Deux braconniers, le père et le fils, trouvent Berthe de Trémorel sauvagement assassinée dans le parc du chateau du comte de Trémorel, son époux, ce dernier restant introuvable. Ils sont vite accusés, avec un domestique du chateau au comportement suspect et sans alibi, du meurtre de ces deux notables très appréciés de leurs concitoyens d'Orcival. Les trois suspects, défavorablement connus des services de la police, s'enferment dans un mutisme révélateur. À peine arrivé, l'inspecteur Lecoq, constate que l'enquête a été baclée et la reprend à zéro. Il propose rapidement un début d'explication qui va à l'encontre de celle du juge d'instruction, ce dernier restant persuadé de la justesse de son analyse de la situation…

Émile Gaboriau

Le Crime D’orcival

1

Le 9 juillet 186., un jeudi, Jean Bertaud, dit La Ripaille, et son fils, bien connus à Orcival pour vivre de braconnage et de maraude, se levèrent sur les trois heures du matin, avec le jour, pour aller à la pêche.

Chargés de leurs agrès, ils descendirent ce chemin charmant, ombragé d’acacias, qu’on aperçoit de la station d’Évry, et qui conduit du bourg d’Orcival à la Seine.

Ils se rendaient à leur bateau amarré d’ordinaire à une cinquantaine de mètres en amont du pont de fil de fer, le long d’une prairie joignant Valfeuillu, la belle propriété du comte de Trémorel.

Arrivés au bord de la rivière, ils se débarrassèrent de leurs engins de pêche, et Jean La Ripaille entra dans le bateau pour vider l’eau qu’il contenait.

Pendant que d’une main exercée il maniait l’écope, il s’aperçut qu’un des tolets de la vieille embarcation, usé par la rame, était sur le point de se rompre.

– Philippe, cria-t-il à son fils, occupé à démêler un épervier dont un garde-pêche eût trouvé les mailles trop serrées, Philippe, tâche donc de m’avoir un bout de bois pour refaire notre tolet.

– On y va, répondit Philippe.

Il n’y avait pas un arbre dans la prairie. Le jeune homme se dirigea donc vers le parc de Valfeuillu, distant de quelques pas seulement, et, peu soucieux de l’article 391 du Code pénal, il franchit le large fossé qui entoure la propriété de M. de Trémorel. Il se proposait de couper une branche à l’un des vieux saules qui, à cet endroit, trempent au fil de l’eau leurs branches éplorées.

Il avait à peine tiré son couteau de sa poche, tout en promenant autour de lui le regard inquiet du maraudeur, qu’il poussa un cri étouffé.

– Mon père! eh! mon père!

– Qu’y a-t-il, répondit sans se déranger le vieux braconnier.

– Père, venez, continua Philippe, au nom du ciel, venez vite!

Jean La Ripaille comprit à la voix rauque de son fils, qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire. Il lâcha son écope, et, l’inquiétude aidant, en trois bonds, il fut dans le parc.

Lui aussi, il resta épouvanté devant le spectacle qui avait terrifié Philippe.

Sur le bord de la rivière, parmi les joncs et les glaïeuls, le cadavre d’une femme gisait. Ses longs cheveux dénoués s’éparpillaient parmi les herbes aquatiques; sa robe de soie grise en lambeaux était souillée de boue et de sang. Toute la partie supérieure du corps plongeait dans l’eau peu profonde, et le visage était enfoncé dans la vase.

– Un assassinat! murmura Philippe dont la voix tremblait.

– Ça, c’est sûr, répondit La Ripaille d’un ton indifférent. Mais quelle peut être cette femme? Vrai, on dirait la comtesse.

– Nous allons bien voir, dit le jeune homme.

Il fit un pas vers le cadavre; son père l’arrêta par le bras.

– Que veux-tu faire, malheureux! prononça-t-il; on ne doit jamais toucher au corps d’une personne assassinée, sans la justice.

– Vous croyez?

– Certainement! il y a des peines pour cela.

– Alors, allons prévenir le maire.

– Pourquoi faire? Les gens d’ici ne nous en veulent peut-être pas assez! Qui sait si on ne nous accuserait pas?

– Cependant, mon père…

– Quoi! si nous allons avertir M. Courtois, il nous demandera comment et pourquoi nous nous trouvions dans le parc de M. de Trémorel pour voir ce qu’il s’y passait. Qu’est-ce que cela te fait qu’on ait tué la comtesse? On retrouvera bien son corps sans toi… viens, allons-nous-en.

Mais Philippe ne bougea pas. La tête baissée, le menton appuyé sur la paume de sa main, il réfléchissait.

– Il faut avertir, déclara-t-il d’un ton décidé; on n’est pas des sauvages. Nous dirons à M. Courtois que c’est en côtoyant le parc dans notre bachot que nous avons aperçu le corps.

Le vieux La Ripaille résista d’abord, puis voyant que son fils irait sans lui, il parut se rendre à ses instances.

Ils franchirent donc de nouveau le fossé, et, abandonnant leurs agrès dans la prairie, ils se dirigèrent en toute hâte vers la maison de M. le maire d’Orcival.

Situé à cinq kilomètres de Corbeil, sur la rive droite de la Seine, à vingt minutes de la station d’Évry, Orcival est un des plus délicieux villages des environs de Paris, en dépit de l’infernale étymologie de son nom.

Le Parisien bruyant et pillard, qui, le dimanche, s’abat dans les champs, plus destructeur que la sauterelle, n’a pas découvert encore ces campagnes riantes. L’odeur navrante de la friture des guinguettes n’y étouffe pas le parfum des chèvrefeuilles. Les refrains des canotiers, la ritournelle du cornet à piston des bals publics n’y ont jamais épouvanté les échos.

Paresseusement accroupi sur les pentes douces d’un coteau que baigne la Seine, Orcival a des maisons blanches, des ombrages délicieux et un clocher tout neuf qui fait son orgueil.

De tous côtés, de vastes propriétés de plaisance, entretenues à grands frais, l’entourent. De la hauteur, on aperçoit les girouettes de vingt châteaux.

À droite, ce sont les futaies de Mauprévoir, et le joli castel de la comtesse de la Brèche; en face, de l’autre côté du fleuve, voici Mousseaux et Petit-Bourg, l’ancien domaine Aguado, devenu la propriété d’un carrossier illustre, M. Binder; à gauche, ces beaux arbres sont au comte de Trémorel, ce grand parc est le parc d’Étiolles et dans le lointain, tout là-bas, c’est Corbeil; cet immense bâtiment, dont la toiture dépasse les grands chênes, c’est le moulin Darblay.

Le maire d’Orcival habite tout en haut du village une de ces maisons comme on en voit dans les rêves de cent mille livres de rentes.

Fabricant de toiles peintes autrefois, M. Courtois a débuté dans le commerce sans un sou vaillant, et, après trente années d’un labeur acharné, il s’est retiré avec quatre millions bien ronds.

Alors il se proposait de vivre bien tranquille, entre sa femme et ses filles, passant l’hiver à Paris et l’été à la campagne.

Mais voilà que tout à coup, on le vit inquiet et agité. L’ambition venait de le mordre au cœur. Il faisait cent démarches pour être forcé d’accepter la mairie d’Orcival. Et il l’a acceptée, bien à son corps défendant, ainsi qu’il vous le dira lui-même.

Cette mairie fait à la fois son bonheur et son désespoir. Désespoir apparent, bonheur intime et réel.

Il est bien, lorsque le front chargé de nuages, il maudit les soucis du pouvoir, il est mieux lorsque le ventre ceint de l’écharpe à glands d’or, il triomphe à la tête du corps municipal.

Tout le monde dormait encore chez M. le maire, lorsque les Bertaud père et fils vinrent heurter le lourd marteau de la porte.

Après un bon moment, un domestique aux trois quarts éveillé, à demi vêtu, parut à l’une des fenêtres du rez-de-chaussée.

– Qu’est-ce qu’il y a, méchants garnements? demanda-t-il d’un ton de mauvaise humeur.

La Ripaille ne jugea point à propos de relever une injure que ne justifiait que trop sa réputation dans la commune.

– Nous voulons parler à monsieur le maire, répondit-il, et c’est terriblement pressé. Allez l’éveiller, M. Baptiste, il ne vous grondera pas.

– Est-ce qu’on me gronde, moi! grogna Baptiste.

Il fallut cependant dix bonnes minutes de pourparlers et d’explications pour décider le domestique.

Enfin les Bertaud comparurent par-devant un petit homme gros et rouge, fort mécontent d’être tiré du lit si matin: c’était M. Courtois.

Il avait été décidé que Philippe porterait la parole.

– Monsieur le maire, commença-t-il, nous venons vous annoncer un grand malheur; il y a eu pour sûr un crime chez M. de Trémorel.

M. Courtois était l’ami du comte, il devint à cette déclaration inattendue plus blême que sa chemise.

– Ah! mon Dieu! balbutia-t-il, incapable de maîtriser son émotion, que me dites-vous là, un crime!…

– Oui, nous avons vu un corps, tout à l’heure, et aussi vrai que vous voilà, je crois que c’est celui de la comtesse.

Le digne maire leva les bras au ciel d’un air parfaitement égaré.

– Mais où, mais quand? interrogea-t-il.

– Tout à l’heure, au bout du parc que nous longions pour aller relever nos nasses.

– C’est horrible! répétait le bon M. Courtois, quel malheur! Une si digne femme! Mais ce n’est pas possible, vous devez vous tromper; on m’aurait prévenu…

– Nous avons bien vu, monsieur le maire.

– Un tel crime, dans ma commune! Enfin, vous avez bien fait de venir, je vais m’habiller en deux temps, et nous allons courir… C’est-à-dire, non, attendez.

Il parut réfléchir une minute et appela:

– Baptiste!

Le domestique n’était pas loin. L’oreille et l’œil alternativement collés au trou de la serrure, il écoutait et regardait de toutes ses forces. À la voix de son maître, il n’eut qu’à allonger le bras pour ouvrir la porte.

– Monsieur m’appelle?

– Cours chez le juge de paix, lui dit le maire, il n’y a pas une seconde à perdre, il s’agit d’un crime, d’un meurtre peut-être, qu’il vienne vite, bien vite… Et vous autres, continua-t-il, s’adressant aux Bertaud, attendez-moi ici, je vais passer un paletot.

Le juge de paix d’Orcival, le père Plantat, comme on l’appelle, est un ancien avoué de Melun.

À cinquante ans, le père Plantat, auquel tout avait toujours réussi à souhait, perdit dans le même mois sa femme qu’il adorait et ses fils, deux charmants jeunes gens, âgés l’un de dix-huit, l’autre de vingt-deux ans.

Ces pertes successives atterrèrent un homme que trente années de prospérité laissaient sans défense contre le malheur. Pendant longtemps, on craignit pour sa raison. La seule vue d’un client, venant troubler sa douleur pour lui conter de sottes histoires d’intérêt, l’exaspérait. On ne fut donc pas surpris de lui voir vendre son étude à moitié prix. Il voulait s’établir à son aise dans son chagrin, avec la certitude de n’en point être distrait.

Mais l’intensité des regrets diminua et la maladie du désœuvrement vint. La justice de paix d’Orcival était vacante, le père Plantat la sollicita et l’obtint.

Une fois juge de paix, il s’ennuya moins. Cet homme, qui voyait sa vie finie, entreprit de s’intéresser aux mille causes diverses qui se plaidaient chez lui. Il appliqua toutes les forces d’une intelligence supérieure, toutes les ressources d’un esprit éminemment délié à démêler le faux du vrai parmi tous les mensonges qu’il était forcé d’écouter.

Il s’obstina d’ailleurs à vivre seul, en dépit des exhortations de M. Courtois, prétendant que toute société le fatiguait, et qu’un homme malheureux est un trouble-fête. Le temps que lui laissait son tribunal, il le consacrait à une collection sans pareille de pétunias.

Le malheur qui modifie les caractères, soit en bien, soit en mal, l’avait rendu, en apparence, affreusement égoïste. Il assurait ne pas s’intéresser aux choses de la vie plus qu’un critique blasé aux jeux de la scène. Il aimait à faire parade de sa profonde indifférence pour tout, jurant qu’une pluie de feu tombant sur Paris ne lui ferait seulement pas tourner la tête. L’émouvoir semblait impossible. «Qu’est-ce que cela me fait, à moi!» était son invariable refrain.

Tel est l’homme qui, un quart d’heure après le départ de Baptiste, arrivait chez le maire d’Orcival.

M. Plantat est grand, maigre et nerveux. Sa physionomie n’a rien de remarquable. Il porte les cheveux courts, ses yeux inquiets paraissent toujours chercher quelque chose, son nez fort long est mince comme la lame d’un rasoir. Depuis ses chagrins, sa bouche, si fine jadis, s’est déformée, la lèvre inférieure s’est affaissée et lui donne une trompeuse apparence de simplicité.

– Que m’apprend-on, dit-il dès la porte, on a assassiné Mme de Trémorel.

– Ces gens-ci, du moins, le prétendent, répondit le maire qui venait de reparaître.

M. Courtois n’était plus le même homme. Il avait eu le temps de se remettre un peu. Sa figure s’essayait à exprimer une froideur majestueuse. Il s’était vertement blâmé d’avoir, en manifestant son trouble et sa douleur devant les Bertaud, manqué de dignité.

«Rien ne doit émouvoir à ce point un homme dans ma position», s’était-il dit.

Et, bien qu’effroyablement agité, il s’efforçait d’être calme, froid, impassible.

Le père Plantat, lui, était ainsi tout naturellement.

– Ce serait un accident bien fâcheux, dit-il d’un ton qu’il s’efforçait de rendre parfaitement désintéressé, mais, au fond, qu’est-ce que cela nous fait? Il faut néanmoins aller voir sans retard ce qu’il en est; j’ai fait prévenir le brigadier de gendarmerie qui nous rejoindra.

– Partons, dit M. Courtois, j’ai mon écharpe dans ma poche.

On partit. Philippe et son père marchaient les premiers, le jeune homme empressé et impatient, le vieux sombre et préoccupé.

Le maire, à chaque pas, laissait échapper quelques exclamations.

– Comprend-on cela, murmurait-il, un meurtre dans ma commune, une commune où de mémoire d’homme, il n’y a point eu de crime de commis.

Et il enveloppait les deux Bertaud d’un regard soupçonneux.

Le chemin qui conduit à la maison – dans le pays on dit au château – de M. de Trémorel est assez déplaisant, encaissé qu’il est par des murs d’une douzaine de pieds de haut. D’un côté, c’est le parc de la marquise de Lanascol, de l’autre le grand jardin de Saint-Jouan.

Les allées et les venues avaient pris du temps, il était près de huit heures lorsque le maire, le juge de paix et leurs guides s’arrêtèrent devant la grille de M. de Trémorel.

Le maire sonna.

La cloche est fort grosse, une petite cour sablée de cinq ou six mètres sépare seule la grille de l’habitation, cependant personne ne parut.

Monsieur le maire sonna plus fort, puis plus fort encore, puis de toutes ses forces, en vain.

Devant la grille du château de M. de Lanascol, située presque en face, un palefrenier était debout, occupé à nettoyer et à polir un mors de bride.

– Ce n’est guère la peine de sonner, messieurs, dit cet homme, il n’y a personne au château.

– Comment, personne? demanda le maire surpris.

– J’entends, répondit le palefrenier, qu’il n’y a que les maîtres. Les gens sont tous partis hier soir, par le train de huit heures quarante, pour se rendre à Paris, assister à la noce de l’ancienne cuisinière, Mme Denis; ils doivent revenir ce matin par le premier train. J’avais été invité, moi aussi…

– Grand Dieu! interrompit M. Courtois, alors le comte et la comtesse sont restés seuls cette nuit?

– Absolument seuls, monsieur le maire.

– C’est horrible!

Le père Plantat semblait s’impatienter de ce dialogue.

– Voyons, dit-il, nous ne pouvons nous éterniser à cette porte, les gendarmes n’arrivent pas, envoyons chercher le serrurier.

Déjà Philippe prenait son élan, lorsqu’au bout du chemin on entendit des chants et des rires. Cinq personnes, trois femmes et deux hommes parurent presque aussitôt.

– Ah! voilà les gens du château, dit le palefrenier que cette visite matinale semblait intriguer singulièrement, ils doivent avoir une clé.

De leur côté, les domestiques, apercevant le groupe arrêté devant la grille, se turent et hâtèrent le pas. L’un d’eux, même, se mit à courir, devançant ainsi les autres; c’était le valet de chambre du comte.

– Ces messieurs voudraient parler à monsieur le comte? demanda-t-il, après avoir salué le maire et le juge de paix.

– Voici cinq fois que nous sonnons à tout rompre, dit le maire.

– C’est surprenant, fit le valet de chambre, Monsieur a pourtant le sommeil bien léger! Après cela, il est peut-être sorti.

– Malheur! s’écria Philippe, on les aura assassinés tous les deux!

Ces mots dégrisèrent les domestiques dont la gaieté annonçait un nombre très raisonnable de santés bues au bonheur des nouveaux époux.

M. Courtois, lui, paraissait étudier l’attitude du vieux Bertaud.

– Un assassinat! murmura le valet de chambre; ah! c’est pour l’argent, alors, on aura su…

– Quoi? demanda le maire.

– Monsieur le comte a reçu hier dans la matinée une très forte somme.

– Ah! oui, forte, ajouta une femme de chambre, il y avait gros comme cela de billets de banque. Madame a même dit à Monsieur qu’elle ne fermerait pas l’œil de la nuit avec cette somme immense dans la maison.

Il y eut un silence, chacun se regardant d’un air effrayé. M. Courtois, lui, réfléchissait.

– À quelle heure êtes-vous partis hier soir, demanda-t-il aux domestiques.

– À huit heures, on avait avancé le dîner.

– Vous êtes partis tous ensemble?

– Oui, monsieur.

– Vous ne vous êtes pas quittés?

– Pas une minute.

– Et vous revenez tous ensemble?

Les domestiques échangèrent un singulier regard:

– Tous, répondit une femme de chambre qui avait la langue bien pendue… c’est-à-dire, non. Il y en a un qui nous a lâchés en arrivant à la gare de Lyon, à Paris: c’est Guespin.

– Ah!

– Oui, monsieur, il a filé de son côté en disant qu’il nous rejoindrait aux Batignolles, chez Wepler, où se faisait la noce.

Monsieur le maire donna un grand coup de coude au juge de paix, comme pour lui recommander l’attention, et continua à interroger.

– Et ce Guespin, comme vous le nommez, l’avez-vous revu?

– Non, monsieur, j’ai même plusieurs fois demandé inutilement de ses nouvelles pendant la nuit; son absence me paraissait louche.

Évidemment la femme de chambre essayait de faire montre d’une perspicacité supérieure; encore un peu elle eût parlé de pressentiments.

– Ce domestique, demanda M. Courtois, était-il depuis longtemps dans la maison?

– Depuis le printemps.

– Quelles étaient ses attributions?

– Il avait été envoyé de Paris par la maison du Gentil Jardinier pour soigner les fleurs rares de la serre de Madame.

– Et… avait-il eu connaissance de l’argent?

Les domestiques eurent encore des regards bien significatifs.

– Oui, oui! répondirent-ils en chœur, nous en avions beaucoup causé entre nous à l’office.

– Même, ajouta la femme de chambre, belle parleuse, il m’a dit à moi-même, parlant à ma personne:

«- Dire que monsieur le comte a dans son secrétaire de quoi faire notre fortune à tous!

– Quelle espèce d’homme est-ce?

Cette question éteignit absolument la loquacité des domestiques. Aucun n’osait parler, sentant bien que le moindre mot pouvait servir de base à une accusation terrible.

Mais le palefrenier de la maison d’en face qui brûlait de se mêler à cette affaire, n’eut point ces scrupules.

– C’est, répondit-il, un bon garçon, Guespin, et qui a roulé. Dieu de Dieu! en sait-il de ces histoires! Il connaît tout, cet homme-là, il paraît qu’il a été riche dans le temps, et s’il voulait… Mais, dame! il aime le travail tout fait, et avec ça c’est un noceur comme il n’y en a pas, un creveur de billards, quoi!

Tout en écoutant d’une oreille, en apparence distraite, ces dépositions, ou, pour parler plus juste, ces cancans, le père Plantat examinait soigneusement et le mur et la grille. Il se retourna à point nommé pour interrompre le palefrenier.

– En voilà bien assez, dit-il, au grand scandale de M. Courtois. Avant de poursuivre cet interrogatoire, il est bon de constater le crime, si crime il y a, toutefois, ce qui n’est pas prouvé. Que celui de vous qui a une clé ouvre la grille.

Le valet de chambre avait la clé, il ouvrit, et tout le monde pénétra dans la petite cour. Les gendarmes venaient d’arriver. Le maire dit au brigadier de le suivre, et plaça deux hommes à la grille, avec défense de laisser entrer ou sortir personne sans sa permission.

Alors seulement le valet de chambre ouvrit la porte de la maison.

2

S’il n’y avait pas eu de crime, au moins s’était-il passé quelque chose de bien extraordinaire chez le comte de Trémorel; l’impassible juge de paix dut en être convaincu dès ses premiers pas dans le vestibule.

La porte vitrée donnant sur le jardin était toute grande ouverte, et trois des carreaux étaient brisés en mille pièces.

Le chemin de toile cirée qui reliait toutes les portes avait été arraché, et sur les dalles de marbre blanc, çà et là, on apercevait de larges gouttes de sang. Au pied de l’escalier était une tache plus grande que les autres, et sur la dernière marche une éclaboussure hideuse à voir.

Peu fait pour de tels spectacles, pour une mission comme celle qu’il avait à remplir, l’honnête M. Courtois se sentait défaillir. Par bonheur, il puisait dans le sentiment de son importance et de sa dignité une énergie bien éloignée de son caractère. Plus l’instruction préliminaire de cette affaire lui paraissait difficile, plus il tenait à bien la mener.

– Conduisez-nous à l’endroit où vous avez aperçu le corps, dit-il aux Bertaud.

Mais le père Plantat intervint.

– Il serait, je crois, plus sage, objecta-t-il, et plus logique de commencer par visiter la maison.

– Soit, oui, en effet, c’est ce que je pensais, dit le maire, s’accrochant au conseil du juge de paix, comme un homme qui se noie s’accroche à une planche.

Et il fit retirer tout le monde, à l’exception du brigadier et du valet de chambre destiné à servir de guide.

– Gendarmes, cria-t-il encore, aux hommes en faction devant la grille, veillez à ce que personne ne s’éloigne, empêchez d’entrer dans la maison, et que nul surtout ne pénètre dans le jardin.

On monta alors.

Tout le long de l’escalier les taches de sang se répétaient. Il y avait aussi du sang sur la rampe, et M. Courtois s’aperçut avec horreur qu’il s’y était rougi les mains.

Lorsqu’on fut arrivé au palier du premier étage:

– Dites-moi, mon ami, demanda le maire au valet de chambre, vos maîtres faisaient-ils chambre commune?

– Oui, monsieur, répondit le domestique.

– Et, où est leur chambre?

– Là, monsieur.

Et en même temps qu’il répondait, le valet de chambre reculait effrayé, et montrait une porte dont le panneau supérieur portait l’empreinte d’une main ensanglantée.

Des gouttelettes de sueur perlaient sur le front du pauvre maire; lui aussi, il avait peur, à grand-peine il pouvait se tenir debout! Hélas! le pouvoir impose de terribles obligations. Le brigadier, un vieux soldat de Crimée, visiblement ému, hésitait.

Seul, le père Plantat, tranquille comme dans son jardin, gardait son sang-froid et regardait les autres en dessous.

– Il faut pourtant se décider, prononça-t-il.

Il entra, les autres le suivirent.

La pièce où on pénétra n’offrait rien de bien insolite. C’était un boudoir tendu de satin bleu, garni d’un divan et de quatre fauteuils capitonnés en étoffe pareille à la tenture. Un des fauteuils était renversé.

On passa dans la chambre à coucher.

Effroyable était le désordre de cette pièce. Il n’était pas un meuble, pas un bibelot, qui n’attestât qu’une lutte terrible, enragée, sans merci, avait eu lieu entre les assassins et les victimes.

Au milieu de la chambre, une petite table de laque était renversée, et tout autour s’éparpillaient des morceaux de sucre, des cuillères de vermeil, des débris de porcelaine.

– Ah! dit le valet de chambre, Monsieur et Madame prenaient le thé lorsque les misérables sont entrés!

La garniture de la cheminée avait été jetée à terre; la pendule, en tombant, s’était arrêtée sur trois heures vingt minutes. Près de la pendule, gisaient les lampes; les globes étaient en morceaux, l’huile s’était répandue.

