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Adversaires

 

 

Le 747-400 se posa en douceur sur la piste de Heathrow avec cinq minutes d’avance, à douze heures cinquante-cinq. Comme la plupart des passagers, Mohammed avait hâte de descendre du Bœing gros-porteur. Il passa le contrôle des passeports, sourit poliment, fit un détour par les toilettes et, se sentant redevenu à peu près humain, il se dirigea vers le salon d’embarquement d’Air France pour son vol en correspondance vers Nice. Il lui restait une heure et demie avant l’heure du départ et encore le même temps jusqu’à sa destination.

Dans le taxi, il fit la preuve d’un français qu’on pourrait apprendre dans une université britannique. Le chauffeur ne le reprit que deux fois, et lorsqu’il s’inscrivit à l’hôtel, il remit son passeport britannique – à contrecœur, mais ce passeport était un document officiel qu’il avait utilisé bien des fois. Le code-barre qui se trouvait au revers de la couverture des nouveaux le préoccupait. Le sien n’en était pas doté mais quand il lui faudrait le renouveler d’ici deux ans, il devrait alors se soucier des risques de pistage informatique où qu’il se trouve. Enfin, d’un autre côté, il disposait de trois identités britanniques blindées et il lui suffisait d’avoir les trois passeports correspondants, tout en restant le plus discret possible pour éviter qu’un policier britannique ne vérifie d’un peu trop près lesdites identités. Aucune couverture ne résistait bien longtemps à une enquête, même superficielle, encore moins à une enquête approfondie, et ce code-barre pouvait signifier qu’un jour l’agent d’immigration verrait un clignotant s’afficher sur son tableau, signal suivi de l’apparition d’un ou deux policiers en uniforme. Les infidèles rendaient la vie difficile aux croyants, mais enfin, c’était l’habitude des infidèles.

L’hôtel n’était pas climatisé, mais on pouvait ouvrir les fenêtres et la brise de mer était agréable. Mohammed brancha l’ordinateur et connecta le modem. Puis le lit le tenta et il céda à son appel. Il avait beau voyager beaucoup, il n’avait jamais pu se faire au décalage horaire. Les deux prochains jours, il allait vivre de cigarettes et de café jusqu’à ce que son horloge biologique décide de se recaler. Il consulta sa montre. L’homme avec qui il avait rendez-vous ne serait pas là avant quatre heures, ce qui, estima Mohammed, lui convenait parfaitement. Il dînerait quand son corps serait réglé sur le petit déjeuner. Cigarettes et café.

 

 

C’était l’heure du petit déjeuner en Colombie. Pablo et Ernesto en préféraient la version anglo-américaine, avec bacon ou jambon et œufs, arrosée de l’excellent café local.

« Bon, est-ce qu’on coopère avec ce brigand coiffé d’une serviette à carreaux ? demanda Ernesto.

– Je ne vois pas ce qui s’y oppose, répondit Pablo en ajoutant du lait dans sa tasse. On ramassera un gros paquet de fric, et le chaos que ça créera chez les Yankees servira nos intérêts à merveille. Cela contraindra les douaniers à rechercher des individus plutôt que des caisses ou des conteneurs, et cela ne nous fera aucun mal, directement ou indirectement.

– Et si jamais l’un de ces islamistes est capturé vivant et amené à parler ?

– Parler de quoi ? Qui vont-ils rencontrer, en dehors de quelques coyotes mexicains ? rétorqua Pablo.

– Si, admit Ernesto. Tu dois me prendre pour une vieille femme apeurée.

– Jefe, le dernier qui a pensé une chose pareille est mort depuis longtemps. » Ce qui lui valut un grognement accompagné d’un sourire torve.

« Oui, c’est vrai, mais seul un imbécile oublie toute prudence quand il est traqué par les forces de police de deux nations.

– Bon, alors, jefe, on leur en donne d’autres à traquer, oui ou non ? »

C’était un jeu potentiellement dangereux dans lequel ils s’apprêtaient à entrer, se dit Ernesto. Oui, il avait conclu un accord de circonstance, mais il coopérait moins avec eux qu’il ne les exploitait, en créant ainsi des hommes de paille qu’il donnait à poursuivre aux Américains, à poursuivre et à tuer. Mais ces fanatiques ne voyaient pas d’objection à se faire tuer, pas vrai ? Ils recherchaient la mort. De sorte que, en se servant d’eux, il leur rendait bel et bien service, non ? Il pouvait même – en redoublant de prudence – les trahir auprès des Yankees sans avoir à encourir leur ire. Et de toute façon, comment ces hommes pourraient-ils lui causer du tort ? Sur son terrain ? Ici en Colombie ? Peu probable. Non pas qu’il envisage de les trahir mais, à supposer qu’il le fasse, comment pourraient-ils le découvrir ? Si leurs services de renseignements étaient si bons que ça, ils n’auraient pas besoin de son aide. Et si le gouvernement yankee et son propre gouvernement n’avaient pas réussi à le capturer ici, en Colombie, comment le pourraient-ils, eux ?

« Pablo, comment comptes-tu au juste communiquer avec ce type ?

– Par ordinateur. Il a plusieurs adresses électroniques, toutes chez des fournisseurs d’accès européens.

