12

 

 

Arrivée

 

 

Le Tennessee passa bien vite pour ceux à l’arrière, mais uniquement parce que Mustafa et Abdullah se partagèrent le volant durant les trois cent cinquante kilomètres séparant Memphis de Nashville, durant lesquels Rafi et Zuhaïr dormirent les trois quarts du temps. Un kilomètre sept cents par minute, calcula-t-il. Ce qui faisait… quoi ? Encore une vingtaine d’heures de route. Il songea à accélérer, histoire de faire passer le trajet plus vite, mais non, ce serait idiot. Prendre des risques inutiles était toujours idiot. Ne l’avaient-ils pas appris des Israéliens ? L’ennemi guettait toujours, comme un tigre assoupi. Le réveiller sans raison était stupide. On ne réveillait le tigre que lorsque le fusil était déjà braqué, et seulement à ce moment, pour que le fauve sache qu’il s’était fait avoir et qu’il était incapable de réagir. Juste rester éveillé le temps de goûter sa propre stupidité, le temps de connaître la peur. L’Amérique connaîtrait la peur. Malgré tout leur arsenal et toute leur astuce, tous ces peuples arrogants trembleraient.

Il se surprit à sourire dans l’obscurité. Le soleil s’était à nouveau couché et ses phares creusaient deux cônes blancs dans les ténèbres, illuminant les lignes blanches de l’autoroute dont les pointillés traversaient son champ visuel tandis qu’il filait vers l’est, toujours au rythme régulier de cent cinq kilomètres à l’heure.

 

 

Les jumeaux se levaient à présent à six heures pile pour entamer leur douzaine d’exercices quotidiens sans la supervision de Pete Alexander, dont, avaient-ils décidé, ils n’avaient plus vraiment besoin. La course leur était désormais plus facile et le reste des exercices s’était là aussi mué en routine. Dès sept heures trente, ils avaient terminé et rentraient prendre leur petit déjeuner et assister à leur première séance de remue-méninges avec leur officier instructeur.

« Ces grolles auraient besoin d’un petit coup de jeune, frangin, observa Dominic.

– Ouais, admit Brian, en contemplant tristement ses Nike vieillissantes. Elles m’ont bien servi pendant des années, mais elles ne vont pas tarder à devoir rejoindre le paradis des souliers.

– Foot Locker, à la galerie marchande. » Il faisait allusion au centre commercial Fashion Square, situé en bas de Charlottesville.

« Hmm, qu’est-ce que tu dirais d’un cheesesteak à la Philadelphie, pour déjeuner, demain ?

– Ça me va, frérot. Rien de tel que du gros, du gras et du cholestérol au déjeuner, surtout accompagné de frites au fromage. À condition que tes fumantes tiennent encore une journée.

– Hé, Enzo, j’aime bien l’odeur. Tu sais, ces baskets et moi, on en a tracé du chemin.

– Ouais, comme tes tee-shirts crasseux. Putain, merde, Aldo, quand est-ce que tu vas te décider à te fringuer convenablement ?

– Laisse-moi renfiler mon uniforme, vieux. J’aime bien être un marine. On sait toujours où est sa place.

– Ouais, au beau milieu de la merde, observa Dominic.

– Peut-être bien, mais là-bas, on bosse avec des mecs d’une autre classe. » Et, s’abstint-il d’ajouter, ils étaient tous dans votre camp et tous dotés d’armes automatiques. Ça vous procurait un sentiment de sécurité qu’on trouvait rarement dans la vie civile.

« Alors comme ça, on sort déjeuner, hein ? dit Alexander.

– Demain, peut-être, répondit Dominic. Puis il faudra organiser des funérailles convenables pour les baskets d’Aldo. On a un bidon de désinfectant dans le coin, Pete ? »

Alexander partit d’un grand rire. « Je me demandais quand est-ce que vous poseriez la question !

– Tu sais, Dominic, dit Brian en levant les yeux de ses œufs sur le plat, si tu n’étais pas mon frère, je supporterais pas ces remarques à la con.

– Vraiment ? » Le Caruso du FBI lui lança un beignet. « Je vous jure, tous ces marines, c’est rien que bla-bla et compagnie. Déjà quand on était mômes, je le dérouillais tout le temps », ajouta-t-il à l’intention de Pete.

Les yeux de Brian lui jaillirent presque des orbites. « Mon cul, oui ! »

Une nouvelle journée d’instruction avait commencé.

 

 

Une heure plus tard, Jack était de retour à son poste de travail. Ouda ben Sali avait encore passé une nuit athlétique, et encore une fois avec Rosalie Parker. Il devait bien l’aimer, celle-là. Ryan se demanda comment réagirait le Saoudien s’il savait qu’après chacune de leurs séances, la belle livrait un compte rendu détaillé au service de sécurité britannique. Mais pour elle, les affaires étaient les affaires, ce qui aurait sans doute dégonflé pas mal d’ego masculins dans la capitale britannique. Sali en avait certainement un beau, songea Junior.

Wills arriva à neuf heures moins le quart avec un sachet de beignets Dunkin’Donuts.

« Hé, Anthony, quoi de neuf ?

– À toi de me dire, rétorqua Wills. Un beignet ?

– Merci, vieux. Eh bien, Ouda s’est encore payé du bon temps la nuit dernière.

– Ah, la jeunesse ! Quelle chose merveilleuse, mais gâchée par les jeunes.

– George Bernard Shaw, n’est-ce pas ?

– Je savais que tu étais cultivé. Sali s’est trouvé un nouveau jouet, il y a quelques années, et j’imagine qu’il va s’amuser avec jusqu’à ce qu’il le casse – ou le laisse tomber. Ça doit pas être évident pour ceux qui le filent… devoir planquer sous la pluie glaciale en sachant qu’il se fait graisser la saucisse à l’étage. » C’était une citation tirée des Sopranos sur HBO – série que Wills admirait.

