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Transit

 

 

Cela commença au Liban, avec un vol pour Chypre. De là, un vol KLM pour Schipol, aux Pays-Bas, et de là enfin, vers Paris. En France, les seize hommes passèrent la nuit dans huit hôtels différents, prenant le temps de se promener dans les rues et de pratiquer leur anglais – on n’avait pas jugé utile de leur faire apprendre le français – et de se débrouiller au milieu d’une population locale qui aurait pu être plus serviable. Le bon point, purent-ils toutefois constater, était que certaines Françaises se décarcassaient pour parler un anglais décent et se montraient quant à elles des plus serviables. Contre de l’argent.

Ils étaient ordinaires dans leur apparence : tous proches de la trentaine, rasés de près, taille moyenne, allure normale mais mieux habillés que la moyenne. Tous dissimulaient fort bien leur gêne, en évitant de jeter des regards appuyés mais furtifs à tous les flics qu’ils voyaient – tous savaient qu’il valait mieux ne pas attirer l’attention des hommes en uniforme de policier. La police française avait une réputation de minutie qui ne leur disait rien qui vaille. Les nouveaux visiteurs voyageaient munis pour l’instant de passeports qataris, relativement sûrs, mais même un passeport émis par les autorités françaises elles-mêmes n’était pas une protection contre une enquête directe. Aussi préféraient-ils rester discrets. Tous avaient reçu pour instruction de ne pas trop regarder autour d’eux, de rester polis et de faire l’effort de se montrer souriants avec les inconnus. Une chance pour eux, la saison touristique battait son plein et Paris était envahi de gens comme eux, dont beaucoup aussi parlaient très peu le français, au grand dam des Parisiens qui n’en étaient pas moins ravis de leur prendre leur argent.

 

 

Le petit déjeuner du lendemain s’était conclu sans nouvelles révélations explosives, et il n’y en avait pas eu plus au déjeuner. Les jumeaux Caruso écoutèrent le cours donné par Pete Alexander en faisant de leur mieux pour ne pas s’assoupir, lesdites leçons leur apparaissant comme des évidences.

« Ça vous paraît ennuyeux ? demanda Pete lors du déjeuner.

– Ma foi, rien de bien renversant, répondit Brian au bout de quelques secondes.

– Vous découvrirez qu’il en va autrement dans une ville étrangère, mettons dans l’allée d’un marché, alors que vous cherchez votre cible parmi une foule de plusieurs milliers de personnes. Le plus important est de demeurer invisible. On va bosser là-dessus cet après-midi. Vous avez une expérience du sujet, Dominic ?

– Pas vraiment. Juste les bases. Ne pas regarder directement la cible. Utiliser des vêtements réversibles. Changer de cravate si on est dans un environnement qui exige ce genre d’accessoire vestimentaire. Et compter sur les autres pour assurer le relais. Mais nous n’aurons pas les mêmes renforts qu’au Bureau pour assurer une surveillance discrète, n’est-ce pas ?

– Non, et de très loin. Donc, vous gardez vos distances jusqu’à ce que le moment soit venu d’intervenir.

Là, vous vous rapprochez aussi vite que l’autorisent les circonstances…

– Et on plombe le mec ? demanda Brian.

– Toujours gêné aux entournures ?

– Je n’ai pas encore donné ma démission, Pete. Disons que j’ai mes scrupules et restons-en là. »

Alexander acquiesça. « Rien à redire. On préfère les gens qui savent réfléchir, et on sait que toute réflexion a son prix.

– J’imagine que c’est ainsi qu’il faut voir les choses. Et si le gars qu’on est censé éliminer s’avère être clean ? demanda le marine.

– Alors, vous décrochez et faites votre rapport. Il est en théorie possible qu’une mission soit erronée, mais pour autant que je sache, cela ne s’est encore jamais produit.

– Jamais ?

– Non, pas une seule fois, lui assura leur instructeur.

– Les scores parfaits me rendent nerveux.

– Nous nous efforçons d’être prudents.

– Quelles sont les règles ? OK, peut-être qu’on n’a pas besoin de savoir – pour l’instant – qui nous envoie tuer quelqu’un, mais ce serait sympa de savoir quels sont les critères qui dictent l’arrêt de mort d’un pauvre bougre, vous voyez ?

– Il s’agira d’un individu qui a, directement ou non, causé la mort de citoyens américains, ou qui est directement impliqué dans un plan visant à le faire dans l’avenir. On ne traque pas les gens qui chantent trop fort à l’église, ou qui sont en retard pour restituer leurs livres à la bibliothèque.