– Très bien. Alors dis-lui que oui, que le Conseil a donné son accord. » Peu de gens savaient qu’Ernesto était le Conseil à lui seul.

« Muy bien, jefe. » Et Pablo se tourna vers son ordinateur. Le message était parti en moins d’une minute. Pablo s’y connaissait en informatique. Comme la majorité des criminels et des terroristes internationaux.

 

 

C’était dans la troisième ligne du message reçu : « Et, Juan, Maria est enceinte. Elle porte des jumeaux. » Mohammed et Pablo possédaient les meilleurs logiciels de cryptage disponibles – des programmes qui, au dire du vendeur, étaient impossibles à craquer. Mais ça, Mohammed y croyait autant qu’au Père Noël. Toutes ces compagnies étaient établies en Occident, et devaient allégeance à leur terre natale et à aucune autre. Qui plus est, utiliser de tels programmes ne servait qu’à faire repérer ses courriers électroniques par les logiciels de surveillance que pouvaient utiliser la NSA, le GCHQ britannique – c’est-à-dire le Government Communications Headquarters, ou la DGSE française. Sans compter tous les services de renseignements inconnus qui peuvent intercepter, légalement ou non, les communications internationales, et dont aucun ne les portait dans leur cœur, lui et ses collègues. Le Mossad israélien serait sans doute prêt à payer gros pour avoir sa tête au sommet d’une pique, même s’il ignorait – et ne saurait jamais – son rôle dans l’élimination de David Greengold.

Pablo et lui étaient donc convenus d’un code, des phrases innocentes qui pouvaient dire n’importe quoi, à transmettre partout sur la planète à des prête-noms qui se chargeraient de les retransmettre. Leurs comptes de courrier électronique étaient payés à l’aide de cartes de crédit anonymes, et ils étaient hébergés chez des fournisseurs d’accès européens connus et reconnus. À sa manière, internet était aussi efficace que les lois helvétiques sur le secret bancaire. Et trop de messages électroniques transitaient chaque jour pour que quiconque puisse les filtrer tous, même avec l’aide d’ordinateurs. Tant qu’il n’utilisait pas un de ces mots clés aisément prévisibles, ses messages resteraient sûrs, estimait Mohammed.

Donc, les Colombiens étaient prêts à coopérer -Maria était enceinte. Et elle allait avoir des jumeaux : l’opération pouvait commencer tout de suite. Il en informerait son hôte dès ce soir au dîner et le processus pourrait s’enclencher aussitôt. La nouvelle valait même un ou deux verres de vin, en prévision de la miséricordieuse clémence d’Allah.

 

 

Le problème avec la course matinale était qu’elle était encore plus ennuyeuse que la page société d’un quotidien de l’Arkansas – mais on ne pouvait pas y couper et chacun des deux frères en profitait pour penser… surtout à l’ennui profond qu’elle engendrait. Elle ne prenait qu’une demi-heure. Dominic avait songé à s’acheter un petit poste de radio portatif mais il ne l’avait jamais fait. Il n’arrivait pas à penser à de tels détails lorsqu’il était au centre commercial. Et son frère devait sans doute apprécier ce genre de connerie. Être dans les marines, ça devait pas vous arranger.

Puis vint le petit déjeuner.

« Alors, les gars, bien réveillés ? dit Pete Alexander.

– Comment ça se fait que vous ne venez pas vous payer une petite suée matinale ? » lança Brian. Les marines avaient quantité d’histoires sur les forces spéciales, aucune vraiment flatteuse et quelques-unes fort désobligeantes.

« Il y a certains avantages à vieillir, répondit l’officier instructeur. L’un d’eux est de se ménager les genoux.

– D’accord. Quel est le sujet de la leçon d’aujourd’hui ? » Bougre de paresseux, s’abstint d’ajouter le capitaine. « Quand va-t-on recevoir ces fameux ordinateurs ?

– Très bientôt.

– Vous dites que la sécurité du cryptage est "plutôt bonne", intervint Dominic. Ça veut dire quoi ?

– La NSA peut le craquer, s’ils y consacrent une semaine de temps-machine et recourent à la force brute. Ils peuvent en fait craquer n’importe quoi, si on leur donne le temps. Pour la plupart des systèmes commerciaux, c’est déjà fait. Ils ont un accord avec la plupart des programmeurs, expliqua-t-il. Et ces derniers jouent le jeu… en échange de certains algorithmes de la NSA. D’autres pays en sont également capables, mais il faut une bonne expertise pour parfaitement appréhender la cryptologie, or peu de gens ont les ressources ou le temps pour acquérir celle-ci. Bref, un logiciel du commerce peut compliquer la tâche, mais pas tant que ça à partir du moment où l’on détient le code-source. C’est pourquoi nos adversaires essaient de se transmettre les messages de vive voix lors de face-à-face, ou bien utilisent des codes plutôt que des chiffres, mais comme tout cela fait perdre beaucoup de temps, ils y renoncent progressivement. Quand ils ont du matériel urgent à transférer, on peut souvent craquer leurs communications.

– Combien de messages transitent sur le Net ? » interrogea Dominic.