Le ciel de lit avait été arraché et couvrait le lit. On avait dû s’accrocher désespérément aux draperies. Tous les meubles étaient renversés. L’étoffe des fauteuils était hachée de coups de couteau et par endroits le crin sortait. On avait enfoncé le secrétaire, la tablette disloquée pendait aux charnières, les tiroirs étaient ouverts et vides. La glace de l’armoire, en pièces; en pièces un ravissant chiffonnier de Boule; la table à ouvrage, brisée; la toilette, bouleversée.

Et partout du sang, sur le tapis, le long de la tapisserie, aux meubles, aux rideaux, aux rideaux du lit surtout.

Évidemment le comte et la comtesse de Trémorel s’étaient défendus courageusement et longtemps.

– Les malheureux! balbutiait le pauvre maire, les malheureux! C’est ici qu’ils ont été massacrés.

Et au souvenir de son amitié pour le comte, oubliant son importance, jetant son masque d’homme impassible, il pleura.

Tout le monde perdait un peu la tête. Mais pendant ce temps, le juge de paix se livrait à une minutieuse perquisition, il prenait des notes sur son carnet, il visitait les moindres recoins.

Lorsqu’il eut terminé:

– Maintenant, dit-il, voyons ailleurs.

Ailleurs le désordre était pareil. Une bande de fous furieux ou de malfaiteurs pris de frénésie, avait certainement passé la nuit dans la maison.

Le cabinet du comte, particulièrement, avait été bouleversé. Les assassins ne s’étaient pas donné la peine de forcer les serrures; ils avaient procédé à coups de hache. Certainement ils avaient la certitude de ne pouvoir être entendus, car il leur avait fallu frapper terriblement fort pour faire voler en éclats le bureau de chêne massif. Les livres de la bibliothèque étaient à terre, pêle-mêle.

Ni le salon, ni le fumoir n’avaient été respectés. Les divans, les chaises, les canapés étaient déchirés comme si on les eût sondés avec des épées. Deux chambres réservées, des chambres d’amis, étaient sens dessus dessous.

On monta au second étage.

Là, dans la première pièce où on pénétra, on trouva devant un bahut attaqué déjà, mais non ouvert encore, une hache à fendre le bois que le valet de chambre reconnut pour appartenir à la maison.

– Comprenez-vous maintenant, disait le maire au père Plantat. Les assassins étaient en nombre c’est évident. Le meurtre accompli, ils se sont répandus dans la maison, cherchant partout l’argent qu’ils savaient s’y trouver. L’un d’eux était ici occupé à enfoncer ce meuble lorsque les autres, en bas, ont mis la main sur les valeurs; on l’a appelé, il s’est empressé de descendre, et jugeant toute recherche désormais inutile, il a abandonné ici cette hache.

– Je vois la chose comme si j’y étais, approuva le brigadier.

Le rez-de-chaussée qu’on visita ensuite avait été respecté. Seulement, le crime commis, les valeurs enlevées, les assassins avaient senti le besoin de se réconforter. On retrouva dans la salle à manger des débris de leur souper. Ils avaient dévoré tous les reliefs restés dans les buffets. Sur la table, à côté de huit bouteilles vides – bouteilles de vin ou de liqueurs – cinq verres étaient rangés.

– Ils étaient cinq, murmura le maire.

À force de volonté, l’excellent M. Courtois avait recouvré son sang-froid habituel.

– Avant d’aller relever les cadavres, dit-il, je vais expédier un mot au procureur impérial de Corbeil. Dans une heure, nous aurons un juge d’instruction qui achèvera notre pénible tâche.

Ordre fut donné à un gendarme d’atteler le tilbury du comte et de partir en toute hâte.

Puis, le maire et le juge, suivis du brigadier, du valet de chambre et des deux Bertaud s’acheminèrent vers la rivière.

Le parc de Valfeuillu est très vaste; mais c’est de droite et de gauche qu’il s’étend. De la maison à la Seine, il n’y a guère plus de deux cents pas. Devant la maison verdoie une belle pelouse coupée de corbeilles de fleurs. On prend pour gagner le bord de l’eau une des deux allées qui tournent le gazon.

Mais les malfaiteurs n’avaient pas suivi les allées. Coupant au plus court, ils avaient traversé la pelouse. Leurs traces étaient parfaitement visibles. L’herbe était foulée et trépignée comme si on y eût traîné quelque lourd fardeau. Au milieu du gazon, on aperçut quelque chose de rouge que le juge de paix alla ramasser. C’était une pantoufle que le valet de chambre reconnut pour appartenir au comte. Plus loin, on trouva un foulard blanc que le domestique déclara avoir vu souvent au cou de son maître. Ce foulard était taché de sang.

Enfin, on arriva au bord de l’eau, sous ces saules dont Philippe avait voulu couper une branche et on aperçut le cadavre.

Le sable, à cette place, était profondément fouillé, labouré, pour ainsi dire, par des pieds cherchant un point d’appui solide. Là, tout l’indiquait, avait eu lieu la lutte suprême.

M. Courtois comprit toute l’importance de ces traces.

– Que personne n’avance, dit-il.

Et, suivi seul du juge de paix, il s’approcha du corps.

Bien qu’on ne pût distinguer le visage, le maire et le juge reconnurent la comtesse. Tous deux lui avaient vu cette robe grise ornée de passementeries bleues.

Maintenant comment se trouvait-elle là?

Le maire supposa qu’ayant réussi à s’échapper des mains des meurtriers, elle avait fui éperdue. On l’avait poursuivie, on l’avait atteinte là, on lui avait porté les derniers coups, et elle était tombée pour ne plus se relever.

Cette version expliquait les traces de la lutte. Ce serait alors le cadavre du comte que les assassins auraient traîné à travers la pelouse.

M. Courtois parlait avec animation, cherchant à faire pénétrer ses impressions dans l’esprit du juge de paix. Mais le père Plantat écoutait à peine, on eût pu le croire à cent lieues du Valfeuillu, il ne répondait que par monosyllabes: oui, non, peut-être.

Et le brave maire se donnait une peine infinie: il allait, venait, prenait des mesures, inspectait minutieusement le terrain.

Il n’y avait pas à cet endroit plus d’un pied d’eau.

Un banc de vase, sur lequel poussaient des touffes de glaïeuls et quelques maigres nénuphars, allait en pente douce, du bord au milieu de la rivière. L’eau était claire, le courant nul; on voyait fort bien la vase lisse et luisante.

M. Courtois en était là de ses investigations lorsqu’il parut frappé d’une idée subite.

– La Ripaille, s’écria-t-il, approchez.

Le vieux maraudeur obéit.

– Vous dites donc, interrogea le maire, que c’est de votre bateau que vous avez aperçu le corps?

– Oui, monsieur le maire.

– Où est-il, votre bateau?

– Là, amarré à la prairie.

– Eh bien, conduisez-nous y.

Pour tous les assistants, il fut visible que cet ordre impressionnait vivement le bonhomme. Il tressaillit et pâlit sous l’épaisse couche de hâle déposée sur ses joues par la pluie et le soleil. Même, on le surprit jetant à son fils un regard qui parut menaçant.

– Marchons, répondit-il enfin.

On allait regagner la maison, lorsque le valet de chambre proposa de franchir la douve.

– Ce sera bien plus vite fait, dit-il, je cours chercher une échelle, que nous mettrons en travers.

Il partit, et une minute après reparut avec sa passerelle improvisée. Mais au moment où il allait la placer:

– Arrêtez, lui cria le maire, arrêtez!…

Les empreintes laissées par les Bertaud sur les deux côtés du fossé venaient de lui sauter aux yeux.

– Qu’est ceci? dit-il; évidemment on a passé par là, et il n’y a pas longtemps, ces traces de pas sont toutes fraîches.

Et, après un examen de quelques minutes, il ordonna de placer l’échelle plus loin. Lorsqu’on fut arrivé près du bateau:

– C’est bien là, demanda le maire à La Ripaille, l’embarcation avec laquelle vous êtes allés relever vos nasses ce matin?

– Oui, monsieur.

– Alors, reprit M. Courtois, de quels ustensiles vous êtes-vous servis? Votre épervier est parfaitement sec; cette gaffe et ces rames n’ont pas été mouillées depuis plus de vingt-quatre heures.

Le trouble du père et du fils devenait de plus en plus manifeste.

– Persistez-vous dans vos dires, Bertaud?, insista le maire.

– Et vous Philippe?

– Monsieur, balbutia le jeune homme, nous avons dit la vérité.

– Vraiment! reprit M. Courtois d’un ton ironique; alors vous expliquerez à qui de droit comment vous avez pu voir quelque chose d’un bateau sur lequel vous n’êtes pas montés. Ah! dame! on ne pense pas à tout. On vous prouvera aussi que le corps est placé de telle façon qu’il est impossible, vous m’entendez, absolument impossible de l’apercevoir du milieu de la rivière. Puis, vous aurez à dire encore quelles sont ces traces que je relève, là sur l’herbe, et qui vont de votre bateau à l’endroit où le fossé a été franchi à plusieurs reprises et par plusieurs personnes.

Les deux Bertaud baissaient la tête.

– Brigadier, ordonna monsieur le maire, au nom de la loi, arrêtez ces deux hommes et empêchez toute communication entre eux.

Philippe semblait près de se trouver mal. Pour le vieux La Ripaille, il se contenta de hausser les épaules et de dire à son fils:

– Hein! tu l’as voulu, n’est-ce pas?

Puis, pendant que le brigadier emmenait les deux maraudeurs qu’il enferma séparément et sous la garde de ses hommes, le juge de paix et le maire rentraient dans le parc.

– Avec tout cela, murmurait M. Courtois, pas de traces du comte!…

Il s’agissait de relever le cadavre de la comtesse.

Le maire envoya chercher deux planches qu’on déposa à terre avec mille précautions, et ainsi on put agir sans risquer d’effacer des empreintes précieuses pour l’instruction.

Hélas! était-ce bien là celle qui avait été la belle, la charmante comtesse de Trémorel! Étaient-ce là ce frais visage riant, ces beaux yeux parlants, cette bouche fine et spirituelle.

Rien, il ne restait rien d’elle. La face tuméfiée, souillée de boue et de sang n’était plus qu’une plaie; une partie de la peau du front avait été enlevée avec une poignée de cheveux. Les vêtements étaient en lambeaux.

Une ivresse furieuse affolait certainement les monstres qui avaient tué la pauvre femme! Elle avait reçu plus de vingt coups de couteau, elle avait dû être frappée avec un bâton ou plutôt avec un marteau, on l’avait foulée aux pieds, traînée par les cheveux!…

Dans sa main gauche crispée était un lambeau de drap commun, grisâtre, arraché probablement au vêtement d’un des assassins.

Tout en procédant à ces lugubres constatations et en prenant des notes pour son procès-verbal, le pauvre maire sentait si bien ses jambes fléchir qu’il était forcé de s’appuyer sur l’impassible père Plantat.

– Portons la comtesse à la maison, ordonna le juge de paix, nous verrons ensuite à chercher le cadavre du comte.

Le valet de chambre, et le brigadier qui était revenu, durent réclamer l’assistance des domestiques restés dans la cour. Du même coup les femmes se précipitèrent dans le jardin.

Ce fut alors un concert terrible de cris, de pleurs et d’imprécations.

– Les misérables! Une si brave femme! Une si bonne maîtresse!

M. et Mme de Trémorel étaient, on le vit bien en cette occasion, adorés de leurs gens.

On venait de déposer le corps de la comtesse au rez-de-chaussée, sur le billard, lorsqu’on annonça au maire l’arrivée du juge d’instruction et d’un médecin.

– Enfin! murmura le bon M. Courtois.

Et plus bas il ajouta:

– Les plus belles médailles ont leur revers.

Pour la première fois de sa vie, il venait sérieusement de maudire son ambition et de regretter d’être le plus important personnage d’Orcival.

3

Le juge d’instruction près le tribunal de Corbeil était alors un remarquable magistrat, M. Antoine Domini, appelé depuis à d’éminentes fonctions.

M. Domini est un homme d’une quarantaine d’années, fort bien de sa personne, doué d’une physionomie heureusement expressive, mais grave, trop grave.

En lui semble s’être incarnée la solennité parfois un peu roide de la magistrature.

Pénétré de la majesté de ses fonctions, il leur a sacrifié sa vie, se refusant les distractions les plus simples, les plus légitimes plaisirs.

Il vit seul, se montre à peine, ne reçoit que de rares amis, ne voulant pas, dit-il, que les défaillances de l’homme puissent porter atteinte au caractère sacré du juge et diminuer le respect qu’on lui doit. Cette dernière raison l’a empêché de se marier, bien qu’il se sentît fait pour la vie de famille.

Toujours et partout, il est le magistrat, c’est-à-dire le représentant convaincu jusqu’au fanatisme de ce qu’il y a de plus auguste au monde: la justice.

Naturellement gai, il doit s’enfermer à double tour lorsqu’il a envie de rire. Il a de l’esprit, mais si un bon mot ou une phrase plaisante lui échappent, soyez sûr qu’il en fait pénitence.

C’est bien corps et âme qu’il s’est donné à son état, et nul ne saurait apporter plus de conscience à remplir ce qu’il estime son devoir. Mais aussi, il est inflexible plus qu’un autre. Discuter un article du code est à ses yeux une monstruosité. La loi parle, il suffit, il ferme les yeux, se bouche les oreilles, et obéit.

Du jour où une instruction est commencée, il ne dort plus, et rien ne lui coûte pour arriver à la découverte de la vérité. Cependant on ne le considère pas comme un bon juge d’instruction: lutter de ruses avec un prévenu lui répugne; tendre un piège à un coquin est, dit-il, indigne; enfin, il est entêté, mais entêté jusqu’à la folie, parfois jusqu’à l’absurde, jusqu’à la négation du soleil en plein midi.

Le maire d’Orcival et le père Plantat s’étaient levés avec empressement pour courir au-devant du juge d’instruction.

M. Domini les salua gravement, comme s’il ne les eût point connus, et leur présentant un homme d’une soixantaine d’années qui l’accompagnait:

– Messieurs, dit-il, M. le docteur Gendron.

Le père Plantat échangea une poignée de mains avec le médecin; monsieur le maire lui adressa son sourire le plus officiellement gracieux.

C’est que le docteur Gendron est bien connu à Corbeil et dans tout le département; il y est même célèbre, malgré le voisinage de Paris.

Praticien d’une habileté hors ligne, aimant son art et l’exerçant avec une sagacité passionnée, le docteur Gendron doit cependant sa renommée moins à sa science qu’à ses façons d’être. On dit de lui: «C’est un original»; et on admire ses affectations d’indépendance, de scepticisme et de brutalité.

C’est entre cinq et neuf heures du matin, été comme hiver, qu’il fait ses visites. Tant pis pour ceux que cela dérange; ce ne sont point, Dieu merci! les médecins qui manquent.

Passé neuf heures, bonsoir, personne, plus de docteur. Le docteur travaille pour lui, le docteur est dans sa serre, le docteur inspecte sa cave, le docteur est monté à son laboratoire, près du grenier, où il cuisine des ragoûts étranges.

Il cherche, dit-on dans le public, des secrets de chimie industrielle pour augmenter encore ses vingt mille livres de rentes, ce qui est bien peu digne.

Et il laisse dire, car le vrai est qu’il s’occupe de poisons et qu’il perfectionne un appareil de son invention, avec lequel on pourra retrouver les traces de tous les alcaloïdes qui, jusqu’ici, échappent à l’analyse.

Si ses amis lui reprochent, même en plaisantant, d’envoyer promener les malades dans l’après-midi, il se fâche tout rouge.

– Parbleu! répond-il, je vous trouve superbes! Je suis médecin quatre heures par jour, je ne suis guère payé que du quart de mes malades, c’est donc trois heures que je donne quotidiennement à l’humanité que je méprise et à la philanthropie dont je me soucie… Que chacun de vous en donne autant, et nous verrons.

Cependant, monsieur le maire d’Orcival avait fait passer les nouveaux venus dans le salon où il s’était installé pour rédiger son procès-verbal.

– Quel malheur pour ma commune, que ce crime, disait-il au juge d’instruction, quelle honte! Voilà Orcival perdu de réputation.

– C’est que je ne sais rien, ou autant dire, répondait M. Domini, le gendarme qui est venu me chercher était mal informé.

Alors, M. Courtois raconta longuement ce que lui avait appris son enquête sommaire, n’oubliant pas le plus inutile détail, insistant sur les précautions admirables qu’il avait cru devoir prendre. Il dit comment l’attitude des Bertaud avait tout d’abord éveillé ses soupçons, comment il les avait pris, à tout le moins en flagrant délit de mensonge, comment finalement il s’était décidé à les faire arrêter.

Il parlait debout, la tête rejetée en arrière, avec une emphase verbeuse, s’écoutant, triant les expressions. Et à chaque instant, les mots de: «Nous, maire d’Orcival» ou de: «Ensuite de quoi» revenaient dans son discours. Enfin, il s’épanouissait dans l’exercice de ses fonctions, et le plaisir de parler le dédommageait un peu de ces angoisses.

– Et maintenant, conclut-il, je viens d’ordonner les plus exactes perquisitions qui, sans nul doute, nous feront retrouver le cadavre du comte. Cinq hommes, par moi requis et tous les gens de la maison battent le parc. Si leurs recherches ne sont pas couronnées de succès, j’ai sous la main des pêcheurs qui sonderont la rivière.

Le juge d’instruction se taisait, hochant simplement la tête de temps à autre en signe d’approbation. Il étudiait, il pesait les détails qui lui étaient communiqués, bâtissant déjà dans sa tête un plan d’instruction.

– Vous avez fort sagement agi, monsieur le maire, dit-il enfin. Le malheur est immense, mais je crois comme vous que nous sommes sur la trace des coupables. Ces maraudeurs que nous tenons, ce jardinier qui n’a pas reparu doivent être pour quelque chose dans ce crime abominable.

Depuis quelques minutes déjà, le père Plantat dissimulait tant bien que mal, plutôt mal que bien, des signes d’impatience.

– Le malheur est, dit-il, que si Guespin est coupable, il ne sera pas assez sot pour se présenter ici.

– Oh! nous le trouverons, répondit M. Domini; avant de quitter Corbeil, j’ai envoyé à Paris, à la préfecture de police, une dépêche télégraphique pour demander un agent de la police de la Sûreté, et il sera, je l’imagine, ici avant peu.

– En attendant, proposa le maire, vous désireriez peut-être, monsieur le juge d’instruction, visiter le théâtre du crime.

M. Domini eut un geste comme pour se lever et se rassit aussitôt.

– Au fait, non, dit-il, autant ne rien voir avant l’arrivée de notre agent. Mais j’aurais bien besoin de renseignements sur le comte et la comtesse de Trémorel.

Le digne maire triompha de nouveau.

– Oh! je puis vous en donner, répondit-il vivement, et mieux que personne. Depuis leur arrivée dans ma commune, j’étais, je puis le dire, un des meilleurs amis de monsieur le comte et madame la comtesse. Ah! monsieur, quels gens charmants! et excellents, et affables, et dévoués!…

Et, au souvenir de toutes les qualités de ses amis, M. Courtois éprouva une certaine gêne dans la gorge.

– Le comte de Trémorel, reprit-il, était un homme de trente-quarante ans, beau garçon, spirituel jusqu’au bout des ongles. Il avait bien, parfois, des accès de mélancolie pendant lesquels il ne voulait voir personne, mais il était d’ordinaire si aimable, si poli, si obligeant, il savait si bien être noble sans morgue, que tout le monde dans ma commune l’estimait et l’adorait.

– Et la comtesse? demanda le juge d’instruction.

– Un ange! monsieur, un ange sur la terre! Pauvre femme! Vous allez voir ses restes mortels tout à l’heure, et certes vous ne devinerez pas qu’elle a été la reine du pays, par la beauté.

– Le comte et la comtesse étaient-ils riches?

– Certes! Ils devaient réunir à eux deux plus de cent mille francs de rentes; oh! oui, beaucoup plus; car, depuis cinq ou six mois, le comte, qui n’avait pas pour la culture les aptitudes de ce pauvre Sauvresy, vendait les terres pour acheter de la rente.

– Étaient-ils mariés depuis longtemps?

M. Courtois se gratta la tête; c’était son invocation à la mémoire.

– Ma foi, répondit-il, c’est au mois de septembre de l’année dernière; il y a juste dix mois que je les ai mariés moi-même. Il y avait un an que ce pauvre Sauvresy était mort.

Le juge d’instruction abandonna ses notes pour regarder le maire d’un air surpris.

– Quel est, demanda-t-il, ce Sauvresy dont vous nous parlez?

Le père Plantat, qui se mordillait furieusement les ongles dans son coin, étranger en apparence à ce qui se passait, se leva vivement.

– M. Sauvresy, dit-il, était le premier mari de Mme de Trémorel; mon ami Courtois avait négligé ce fait…

– Oh! riposta le maire d’un ton blessé, il me semble que dans les conjonctures présentes…

– Pardon, interrompit le juge d’instruction, il est tel détail qui peut devenir précieux bien qu’étranger à la cause, et même insignifiant au premier abord.

– Hum! grommela le père Plantat, insignifiant étranger!…

Son ton était à ce point singulier, son air si équivoque, que le juge d’instruction en fut frappé.

– Ne partageriez-vous pas, monsieur, demanda-t-il, les opinions de monsieur le maire sur le compte des époux Trémorel?

Le père Plantat haussa les épaules.

– Je n’ai pas d’opinions, moi, répondit-il, je vis seul, je ne vois personne; que m’importent toutes ces choses. Cependant…

– Il me semble, exclama M. Courtois, que nul mieux que moi ne doit connaître l’histoire de gens qui ont été mes amis et mes administrés.

– C’est qu’alors, répondit sèchement le père Plantat, vous la contez mal.

Et comme le juge d’instruction le pressait de s’expliquer, il prit sans façon la parole, au grand scandale du maire rejeté ainsi au second plan, esquissant à grands traits la biographie du comte et de la comtesse.

La comtesse de Trémorel, née Berthe Lechaillu, était la fille d’un pauvre petit instituteur de village.

À dix-huit ans, sa beauté était célèbre à trois lieues à la ronde, mais comme elle n’avait pour toute dot que ses grands yeux bleus et d’admirables cheveux blonds, les amoureux – c’est-à-dire les amoureux pour le bon motif – ne se présentaient guère.

Déjà Berthe, sur les conseils de sa famille, se résignait à coiffer sainte Catherine et sollicitait une place d’institutrice – triste place pour une fille si belle – lorsque l’héritier d’un des plus riches propriétaires du pays eut occasion de la voir et s’éprit d’elle.

Clément Sauvresy venait d’avoir trente ans; il n’avait plus de famille et possédait près de cent mille livres de rentes en belles et bonnes terres absolument libres d’hypothèques. C’est dire que mieux que personne il avait le droit de prendre femme à son gré.

Il n’hésita pas. Il demanda la main de Berthe, l’obtint, et, un mois après, il l’épousait en plein midi, au grand scandale des fortes têtes de la contrée, qui allaient répétant:

– Quelle folie! À quoi sert d’être riche, si ce n’est à doubler sa fortune par un bon mariage!

Un mois avant la noce, à peu près, Sauvresy avait mis les ouvriers au Valfeuillu, et, en moins de rien, il y avait dépensé, en réparations et en mobilier, la bagatelle de trente mille écus. C’est ce beau domaine que les époux choisirent pour passer leur lune de miel.

Ils s’y trouvèrent si bien qu’ils s’y installèrent tout à fait, à la grande satisfaction de tous ceux qui étaient en relation avec eux. Ils conservèrent seulement un pied à terre à Paris.

Berthe était de ces femmes qui naissent tout exprès, ce semble, pour épouser les millionnaires.

Sans gêne ni embarras, elle passa sans transition de la misérable salle d’école, où elle secondait son père, au superbe salon de Valfeuillu. Et lorsqu’elle faisait les honneurs de son château à toute l’aristocratie des environs, il semblait que de sa vie, elle n’avait fait autre chose. Elle sut rester simple, avenante, modeste, tout en prenant le ton de la plus haute société. On l’aima.

– Mais il me semble, interrompit le maire, que je n’ai pas dit autre chose, et ce n’était vraiment pas la peine…

Un geste du juge d’instruction lui ferma la bouche et le père Plantat continua:

– On aimait aussi Sauvresy, un de ces cœurs d’or qui ne veulent même pas soupçonner le mal. Sauvresy était un de ces hommes à croyances robustes, à illusions obstinées, que le doute n’effleure jamais de ses ailes d’orfraie. Sauvresy était de ceux qui croient, quand même, à l’amitié de leurs amis, à l’amour de leur maîtresse.

