11

 

 

Sur l’autre rive

 

 

Le soleil se leva rapidement. Mustafa fut réveillé d’un coup par la combinaison de la lumière éclatante et d’un cahot sur la route. Il secoua la tête pour s’éclaircir les idées et se tourna pour découvrir Abdullah, souriant au volant.

« Où sommes-nous ? demanda le chef du commando à son principal subordonné.

– Nous sommes à une demi-heure à l’est d’Amarillo. Le trajet a été plutôt agréable ces trois cent cinquante derniers miles, mais je vais bientôt devoir faire le plein.

– Pourquoi ne m’as-tu pas réveillé plus tôt ?

– Pourquoi ? Tu dormais paisiblement et la route a été presque entièrement dégagée tout le temps, si l’on excepte ces satanés semi-remorques. Ces Américains doivent roupiller toute la nuit. Je ne crois pas avoir vu plus de trente voitures particulières depuis plusieurs heures. »

Mustafa regarda le compteur. Ils ne roulaient qu’à soixante-cinq. Donc, Abdullah roulait raisonnablement. Ils ne s’étaient pas fait arrêter par la police. Il n’y avait pas de raison de s’alarmer – sauf qu’Abdullah n’avait pas suivi les ordres aussi scrupuleusement que Mustafa l’aurait désiré.

« Là, dit le chauffeur en indiquant un panonceau bleu. On va pouvoir se ravitailler en essence et en nourriture. Je comptais de toute façon te réveiller ici, Abdullah. Ne t’en fais pas, mon ami. » La jauge était presque à zéro, nota Mustafa. Abdullah avait été stupide de la laisser descendre si bas, mais il n’y avait pas de quoi le tancer pour autant.

Ils s’arrêtèrent devant les pompes. Frappées de la marque Chevron, elles étaient automatiques. Mustafa sortit son portefeuille et introduisit sa carte Visa dans la fente, puis fit le plein du réservoir de la Ford avec quatre-vingts litres de super.

Dans l’intervalle, les trois autres étaient allés faire un tour aux toilettes pour hommes avant d’examiner le choix de nourriture. Il semblait qu’ils étaient bons une fois de plus pour des beignets. Dix minutes après s’être arrêtés sur l’aire de service, ils avaient repris l’autoroute, direction l’Oklahoma. D’ici une vingtaine de minutes, ils y entreraient.

À l’arrière, Rafi et Zuhaïr, bien réveillés, bavardaient entre eux et, tout en conduisant, Mustafa les écoutait sans se joindre à la conversation.

Le paysage était plat, analogue au pays natal par sa topographie, quoique bien plus verdoyant. L’horizon était étonnamment loin, au point qu’il était presque impossible d’estimer les distances au premier coup d’œil. Le soleil était à présent au-dessus de l’horizon et lui brûla les yeux jusqu’à ce qu’il se souvienne de la présence des lunettes noires dans sa poche de chemise. Elles aidaient un peu.

Mustafa nota quelle était sa présente disposition d’esprit. Il trouvait la conduite reposante, le paysage agréable à contempler et le travail – jusqu’ici – facile. Toutes les quatre-vingt-dix minutes à peu près, il voyait une voiture de police, qui le dépassait en général à vive allure, bien trop vite pour que le flic à l’intérieur les remarque, lui et ses amis. Le conseil de conduire en respectant les limitations de vitesse avait été judicieux. Ils progressaient gentiment mais se faisaient régulièrement doubler, même par les gros camions. Ne pas enfreindre la loi, même à peine, suffisait à les rendre invisibles à la police dont le principal souci était de traquer les usagers trop pressés. Il avait désormais confiance dans la sécurité de leur mission. Si tel n’avait pas été le cas, ils auraient été suivis ou attirés dans un piège sur quelque tronçon de route déserte pour se retrouver face à une horde d’ennemis armés. Mais non, il n’en avait rien été. Un avantage supplémentaire d’une conduite à une vitesse raisonnable était que quiconque les filerait serait aussitôt repéré. Il suffisait de regarder de temps en temps dans le rétro. Personne ne s’attardait plus de quelques minutes derrière eux. Un poursuivant de la police serait un homme – forcément – entre la vingtaine et la trentaine. Peut-être deux hommes, un au volant, un pour regarder. Les hommes seraient d’allure athlétique, avec une coupe de cheveux classique. Ils les suivraient quelques minutes avant de rompre le contact, lorsqu’un autre prendrait le relais. Ils seraient adroits, bien entendu, mais la nature de la mission rendrait leurs procédures prévisibles. Des voitures disparaîtraient pour réapparaître ensuite. Mais Mustafa était aux aguets et aucune voiture n’était apparue plus d’une fois. Ils pouvaient être surveillés par un appareil aérien, bien entendu, mais les hélicoptères étaient faciles à repérer. Non, le seul vrai danger proviendrait d’un petit appareil à voilure fixe, mais il ne pouvait pas non plus s’inquiéter de tout. Si c’était écrit, c’était écrit, et on n’y pouvait rien. Pour le moment, la route était dégagée et le café excellent. C’était une belle journée qui s’annonçait, Oklahoma city 36 miles, proclamait la grande pancarte verte.

