBI sur les questions budgétaires. Un très bon archiviste aidé d’outils informatiques aurait pu déduire leur existence de subtiles lacunes dans les volumineux dossiers du Bureau mais cela eût été une tâche herculéenne. D’ailleurs, il y avait des secrets bien plus juteux à déterrer dans les « dossiers blancs » engrangés au fond d’une ancienne mine de charbon de Virginie occidentale – c’est du moins ce qu’aurait pu estimer un historien.
« Nous allons vous détacher du Bureau, poursuivit Werner.
– Hein ? s’étonna Dominic Caruso. Pourquoi ? » Le choc faillit quasiment l’éjecter de son siège.
« Dominic, il y a une unité spéciale qui veut vous parler. Vous continuerez officiellement de travailler ici. Ils vous mettront au courant. J’ai bien dit détacher pas radier, rappelez-vous. Vous continuerez d’être payé comme avant. Vous continuerez d’être inscrit comme policier en mission spéciale d’enquête antiterroriste placé directement sous mes ordres. Vous continuerez à bénéficier de vos promotions et de vos augmentations statutaires. Cette information est secrète, agent Caruso, poursuivit Werner. Vous ne pouvez en discuter avec personne à part moi. Est-ce clair ?
– Oui, monsieur, mais je ne peux pas dire que je comprends.
– Vous comprendrez le moment venu. Vous continuerez d’effectuer des enquêtes criminelles, et agirez sans doute en conséquence. Si votre nouvelle affectation ne vous convenait pas, vous viendrez m’en parler et nous vous muterons dans une nouvelle division opérationnelle pour y effectuer des tâches plus classiques. Mais je le répète, vous ne pouvez pas discuter de votre nouvelle affectation avec quiconque en dehors de moi.
Si quelqu’un vous pose la question, vous êtes toujours un agent du FBI, mais vous n’êtes pas habilité à discuter de votre travail avec qui que ce soit. Vous ne risquerez aucune procédure à votre encontre tant que vous accomplirez convenablement votre tâche. Vous vous apercevrez que le contrôle est moins strict que celui auquel vous étiez habitué. Mais vous aurez à rendre compte en permanence à quelqu’un.
– Monsieur, cela reste toujours assez flou, observa l’agent Caruso.
– Vous accomplirez une tâche de la plus haute importance nationale, pour l’essentiel en rapport avec la lutte contre le terrorisme. Il y aura des risques. Les terroristes ne sont pas des gens civilisés.
– C’est donc une mission clandestine ? »
Werner opina. « C’est exact.
– Et dirigée depuis ce bureau ?
– Plus ou moins, esquiva Werner avec un hochement de tête.
– Et je peux rendre mes billes à tout moment ?
– Exact.
– OK, monsieur. Je vais voir ça. Qu’est-ce que je dois faire, à présent ? »
Werner écrivit quelques mots sur une feuille de bloc-notes qu’il lui tendit. « Rendez-vous à cette adresse. Dites-leur que vous voulez voir Gerry.
– Tout de suite, monsieur ?
– À moins que vous n’ayez autre chose à faire…
– À vos ordres, monsieur. » Caruso se leva, serra la main de son hôte et prit congé. Au moins, le trajet parmi les élevages de chevaux de Virginie serait-il agréable.