«Ce jeune ménage devait être heureux, il le fut.

«Berthe adora son mari, cet homme honnête qui, avant de lui dire un mot d’amour, lui avait offert sa main.

«Sauvresy, lui, professait pour sa femme un culte que d’aucun trouvait presque ridicule.

«On vivait d’ailleurs grandement au Valfeuillu. On recevait beaucoup. Quand venait l’automne, les nombreuses chambres d’amis étaient toutes occupées. Les équipages étaient magnifiques.

«Enfin, Sauvresy était marié depuis deux ans, lorsqu’un soir il amena de Paris un de ses anciens amis intimes, un camarade de collège dont on l’avait souvent entendu parler, le comte Hector de Trémorel.

«Le comte s’installa pour quelques semaines, annonça-t-il, au Valfeuillu, mais les semaines s’écoulèrent, puis les mois. Il resta.

«On n’en fut pas surpris. Hector avait eu une jeunesse plus qu’orageuse, toute remplie de débauches bruyantes, de duels, de paris, d’amours. Il avait jeté à tous les vents de ses fantaisies une fortune colossale, la vie relativement calme du Valfeuillu devait le séduire.

«Dans les premiers temps, on lui disait souvent: «Vous en aurez vite assez, de la campagne!» Il souriait sans répondre. On pensa alors, et assez justement, que, devenu relativement très pauvre, il se souciait fort peu d’aller promener sa ruine au milieu de ceux qu’avait offusqués sa splendeur.

«Il s’absentait rarement, et seulement pour aller à Corbeil, presque toujours à pied. Là, il descendait à l’hôtel de la Belle Image, qui est le premier de la ville, et il s’y rencontrait – comme par hasard – avec une jeune dame de Paris. Ils passaient l’après-midi ensemble et se séparaient à l’heure du dernier train.

– Peste! grommela le maire, pour un homme qui vit seul, qui ne voit personne, qui pour rien au monde ne s’occuperait des affaires d’autrui, il me semble que notre cher juge de paix est assez bien informé!

Évidemment M. Courtois était jaloux. Comment, lui, le premier personnage de la commune, il avait ignoré absolument ces rendez-vous! Sa mauvaise humeur augmenta encore, lorsque le docteur Gendron répondit:

– Peuh! tout Corbeil a jasé de cela, dans le temps.

M. Plantat eut un mouvement de lèvres qui pouvait signifier: «Je sais bien d’autres choses encore.» Il poursuivit cependant sans réflexions:

– L’installation du comte Hector au Valfeuillu ne changea rien absolument aux habitudes du château. M. et Mme Sauvresy eurent un frère, voilà tout. Si Sauvresy fit à cette époque plusieurs voyages à Paris, c’est qu’il s’occupait, tout le monde le savait, des affaires de son ami.

«Cette existence ravissante dura un an. Le bonheur semblait s’être fixé à tout jamais sous les ombrages délicieux du Valfeuillu.

«Mais, hélas! voilà qu’un soir, au retour d’une chasse au marais, Sauvresy se trouva si fort indisposé qu’il fut obligé de se mettre au lit. On fit venir un médecin, que n’était-ce notre ami le docteur Gendron! Une fluxion de poitrine venait de se déclarer.

«Sauvresy était jeune, robuste comme un chêne; on n’eut pas d’abord d’inquiétudes sérieuses. Quinze jours plus tard, en effet, il était debout. Mais il commit une imprudence et eut une rechute. Il se remit encore du moins à peu près.

«À une semaine de là, nouvelle rechute, et si grave, cette fois, qu’on put dès lors prévoir la terminaison fatale de la maladie.

«C’est pendant cette maladie interminable qu’éclatèrent l’amour de Berthe et l’affection de Trémorel pour Sauvresy.

«Jamais malade ne fut soigné avec une sollicitude semblable, entouré de tant de preuves du plus absolu, du plus pur dévouement. Toujours à son chevet, la nuit aussi bien que le jour, il avait sa femme ou son ami. Il eut des heures de souffrance, jamais une seconde d’ennui. À ce point, qu’à tous ceux qui le venaient visiter il disait, il répétait, qu’il en était arrivé à bénir son mal.

«Il m’a dit à moi: «Si je n’étais pas tombé malade, jamais je n’aurais su combien je suis aimé.»

– Ces mêmes paroles, interrompit le maire, il me les a dites plus de cent fois, il les a répétées à Mme Courtois, à Laurence, ma fille aînée…

– Naturellement, continua le père Plantat. Mais le mal de Sauvresy était de ceux contre lesquels échouent et la science des médecins les plus expérimentés et les soins les plus assidus.

«Il ne souffrait pas énormément, assurait-il, mais il allait s’affaiblissant à vue d’œil, il n’était plus que l’ombre de lui-même.

«Enfin, une nuit, vers deux ou trois heures du matin, il mourut entre les bras de sa femme et de son ami.

«Jusqu’au moment suprême, il avait conservé la plénitude de ses facultés. Moins d’une heure avant d’expirer il voulut qu’on éveillât et qu’on fît venir tous les domestiques du château. Lorsqu’ils furent tous réunis autour de son lit, il prit la main de sa femme, la plaça dans la main du comte de Trémorel et leur fit jurer de s’épouser lorsqu’il ne serait plus.

«Berthe et Hector avaient commencé par se récrier, mais il insista de façon à leur rendre un refus impossible, les priant, les adjurant, affirmant que leur résistance empoisonnerait ses derniers moments.

«Cette pensée du mariage de sa veuve et de son ami semble, au reste, l’avoir singulièrement préoccupé sur la fin de sa vie. Dans le préambule de son testament, dicté la veille de sa mort à Me Bury, notaire à Orcival, il dit formellement que leur union est son vœu le plus cher, certain qu’il est de leur bonheur et sachant bien que son souvenir sera pieusement gardé.

– M. et Mme Sauvresy n’avaient pas d’enfant? demanda le juge d’instruction.

– Non, monsieur, répondit le maire.

Le père Plantat continua:

– Immense fut la douleur du comte et de la jeune veuve. M. de Trémorel surtout paraissait absolument désespéré, il était comme fou. La comtesse s’enferma, consignant sa porte à toutes les personnes qu’elle aimait le mieux, même les dames Courtois.

«Lorsque le comte et madame Berthe reparurent, on les reconnut à peine, tant ils étaient changés l’un et l’autre. M. Hector, particulièrement, avait vieilli de vingt ans.

«Tiendraient-ils le serment fait au lit de mort de Sauvresy, serment que tout le monde savait? On se le demandait avec d’autant plus d’intérêt qu’on admirait ces regrets profonds, pour un homme qui, fait bien remarquable, le méritait vraiment.

Le juge d’instruction arrêta, d’un signe de tête, le père Plantat.

– Savez-vous, monsieur le juge de paix, demanda-t-il, si les rendez-vous à l’hôtel de la Belle Image avaient cessé?

– Je le présume, monsieur, je le crois.

– Et moi j’en suis à peu près sûr, affirma le docteur Gendron. Il me souvient avoir ouï parler – tout se sait à Corbeil – d’une bruyante explication entre M. de Trémorel et la jolie dame de Paris. À la suite de cette scène, on ne les revit plus à la Belle Image.

Le vieux juge de paix eut un sourire.

– Melun n’est pas au bout du monde, dit-il, et il y a des hôtels à Melun. Avec un bon cheval on est vite à Fontainebleau, à Versailles, à Paris même. Mme de Trémorel pouvait être jalouse, son mari avait dans ses écuries des trotteurs de premier ordre.

Le père Plantat émettait-il une opinion absolument désintéressée, glissait-il une insinuation? Le juge d’instruction le regarda attentivement pour s’en assurer, mais son visage n’exprimait rien qu’une tranquillité profonde. Il contait cette histoire comme il en eût conté une autre, n’importe laquelle.

– Je vous demanderai de poursuivre, monsieur, reprit M. Domini.

– Hélas! reprit le père Plantat, il n’est rien d’éternel, ici-bas, pas même la douleur; mieux que personne, je puis le dire. Bientôt, aux larmes des premiers jours, aux désespoirs violents succédèrent chez le comte et chez Mme Berthe une tristesse raisonnable, puis une douce mélancolie. Et un an après la mort de Sauvresy, M. de Trémorel épousait sa veuve…

Pendant ce récit assez long, monsieur le maire d’Orcival avait, à bien des reprises, donné des marques d’un vif dépit. À la fin, n’y tenant plus:

– Voilà, certes, exclama-t-il, des détails exacts, on ne peut plus exacts; mais je me demande s’ils ont fait faire un pas à la grave question qui nous occupe tous: trouver les meurtriers du comte et de la comtesse?

Le père Plantat, à ces mots, arrêta sur le juge d’instruction son regard clair et profond, comme pour fouiller au plus profond de sa conscience.

– Ces détails m’étaient indispensables, répondit M. Domini, et je les trouve fort clairs. Ces rendez-vous dans un hôtel me frappent; on ne sait pas assez à quelles extrémités la jalousie peut conduire une femme…

Il s’arrêta brusquement, cherchant sans doute un trait d’union probable entre la jolie dame de Paris et les meurtriers; puis il reprit:

– Maintenant que je connais les «époux Trémorel» comme si j’eusse vécu dans leur intimité, arrivons aux faits actuels.

L’œil brillant du père Plantat s’éteignit subitement, il remua les lèvres comme s’il eût voulu parler, cependant il se tut.

Seul, le docteur, qui n’avait cessé d’étudier le vieux juge de paix, remarqua son subit changement de physionomie.

– Il ne me reste plus, dit M. Domini, qu’à savoir comment vivaient les nouveaux époux.

M. Courtois pensa qu’il était de sa dignité d’enlever la parole au père Plantat.

– Vous demandez comment vivaient les nouveaux époux, répondit-il vivement, ils vivaient en parfaite intelligence, nul dans ma commune ne le sait mieux que moi qui étais de leur intimité… intime. Le souvenir de ce pauvre Sauvresy était entre eux un lien de bonheur, s’ils m’aimaient tant, c’est que je parlais souvent de lui. Jamais un nuage, jamais un mot. Hector – je l’appelais ainsi familièrement, ce malheureux et cher comte – avait pour sa femme les soins empressés d’un amant, ces prévenances exquises, dont les époux, je ne crains pas de le dire, se déshabituent en général trop vite.

– Et la comtesse? demanda le père Plantat, d’un ton trop naïf pour ne point être ironique.

– Berthe! répliqua monsieur le maire – elle me permettait de la nommer paternellement ainsi – Berthe! je n’ai pas craint de la citer maintes et maintes fois pour exemple et modèle à Mme Courtois. Berthe! elle était digne de Sauvresy et d’Hector, les deux hommes les plus dignes que j’aie rencontrés en ma vie!…

Et s’apercevant que son enthousiasme surprenait un peu les auditeurs:

– J’ai mes raisons, reprit-il plus doucement, pour m’exprimer ainsi, et je ne redoute point de le faire devant des hommes dont la profession et encore plus le caractère me garantissent la discrétion. Sauvresy m’a rendu en sa vie un grand service… lorsque j’eus la main forcée pour prendre la mairie. Quant à Hector, je le croyais si bien revenu des erreurs de sa jeunesse, qu’ayant cru m’apercevoir qu’il n’était pas indifférent à Laurence, ma fille aînée, j’avais songé à un mariage d’autant plus sortable que, si le comte Hector de Trémorel avait un grand nom, je donnais à ma fille une dot assez considérable pour redorer n’importe quel écusson. Les événements seuls ont modifié mes projets.

M. le maire eût chanté longtemps encore les louanges des «époux Trémorel», et les siennes, par la même occasion, si le juge d’instruction n’eût pris la parole.

– Me voici fixé, commença-t-il, désormais il me semble…

Il fut interrompu par un grand bruit partant du vestibule. On eût dit une lutte, et les cris et les vociférations arrivaient au salon.

Tout le monde se leva.

– Je sais ce que c’est, dit le maire, je ne le sais que trop; on vient de retrouver le cadavre du comte de Trémorel.

4

Monsieur le maire d’Orcival se trompait.

La porte du salon s’ouvrit brusquement et on aperçut, tenu d’un côté par un gendarme, de l’autre par un domestique, un homme, d’apparence grêle, qui se défendait furieusement et avec une énergie qu’on ne lui eût point soupçonnée.

La lutte avait duré assez longtemps déjà, et ses vêtements étaient dans le plus effroyable désordre. Sa redingote neuve était déchirée, sa cravate flottait en lambeaux, le bouton de son col avait été arraché, et sa chemise ouverte laissait à nu sa poitrine. Il avait perdu sa coiffure, et ses longs cheveux noirs et plats retombaient pêle-mêle sur sa face contractée par une affreuse angoisse. Dans le vestibule et dans la cour, on entendait les cris furieux des gens du château et des curieux – ils étaient plus de cent – que la nouvelle d’un crime avait réunis devant la grille et qui brûlaient de savoir et surtout de voir.

Cette foule enragée criait:

– C’est lui! À mort l’assassin! C’est Guespin! Le voilà!

Et le misérable pris d’une frayeur immense continuait à se débattre.

– Au secours! hurlait-il d’une voix rauque, à moi! Lâchez-moi, je suis innocent!

Il s’était cramponné à la porte du salon et on ne pouvait le faire avancer.

– Poussez-le donc, commanda le maire, que l’exaspération de la foule gagnait peu à peu, poussez-le!

C’était plus facile à ordonner qu’à exécuter. La terreur prêtait à Guespin une force énorme.

Mais le docteur ayant eu l’idée d’ouvrir le second battant de la porte du salon, le point d’appui manqua au misérable, et il tomba, ou plutôt roula aux pieds de la table sur laquelle écrivait le juge d’instruction.

Il fut debout aussitôt, et des yeux chercha une issue pour fuir. N’en ayant pas, car les fenêtres aussi bien que la porte étaient encombrées de curieux, il se laissa tomber dans un fauteuil.

Ce malheureux offrait l’image de la terreur arrivée à son paroxysme. Sur sa face livide, se détachaient, bleuâtres, les marques des coups qu’il avait reçus dans la lutte; ses lèvres blêmes tremblaient et il remuait ses mâchoires dans le vide, comme s’il eût cherché un peu de salive pour sa langue ardente; ses yeux démesurément agrandis étaient injectés de sang et exprimaient le plus affreux égarement; enfin son corps était secoué de spasmes convulsifs.

Si effrayant était ce spectacle, que monsieur le maire d’Orcival pensa qu’il pouvait devenir un enseignement d’une haute portée morale; il se retourna donc vers la foule, en montrant Guespin, et d’un ton tragique, il dit:

– Voilà le crime!

Les autres personnes, cependant, le docteur, le juge d’instruction et le père Plantat, échangeaient des regards surpris.

– S’il est coupable, murmurait le vieux juge de paix, comment diable est-il revenu?

Il fallut un bon moment pour faire retirer la foule; le brigadier de gendarmerie n’y parvint qu’avec l’aide de ses hommes, puis il revint se placer près de Guespin, estimant qu’il ne serait pas prudent de laisser seul, avec des gens sans armes, un si dangereux malfaiteur.

Hélas! il n’était guère redoutable en ce moment, le misérable. La réaction venait, son énergie surexcitée s’affaissait comme la flamme d’une poignée de paille, ses muscles tendus outre mesure devenaient flasques, et sa prostration ressemblait à l’agonie d’un accès de fièvre cérébrale.

Pendant ce temps, le brigadier rendait compte des événements.

– Quelques domestiques du château et des habitations voisines péroraient devant la grille, racontant les crimes de la nuit et la disparition de Guespin, la veille au soir, lorsque tout à coup on l’avait aperçu au bout du chemin, qui arrivait, la démarche chancelante et chantant à pleine gorge comme un homme ivre.

– Était-il vraiment ivre? demanda M. Domini.

– Ivre perdu, monsieur, répondit le brigadier.

– Ce serait donc le vin qui nous l’aurait livré, murmura le juge d’instruction, et ainsi tout s’expliquerait.

– En apercevant ce scélérat, poursuivit le gendarme, pour qui la culpabilité de Guespin ne semblait pas faire l’ombre d’un doute, François, le valet de chambre de feu monsieur le comte, et le domestique de monsieur le maire, Baptiste, qui se trouvaient là, se sont précipités à sa rencontre et l’ont empoigné. Il était si soûl, qu’ayant tout oublié, il croyait qu’on voulait lui faire une farce. La vue d’un de mes hommes l’a dégrisé. À ce moment, une des femmes lui a crié: – «Brigand! c’est toi, qui, cette nuit, as assassiné le comte et la comtesse!» Aussitôt, il est devenu plus pâle que la mort, il est resté immobile, béant, comme assommé, quoi! Puis, subitement, il s’est mis à se débattre si vigoureusement que sans moi il s’échappait. Ah! il est fort, le gredin, sans en avoir l’air!

– Et il n’a rien dit? demanda le père Plantat.

– Pas un mot, monsieur; il avait les dents si bien serrées par la rage, qu’il n’eût pu, j’en suis sûr, dire seulement: pain. Enfin, nous le tenons. Je l’ai fouillé, et voici ce que j’ai trouvé dans ses poches: un mouchoir, une serpette, deux petites clés, un chiffon de papier couvert de chiffres et de signes, et une adresse du magasin des Forges de Vulcain. Mais ce n’est pas tout…

Le brigadier fit une pose regardant les auditeurs d’un air mystérieux; il préparait son effet.

– Ce n’est pas tout. Pendant qu’on le tirait, dans la cour, il a essayé de se débarrasser de son porte-monnaie. Moi, j’ouvrais l’œil heureusement et j’ai vu le coup à temps. J’ai ramassé le porte-monnaie qui était tombé dans les massifs de fleurs près de la porte, et le voici. Il y a dedans un billet de cent francs, trois louis et sept francs de monnaie. Or, hier, le brigand n’avait pas le sou…

– Comment savez-vous cela? demanda M. Courtois.

– Dame! monsieur le maire, il avait emprunté à François, le valet de chambre, qui me l’a dit, vingt-cinq francs, soi-disant pour payer son écot à la noce.

– Qu’on fasse venir François, commanda le juge d’instruction.

Et dès que le valet de chambre parut:

– Savez-vous, lui demanda-t-il brusquement, si Guespin avait de l’argent hier?

– Il en avait si peu, monsieur, répondit sans hésiter le domestique, qu’il m’a demandé vingt-cinq francs dans la journée en me disant que, si je ne les lui prêtais pas, il ne pouvait venir à la noce, n’ayant même pas de quoi payer le chemin de fer.

– Mais il pouvait avoir des économies, un billet de cent francs, par exemple, qu’il lui répugnait de changer.

François secoua la tête, avec un sourire incrédule.

– Guespin n’est pas homme à avoir des économies, prononça-t-il. Les femmes et les cartes lui mangent tout. Pas plus tard que la semaine passée, le cafetier du Café du Commerce est venu lui faire une scène pour ce qu’il doit et l’a même menacé de s’adresser à monsieur le comte.

Et, s’apercevant de l’effet produit par sa déposition, bien vite le valet de chambre ajouta, en manière de correctif:

– Ce n’est pas que j’en veuille aucunement à Guespin; je l’avais même toujours, jusqu’à aujourd’hui, considéré comme un bon garçon, bien qu’aimant trop la gaudriole; il était peut-être un peu fier, vu son éducation…

– Vous pouvez vous retirer, dit le juge d’instruction, coupant court aux appréciations de M. François.

Le valet de chambre sortit.

Pendant ce temps, Guespin peu à peu était revenu à lui. Le juge d’instruction, le père Plantat et le maire épiaient curieusement ses impressions sur sa physionomie qu’il ne devait point songer à composer, pendant que le docteur Gendron lui tenait le pouls et comptait ses pulsations.

– Le remords et la frayeur du châtiment! murmura le maire.

– L’innocence et l’impossibilité de la démontrer! répondit à voix basse le père Plantat.

Le juge d’instruction recueillit ces deux exclamations, mais il ne les releva pas. Ses convictions n’étaient pas formées, et il ne voulait pas, lui, le représentant de la loi, le ministre du châtiment, laisser, par un mot, préjuger ses sentiments.

– Vous sentez-vous mieux, mon ami? demanda le docteur Gendron à Guespin.

Le malheureux fit signe que oui. Puis, après avoir jeté autour de lui les regards anxieux de l’homme qui sonde le précipice où il est tombé, il passa les mains sur ses yeux et demanda:

– À boire.

On lui apporta un verre d’eau, et il le but d’un trait avec une expression de volupté indéfinissable. Alors, il se leva.

– Êtes-vous maintenant en état de me répondre? lui demanda le juge.

Chancelant d’abord, Guespin s’était redressé. Il se tenait debout en face du juge, s’appuyant au dossier d’un meuble. Le tremblement nerveux de ses mains diminuait, le sang revenait à ses joues, tout en répondant, il réparait le désordre de ses vêtements.

– Vous savez, commença le juge, les événements de cette nuit? Le comte et la comtesse de Trémorel ont été assassinés. Parti hier avec tous les domestiques du château, vous les avez quittés à la gare de Lyon, vers neuf heures, vous arrivez maintenant seul. Où avez-vous passé la nuit?

Guespin baissa la tête et garda le silence.

– Ce n’est pas tout, continua le juge, hier vous étiez sans argent, le fait est notoire, un de vos camarades vient de l’affirmer; aujourd’hui on retrouve dans votre porte-monnaie une somme de cent soixante-sept francs. Où avez-vous pris cet argent?

Les lèvres du malheureux eurent un mouvement comme s’il eût voulu répondre, une réflexion subite l’arrêta, il se tut.

– Autre chose, encore, poursuivit le juge, qu’est-ce que cette carte d’un magasin de quincaillerie qui a été trouvée dans votre poche.

Guespin fit un geste désespéré et murmura:

– Je suis innocent.

– Remarquez, fit vivement le juge d’instruction, que je ne vous ai point accusé encore. Vous saviez que le comte avait reçu dans la journée une somme importante.

Un sourire amer plissa les lèvres de Guespin, et il répondit:

– Je sais bien que tout est contre moi.

Le silence était profond dans le salon. Le médecin, le maire et le père Plantat, saisi d’une curiosité passionnée, n’osaient faire un mouvement. C’est qu’il n’est peut-être rien d’émouvant, au monde, autant que ces duels sans merci entre la justice et l’homme soupçonné d’un crime. Les questions peuvent sembler insignifiantes, les réponses banales; questions et réponses enveloppent des sous-entendus terribles. Les moindres gestes alors, les plus rapides mouvements de physionomie peuvent acquérir une signification énorme. Un fugitif éclair de l’œil dénonce un avantage remporté; une imperceptible altération de la voix peut être un aveu.

Oui, c’est bien un duel qu’un interrogatoire, un premier interrogatoire surtout. Au début, les adversaires se tâtent mentalement, ils s’estiment et s’évaluent; questions et réponses se croisent mollement, avec une sorte d’hésitation, comme le fer de deux adversaires qui ne savent rien de leurs forces respectives, mais la lutte bientôt s’échauffe; au cliquetis des épées et des paroles les combattants s’animent, l’attaque devient plus pressante, la riposte plus vive, le sentiment du danger disparaît et à chances égales l’avantage reste à celui qui garde le mieux son sang-froid.

Le sang-froid de M. Domini était désespérant.

– Voyons, reprit-il après une pause, où avez-vous passé la nuit, d’où vous vient votre argent, qu’est-ce que cette adresse?

– Eh! s’écria Guespin avec la rage de l’impuissance, je vous le dirais que vous ne me croiriez pas!

Le juge d’instruction allait poser une nouvelle question, Guespin lui coupa la parole.

– Non, vous ne me croiriez pas, reprit-il les yeux étincelants de colère, est-ce que des hommes comme vous croient un homme comme moi. J’ai un passé, n’est-ce pas, des antécédents, comme vous dites. Le passé, on n’a que ce mot à vous jeter à la face, comme si du passé dépendait l’avenir. Eh bien! oui, c’est vrai, je suis un débauché, un joueur, un ivrogne, un paresseux, mais après? C’est vrai, j’ai été traduit en police correctionnelle et condamné pour tapage nocturne et attentat aux mœurs… qu’est-ce que cela prouve? J’ai perdu ma vie, mais à qui ai-je fait tort sinon à moi-même? Mon passé! Est-ce que je ne l’ai pas assez durement expié!