 

 

NPR annonça que c’était l’anniversaire de Barbra Streisand, une information capitale pour débuter la journée, se dit John Patrick Ryan Junior alors qu’il s’extrayait du lit pour se diriger vers la salle de bains. Quelques minutes plus tard, il constata que la cafetière à minuterie avait rempli convenablement son office en remplissant le contenu de deux tasses dans le pot de plastique blanc. Il décida de faire un tour au McDonald prendre une omelette Egg McMuffin avec des pommes de terre grillées, en partant au travail. Ce n’était pas exactement un petit déjeuner diététique, mais il calait bien et puis, à vingt-trois ans, il ne se souciait pas vraiment des lipides et du cholestérol – comme son père… à cause de sa mère. À cette heure-ci, sa mère devait déjà être prête à se faire conduire à Hopkins (par son agent du service de protection présidentielle), pour son travail matinal, sans café si elle devait opérer, parce qu’elle craignait que la caféine ne lui occasionne de légers tremblements des mains – et lui fasse enfoncer son petit canif dans la cervelle du pauvre bougre après lui avoir embroché le globe oculaire comme une olive dans un Martini (c’était la blague préférée de son père, qui lui valait en général une petite claque gentille de maman). Papa allait se mettre à plancher sur ses Mémoires, assisté par un nègre (ce qu’il détestait, mais l’éditeur avait insisté). Sally était en plein stage d’internat en médecine ; il ne savait pas ce qu’elle faisait au juste en ce moment. Katie et Kyle devaient se préparer pour aller à l’école. Mais Jack Junior devait aller travailler, lui. Il s’était récemment rendu compte que la fac avait constitué en fait ses dernières vraies vacances. Oh, bien sûr, tous les petits garçons et les petites filles n’ont qu’un seul désir : grandir au plus vite pour prendre leur vie en main, mais quand ils sont arrivés là, il est trop tard pour faire machine arrière. Et cette contrainte du travail quotidien est d’un chiant… Bon, d’accord, on vous paie pour ça – mais il était déjà riche, rejeton d’une famille huppée. L’argent dans son cas, il l’avait déjà, et il n’était pas du genre dépensier au point de dilapider sa fortune et perdre sa situation, n’est-ce pas ? Il déposa la tasse vide dans le lave-vaisselle et retourna dans la salle de bains se raser.

Tiens, encore un truc chiant. Merde, un jeune ado était toujours ravi de voir ses premières traces de duvet bruni et devenir drues… et puis, bientôt il fallait se raser une ou deux fois par semaine, en général avant un rendez-vous galant. Mais tous les matins – putain, quelle plaie ! Il se souvenait d’avoir regardé faire son père, comme souvent les jeunes garçons, et de s’être dit que ça devait être rudement chouette d’être un grand. Ouais, bien sûr. Grandir, franchement, c’était beaucoup de tracas. Mieux valait avoir un papa et une maman pour se charger de toutes ces corvées. Et pourtant…

Et pourtant, il faisait des trucs importants, maintenant, et, quelque part, cela offrait des satisfactions. Plus ou moins. Une fois qu’on s’était carré toutes les tâches ménagères qui allaient avec. Mouais, bon. Une chemise propre. Choisir une cravate et son épingle. Enfiler le veston. Sortir. Au moins, il avait une bagnole amusante à conduire. Il pourrait peut-être s’en acheter une autre. Un cabriolet, par exemple. L’été arrivait et ce serait sympa de sentir le vent vous souffler dans les cheveux. Jusqu’à ce qu’un pervers muni d’un canif vous taillade la capote, vous obligeant à appeler l’assurance et à voir votre bagnole disparaître au garage pendant trois jours. Quand on y réfléchissait, grandir, c’était comme d’aller au centre commercial acheter des sous-vêtements. Tout le monde en avait besoin, mais on ne pouvait pas en faire grand-chose, à part les enlever.

Le trajet jusqu’au boulot était à peu près aussi routinier que celui jusqu’à la Fac, excepté qu’il n’avait plus à s’inquiéter dorénavant d’avoir un examen. Sauf que s’il se plantait, il perdrait son boulot, et que cette tache noire le suivrait bien plus longtemps qu’un « F » en sociologie. Donc, pas question de se planter. Le problème avec ce boulot était que chaque journée était consacrée à l’apprentissage, pas à la mise en pratique des connaissances. Le grand mensonge de la fac était qu’on vous y enseignait ce dont vous aviez besoin pour connaître la vie. Ouais, c’est ça. Il n’avait sans doute pas eu cet effet pour papa – quant à maman, merde, elle n’avait jamais cessé de lire ses revues médicales pour toujours apprendre de nouveaux trucs. Et pas que des revues américaines, d’ailleurs, mais aussi anglaises et françaises ; car elle parlait fort bien le français et disait que les toubibs français étaient bons. Mieux que leurs hommes politiques, mais là encore quiconque jugerait l’Amérique à l’aune de ses dirigeants conclurait sans doute que les États-Unis étaient un pays de connards. Du moins depuis que son père avait quitté la Maison-Blanche.

Il écoutait de nouveau NPR. C’était sa station d’infos favorite, et c’était toujours mieux que d’écouter ce qu’on vous infligeait maintenant en guise de musique populaire. Il avait grandi en écoutant sa mère jouer du piano, surtout Bach et ses pairs – à la rigueur un peu de John Williams en tribut à la modernité, même s’il écrivait plus pour les cuivres que pour le clavier.