Alexander poussa un soupir. « C’est là que ça se complique. Plusieurs milliards chaque jour, et les programmes dont nous disposons pour les balayer ne sont pas encore assez performants. Sans doute ne le seront-ils jamais. Le truc est d’identifier l’adresse du destinataire et de se caler dessus. Ça prend du temps mais la plupart de ces gars ne se donnent pas la peine de vérifier leur façon de se connecter au réseau – sans compter qu’il est toujours compliqué de gérer toute une tripotée d’identités différentes. Ces types ne sont pas des surhommes, et ils n’ont pas des micropuces câblées dans le cerveau. Aussi, quand on a l’occasion de récupérer l’ordinateur d’un de ces salopards, la première chose que l’on fait, c’est d’imprimer son carnet d’adresses-. C’est un vrai filon. Même s’il leur arrive parfois de transmettre du charabia qui peut parfois obliger Fort Meade à passer des heures – si ce n’est des jours – à essayer de craquer un message qui n’était rien censé dire. Les pros faisaient ça dans le temps en envoyant des noms tirés de l’annuaire téléphonique de Riga. C’est du charabia dans toutes les langues sauf le letton. Non, le plus gros problème, c’est les linguistes. Nous n’avons pas assez d’arabophones. C’est un sujet sur lequel ils planchent à Monterey et dans quelques autres universités. On a dorénavant pas mal d’étudiants arabes dans notre personnel. Pas au Campus, toutefois. Le bon point pour nous, c’est que nous récupérons les traductions de la NSA. On n’a donc pas besoin de grand-chose côté linguistique.

– Bref, nous ne sommes pas ici pour faire de la collecte de renseignements, n’est-ce pas ? » demanda Brian. Pour sa part, Dominic avait déjà deviné de quoi il retournait.

« Non. Si vous pouvez récupérer quelque chose, tant mieux, on trouvera toujours moyen d’en faire bon usage, mais notre boulot est d’agir à partir du renseignement, pas d’en accumuler.

– OK. On en revient donc à la question initiale, observa Dominic. Quelle est la mission ?

– À votre avis ? fit Alexander.

– Je pense à un truc qui n’aurait pas trop plu à M. Hoover.

– Exact. C’était un sale fils de pute, mais il était à cheval sur les droits civiques. Pas nous, au Campus.

– Continuez, suggéra Brian.

– Notre boulot est d’agir à partir des informations fournies par le renseignement. Agir de manière décisive.

– N’est-ce pas le terme pour "action exécutoire" ?

– Seulement dans les films, répondit Alexander.

– Pourquoi nous ? intervint Dominic.

– Écoutez, le fait est que la CIA est un organisme gouvernemental. Beaucoup de chefs et pas assez d’Indiens. Combien de services gouvernementaux encouragent les gens à se mouiller ? demanda-t-il. Même si vous réussissez votre coup, les avocats et les comptables vont venir vous harceler jusqu’à plus soif. Donc, si quelqu’un veut se sortir de cette nasse, l’autorisation doit venir de tout en haut, du sommet de la chaîne de commandement. Graduellement – enfin, pas si graduellement que ça -, les décisions remontent jusqu’au Grand Manitou, dans l’Aile Ouest. Et il n’y a pas beaucoup de présidents qui ont envie que cette feuille de papier se retrouve dans leurs archives personnelles, où un historien quelconque est susceptible de la retrouver et de la publier. Alors, on se passe de ce genre d’inconvénient.

– Et il n’y a pas des masses de problèmes qui ne peuvent pas être résolus par une seule balle de. 45 tirée au bon endroit au bon moment », conclut en bon marine le jeune Brian.

Pete acquiesça derechef : « Exact.

– Bref, on parle là d’assassinat politique ? Ce pourrait être dangereux, observa Dominic.

– Non, il y a trop de ramifications politiques. Ce genre de pratique ne s’est plus produit depuis des siècles, et pas si souvent que ça, du reste. Toutefois, il est un certain nombre d’individus qu’on aurait tout intérêt à voir rejoindre leur Dieu au plus vite. Et parfois, c’est à nous d’arranger le rendez-vous.

– Merde. » C’était Dominic.

« Attendez une minute ? Qui donne l’autorisation ? demanda le commandant Caruso.

– Nous.

– Pas le président ? »

Signe de dénégation. « Non. Comme j’ai déjà dit, il n’y a pas beaucoup de présidents qui auraient les couilles d’approuver un tel ordre. Ils s’inquiètent bien trop de leur image dans les journaux.

– Mais la loi, là-dedans ? s’enquit, de manière prévisible l’agent Caruso.

– La loi – et je cite l’un de vous, parce que la phrase m’a plu -, c’est qu’on ne va pas botter le cul du tigre sans s’attendre à lui voir montrer les dents. Eh bien, les gars, les dents, c’est vous.

– Rien que nous ? demanda Brian.

– Non, pas que vous, mais les autres, vous n’avez pas à savoir qui ils sont.

– Merde… »

Brian se carra dans son siège.

« Qui a fondé cet endroit… je veux dire, le Campus ?

– Quelqu’un d’important. Son autorisation n’a aucune existence officielle. Le Campus n’a pas le moindre lien avec le gouvernement. Pas le moindre, souligna Alexander.