Guespin était rentré en pleine possession de soi, et trouvant au service des sensations qui le remuaient une sorte d’éloquence, il s’exprimait avec une sauvage énergie bien propre à frapper les auditeurs.

– Je n’ai pas toujours servi les autres, poursuivait-il, mon père était à l’aise, presque riche, il avait près de Saumur de vastes jardins et il passait pour un des plus habiles horticulteurs de Maine-et-Loire. On m’a fait instruire et, quand j’ai eu seize ans, je suis entré chez les messieurs Leroy, d’Angers, afin d’y apprendre mon état. Au bout de quatre ans, on me regardait comme un garçon de talent, dans la partie.

«Malheureusement pour moi, mon père, veuf depuis plusieurs années déjà, mourut. Il me laissait pour cent mille francs au moins de terres excellentes; je les donnai pour soixante mille francs comptant, et je vins à Paris. J’étais comme fou en ce temps-là. J’avais une fièvre de plaisir que rien ne pouvait calmer, la soif de toutes les jouissances, une santé de fer et de l’argent. Je trouvais Paris étroit pour mes vices, il me semblait que les objets manquaient à mes convoitises. Je me figurais que mes soixante mille francs dureraient éternellement.

Guespin s’arrêta, mille souvenirs de ce temps lui revenaient à la pensée, et bien bas il murmura: – C’était le bon temps.

– Mes soixante mille francs, reprit-il, durèrent huit ans. Je n’avais plus le sou et je voulais continuer mon genre de vie… Vous comprenez, n’est-ce pas? C’est vers cette époque que les sergents de ville, une nuit, me ramassèrent. J’en fus quitte pour trois mois. Oh! vous retrouverez mon dossier à la préfecture de police. Savez-vous ce qu’il vous dira, ce dossier? Il vous dira qu’en sortant de prison je suis tombé dans cette misère honteuse et abominable de Paris. Dans cette misère qui ne mange pas et qui se soûle, qui n’a pas de souliers et qui use ses coudes aux tables des estaminets; dans cette misère qui traîne à la porte des bals publics de barrière, qui grouille dans les garnis infâmes et qui complote des vols dans les fours à plâtre. Il vous dira, mon dossier, que j’ai vécu parmi les souteneurs, les filous et les prostituées… et c’est la vérité.

Le digne maire d’Orcival était consterné.

«Justes dieux! pensait-il, quel audacieux et cynique brigand. Et dire qu’on est tous les jours exposé à introduire dans sa maison, en qualité de domestiques, de tels misérables!»

Le juge d’instruction, lui, se taisait. Il sentait bien que Guespin était dans un de ces rares moments où, sous l’empire irrésistible de la passion, un homme s’abandonne, laisse voir jusqu’aux replis les plus profonds de sa pensée et se livre tout entier.

– Mais il est une chose, continua le malheureux, que mon dossier ne vous dira pas. Il ne vous dira pas que, dégoûté, jusqu’à la tentation du suicide, de cette vie abjecte, j’ai voulu en sortir. Il ne vous dira rien de mes efforts, de mes tentatives désespérées, de mon repentir, de mes rechutes. C’est un dur fardeau, allez, qu’un passé comme le mien. Enfin, j’ai pu reprendre mon état. Je suis habile, on m’a donné de l’ouvrage. J’ai occupé successivement quatre places, jusqu’au jour où, par un de mes anciens patrons, j’ai pu entrer ici. Je m’y trouvais bien. Je mangeais toujours mon mois d’avance, c’est vrai… Que voulez-vous, on ne se refait pas. Mais demandez si jamais on a eu à se plaindre de moi…

Il est reconnu que parmi les criminels les plus intelligents, ceux qui ont reçu une certaine éducation, qui ont joui d’une certaine aisance, sont les plus redoutables. À ce titre, Guespin était éminemment dangereux.

Voilà ce que se disaient les auditeurs, pendant qu’épuisé par l’effort qu’il venait de faire, il essuyait son front ruisselant de sueur.

M. Domini n’avait pas perdu de vue son plan d’attaque.

– Tout cela est fort bien, dit-il; nous reviendrons en temps et lieu sur votre confession. Il s’agit pour le moment de donner l’emploi de votre nuit et d’expliquer la provenance de l’argent trouvé en votre possession.

Cette insistance du juge parut exaspérer Guespin.

– Eh! répondit-il, que voulez-vous que je vous dise! La vérité?… vous ne la croirez pas. Autant me taire. C’est une fatalité.

– Je vous préviens dans votre intérêt, reprit le juge, que, si vous persistez à ne pas répondre, les charges qui pèsent sur vous sont telles que je vais être forcé de vous faire arrêter comme prévenu d’assassinat sur la personne du comte et de la comtesse de Trémorel.

Cette menace parut faire sur Guespin un effet extraordinaire. Deux grosses larmes emplirent ses yeux secs et brillants jusque-là, et roulèrent silencieuses le long de ses joues. Son énergie était à bout, il se laissa tomber à genoux en criant:

– Grâce! je vous en prie, monsieur, ne me faites pas arrêter, je vous jure que je suis innocent, je vous le jure!

– Parlez alors.

– Vous le voulez, fit Guespin en se relevant.

Mais changeant de ton subitement:

– Non! s’écria-t-il, en tapant du pied dans un accès de rage, non, je ne parlerai pas, je ne peux pas… Un seul homme pouvait me sauver, c’est monsieur le comte et il est mort. Je suis innocent, et cependant si on ne trouve pas les coupables, je suis perdu. Tout est contre moi, je le sens bien… Et maintenant, allez, faites de moi ce que vous voudrez, je ne prononcerai plus un mot.

La résolution de Guespin, résolution qu’affirmait son regard, ne surprit nullement le juge d’instruction.

– Vous réfléchirez, dit-il simplement, seulement lorsque vous aurez réfléchi je n’aurai plus en vos paroles la confiance que j’y aurais en ce moment. Il se peut – et le juge scanda ses mots comme pour leur donner une valeur plus forte et faire luire aux yeux du prévenu un espoir de pardon -, il se peut que vous n’ayez eu à ce crime qu’une part indirecte, en ce cas…

– Ni indirecte, ni directe, interrompit Guespin, et il ajouta avec violence: Malheur! être innocent et ne pouvoir se défendre!

– Puisqu’il en est ainsi, reprit M. Domini, il doit vous être indifférent d’être mis en présence du corps de Mme de Trémorel?

C’est sans broncher que le prévenu accueillit cette menace.

On le conduisit à la salle où on avait déposé la comtesse. Là, il examina le cadavre d’un œil froid et calme. Il dit seulement:

– Elle est plus heureuse que moi; elle est morte, elle ne souffre plus, et moi qui ne suis pas coupable, on m’accuse de l’avoir tuée.

M. Domini tenta encore un effort.

– Voyons, Guespin, dit-il, si d’une manière quelconque vous avez eu connaissance de ce crime, je vous en conjure, dites-le moi. Si vous connaissez les meurtriers, nommez-les moi. Tâchez de mériter quelque indulgence par votre franchise et votre repentir.

Guespin eut le geste résigné des malheureux qui ont pris leur parti.

– Par tout ce qu’il y a de plus saint au monde, répondit-il, je suis innocent. Et pourtant, je vois bien que si on ne trouve pas les coupables, c’en est fait de moi.

Les convictions de M. Domini se formaient et s’affermissaient peu à peu. Une instruction n’est pas une œuvre aussi difficile qu’on pourrait se l’imaginer. Le difficile, le point capital est de saisir au début, dans un écheveau souvent fort embrouillé, le maître bout de fil, celui qui doit mener à la vérité à travers le dédale de ruses, de réticences, de mensonges du coupable.

Ce fil précieux, M. Domini était certain de le tenir. Ayant un des assassins, il savait bien qu’il aurait les autres. Nos prisons où on mange de bonne soupe, où les lits ont un bon matelas délient les langues tout aussi bien que les chevalets et les brodequins du Moyen Âge.

Le juge d’instruction remit Guespin au brigadier de gendarmerie, avec l’ordre, de ne pas le perdre de vue. Il envoya ensuite chercher le vieux La Ripaille.

Ce bonhomme n’était pas de ceux qui se troublent. Tant de fois il avait eu maille à partir avec la justice qu’un interrogatoire de plus le touchait médiocrement. Le père Plantat remarqua qu’il semblait bien plus contrarié qu’inquiet.

– Cet homme est fort mal noté dans ma commune, souffla le maire au juge d’instruction.

La Ripaille entendit la réflexion et sourit.

Interrogé par le juge d’instruction, il raconta d’une façon très nette et très claire, fort exacte en même temps, la scène du matin, sa résistance, l’insistance de son fils. Il expliqua les prudentes raisons de leur mensonge. Là encore le chapitre des antécédents reparut.

– Je vaux mieux que ma réputation, allez, affirma La Ripaille, et il y a bien des gens qui ne peuvent pas en dire autant. J’en connais d’aucun, j’en connais d’aucunes surtout – il regardait M. Courtois – qui, si je voulais babiller!… On voit bien des choses quand on court la nuit… Enfin, suffit.

On essaya de le faire s’expliquer sur ses allusions.

En vain. Lorsqu’on lui demanda où et comment il avait passé la nuit, il répondit que, sorti à dix heures du cabaret, il était allé poser quelques collets dans les bois de Mauprévoir et que, vers une heure du matin, il était rentré se coucher.

– À preuve, ajouta-t-il, qu’ils doivent y être encore et que peut-être il y a du gibier de pris.

– Trouveriez-vous un témoin pour affirmer que vous êtes rentré à une heure? demanda le maire qui pensait à la pendule arrêtée sur trois heures vingt minutes.

– Je n’en sais, ma foi, rien, répondit insoucieusement le vieux maraudeur, il est même bien possible que mon fils ne se soit pas réveillé quand je me suis couché.

Et comme le juge d’instruction réfléchissait:

– Je devine bien, lui dit-il, que vous allez me mettre en prison jusqu’à ce qu’on ait trouvé les coupables. Si nous étions en hiver, je ne me plaindrais pas trop; on est bien en prison, et il y fait chaud. Mais juste au moment de la chasse, c’est contrariant. Enfin, ce sera une bonne leçon pour Philippe; ça lui apprendra ce qu’il en coûte pour rendre service aux bourgeois.

– Assez! interrompit sévèrement M. Domini. Connaissez-vous Guespin?

Ce nom éteignit brusquement la verve narquoise de La Ripaille; ses petits yeux gris exprimèrent une singulière inquiétude.

– Certainement, répondit-il d’un ton très embarrassé, nous avons d’aucunes fois fait une partie de cartes, vous comprenez, en sirotant un gloria [1].

L’inquiétude du bonhomme frappa beaucoup les quatre auditeurs. Le père Plantat particulièrement laissa voir une surprise profonde.

Le vieux maraudeur était bien trop fin pour ne pas s’apercevoir de l’effet produit.

– Ma foi! tant pis! s’exclama-t-il, je vais tout vous dire, chacun pour soi; n’est-ce pas? si Guespin a fait le coup, ce n’est pas ça qui le rendra plus noir, et moi je n’en serai pas bien plus mal vu. Je connais ce garçon parce qu’il m’a donné à vendre des fraises et des raisins de la serre du comte, je suppose qu’il les volait, et ce n’est peut-être pas très bien, nous partagions l’argent que j’en retirais.

Le père Plantat ne put retenir un: «Ah!» de satisfaction qui devait vouloir dire: «À la bonne heure! je savais bien!»

Lorsqu’il avait dit qu’on le mettrait en prison, La Ripaille ne s’était pas trompé. Le juge d’instruction maintint son arrestation.

C’était au tour de Philippe.

Le pauvre garçon était dans un état à faire pitié: il pleurait à chaudes larmes.

– M’accuser d’un si grand crime, moi! répétait-il.

Interrogé, il dit purement et simplement la vérité, s’excusant toutefois d’avoir osé pénétrer dans le parc en franchissant le fossé.

Lorsqu’on lui demanda à quelle heure son père était rentré, il répondit qu’il n’en savait rien; il s’était couché vers neuf heures et n’avait fait qu’un somme jusqu’au matin.

Il connaissait Guespin pour l’avoir vu venir chez eux à diverses reprises. Il n’ignorait pas que son père faisait des affaires avec le jardinier de M. de Trémorel, mais il ignorait quelles affaires. Il n’avait pas d’ailleurs parlé à Guespin quatre fois en tout. Le juge d’instruction ordonna la mise en liberté de Philippe, non qu’il fût absolument convaincu de son innocence, mais parce que si un crime a été commis par plusieurs complices, il est bon de laisser dehors un de ceux qu’on tient; on le surveille et il fait prendre les autres.

Cependant le cadavre du comte ne se retrouvait toujours pas. On avait vainement battu le parc avec un soin extrême, visité les taillis, fouillé les moindres massifs.

– On l’aura jeté à l’eau, insinua le maire.

Ce fut l’avis de M. Domini. Des pêcheurs furent mandés et reçurent l’ordre de sonder la Seine, en commençant leurs recherches un peu au-dessus de l’endroit où on avait retrouvé le corps de la comtesse. Il était alors près de trois heures. Le père Plantat fit remarquer que personne, très probablement, n’avait rien mangé de la journée. Ne serait-il pas sage de prendre à la hâte quelque nourriture si on voulait poursuivre les investigations jusqu’à la tombée de la nuit.

Ce rappel aux exigences triviales de notre pauvre humanité déplut souverainement au sensible maire d’Orcival, et même l’humilia quelque peu en sa dignité d’homme et d’administrateur.

Comme cependant on donna raison au père Plantat, M. Courtois essaya de suivre l’exemple général. Dieu sait pourtant qu’il n’avait pas le moindre appétit.

Et alors, autour de cette table, humide encore du vin versé par les assassins, le juge d’instruction, le père Plantat, le médecin et le maire vinrent s’asseoir et prendre à la hâte une collation improvisée.

5

L’escalier avait été consigné, mais le vestibule était resté libre. On y entendait des allées et des venues, des piétinements, des chuchotements étouffés puis, dominant ce bourdonnement continu, les exclamations et les jurements des gendarmes essayant de contenir la foule.

De temps à autre, une tête effarée se glissait le long de la porte de la salle à manger restée entrebâillée. C’était quelque curieux qui, plus hardi que les autres, voulait voir manger les «gens de la justice» et essayait de surprendre quelques paroles pour les rapporter et s’en faire gloire. Mais les «gens de justice» – pour parler comme à Orcival – se gardaient bien de rien dire de grave, portes ouvertes, en présence d’un domestique circulant autour de la table pour le service.

Très émus de ce crime affreux, inquiets du mystère qui recouvrait encore cette affaire, ils renfermaient et dissimulaient leurs impressions. Chacun, à part soi, étudiait la probabilité de ses soupçons et gardait sa pensée intime.

Tout en mangeant, M. Domini mettait de l’ordre dans ses notes, numérotant les feuilles de papier, marquant d’une croix certaines réponses des inculpés particulièrement significatives et qui devaient être comme les bases de son rapport.

Il était peut-être le moins tourmenté des quatre convives de ce lugubre repas. Ce crime ne lui semblait pas de ceux qui font passer des nuits blanches aux juges d’instruction. Il en voyait nettement le mobile, ce qui est énorme, et il tenait La Ripaille et Guespin, deux coupables ou tout au moins complices.

Assis l’un près de l’autre, le père Plantat et le docteur Gendron s’entretenaient de la maladie qui avait enlevé Sauvresy.

M. Courtois, lui, prêtait l’oreille aux bruits du dehors.

La nouvelle du double meurtre se répandait dans le pays, la foule croissait de minute en minute. Elle encombrait la cour et de plus en plus devenait audacieuse. La gendarmerie était débordée.

C’était, ou jamais, pour le maire d’Orcival, le moment de se montrer.

– Je vais aller faire entendre raison à ces gens, dit-il, et les engager à se retirer.

Et aussitôt, s’essuyant la bouche, il jeta sur la table sa serviette roulée et sortit.

Il était temps. On n’écoutait déjà plus les injonctions du brigadier. Quelques curieux, plus enragés que les autres, avaient tourné la position et s’efforçaient d’ouvrir la porte donnant sur le jardin.

La présence du maire n’intimida peut-être pas beaucoup la foule, mais elle doubla l’énergie des gendarmes; le vestibule fut évacué. Aussi, que de murmures contre cet acte d’autorité!

Quelle superbe occasion de discours! M. Courtois ne la manqua pas. Il supposa que son éloquence, douée de la vertu des douches d’eau glacée, calmerait cette effervescence insolite de ses sages administrés.

Il s’avança donc sur le perron, la main gauche passée dans l’ouverture de son gilet, gesticulant de la main droite, dans cette attitude fière et impassible que la statuaire prête aux grands orateurs. C’est ainsi qu’il se pose devant son conseil, lorsque, trouvant une résistance inattendue, il entreprend de faire triompher sa volonté et de ramener les récalcitrants. Tel dans l’Histoire de la Restauration on représente Manuel, au moment du fameux: «Empoignez-moi cet homme-là.»

Son discours arrivait par bribes jusqu’à la salle à manger. Suivant qu’il se tournait de droite ou de gauche, sa voix était claire ou distincte, ou bien se perdait dans l’espace. Il disait:

– «Messieurs et chers administrés, un crime inouï dans les fastes d’Orcival vient d’ensanglanter notre paisible et honnête commune. Je m’associe à votre douleur. Je comprends donc et je m’explique votre fiévreuse émotion, votre indignation légitime. Autant que vous, mes amis, plus que vous, je chérissais et j’estimais ce noble comte de Trémorel et sa vertueuse épouse; l’un et l’autre, ils ont été la providence de notre contrée. Nous les pleurons ensemble…»

– Je vous assure, disait le docteur Gendron au père Plantat, que les symptômes que vous me dites ne sont pas rares à la suite des pleurésies. On croit avoir triomphé de la maladie, on rengaine la lancette, on se trompe. De l’état aigu, l’inflammation passe à l’état chronique et se complique de pneumonie et de phtisie tuberculeuse.

– «… Mais rien ne justifie, poursuivait le maire, une curiosité qui, par ses manifestations inopportunes et bruyantes, entrave l’action de la justice et est, dans tous les cas, une atteinte punissable à la majesté de la loi. Pourquoi ce rassemblement inusité, pourquoi ces cris dans les groupes, pourquoi ces rumeurs, ces chuchotements, ces suppositions prématurées?…»

– Il y a eu, disait le père Plantat, deux ou trois consultations qui n’ont pas donné de résultats favorables. Sauvresy accusait des souffrances tout à fait étranges et bizarres. Il se plaignait de douleurs si invraisemblables, si absurdes, passez-moi le mot, qu’il déroutait les conjectures des médecins les plus expérimentés.

– N’était-ce pas R…, de Paris, qui le voyait?

– Précisément. Il venait tous les jours et souvent restait coucher au château. Maintes fois, je l’ai vu remonter soucieux la grande rue du bourg, il allait surveiller la préparation de ses ordonnances chez notre pharmacien.

– «… Sachez donc, criait M. Courtois, sachez modérer votre juste courroux, soyez calmes, soyez dignes.»

– Certainement, poursuivait le docteur Gendron, votre pharmacien est un homme intelligent, mais vous avez, à Orcival même, un garçon qui lui dame joliment le pion. C’est un gaillard qui fait le commerce des simples et qui a su y gagner de l’argent, un certain Robelot…

– Robelot le rebouteur?

– Juste. Je le soupçonne même de donner des consultations et de faire de la pharmacie à huis clos. Il est fort intelligent. C’est moi, du reste, qui ai fait son éducation. Il a été pendant plus de cinq ans mon garçon de laboratoire et encore maintenant, quand j’ai quelque manipulation délicate…

Le docteur s’arrêta, frappé de l’altération des traits de l’impassible père Plantat.

– Eh! cher ami, demanda-t-il, qu’est-ce qui vous prend? Seriez-vous incommodé?

Le juge d’instruction abandonna ses paperasses pour regarder.

– En effet, dit-il, monsieur le juge de paix est d’une pâleur.

Mais déjà le père Plantat avait repris sa physionomie habituelle.

– Ce n’est rien, répondit-il, absolument rien. Avec mon maudit estomac, dès que je change l’heure de mes repas…

Arrivant à la péroraison de sa harangue, M. Courtois enflait la voix et abusait vraiment de ses moyens.

– «… Regagnez donc disait-il, vos paisibles demeures, retournez à vos occupations, reprenez vos travaux. Soyez sans crainte, la loi vous protège. Déjà la justice a commencé son œuvre, deux des auteurs de l’exécrable forfait sont en son pouvoir et nous sommes sur la trace de leurs complices.»

– De tous les domestiques actuellement au château, remarquait le père Plantat, il n’en est pas un seul qui ait connu Sauvresy. Peu à peu, toute la maison a été renouvelée.

– Il est de fait, répondait le docteur, que la vue d’anciens serviteurs n’eût pu qu’être fort désagréable à M. de Trémorel…

Il fut interrompu par le maire qui rentrait, l’œil brillant, le visage animé, s’essuyant le front.

– J’ai fait comprendre à tous ces gens l’indécence de leur curiosité, dit-il, tous se sont retirés. On voulait, m’a dit le brigadier, faire un mauvais parti à Philippe Bertaud; l’opinion publique ne s’égare guère…

Il se retourna, entendant la porte s’ouvrir, et se trouva face à face avec un homme dont on ne pouvait guère voir la figure, tant il s’inclinait profondément, les coudes en dehors, son chapeau appuyé fortement contre sa poitrine.

– Que voulez-vous? lui demanda durement M. Courtois, de quel droit osez-vous pénétrer ici? Qui êtes-vous?

L’homme se redressa.

– Je suis M. Lecoq, répondit-il avec le plus gracieux des sourires.

Et voyant que ce nom n’apprenait rien à personne, il ajouta:

– M. Lecoq, de la Sûreté, envoyé par la préfecture de police, sur demande télégraphiée, pour l’affaire en question.

Cette déclaration surprit considérablement tous les auditeurs, même le juge d’instruction.

Il est entendu, en France, que chaque état a son extérieur particulier et comme des insignes qui le dénoncent au premier coup d’œil. Toute profession a son type de convention, et quand Sa Majesté l’Opinion a adopté un type, elle ne veut pas admettre qu’il soit possible de s’en écarter. Qu’est-ce qu’un médecin? C’est un homme grave tout de noir habillé et cravaté de blanc. Un monsieur à gros ventre battu par des breloques d’or ne peut être qu’un banquier. Chacun sait que l’artiste est un joyeux vivant, portant chapeau pointu, veste de velours et de grandes manchettes.

En vertu de cette loi, l’employé de la rue de Jérusalem doit avoir l’œil plein de traîtrise, quelque chose de louche dans toute sa personne, l’air crasseux et des bijoux en faux. Le plus obtus des boutiquiers est persuadé qu’il flaire à vingt pas un agent de police: un grand homme à moustaches et à feutre luisant, le cou emprisonné dans un col de crin, vêtu d’une redingote noire râpée, scrupuleusement boutonnée sur une absence complète de linge. Tel est le type.

Or, à ce compte, M. Lecoq, entrant dans la salle à manger du Valfeuillu, n’avait certes pas l’air d’un agent de police.

Il est vrai que M. Lecoq a l’air qu’il lui plaît d’avoir. Ses amis assurent bien qu’il a une physionomie à lui, qui est sienne, qu’il reprend quand il rentre chez lui, et qu’il garde tant qu’il est seul au coin de son feu, les pieds dans ses pantoufles; mais le fait n’est pas bien prouvé.

Ce qui est sûr, c’est que son masque mobile se prête à des métamorphoses étranges; qu’il pétrit pour ainsi dire son visage à son gré comme le sculpteur pétri la cire à modeler. En lui, il change tout, même le regard, que ne parvint jamais à changer Gévrol, son maître et son rival.

– Ainsi, insista le juge d’instruction, c’est vous que monsieur le préfet de police m’envoie pour le cas où certaines investigations seraient nécessaires.

– Moi-même, monsieur, répondit Lecoq, bien à votre service.

Non, il ne payait pas de mine, l’envoyé de monsieur le préfet de police, et l’insistance de M. Domini était excusable.

M. Lecoq avait arboré ce jour-là de jolis cheveux plats de cette couleur indécise qu’on appelle le blond de Paris, partagés sur le côté par une raie coquettement prétentieuse. Des favoris de la nuance des cheveux encadraient une face blême, bouffie de mauvaise graisse. Ses gros yeux à fleur de tête semblaient figés dans leur bordure rouge. Un sourire candide s’épanouissait sur ses lèvres épaisses qui, en s’entrouvrant, découvraient une rangée de longues dents jaunes.