– Vous parlez de terroristes, c’est ça ?

– Ouai.

– Pourquoi ne pas les arrêter, tout simplement ? objecta Brian.

– Comme vous avez fait en Afghanistan ?

– C’était différent, protesta le marine.

– Comment cela ? demanda Pete.

– Eh bien, pour une part, nous étions des combattants en uniforme opérant sur le terrain, sous les ordres d’une autorité de commandement légalement constituée.

– Vous avez quand même pris des initiatives, exact ?

– Les officiers sont censés faire usage de leurs méninges. Toutefois, le profil général de la mission provenait du sommet de la chaîne de commandement.

– Et vous ne l’avez pas remis en question ?

– Non. Sauf si les ordres sont absurdes, on n’est pas censé le faire.

– Et dans tous les autres cas ? insista Pete. Si vous aviez une chance d’agir contre des individus qui envisagent une action extrêmement dévastatrice ?

– C’est le rôle de la CIA et du FBI.

– Mais quand ils ne peuvent pas accomplir le boulot, pour une raison quelconque, alors quoi ? Est-ce que vous laissez les malfaiteurs poursuivre leur plan pour vous occuper d’eux, seulement ensuite ? Cela peut s’avérer coûteux, lui dit Alexander. Notre boulot est de faire le nécessaire quand les méthodes classiques s’avèrent inopérantes.

– Ça arrive souvent ? » C’était Dominic, qui cherchait à protéger son frère.

« De plus en plus souvent.

– Combien de cibles avez-vous déjà descendues ? » Brian, de nouveau.

« Vous n’avez pas à le savoir.

– Oh, là, ça me plaît, observa Dominic avec un sourire.

– Patience, les garçons. Vous n’êtes pas encore admis dans le club, leur fit remarquer Pete, espérant qu’ils étaient assez intelligents pour ne pas soulever d’objection.

– OK, Pete, admit Brian après un instant de réflexion. Nous vous avons donné tous les deux notre parole que ce que nous apprendrions ne sortirait pas d’ici. Bien. C’est juste que tuer des gens de sang-froid n’est pas exactement ce qu’on m’a entraîné à faire, vous voyez ?

– Ce n’est pas censé vous ravir. Là-bas en Afghanistan, ça vous est déjà arrivé de descendre quelqu’un qui regardait ailleurs ?

– Deux fois, reconnut Brian. Hé, mais le champ de bataille, ce n’est pas les Jeux olympiques, protesta-t-il sans grande conviction.

– Ni le reste du monde, Aldo. » Le regard du marine disait : Là, tu m’as eu. « Ce monde est loin d’être parfait, les mecs. Si vous voulez le rendre ainsi, allez-y, mais on a déjà essayé. Moi, à votre place, j’opterais pour un truc plus peinard et surtout plus prévisible. Imaginez que quelqu’un ait réglé son compte à Hitler, mettons en 1934, ou à Lénine en 1915, en Suisse. Le monde aurait été meilleur, n’est-ce pas ? En tout cas différent. Mais ce n’est pas notre rôle. Nous ne nous livrerons pas à l’assassinat politique. Ce qu’on traque, c’est les petits requins qui tuent des innocents de telle façon qu’ils échappent aux procédures classiques. Ce n’est pas le meilleur système. Je le sais. On le sait tous. Mais c’est déjà ça, et on va voir si ça marche. Cela ne peut pas être pire que ce qu’on a déjà, pas vrai ? »

Dominic n’avait pas quitté des yeux le visage de Pete durant cette tirade. Il venait de leur dire un truc qu’il n’avait peut-être pas eu l’intention de leur révéler. Le Campus n’avait pas encore de tueurs. Ils allaient être les premiers. On devait placer de gros espoirs sur eux. C’était une sacrée responsabilité. Mais c’était logique. Il était manifeste que l’enseignement d’Alexander n’était pas tiré de son expérience personnelle dans le monde réel. Un officier instructeur était censé être un individu qui était déjà allé au charbon. C’est pourquoi la plupart des instructeurs à l’école du FBI étaient des agents aguerris. Ils pouvaient vous dire comment ça faisait. Pete ne pouvait que leur dire ce qu’il fallait faire. Mais pourquoi, dans ce cas, les avaient-ils sélectionnés, Aldo et lui ?

« Je vois ce que vous voulez dire, Pete, intervint Dominic. Je ne suis pas encore parti.