– Donc, techniquement, on est seuls responsables des gens qu’on abat ?

– Pas vraiment abattre. Nous avons d’autres méthodes. Vous n’aurez sans doute pas souvent à user d’armes à feu. Elles sont trop délicates à transporter, avec la sécurité dans les aéroports, tout ça.

– Aller sur le terrain sans biscuits ? s’étonna Dominic. Pas de couverture du tout ?

– Vous aurez une couverture solide, mais aucune protection diplomatique. Vous serez livrés à vous-mêmes. Aucun service de renseignements étranger ne pourra vous retrouver. Le Campus n’existe pas. Il n’est pas inscrit au budget fédéral, même pas dans la caisse noire. De sorte que personne ne peut faire le lien avec nous par l’argent. C’est ainsi qu’on procède, bien sûr. C’est une de nos façons de repérer les gens. Votre couverture sera celle de financiers internationaux, dans le secteur bancaire, les investissements. Vous recevrez une formation sur le domaine, sa terminologie, qui vous suffira à tenir une conversation en avion, par exemple. Ces personnages ne sont guère loquaces sur leur activité, histoire de garder le secret sur leurs affaires. Donc, si vous n’êtes pas très bavard, cela n’aura rien d’incongru.

– Le coup de l’agent secret, dit calmement Brian.

– Nous sélectionnons des gens qui ont les pieds sur terre, qui sont ambitieux et indépendants, et qui ne s’évanouissent pas à la vue du sang. L’un et l’autre, vous avez tué pour de bon. Dans les deux cas, vous vous êtes trouvés confrontés à l’inattendu et, l’un comme l’autre, vous avez géré la situation de manière efficace. Aucun n’a eu de regrets. Tel sera votre boulot.

– Quelle protection aurons-nous ? demanda, encore une fois, l’agent du FBI.

– Il y a une lettre de mise en liberté immédiate pour tous les deux.

– Mon cul, oui, objecta Dominic. Ça n’existe pas.

– Une grâce présidentielle signée en blanc, explicita Alexander.

– Putain… » Brian réfléchit une seconde. « C’était oncle Jack, n’est-ce pas ?

– Je ne peux pas vous répondre, mais si vous le désirez, vous pourrez voir vos grâces avant de partir sur le terrain. » Alexander reposa sa tasse de café. « OK, messieurs. Vous aurez quelques jours pour digérer tout ça, mais ensuite vous devrez prendre votre décision. Ce n’est pas une mince chose que je vous demande. Ce ne sera pas un boulot marrant, il ne sera ni facile ni plaisant, mais ce sera un boulot qui servira les intérêts de votre patrie. Ce monde est dangereux. On doit se débarrasser de certains individus directement.

– Et si on descend pas le bon type ?

– Dominic, c’est bien sûr une possibilité, mais qui que soit la cible, je peux vous promettre que jamais on ne vous demandera de tuer le petit frère de mère Teresa. Nous prenons le plus grand soin dans le choix de la cible en question. Vous connaîtrez son identité ainsi que pourquoi et comment nous avons besoin de nous débarrasser de lui ou d’elle avant de vous envoyer sur le terrain.

– Lui ou elle ? Tuer des femmes ? » demanda Brian. Cela ne faisait pas partie de l’éthique du marine.

« Cela ne s’est jamais produit, pour autant que je sache, mais c’est une possibilité théorique. Donc, si vous en avez fini avec le petit déjeuner, je vous laisse le temps de réfléchir à tout ça.

– Bon Dieu, fit Brian après qu’Alexander eut quitté la pièce. Qu’est-ce qu’on aura pour le déjeuner ?

– Surpris ?

– Pas complètement, Enzo, mais sa façon de nous dire ça…

– Hé, frérot, combien de fois ne t’es-tu pas demandé pourquoi on ne pouvait pas se charger simplement de régler les affaires nous-mêmes ?

– C’est toi le flic, Enzo. T’es le gars qu’est censé dire "Oh, merde", souviens-toi.

– Ouais, mais cette fusillade en Alabama… eh bien, j’ai comme qui dirait quelque peu mordu sur la ligne, tu vois ? Pendant tout le trajet en voiture jusqu’à Washington, j’ai réfléchi à la façon dont j’expliquerais ça à Gus Werner. Mais il n’a même pas cillé.

– Alors, t’en penses quoi ?

– Aldo, j’ai envie d’en savoir plus. IL y a un proverbe qui dit : au Texas, il y a plus de types à tuer que de chevaux à voler. »

Le renversement des rôles frappa quelque peu Brian. Après tout, c’était lui le marine va-t-en-guerre. Enzo était le gars formé à énoncer aux gens leurs droits constitutionnels avant de leur passer les menottes.

