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Destin cruel
Dans une mansarde aux murs menaçant de s’écrouler, Miranda tentait tant bien que mal de réchauffer ses os transis par de longues années de privation et de solitude. Elle attendait la mort depuis tellement longtemps déjà et celle-ci tardait à lui accorder cette faveur. Cela aurait pourtant été une délivrance pour cette femme qui avait la triste impression de ne rien avoir réussi au cours de sa trop longue vie.
La moribonde laissa échapper un profond soupir de lassitude devant la cruauté de son destin, mais aussi d’Alana. Dans un geste rageur, elle lança à travers la pièce la réplique du talisman de Maxandre qu’elle serrait en permanence et avec espoir depuis près de vingt-cinq ans. C’est cette stupide copie qui la maintenait en vie, dans cet état second. Ce cadeau empoisonné l’empêchait de mourir. Ou bien était-ce elle qui luttait parce qu’elle ne se sentait pas la force de trahir une ultime fois ses ancêtres et ce qu’elle était au plus profond d’elle-même ? La petite voix de sa conscience lui susurra que c’était uniquement l’espoir qui la gardait vivante, cet espoir qu’elle avait toujours vu poindre au bout du long tunnel noir qu’avait été son existence…
Dans un effort immense, la vieille femme se leva et traversa la pièce pour récupérer son bien le plus précieux, celui qui pouvait encore faire venir à elle des femmes qu’elle avait souhaité rencontrer toute sa vie durant…
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— Qu’est-ce que tu racontes, Maëlle ? Comment peux-tu connaître cet hybride alors que je n’ai pas la moindre idée du moment où cette triste scène s’est déroulée, ni qui il est ?
Morgana hochait la tête en signe de totale incompréhension. La situation la dépassait totalement. Elle aurait voulu avoir le temps de réfléchir à ce que ces visions signifiaient et voilà que la réaction de Maëlle changeait tout. La Fille de Lune interrompit d’ailleurs sa réflexion.
— Mais je sais très bien qui il est, moi ! Je n’ai pas besoin de magie, d’incantations ou de chaudron pour répondre à cette question.
Tandis que la jeune femme parlait, Morgana se demandait depuis combien de temps celle-ci l’épiait.
— C’est avant tout pour le voir que nous avons traversé la frontière en provenance de Golia, ma mère et moi.
À la seule mention de sa mère, Maëlle fit des efforts manifestes pour ne pas pleurer.
— Depuis plus de vingt-cinq ans, Samalya, l’oracle des géants, fait chaque nuit le même rêve. Elle en a d’abord fait abstraction, croyant qu’il disparaîtrait. Puis, constatant qu’il persistait, elle a tenté d’en trouver la signification à l’aide des grimoires et de la bibliothèque du savoir de son peuple. Sans résultat. Elle a ensuite parcouru le continent entier dans l’espoir qu’un géant, quelque part, puisse l’éclairer. Sans succès. Elle a essayé de multiples potions et sortilèges, toujours en vain. En désespoir de cause, elle s’est finalement tournée vers les rares peuplades humaines vivant encore sur Golia. Avec l’aide d’un des Anciens de mon village, elle a enfin trouvé la signification de ce songe récurrent dans la légende des mages emprisonnés tout juste avant la mort de Darius et d’Ulphydius. Cela remonte à plus de huit ans…
Le regard soudain vague, Maëlle fit une courte pause dans son récit, puis reprit.
— Face à ce qu’impliquait cette découverte, il devint vite évident que si l’être dont il était question s’était libéré de sa prison de verre, il devait être mis au courant du songe. Rapidement, il fut convenu que ma mère était la seule personne capable de livrer le message à bon port. Elle refusa cependant de partir avant que je ne sois en âge de me débrouiller seule et qu’elle ait pu me transmettre le savoir qu’elle jugeait essentiel à ma survie. Quand j’ai enfin eu dix-sept ans – âge raisonnable selon les Anciens de mon peuple –, elle trouva de nouveaux prétextes pour ne pas partir. Il devint vite évident qu’elle n’avait jamais eu l’intention de le faire. Il fut alors convenu en secret que ce serait moi qui effectuerais le voyage. Mais je ne pouvais pas me résoudre à tromper ma mère. Je m’ingéniai plutôt à la convaincre… ce que je regrette aujourd’hui. J’aurais dû venir seule…
Morgana laissa Maëlle s’abandonner aux larmes. Puis elle lui dit doucement :
— Si tu étais venue seule, mon enfant, tu ne serais plus là pour me raconter ton histoire puisque c’est toi, et non ta mère, que Mélijna aurait tuée sans pitié. Toi et ton peuple auriez fait tout cela en vain… Je sais que c’est une piètre consolation, mais tu dois voir la mort de ta mère comme un sacrifice pour préserver ta propre vie…
Dans un profond soupir, Maëlle hocha la tête.
— Elle me manque terriblement…
— Et elle te manquera tous les jours de ta vie, même si sa perte deviendra moins douloureuse avec le temps. Ça fait partie des dures épreuves de l’existence…, murmura Morgana.
Elle-même pensait à Maxandre. Jamais le temps n’était parvenu à estomper réellement la douleur de sa perte, mais elle avait appris à vivre avec ce sentiment de manque permanent. La magicienne s’efforça de revenir au présent.