Encore un attentat-suicide en Israël. Merde, son père avait fait tout ce qu’il avait pu pour apaiser les tensions dans la région mais malgré tous ses efforts, même auprès des Israéliens, rien n’y avait fait. Juifs et Arabes semblaient tout bonnement incapables de s’entendre. Son père en discutait avec le prince Ali ben Sultan chaque fois qu’ils avaient l’occasion de se rencontrer, et la frustration qu’ils manifestaient tous les deux faisait peine à voir. Le prince n’avait pas été désigné pour hériter de la couronne de son pays – ce qui était peut-être une bénédiction, estima Jack, car être roi devait être encore pire qu’être président – mais il demeurait un personnage important qui avait la plupart du temps l’oreille de l’actuel souverain… ce qui l’amena à…

Ouda ben Sali. Il y aurait encore des nouvelles de lui ce matin. L’interception faite la veille par le SIS britannique, via ces nullards de la CIA à Langley. Des nullards ? se demanda Jack. Après tout, son propre père avait travaillé là-bas, il s’y était distingué avant de monter en grade, et il avait dit bien des fois à ses enfants de ne rien croire de ce qu’on racontait au cinéma sur le milieu du renseignement. Jack Junior lui avait posé des questions et avait obtenu le plus souvent des réponses insatisfaisantes ; désormais, il apprenait à quoi ce travail ressemblait en réalité. À un boulot plutôt ennuyeux. Aussi passionnant que le boulot d’expert-comptable, genre chasser la souris à Jurassic Park, avec l’avantage au moins d’être invisible des prédateurs. Personne ne connaissait l’existence du Campus et tant que cela restait vrai, tous ses pensionnaires étaient en sécurité. Cela contribuait au sentiment de confort mais, encore une fois, renforçait l’ennui. Junior était encore assez jeune pour croire que les événements excitants, c’était sympa.

Quitter à gauche la nationale 29 pour entrer au Campus. La place de parking habituelle. Un sourire et un signe de la main au vigile, et hop, direction son bureau à l’étage. C’est à ce moment seulement que Junior se rendit compte qu’il était passé devant le McDo sans s’arrêter, il prit donc deux feuilletés en passant devant la cafèt’et se prépara une tasse de café avant de gagner son poste de travail. Allumer l’ordi et au turf.

« Bonjour, Ouda, dit Jack Junior à son écran. Qu’est-ce que t’as encore mijoté ? » L’horloge à l’écran indiquait 8 : 25. Ce qui correspondait au début de l’après-midi sur la place financière de Londres. Ben Sali avait un bureau dans l’immeuble de la Lloyd’s qui, se souvenait Junior d’un précédent voyage outre-Atlantique, ressemblait à une raffinerie de pétrole vitrée. Quartier chic et voisins des plus fortunés. Le rapport ne disait pas à quel étage, mais Jack n’était de toute façon jamais monté dans le bâtiment. Les assurances. Ce devait être le boulot le plus chiant qui soit, attendre qu’un immeuble brûle de fond en comble.

Donc, hier, Ouda avait passé quelques coups de fil, dont un à… ha-ha ! « Ce nom me dit quelque chose », dit à son moniteur le jeune Ryan. C’était celui d’un très riche personnage du Moyen-Orient qui s’était fait remarquer pour ses mauvaises fréquentations et qui depuis se trouvait sous la surveillance des services de sécurité britanniques. Donc, de quoi avaient-ils donc parlé ?

C’était inscrit dans le rapport. La conversation s’était tenue en arabe et la traduction… ç’aurait aussi bien pu être sa femme qui lui demandait de penser à acheter du lait en revenant du boulot. À peu près aussi excitant et révélateur – sauf qu’Ouda avait répondu à ces mots parfaitement anodins par un « En es-tu sûr ? » Pas le genre de chose qu’on dit à sa femme quand elle vous demande d’acheter un quart de lait avant de rentrer à la maison.

« Le ton suggère un sens caché », avait discrètement indiqué le Rosbif au bas de son rapport.

Puis, plus tard le même jour, Ouda avait quitté son bureau en avance pour se rendre dans un autre pub où il avait retrouvé le gars avec lequel il avait eu son entretien téléphonique. Donc, la conversation n’avait pas été aussi anodine que ça. Mais, même s’ils n’avaient pas réussi à surprendre l’entretien à l’intérieur du bar, la conversation téléphonique n’avait pas non plus spécifié un lieu et une heure de rendez-vous… et Ouda n’avait pas passé beaucoup de temps dans ce pub.

« B’jour, Jack, lança Wills en entrant avant d’accrocher son veston. Qu’est-ce qui se passe ?

– Notre ami Ouda frétille comme un gardon. » Jack cliqua sur le bouton « Impression » et tendit la sortie d’imprimante à son collègue avant même qu’il ait eu le temps de s’asseoir.

« Il semblerait, en effet…

– Tony, ce gars est de la partie, dit Jack avec une certaine conviction.

– Qu’a-t-il fait après la conversation téléphonique ? Des transactions inhabituelles ?

– Je n’ai pas encore vérifié mais, si tel est le cas, alors c’est son ami qui lui en a donné l’ordre, et ils se sont retrouvés ensuite autour d’une pinte de John Smith’s Bitter pour lui permettre de le confirmer.

– Là, tu extrapoles. Ici, on essaie d’éviter, prévint Wills.

– Je sais », grommela Jack. Il était temps de jeter un œil sur les mouvements de capitaux de la veille.

« Oh, au fait, tu dois rencontrer quelqu’un de nouveau, aujourd’hui.

– Qui ça ?

– Dave Cunningham. Expert-comptable, il travaillait à la Justice – le crime organisé. Il s’y entend pour repérer les irrégularités fiscales.

– Est-ce qu’il pense que j’ai trouvé quelque chose d’intéressant ? demanda Jack avec de l’espoir dans la voix.

– On verra bien quand il sera ici – après déjeuner. Il est sans doute en train d’examiner tes rapports, à l’heure qu’il est.