Qu’ils soient l’un comme l’autre capables d’ôter une vie sans avoir de cauchemars par la suite était évident, mais là, ça allait un peu plus loin. C’était du meurtre avec préméditation. Brian allait en général sur le terrain avec sous ses ordres un tireur d’élite parfaitement entraîné, et il savait en outre que ce qu’ils faisaient était aux antipodes d’un meurtre. Mais porter un uniforme rendait les choses différentes. Cela conférait à l’acte une sorte de bénédiction. La cible était un ennemi et, sur le champ de bataille, c’était la tâche de chacun de veiller à sa propre vie ; s’il y échouait, eh bien, c’était sa faute, pas celle de l’homme qui le tuait. Mais là, ça allait beaucoup plus loin. Il s’agissait de traquer des individus dans l’intention délibérée de les tuer, et ça, ce n’était pas ce à quoi on l’avait formé et entraîné. Il serait habillé en civil – et tuer des gens en de telles circonstances faisait de lui un espion, pas un officier du corps des marines des États-Unis. Il y avait de l’honneur chez ces derniers mais bien peu chez les premiers, ou du moins c’est ce qu’il avait appris à penser. Le monde n’avait depuis longtemps plus de champ d’honneur, et la vie réelle n’était plus un duel où les hommes luttaient à armes égales sur un terrain dégagé à cet effet. Non, il avait été formé à organiser son action de manière à ne pas laisser la moindre chance à l’ennemi, car il avait des hommes sous ses ordres dont il avait juré de préserver la vie. Le combat avait ses règles. Des règles dures, certes, mais des règles malgré tout. Là, on lui demandait de mettre ces règles de côté et de devenir… quoi ? Un tueur à gages ? Les dents de quelque fauve métaphorique ? Le vengeur masqué de quelque vieux film muet ? Ça ne collait pas du tout avec son image policée du monde réel.

Quand on l’avait envoyé en Afghanistan, il ne s’était pas… quoi ? Il ne s’était pas déguisé en mendiant dans les rues. D’abord, il n’y avait même pas de rues dans ces putains de montagnes. Ça avait plutôt ressemblé à quelque gigantesque safari, mais où le gibier aurait disposé d’armes lui aussi. Il y avait de l’honneur dans une telle chasse et, pour prix de ses efforts, il avait reçu l’approbation de son pays : une médaille militaire pour sa bravoure, qu’il pouvait ou non exhiber.

L’un dans l’autre, ça faisait pas mal de sujets de réflexion à digérer avec sa seconde tasse de café matinal.

« Bon Dieu, Enzo, lâcha-t-il dans un souffle.

– Brian, tu sais quel est le rêve de tout flic ? demanda Dominic.

– D’enfreindre la loi et de s’en tirer impunément ? »

Dominic hocha la tête. « J’ai eu cette discussion avec Gus Werner. Non, pas d’enfreindre la loi, mais juste une fois, une seule, d’être la loi. D’être le Glaive vengeur de Dieu, c’était son expression – pour frapper le coupable sans être entravé par les avocats et toutes ces conneries, de voir la justice rendue par soi et soi seul. Cela ne se produit pas très souvent, dit-on, mais tu vois, j’ai eu à le faire là-bas en Alabama, et c’était vachement agréable. Faut juste être sûr de descendre le bon type.

– Et comment peux-tu en être sûr ? demanda Aldo.

– Si tu ne l’es pas, tu te retires de la mission. Ils ne peuvent pas non plus te pendre pour ne pas avoir commis de meurtre, frérot.

– Donc, c’est un meurtre ?

– Non, si le gars l’a vu venir, ça n’en est pas un. » C’était un point de vue d’esthète, mais qui était important pour quelqu’un qui avait déjà commis un meurtre sous le parapluie de la loi et n’en avait pas eu de cauchemars par la suite.

 

 

« Immédiatement ?

– Oui. De combien d’hommes disposons-nous déjà ? demanda Mohammed.

– Seize.

– Ah. » Mohammed but une gorgée de vin de Loire. Son hôte se contentait d’un Perrier-citron. « Leurs capacités linguistiques ?

– Suffisantes, je pense.

– Excellent. Dis-leur de faire leurs préparatifs. On les enverra en avion au Mexique. Là-bas, ils feront connaissance avec nos nouveaux amis et se rendront en Amérique. Et une fois sur place, ils pourront accomplir leur travail.

– Inch’Allah, observa son interlocuteur.

– Oui, à la grâce de Dieu », dit Mohammed, en anglais, pour rappeler à son hôte la langue qu’il convenait d’utiliser.

Ils étaient à la terrasse d’un restaurant sur les quais, sans voisin à proximité. Les deux hommes parlaient normalement. Deux clients bien habillés partageant un dîner entre amis, rien de conspirateur dans leur attitude. Cela requérait une certaine dose de concentration, car tous leurs actes avaient tendance à entraîner naturellement un petit côté conspirateur. Mais l’un et l’autre étaient habitués à ce genre de rencontre.

« Alors, ça t’a fait quoi de tuer ce juif à Rome ?

– Un immense plaisir, Ibrahim, de sentir son corps devenir inerte alors que je lui sectionnais la moelle épinière, et puis de voir cet air surpris se peindre sur son visage. »

Ibrahim eut un large sourire. Ce n’était pas tous les jours qu’ils avaient l’occasion de tuer un agent du Mossad, encore moins un chef d’antenne. Les Israéliens resteraient toujours leurs ennemis les plus détestés, sinon les plus dangereux.