Sa physionomie, d’ailleurs, n’exprimait rien de précis. C’était un mélange à doses à peu près égales de timidité, de suffisance et de contentement.

Impossible d’accorder la moindre intelligence au porteur d’une telle figure. Involontairement, après l’avoir regardé, on cherchait le goitre.

Les merciers au détail qui, après avoir volé trente ans sur leur fils et sur leurs aiguilles, se retirent avec dix-huit cents livres de rentes, doivent avoir cette tête inoffensive.

Son costume était aussi terne que sa personne.

Sa redingote ressemblait à toutes les redingotes, son pantalon à tous les pantalons. Un cordon de crin, du même blond que ses favoris, retenait la grosse montre d’argent qui gonflait la poche gauche de son gilet.

Il manœuvrait tout en causant une bonbonnière de corne transparente, pleine de petits carrés de pâtes, réglisse, guimauve jujube, et ornée d’un portrait de femme très laide et très bien mise; le portrait de la défunte, sans doute.

Et selon les hasards de la conversation, suivant qu’il était satisfait ou mécontent. M. Lecoq gobait un carré de pâte ou adressait au portrait un regard qui était tout un poème.

Ayant longuement détaillé l’homme, le juge d’instruction haussa les épaules.

– Enfin, dit M. Domini – et cet enfin répondait à sa pensée intime -, nous allons, puisque vous voici, vous expliquer ce dont il s’agit.

– Oh! inutile, répondit M. Lecoq avec un petit air suffisant, parfaitement inutile.

– Il est cependant indispensable que vous sachiez…

– Quoi? ce que sait, monsieur le juge d’instruction? interrompit l’agent de la Sûreté, je le sais déjà. Nous disons assassinat ayant le vol pour mobile, et nous partons de là. Nous avons ensuite l’escalade, le bris de clôture, les appartements bouleversés. Le cadavre de la comtesse a été trouvé, mais le corps du comte est introuvable. Quoi encore? La Ripaille est arrêté, c’est un mauvais drôle, en tout état de cause il mérite un peu de prison. Guespin est revenu ivre.

– Ah! il a de rudes charges contre lui, ce Guespin.

– Ses antécédents sont déplorables: on ne sait où il a passé la nuit, il refuse de répondre, il ne fournit pas d’alibi… c’est grave, très grave.

Le père Plantat examinait le doux agent avec un visible plaisir. Les autres auditeurs ne dissimulaient pas leur surprise.

– Qui donc vous a renseigné? demanda le juge d’instruction.

– Eh! eh! répondit M. Lecoq, tout le monde un peu.

– Mais où?

– Ici, je suis arrivé depuis plus de deux heures déjà, j’ai même entendu le discours de monsieur le maire.

Et satisfait de l’effet produit, M. Lecoq avala un carré de pâte.

– Comment, fit M. Domini d’un ton mécontent, vous ne saviez donc pas que je vous attendais.

– Pardon, répondit l’agent de la Sûreté, j’espère pourtant que monsieur le juge voudra bien m’entendre. C’est que l’étude du terrain est indispensable; il faut voir, dresser ses batteries. Je tiens à recueillir les bruits publics, l’opinion, comme on dit, pour m’en défier.

– Tout cela, prononça sévèrement M. Domini, ne justifie pas votre retard.

M. Lecoq eut un tendre regard pour le portrait.

– Monsieur le juge n’a qu’à s’informer rue de Jérusalem, répondit-il, on lui dira que je sais mon métier. L’important, pour bien faire une enquête, est de n’être point connu. La police – c’est bête comme tout – est mal vue. Maintenant qu’on sait qui je suis et pourquoi je viens, je puis sortir, on ne me dira plus rien, ou si j’interroge on me répondra mille mensonges, on se défiera de moi, on aura des réticences.

– C’est assez juste, objecta M. Plantat venant au secours de l’agent de la Sûreté.

– Donc, poursuivit M. Lecoq, quand on m’a dit, là-bas c’est en province, j’ai pris ma tête de province. J’arrive, et tout le monde, en me voyant, se dit: «Voilà un bonhomme bien curieux, mais pas méchant.» Alors, je me glisse, je me faufile, j’écoute, je parle, je fais parler! j’interroge, on me répond à cœur ouvert; je me renseigne, je recueille des indications; on ne se gêne pas avec moi. Ils sont charmants, les gens d’Orcival, je me suis déjà fait plusieurs amis, et on m’a invité à dîner pour ce soir.

M. Domini n’aime pas la police et ne s’en cache guère. Il subit sa collaboration plutôt qu’il ne l’accepte, uniquement parce qu’il ne peut s’en passer.

Dans sa droiture, il condamne les moyens qu’elle est parfois forcée d’employer, tout en reconnaissant la nécessité de ces mêmes moyens.

En écoutant M. Lecoq, il ne pouvait s’empêcher de l’approuver, et cependant il le regardait d’un œil qui n’était rien moins qu’amical.

– Puisque vous savez tant de choses, lui dit-il sèchement, nous allons procéder à l’examen du théâtre du crime.

– Je suis aux ordres de monsieur le juge d’instruction, répondit laconiquement l’agent de la Sûreté.

Et comme tout le monde se levait, il profita du mouvement pour s’approcher du père Plantat et lui tendre sa bonbonnière.

– Monsieur le juge de paix en use-t-il?

Le père Plantat ne crut pas devoir lui refuser, il avala un morceau de jujube et la sérénité reparut sur le front de l’agent de la Sûreté. Il lui faut, comme à tous les grands comédiens, un public sympathique, et vaguement il sentait qu’on allait travailler devant un amateur.

6

M. Lecoq s’engagea le premier dans l’escalier, et tout d’abord les taches de sang lui sautèrent aux yeux.

– Oh! faisait-il, d’un air révolté, à chaque tache nouvelle, oh! oh! les malheureux.

M. Courtois fut très touché de rencontrer cette sensibilité chez un agent de police. Il pensait que cette épithète de commisération s’appliquait aux victimes. Il se trompait, car M. Lecoq, tout en montant, continuait:

– Les malheureux! On ne salit pas tout ainsi dans une maison, ou du moins on essuie. On prend des précautions, que diable!

Arrivé au premier étage, à la porte du boudoir précédant la chambre à coucher, l’agent de la Sûreté s’arrêta, étudiant bien, avant d’y pénétrer, la disposition de l’appartement.

Ayant bien vu ce qu’il voulait voir, il entra en disant:

– Allons! je n’ai pas affaire à de mes pratiques.

– Mais il me semble, remarqua le juge d’instruction, que nous avons déjà des éléments d’instruction qui doivent singulièrement faciliter votre tâche. Il est clair que Guespin, s’il n’est pas complice du crime, en a du moins eu connaissance.

M. Lecoq eut un coup d’œil pour le portrait de la bonbonnière. C’était plus qu’un regard, c’était une confidence. Évidemment il disait à la chère défunte ce qu’il n’osait dire tout haut.

– Je sais bien, reprit-il, Guespin est terriblement compromis. Pourquoi ne veut-il pas dire où il a passé la nuit? D’un autre côté il a contre lui l’opinion publique, et alors, moi, naturellement je me défie.

L’agent de la Sûreté se tenait seul au milieu de la chambre – les autres personnes, sur sa prière, étaient restées sur le seuil – et promenant autour de lui son regard terne, il cherchait une signification à l’horrible désordre.

– Imbéciles! disait-il d’une voix irritée, doubles brutes! Non, vrai, on ne travaille pas de cette façon. Ce n’est pas une raison parce qu’on tue les gens afin de les voler, de tout casser chez eux. On ne défonce pas les meubles, que diable! On porte avec soi des rossignols, de jolis rossignols qui ne font aucun bruit, mais qui font d’excellente besogne. Maladroits! idiots! Ne dirait-on pas…

Il s’arrêta, bouche béante.

– Eh! reprit-il, pas si maladroits peut-être.

Les témoins de cette scène se tenaient immobiles à l’entrée, suivant avec un intérêt mêlé de surprise les mouvements – il faudrait presque dire les exercices de M. Lecoq.

Agenouillé sur le tapis, il promenait sa main à plat sur le tissu épais, au milieu des morceaux de porcelaine.

– C’est humide, très humide, tout le thé n’était pas bu, il s’en faut, quand on a cassé la porcelaine.

– Il pouvait rester beaucoup de thé dans la théière, objecta le père Plantat.

– Je le sais, répondit M. Lecoq, et c’est justement ce que j’étais en train de me dire. De telle sorte, que cette humidité ne suffit pas pour nous donner le moment précis du crime.

– Mais la pendule nous le donne, s’écria M. Courtois, et très exactement même.

– En effet, approuva M. Domini, monsieur le maire dans son procès-verbal explique fort bien que dans la chute le mouvement s’est arrêté.

– Eh bien! dit le père Plantat, c’est justement l’heure de cette pendule qui m’a frappé. Elle marque trois heures et vingt minutes et nous savons que la comtesse était complètement habillée, comme dans le milieu du jour quand on l’a frappée. Était-elle donc encore debout, prenant une tasse de thé à trois heures du matin? C’est peu probable.

– Et moi aussi, reprit l’agent de la Sûreté, j’ai été frappé de cette circonstance, et c’est pour cela que tout à l’heure je me suis écrié: «Pas si bêtes!» Au surplus, nous allons bien voir.

Aussitôt, avec des précautions infinies, il releva la pendule et la replaça sur la tablette de la cheminée s’appliquant à la poser bien d’aplomb.

Les aiguilles étaient toujours arrêtées sur trois heures vingt minutes.

– Trois heures vingt, murmurait M. Lecoq, tout en glissant une petite cale sous le socle, ce n’est pas à cette heure-là, que diable! qu’on prend le thé. C’est encore moins à cette heure-là, qu’en plein mois de juillet, au lever du jour, on assassine les gens.

Il ouvrit, non sans peine, le caisson du cadran et poussa la grande aiguille jusque sur la demie de trois heures.

La pendule sonna onze coups.

– À la bonne heure! s’écria M. Lecoq triomphant, voilà la vérité!

Et tirant de sa poche la bonbonnière à portrait, il goba un carré de guimauve et dit:

– Farceurs!…

La simplicité de ce moyen de contrôle, auquel personne n’avait songé, ne laissait pas de surprendre les spectateurs.

M. Courtois, particulièrement, était émerveillé.

– Voilà, dit-il au docteur, un drôle qui ne manque pas de moyens dans sa partie.

– Ergo, reprenait M. Lecoq, qui sait le latin, nous avons en face de nous, non plus des brutes, comme j’ai failli le croire d’abord, mais des gredins qui y voient plus loin que le bout de leur couteau. Ils ont mal calculé leur affaire, c’est une justice à leur rendre, mais enfin ils ont calculé; l’indication est précise. Ils ont eu l’intention d’égarer l’instruction en la trompant sur l’heure.

– Je ne vois pas clairement leur but, insinua M. Courtois.

– Il est cependant bien visible, répondit M. Domini. N’était-il pas de l’intérêt des assassins de faire croire que le crime a été commis après le dernier passage du train se dirigeant sur Paris? Quittant ses camarades à neuf heures, à la gare de Lyon, Guespin pouvait être ici à dix heures, assassiner ses maîtres, s’emparer de l’argent qu’il savait en la possession du comte de Trémorel et regagner Paris par le dernier train.

– Ces suppositions sont très aimables, objecta le père Plantat. Mais alors, comment Guespin n’est-il pas allé rejoindre ses camarades chez Wepler, aux Batignolles; par là, jusqu’à un certain point, il se ménageait une espèce d’alibi.

Dès le commencement de l’enquête, le docteur Gendron s’était assis sur l’unique chaise intacte de la chambre, réfléchissant au subit malaise qui avait fait pâlir le père Plantat lorsqu’on avait parlé de Robelot le rebouteux.

Les explications du juge d’instruction le tirèrent de ses méditations; il se leva.

– Il y a autre chose encore, dit-il, cette avance de l’heure très utile à Guespin peut devenir accablante pour La Ripaille, son complice.

– Mais, répondit M. Domini, il se peut fort bien que La Ripaille n’ait point été consulté. Pour ce qui est de Guespin, il avait probablement de bonnes raisons pour ne point aller à la noce. Son trouble, après un pareil forfait, lui aurait nui plus encore que son absence.

M. Lecoq, lui, ne jugea pas à propos de se prononcer encore. Comme un médecin au lit du malade, il veut être sûr de son diagnostic.

Il était retourné à la cheminée, et de nouveau faisait marcher les aiguilles de la pendule. Successivement elle sonna la demie de onze heures, puis minuit, puis minuit et demi, et une heure.

Tout en se livrant à cette occupation, il grommelait:

– Apprentis, brigands d’occasion! On est malin, à ce qu’on croit, mais on ne pense pas à tout. On donne un coup de pouce aux aiguilles, mais on ne pense pas à mettre la sonnerie d’accord. Survient alors un bonhomme de la Sûreté, un vieux singe qui connaît les grimaces et la mèche est éventée.

M. Domini et le père Plantat gardaient le silence. M. Lecoq revint vers eux.

– Monsieur le juge, dit-il, peut-être maintenant certain que le coup a été fait avant dix heures et demie.

– À moins, observa le père Plantat, que la sonnerie ne soit détraquée, ce qui arrive quelquefois.

– Ce qui arrive souvent, appuya M. Courtois, à telle enseigne, que la pendule de mon salon est dans cet état depuis je ne sais combien de temps.

M. Lecoq réfléchissait.

– Il se peut, reprit-il, que monsieur le juge de paix ait raison. J’ai pour moi la probabilité, mais la probabilité ne suffit pas au début d’une affaire, il faut la certitude. Il nous reste, par bonheur un moyen de vérification, nous avons le lit, je parie qu’il est défait.

Et s’adressant au maire:

– J’aurais besoin, monsieur, d’un domestique, pour me donner un coup de main.

– Inutile, dit le père Plantat, je vais vous aider, moi, ce sera plus vite fait.

Aussitôt, à eux deux, ils enlevèrent le ciel de lit et le déposèrent à terre, enlevant du même coup les rideaux.

– Hein? fit M. Lecoq, avais-je raison?

– C’est vrai, dit M. Domini un peu surpris, le lit est défait.

– Défait, oui, répondit l’agent de la Sûreté, mais on ne s’y est pas couché.

– Cependant, voulut objecter M. Courtois.

– Je suis sûr de ce que j’avance, interrompit l’homme de la police. On a ouvert ce lit, c’est vrai, on s’est peut-être roulé dessus, on a chiffonné les oreillers, froissé les couvertures, fripé les draps, mais on n’a pu lui donner pour un œil exercé l’apparence d’un lit dans lequel deux personnes ont dormi. Défaire un lit est aussi difficile, plus difficile peut-être que de le refaire. Pour le refaire, il n’est pas indispensable de retirer draps et couvertures et de retourner les matelas. Pour le défaire, il faut absolument se coucher dedans et y avoir chaud. Un lit est un de ces témoins terribles qui ne trompent jamais et contre lesquels on ne peut s’inscrire en faux. On ne s’est pas couché dans celui-ci…

– Je sais bien, remarqua le père Plantat, que la comtesse était habillée, mais le comte pouvait s’être couché le premier.

Le juge d’instruction, le médecin et le maire s’étaient approchés.

– Non, monsieur, répondit M. Lecoq, et je puis vous le prouver. La démonstration est facile d’ailleurs, et après l’avoir entendue, un enfant de dix ans ne se laisserait pas prendre à un désordre factice tel que celui-ci.

Il ramena doucement les couvertures et le drap du dessus au milieu du lit, tout en poursuivant:

– Ces oreillers sont très froissés tous deux, n’est-ce pas? Mais voyez en dessous le traversin, il est intact, vous n’y retrouvez aucun de ces plis que laissent le poids de la tête et le mouvement des bras Ce n’est pas tout: regardez le lit à partir du milieu jusqu’à l’extrémité. Comme les couvertures ont été bordées avec soin, les deux draps se touchent bien partout. Glissez la main comme moi – et il glissait un de ses bras – et vous sentirez une résistance qui n’existerait pas si des jambes s’étaient allongées à cet endroit. Or, M. de Trémorel était de taille à occuper le lit dans toute sa longueur.

Si claire était la démonstration de M. Lecoq, si palpables étaient ses preuves qu’il n’y avait pas à douter.

– Ce n’est rien encore, continuait-il, passons au second matelas. On songe rarement au second matelas, quand pour des raisons quelconques on défait un lit ou qu’on cherche à en réparer le désordre. Examinez celui-ci.

Il souleva le premier matelas et on vit en effet que la toile de l’autre était parfaitement tendue, on n’y découvrait aucun affaissement.

– Ah! le second matelas, murmura M. Lecoq.

Et son nez pétilla, pour ainsi dire, au souvenir sans doute de quelque bonne histoire.

– Il me paraît prouvé, murmura le juge d’instruction, que M. de Trémorel n’était pas couché.

– De plus, ajouta le docteur Gendron, si on l’eût assassiné dans son lit, ses vêtements seraient restés sur quelque meuble.

– Sans compter, fit négligemment M. Lecoq, qu’on retrouverait sur les draps une goutte au moins de sang. Décidément, ces malfaiteurs-là ne sont pas forts.

Depuis un moment, les yeux du père Plantat cherchaient ceux du juge d’instruction. Lorsque leurs regards, à la fin, se rencontrèrent:

– Ce qui me paraît surprenant, à moi, dit le vieux juge de paix, donnant, par l’accentuation, une valeur particulière à chaque mot, c’est qu’on soit parvenu à tuer chez lui, autrement que pendant son sommeil, un homme jeune et vigoureux comme l’était le comte Hector.

– Et dans une maison pleine d’armes, appuya le docteur Gendron; car le cabinet du comte est entièrement tapissé de fusils, de couteaux de chasse! C’est un véritable arsenal.

– Hélas! soupira le bon M. Courtois, nous connaissons de pires catastrophes. L’audace des malfaiteurs croît en raison des convoitises de bien-être, de dépenses, de luxe, des classes inférieures dans les grands centres. Il n’est pas de semaine où les journaux…

Il dut s’arrêter non sans un vif mécontentement; on ne l’écoutait pas. On écoutait le père Plantat qu’il n’avait jamais vu si bavard, et qui poursuivait:

– Le bouleversement de la maison vous paraît insensé, eh bien, je suis surpris qu’il ne soit pas plus affreux encore. Je suis, autant dire, un vieillard, je n’ai plus l’énergie physique d’un homme de trente-cinq ans, et pourtant, il me semble que si des assassins pénétraient chez moi, lorsque je suis encore debout, ils n’auraient pas raison de moi. Je ne sais ce que je ferais, je serais tué probablement, mais certainement je réussirais à donner l’éveil. Je me défendrais, je crierais, j’ouvrirais les fenêtres, je mettrais le feu à la maison.

Qu’eussiez-vous dit, justiciables d’Orcival, s’il vous eût été donné de voir l’animation, l’emportement de votre impassible juge de paix!

– Ajoutons, insista le docteur, qu’éveillé il est difficile d’être surpris. Toujours quelque bruit insolite prévient. C’est une porte qui crie en tournant sur ses gonds, c’est une des marches de l’escalier qui craque. Si habile que soit un meurtrier, il ne foudroie pas sa victime.

– Il se peut, insinua M. Courtois, qu’on se soit servi d’arme à feu. Cela s’est vu. Vous êtes bien tranquillement assis dans votre chambre; on est en été, vos fenêtres sont ouvertes, vous causez avec votre femme tout en prenant une tasse de thé; au dehors, les malfaiteurs se font la courte échelle; l’un deux arrive à la hauteur de l’appui de la fenêtre, il vous ajuste à son aise, il presse la détente, le coup part…

– Et, continua le docteur, tout le voisinage réveillé accourt.

– Permettez, permettez, riposta M. Courtois, à la ville, dans une cité populeuse, oui. Là, au milieu d’un vaste parc, non. Songez, docteur, à l’isolement de cette habitation. La plus voisine des maisons habitées est celle de Mme la comtesse de Lanascol, et encore est-elle distante de plus de cinq cents mètres, et par-dessus le marché, environnée de grands arbres qui interceptent le son et s’opposent à sa propagation.

– Tentons l’expérience. Je vais si vous le voulez, tirer un coup de pistolet, ici, dans cette chambre et je parie que vous n’entendrez pas la détonation dans le chemin.

– Le jour, peut-être, mais la nuit!…

Si M. Courtois causait si longtemps, c’est que ses auditeurs observaient attentivement le juge d’instruction.

– Enfin, conclut M. Domini, si contre tout espoir Guespin ne se décide pas à parler ce soir ou demain, le cadavre du comte nous donnera le mot de l’énigme.

– Oui, répondit le père Plantat, oui… si on le retrouve.

Pendant cette discussion assez longue, M. Lecoq avait continué ses investigations, soulevant les meubles, étudiant les fractures, interrogeant les moindres débris, comme s’ils eussent pu lui apprendre la vérité.

Parfois, il sortait d’une trousse, renfermant une loupe et divers instruments de formes bizarres, une tige d’acier recourbée vers le bout, qu’il introduisait et faisait jouer dans les serrures.

Sur le tapis, il ramassa plusieurs clés, et sur un séchoir, il trouva une serviette qui devait lui offrir quelque chose de remarquable, car il la mit de côté.

Il allait et venait, de la chambre à coucher au cabinet du comte, sans perdre toutefois un mot de ce qui se disait, faisant bon profit de toutes les observations, recueillant et notant bien, dans sa mémoire, moins les phrases elles-mêmes que les intonations diverses qui les accentuaient.

C’est que dans une instruction comme celle du Crime d’Orcival, lorsque plusieurs délégués de la justice se trouvent en présence, ils se tiennent sur la réserve. Ils se savent tous presque également expérimentés, fins, perspicaces, pareillement intéressés à découvrir la vérité, peu disposés par habitude à se payer d’apparences trompeuses, difficiles à surprendre, et la circonspection naturelle de chacun d’eux s’augmente de l’estime qu’il a pour la sagacité et la pénétration des autres.

Il se peut que chacun d’eux donne aux faits révélés par l’enquête une interprétation différente, il se peut que chacun d’eux ait sur le fond même de l’affaire un sentiment opposé; un observateur superficiel ne s’apercevrait pas de ces divergences.

Tout en dissimulant son intime pensée, chacun cherche à pénétrer celle du voisin, et s’efforce, si elle est opposée, de ramener cet adversaire à son opinion, non en la lui découvrant franchement et sans ambages, mais en appelant son attention sur les mots graves ou futiles qui l’ont fixée.

L’énorme portée d’un seul mot justifie cette hésitation.

Les hommes qui ont entre les mains la liberté et la vie des autres hommes, qui d’un trait de plume peuvent briser une existence, sentent, bien plus durement qu’on ne croit, le fardeau de leur responsabilité. Sentir ce fardeau partagé leur procure un ineffable soulagement.

Voilà pour quelles raisons personne n’ose prendre l’initiative, ni s’expliquer clairement, pourquoi chacun attend l’émission positive d’une opinion pour l’adopter et l’approuver ou pour la combattre. Les interlocuteurs échangent donc bien moins des affirmations que des propositions. C’est par insinuations qu’on procède. De là, des phrases banales, des suppositions presque ridicules, des apartés, qui sont comme une provocation à une explication.

De là, aussi la presque impossibilité de donner la physionomie exacte et réelle d’une instruction difficile.

Ainsi, dans cette affaire, le juge d’instruction et le père Plantat étaient loin d’être du même avis. Ils le savaient avant d’avoir échangé une parole. Mais M. Domini dont l’opinion reposait sur des faits matériels, sur des circonstances palpables, et pour lui hors de toute discussion, était peu disposé à provoquer la contradiction. À quoi bon?

D’un autre côté, le père Plantat, dont le système semblait reposer uniquement sur des impressions, sur une série de déductions plus ou moins logiques, ne pouvait s’expliquer clairement sans une invitation positive et pressante.

Son dernier mot, souligné avec affectation, n’ayant pas été relevé, il jugea qu’il s’était assez avancé, trop peut-être, aussi s’empressa-t-il, pour détourner la conversation, de s’adresser à l’envoyé de la préfecture de police.

– Eh bien! M. Lecoq, demanda-t-il, avez-vous recueilli quelques indices nouveaux?

M. Lecoq, en ce moment, regardait avec une persévérante attention un grand portrait de M. le comte Hector de Trémorel suspendu en face du lit.

Sur l’interpellation du père Plantat, il se retourna.

– Je n’ai rien trouvé de décisif, répondit-il, mais je n’ai rien trouvé non plus qui dérange mes prévisions. Cependant…

Il n’acheva pas, peut-être, lui aussi, reculait-il devant sa part de responsabilité.