– D’accord », réagit Jack. Peut-être avait-il flairé une piste. Peut-être le boulot avait-il un petit peu de sel, en définitive. Peut-être qu’ils lui refileraient un joli ruban rouge pour sa machine à calculer. Compte là-dessus.

 

 

Les journées suivaient le train-train quotidien. Jogging matinal et stand de tir, le tout suivi du petit déjeuner et d’une discussion. En substance, pas bien différent de ce qu’avait connu Dominic à l’école du FBI ou Brian lors de son instruction. C’était cette similitude d’ailleurs qui troublait le marine. L’entraînement chez les marines visait à tuer des gens et casser des trucs. Idem ici.

Dominic était plutôt meilleur dans la partie surveillance, parce que l’école du FBI enseignait à partir d’un manuel dont ne disposaient pas les militaires. Enzo était en outre excellent au pistolet quand Aldo préférait son Beretta au Smith & Wesson de son frère. Ce dernier avait buté un méchant avec son Smith, quand Brian avait fait le boulot avec un fusil M16A2 à distance respectable – cinquante mètres, assez près pour voir le regard de l’adversaire quand la balle faisait mouche, et assez loin pour qu’un tir de riposte ne soit pas vraiment un souci. Son sous-officier artilleur l’avait tancé en lui reprochant de ne pas s’être aussitôt jeté à terre lorsqu’il avait vu les AK se tourner dans sa direction, mais Brian avait tiré une importante leçon de sa seule expérience au combat. Il avait découvert qu’à ce moment l’esprit et l’intellect passaient en surmultiplié, le monde alentour semblait ralentir, et ses pensées étaient devenues d’une clarté extraordinaire. Rétrospectivement, il était même surpris de ne pas avoir vu les balles en plein vol, tant son esprit fonctionnait vite – les cinq derniers projectiles d’un chargeur d’AK-47 étaient en général des balles traçantes, et il les avait bel et bien vues même si elles ne se dirigeaient pas vers lui. Son esprit revenait souvent à ces cinq ou six minutes si chargées, pour se livrer à une autocritique, voir ce qu’il aurait dû mieux faire, et se promettre de ne pas répéter ces erreurs de réflexion et de commandement, même si Sullivan la Mitraille avait témoigné d’un grand respect pour son capitaine par la suite, lors du compte rendu de mission de Caruso avec ses hommes, une fois de retour à leur base.

« Comment s’est passé le footing, ce matin, les gars ? s’enquit Pete Alexander.

– Délicieux, répondit Dominic. Peut-être que je devrais penser à le faire avec un sac de vingt kilos.

– Ça peut s’envisager, répondit Alexander.

– Hé, Pete, on faisait ça dans les forces de reconnaissance, ça n’a rien de marrant, objecta aussitôt Brian. Mollo sur le sens de l’humour, frérot, ajouta-t-il à l’intention de son frère.

– Eh bien, ça fait plaisir de voir que vous êtes toujours en forme », constata tranquillement Pete. Il faut dire qu’il n’avait pas à se taper d’entraînement matinal, lui. « Alors, quoi de neuf ?

– Je persiste à regretter de ne toujours pas en savoir plus sur la raison de notre présence ici, Pete, dit Brian en levant les yeux de son café.

– Vous n’êtes pas du genre patient, vous, hein ? répliqua l’officier instructeur.

– Écoutez, chez les marines, on s’entraîne tous les jours, mais même quand on ne sait pas au juste à quoi l’on s’entraîne, on sait qu’on est des marines, et qu’on ne va pas nous préparer à distribuer des bonbons à la sortie d’un centre commercial.

– Et à quoi pensez-vous qu’on vous prépare, en ce moment ?

– À tuer des gens sans avertissement, et sans règles bien définies. Pour moi, ça ressemble à du meurtre. » OK, se dit Brian, il l’avait dit tout haut. Qu’est-ce qui allait se produire à présent ? Sans doute un retour à Camp Lejeune et la reprise de sa carrière dans la « Machine verte ». Enfin, ça aurait pu être pire.

« OK, bon, je suppose que le moment est venu, concéda Pete Alexander. Et si vous receviez l’ordre de mettre fin à la vie de quelqu’un ?

– Si l’ordre est légitime, je l’exécuterai, mais la loi – le système – m’autorise à réfléchir au degré de légitimité des ordres.

– OK, une question : admettons que vous ayez reçu ordre de mettre fin à la vie d’un terroriste connu. Comment réagissez-vous ? demanda Pete.

– Facile. On le bute, répondit aussitôt Brian.

– Pourquoi ?

– Les terroristes sont des criminels, mais on ne peut pas toujours les arrêter. Ces individus font la guerre à mon pays, et si je reçois l’ordre de riposter, tant mieux. C’est ce pour quoi je me suis engagé, Pete.

– Le système ne nous permet pas toujours de faire ça, observa Dominic.

– Mais le système permet d’abattre sur place des criminels, mettons, en flagrant délit. Tu l’as fait, et je ne crois pas que tu aies eu beaucoup de regrets.

– Et tu n’en auras pas non plus. C’est pareil pour toi. Si le président dit de faire quelque chose et que tu es en uniforme, il est le commandant en chef, Aldo. Tu as le droit légal – merde, le devoir – de tuer qui il t’ordonne de tuer.

– Certains Allemands n’ont-ils pas utilisé cet argument dans les années 45-46 ? demanda Brian.

– À ta place, je ne m’en soucierais pas trop. Il faudrait qu’on perde une guerre pour que ça devienne un souci. Et je n’envisage pas la chose dans un avenir proche.