« Tu crois que ce sont les mêmes qui la débriefent ?

– Non, ça, c’est un boulot pour les gars de Thames House. Ça doit finir par devenir lassant, à la longue. Dommage quand même qu’ils ne nous transmettent pas les minutes des interrogatoires, ajouta-t-il en étouffant un rire. Ça doit être pas mal pour vous fouetter le sang, le matin.

– Merci, mais je peux toujours descendre m’acheter un exemplaire de Hustler si je me sens pris de démangeaisons nocturnes.

– Le boulot qu’on fait, Jack, c’est pas un boulot propre. Les gens qu’on surveille, ce n’est pas le genre qu’on invite à dîner.

– Hé, la Maison-Blanche, tu te souviens ? La moitié de ceux qu’on recevait pour les dîners d’État -papa leur serrait la louche, mais tout juste. Mais Adler, son ministre des Affaires étrangères, lui disait que c’était les affaires, alors papa devait se montrer sympa avec ces enculés. La politique attire aussi pas mal de types glauques.

– Tu l’as dit. À part ça, autre chose sur Sali ?

– Je n’ai pas encore examiné les mouvements de capitaux d’hier. Hé, mais si Cunningham tombe sur quelque chose de remarquable, qu’est-ce qui se passera ?

– Ça, c’est à Jerry et à la direction d’en décider. » T’es bien trop jeunot dans le métier pour aller mouiller ta culotte dans ce bourbier, s’abstint-il d’ajouter, mais le jeune Ryan avait néanmoins saisi le message.

 

 

« Eh bien, Dave ? demandait Gerry Hendley, à l’étage.

– Il blanchit de l’argent et envoie une partie des fonds à des inconnus. Une banque au Liechtenstein. Si je devais faire une hypothèse, c’est pour alimenter un compte de carte de crédit. On peut avoir une carte Visa ou MasterCard sur cette banque, aussi ce pourrait être un bon moyen de couvrir les dépenses par carte de personnes non identifiées. Il pourrait s’agir d’une maîtresse ou d’un ami proche, ou bien de quelqu’un susceptible de nous intéresser directement.

– Un moyen de le découvrir ? demanda Tom Davis.

– Ils utilisent le même programme de gestion que la majorité des banques », répondit Cunningham, sous-entendant qu’avec un peu de patience le Campus pourrait s’y frayer un passage et en apprendre davantage. Il y avait bien sûr des pare-feu pour barrer le chemin. C’était plutôt un boulot pour la NSA, aussi l’astuce était-elle d’amener l’Agence pour la sécurité nationale à en charger l’un de ses informaticiens de choc. Cela voulait dire simuler une requête émanant de la CIA et cela, estima le comptable, était un petit peu plus dur à réussir que de taper une note sur le clavier d’un terminal. Il soupçonnait en outre le Campus d’avoir infiltré les deux services de renseignements avec quelqu’un capable de réaliser un tel faux sans laisser derrière lui la moindre trace écrite.

« Est-ce forcément nécessaire ?

– Peut-être que, d’ici une semaine ou deux, j’aurai pu trouver davantage d’éléments. Ce Sali pourrait bien être un gosse de riche qui fait ses petites combines en douce… mais mon nez me dit qu’il est mouillé d’une façon ou de l’autre », admit Cunningham. Il avait développé un certain flair avec les années, avec, entre autres, pour résultat que deux anciens pontes de la Mafia moisissaient désormais dans une cellule d’isolement au pénitencier de Marion, dans l’Illinois. Mais il ne se fiait pas autant à son instinct que ses précédent et actuel supérieurs. Expert-comptable de carrière doté d’un nez de limier, il restait également toujours très prudent dans ses conclusions.

« Une semaine, vous pensez ? »

Dave acquiesça. « À peu près, oui.

– Comment se comporte le jeune Ryan ?

– Un bon instinct. Il a trouvé un truc qui aurait échappé à la majorité des gens. Peut-être que sa jeunesse l’avantage. À cible jeune, jeune limier. En général, ça ne colle pas. Cette fois-ci… on dirait que si. Vous savez, quand son père a désigné Pat Martin au poste de ministre de la Justice, j’ai entendu pas mal de choses sur Jack le Grand. Pat l’aimait vraiment beaucoup et j’ai suffisamment travaillé avec M. Martin pour le respecter énormément. Il se pourrait que ce jeune gars aille loin… Il faudra bien sûr une dizaine d’années pour en être certain.

– On n’est pas censé croire aux vertus du lignage, par ici, Dave, observa Tom Davis.

– Les chiffres ne mentent pas, monsieur Davis. Certains ont du nez, d’autres pas. Il n’en a pas encore, pas vraiment, mais il en prend assurément le chemin. » Cunningham avait contribué à mettre sur pied l’unité spéciale d’expertise comptable du ministère de la Justice spécialisée dans la traque des fonds terroristes. Chacun avait besoin d’argent pour agir et l’argent laissait toujours une trace quelque part, mais on retrouvait souvent celle-ci plus aisément après les faits qu’avant. C’était parfait pour les enquêtes mais pas pour une défense active.

« Merci, Dave, lui dit Hendley, lui signifiant son congé. Tenez-nous au courant, si vous le voulez bien.

– Bien sûr, monsieur. » Cunningham rassembla ses papiers et ressortit du bureau.

« Tu sais, il serait un peu plus efficace s’il avait de la personnalité, nota Davis, quinze secondes après que la porte se fut refermée.

– Nul n’est parfait, Tom. C’est le meilleur gars dans ce domaine qu’ils aient eu à la Justice. Je parie que, quand il pêche, il ne reste plus rien dans le lac après son départ.