– Moi non plus, indiqua Brian à son instructeur. Je veux juste savoir quelles sont les règles. »

Pete ne leur dit pas qu’on les improvisait à mesure. Ils le découvriraient bien assez tôt.

 

 

Tous les aéroports se ressemblent. Ayant reçu instruction de rester polis, ils récupérèrent leurs bagages, attendirent dans les bons salons, fumèrent leurs cigarettes aux endroits désignés et bouquinèrent les livres achetés aux kiosques idoines. Ou firent semblant. Tous n’avaient pas les capacités linguistiques qu’ils auraient voulues. Une fois en vol à l’altitude de croisière, ils mangèrent leur repas aérien, et la plupart firent la sieste aérienne. Presque tous étaient assis dans la section arrière du fuselage et chaque fois qu’ils bougeaient dans leur siège, ils se demandaient lequel de leurs voisins ils allaient retrouver d’ici quelques jours ou quelques semaines, selon le temps qu’il faudrait pour élaborer les détails de leur mission. Chacun espérait rencontrer bientôt Allah et recueillir les récompenses accompagnant un combat pour la Sainte Cause. Il advint aux plus intellectuels d’entre eux que même Mahomet, la bénédiction et la paix soient sur lui, restait limité dans ses capacités à décrire la nature du paradis.

Il avait dû l’expliquer à des gens qui ignoraient tout des avions de ligne, des automobiles et des ordinateurs. Quelle était dans ce cas sa nature véritable ? Il devait être si parfaitement merveilleux qu’il défiait toute description, mais même ainsi, il restait un mystère à découvrir. Et ils allaient le découvrir. Il y avait une certaine excitation dans une telle idée, une sorte d’anticipation trop sublime pour être discutée avec ses collègues. Un mystère, mais infiniment désirable. Et si la conséquence était que d’autres devaient eux aussi rencontrer Allah, eh bien, cela aussi était écrit dans le Grand Livre du Destin. Pour l’heure, tous faisaient la sieste, dormant du sommeil du juste, le sommeil des saints martyrs encore à venir. Du lait, du miel et des jeunes vierges.

 

 

Sali, découvrit Jack, était entouré d’un certain mystère. Le dossier de la CIA sur le gars avait même la longueur de son pénis consignée dans la section « Putes et couilles ». Les putes britanniques indiquaient que sa taille était dans la moyenne mais sa vigueur inaccoutumée. Et l’homme avait en outre le pourboire facile, ce qui plaisait à la sensibilité commerciale de ces dames. Mais, au contraire de la plupart de ses congénères, il ne parlait pas beaucoup de lui. Préférant plutôt discuter de la pluie et du froid londoniens, ou complimenter sa compagne du moment, ce qui flattait la vanité d’icelle. Le cadeau parfois d’un joli sac à main – un Vuitton la plupart du temps – plaisait tout particulièrement aux « régulières » dont deux rendaient compte à Thames House, le nouveau siège à la fois du Service secret et de la Sécurité britannique. Jack se demanda si elles étaient payées à la fois par Sali et le gouvernement de Sa Gracieuse Majesté, pour services rendus. Sans doute un marché intéressant pour les filles en question, même si Thames House ne leur payait sans doute pas de sacs et de chaussures.

« Tony ?

– Ouais, Jack ? » Wills leva les yeux de son poste de travail.

« Comment savons-nous que Sali est un méchant ?

– On n’en a pas la certitude. Pas tant qu’il ne fera pas quelque chose, ou qu’on n’aura pas intercepté une conversation entre lui et quelqu’un qu’on n’aime pas.

– Donc, je me contente de le sonder ?

– En effet. Tu vas souvent faire ça. Une idée déjà, sur le bonhomme ?

– C’est un drôle d’obsédé.

– Dur d’être à la fois riche et célibataire, au cas où t’aurais pas remarqué, Junior. »

Jack plissa les paupières. Peut-être l’avait-il bien cherché. OK, mais c’est pas demain la veille que je paierai pour ça, et lui, il paie un paquet.

« Quoi d’autre ? demanda Wills.

– Il n’est pas très bavard.