– Enzo, si ce que tu viens de dire est vrai, alors si les Allemands avaient gagné la Seconde Guerre mondiale, personne n’aurait dû se formaliser du sort de six millions de juifs.

– Les peuples, interrompit Alexander, ne sont pas une catégorie juridique.

– C’est Enzo le juriste, là », fit remarquer Brian.

Dominic saisit la balle au bond : « Si le président enfreint la loi, alors la Chambre des Représentants le destitue et le Sénat le condamne, il se retrouve à la rue et est l’objet de sanctions pénales.

– D’accord. Mais quid des gars qui exécutent les ordres ? rétorqua Brian.

– Tout dépend, répondit Pete aux deux garçons. Si le président sortant leur a accordé une grâce présidentielle, quelle responsabilité ont-ils ? » La réponse avait amené Dominic à tourner brusquement la tête. « Aucune, je suppose. Le président possède un pouvoir de grâce souverain selon les termes de la Constitution, un peu comme un roi de l’ancien temps. En théorie, un président pourrait se gracier lui-même, mais ce serait un vrai sac de nœuds juridique. La Constitution est la loi suprême du pays. En fait, la Constitution est Dieu et ses décisions sont sans appel. Vous savez, excepté quand Ford a gracié Nixon, c’est un domaine qui n’a jamais été réellement étudié en détail. Mais la Constitution est faite pour être appliquée raisonnablement par des gens raisonnables. C’est peut-être son unique faiblesse. Les juristes sont des avocats et cela signifie que, raisonnables, ils ne le sont pas toujours.

– Donc, en théorie, si le président vous accorde sa grâce pour avoir tué quelqu’un, vous ne pouvez pas être puni pour ce crime, c’est bien ça ?

– Exact. » La réponse suscita un léger rictus chez Dominic.

« Qu’est-ce que vous en dites ?

– Ce n’est qu’une hypothèse », répondit Alexander, battant perceptiblement en retraite. Toujours est-il que cela mit fin au cours de droit théorique, et leur instructeur se félicita de leur avoir dit quantité de choses sans, dans le même temps, en révéler beaucoup.

 

 

Les noms des villes lui étaient si étrangers, nota paisiblement Mustafa, pour lui-même. Shanwee. Okemah. Weleetka. Pharaoh. Celui-là, c’était le plus bizarre de tous. Ils n’étaient pourtant pas en Egypte. Un pays musulman mais aussi un pays de confusion, où les politiciens ne reconnaissaient pas l’importance de la Foi. Mais cela changerait tôt ou tard. Mustafa s’étira dans son siège et se prit une cigarette. Encore la moitié du plein. Cette Ford avait certainement un réservoir de belle capacité pour brûler le pétrole arabe. Quelle bande d’ingrats, ces salauds d’Américains ! Les pays islamiques leur vendaient du pétrole, et que l’Amérique donnait-elle en échange ? Des armes aux Israéliens pour tuer les Arabes, pas grand-chose d’autre. Des revues cochonnes, de l’alcool et autres sources de corruption pour tenter même le croyant. Mais quel était le pire, corrompre ou être corrompu, victime des infidèles ? Un jour, tout cela serait rétabli, quand la loi d’Allah se serait répandue sur le monde. Ce jour viendrait et lui et ses compagnons de lutte n’étaient encore que l’avant-garde de la volonté d’Allah. Leur mort serait celle de martyrs et c’était un sujet de fierté. En temps opportun, leurs familles apprendraient leur destin – pour ça, ils pouvaient sans doute compter sur les Américains – et pleureraient leurs morts, mais elles célébreraient leur fidélité. Les services de police américains adoraient montrer leur efficacité après que la bataille avait été déjà perdue. Cela suffit à susciter chez lui un sourire.

 

 

Dave Cunningham faisait son âge. La soixantaine l’avait marquée, jugea Jack. Cheveux gris qui se dégarnissaient. Un sale teint. Il avait arrêté de fumer mais pas assez tôt. Ses yeux gris cependant étincelaient avec la curiosité d’une fouine traquant les chiens de prairie dans les monts Dakota.

« Vous êtes Jack Junior ? demanda-t-il en entrant.

– Coupable, admit l’intéressé. Qu’avez-vous pensé de mes calculs ?

– Pas mal, pour un amateur, concéda Cunningham. Votre homme semble effectivement entreposer et blanchir des fonds – pour lui, et pour un tiers.

– Qui est ce tiers ? demanda Wills.

– Aucune certitude, mais c’est un homme du Moyen-Orient, riche, et près de ses sous. Marrant, du reste. Tout le monde s’imagine qu’ils distribuent l’argent autour d’eux comme des marins en goguette. Certains, observa le comptable, mais d’autres sont de vrais rapiats. Quand ils lâchent un nickel, on entend beugler le bison. » L’expression trahissait son âge. Les pièces de cinq cents frappées d’un bison remontaient si loin dans le passé que Jack ne saisit même pas la plaisanterie. Puis Cunningham déposa une feuille sur le bureau entre Ryan et Wills. Trois transactions y étaient entourées de rouge.

« Il ne fait pas très attention. Tous ses transferts louches se font par liasses de dix mille. Ça les rend faciles à repérer. Il les fait passer pour des dépenses personnelles – l’argent va sur ce compte, sans doute pour le cacher à ses parents. Les comptables saoudiens ont tendance à être laxistes. J’imagine qu’il leur faut plus d’un million pour qu’ils commencent à s’inquiéter. Ils s’imaginent sans doute qu’un gars comme lui peut aisément claquer dix mille livres pour une nuit en galante compagnie ou une soirée au casino. Les jeunes gens fortunés aiment bien le jeu, même s’ils ne sont pas très doués pour ça. S’ils vivaient plus près de Las Vegas ou d’Atlantic City, cela serait merveilleux pour la balance commerciale du pays.