— Admettons que tu aies raison, il nous faudrait maintenant retrouver ce Sage. S’il n’a toujours pas fait connaître sa présence après plus de vingt-cinq ans, c’est sûrement qu’il a d’excellentes raisons. Si tu me disais d’abord quel est ce message que tu dois absolument lui livrer. Il se peut que ce ne soit plus du tout nécessaire de le rendre à son destinataire, quoi qu’en pensent les Anciens et les géants. Après tout, cela date de longtemps…
— Au contraire ! C’est justement pour cette raison que les Anciens tenaient tant à ce que je vienne sur la terre de leurs aïeux. Samalya disait, à l’époque, que Kaïn serait le père d’une Fille de Lune au destin et aux pouvoirs exceptionnels. Même si l’oracle était certaine que le Sage ne serait pas un père présent et aimant comme il se doit, elle répétait qu’il jouerait un rôle primordial dans l’avenir de la jeune femme et qu’il devait absolument savoir la fin du songe parce que celui-ci représentait le début du rétablissement de l’équilibre. Samalya craignait que l’orgueil et la soif de vengeance du Sage ne nuisent au renouveau qui pourrait s’amorcer.
Morgana fronça les sourcils. Comment cette oracle avait-elle appris la renaissance de Kaïn et connaissait-elle son comportement, alors que tous sur la Terre des Anciens l’ignoraient ? Les dieux pouvaient-ils faire les choses simplement de temps à autre pour changer ! Elle ne put maudire les divinités bien longtemps puisque Maëlle laissa tomber la petite phrase qui risquait de tout chambouler.
— Même si le rêve de l’oracle se modifie légèrement avec le temps, un événement reste inchangé. Samalya est convaincue que c’est justement celui qui ne doit se produire à aucun prix : de la main de Kaïn, la prêtresse voit mourir un jeune homme qui, croit-elle, doit protéger la fille du Sage tout au long de sa vie…
Sous le choc, Morgana ferma les yeux. Si Kaïn vivait bel et bien et avait la terrible idée de mettre un terme à l’existence d’Alix, pour quelque raison que ce soit, Naïla ne parviendrait jamais seule à accomplir ce que l’on attendait d’elle…
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Andréa avait suivi le long couloir de pierre et de glace pendant plus d’une heure avant de s’avouer vaincue par la fatigue et le froid. Elle s’était finalement effondrée dans un gémissement douloureux. Allait-elle bêtement mourir si près du but ? Dans un ultime effort, elle tenta de communiquer par télépathie même si elle savait que sa tentative serait vaine. Les Insoumises ne se servaient jamais de cette forme de magie : elles la trouvaient primitive et les messages trop faciles à intercepter pour un être le moindrement puissant. Elles préféraient utiliser leur propre magie. Malheureusement, celle-ci nécessitait la possession d’une étoile à l’oreille et Andréa s’était fait arracher la sienne par Oglore, qui avait trouvé le bijou magnifique. La déchirure à son lobe avait mis de nombreuses semaines à guérir dans la sombre prison des gnomes.
Andréa grimaça. Si elle s’en sortait vivante, il lui faudrait subir la douleur de l’implantation d’une nouvelle étoile de brinite. Ce n’est pas pour rien que les Insoumises avaient choisi cette pierre qui avait pratiquement disparu de la Terre des Anciens ; elles étaient ainsi convaincues que personne ne pourrait les tromper ou tricher. Elles seules savaient où se trouvait le dernier gisement de cette pierre précieuse et il n’était guère accessible. De plus, on procédait à l’implantation seulement après une année entière de vie chez les Insoumises, pour s’assurer que l’on pouvait accorder pleine confiance à la nouvelle venue. Personne n’avait envie de vivre plusieurs mois sur cette terre inhospitalière par pur divertissement…
Tandis qu’Andréa envoyait un ultime message télépathique, quelques centaines de mètres plus loin, au bout du dédale de pierre, une fillette de douze ans dressait l’oreille et plissait son petit nez retroussé.
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Myrkie appartenait au peuple des Insoumises uniquement parce que sa mère avait été condamnée alors qu’elle était enceinte. Celle-ci n’avait pas eu le temps de laisser son enfant en lieu sûr ; elle avait dû fuir et accoucher ensuite sur les terres glacées. La fillette était la seule enfant de ce peuple si particulier et ne portait pas la honteuse marque tatouée sur son front. Elle était née avec plusieurs dons propres au peuple des tritons dont elle descendait en ligne directe du côté paternel. Elle n’avait jamais osé demander ce qu’était devenu son père. La tristesse éloquente de sa mère chaque fois qu’elle en parlait lui suffisait. Des tritons, Myrkie avait hérité son amour de l’eau et des créatures marines. La gamine se permettait d’ailleurs souvent des escapades que sa mère et ses consœurs auraient désapprouvées. Elle avait découvert des sources chaudes aux confins des galeries de glace qu’elle habitait.
Elle n’en avait soufflé mot à personne et profitait égoïstement de l’endroit pour nager à sa guise. Moment de pur bonheur… Et qui permettait de garder pour elle son don le plus exceptionnel : voir une longue queue couverte d’écailles violettes apparaître à la place de ses jambes dès qu’elle pénétrait dans l’eau.
C’est à cet endroit qu’elle avait fait la connaissance d’une dizaine de créatures toutes aussi différentes que fascinantes. Comme pour les bassins, elle en avait gardé le secret. Myrkie avait pris l’habitude de communiquer par télépathie avec plusieurs des êtres qui vivaient dans cet environnement thermal, même si sa mère lui répétait sans cesse que cette forme de communication était bonne pour les primitifs. Myrkie n’était pas d’accord. Quoi que sa mère puisse en penser, elle n’en faisait qu’à sa tête, certaine qu’un jour ou l’autre cet art lui servirait.
La voix qui parlait maintenant dans sa tête lui était inconnue. C’était une voix douce, presque inaudible, comme un être qui n’a plus la force de s’exprimer. La jeune fille n’entendit que la fin du message.
En entendant ce surnom aussi connu que rare chez les Insoumises, Myrkie se mit en quête de sa mère.