« Dieu était avec nous ce jour-là. »

La mission Greengold avait été une vraie récréation pour Mohammed. Elle n’avait même pas été strictement nécessaire. Organiser le rendez-vous et fourguer à l’Israélien des informations juteuses avait été… le pied. Rien de bien difficile, du reste. Même si la chose ne risquait pas d’être rééditée de sitôt. Le Mossad ne laisserait plus désormais ses agents faire quoi que ce soit sans un surcroît de surveillance. Ils n’étaient pas idiots, et ils apprenaient de leurs erreurs. Mais tuer un tigre apportait des satisfactions. Dommage qu’il n’ait pas eu de fourrure. Mais où l’aurait-il accrochée ? Il n’avait plus de domicile fixe, juste une collection de planques plus ou moins sûres. Enfin, on ne pouvait pas s’inquiéter de tout. Sinon, on ne ferait jamais rien. Mohammed et ses collègues ne redoutaient pas la mort, juste l’échec. Et ils n’avaient pas l’intention d’échouer.

« J’ai besoin d’avoir les plans de la rencontre et ainsi de suite. Je peux m’occuper du voyage. Nos nouveaux amis fourniront-ils des armes ? »

Un signe d’acquiescement. « C’est prévu.

– Et comment nos guerriers entreront-ils en Amérique ?

– C’est à nos amis de s’en charger. Mais tu enverras d’abord un groupe de trois, pour t’assurer que les dispositions prises sont suffisamment sûres.

– Bien entendu. » Tous deux connaissaient les procédures de sécurité. Ils avaient reçu suffisamment de leçons, pas toutes agréables. Des membres de son organisation peuplaient bien des prisons de par le monde, ceux qui avaient eu la malchance d’échapper à la mort. C’était un problème, un que son organisation n’avait pas été capable de régler. Mourir en mission, c’était noble et courageux. Se faire prendre par un policier comme un banal criminel était ignoble et humiliant, mais, quelque part, ses hommes trouvaient préférable de mourir sans accomplir une mission. Et les prisons occidentales n’étaient pas si terribles pour bon nombre de ses collègues. On y était certes bouclé derrière des barreaux, mais au moins y était-on nourri régulièrement et les nations occidentales respectaient leurs interdits alimentaires.

Ces nations étaient si faibles et stupides vis-à-vis de leurs ennemis… elles témoignaient de la pitié à ceux qui ne leur en témoignaient aucune en retour. Mais ce n’était pas la faute de Mohammed.

 

 

« Bigre », dit Jack. C’était son premier jour du côté « obscur » de la maison. Sa formation à la haute finance s’était déroulée rapidement, conséquence de son éducation. Son grand-père Muller s’était révélé un bon pédagogue lors de ses rares visites au domicile familial. Lui et le père de Jack se montraient polis l’un envers l’autre, mais pépé Joe avait toujours estimé que les vrais hommes travaillaient dans le milieu de la finance, et pas dans le monde pourri de la politique -même s’il devait admettre, bien entendu, que son gendre s’était pas mal débrouillé à Washington. Mais l’argent qu’il aurait pu gagner à Wall Street… pourquoi un homme sensé cracherait-il dessus ? Muller n’avait jamais dit ça à Jack Junior, bien sûr, mais son opinion était implicite. Toujours est-il que Jack aurait pu obtenir un poste de stagiaire dans n’importe laquelle des grandes maisons de bourse et sans doute à partir de là grimper assez vite. Mais ce qui lui importait désormais était qu’il avait dépassé le côté financier du Campus et se retrouvait à présent au service action – ce n’était pas son nom réel, mais c’était ainsi que l’appelaient ses membres. « Elles sont donc si bonnes ?

– Quoi donc, Jack ?

– Les interceptions de la NSA. » Il tendit la feuille. Tony Wills la lut. L’interception avait identifié un associé connu de terroristes – quelles fonctions au juste il avait remplies, on l’ignorait encore, mais il avait été identifié de manière positive par des analyses d’empreinte vocale.

« C’est grâce aux téléphones numériques. Ils émettent un signal extrêmement propre, qui facilite l’identification vocale par ordinateur. Je vois qu’ils n’ont pas encore identifié l’autre type. » Wills rendit la feuille.

La nature de la conversation était anodine, à tel point qu’on pouvait se demander pourquoi le coup de fil avait été donné. Mais des gens adoraient bavarder au téléphone. Et peut-être qu’ils s’entretenaient en langage codé, discutant de guerre biologique ou d’une campagne d’attentats à la bombe à Jérusalem. Peut-être. Plus probablement, ils ne faisaient que passer le temps. Le temps, ce n’était pas ce qui manquait en Arabie Saoudite. Ce qui impressionnait Jack, c’est que l’appel avait été intercepté et lu en temps réel.

« Enfin, vous savez comment fonctionnent les téléphones numériques, n’est-ce pas ? Ils émettent toujours un signal je suis ici à destination de la cellule locale, et chaque appareil possède un code d’adressage unique. Une fois que nous avons identifié ce code, il suffit d’écouter quand le téléphone sonne, ou quand le possesseur de l’appareil passe un appel. De même, nous pouvons identifier le numéro et le combiné du destinataire. Le plus dur est d’obtenir d’abord l’identité. Maintenant qu’ils l’ont récupérée, ça leur fait un numéro de plus à surveiller par ordinateur.