– Là, je ne dis pas le contraire, Gerry.

– Donc, ce Sali pourrait jouer les banquiers pour les méchants ?

– Ça se pourrait bien. Langley et Fort Meade sont encore dans le flou artistique concernant la situation actuelle, poursuivit Hendley.

– J’ai vu les rapports. Ça fait quand même un paquet de paperasse pour pas grand-chose de concret. » Dans le boulot d’analyse du renseignement, on entre un peu trop vite dans la phase spéculative, ce point où les analystes expérimentés commencent à appliquer le facteur peur aux données existantes, dérivant vers Dieu sait où, en cherchant à déchiffrer les pensées d’individus qui ne parlent pas tant que ça, même entre eux. N’y aurait-il pas, quelque part dans la nature, des gens avec le bacille du charbon ou de la variole dans des petites fioles planquées dans leur trousse à raser ? Comment pourrait-on bien le savoir ? L’Amérique avait connu ça une fois, mais si l’on voulait bien y songer, l’Amérique avait à peu près déjà tout connu ; et si l’expérience avait donné au pays la confiance en la capacité de ses citoyens à supporter quasiment n’importe quoi, cela avait dans le même temps conduit les Américains à comprendre que des choses pas agréables pouvaient bien survenir chez eux et que les responsables ne seraient pas forcément identifiables. Le nouveau président ne donnait pas vraiment l’impression d’être en mesure d’arrêter ou punir de tels individus. C’était déjà en soi un problème majeur.

« Tu sais, nous sommes victimes de notre propre succès, observa tranquillement l’ancien sénateur. Nous avons réussi à gérer les menaces de tous les États-nations qui ont pu se dresser sur notre route, mais ces salopards invisibles qui œuvrent à répandre leur vision de Dieu sont plus durs à identifier et traquer. Dieu est omniprésent. Ses agents pervertis aussi.

– Gerry, mon garçon, si c’était facile, nous ne serions pas ici.

– Tom, Dieu merci, je peux toujours compter sur toi pour le soutien moral.

– Nous vivons dans un monde imparfait, vois-tu. Il n’y a pas toujours assez de pluie pour faire pousser le maïs et quand il y en a, il arrive parfois que les rivières débordent. C’est mon père qui m’a enseigné ça.

– J’ai toujours voulu te demander… Comment ta famille a-t-elle fait son compte pour échouer au fin fond du Nebraska ?

– Mon arrière-grand-père était soldat – au 9e de cavalerie, le régiment noir. Il ne s’est pas senti le goût de retourner en Georgie après sa démobilisation. Il avait passé quelque temps à Fort Crook, pas loin d’Omaha, et le bougre ne craignait pas les hivers. Alors, il s’est acheté une exploitation près de Seneca et s’est mis à cultiver le maïs. C’est comme ça que tout a commencé pour les Davis.

– N’y avait-il pas des membres du Ku Klux Klan dans le Nebraska ?

– Non, ils restaient dans l’Indiana. Et, de toute façon, les fermes là-bas sont plus petites. Mon arrière-grand-père a tué quelques bisons à ses débuts. Tu verrais la tête accrochée au-dessus de la cheminée, à la maison… un sacré morceau. Cette saloperie empeste… un bonheur. Le père et mon frère chassent surtout l’antilope à longues cornes, à présent, la "chèvre vive" comme on l’appelle au pays. Jamais pu me faire au goût.

– En parlant de ça, qu’est-ce que ton nez te dit, concernant les nouvelles interceptions, Tom ? demanda Hendley.

– Je n’ai pas l’intention de me rendre à New York dans un avenir proche, vieux. »

 

 

À l’est de Knoxville, l’autoroute se divisait : la 40 poursuivait vers l’est, la 80 obliquait au nord et la Ford de location prit cette dernière branche qui traversait les montagnes explorées par Daniel Boone quand la frontière occidentale de l’Amérique s’étendait à peine hors de vue de la côte atlantique. Une pancarte indiquait une sortie vers la maison natale d’un certain Davy Crockett. Qui cela pouvait-il bien être ? se demanda Abdullah en redescendant dans une jolie vallée au débouché d’un col. Finalement, après une ville du nom de Bristol, ils entrèrent en Virginie, la limite d’État la plus importante. Encore six heures de route à peu près, calcula-t-il. Le paysage était verdoyant, avec des fermes d’élevage de chevaux et de bovins des deux côtés de la route. Il y avait même des églises, des édifices en bois généralement peint en blanc, avec un clocher surmonté d’une croix. Des chrétiens. Ils dominaient manifestement le pays.

Des infidèles.

Des ennemis.

Des cibles.

Ils avaient des fusils dans le coffre pour s’occuper d’eux. D’abord, l’autoroute 1-81 en direction du nord vers l’autoroute 1-64. Ils avaient depuis longtemps mémorisé leur itinéraire. À l’heure qu’il était, les trois autres équipes étaient sûrement en place. Des Moines, Colorado Springs et Sacramento. Trois villes assez importantes pour posséder un grand centre commercial. Deux étaient des capitales de province. Aucune, toutefois, n’était une grande métropole. Toutes appartenaient à ce qu’on appelait l’« Amérique moyenne », celle où vivaient les « braves » gens, où les Américains « ordinaires » et « travailleurs » avaient leur foyer, où ils se sentaient à l’abri, loin des grands centres du pouvoir – et de la corruption. On ne trouvait que peu de juifs, voire aucun dans ces villes. Oh, enfin peut-être quelques-uns.