– Qu’est-ce que ça te suggère ? »

Ryan se carra contre le dossier de son fauteuil pivotant pour réfléchir. Il ne parlait pas trop non plus à ses petites amies du moins, pas de son nouvel emploi. Sitôt que vous disiez « gestion financière », la plupart des femmes tendaient à piquer du nez – réaction d’autodéfense. Est-ce que cela signifiait quelque chose ? Peut-être Sali était-il simplement peu loquace. Peut-être était-il suffisamment sûr de lui pour ne pas éprouver le besoin d’impressionner ses conquêtes féminines avec autre chose que ses billets – il payait toujours en liquide, jamais par carte. Et pourquoi, d’ailleurs ? Pour empêcher sa famille d’être au courant ? Eh bien, Jack ne parlait pas non plus à ses parents de sa vie amoureuse. En fait, il ramenait rarement une fille sous le toit familial. Sa mère avait tendance à effaroucher les filles.

Pas son père, curieusement. Le Dr Ryan renvoyait aux autres femmes une image de puissance, et alors que la plupart de celles-ci trouvaient la chose admirable, beaucoup la jugeaient dans le même temps diablement intimidante. Son père en revanche cachait son côté homme de pouvoir pour apparaître comme un brave nounours distingué, mince et grisonnant, aux hôtes de la famille. Plus que toute autre chose, son père adorait jouer au baseball avec son fils sur la pelouse dominant la baie de Cheseapeake, peut-être par nostalgie pour des temps plus simples. Pour ça, il avait Kyle. Le plus petit des Ryan était encore à l’école primaire, au stade où l’on pose encore furtivement des questions sur le Père Noël – mais uniquement quand papa et maman ne sont pas dans les parages. Il y avait probablement un môme dans sa classe prêt à raconter à tout le monde ce qu’il savait – il y en avait toujours un – et sa sœur aînée était désormais au courant, elle. Elle aimait toujours jouer avec ses poupées Barbie mais elle savait que papa et maman les achetaient au Toys’R’Us de Glen Burnie, et se déguisaient le soir du réveillon, un truc que papa adorait, même s’il faisait mine de râler. Quand on cessait de croire au Père Noël, le monde entamait sa putain de pente descendante…

« Ça nous dit qu’il n’est pas du genre loquace. Pas grand-chose d’autre, dit Jack après un instant de réflexion. On n’est pas censés convertir les déductions en faits, n’est-ce pas ?

– En effet. Des tas de gens pensent le contraire, mais ce n’est pas le cas ici. Les suppositions sont à l’origine de tous les plantages. Ce psy de Langley est spécialisé dans la broderie. Il est bon dans sa branche, mais tu dois apprendre à faire la distinction entre les spéculations et les faits. Bien, alors, parle-moi de M. Sali, commanda Wills.

– Il est obsédé, et il ne parle pas beaucoup. Il est très prudent dans l’utilisation de l’argent familial.

– Un détail qui le ferait passer pour un méchant ?

– Non, aucun, mais il vaut le coup d’être surveillé à cause de son extrémisme religieux, même si "extrémisme" n’est pas le mot. Il manque un certain nombre d’éléments : il n’est pas vantard, il ne s’affiche pas comme le font généralement les jeunes gens fortunés de son âge. Qui a ouvert un dossier sur lui ? demanda Jack.

– Les Britanniques. Un détail chez lui a titillé l’intérêt d’un de leurs chefs analystes. Là-dessus, Langley a jeté un rapide coup d’œil et ouvert à son tour une enquête. Puis il a été intercepté alors qu’il parlait avec un gars qui avait également un dossier à Langley -la conversation était anodine, mais elle avait eu lieu, expliqua Wills. Et tu sais, il est bien plus facile d’ouvrir un dossier que d’en refermer un. Son téléphone mobile est codé dans les ordinateurs de la NSA, de sorte qu’ils ont une fiche sur lui chaque fois qu’il s’en sert. J’ai épluché son dossier, moi aussi. Je pense que le bonhomme est digne d’intérêt – mais je ne saurais trop dire pourquoi. Dans ce métier, on apprend vite à se fier à son instinct, Jack. Aussi je te désigne comme l’expert maison sur ce gars-là.

– Et je dois chercher comment il gère son argent… ?

– C’est exact. Tu sais, il ne faut pas grand-chose pour financer une bande de terroristes – du moins, pas grand-chose à son échelle. Un million de dollars par an, c’est déjà beaucoup pour ces types. Ils vivent chichement et leurs frais d’entretien ne sont pas si élevés. Donc, tu es censé surveiller les marges. Il y a de bonnes chances qu’il essaie de planquer tout ce qu’il fait à l’ombre de ses grosses transactions.