– Quoi? insista durement M. Domini.

– Je voulais dire, reprit M. Lecoq, que je ne tiens pas parfaitement mon affaire. J’ai bien ma lanterne, et même une chandelle dans ma lanterne, il ne me manque plus qu’une allumette…

– Soyez convenable, je vous prie, dit sévèrement le juge d’instruction.

– Eh bien, continua M. Lecoq, d’un air et d’un ton trop humble pour n’être pas joué, j’hésite encore. J’ai besoin d’être aidé. Par exemple, si monsieur le docteur daignait prendre la peine de procéder à l’examen du cadavre de Mme la comtesse de Trémorel, il me rendrait un grand service.

– J’allais précisément vous adresser cette prière, mon cher docteur, dit M. Domini à M. Gendron.

– Volontiers, répondit le vieux médecin, qui immédiatement se dirigea vers la porte.

M. Lecoq l’arrêta par le bras.

– Je me permettrai, observa-t-il, d’un ton qui ne ressemblait en rien à celui qu’il avait eu jusqu’alors, je me permettrai d’appeler l’attention de monsieur le docteur sur les blessures faites à la tête de Mme de Trémorel par un instrument contondant que je suppose être un marteau. J’ai étudié ces blessures, moi qui ne suis pas médecin, et elles m’ont paru suspectes.

– Et à moi aussi, dit vivement le père Plantat, il m’a semblé qu’il n’y avait pas eu, aux endroits atteints, effusion de sang dans les vaisseaux cutanés.

– La nature de ces blessures, continua M. Lecoq, sera un indice précieux qui me fixera complètement.

Et comme il avait sur le cœur la brusquerie du juge d’instruction, il ajouta, innocente vengeance:

– C’est vous, monsieur le docteur, qui tenez l’allumette.

M. Gendron se disposait à sortir, lorsque sur le seuil apparut le domestique de monsieur le maire d’Orcival, Baptiste, l’homme qu’on ne gronde pas.

Il salua longuement et dit:

– Je viens chercher Monsieur.

– Moi! demanda M. Courtois, pourquoi? Qu’y a-t-il? Ne saurait-on me laisser une minute en repos! Vous répondrez que je suis occupé.

– C’est que, reprit le placide Baptiste, c’est rapport à Madame que nous avons cru devoir déranger Monsieur. Elle n’est pas bien du tout, Madame!

L’excellent maire pâlit légèrement.

– Ma femme! s’écria-t-il sérieusement inquiet, que veux-tu dire? explique-toi donc.

– Eh bien, voilà, continua Baptiste, de l’air le plus tranquille du monde. Le facteur arrive tout l’heure, avec le courrier. Bon! Je porte les lettres à Madame qui était dans le petit salon. À peine avais-je tourné les talons, que j’entends un grand cri, et comme le bruit d’une personne qui tombe à terre de son haut.

Baptiste s’exprimait lentement, mettant, on le sentait, un art infini à augmenter les angoisses de son maître.

– Mais parle donc! disait le maire exaspéré, parle, va donc!

– Naturellement, poursuivit le drôle sans se hâter, je rouvre la porte du petit salon. Qu’est-ce que je vois? Madame étendue à terre. Comme de juste, j’appelle au secours, la femme de chambre arrive, la cuisinière, les autres, et nous portons Madame sur son lit. Il paraît, m’a dit Justine, que c’est une lettre de Mlle Laurence qui a mis Madame dans cet état…

Le domestique qu’on ne gronde jamais était à battre. À chaque mot, il s’arrêtait, hésitait, cherchait; ses yeux, démentant sa figure contrite, trahissaient l’extrême satisfaction qu’il ressentait d’un malheur survenu à son maître.

Ce maître, hélas! était consterné. Ainsi qu’il nous arrive à tous, quand nous ne savons au juste quel malheur va nous atteindre, il tremblait d’interroger. Il restait là, anéanti, ne bougeant; se lamentant au lieu de courir.

Le père Plantat profita de ce temps d’arrêt pour questionner le domestique, et avec un tel regard que le drôle n’osa pas tergiverser.

– Comment, demanda-t-il, une lettre de Mlle Laurence, elle n’est donc pas ici?

– Non, monsieur, elle est partie il y a eu hier huit jours pour aller passer un mois chez une des sœurs de Madame.

– Et comment va Mme Courtois?

– Mieux, monsieur, seulement elle pousse des cris à faire pitié.

L’infortuné maire s’était redressé sous le coup. Il saisit son domestique par le bras.

– Mais viens donc, malheureux, lui cria-t-il, viens donc!…

Et ils sortirent en courant.

– Pauvre homme! fit le juge d’instruction, sa fille est peut-être morte.

Le père Plantat hocha tristement la tête.

– Si ce n’était que cela, dit-il.

Et il ajouta:

– Rappelez-vous, monsieur, les allusions de La Ripaille.

7

Le juge d’instruction, le père Plantat et le docteur échangèrent un regard plein d’anxiété.

Quel malheur frappait M. Courtois, cet homme si parfaitement estimable et si excellent en dépit de ses défauts? Était-ce donc décidément une journée maudite!

– Si La Ripaille s’en est tenu aux allusions, dit M. Lecoq, j’ai entendu raconter, moi qui ne suis ici que depuis quelques heures, deux histoires très circonstanciées. Il paraît que cette demoiselle Laurence…

Le père Plantat interrompit brusquement l’agent de la Sûreté.

– Calomnies, s’écria-t-il, calomnies odieuses! Le petit monde qui jalouse les riches ne se gêne pas pour les déchirer à belles dents, faute de mieux. L’ignorez-vous donc? Est-ce qu’il n’en a pas toujours été ainsi! Le bourgeois, dans les petites villes surtout, vit, sans s’en douter, comme dans une cage de verre. Nuit et jour les yeux de lynx de l’envie braqués sur lui l’observent, l’épient, surprennent celles de ses démarches qu’il croit les plus secrètes pour s’en armer contre lui. Il va, content et fier, ses affaires prospèrent, il a l’estime et l’amitié de ceux de sa condition, et pendant ce temps, il est vilipendé dans les classes inférieures, traîné dans la boue, sali par les plus injurieuses suppositions. Est-ce que l’envie respecte quelque chose!

– Si Mlle Laurence a été calomniée, fit en souriant le docteur Gendron, au moins a-t-elle trouvé un bon avocat pour défendre sa cause.

Le vieux juge de paix, l’homme de bronze, comme dit M. Courtois, rougit imperceptiblement, un peu embarrassé de sa vivacité.

– Il est des causes, reprit-il doucement, qui se défendent seules. Mlle Courtois est une de ces jeunes filles qui ont droit à tous les respects. Mais il est de ces abominations qu’aucune législation ne saurait atteindre, et qui me révoltent. Il faut songer, messieurs, que notre réputation, l’honneur de nos femmes et de nos filles, sont à la merci du premier gredin doué d’assez d’imagination pour inventer une abomination. On ne le croira peut-être pas, peu importe, on répétera sa calomnie, on la propagera. Qu’y faire? Pouvons-nous savoir ce qui se dit contre nous, en bas, dans l’ombre; le saurons-nous jamais?

– Eh! répliqua le docteur Gendron, que nous importe? Il n’est pour moi qu’une voix respectable, celle de la conscience. Quant à ce qu’on appelle l’opinion publique, comme c’est en réalité la somme des opinions particulières de milliers d’imbéciles et de méchants, je m’en moque comme de l’an quarante.

La discussion se serait peut-être prolongée, sans le juge d’instruction qui, ayant tiré sa montre, fit un geste de dépit.

– Nous causons, dit-il, nous parlons et l’heure marche. Il faut nous hâter. Partageons-nous, au moins, la besogne qui reste.

Le ton impérieux de M. Domini glaça sur les lèvres de M. Lecoq quelques réflexions dont il attendait le placement.

Il fut alors convenu que, pendant que le docteur, Gendron procéderait à l’autopsie, le juge d’instruction rédigerait son projet de rapport.

Le père Plantat restait chargé de surveiller la suite des investigations de l’homme de la préfecture de police.

Dès que l’agent de la Sûreté se trouva seul avec le vieux juge de paix:

– Enfin, dit-il, en respirant longuement, comme s’il eut été soulagé d’une lourde oppression, enfin, nous allons pouvoir marcher maintenant.

Et comme le père Plantat souriait un peu, il goba un carré de pâte et ajouta:

– Arriver quand une instruction est commencée, est déplorable, monsieur le juge de paix, tout à fait déplorable. Les gens qui vous ont précédé ont eu le temps de se faire un système, et si vous ne l’adoptez pas d’emblée, c’est le diable!

On entendit dans l’escalier la voix de M. Domini appelant son greffier qui, arrivé un peu après lui, était resté au rez-de-chaussée.

– Tenez, monsieur, ajouta l’agent, voici monsieur le juge d’instruction qui se croit en face d’une affaire toute simple, tandis que moi, moi M. Lecoq, l’égal au moins de ce drôle de Gévrol, moi l’élève chéri du père Tabaret – il ôta respectueusement son chapeau – je n’y vois pas encore clair.

Il s’arrêta, récapitulant, sans doute, le résultat de ses perquisitions et reprit:

– Non, vrai, je suis dérouté, je m’y perds presque. Je devine bien sous tout ceci quelque chose, mais quoi? quoi?

La figure du père Plantat restait calme, mais son œil étincelait.

– Peut-être avez-vous raison, approuva-t-il d’un air détaché, peut-être en effet y a-t-il quelque chose.

L’agent de la Sûreté le regarda, il ne bougea pas. Il continuait à offrir la physionomie la plus indifférente du monde, tout en relevant quelques notes sur son carnet.

Il y eut un assez long silence, et M. Lecoq en profita pour confier au portrait les réflexions qui lui battaient la cervelle.

«Vois-tu bien, chère mignonne, disait-il, ce digne monsieur m’a l’air d’un vieux finaud dont il faut surveiller attentivement les faits et gestes. Il ne partage pas, il s’en faut, les opinions du juge d’instruction, il a une idée qu’il n’ose nous dire et nous la trouverons. Il est malin, ce juge de paix de campagne. Du premier coup il nous a devinés, malgré nos jolis cheveux blonds. Tant qu’il a pu croire que, nous égarant, nous prendrions les brisées de M. Domini, il nous a suivis, nous appuyant, nous montrant la voie. Maintenant qu’il sent que nous tenons la piste, il se croise les bras, il se retire. Il veut nous laisser l’honneur de la découverte. Pourquoi? Il est d’ici, a-t-il peur de se faire des ennemis? Non. C’est un de ces hommes qui ne craignent pas grand-chose. Quoi donc? Il recule devant sa pensée. Il a trouvé quelque chose de si surprenant qu’il n’ose s’expliquer.»

Une subite réflexion changea le cours des confidences de M. Lecoq.

«Mille diables! pensait-il, et si je me trompais, si ce bonhomme n’était pas fin du tout! s’il n’avait rien découvert, s’il n’obéissait qu’à des inspirations du hasard? On a vu des choses plus surprenantes. J’en ai tant connu, de ces gens, dont les yeux sont comme les pitres des baraques, ils annoncent qu’à l’intérieur on contemple des merveilles; on entre et on ne voit rien, on est volé. Mais moi – il eut un sourire – je vais bien savoir à quoi m’en tenir.»

Et prenant l’air le plus niais de son répertoire:

– Ce qui reste à faire, monsieur le juge de paix, dit-il tout haut, est, en y réfléchissant bien, assez peu de chose. On tient les deux principaux coupables, en définitive, et quand ils se décideront à parler, ce qui arrivera tôt ou tard, si monsieur le juge d’instruction le veut, on saura tout.

Un seau d’eau glacée tombant sur la tête du père Plantat ne l’eût pas plus surpris, ne l’eût pas surtout surpris plus désagréablement.

– Comment, balbutia-t-il d’un air absolument abasourdi, c’est vous, monsieur l’agent de Sûreté, un homme habile, expérimenté qui…

Ravi de la réussite de sa ruse, M. Lecoq ne put tenir son sérieux, et le père Plantat, qui s’aperçut qu’il était tombé dans un piège, se prit à rire franchement.

Entre ces deux hommes savants dans la science de la vie, d’un esprit également subtil et défié, pas un mot, d’ailleurs, ne fut échangé.

Ils s’entendaient, ils se comprenaient.

«Toi, mon bonhomme, se disait l’agent de la Sûreté, tu as quelque chose dans ton sac, seulement c’est si énorme, si monstrueux, que tu ne l’exhiberais pas pour un boulet de canon. Tu veux qu’on te force la main? On te la forcera.»

«Il est futé, pensait le père Plantat, il sait que j’ai une idée, il la cherchera et certainement il la trouvera.»

M. Lecoq avait remis dans sa poche la bonbonnière à portrait ainsi qu’il fait, quand il travaille sérieusement. Son amour-propre d’élève du père Tabaret était émoustillé. Il jouait une partie et il est joueur.

– Donc, s’écria-t-il, à cheval et rendez la main. On a, dit le procès-verbal de monsieur le maire d’Orcival, trouvé l’instrument avec lequel on a tout brisé ici.

– Nous avons retrouvé, répondit le père Plantat, dans une chambre du second étage, donnant sur le jardin, une hache, par terre, devant un meuble attaqué légèrement, mais non ouvert; j’ai empêché qu’on y touchât.

– Et bien vous avez fait, monsieur. Est-elle lourde, cette hache?

– Elle doit bien peser un kilo.

– C’est parfait, montons la voir.

Ils montèrent, et M. Lecoq aussitôt, oubliant son rôle de mercier soigneux de ses vêtements, se coucha à plat ventre, étudiant alternativement, et la hache, une arme terrible, pesante, emmanchée de frêne, et le parquet luisant et bien ciré.

– Je suppose, moi, observa le juge de paix, que les malfaiteurs ont montré cette hache et ont attaqué ce meuble dans le seul but d’éparpiller les suppositions de l’enquête, pour compliquer le problème. Cette arme n’était pas nécessaire pour enfoncer cette armoire qui ne tient à rien, que je briserais avec mon poing. Ils ont donné un coup, un seul, et posé la hache tranquillement.

L’agent de la Sûreté s’était relevé et s’époussetait:

– Je crois, monsieur, dit-il, que vous vous trompez. Cette hache n’a pas été posée tranquillement à terre, elle a été jetée avec une violence qui décèle un grand effroi ou une vive colère. Tenez, voyez ici, sur le parquet, ces trois marques qui se suivent. Lorsque le malfaiteur a lancé la hache, elle est tombée d’abord sur le tranchant, de là cette entaille: puis elle est retombée sur le côté, et l’envers qui est un marteau a laissé cette trace, tenez, ici, sous mon doigt; enfin, elle était lancée avec tant de vigueur, qu’elle a fait un tour sur elle-même et qu’elle est venue de nouveau entailler le parquet, là, à l’endroit où elle est maintenant.

– C’est juste, murmurait le père Plantat, c’est très juste!…

Et les observations de l’agent dérangeant sans doute son système, il ajoutait d’un air contrarié:

– Je n’y comprends rien, rien du tout.

M. Lecoq poursuivait ses observations.

– Les fenêtres qui sont maintenant ouvertes, demanda-t-il, l’étaient-elles ce matin, lors des premières perquisitions.

– Oui.

– Alors, c’est bien cela. Les assassins ont entendu un bruit quelconque dans le jardin, et ils sont allés regarder. Qu’ont-ils vu? Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que ce qu’ils ont vu les a épouvantés, qu’ils ont jeté la hache précipitamment et se sont enfuis. Examinez la position des entailles – faites en biais naturellement – et vous verrez que la hache a été lancée par une personne qui se tenait, non pas près du meuble, mais près de la fenêtre ouverte.

À son tour, le père Plantat s’agenouilla, regardant avec une attention extrême. L’agent disait vrai. Il se redressa un peu interdit, et après un moment de méditation:

– Cette circonstance me gêne un peu, dit-il; cependant, à la rigueur…

Il s’arrêta, immobile, songeur, une de ses mains appuyée sur son front.

– Tout peut encore s’expliquer, murmura-t-il, ajustant mentalement les diverses pièces de son système, et en ce cas l’heure indiquée par la pendule serait la vraie.

M. Lecoq ne songeait pas à interroger le vieux juge de paix. D’abord il savait bien qu’il ne répondrait pas, puis sa vanité était engagée. Comment, lui, il ne devinerait pas une énigme déchiffrée par un autre?

– Moi aussi, fit-il, monologuant à haute et intelligible voix, cette circonstance de la hache me dérange. Je supposais que les brigands avaient opéré à loisir, et pas du tout, je découvre qu’ils ont été surpris, qu’on les a troublés, qu’ils ont eu peur.

Le père Plantat était tout oreilles.

– Il est vrai, poursuivit lentement M. Lecoq, que nous devons diviser les indices en deux catégories. Il y a les indices laissés à dessein pour nous tromper, le lit défait, par exemple; puis les indices involontaires, soit les entailles de cette hache. Mais ici, j’hésite. L’indication de la hache est-elle vraie ou fausse, bonne ou mauvaise. Je me croyais sûr du caractère des assassins et alors l’enquête allait de soi, tandis que maintenant…

Il s’interrompit. Les plis de son front, la contraction de sa bouche, trahissaient l’effort de sa pensée.

– Tandis que maintenant!… interrogea le père Plantat.

M. Lecoq, à cette question, eut l’air étonné d’un homme qu’on éveille.

– Je vous demande pardon, monsieur, dit-il, je m’oubliais. C’est une habitude déplorable que j’ai comme cela de réfléchir et de chercher tout haut. Voilà pourquoi je m’obstine presque toujours à opérer seul. Mes incertitudes, mes hésitations, la vacillation de mes soupçons me feraient perdre, si on les entendait, mon prestige de policier-devin, d’agent pour lequel il n’est pas de mystère.

Le vieux juge de paix avait un sourire d’indulgence.

– D’ordinaire, poursuivit l’homme de la préfecture, je n’ouvre la bouche que lorsque mon siège est fait, et alors d’un ton péremptoire je rends mes oracles, je dis: c’est ceci ou c’est cela. Mais aujourd’hui j’agis, sans trop me contraindre, devant un homme qui sait qu’on ne résout pas du premier coup un problème aussi compliqué que me semble être celui-ci. Je laisse voir sans vergogne mes tâtonnements. On ne parvient pas à la vérité d’un bond, on y arrive par une suite de calculs assez compliqués grâce à une série d’inductions et de déductions qui s’enchaînent. Eh bien, en ce moment, ma logique est en défaut.

– Comment cela? demanda le père Plantat.

– Oh! c’est fort simple, monsieur le juge de paix. Je croyais avoir pénétré les assassins, les savoir par cœur, ce qui est capital au début, et je ne reconnais plus les adversaires imaginés. Sont-ils idiots, sont-ils extrêmement fins? J’en suis à me le demander. La ruse du lit et de la pendule m’avait, à ce que je supposais, exactement donné la mesure et la portée de leur intelligence et de leurs inventions. Déduisant du connu à l’inconnu, j’arrivais par une suite de conséquences très simples à tirer, à prévoir tout ce qu’ils avaient pu imaginer pour détourner notre attention et nous dérouter. Mon point de départ admis, je n’avais, pour tomber juste, qu’à prendre le contre-pied des apparences. Je me disais:

«On a retrouvé une hache au deuxième étage, donc les assassins l’y ont portée et oubliée à dessein.

«Ils ont laissé cinq verres sur la table de la salle à manger, donc ils étaient plus ou moins de cinq, mais ils n’étaient pas cinq.

«Il y avait sur la table comme les restes d’un souper, donc ils n’ont ni bu ni mangé.

«Le cadavre de la comtesse était au bord de l’eau, donc il a été déposé là et non ailleurs avec préméditation.

«On a retrouvé un morceau d’étoffe dans les mains de la victime, donc il y a été placé par les meurtriers eux-mêmes.

«Le corps de Mme de Trémorel est criblé de coups de poignard et affreusement meurtri, donc elle a été tuée d’un seul coup…

– Bravo! oui, bravo! s’écria le père Plantat visiblement charmé.

– Eh! non, pas bravo! fit M. Lecoq, car ici mon fil se casse, je rencontre une lacune. Si mes déductions étaient justes, cette hache aurait été remise bien paisiblement sur le parquet.

– Si! encore une fois, bravo! reprit le père Plantat, car cette circonstance est une particularité qui n’infirme en rien notre système général. Il est clair, il est certain que les assassins ont eu l’intention d’agir comme vous dites. Un événement qu’ils ne prévoyaient pas les a dérangés.

– Peut-être, approuva l’agent de la Sûreté à demi-voix, peut-être votre observation est-elle juste. Mais c’est que je vois encore autre chose…

– Quoi?…

– Rien… pour le moment, du moins. Il est nécessaire, avant tout, que je voie la salle à manger et le jardin.

M. Lecoq et le vieux juge de paix descendirent bien vite, et le père Plantat montra à l’agent les verres et les bouteilles qu’il avait fait mettre de côté.

L’homme de la préfecture prit les verres l’un après l’autre, les portant à la hauteur de son œil, les exposant au jour, étudiant les places humides qui ternissaient le cristal.

L’examen terminé.

– On n’a bu dans aucun de ces verres, déclara-t-il résolument.

– Quoi! pas dans un seul?

L’agent de la Sûreté arrêta sur le vieux juge un de ces regards qui font tressaillir la pensée aux plus profonds replis de l’âme et répondit en mettant un intervalle calculé entre chacun de ces mots:

– Pas dans un seul.

Le père Plantat ne répondit que par un mouvement de lèvres qui disait clairement: «Vous vous avancez peut-être beaucoup.»

M. Lecoq sourit, et, allant ouvrir la porte de la salle à manger, il appela:

– François.

Le valet de chambre de feu M. le comte de Trémorel accourut. La figure de ce brave garçon était décomposée. Fait inouï, bizarre, ce domestique regrettait son maître, il le pleurait.

– Écoute-moi bien, mon garçon, lui dit l’agent de la Sûreté, le tutoyant avec cette familiarité qui caractérise les employés de la rue de Jérusalem, écoute-moi bien, et tâche en me répondant d’être exact, net et bref.

– J’écoute, monsieur.

– Avait-on l’habitude au château de monter du vin à l’avance?

– Non, monsieur, moi-même, avant chaque repas, je descendais à la cave.

– Il n’y avait donc jamais une certaine quantité de bouteilles pleines dans la salle à manger?

– Jamais, monsieur.

– Mais il devait quelquefois en rester en vidange.

– Non, monsieur; feu monsieur le comte m’avait autorisé à emporter pour l’office le vin de la desserte.

– Et où mettait-on les bouteilles vides?

– Je les plaçais, monsieur, dans le bas de cette armoire d’encoignure, et quand il y en avait un certain nombre, je les descendais à la cave.

– Quand en as-tu descendu, la dernière fois?

– Oh!… – François parut chercher – il y a bien cinq ou six jours.

– Bien. Maintenant, quelles liqueurs aimait ton maître?

– Feu monsieur le comte, monsieur – et le brave garçon eut une larme – ne buvait presque jamais de liqueur. Quand par hasard il avait envie d’un petit verre d’eau-de-vie, il le prenait dans la cave à liqueurs que voici, là sur le poêle.

– Il n’y avait donc pas dans les armoires de bouteilles de rhum ou de cognac entamées?

– Pour ça, non, monsieur.

– Merci, mon garçon, tu peux te retirer.

François allait sortir, M. Lecoq le rappela.

– Eh! lui dit-il d’un ton léger, pendant que nous y sommes, regarde donc dans le bas de l’encoignure, si tu retrouves ton compte de bouteilles vides.

Le domestique obéit, et l’armoire ouverte, s’écria:

– Tiens! il n’y en a plus une seule.

– Parfait reprit M. Lecoq. Cette fois-ci, mon brave, montre-nous tes talons pour tout de bon.

Aussitôt que le valet de chambre eut fermé la porte:

– Eh bien! demanda l’agent de la Sûreté, que pense monsieur le juge de paix?

– Vous aviez raison, M. Lecoq.

L’agent de la Sûreté, alors, flaira successivement tous les verres et toutes les bouteilles.

– Allons, bon! s’écria-t-il en haussant les épaules, encore une preuve nouvelle à l’appui de mes suppositions.

– Quoi encore? demanda le vieux juge de paix.

– Ce n’est même pas du vin, monsieur, qu’il y a au fond de ces verres. Parmi toutes les bouteilles vides, déposées dans le bas de cette armoire, il s’en trouve une, la voici, ayant contenu du vinaigre, et c’est de cette bouteille que les assassins ont versé quelques gouttes.