Ceux-là étaient bijoutiers. Parfois même dans les centres commerciaux. Ce serait un plaisir supplémentaire si l’occasion se présentait. Leur véritable objectif était de tuer des Américains ordinaires, ceux qui se jugeaient en sécurité au cœur de l’Amérique profonde. Ils ne tarderaient pas à savoir que la sécurité n’était qu’illusoire en ce bas monde. À savoir que la foudre d’Allah pouvait frapper en tous lieux.

 

 

« C’est donc ça, demanda Tom Davis.

– Oui, confirma le Dr Pasternak. Faites attention. Il est complètement chargé. Le rouge, notez bien. Le bleu ne l’est pas.

– Qu’est-ce qu’il injecte ?

– De la succinylcholine ; un myorelaxant, en fait une forme synthétique de curare à la puissance accrue. Elle paralyse tous les muscles, y compris le diaphragme. Vous ne pouvez plus respirer, bouger ou parler. Vous êtes parfaitement conscient. C’est une mort pénible, ajouta le médecin d’une voix froide, distante.

– Comment cela ? s’enquit Hendley.

– Vous ne pouvez plus respirer. Le cœur entre bientôt en anoxie, en gros, un infarctus aigu provoqué. Rien de bien agréable.

– Et ensuite ?

– Eh bien, l’apparition des symptômes devrait prendre environ soixante secondes. Trente secondes de plus pour que le plein effet de la drogue se présente. La victime s’effondre alors, disons quatre-vingt-dix secondes après l’injection. La respiration cesse complètement, à peu près dans le même temps. Le cœur est en déficit d’oxygène. Il essaie bien de battre mais il ne fournit plus d’oxygène au corps, ne s’oxygène plus lui-même. Le tissu cardiaque va se nécroser en l’espace de deux ou trois minutes – un processus particulièrement douloureux. L’inconscience se produira dans un délai approximatif de trois minutes, sauf si la victime effectuait auparavant un exercice intense – auquel cas le cerveau sera saturé d’oxygène. D’ordinaire, le cerveau a une autonomie de trois minutes pour fonctionner sans renouvellement d’oxygène mais, au bout de ce délai à peu près – après le début des symptômes, en fait, soit quatre minutes trente après l’agression – la victime perdra totalement conscience. La mort cérébrale complète demande environ trois minutes de plus. Passé ce délai, la succinylcholine se métabolise dans l’organisme, même après le décès du sujet. Pas entièrement, mais juste assez pour que seul un médecin légiste à l’œil particulièrement acéré puisse le déceler lors d’un examen toxicologique, et encore, uniquement s’il y est préparé. Le seul vrai problème est en fait de piquer le sujet dans les fesses.

– Pourquoi là ? demanda Davis.

– La drogue agit parfaitement avec une injection intramusculaire. Quand on dissèque les gens, la dépouille est toujours allongée sur le dos pour permettre de voir et d’ôter les organes internes. Il est rare qu’on retourne le corps. Le présent système d’injection laisse certes une marque, mais difficile à repérer dans les circonstances les plus favorables et encore, à condition de regarder au bon endroit. Même les drogués par injection – c’est une des premières vérifications que les légistes effectuent – se shootent rarement dans l’arrière-train. Non, l’accident aura toutes les apparences d’une crise cardiaque inexpliquée. Ça arrive tous les jours. C’est rare, mais pas inconnu. Une tachycardie, par exemple, peut la provoquer. Le stylo injecteur est une version modifiée du pistolet injecteur d’insuline qu’utilisent les diabétiques de type 1. Votre mécanicien a fait un super boulot pour déguiser l’appareil. On peut même écrire avec, mais si l’on fait pivoter le corps, la pointe d’écriture se rétracte pour laisser place à celle d’injection. Une cartouche de gaz intégrée dans le bouchon se charge d’injecter l’agent de transfert. La victime remarquera sans doute la piqûre – analogue à une piqûre d’abeille, mais en moins douloureux, et en une minute et demie à peine, elle ne sera de toute façon plus capable d’en parler à qui que ce soit. Sa réaction la plus probable se limitera sans doute à un "aïe" suivi du frottement de la partie lésée – et encore… Plutôt comme une piqûre de moustique dans le cou. Vous pourrez faire le geste d’écraser l’insecte mais vous n’irez pas appeler la police. »

Davis tenait le stylo bleu « inactif ». Il était un peu gros, un peu comme celui qu’un élève de cours élémentaire utiliserait à l’occasion de son premier contact officiel avec un stylo bille après deux ans de crayons, de craies et de pastels… Donc, au moment d’approcher du sujet, vous le sortiez de votre poche de veston et le projetiez dans un mouvement de poinçon de bas en haut, avant de poursuivre votre chemin. Le deuxième agent verrait le type s’effondrer sur le trottoir ; il pourrait même s’arrêter auprès de lui pour lui porter assistance, puis il regarderait clamser le salopard, se relèverait et passerait son chemin – enfin, peut-être qu’il appellerait une ambulance pour que le corps soit transporté à l’hôpital où il serait proprement démantibulé sous la supervision du corps médical.

« Tom ?

– Personnellement, ça me plaît bien, Gerry », répondit Davis. Puis se tournant vers le médecin : « Doc, êtes-vous sûr que ce produit se dissipe bien, une fois que la cible est envoyée au tapis ?

– Sûr et certain », confirma le Dr Pasternak, et ses deux hôtes se remémorèrent qu’il était professeur d’anesthésiologie à la faculté de médecine et de chirurgie de l’université de Columbia. Il connaissait sans doute son affaire. Du reste, ils lui faisaient suffisamment confiance pour l’avoir mis dans les secrets du Campus. Il était un peu tard pour lui retirer celle-ci.