– Je ne suis pas un comptable », fit remarquer

Jack. Son père avait décroché dans le temps son diplôme d’expert-comptable, mais il ne s’en était jamais servi, pas même pour remplir sa déclaration de revenus. Il avait un centre de gestion pour ça.

« Tu sais faire du calcul ?

– Ça, oui.

– Eh bien, rajoutes-y du flair. »

Oh, super, se dit John Patrick Ryan, Junior. Puis il se remémora que les véritables opérations de renseignement n’avaient pas grand-chose à voir avec on-descend-les-méchants-puis-on-saute-Ursula-Andress au générique de fin. Ça, c’était juste dans les films. Et là, on était dans le monde réel.

 

 

« Notre ami est donc si pressé ? s’étonna Ernesto, pas peu surpris.

– C’est ce qu’il semblerait. Les Yankees leur ont mené la vie dure, ces derniers temps. J’imagine qu’ils veulent rappeler à leurs ennemis qu’ils ont toujours des crocs. Une histoire d’honneur, peut-être », spécula Pablo. Son ami n’aurait aucune peine à le comprendre.

« Alors, qu’est-ce qu’on fait, à présent ?

– Dès qu’ils seront installés à Mexico, on prend les dispositions pour leur transfert en Amérique et, je présume, pour leur fournir des armes.

– Des complications ?

– Si les Yankees ont infiltré nos organisations, ils pourraient être prévenus, sans parler des bruits courant sur notre implication. Mais nous avons déjà envisagé cette hypothèse. »

Ils l’avaient brièvement considérée, certes, se dit Ernesto, mais seulement de loin. Maintenant qu’ils étaient presque au pied du mur, il était peut-être temps d’approfondir la réflexion. Mais il ne pouvait pas négliger ce marché. Cela aussi, c’était à la fois une question d’honneur et de business. Ils préparaient une première expédition de cocaïne vers l’Union européenne. Le marché promettait d’être juteux.

« Combien sont-ils à venir ?

– Quatorze, m’a-t-il dit. Ils n’ont aucune arme.

– Qu’est-ce qu’il leur faudra, à ton avis ?

– Des petits automatiques devraient faire l’affaire, plus des pistolets, bien sûr, répondit Pablo. Nous avons un fournisseur au Mexique qui peut s’en charger pour moins de dix mille dollars. Pour dix de plus, on peut faire livrer les armes aux utilisateurs directement en Amérique, afin d’éviter les complications du passage de la frontière.

– Bueno, on fait comme ça. Tu comptes te rendre toi-même en avion au Mexique ? »

Pablo acquiesça. « Demain matin. Pour assurer la coordination entre eux et les coyotes, la première fois.

– Tâche d’être prudent », insista Ernesto. Ses suggestions avaient la force d’une bombe. Pablo prenait un certain nombre de risques mais ses services étaient essentiels au Cartel. Il serait dur à remplacer.

« Bien sûr, jefe. Mais j’ai besoin d’évaluer de visu la fiabilité de ces individus s’ils doivent nous filer un coup de main en Europe.

– Ouais, c’est vrai », admit Ernesto, avec lassitude. Comme avec la plupart des marchés, quand venait l’heure de passer à l’action, on hésitait toujours. Mais il n’était pas une vieille femme. Il n’avait jamais redouté de prendre des décisions fermes.

 

 

L’Airbus s’immobilisa devant sa porte de débarquement, les passagers de première descendirent d’abord, et ils suivirent les flèches colorées peintes au sol pour se rendre à la douane et à l’immigration, où ils assurèrent aux fonctionnaires en uniforme qu’ils n’avaient rien à déclarer, se firent dûment tamponner leurs passeports et ressortirent récupérer leurs bagages.

Le chef du groupe s’appelait Mustafa. Saoudien de naissance, il avait la barbe rasée – ce qu’il n’aimait pas, même si les femmes semblaient apprécier les hommes imberbes. Avec un collègue prénommé Abdullah, ils allèrent ensemble chercher leurs bagages puis sortirent retrouver le chauffeur censé les attendre. Cela allait être le premier test avec leurs nouveaux amis sur le continent américain. Et en effet, quelqu’un brandissait un carton avec Miguel imprimé dessus. C’était le nom de code de Mustafa pour cette mission et il se dirigea vers l’homme pour lui serrer la main. L’autre ne dit rien mais leur fit signe de le suivre. Dehors, un monospace Plymouth marron les attendait. Les sacs allèrent à l’arrière, et les passagers s’installèrent sur les sièges de la rangée du milieu. Il faisait chaud à Mexico et jamais encore ils n’avaient connu un air aussi pollué. Ce qui aurait dû être un jour ensoleillé était gâché par la couverture grise surmontant la cité – la pollution atmosphérique, songea Mustafa.