– Peut-être que les prostituées européennes sont meilleures que les nôtres ? se demanda tout haut Jack.

– Fiston, à Vegas, vous pouvez commander une mule cambodgienne blonde aux yeux bleus et elle sera à la porte de votre chambre moins d’une demi-heure après que vous aurez raccroché le téléphone. » Les pontes de la Mafia avaient eux aussi leurs petites préférences personnelles, avait appris Cunningham avec les années. Cela avait au début scandalisé son grand-père méthodiste mais, après avoir réalisé que ce n’était jamais qu’un autre moyen de traquer les criminels, il avait appris à voir de tels expédients avec d’autres yeux. Les individus corrompus agissaient de manière corrompue. Cunningham avait également participé à l’opération « Serpents élégants », qui avait envoyé six membres du Congrès à la prison fédérale de la base aérienne d’Eglin, en Floride, grâce au recours à des méthodes similaires. Il s’était dit que ça expliquait les Cadillac de luxe pour les jeunes pilotes qui s’envolaient de cette base et procurait sans doute un bon exercice aux anciens représentants du peuple.

« Dave, notre ami Ouda est-il de la partie ? » demanda Jack.

Cunningham leva les yeux de ses papiers. « Il m’en a tout l’air, fils. »

Jack se carra dans son fauteuil avec un sentiment de satisfaction intense. Il avait bel et bien réussi un truc… peut-être même un truc important ?

 

 

Le paysage se fit plus vallonné quand ils entrèrent dans l’Arkansas. Mustafa jugea que ses réflexes s’étaient un peu émoussés après six cents kilomètres au volant, aussi s’arrêta-t-il sur une aire de service et, après avoir fait le plein, laissa Abdullah le relayer. Ça faisait du bien de s’étirer. Puis ils reprirent l’autoroute. Abdullah conduisait prudemment. Ils ne doublaient que des personnes âgées et restaient sur la file de droite pour éviter de se faire tamponner par les poids lourds qui fonçaient. Outre leur désir de ne pas se faire remarquer de la police, ils n’étaient pas non plus trop pressés. Ils avaient encore deux jours pour identifier leur objectif et remplir leur mission. Et c’était plus que suffisant. Il se demanda ce que faisaient les trois autres équipes. Tous avaient une distance plus courte à couvrir. L’un d’eux devait sans doute être déjà dans sa ville cible. Leurs ordres étaient de se choisir un hôtel correct mais sans opulence, à moins d’une heure de route de l’objectif, d’effectuer une reconnaissance, de confirmer ensuite par message électronique qu’ils étaient prêts, et puis d’attendre sans broncher que Mustafa leur donne le signal de passer à l’action. Plus simples étaient les ordres, mieux c’était, bien sûr, puisque cela réduisait les risques de confusion et d’erreur. C’étaient tous des éléments de valeur, parfaitement au fait de leur mission. Il les connaissait bien. Saïd et Mehdi étaient, comme lui, saoudiens, et comme lui des fils de familles riches qui en étaient venus à mépriser leurs parents à cause de leur propension à lécher les bottes des Américains et de leurs semblables. Sabawi était irakien. N’étant pas issu d’une famille fortunée, il était devenu un vrai croyant. Sunnite comme les autres, il voulait qu’on se souvienne de lui, même au sein de la majorité chiite de son pays, comme d’un fidèle serviteur du Prophète. Les chiites irakiens, si récemment libérés – et par des infidèles ! – du pouvoir sunnite paradaient dans leur pays comme s’ils étaient les seuls à détenir la Vraie Foi. Sabawi voulait leur montrer l’étendue de leur erreur. Mustafa, quant à lui, s’intéressait bien peu à de telles futilités. Pour lui, l’islam était une large tente, avec de la place pour quasiment tous…

« J’ai mal au cul, dit Rafi, à l’arrière.

– On n’y peut rien, mon frère », répondit Abdullah, au volant. Étant le chauffeur, il estimait pouvoir s’arroger le commandement temporaire.

« Je sais bien, mais j’ai quand même mal au cul, observa Rafi.

– On aurait pu prendre des chevaux, mais ils auraient été trop lents, et eux aussi ils peuvent être douloureux pour l’arrière-train, mon ami », observa Mustafa. Cette déclaration fut accueillie par des éclats de rire et Rafi replongea le nez dans son exemplaire de Playboy.

La carte révélait un itinéraire facile jusqu’à ce qu’ils parviennent aux abords de la ville de Small Stone. Là, ils auraient intérêt à être parfaitement réveillés. Mais, pour l’instant, l’autoroute sinuait entre des collines couvertes d’arbres et de verdure. C’était un sacré changement par rapport au nord du Mexique qui évoquait plus ou moins les dunes de sable de leur pays… qu’ils ne reverraient jamais.