« C’est de la biochimie de base, reprit-il. La succinylcholine est composée de deux molécules d’acétylcholine. Les estérases de l’organisme rompent assez rapidement celle-ci, de sorte qu’elle est quasiment indétectable, même par un ponte de la faculté de médecine. La seule difficulté réelle est de réussir à opérer discrètement. Si l’on pouvait amener le type dans le cabinet d’un médecin, par exemple, il suffirait de lui injecter du chlorure de potassium. Cela mettrait le cœur en fibrillation. Quand les cellules meurent, elles relâchent de toute façon du potassium, tant et si bien que le relatif accroissement du taux de potassium sanguin passerait sans doute inaperçu ; en revanche, la marque de l’injection serait difficile à dissimuler. Il y a toutefois quantité de façons de procéder. Je n’ai eu qu’à en choisir une assez facile à mettre en œuvre par des gens même relativement inexpérimentés. En pratique, même un excellent pathologiste pourrait bien ne pas être en mesure de déterminer la cause exacte du décès – et il saurait qu’il ne sait pas, et cela le tracasserait ; encore faudrait-il que le corps soit examiné par un spécialiste réellement doué. Ça ne court pas les rues. Je veux dire, le meilleur dans le domaine à la faculté de Columbia est Rich Richards. Le gars déteste ne pas tout comprendre. C’est un véritable intellectuel, qui aime résoudre les problèmes, et, en plus d’un excellent médecin, un biochimiste de génie. Je lui ai posé la question et il m’a dit que le produit serait extrêmement difficile à détecter, quand bien même on l’aurait informé de la substance à chercher. D’ordinaire, des facteurs extérieurs entrent en jeu : la biochimie spécifique de l’organisme de la victime, ce qu’elle a pu boire ou manger… la température ambiante est un des éléments importants. Par une froide journée d’hiver, dehors, les estérases seraient susceptibles de ne pas arriver à décomposer la succinylcholine à cause du ralentissement du métabolisme.

– Donc, éviter de liquider un mec en janvier à Moscou ? » demanda Hendley. Les questions hautement scientifiques, ce n’était pas son truc, mais Pasternak semblait connaître son affaire.

Le professeur sourit. Un sourire cruel. « Exact… À Minneapolis également.

– Une mort pénible ? » demanda Davis.

Le spécialiste acquiesça. « Assurément désagréable.

– Le processus est irréversible ? »

Pasternak hocha la tête. « Une fois que la succinylcholine est dans le sang, on ne peut plus rien faire… enfin, en théorie, vous pourriez placer le sujet sous assistance respiratoire jusqu’à ce que la drogue se métabolise – je l’ai vu faire avec du Pavulon en réanimation – mais ce serait limite… Il est théoriquement possible de survivre mais c’est très, très improbable. Des gens ont certes survécu à une balle entre les deux yeux, messieurs, mais ce n’est pas très répandu.

– Faut-il frapper la cible assez fort ? s’enquit Davis.

– Pas vraiment, juste un bon coup. Suffisant pour traverser l’étoffe des habits. Un gros pardessus pourrait poser un problème à cause de la longueur de l’aiguille. Mais avec un complet-veston classique, aucun problème.

– Quelqu’un est-il immunisé contre la substance ? demanda ensuite Hendley.

– Contre celle-ci, non. Ou alors, un cas sur un milliard.

– Aucun risque que la victime fasse du bruit ?

– Comme je l’ai expliqué, c’est plus ou moins équivalent à une piqûre d’abeille, plus intense que celle d’un moustique, mais pas au point de provoquer un cri de douleur. Au pire, on peut s’attendre à ce que la victime soit intriguée, éventuellement qu’elle se retourne pour voir ce qui a provoqué la chose, mais votre agent marchera normalement, sans courir. Dans de telles conditions, et puisque l’inconfort initial n’est que transitoire, la réaction la plus probable de la victime sera de frotter l’endroit douloureux et de poursuivre son chemin… pendant, oh, mettons une dizaine de mètres.

– Bref, action rapide, létale et indétectable, c’est ça ?

– Entièrement, confirma le Dr Pasternak.

– Comment recharge-t-on l’appareil ? » s’enquit Davis. Merde, comment se faisait-il que la CIA n’ait pas mis au point un truc aussi bien ? se demanda-t-il. Ou le KGB, du reste ?

« Vous dévissez le corps, comme ceci – il en fit la démonstration – pour le démonter. On utilise une seringue ordinaire pour injecter une nouvelle dose du produit, puis on retire la petite recharge de gaz. Ces dernières sont en fait la seule pièce délicate à fabriquer. Vous jetez la cartouche vide dans une corbeille ou dans le caniveau – elles ne font que quatre millimètres de long sur deux de diamètre – et réintroduisez une neuve à la place. Quand vous revissez le corps, une petite aiguille à l’intérieur de celui-ci perce la cartouche pour la mettre en service. Les capsules de gaz sont recouvertes d’une substance adhésive pour éviter qu’elles vous échappent. » Et en deux temps, trois mouvements, le stylo bleu devint « actif », hormis le fait qu’il n’était pas empli de succinylcholine. « Il est conseillé d’être prudent avec le maniement de la seringue, bien sûr, mais il faudrait être stupide pour se piquer soi-même. Si, pour votre couverture, vous choisissez le rôle d’un diabétique, vous pourrez aisément expliquer la présence des seringues. Il existe une carte de santé pour obtenir des doses d’insuline qui fonctionne à peu près partout dans le monde, et le diabète n’a pas de symptômes extérieurs.

– Ben merde alors, observa Tom Davis. Vous avez encore d’autres trucs qu’on peut injecter de cette façon ?

– La toxine botulique est tout aussi mortelle. C’est une neurotoxine qui bloque les transmissions nerveuses, provoquant la mort par asphyxie, assez vite, là aussi, mais elle est aisément détectable dans le sang lors d’une autopsie, et sa présence pas très facile à expliquer. On en trouve assez facilement partout, mais en doses infimes, à cause de son usage en cosmétologie.