Le chauffeur resta coi tout au long du trajet jusqu’à leur hôtel. Cela l’impressionna favorablement. S’il n’y avait rien à dire, autant se taire.

L’hôtel était de bonne qualité, comme prévu. Mustafa s’inscrivit en utilisant la fausse carte Visa qui lui avait été remise à l’avance et, au bout de cinq minutes, son ami et lui occupaient leur chambre spacieuse au quatrième étage. Ils la fouillèrent à la recherche de micros cachés avant de parler.

« Je me demandais si ce fichu vol prendrait fin un jour », grommela Abdullah, cherchant de l’eau minérale dans le minibar. On les avait mis en garde contre l’eau du robinet.

« Oui, moi aussi. Comment as-tu dormi ?

– Pas très bien. Je croyais que le seul avantage de l’alcool était de vous faire sombrer dans l’inconscience.

– Chez certains. Pas chez tous, indiqua Mustafa. Pour ça, il y a d’autres drogues.

– Qui sont haïssables pour Dieu, observa Abdullah. Sauf si c’est un médecin qui les administre.

– Nous avons désormais des amis qui ne pensent pas de la sorte.

– Des infidèles, cracha presque Abdullah.

– L’ennemi de mon ennemi est mon ami. »

Abdullah décapsula une bouteille d’Évian. « Non.

Un ami véritable, on peut s’y fier. Peut-on se fier à ces hommes ?

– Pas plus qu’il n’est indispensable », concéda Mustafa. Mohammed s’était montré prudent dans ses directives de mission. Ces nouveaux alliés ne les aideraient que compte tenu des circonstances, parce que eux aussi désiraient nuire au Grand Satan. Ils n’en demandaient pas plus pour l’instant. Un jour, ces alliés deviendraient à leur tour des ennemis, et ils devraient s’occuper d’eux. Mais ce jour n’était pas encore venu. Il réprima un bâillement. Temps de prendre un peu de repos. La journée du lendemain serait chargée.

 

 

Jack vivait dans un immeuble en copropriété à Baltimore, à quelques rues du stade des Orioles à Camden Yards, où il avait ses billets pour la saison, mais qui était plongé dans l’obscurité ce soir parce que l’équipe était en déplacement à Toronto. Pas vraiment bon cuisinier, il mangea dehors comme il le faisait d’habitude, seul, parce qu’il n’avait pas de rendez-vous, ce qui n’était pas non plus aussi inhabituel qu’il l’aurait souhaité. Le dîner achevé, il rentra chez lui à pied, alluma la télé, puis, se ravisant, s’assit plutôt devant son ordinateur, pour récupérer son courrier électronique et surfer sur le Net. C’est à ce moment qu’il se fit une réflexion. Sali vivait seul lui aussi, et alors qu’il avait souvent la compagnie de putes, ce n’était pas tous les soirs. Que faisait-il les autres nuits ? Est-ce qu’il se connectait sur internet ? Des tas de gens le faisaient. Les Britanniques avaient-ils mis sur écoute ses lignes téléphoniques ? Ils avaient dû. Mais le dossier de Sali n’incorporait aucun message électronique… Pourquoi ? Un truc à vérifier.

 

 

« Qu’est-ce que t’en penses, Aldo ? » demanda Dominic. La chaîne sportive ESPN diffusait un match de base-ball ; les Mariners jouaient contre les Yankees, pour l’heure au détriment des premiers.

« Je ne suis pas sûr d’apprécier l’idée de descendre un pauvre bougre en pleine rue, frérot.

– Et si tu sais que c’est un méchant ?

– Et si je descends pas le bon type parce qu’il se trouve qu’il conduit le même modèle de voiture et porte la même moustache ? Et s’il laisse une femme et des gosses ? Alors, je suis un putain de meurtrier – un tueur à gages, qui plus est. Ce n’est pas le genre de truc qu’on nous a enseigné durant nos classes, vois-tu ?

– Mais si tu sais que c’est un méchant, alors ? insista l’agent du FBI.

– Hé, Enzo, ce n’est pas non plus à ça qu’on t’a formé.

– Je le sais bien mais, là, la situation est différente. Si je sais que le mec est un terroriste, et qu’on ne peut pas l’arrêter, et qu’il a de nouveaux plans d’action, alors je pense que je peux le faire.