Pour Abdullah, conduire était un plaisir. La voiture n’était pas aussi belle que la Mercedes de son père, mais elle suffisait bien pour le moment, et le contact du volant était agréable sous ses mains, alors que, calé contre le dossier, il tirait sur sa Winston avec un sourire de contentement. Il y avait des gens en Amérique qui faisaient des courses de voitures sur de grandes pistes ovales – quel plaisir ce devait être ! Pouvoir conduire aussi vite qu’on veut, être en compétition avec d’autres – et les vaincre ! Ce devait être encore meilleur qu’avoir une femme… enfin, presque… ou juste différent, se corrigea-t-il. Cela dit, avoir une femme après avoir remporté une course, là, ce devait être jouissif. Il se demanda s’il y avait des voitures au paradis. Belles, rapides, comme ces Formule 1 qu’ils appréciaient tant en Europe, négocier les virages puis lâcher toute la puissance dans les lignes droites, conduire aussi vite que le permettaient la voiture et la route. Il pouvait tenter le coup ici. Cette bagnole devait sans doute pouvoir grimper à deux cents… mais non, leur mission était plus importante.

Il jeta son mégot par la fenêtre. Juste quand une voiture de police les dépassait, blanche avec des bandes bleues sur le flanc. Police d’État de l’Arkansas. Celle-là, elle ressemblait à une petite bombe, et le type à l’intérieur avait un splendide chapeau de cow-boy. Comme tous les êtres humains sur la planète, Abdullah avait vu sa dose de films américains, y compris les westerns, avec ces cavaliers menant des troupeaux ou se battant en duel au pistolet dans leurs saloons pour régler des affaires d’honneur. L’imagerie le séduisait -mais c’était le but de la chose, se remémora-t-il. Encore une tentative des infidèles pour séduire les croyants. Pour être juste, toutefois, les films américains étaient surtout destinés à plaire au public américain. Combien de films arabes avait-il vus montrer les forces de Saladin – un Kurde, en plus ! – repousser les envahisseurs chrétiens ? Ils étaient là pour enseigner l’histoire et encourager la virilité des jeunes Arabes, pour mieux écraser les Israéliens, ce qui, hélas, ne s’était pas encore produit. Donc, c’était sans doute pareil avec les westerns américains. Leur concept de la virilité n’était pas si différent de celui des Arabes, sauf qu’ils se servaient de revolvers au lieu du sabre, tellement plus viril. Le pistolet avait certes une portée supérieure, et les Américains étaient avant tout des combattants pragmatiques – en plus d’être fort habiles au tir à l’arme à feu. Pas plus courageux que les Arabes, bien sûr, juste plus adroits.

Oui, il faudrait qu’il se méfie des Américains et de leurs flingues, se dit Abdullah. Si l’un d’eux tirait aussi bien que les cow-boys de cinéma, leur mission pouvait bien connaître une fin prématurée, et cela, c’était hors de question.

Il se demanda ce que le policier qui le dépassait portait à sa ceinture – et s’il était un tireur émérite. Ils pouvaient en avoir le cœur net, bien sûr, mais il n’y avait qu’un seul moyen de procéder et, là aussi, ce serait aux dépens de leur mission. Aussi Abdullah regarda-t-il la voiture de police s’éloigner jusqu’à ce qu’elle disparaisse au loin, avant de retrouver l’habituel défilé des semi-remorques qui le dépassaient tandis qu’il roulait tranquillement vers l’est, au rythme régulier de cent-cinq kilomètres et trois clopes à l’heure, plus des gargouillis d’estomac, Small Stone 30 miles.

 

 

« Voilà qu’ils s’excitent de nouveau à Langley, annonça Davis à son patron.

– Qu’est-ce que t’as entendu ? demanda Gerry.

– Un agent traitant a recueilli un truc étrange d’une de ses sources en Arabie Saoudite. Comme quoi certains suspects auraient pour ainsi dire quitté la ville pour rejoindre une destination inconnue, mais il penche pour l’Occident. Une bonne dizaine en tout.

– Quelle est la crédibilité de l’info ?

– Un "3" en termes de fiabilité, même si la source est en général plutôt bien considérée. Certains connards du QG ont décidé de descendre sa cotation, allez savoir pourquoi. » C’était un des problèmes au Campus. Ils dépendaient des autres pour l’essentiel de leurs analyses. Même s’ils avaient des éléments particulièrement doués dans leurs propres services d’analyses, le vrai travail était réalisé sur l’autre rive du Potomac, et la CIA avait eu sa part d’occasions manquées ces dernières années – mettons, ces dernières décennies, se remémora Gerry. Personne ne faisait mouche à tout coup dans cette catégorie, et pas mal de bureaucrates de la CIA étaient encore trop payés, même avec leur maigre traitement de fonctionnaire. Mais tant que leurs dossiers étaient convenablement remplis, personne ne s’en souciait ou même le remarquait. Ce qui était significatif était que les Saoudiens avaient une façon de se débarrasser de leurs fauteurs de troubles potentiels en les laissant aller commettre leurs crimes ailleurs, et s’ils devaient en souffrir, le gouvernement saoudien se montrerait alors des plus coopératifs, un bon moyen de couvrir parfaitement ses arrières.

« Qu’est-ce que t’en penses ? demanda-t-il à Tim Davis.

– Merde, Gerry, je ne suis pas cartomancienne. Pas de boule de cristal, pas d’oracle de Delphes. » Davis laissa échapper un soupir de frustration. « La Sécurité intérieure a été avertie, ce qui veut donc dire le FBI et le reste de leur groupe d’analyse, mais tout ça, c’est du renseignement "mou", vois-tu. Rien de concret à quoi se raccrocher. Trois noms, mais pas de photos, et n’importe quel crétin peut se refaire une virginité sous un nouveau nom. » Jusqu’aux romans populaires qui vous expliquaient la méthode. Même pas besoin d’être particulièrement patient, parce qu’aucun État de l’Union ne croisait les actes de naissance et les certificats de décès, ce qui aurait été pourtant facile, même pour des fonctionnaires.