– Certaines femmes s’en font injecter au visage, c’est ça ?

– Seulement les gourdes, répondit Pasternak. Elle efface certes les rides, mais comme elle inhibe les nerfs faciaux, elle supprime en même temps en bonne partie la faculté de sourire. Ce n’est pas exactement mon domaine de compétence. Il existe quantité de substances chimiques toxiques ou létales. C’est l’alliance de la rapidité d’action et de la difficulté de détection qui pose un problème. Un autre moyen d’éliminer rapidement un individu est d’introduire un petit couteau dans la nuque, là où la moelle épinière pénètre à la base du cerveau. Le truc est de se placer pile derrière la victime pour atteindre une cible relativement petite et sans que la lame se coince entre les vertèbres – mais, à cette distance, pourquoi ne pas recourir à un pistolet de. 22 avec silencieux ? L’arme est rapide mais elle laisse des traces. La première méthode peut aisément entraîner un faux diagnostic de crise cardiaque. Elle est presque aussi parfaite, conclut le médecin, d’une voix assez glaciale pour couvrir de givre la moquette.

– Richard, dit Hendley, sur ce coup, vous avez bien mérité vos honoraires. » Le professeur d’anesthésiologie se leva, consulta sa montre. « Pas d’honoraires, sénateur. Cette consultation-ci est pour mon petit frère. Faites-moi savoir si vous avez besoin de moi pour autre chose. J’ai un train à prendre pour remonter à New York. »

« Bon Dieu, fit Hendley après son départ. J’ai toujours su que les toubibs avaient des pensées malsaines. »

Hendley ramassa un paquet posé sur son bureau, il y avait au total dix « stylos » à l’intérieur, accompagnés d’un mode d’emploi dactylographié, d’un sac en plastique plein de cartouches de gaz et de vingt gros flacons de succinylcholine, plus un paquet de seringues jetables. « Son frère et lui devaient être rudement proches.

– Tu le connaissais ? s’enquit Davis.

– Ouais, je l’ai connu. Un gars bien, marié, trois enfants. Il s’appelait Bernard, diplômé de Harvard, intelligent, astucieux en affaires. Il travaillait au quatre-vingt-dix-septième étage de la tour numéro un. Il a laissé une belle fortune… en tout cas, sa famille est à l’abri du besoin. C’est déjà ça.

– Rich est un gars qu’on a intérêt à avoir de notre côté, observa tout haut Davis, réprimant un frisson à l’énoncé de cette opinion.

– Ça, tu l’as dit. »

 

 

Le trajet en voiture aurait dû être agréable. Le temps était clément et dégagé, la route filant vers le nord-est pas du tout encombrée et presque toujours rectiligne. Mais voilà, le trajet ne l’était pas, agréable. Mustafa ne cessait d’entendre : « C’est encore loin ? » et « Est-ce qu’on y est ? » venant de Rafi et Zuhaïr sur le siège arrière, au point que plus d’une fois il fut pris d’une envie d’arrêter la voiture pour descendre les étrangler. Peut-être était-il pénible de rester assis sur la banquette, mais lui, il devait la conduire, cette putain de bagnole ! ! ! La tension. Il la sentait, et eux aussi sans doute, aussi prit-il une profonde inspiration en se forçant à rester calme. La fin du voyage était à moins de quatre heures d’ici, et qu’est-ce que c’était, quatre heures, comparé à leur parcours transcontinental ? C’était certes plus loin que le périple accompli par le Prophète pour aller de La Mecque à Médine et retour – mais il s’interdit aussitôt de penser une telle chose. Qui était-il pour oser ainsi se comparer à Mahomet ? Non, on ne se comparait pas à Lui.

Il était sûr en tout cas d’une chose : sitôt rendu à destination, il allait prendre un bain et dormir tout son soûl. Quatre heures avant le repos, voilà ce qu’il se répétait sans cesse, tandis qu’Abdullah sommeillait sur le siège voisin à l’avant.

 

 

Le Campus avait sa cafétéria privée, dont les plats étaient livrés par diverses sources extérieures. Aujourd’hui, ils venaient d’une épicerie de Baltimore – chez Atman – dont le corned-beef était succulent, même s’il ne valait pas celui de New York – une remarque susceptible de provoquer une rixe, songea-t-il en prenant son bœuf en gelée sur petit pain bavarois. Que boire avec ça ? Pour un déjeuner à la new-yorkaise, alors un cream soda, mais avec des chips Utz, forcément, parce qu’ils en avaient même servi à la Maison-Blanche – à la demande insistante de son père. Ils avaient sans doute une marque de Boston, à présent. Ils n’étaient pas exactement dans une ville réputée pour ses restaurants, mais toutes avaient au moins un endroit correct pour bouffer, même Washington DC.

Tony Wills, qui était son habituel compagnon de repas, demeurait invisible. Aussi, en regardant alentour, avisa-t-il Dave Cunningham qui, sans grande surprise, mangeait seul. Jack se dirigea dans sa direction.

« Hé, Dave, je peux m’asseoir ?

– Je vous en prie, répondit l’intéressé, plutôt cordial.

– Comment ça va, au rayon comptabilité ?