– Là-bas dans les montagnes d’Afghanistan, vois-tu, nos renseignements n’étaient pas toujours coulés dans le bronze. Certes, j’ai appris à risquer ma peau, mais pas celle du pauvre bougre d’en face.

– Les gars que vous traquiez, qui avaient-ils tué ?

– Hé, ils faisaient partie d’une organisation qui avait déclaré la guerre aux États-Unis d’Amérique. Ce n’étaient sans doute pas des anges. Mais je n’en ai jamais vu de preuve directe.

– Et si ç’avait été le cas ? insista Dominic.

– Mais ça ne l’a pas été.

– T’en as de la chance », répondit Enzo, qui se souvenait d’une petite fille dont la gorge avait été tranchée d’une oreille à l’autre. Un adage disait que les mauvais cas justifiaient les mauvaises lois mais les manuels ne pouvaient pas anticiper tous les actes que les gens pouvaient commettre. L’encre sur du papier était parfois un peu trop sèche pour le monde réel. Mais il avait toujours été le plus passionné des deux. Brian se montrait un rien plus flegmatique, comme Fonzie dans Happy Days. Jumeaux, certes, mais faux jumeaux. Dominic ressemblait plus à son père, italien et passionné. Brian penchait plutôt du côté maternel, plus froid, héritier d’un climat plus septentrional. Pour quelqu’un d’extérieur, ces différences auraient pu apparaître anodines, mais pour les jumeaux, c’était souvent le sujet de piques et de plaisanteries réciproques.

« Quand tu le vois, Brian, quand ça se présente pile devant ton nez, ça te provoque comme un déclic, mec. Ça te met le feu.

– Hé, je connais la chanson, d’accord ? J’ai déjà descendu cinq mecs à moi tout seul. Mais c’était le boulot, rien de personnel. Ils avaient essayé de nous prendre en embuscade, mais ils avaient mal lu le manuel et j’ai recouru au feu et à une manœuvre d’encerclement pour les tromper et les prendre à revers, comme on me l’avait enseigné. Ce n’est pas ma faute s’ils étaient nuls. Ils auraient pu se rendre mais ils ont préféré nous canarder. Mauvais plan de leur part, mais un homme doit faire ce qu’il juge le mieux. » Son film préféré était Hondo, l’homme du désert, de John Wayne.

« Hé, Aldo, j’ai pas dit que t’es un tueur.

– Je sais ce que tu veux dire, mais écoute, je n’ai pas envie de devenir comme eux, OK ?

– Ce n’est pas le but de la mission, frérot. Moi aussi, j’ai mes doutes, mais je ne vais pas rester planté là à attendre de voir comment ça se passe. On peut toujours rendre nos billes à tout moment.

– Je suppose. »

À cet instant, Derek Jeter renvoya la balle entre les deux bases. Les lanceurs devaient sans doute le considérer lui aussi comme un terroriste, pas vrai ?

 

 

De l’autre côté du bâtiment, Pete Alexander était au téléphone sur une ligne cryptée avec Columbia, Maryland.

« Alors, comment se débrouillent-ils ? » entendit-il Sam Granger demander.

Pete sirota son verre de sherry. « Ce sont de bons petits gars. Tous les deux ont des doutes. Le marine en parle ouvertement, le gars du FBI reste bouche cousue, mais on voit bien que ça mouline sec dans sa tête.

– C’est du sérieux, tu crois ?

– Difficile à dire. Hé, Sam, on a toujours su que l’entraînement serait la phase la moins évidente. Il n’y a pas des masses d’Américains prêts à devenir des tueurs professionnels – du moins, parmi ceux dont on a besoin pour la tâche.

– Il y avait bien ce gars à l’Agence qui aurait parfaitement convenu…

– Mais il est bien trop vieux, tu le sais bien, rétorqua d’emblée Alexander. Du reste, il termine sa carrière en beauté avec ce poste de l’autre côté de la mare, au pays de Galles, et il semble fort bien s’en accommoder.

– Si seulement…

– Si seulement ta tante en avait, on l’appellerait ton oncle, fit remarquer Pete. Sélectionner les candidats, c’est ton boulot. Les former, c’est le mien. Ces deux-là ont la cervelle et les aptitudes. Le plus dur, c’est le tempérament. J’y travaille. Sois patient.

– Au cinéma, c’est bien plus facile.

– Au cinéma, tout le monde est limite psychopathe. C’est ce que tu veux avoir dans tes effectifs ?