Et, saisissant un verre, il le mit sous le nez du père Plantat, en ajoutant:

– Que monsieur le juge de paix prenne la peine de sentir.

Il n’y avait pas à discuter, le vinaigre était bon, son odeur était des plus fortes, les malfaiteurs dans leur précipitation avaient laissé derrière eux cette preuve irrécusable de leur intention d’égarer l’enquête.

Seulement, capables des plus artificieuses combinaisons, ils ignoraient l’art de les mener à bien. Leurs malices étaient, ainsi que l’eût dit le digne M. Courtois, cousues de fil blanc.

On pouvait cependant mettre toutes leurs fautes sur le compte d’une précipitation forcée ou d’un trouble qu’ils ne prévoyaient pas.

Les planchers brûlent les pieds, disait un policier célèbre, dans une maison où on vient de commettre un crime.

M. Lecoq, lui, paraissait indigné, exaspéré comme peut l’être un véritable artiste devant l’œuvre grossière, prétentieuse et ridicule de quelque écolier poseur.

– Voilà, grommelait-il, qui passe la permission. Canaille! canaille! ne l’est pas qui veut; canaille habile, surtout. Encore faut-il les qualités de l’emploi, mille diables! et tout le monde, Dieu merci! ne les a pas.

– M. Lecoq! M. Lecoq! murmurait le vieux juge de paix.

– Eh! monsieur, je ne dis rien que de juste. Quand on est candide à ce point, on devrait bien rester honnête, purement et simplement, c’est si facile!

Alors, perdant toute mesure, tant sa colère paraissait grande, il avala, d’un seul coup, cinq ou six carrés de pâtes assorties.

– Voyons, voyons, poursuivait le père Plantat, de ce ton paternellement grondeur qu’on prend pour apaiser un enfant qui crie, ne nous fâchons pas. Ces gens-ci ont manqué d’adresse, c’est incontestable, mais songeons qu’ils ne pouvaient, dans leurs calculs, faire entrer en ligne de compte l’habileté d’un homme tel que vous.

M. Lecoq qui a la vanité de tous les acteurs, fut sensible au compliment et dissimula assez mal une grimace de satisfaction.

– Soyons donc indulgent, continuait le père Plantat. D’ailleurs – il fit une pause pour donner plus de valeur à ce qu’il allait dire -, d’ailleurs vous n’avez pas encore tout vu.

On ne sait jamais quand M. Lecoq joue la comédie. Comment le saurait-on, il ne le sait pas toujours lui-même. Ce grand artiste, passionné pour son art, s’est exercé à feindre tous les mouvements de l’âme, de même qu’il s’est habitué à porter tous les costumes; et telle a été la conscience de ses études, qu’arrivé à une perfection désolante pour la vérité, peut-être, à cette heure, n’a-t-il pas plus de sentiment que de physionomie qui lui soient propres. Il tempêtait bien fort contre les malfaiteurs, il gesticulait, mais il ne cessait d’observer sournoisement le père Plantat, et ces derniers mots lui firent dresser l’oreille.

– Voyons donc le reste, dit-il.

Et tout en suivant au jardin le vieux juge de paix, il adressait au portrait de la bonbonnière la confidence de son déplaisir et de son désappointement.

«Peste soit, lui disait-il, peste soit du vieux cachottier. Nous ne tirerons rien par surprise de cet entêté. Il nous donnera le mot de son rébus quand nous l’aurons deviné, pas avant. Il est aussi fort que nous, ma mignonne, il ne lui manque absolument qu’un peu de pratique. Cependant, vois-tu, pour qu’il ait trouvé ce qui nous échappe, il faut qu’il ait eu des indices antérieurs que nous ne connaissons pas.»

Au jardin, rien n’avait été dérangé.

– Tenez, M. Lecoq, disait le vieux juge de paix, en suivant une des allées en demi-cercle conduisant à la Seine, tenez, c’est ici, à cet endroit du gazon qu’on a trouvé une des pantoufles de ce pauvre comte; là-bas, un peu à droite de cette corbeille de géraniums, était son foulard.

Ils arrivèrent au bord de la rivière et relevèrent avec beaucoup de circonspection les planches qu’avait fait placer le maire pour laisser les empreintes intactes.

– Nous supposons, dit le père Plantat, que la comtesse ayant réussi à s’échapper, a pu fuir jusqu’ici, et que c’est ici qu’elle a été rejointe et frappée d’un dernier coup.

Était-ce là l’avis du vieux juge, ne faisait-il que traduire l’impression du matin? C’est ce que M. Lecoq ne put deviner.

– D’après nos calculs, monsieur, reprit-il, la comtesse n’a pas dû fuir. Elle a dû être apportée ici morte, ou la logique n’est pas la logique. Au surplus, examinons.

Il s’agenouilla alors, comme là-haut, dans la chambre du second étage, et plus scrupuleusement encore, il étudia successivement le sable de l’allée, l’eau stagnante et les touffes de plantes aquatiques.

Puis, remontant un peu, il prit une pierre qu’il lança, s’approchant aussitôt pour voir l’effet produit par la vase.

Il regagna ensuite le perron de l’habitation et revint sous les saules en traversant le gazon où étaient encore, très nettes et très visibles, les traces d’un fardeau traîné relevées le matin.

Sans le moindre égard pour son pantalon, il traversa la pelouse à quatre pattes interrogeant les moindres brins d’herbe, écartant les touffes épaisses pour mieux voir le sol, observant minutieusement la direction des petites tiges brisées.

Cette inspection terminée:

– Nos déductions s’affirment, dit-il, on a apporté la comtesse ici.

– En êtes-vous bien certain? demanda le père Plantat.

Il n’y avait pas à s’y tromper cette fois. Évidemment, sur ce point le vieux juge était indécis, et il demandait une autre opinion que la sienne, fixant ses hésitations.

– Il n’y a pas d’erreur possible, répondit l’agent de la Sûreté.

Et, souriant finement, il ajouta:

– Seulement, comme deux avis valent mieux qu’un, je vous demanderai, monsieur le juge, de m’écouter, vous me direz ce que vous pensez après.

Dans ses perquisitions, M. Lecoq avait trouvé à terre une petite baguette flexible, et tout en parlant, il s’en servait pour indiquer les objets à la façon des saltimbanques qui montrent sur les tableaux de leurs baraques la représentation des merveilles qu’on voit à l’intérieur.

– Non, disait-il, non, monsieur le juge de paix, madame de Trémorel n’a pas fui. Frappée ici, elle serait tombée avec une certaine violence; son poids, par conséquent, eût fait jaillir de l’eau assez loin, et non seulement de l’eau, mais encore de la vase, et nous retrouverions certainement quelques éclaboussures.

– Mais, ne pensez-vous pas que depuis ce matin, le soleil…

– Le soleil, monsieur, aurait absorbé l’eau, mais la tache de boue sèche serait restée, or, j’ai beau regarder, un à un pour ainsi dire, tous les cailloux de l’allée, je n’ai rien trouvé. On pourrait m’objecter que c’est de droite et de gauche que l’eau et la vase ont jailli. Moi, je réponds: examinez ces touffes de glaïeuls, ces feuilles de nénuphar, ces tiges de jonc; sur toutes ces plantes vous trouvez une couche de poussière, très légère, je le sais, mais enfin de la poussière. Apercevez-vous la trace d’une seule goutte d’eau? Non. C’est qu’il n’y a point eu jaillissement, par conséquent pas de chute violente, c’est donc que la comtesse n’a pas été tuée ici, c’est donc qu’on a apporté son cadavre et qu’on l’a déposé doucement où vous l’avez retrouvé.

Le père Plantat ne paraissait pas encore absolument convaincu.

– Mais ces traces de lutte, sur le sable, là, dit-il.

M. Lecoq eut un joli geste de protestation.

– Monsieur le juge de paix daigne sans doute plaisanter, répondit-il, ces marques-là ne tromperaient pas un lycéen.

– Il me semble cependant…

– Il n’y a pas à s’y tromper, monsieur. Que le sable ait été remué, fouillé, c’est positif. Mais toutes ces traînées qui mettent à nu le sol que recouvrait le sable, ont été faites par le même pied, cela vous ne le croyez peut-être pas – et de plus, faites uniquement avec le bout du pied – et cela vous pouvez le remarquer.

– Oui, cela, en effet, je le reconnais.

– Eh bien! monsieur, quand il y a eu lutte sur un terrain favorable aux investigations, comme celui-ci, on relève deux sortes de vestiges fort distincts: ceux de l’assaillant et ceux de la victime. L’assaillant, qui se précipite en avant, s’appuie nécessairement sur la partie antérieure du pied et l’imprime sur la terre. La victime, au contraire, qui se débat, qui cherche à se débarrasser d’une étreinte fatale, fait son effort en arrière, s’arc-boute sur les talons, et moule par conséquent les talons dans le sol. Si les adversaires sont de force égale, on trouve en nombre à peu près égal les empreintes de bouts de pieds et de talons, selon les hasards de la lutte. Ici, que trouvons-nous?…

Le père Plantat interrompit l’agent de la Sûreté.

– Assez, monsieur, lui dit-il, assez, l’homme le plus incrédule serait maintenant convaincu.

Et après un instant de méditations, répondant à sa pensée intime, il ajouta:

– Non, il n’y a plus, il ne peut plus y avoir d’objection.

M. Lecoq, de son côté, pensa que sa démonstration valait bien une récompense, et triomphalement il avala un carré de réglisse.

– Je n’ai cependant pas encore fini, reprit-il. Nous disons donc que la comtesse n’a pu être achevée ici. J’ajouterai: elle n’y a pas été portée, mais traînée. La constatation est aisée. Il n’est que deux façons de traîner un cadavre. Par les épaules, et alors les deux pieds traînant à terre laissent deux sillons parallèles. Par les jambes, et alors la tête portant sur le sol laisse une empreinte unique et assez large.

Le père Plantat approuva d’un mouvement de tête.

– En examinant le gazon, poursuivit l’agent de la Sûreté, j’ai relevé les sillons parallèles des pieds, mais l’herbe était foulée sur un espace assez large. Pourquoi? C’est que ce n’est pas le cadavre d’un homme qui a été traîné à travers la pelouse, mais bien celui d’une femme tout habillée et dont les jupons étaient assez lourds, celui de la comtesse enfin, et non celui du comte.

M. Lecoq s’interrompit, attendant un éloge, une question, un mot.

Mais le vieux juge de paix n’avait plus l’air de l’écouter et paraissait plongé dans les calculs les plus abstraits.

La nuit tombait, un brouillard léger comme la fumée d’un feu de paille se balançait au-dessus de la Seine.

– Il faut rentrer, dit tout à coup le père Plantat, aller voir où le docteur en est de l’autopsie.

Et lentement, l’agent de police et lui regagnèrent la maison.

Sur le perron, se tenait le juge d’instruction qui s’apprêtait à aller à leur rencontre. Il tenait sous son bras sa grande serviette de chagrin violet, timbrée à ses initiales, et avait repris son léger pardessus d’Orléans noir.

Il avait l’air satisfait.

– Je vais vous laisser le maître, monsieur le juge de paix, dit-il au père Plantat, il est indispensable, si je veux voir ce soir monsieur le procureur impérial, que je parte à l’instant. Déjà, ce matin, lorsque vous m’avez envoyé chercher, il était absent.

Le père Plantat s’inclina.

– Je vous serai fort obligé, continua M. Domini, de surveiller la fin de l’opération. Le docteur Gendron n’en a plus, vient-il de me dire, que pour quelques minutes, et j’aurai ses notes demain matin. Je compte sur votre bonne obligeance, pour mettre les scellés partout où besoin est, et aussi pour constituer des gardiens. Je me propose d’envoyer un architecte relever le plan exact de la maison et du jardin.

– Puis, remarqua le vieux juge de paix, il faudra, sans doute un supplément d’instruction?

– Je ne le pense pas, fit le juge d’instruction, d’un ton de certitude.

Puis s’adressant à M. Lecoq.

– Eh bien, monsieur l’agent, demanda-t-il, avez-vous fait quelque découverte nouvelle?

– J’ai relevé plusieurs faits importants, répondit M. Lecoq, mais je ne puis me prononcer avant d’avoir encore vu là-haut au jour. Je demanderai donc à monsieur le juge d’instruction la permission de ne lui présenter mon rapport que demain, dans l’après-midi. Je crois pouvoir répondre, d’ailleurs, que si embrouillée que soit cette affaire…

M. Domini ne le laissa pas achever.

– Mais, interrompit-il, je ne vois rien d’embrouillé dans cette affaire; tout me paraît, au contraire, fort clair.

– Cependant, objecta M. Lecoq, je pensais…

– Je regrette vraiment, poursuivit le juge d’instruction, qu’on vous ait appelé avec trop de précipitation et sans grande nécessité. J’ai maintenant, contre les deux hommes que j’ai fait arrêter, les charges les plus concluantes.

Le père Plantat et M. Lecoq échangèrent un long regard, trahissant leur surprise profonde.

– Quoi! ne put s’empêcher de dire le vieux juge de paix, vous auriez, monsieur, recueilli des indices nouveaux!

– Mieux que des indices, je crois, répondit M. Domini avec un plissement de lèvres de fâcheux augure; La Ripaille, que j’ai interrogé une seconde fois, commence à se troubler. Il a perdu tout à fait son arrogance. J’ai réussi à le faire se couper à plusieurs reprises et il a fini par m’avouer qu’il a vu les assassins.

– Les assassins! exclama le père Plantat, il a dit les assassins?

– Il a vu au moins l’un d’entre eux. Il persiste me jurer qu’il ne l’a pas reconnu. Voilà où nous en sommes. Mais les ténèbres de la prison ont des terreurs salutaires. Demain, après une nuit d’insomnie, mon homme, j’en suis persuadé, sera bien autrement explicite.

– Mais Guespin, interrogea anxieusement le vieux juge, avez-vous de nouveau questionné Guespin.

– Oh! fit M. Domini, pour ce qui est de celui-là, tout est dit.

– Il a avoué? demanda M. Lecoq stupéfié.

Le juge d’instruction se tourna à demi vers l’homme de la police, comme s’il eût trouvé mauvais qu’il osât le questionner.

– Guespin n’a rien avoué, répondit-il néanmoins, mais sa cause n’en est pas meilleure. Nos bateliers sont revenus. Ils n’ont pas encore retrouvé le cadavre de M. de Trémorel qu’ils supposent avoir été entraîné par le courant. Mais, ils ont repêché d’abord au bout du parc, dans les roseaux, l’autre pantoufle du comte; puis, au milieu de la Seine, sous le pont, remarquez bien ce détail, sous le pont, une veste de drap grossier qui porte encore des traces de sang.

– Et cette veste est à Guespin? demandèrent ensemble le vieux juge de paix et l’agent de la Sûreté.

– Précisément. Elle a été reconnue par tous les gens du château et Guespin a avoué sans difficulté qu’elle lui appartient. Mais ce n’est pas tout…

M. Domini s’arrêta comme pour reprendre haleine, en réalité pour faire languir un peu le père Plantat. Par suite de leurs divergences d’opinions, il avait cru reconnaître en lui une certaine hostilité sourde, et – la faiblesse humaine ne perdant jamais ses droits – il n’était pas fâché de triompher un peu.

– Ce n’est pas tout, poursuivit-il; cette veste avait à la poche droite une large déchirure et un morceau de l’étoffe avait été arraché. Ce lambeau de la veste de Guespin, savez-vous ce qu’il était devenu?…

– Ah! murmura le père Plantat, c’est lui que nous avons retrouvé dans la main de la comtesse.

– Vous l’avez dit, monsieur le juge de paix. Que pensez-vous, je vous prie, de cette preuve de culpabilité du prévenu?

Le père Plantat semblait consterné; les bras lui tombaient.

Quant à M. Lecoq qui, devant le juge d’instruction, avait repris sévèrement son attitude de mercier retiré, il fut à ce point surpris qu’il faillit s’étrangler avec un morceau de pâte.

– Mille diables! disait-il, tout en toussant, réparation d’honneur, voilà qui est fort.

Il eut un sourire niais, et ajouta, plus bas et pour le seul père Plantat:

– Très fort! quoique du même tonneau et prévu par nos calculs. La comtesse tenait entre ses doigts crispés un lambeau de drap, donc il a dû être placé là intentionnellement par les meurtriers.

M. Domini n’avait pas relevé l’exclamation, il n’entendit pas la réflexion de M. Lecoq. Il tendit la main au père Plantat et lui donna rendez-vous pour le lendemain, au palais.

Puis il sortit, emmenant son greffier.

Guespin et le vieux La Ripaille, les menottes aux mains, avaient été quelques minutes plus tôt dirigés sur la prison de Corbeil, sous la conduite des gendarmes d’Orcival.

8

Dans la salle de billard du château de Valfeuillu, le docteur Gendron venait d’achever sa funèbre besogne.

Il avait retiré son vaste habit noir à larges manches, à basques immenses, à boutonnière ornée du ruban rouge de la Légion d’honneur, véritable habit de savant, et il avait retroussé, bien au-dessus du coude, les manches de sa chemise de forte toile.

Près de lui, sur une petite table destinée à recevoir les rafraîchissements, étaient épars les instruments dont il s’était servi, des bistouris et plusieurs sondes d’argent.

Il avait dû, pour les investigations, dépouiller le cadavre, et il l’avait ensuite recouvert d’un grand drap blanc qui dessinait vaguement les formes du corps et dépassait, d’un côté, les bandes du billard.

La nuit était venue et une grosse lampe, à globe de cristal dépoli, éclairait cette scène sinistre.

Penché au-dessus d’un immense seau d’eau, le docteur finissait de se laver les mains, lorsque entrèrent le vieux juge de paix et l’agent de la Sûreté. Au bruit de la porte, M. Gendron se redressa vivement:

– Ah! c’est vous, Plantat, dit-il – d’une voix dont l’altération était parfaitement sensible -, où est M. Domini?

– Parti.

Le docteur ne prit pas la peine de réprimer un mouvement de vive impatience.

– Il faut pourtant que je lui parle, dit-il, c’est indispensable et le plus tôt sera le mieux. Car enfin, je me trompe peut-être, je puis me tromper…

M. Lecoq et le père Plantat s’étaient approchés, refermant la porte qu’assiégeaient les domestiques du château. Entrés dans le cercle de la lumière de la lampe, ils purent voir combien étaient bouleversés les traits si régulièrement calmes de M. Gendron.

Il était pâle, plus pâle que la morte qui gisait là sous ce grand drap.

L’altération des traits et de la voix du docteur ne pouvait être causée par la tâche qu’il venait de remplir. Certes, elle était pénible, mais M. Gendron est un de ces vieux praticiens qui ont tâté le pouls à toutes les misères humaines, dont le dégoût s’est blasé aux plus hideux spectacles, qui en ont vu bien d’autres enfin.

Il fallait qu’il eût découvert quelque chose d’extraordinaire.

– Je vais, mon cher docteur, lui dit le père Plantat, vous adresser la question que vous m’adressiez, il y a quelques heures: Vous trouveriez-vous indisposé, êtes-vous souffrant?

M. Gendron secoua tristement la tête, et répondit avec une intention calculée et parfaitement notée:

– Je vous répondrai, mon ami, précisément ce que vous m’avez répondu: Je vous remercie, ce n’est rien, je vais déjà mieux.

Alors, ces deux observateurs, également profonds, détournèrent la tête, comme si, redoutant d’échanger leurs pensées, ils se fussent défiés de l’éloquence de leurs regards.

M. Lecoq s’avança.

– Je crois savoir, dit-il, les raisons de l’émotion de M. le docteur. Il vient de découvrir que Mme de Trémorel a été tuée d’un seul coup, et que plus tard les assassins se sont acharnés sur un cadavre déjà presque froid.

Les yeux du docteur eurent, en s’arrêtant sur l’agent de la Sûreté, une expression d’immense stupeur.

– Comment avez-vous pu deviner cela? demanda-t-il.

– Oh! je n’ai pas deviné seul, répondit modestement M. Lecoq. Je dois partager avec monsieur le juge de paix l’honneur du système qui nous a amenés à prévoir ce fait.

M. Gendron se frappa le front.

– En effet, s’écria-t-il, je me rappelle maintenant votre recommandation; dans mon trouble, qui a été grand, il faut bien que je le confesse, je l’avais totalement oubliée.

M. Lecoq crut devoir s’incliner.

– Eh bien reprit le médecin, vos prévisions se trouvent réalisées. Entre le premier coup de poignard qui a donné la mort et les autres, il ne s’est peut-être pas écoulé tout le temps que vous supposez, mais je suis persuadé que Mme de Trémorel avait cessé de vivre depuis près de trois heures, lorsqu’on l’a frappée de nouveau.

M. Gendron s’était approché du billard et lentement il avait relevé le drap mortuaire, découvrant ainsi la tête et une partie du buste du cadavre.

– Éclairez-nous donc, Plantat, demanda-t-il.

Le vieux juge de paix obéit. Il prit la lampe et passa de l’autre côté du billard. Sa main tremblait si fort que le globe et le verre s’entrechoquaient. La lumière vacillante promenait sur les murs des ombres sinistres.

Cependant le visage de la comtesse avait été lavé soigneusement, les plaques de sang et de vase avaient été enlevées. La marque des coups était ainsi plus visible, mais on retrouvait sur cette figure livide les traces de sa beauté.

M. Lecoq se tenait en haut du billard, se penchant pour examiner de plus près.

– Mme de Trémorel, disait le docteur Gendron, a reçu dix-huit coups de poignard. De toutes ces blessures, une seule est mortelle, c’est celle dont la direction est presque verticale; tenez, là, un peu au-dessous de l’épaule.

En même temps, il montrait la plaie béante, et sur son bras gauche il soutenait le cadavre dont les admirables cheveux blonds s’éparpillaient sur lui.

Les yeux de la comtesse avaient conservé une expression effrayante. Il semblait que de sa bouche entrouverte ce cri allait s’échapper: «À moi! au secours!»

Le père Plantat, l’homme au cœur de pierre, détournait la tête, et le docteur, devenu maître de son émotion première, continuait de cette voix un peu emphatique des professeurs à l’amphithéâtre.

– La lame du couteau devait être large de trois centimètres et longue de vingt-cinq au moins. Toutes les autres blessures, au bras, à la poitrine, aux épaules, sont légères relativement. On doit les supposer postérieures de deux heures au moins à celle qui a déterminé la mort.

– Bien! fit M. Lecoq.

– Remarquez, reprit vivement le docteur, que je n’émets pas une certitude; j’indique simplement une probabilité. Les phénomènes sur lesquels se base ma conviction personnelle, sont trop fugitifs, trop insaisissables de leur nature, trop discutés encore pour que je puisse rien assurer.

Cet exposé du docteur parut contrarier vivement M. Lecoq.

– Cependant, dit-il, du moment où…

– Ce que je puis affirmer, interrompit M. Gendron, ce que sans scrupules j’affirmerais devant un tribunal, sous la foi du serment, c’est que toutes les plaies contuses de la tête, à l’exception d’une seule, ont été faites bien après la mort. Pas de doutes, pas de discussion possibles. Voici, au-dessus de l’œil, le coup donné pendant la vie. Comme vous le voyez, l’infiltration du sang dans les mailles des tissus a été considérable, la tumeur est énorme, très noire au centre et plombée. Les autres contusions ont si peu ce caractère que même ici, où le choc a été assez violent pour fracturer l’os temporal, il n’y a aucune trace d’ecchymose.

– Il me semble, monsieur le docteur, insinua M. Lecoq, que de ce fait acquis et prouvé, que la comtesse a été, après sa mort, frappée par un instrument contondant, on peut conclure que c’est également lorsqu’elle avait cessé de vivre qu’elle a été hachée de coups de couteau.

M. Gendron réfléchit un moment.

– Il se peut, monsieur l’agent, dit-il enfin, que vous ayez raison, et pour ma part j’en suis persuadé. Pourtant, les conclusions de mon rapport ne seront pas les vôtres. La médecine légale ne doit se prononcer que sur des faits patents, démontrés, indiscutables. Si elle a un doute, le moindre, le plus léger, elle doit se taire. Je dirai plus: s’il y a incertitude, mon avis est que l’accusé doit en recueillir le bénéfice et non l’accusation.

Ce n’était, certes, pas là l’opinion de l’agent de la Sûreté, mais il se garda bien d’en rien dire.

C’est avec une attention passionnée qu’il avait suivi le docteur Gendron, et la contraction de sa physionomie disait l’effort de son intelligence.

– Il me paraît possible maintenant, dit-il, de déterminer où et comment la comtesse a été frappée.