– Passionnant », fut la réponse, improbable. Puis Dave précisa : « Vous savez, nos possibilités d’accès à ces banques européennes, c’est proprement incroyable. Si le ministre de la Justice disposait de ce genre d’accès, ils feraient un sacré nettoyage – sauf qu’on ne peut pas présenter ce type de preuve devant un tribunal…

– Ouais, Dave, la Constitution est parfois vraiment chiante. Sans parler de toutes ces foutues lois sur les droits civiques… »

Cunningham faillit s’étrangler avec ses œufs durs mayonnaise. « Vous n’allez pas recommencer. Le FBI mène toute une série d’opérations passablement louches – en général, c’est parce qu’un informateur nous balance des trucs, peut-être parce que quelqu’un lui aura posé la question, mais pas forcément… toujours est-il qu’il lâche le morceau – mais toujours dans le cadre des règles de la procédure criminelle. En général, cela fait partie d’un marchandage judiciaire. Il n’y a pas assez d’avocats véreux pour répondre à tous leurs besoins. Je parle des gars de la Mafia, bien sûr.

– Je connais Pat Martin. P’pa pense beaucoup de bien de lui.

– C’est un homme intègre et très, très intelligent. Il devrait réellement être juge. C’est la place des avocats honnêtes.

– Ça paie pas très bien. » Le salaire officiel de Jack au Campus était bien supérieur à n’importe quel traitement de fonctionnaire. Pas mal pour un stagiaire.

« C’est un problème, mais…

– Mais il n’y a rien d’admirable dans la pauvreté, dit toujours mon père. Il a caressé l’idée de réduire à zéro l’indemnité des élus pour, les obliger à savoir ce qu’était le vrai travail, mais il a finalement conclu que ça les rendrait encore plus sensibles à la corruption. »

Le comptable saisit la balle au bond : « Vous savez, Jack, c’est incroyable, le peu qu’il faut pour acheter un membre du Congrès. Ça rend la corruption délicate à identifier, ronchonna l’expert-comptable.

– Et quid de nos amis terroristes ?

– Certains aiment une existence confortable. Beaucoup viennent de familles aisées et ils apprécient le luxe.

– Comme Sali. »

Dave acquiesça. « Il a des goûts de riche. Sa voiture coûte un paquet de fric. Pas très pratique. La consommation doit être astronomique, surtout dans une ville comme Londres. L’essence, là-bas, n’est pas donnée.

– Mais la plupart du temps, il roule en taxi.

– Il peut se le permettre. C’est assez logique. Garer une voiture dans le quartier financier doit coûter cher, également, et puis les taxis londoniens sont excellents. » Il leva les yeux. « Mais je ne vous apprends rien. Vous êtes souvent allé à Londres.

– Souvent, oui, confirma Jack. Une ville et des gens bien agréables. » Il n’eut pas besoin d’ajouter qu’être escorté par les agents du service de protection présidentielle, renforcés par la police locale, ne faisait pas de mal non plus. « D’autres idées sur notre ami Sali ?

– Il faut que j’étudie de plus près les données chiffrées mais, comme je l’ai dit, il me paraît bien mouillé. S’il appartenait à la Mafia new-yorkaise, je dirais que c’est l’équivalent d’un consiglieri débutant. »

Jack faillit s’étrangler avec son cream soda. « Si haut dans la hiérarchie ?

– Règle d’or, Jack : celui qui détient l’argent écrit les règles. Sali a accès à des fonds importants. Sa famille est plus riche que vous ne pouvez l’imaginer. On parle là d’une fortune de cinq milliards de dollars.

– Tant que ça ? » Ryan était surpris.

« Examinez un peu plus attentivement les comptes bancaires qu’il essaie de gérer. Il n’a pas joué avec plus de quinze pour cent des avoirs totaux. Son père limite sans doute le pourcentage qu’il est autorisé à gérer. N’oubliez pas qu’il s’occupe de la gestion patrimoniale. Le propriétaire des fonds, son père, ne va pas lui refiler tout son magot, nonobstant son cursus universitaire. Dans le milieu de la finance, c’est ce qu’on apprend après avoir accroché au mur ses diplômes qui importe. Le garçon se montre prometteur, mais il continue de se laisser mener par sa queue. Cela n’a rien d’inhabituel pour un gosse de riche, mais quand vous avez quelques giga-dollars dans le portefeuille, vous avez envie de tenir la bride à votre progéniture. Par ailleurs, ce qu’il semble financer – enfin, ce qu’on le soupçonne de financer – ne mobilise pas vraiment de capitaux. Vous avez repéré quelques transactions à la marge. Tout cela est très malin. Avez-vous remarqué que lorsqu’il rentre chez lui en avion, il loue un Gulf-stream V ?

– Euh, non, reconnut Jack. Je n’ai pas vérifié. J’ai simplement imaginé que, pour tous ses déplacements, il prenait toujours l’avion en première.

– Il le fait, tout comme il vous est arrivé de le faire, votre père et vous. Ça, c’est de la vraie première classe. Jack, il n’y a jamais de détail minime.

– Que pensez-vous de son utilisation des cartes de crédit ?

– Rien que de très normal, mais digne d’intérêt malgré tout. Il pourrait s’acheter tout ce qu’il veut avec, or il semble régler en liquide quantité de dépenses – et il claque moins d’argent qu’il n’en retire pour son usage personnel. Comme avec ces prostituées. Les Saoudiens s’en fichent, donc, s’il paie en liquide, c’est qu’il le veut bien, pas parce qu’il y est obligé. Il essaie de garder sous le manteau certains pans de son existence pour des raisons qui ne sautent pas aux yeux. Peut-être une simple habitude. Je ne serais pas surpris de découvrir qu’il possède plus de cartes de crédit que celles dont nous connaissons l’existence – sur des comptes inutilisés. Je vais éplucher ses divers comptes bancaires un peu plus tard dans la journée. Il ne sait pas encore parfaitement dissimuler. Trop jeune, trop inexpérimenté, pas de formation spécifique. Mais oui, je pense qu’il est dans le coup et qu’il espère bien d’ici peu jouer dans la cour des grands. Les jeunes gens riches ne sont pas réputés pour leur patience », conclut Cunningham.