– Je suppose que non. » Les psychopathes, ce n’est pas ce qui manquait. N’importe quel service de police un tant soit peu important en connaissait plusieurs. Et ils étaient prêts à tuer pour une somme modeste, ou une petite quantité de drogue. Le problème avec de tels individus était qu’ils acceptaient mal les ordres, et qu’ils n’étaient pas très futés. Sauf encore une fois au cinéma. Où était cette petite Nikita quand on en avait vraiment besoin ?

« Donc, il faut qu’on trouve des gens de valeur, fiables, et avec de la cervelle. Ces gens-là réfléchissent et ils ne réfléchissent pas toujours de manière prévisible, n’est-ce pas ? Un gars qui a de la conscience, c’est sympa, mais, de temps en temps, il lui arrive de se demander si ce qu’il fait est bien. Pourquoi t’es-tu senti obligé d’envoyer deux catholiques ? Les juifs sont déjà bien assez pénibles. La culpabilité, ils l’ont de naissance… mais les cathos l’apprennent à l’école.

– Merci, Votre Sainteté, répondit Granger, pince-sans-rire.

– Sam, on savait en se lançant dans cette aventure que ça n’allait pas être facile. Bon Dieu, tu m’envoies un marine et un flic du FBI. Pourquoi pas un binôme de scouts, pendant que tu y étais ?

– OK, Pete. C’est ton turf. Une idée de la chronologie ? C’est qu’on a du boulot qui s’accumule, observa Granger.

– Peut-être un mois, et je pourrai te dire s’ils sont partants ou non. Ils auront besoin de savoir le pourquoi en plus du qui, mais ça, je te l’ai toujours dit, rappela Alexander à son chef.

– Certes », admit Granger. C’était franchement plus facile au cinéma, pas vrai ? Suffisait de laisser son doigt glisser jusqu’à la rubrique « Assassins Service » dans les Pages jaunes. Ils avaient pensé au début engager d’anciens agents du KGB. Tous avaient une formation excellente, tous avaient besoin d’argent – le tarif en vigueur était de moins de vingt-cinq mille dollars par individu éliminé, trois fois rien – mais ces éléments rendraient sans doute compte à la centrale de Moscou avec l’espoir de se faire réengager, et le Campus serait dès lors connu au sein de la communauté « noire ». Ils ne pouvaient pas se le permettre.

« Et du côté du nouveau joujou ? » demanda Pete. Tôt ou tard, ils auraient à entraîner les jumeaux à l’utilisation de ce nouvel instrument.

« Quinze jours, m’a-t-on dit.

– Tant que ça ? Sam, je l’ai proposé il y a déjà neuf mois.

– C’est pas un truc que tu trouves chez ton accessoiriste local. Il faut les fabriquer en partant de rien. Tu sais, trouver des opérateurs hautement spécialisés dans des endroits perdus, et des gens qui ne posent pas de questions…

– Je te l’ai dit, récupérez les gars qui font ce genre de trucs pour l’armée de l’air. Ils sont toujours en train de fabriquer des tas de petits gadgets malins. » Genre magnétophone planqué dans un briquet. Ça, c’était sans doute inspiré par les films. Et pour les trucs vraiment valables, le gouvernement n’avait presque jamais les bons artisans sous la main, raison pour laquelle ils utilisaient des sous-traitants civils, qui prenaient l’argent, faisaient le boulot, et restaient bouche cousue parce qu’ils voulaient d’autres contrats du même genre.

« Ils y travaillent, Pete. Quinze jours, insista-t-il.

– Bien reçu. D’ici là, j’aurai tous les pistolets avec silencieux que je veux. Ils se débrouillent plutôt bien avec les entraînements au pistage et à la filature. Ça aide pas mal qu’ils aient l’air ordinaire.

– Donc, pour résumer, tout baigne ? demanda Granger.

– Excepté pour les scrupules, ouais.

– OK, tiens-moi au courant.

– Entendu.

– À plus. »

Alexander reposa le combiné. Sacrées putains de scrupules, songea-t-il. Ce serait chouette d’avoir des robots, mais quelqu’un risquerait de remarquer Robby déambulant dans les rues. Et ça, ils ne pouvaient pas se le permettre. Ou alors peut-être l’Homme invisible, mais dans le roman de Wells, la drogue qui le rendait transparent l’avait également rendu fou, et leur numéro était déjà bien assez dingue comme ça. Il éclusa le reste de son sherry et, réflexion faite, s’en resservit un verre.