– Ils suivent la trace de combien d’appareils ? s’enquit Jack.

– Juste un peu plus de cent mille, et c’est rien qu’en Asie du Sud-Ouest. Presque tous sont des fausses pistes, à l’exception des un sur mille qui comptent… et parfois ils peuvent donner des résultats concrets.

– Donc, pour repérer et stocker un appel, un ordinateur écoute et relève les mots clés sensibles ?

– Les mots et les noms. Hélas, il y a tant de Mohammed par là-bas – c’est le prénom le plus répandu sur la planète. Aussi beaucoup recourent-ils à leurs patronymes ou à des surnoms. L’autre problème est qu’il y a un énorme marché de téléphones clonés -ils sont clonés en Europe, surtout à Londres, où la plupart des constructeurs de téléphones font fabriquer leur logiciel international. Ou bien un gars peut posséder six ou sept téléphones et les utiliser une seule fois chacun, avant de s’en débarrasser. Ils ne sont pas idiots. Ils peuvent cependant se montrer trop confiants. Certains finissent par nous raconter un tas de trucs et, à l’occasion, ça peut se révéler utile. Tout va dans le gros registre de la NSA/CIA auquel nous avons accès sur nos terminaux.

– D’accord, et qui est ce type ?

– Son nom est Ouda ben Sali. Famille fortunée, ami proche du roi. Le papa est un banquier saoudien très important. Il a onze fils et neuf filles. Quatre épouses, un homme d’une belle vigueur. Pas un mauvais bougre, paraît-il, mais un peu trop généreux avec ses enfants. Il leur donne de l’argent au lieu de leur donner de l’attention, comme un magnat d’Hollywood. Notre ami Ouda a eu la révélation d’Allah sur la fin de l’adolescence, et il se situe à l’extrême droite de la branche wahhabite de l’islam sunnite. Il ne nous aime pas beaucoup. C’est lui que nous surveillons. Il pourrait être la porte d’accès à leurs arrangements bancaires. Son dossier à la CIA présente une photo. Vingt-sept ans, un mètre soixante-quinze, carrure mince, barbe bien taillée. Se rend souvent à Londres en avion. Aime les femmes aux charmes tarifés. Pas encore marié. C’est inhabituel mais s’il est homo, il le cache bien. Les Rosbifs ont fourré des filles dans son lit. Elles rapportent qu’il est vigoureux, à peu près comme ce qu’on pourrait imaginer d’un homme de son âge, et plutôt inventif.

– Drôle de boulot pour une espionne, observa Jack.

– Des tas de services font régulièrement appel aux prostituées, expliqua Wills. Elles aiment bien parler, et pourvu qu’on les paie grassement, elles sont prêtes à faire à peu près n’importe quoi. Ouda aime le poulet dans le panier. Jamais essayé. C’est une spécialité asiatique. Vous savez comment appeler son dossier ?

– Personne ne m’a appris.

– OK. » Wills fit pivoter son fauteuil tournant et vint lui faire la démonstration. « Voici l’index général. Votre code d’accès est sudouest91. »

Junior tapa soigneusement le mot de passe et le dossier apparut sous la forme d’un fichier Acrobat.

La première photo provenait sans doute de son passeport, suivie de six autres, de format… moins réglementaire. Jack Junior réussit à ne pas rougir. Il avait feuilleté Playboy quand il était ado – le magazine circulait même dans les écoles catholiques. Wills poursuivit la leçon du jour.

« Vous pouvez apprendre quantité de choses de la façon dont un gars s’y prend avec les femmes. Langley a un psy qui analyse tout ça en détail. C’est probablement dans une des annexes du dossier. À Langley, on appelle ça les infos "Putes et couilles". Le toubib s’appelle Stefan Pizniak. Prof à la fac de médecine de Harvard. Si mes souvenirs sont bons, il dit que ce garçon est normal dans ses pulsions, compte tenu de son âge, de ses liquidités et de son milieu social. Vous le constaterez, il traîne beaucoup avec les banquiers londoniens, comme un débutant qui apprend le métier. On le dit intelligent, affable et élégant. Prudent et précautionneux dans sa gestion. Il ne boit pas. Donc, il est plus ou moins religieux. Ne s’en vante pas, ne fait pas la leçon aux autres, mais il vit en accord avec les grands préceptes de sa religion.

– Qu’est-ce qui en fait un ennemi ? demanda Jack.

– Il parle beaucoup avec des individus connus de nos services. On ignore toutefois qui il fréquente chez les Saoudiens. On ne l’a jamais placé sous surveillance sur ses propres terres. Même les Rosbifs ne l’ont pas fait, alors qu’ils ont bien plus de moyens sur place. La CIA n’en a guère et son rôle n’est pas assez important pour mériter une attention plus soutenue. Enfin, c’est ce qu’ils pensent. Dommage. Son père est censé être du bon côté. Ça lui brisera le cœur de découvrir que son fiston traîne dans son propre pays avec des personnages peu recommandables. » Ces informations données, Wills regagna son poste de travail.