J’aurais dû le deviner tout seul, se dit Junior. Il faut que je potasse un peu mieux cette affaire. Encore une leçon importante. Il n’y a jamais de détail minime. À quel genre de type au juste a-t-on affaire ? Comment voit-il le monde ? Comment veut-il le changer ? Son père avait toujours souligné l’importance de voir le monde par les yeux de son adversaire, de s’introduire à l’intérieur de sa tête, puis de considérer le monde de son point de vue.

Sali est un gars mû par sa passion des femmes -mais n’y a-t-il que ça ? Est-ce qu’il fréquentait les putes parce qu’elles étaient de bons coups ou parce qu’il voulait baiser l’ennemi ? Le monde islamique considérait l’Amérique et le Royaume-Uni en gros comme le même adversaire. Même langue, même arrogance, certainement la même armée, vu l’étroite collaboration entre Américains et Britanniques dans quantité de domaines. Cela méritait examen. Ne pas faire de suppositions sans regarder par ses propres yeux. Pas une mauvaise leçon pour l’heure du déjeuner.

 

 

Roanoke disparut sur leur droite. Des deux côtés, 1T-81 était bordée de croupes verdoyantes, avec des fermes, dont une bonne partie d’élevage laitier, à en juger par la quantité de vaches. De grands panonceaux verts indiquaient des routes qui, pour ce qui le concernait, ne menaient nulle part. Et encore et toujours, ces églises, comme des boîtes en bois peint en blanc. Ils doublèrent des cars scolaires mais pas une seule voiture de police. Il avait entendu dire que la police de certains États américains recourait à des voitures banalisées, pas très différentes de la sienne, mais sans doute avec des antennes radio supplémentaires. Il se demanda si, ici aussi, les chauffeurs étaient coiffés de chapeaux de cow-boy. Ce serait manifestement déplacé, même dans une région avec autant de vaches. « La Vache », la deuxième sourate du Coran, songea-t-il. Si Allah vous dit de sacrifier une vache, vous devez le faire sans trop poser de questions. Ni une trop vieille vache, ni une trop jeune, juste une vache qui plaise au Seigneur. Tous les sacrifices ne plaisaient-ils pas à Allah pour autant qu’ils n’étaient pas dictés par la suffisance ? Certes, ils Lui plaisaient, s’ils étaient faits dans l’humilité du fidèle, car Dieu recevait avec bienveillance les offrandes du vrai croyant.

Oui.

Et ses amis et lui feraient plus de sacrifices encore en massacrant les infidèles.

Oui.

Puis il vit une pancarte indiquant autoroute 64… mais c’était l’embranchement ouest, donc pas le bon. Lui, il devait aller vers l’est, traverser la chaîne de montagnes orientale. Mustafa ferma les yeux pour se remémorer la carte qu’il avait si souvent regardée. Une heure de trajet en direction du nord, puis vers l’est. Oui.

 

 

« Brian, ces grolles vont tomber en morceaux d’ici trois jours.

– Hé, Dom, sache que c’est avec celles-là que j’ai couru mon premier mile en quatre trente », objecta le marine. C’était le genre de souvenir qu’on gardait comme un trésor.

« Peut-être bien, n’empêche que la prochaine fois que t’essaies, elles vont exploser et t’exploser la cheville par la même occasion…

– Tu crois ça ? Un dollar que tu te trompes.

– Pari tenu », dit aussitôt Dominic. Ils échangèrent une poignée de main pour officialiser la chose.

« Moi aussi, elles me paraissent rudement mitées, observa Alexander.

– Tu veux aussi m’acheter des tee-shirts neufs, m’man ?

– Pft, ils s’autodétruiront aussi dans un mois, songea tout haut Dominic.

– Ah ouais ! En attendant, je t’en ai collé une au Beretta, ce matin.

– Les coups de bol, ça arrive, renifla Enzo. On verra bien si tu réussis le coup deux fois de suite.

– Cinq dollars que je le fais !

– Chiche ! » Nouvelle poignée de main. « C’est que je pourrais devenir riche… », railla Dominic. Puis il fut temps de songer au dîner. Veau alla piccata pour ce soir. Il avait un penchant pour le veau de bonne qualité et ce n’était pas ce qui manquait dans les boucheries du coin. Pas de pot pour le jeune bovin, mais enfin, ce n’était pas lui qui tenait le couteau.

 

 

Voilà : 1-64, prochaine sortie. Mustafa était si crevé qu’il aurait volontiers repassé le volant à Abdullah mais il voulait finir lui-même et il estimait pouvoir tenir le coup encore une heure.

Ils étaient dans l’ascension d’un col. La circulation était dense, mais dans la direction opposée. Ils grimpaient en direction… oui, d’un col peu élevé avec un hôtel au flanc méridional… et bientôt, le panorama sur une vallée plus riante vers le sud. Une pancarte en indiquait le nom mais le graphisme des lettres était trop déroutant pour lui permettre d’emblée de former mentalement un mot cohérent. Il apprécia toutefois le panorama qui s’ouvrait, au loin sur sa droite. Le paradis ne devait sans doute pas être plus idyllique… il y avait même un endroit prévu pour se garer et descendre admirer le paysage. Mais bien entendu, ils n’avaient pas le temps. Une chance toutefois que la route redescende doucement, cela changea son humeur du tout au tout. Moins d’une heure de trajet à présent. Encore une cigarette pour fêter ça. Derrière, Rafi et Zuhaïr, à nouveau réveillés, contemplaient eux aussi le paysage. Ce serait la dernière fois qu’ils en auraient l’occasion.

Une journée de repos et de reconnaissance – le temps de se coordonner par courrier électronique avec les trois autres commandos – et ils pourraient accomplir leur mission. Et se retrouver alors dans les jardins d’Allah. Une bien agréable perspective.