« Alors, qu’est-ce qui se passe ? »

Davis haussa les épaules. « Comme d’habitude. Les gars de la sécurité des aéroports vont recevoir une nouvelle circulaire d’alerte ; résultat, ils vont encore harceler des braves gens pour s’assurer que personne ne détourne un avion. On aura des flics partout à la recherche de voitures suspectes mais ça voudra surtout dire que les chauffards se feront alpaguer. On a un peu trop crié au loup. Même la police a du mal à prendre tout ça au sérieux, Gerry, et franchement, qui peut le leur reprocher ?

– Bref, toutes nos défenses sont neutralisées… par nous ?

– En pratique, oui. Jusqu’à ce que la CIA ait plus d’effectifs sur le terrain pour identifier ces gars avant qu’ils ne débarquent ici, nous sommes en mode réactif, pas proactif. Et merde, grimaça-t-il, dire que mes transactions boursières étaient dans une bonne phase ces quinze derniers jours. » Tom Davis avait trouvé l’activité plutôt à son goût – ou du moins facile à maîtriser. Peut-être qu’entrer à la CIA dès sa sortie de l’université du Nebraska avait été finalement une erreur ? se demandait-il de temps à autre.

« Des suites sur le rapport de la CIA ?

– Eh bien, quelqu’un chez eux a suggéré une autre discussion avec notre source, mais le feu vert n’est pas encore venu du Sixième Étage.

– Bon Dieu ! jura Hendley.

– Hé, Jerry, pourquoi cette surprise ? Tu n’as jamais bossé là-haut comme moi, mais là-bas au Capitole, t’as déjà dû voir ce genre de truc.

– Putain, mais pourquoi Kealty n’a-t-il pas gardé Foley comme DCR ?

– Il a un pote avocat qu’il préfère, t’as oublié ? De plus, Foley était un espion professionnel, et par conséquent non fiable. Écoute… regardons les choses en face : Ed Foley a donné un coup de main, mais tout remettre en ordre prendra dix ans. C’est une des raisons de notre présence ici, pas vrai ? ajouta Davis avec un sourire. À part ça, comment se débrouillent nos deux tueurs stagiaires à Charlottesville ?

– Le marine a de nouveau une crise de conscience.

– Chesty Puller doit se retourner dans sa crypte, opina Davis.

– D’un autre côté, on ne peut pas engager des abrutis. Mieux vaut qu’ils posent les questions maintenant plutôt que sur le terrain pendant une mission.

– Je suppose. Et côté matériel ?

– La semaine prochaine.

– Ça a déjà pris assez longtemps. La phase de test ?

– Dans l’Iowa. Sur des cochons. Ils ont le même système cardio-vasculaire, enfin, c’est ce que dit notre ami. »

Ça ne pouvait pas mieux tomber, songea Davis.

 

 

Il s’avéra que Small Stone ne posait pas de problème de navigation et, après avoir obliqué au sud-ouest sur l’I-40, ils avaient à présent remis le cap au nord-est. Mustafa avait repris le volant et les deux hommes à l’arrière somnolaient, après s’être rempli la panse de sandwiches au rosbif arrosés de Coca-Cola.

C’était surtout ennuyeux, à présent. Rien ne peut demeurer captivant plus de vingt heures d’affilée, et même les rêves de leur mission dans un jour et demi leur permettaient tout juste de garder les yeux ouverts, aussi Rafi et Zuhaïr dormaient-ils comme deux enfants épuisés. Mustafa roulait avec le soleil derrière l’épaule gauche et, bientôt, il commença à voir des panneaux indiquant la distance de Memphis, Tennessee. Il réfléchit un moment – il était difficile de penser de manière à peu près claire après être resté si longtemps en voiture – et il se rendit compte qu’il ne lui restait plus que deux États à traverser. Quoique lente, leur progression était régulière. Il aurait été préférable de prendre un avion mais faire passer des pistolets-mitrailleurs au contrôle des aéroports aurait sans doute été délicat, songea-t-il avec un sourire. Et au titre de commandant de l’ensemble de la mission, il devait se préoccuper de plusieurs équipes. C’était pourquoi il s’était choisi l’objectif le plus difficile et le plus éloigné, afin de donner l’exemple aux autres. Mais être le chef, c’était parfois chiant, se dit Mustafa, en se recalant sur son siège.

L’heure suivante passa rapidement. Puis vint un pont de dimensions considérables, tant en hauteur qu’en longueur, et une pancarte indiquant Mississippi, suivie d’un panonceau qui les accueillait au Tennessee, l’état volontaire. L’esprit à la dérive après toutes ces heures de conduite, Mustafa se mit à se demander ce que ça voulait bien pouvoir dire, mais la question mourut à peine posée. Quoi qu’il en soit, il devait traverser le Tennessee pour rejoindre la Virginie. Il ne connaîtrait pas de repos avant au moins une quinzaine d’heures. Il allait conduire encore une centaine de kilomètres après Memphis, puis il redonnerait le volant à Abdullah.

Il venait de traverser un grand fleuve. Son pays n’avait aucun cours d’eau permanent, juste des oueds qui se remplissaient temporairement, lors des rares averses pour s’assécher aussitôt après. L’Amérique était un pays tellement riche. C’était sans doute là l’origine de l’arrogance des Américains, mais sa mission et celle de ses trois collègues était de faire redescendre ladite arrogance de plusieurs crans. Et cela, Inch’Allah, c’est ce qu’ils allaient faire, dans deux jours maintenant.

Deux jours avant le paradis : telle était la pensée qui s’attarda dans son esprit.