Junior examina le visage sur l’écran d’ordinateur. Sa mère était douée pour analyser les gens d’un simple regard, mais c’était un don qu’elle ne lui avait pas transmis. Jack avait du mal à deviner les femmes -comme du reste la plupart des hommes sur la planète, songea-t-il en guise de consolation. Il continua d’examiner le visage, cherchant à lire dans ses pensées à dix mille kilomètres de distance – le visage d’un homme qui parlait une autre langue et adhérait à une autre religion. Quelles pensées y avait-il derrière ces yeux ? Son père, il le savait, aimait bien les Saoudiens. Il était particulièrement proche du prince Ali ben Sultan, un noble et un personnage éminent du gouvernement. Le jeune Jack l’avait rencontré, mais fugitivement. La barbe, le sens de l’humour étaient les seuls souvenirs qui lui restaient. Jack Senior était intimement convaincu que tous les hommes étaient foncièrement les mêmes, et il avait transmis cette opinion à son fils. Mais dans le même temps, cela signifiait que, s’il y avait des gens mauvais en Amérique, il y en avait également ailleurs, et son pays avait récemment connu la dure leçon de cette triste réalité. Hélas, l’actuel président en exercice n’avait pas encore trouvé le moyen d’y remédier.

Junior poursuivit sa lecture du dossier. C’est donc ainsi que tout avait commencé au Campus. Il travaillait sur un cas – enfin, un drôle de numéro, celui-là. Ouda ben Sali se destinait à être banquier international. Et sans aucun doute, il brassait de l’argent. Celui de son père ? Jack s’interrogea. Si oui, le papa avait une sacrée fortune. Il jouait avec toutes les grosses banques londoniennes – Londres demeurait la capitale financière internationale. Jack n’aurait jamais imaginé que la NSA disposait des moyens de craquer ce genre de choses.

Cent millions par-ci, cent millions par-là, on en arrivait vite à des sommes conséquentes. Sali travaillait dans la gestion patrimoniale, ce qui impliquait moins de faire fructifier les fonds qu’on lui avait confiés que de s’assurer que la cassette avait un bon verrou. Il y avait soixante et onze comptes annexes, dont soixante-trois étaient apparemment identifiés par leur banque, avec leur numéro et leur code d’accès. Filles ? Politique ? Sport ? Gestion financière ? Voitures ? Pétrole ? De quoi parlait le riche prince héritier saoudien ? C’était le grand blanc dans son dossier. Pourquoi les Rosbifs ne l’avaient-ils pas mis sur écoute ? Ses dialogues avec les putes n’avaient pas révélé grand-chose, sinon qu’il avait le pourboire facile pour les filles qui lui avaient particulièrement donné du bon temps dans sa résidence de Berkeley Square… un quartier chic de la ville, nota Jack. L’homme se déplaçait surtout en taxi. Il avait bien une voiture – un cabriolet Aston-Martin noir, s’il vous plaît – mais il ne le conduisait pas beaucoup, selon les renseignements des Britanniques. Pas non plus de chauffeur. Il se rendait très souvent à l’ambassade. L’un dans l’autre, c’était un paquet d’informations qui ne révélait pas grand-chose. Il en fit la remarque à Tony Wills.

« Ouais, je sais, mais s’il retourne sa veste, vous pouvez être sûr qu’il y a deux ou trois choses là-dedans qui auraient dû vous sauter aux yeux. C’est le problème avec ce foutu métier. Et souvenez-vous, nous examinons des "prises". Un pauvre gars a déjà dû se carrer les données et les distiller pour arriver à ça. Quelle proportion au juste de faits significatifs s’est retrouvée perdue dans le processus ? Pas moyen de savoir, mon garçon, pas moyen. »

C’est ce que faisait papa dans le temps, se remémora Junior. Tenter de trouver des diamants dans un seau de merde. Quelque part, il avait escompté que la tâche serait plus facile. Enfin, bon, ce qu’il avait à faire était donc de retrouver des mouvements de capitaux qui n’étaient pas facilement explicables. C’était ce qu’il y avait de pire comme travail d’analyse, et il ne pouvait même pas s’adresser au paternel pour lui demander conseil. Son père aurait sans doute flippé à mort en apprenant qu’il bossait ici. Maman ne serait pas non plus ravie.

Quelle importance, au fond ? N’était-il pas un homme, à présent, capable de faire ce qu’il voulait de son existence ? Pas vraiment. Les parents avaient sur vous un pouvoir qui ne s’effaçait jamais. Il essaierait toujours de leur plaire, de leur montrer qu’ils l’avaient bien élevé et qu’il faisait ce qu’il fallait. Ou quelque chose dans le genre. Son père avait eu de la chance. Ses propres parents n’avaient jamais su tout ce qu’il avait dû faire. Est-ce qu’ils auraient apprécié ?

Non, ils auraient sûrement été contrariés – furieux, oui – d’apprendre tous les risques qu’il avait courus dans sa vie. Et encore, ce n’était que les trucs que son fils connaissait. Il y avait quantité de blancs dans ses souvenirs, les moments où son père était absent du logis sans que sa mère lui explique pourquoi… et, résultat des courses, il se retrouvait ici, à faire sinon la même chose, du moins à coup sûr s’orienter dans cette direction. Enfin, son père avait toujours dit que le monde était un véritable asile de fous, et donc il était là, à essayer de savoir jusqu’à quel point.