Le docteur avait recouvert le cadavre et le père Plantat avait replacé la lampe sur la petite table.

Ils engagèrent tous deux M. Lecoq à s’expliquer.

– Eh bien! reprit l’homme de la police, la direction de la blessure de Mme de Trémorel me prouve qu’elle était dans sa chambre, prenant le thé, assise et le corps un peu incliné en avant, lorsqu’elle a été assassinée. L’assassin est arrivé par-derrière, le bras levé, il a bien choisi sa place et a frappé avec une force terrible. Telle a été la violence du coup, que la victime est tombée en avant, et que dans la chute, son front rencontrant l’angle de la table, elle s’est fait la seule blessure ecchymosée que nous ayons remarquée à la tête.

M. Gendron examinait alternativement M. Lecoq et le père Plantat, qui échangeaient des regards au moins singuliers. Peut-être se doutait-il du jeu qu’ils jouaient.

– Évidemment, dit-il, le crime doit avoir eu lieu comme l’explique monsieur l’agent.

Il y eut un autre silence si embarrassant que le père Plantat jugea convenable de l’interrompre. Le mutisme obstiné de M. Lecoq le taquinait.

– Avez-vous vu, lui demanda-t-il, tout ce que vous aviez à voir!

– Pour aujourd’hui, oui, monsieur Pour les quelques perquisitions qui me seraient encore utiles, j’ai besoin de la lumière du jour. Il me paraît d’ailleurs que, sauf un détail qui m’inquiète, je tiens complètement l’affaire.

– Il faut alors être ici demain de bon matin.

– J’y serai, monsieur, à l’heure qu’il vous plaira.

– Vos explorations terminées, nous nous rendrons ensemble à Corbeil, chez monsieur le juge d’instruction.

– Je suis aux ordres de monsieur le juge de paix.

Le silence recommença.

Le père Plantat se sentait deviné et il ne comprenait rien au singulier caprice de l’agent de la Sûreté qui, si prompt quelques heures plus tôt, se taisait maintenant.

M. Lecoq, lui, ravi de taquiner un peu le juge de paix, se proposait de l’étonner prodigieusement le lendemain en lui présentant un rapport qui serait le fidèle exposé de toutes ses idées. En attendant, il avait tiré sa bonbonnière et confiait mille choses au portrait.

– Puisqu’il en est ainsi, fit le docteur, il ne nous reste plus, ce me semble, qu’à nous retirer.

– J’allais demander la permission de le faire, dit M. Lecoq; je suis à jeun depuis ce matin.

Le père Plantat prit un grand parti:

– Regagnez-vous Paris ce soir, M. Lecoq? demanda-t-il brusquement.

– Non, monsieur, je suis arrivé ici ce matin avec l’intention d’y coucher. J’ai même apporté mon sac de nuit, qu’avant de venir au château j’ai déposé à cette petite auberge qui est au bord de la route et qui a un grenadier peint sur sa devanture. C’est là que je me propose de souper et de coucher.

– Vous serez fort mal au Grenadier fidèle, fit le vieux juge de paix, vous ferez acte de prudence en venant dîner avec moi.

– Monsieur le juge de paix est vraiment trop bon…

– De plus, comme nous avons à causer et peut-être, longuement, je vous offre une chambre; nous allons prendre votre sac de nuit en passant.

M. Lecoq s’inclina, la bouche en cœur, à la fois flatté et reconnaissant de l’invitation.

– Et vous aussi, docteur, continua le père Plantat, bon gré mal gré je vous enlève. Ah! ne dites pas non. Si vous tenez absolument à rentrer à Corbeil ce soir, nous vous reconduirons après souper.

Restaient les scellés à poser.

L’opération fut promptement terminée. Des bandes étroites de parchemin, retenues par de larges cachets de cire, aux armes de la justice de paix, furent placées à toutes les portes du premier étage, à la porte de la chambre à la hache, et aussi aux battants d’une armoire où toutes les pièces de conviction, recueillies par l’enquête et minutieusement décrites dans les procès-verbaux, avaient été déposées.

9

Malgré toute la hâte imaginable, il n’était pas loin de dix heures quand le père Plantat et les invités purent enfin quitter le château de Valfeuillu.

Au lieu de prendre le chemin du matin, ils s’engagèrent dans un petit sentier en pente qui, longeant les propriétés de Mme de Lanascol, conduit en diagonale au pont de fil de fer.

C’était le plus court pour gagner l’auberge où M. Lecoq avait déposé son léger bagage.

Tout en marchant, le vieux juge de paix, un peu distrait des préoccupations de l’enquête, s’inquiétait de M. Courtois, son ami.

– Quel malheur a pu le frapper? disait-il au docteur Gendron. Grâce à la niaiserie méchante de l’affreux drôle qui le sert, nous n’avons rien su absolument. Et c’est au reçu de la lettre de sa fille aînée, Mlle Laurence, qu’on l’a envoyé chercher!

On était arrivé devant le Grenadier.

Sur la porte de l’auberge, le dos appuyé contre les montants, les jambes croisées, un grand gaillard taillé en hercule, haut en couleur, fumait une longue pipe de terre, tout en causant avec un homme de peine du chemin de fer, venu d’Évry tout exprès pour savoir. C’était l’aubergiste.

Dès qu’il aperçut le père Plantat:

– Eh! bien, monsieur le juge de paix, s’écria-t-il, voilà un malheur! Entrez, entrez, il y a dans la salle plusieurs personnes qui ont vu les assassins. Quel gredin que ce La Ripaille! Et ce Guespin, donc! Ah! je ferai volontiers le voyage de Corbeil le matin où on dressera leur échafaud.

– Un peu de charité, maître Lenfant, vous oubliez trop vite que Guespin et La Ripaille étaient de vos meilleures pratiques.

Maître Lenfant resta quelque peu interdit de la réplique, mais son impudence reprit vite le dessus.

– Belles pratiques! répondit-il, ce filou de Guespin m’emporte trente-huit francs que je ne reverrai jamais.

– Qui sait!… fit ironiquement le juge de paix, et d’ailleurs, ce soir, vous allez gagner plus que cette somme, vous avez autant de monde qu’à la fête d’Orcival…

Pendant cette courte conversation, M. Lecoq était entré dans l’auberge pour reprendre son sac de nuit.

Sa qualité n’étant plus un secret pour personne, il ne reçut pas l’aimable accueil du matin, alors qu’on le prenait pour un bonnetier retiré.

C’est à peine si Mme Lenfant, une maîtresse femme qui n’a pas besoin de son mari pour fourrer les ivrognes qui n’ont plus d’argent à la porte, daigna lui répondre. Quand il demanda combien il devait, elle eut un geste de mépris en disant: «Rien.»

Dès qu’il sortit de l’auberge, son sac de nuit à la main:

– Marchons vite, maintenant, fit le père Plantat, d’autant que je tiens à passer prendre des nouvelles de notre pauvre maire.

Les trois hommes hâtèrent le pas et le vieux juge de paix, agité de pressentiments funestes, cherchant à combattre ses inquiétudes, poursuivait:

– S’il était survenu chez Courtois un événement grave, certainement je serais prévenu à cette heure. Peut-être Laurence a-t-elle écrit simplement qu’elle est malade ou même un peu indisposée. Mme Courtois, qui est bien la meilleure des femmes qui soient au monde, se monte la tête pour un rien, elle aura voulu envoyer son mari chercher leur fille immédiatement. Ce sera, vous le verrez, quelque fausse alerte.

Non. Il était arrivé quelque catastrophe.

Devant la grille de l’habitation du maire, stationnaient une quinzaine de femmes du bourg. Au milieu du groupe, Baptiste, le valet qui fait ce qu’il veut, pérorait et gesticulait.

Mais à l’approche du redoutable juge de paix, les commères s’envolèrent comme une troupe de mouettes effarouchées. Elles l’avaient reconnu d’assez loin à la lueur d’un réverbère.

Car Orcival possède et étale orgueilleusement vingt réverbères, présent de M. Courtois, qu’on allume jusqu’à minuit les soirs où il n’y a pas de lune. Vingt réverbères à huile de pétrole achetés à la liquidation d’une ville qui, assez riche pour se payer des lumières plus éclatantes, venait d’adopter le gaz.

Les réverbères d’Orcival n’éclairent peut-être pas beaucoup, mais par les soirées d’hiver, quand il y a du brouillard surtout, l’huile de pétrole répand une abominable odeur.

L’arrivée inattendue du vieux juge de paix contraria sensiblement le tranquille Baptiste, interrompu par la fuite de ses auditeurs juste au milieu d’un superbe mouvement oratoire.

Comme cependant il a grand-peur du bonhomme, il dissimula sa contrariété sous son sourire, habituel.

– Ah! monsieur, s’écria-t-il, lorsque le père Plantat ne fut plus qu’à trois pas, ah! monsieur, quelle histoire! Je courais vous chercher…

– Ton maître a besoin de moi?

– C’est à n’y pas croire, poursuivit Baptiste. En sortant du Valfeuillu, ce soir, Monsieur se met à courir, si fort, mais si fort, que c’est à peine si je pouvais le suivre.

Baptiste s’interrompit pour lancer une réflexion qui lui venait.

– Monsieur n’a pas l’air leste, n’est-ce pas! Eh bien! il l’est, allez, et joliment, quoique gros!

Le père Plantat impatienté frappa du pied.

– Enfin, reprit le domestique, nous arrivons ici, bon! Monsieur se précipite comme un ouragan dans le salon où se trouvait Madame sanglotant comme une Madeleine. Il était si essoufflé qu’il pouvait à peine parler. Les yeux lui sortaient de la tête, et il disait comme ça: «Qu’y a-t-il? qu’y a-t-il?» Alors, Madame qui ne pouvait pas parler non plus, lui a tendu la lettre de Mademoiselle qu’elle tenait à la main.

Les trois auditeurs de Baptiste étaient comme sur des charbons ardents et le drôle qui s’en apercevait, égrenait de plus en plus lentement ses paroles.

– Voilà donc, continua-t-il, Monsieur qui prend la lettre et qui s’approche de la fenêtre pour y voir plus clair à lire. Oh! d’un coup d’œil il a eu tout lu. Pour lors – on voit tout de même des choses singulières – il a poussé un cri rauque, comme cela, tenez: «Oh!» puis il s’est mis à battre l’air de ses deux mains, comme un chien qui nage, puis il a fait deux tours sur lui-même et il est tombé, pouf! comme un sac, la face contre terre. C’était fini.

– Il est mort! s’écrièrent ensemble les trois hommes.

– Oh! non, messieurs, répondit Baptiste avec un aimable sourire, vous allez voir.

M. Lecoq est certainement patient, mais non autant qu’on le pourrait croire. Crispé par l’allure du récit, il posa à terre son sac de nuit et, saisissant le bras de Baptiste de la main droite, pendant que de la gauche il faisait siffler un petit jonc très flexible, à assommoir de vermeil, qui ne le quitte jamais:

– Mon garçon, fit-il, je t’engage, là, sérieusement à dépêcher…

Il ne dit que cela. Et le domestique, qu’on ne gronde jamais eut une peur terrible de ce petit homme blond, à voix singulière, à poigne plus dure qu’un étau.

Il reprit donc très vite cette fois, l’œil fixé sur le jonc de M. Lecoq:

– Monsieur venait d’avoir une attaque. Voilà la maison en l’air. Tout le monde perd la tête, sauf moi; l’idée d’un médecin me vient et je cours chercher quelqu’un, M. Gendron, que je savais au château, ou le docteur d’ici, ou le pharmacien, n’importe qui. Un bonheur. Juste au coin de la rue, je rencontre Robelot, le rebouteux. «Toi, lui dis-je, tu vas me suivre.» Il me suit, il écarte les autres qui soignaient Monsieur, et il le saigne aux deux bras. Un petit moment après, Monsieur a respiré, ensuite il a ouvert les yeux, enfin il a parlé. Maintenant, il est bien revenu, il est étendu sur un des canapés du salon, pleurant toutes les larmes de son corps. Il m’a dit qu’il voulait voir monsieur le juge de paix, et moi aussitôt…

– Et… mademoiselle Laurence?… demanda le père Plantat avec des larmes dans la voix.

Baptiste prit une pose tragique.

– Ah! messieurs, fit-il, ne m’en parlez pas… c’est navrant!

Le juge de paix et le docteur n’en écoutèrent pas davantage, ils entrèrent vivement.

Derrière eux venait M. Lecoq. Il avait confié son sac de nuit à Baptiste avec un: «Portez-moi ça chez le juge de paix, et leste», qui fit trembler le domestique qu’on ne gronde jamais et lui donna des jambes.

Le malheur, lorsqu’il entre dans une maison, semble la marquer dès le seuil de son empreinte fatale. Peut-être n’en est-il pas ainsi en réalité, mais c’est le sentiment qu’éprouvent invinciblement les personnes prévenues.

Pendant que le médecin et le père Plantat traversaient la cour, il leur semblait que cette maison si hospitalière, si gaie et si vivante la veille, présentait un aspect lugubre.

À l’étage supérieur, on voyait des lumières aller et venir. On s’occupait de la plus jeune des filles de M. Courtois, Mlle Lucile, qui avait été prise d’une affreuse attaque de nerfs.

Dans le vestibule, une fillette de quinze ans qui servait de femme de chambre à Mlle Laurence, était assise sur la première marche de l’escalier. Elle avait relevé son tablier sur sa tête, comme font à la campagne les femmes au désespoir, et pleurait à fendre l’âme.

Quelques domestiques étaient là, effarés, immobiles, ne sachant que faire, que devenir dans ce désarroi.

La porte du salon, mal éclairé par deux bougies, était toute grande ouverte. Dans un vaste fauteuil près de la cheminée, Mme Courtois était renversée plutôt qu’assise. Au fond, près des fenêtres donnant sur le jardin, M. Courtois gisait sur le canapé.

On lui avait retiré son paletot et pour aller plus vite, au moment où sa vie dépendait d’un coup de lancette, on avait déchiré et arraché les manches de sa chemise et de son gilet de flanelle. Des bandes de toile, comme on en ajuste après les saignées, entouraient ses deux bras nus.

Près de la porte, un petit homme vêtu comme les artisans aisés des environs de Paris, semblait fort embarrassé de sa contenance. C’était Robelot, le rebouteux, qu’on avait fait rester, crainte de quelque nouvel accident.

L’entrée du père Plantat tira M. Courtois de l’état de morne stupeur dans lequel il était plongé.

Il se leva, et c’est en chancelant qu’il vint se jeter, ou plutôt s’abattre entre les bras du vieux juge de paix.

D’une voix déchirante, il disait:

– Ah! mon ami, je suis bien malheureux! oui, bien malheureux.

C’était à ne plus reconnaître l’infortuné maire, tant il était changé.

Non, ce n’était plus là cet heureux du monde, au visage souriant, au regard sûr de soi, dont le maintien, comme un défi jeté à tous, disait bien haut et l’importance et la prospérité. En quelques heures, il avait vieilli de vingt ans.

Il était brisé, foudroyé, et sa pensée éperdue flottait à la dérive au milieu d’un océan d’amertumes.

Il ne savait que répéter comme un mot vide de sens:

– Malheureux! malheureux!

Le vieux juge de paix, cet homme si éprouvé, était bien l’ami qu’il fallait en ces crises terribles.

Il avait ramené M. Courtois jusqu’au canapé, et là, assis près de lui, tenant ses mains dans les siennes, il s’efforçait de calmer cette douleur sans bornes.

Il rappelait à ce père infortuné, que sa femme, la compagne de sa vie, lui restait, pour pleurer avec lui la pauvre morte. N’avait-il pas une autre fille à aimer, et à laquelle il se devait!

Mais cet homme malheureux était hors d’état de rien entendre.

– Ah! mon ami, gémissait-il, vous ne savez pas tout. Si elle était morte ici, au milieu de nous, entourée de nos soins, réchauffée jusqu’à son dernier soupir par notre tendresse, mon désespoir serait infini et cependant bien faible en comparaison de celui qui me tue. Si vous saviez, si vous saviez…

Le père Plantat s’était levé, comme s’il eût été épouvanté de ce qu’il allait entendre.

– Mais qui pourrait dire, poursuivait le maire, où et comment elle est morte! Ô ma Laurence, il ne s’est donc trouvé personne pour entendre le râle de ton agonie et te sauver! Qu’es-tu devenue, toi si jeune, si heureuse!

Il se redressa effrayant de désespoir et s’écria:

– Partons, Plantat, venez, allons voir à la Morgue!

Puis il se laissa retomber murmurant le mot sinistre:

– La Morgue.

Tous les témoins de cette scène déchirante restaient immobiles et muets, glacés, retenant leur souffle.

Seuls, les gémissements étouffés de Mme Courtois et les sanglots de la petite servante dans le vestibule, troublaient le silence.

– Vous savez que je suis votre ami, murmurait le père Plantat; oui, votre meilleur ami; parlez, confiez-vous à moi, dites-moi tout.

– Eh bien donc!… commença M. Courtois, sachez…

Mais les larmes l’étouffant il ne put continuer Alors tendant au père Plantat une lettre froissée et mouillée de pleurs, il lui dit:

– Tenez, lisez… c’est sa dernière lettre.

Le père Plantat s’approcha de la table où étaient les bougies, et non sans peine, car l’écriture était effacée en plusieurs endroits, il lut:

«Chers parents aimés,

Pardonnez, pardonnez, je vous en conjure, à votre malheureuse fille la douleur dont elle va vous accabler.

Hélas! j’ai été bien coupable, mais que le châtiment est terrible, ô mon Dieu!

En un jour d’égarement, entraînée par une passion fatale, j’ai tout oublié, l’exemple et les conseils de ma bonne et sainte mère, les devoirs les plus sacrés et votre tendresse.

Je n’ai pas su, non, je n’ai pas su résister à celui qui pleurait à mes genoux en me jurant un amour éternel et qui maintenant m’abandonne.

Maintenant, c’est fini, je suis perdue, déshonorée. Je suis enceinte et il me devient impossible de cacher plus longtemps l’horrible faute.

Ô chers parents, ne me maudissez pas. Je suis votre fille, je ne saurais courber le front sous les mépris, je ne survivrai pas à mon honneur.

Quand cette lettre vous sera remise, j’aurai cessé d’exister. J’aurai quitté la maison de ma tante, et je serai allée loin, bien loin, où nul ne pourra me reconnaître. Là, je saurai finir mes misères et mon désespoir.

Adieu donc, ô mes parents aimés, adieu! Que ne puis-je, une dernière fois, vous demander pardon à genoux.

Ma mère chérie, mon bon père, ayez pitié d’une malheureuse égarée, pardonnez-moi, oubliez-moi. Que Lucile, ma sœur, ne sache jamais…

Encore adieu, j’ai du courage, l’honneur commande.

À vous, la dernière prière et la suprême pensée de votre pauvre Laurence…»

De grosses larmes roulaient silencieuses le long des joues du vieux juge de paix pendant qu’il déchiffrait cette lettre désespérée.

Une rage froide, muette, terrible, pour qui le connaissait, crispait les muscles de son visage.

Quand il eut achevé, il prononça, d’une voix rauque, ce seul mot:

– Misérable!

M. Courtois entendit cette exclamation.

– Ah! oui, misérable, s’écria-t-il, misérable, ce vil séducteur qui s’est glissé dans l’ombre pour me ravir mon plus cher trésor, ma fille bien aimée. Hélas! elle ne savait rien de la vie. Il a murmuré à son oreille de ces paroles d’amour qui font battre le cœur de toutes les jeunes filles, elle a eu foi en lui, et maintenant, il l’abandonne. Oh si je le connaissais, si je savais…

Il s’interrompit brusquement.

Une lueur de raison venait d’illuminer l’abîme de désespoir où il était tombé.

– Non, dit-il, on n’abandonne pas ainsi une belle et noble jeune fille, lorsque dans son tablier elle porte une dot d’un million on ne l’abandonne pas, du moins, sans y être contraint. L’amour passe, la cupidité reste. L’infâme suborneur n’était pas libre, il était marié. Le misérable n’est et ne peut être que le comte de Trémorel. C’est lui qui a tué ma fille!…

Le silence qui persista plus lugubre, lui prouva que sa pensée était celle de tous ceux qui l’entouraient.

– J’étais donc, s’écria-t-il, frappé d’aveuglement. Car je le recevais chez moi, cet homme, je lui tendais une main loyale, je l’appelais mon ami. Oh! n’est-ce pas, j’ai droit à une vengeance éclatante.

Mais le souvenir du crime de Valfeuillu lui revint, et c’est avec un profond découragement qu’il reprit:

– Et ne pouvoir même se venger! Je ne pourrai pas le tuer de mes mains, le voir souffrir durant des heures, l’entendre demander grâce! Il est mort. Il est tombé sous les coups d’assassins moins vils que lui.

Vainement le docteur et le père Plantat s’efforçaient de calmer le malheureux maire, il continuait, s’exaltant au bruit de ses propres paroles:

– Ô Laurence, ô ma chérie, pourquoi as-tu manqué de confiance. Tu as craint ma colère, comme si jamais un père pouvait cesser d’aimer sa fille. Perdue, dégradée, tombée au rang des plus viles créatures, je t’aimerais encore. N’es-tu pas à moi, n’es-tu pas moi? Hélas! c’est que tu ne savais pas ce qu’est le cœur d’un père. Un père ne pardonne pas, il oublie. Va, tu pouvais être heureuse encore. Ton enfant! Eh bien! il aurait été le mien. Il aurait grandi entre nous, et j’aurais reporté sur lui ma tendresse pour toi. Ton enfant, ne serait-ce pas moi encore. Le soir, au coin du feu, je l’aurais pris, sur mes genoux comme je te prenais lorsque tu étais toute petite.

Il pleurait, l’attendrissement lui venait. Mille souvenirs de ce temps où Laurence enfant jouait sur le tapis près de lui, se représentaient à sa pensée. Il lui semblait que c’était hier.

– Ô ma fille, disait-il encore, est-ce le monde qui te faisait peur, le monde méchant, hypocrite et railleur? Mais nous serions partis. J’aurais quitté Orcival, donné ma démission de maire. Nous serions allés nous établir bien loin, à l’autre bout de la France, en Allemagne, en Italie. Avec de l’argent tout est possible. Tout… non. J’ai des millions et ma fille s’est suicidée.

Il cacha son visage entre ses mains, les sanglots l’étouffaient.

– Et ne savoir ce qu’elle est devenue, reprit-il. N’est-ce pas affreux. Quelle mort aura-t-elle choisie! ô ma fille, toi, si belle! Vous souvenez-vous, docteur et vous Plantat, de ses beaux cheveux bouclés autour de son front si pur, de ses grands yeux tremblants, de ses longs cils recourbés. Son sourire, voyez-vous, c’était le rayon de soleil de ma vie. J’aimais tant sa voix, et sa bouche, sa bouche si fraîche qui me donnait sur les joues de bons gros baisers sonores. Morte! perdue! Et ne savoir ce qu’est devenu ce corps souple et charmant. Se dire qu’il gît peut-être abandonné dans les vases de quelque rivière. Rappelez-vous le cadavre de la comtesse de Trémorel, ce matin. C’est là ce qui me tue. Ô mon Dieu! ma fille; que je la revoie une heure, une minute, que je puisse déposer sur ses lèvres froides un dernier baiser.

Était-ce là le même homme, qui, tout à l’heure, du haut du perron de Valfeuillu débitait ses phrases banales aux badauds de la commune.

Oui. Mais la passion est le niveau égalitaire qui efface toutes les distinctions de l’esprit et de l’intelligence.

Le désespoir de l’homme de génie ne s’exprime pas autrement que le désespoir d’un imbécile.

Depuis un moment déjà, M. Lecoq faisait les plus sincères efforts pour empêcher de tomber une larme chaude qui roulait dans ses yeux. M. Lecoq est stoïque par principes et par profession.

Sur ces paroles désolées, sur ce vœu d’un père au désespoir, il n’y tint plus.

Oubliant qu’on allait s’apercevoir de son émotion, il sortit de l’ombre où il s’était tenu, et s’adressant à M. Courtois:

– Moi, dit-il, moi, M. Lecoq, de la Sûreté, je vous donne ma parole d’honneur de retrouver le corps de Mlle Laurence.

Le pauvre maire s’accrocha désespérément à cette promesse comme un noyé au brin d’herbe qui flotte à portée de sa main.

– Oui! n’est-ce pas, dit-il, nous le retrouverons. Vous m’aiderez. On dit que rien n’est impossible à la police, qu’elle sait, qu’elle voit tout. Nous saurons ce qu’est devenue ma fille.

«Merci, ajouta-t-il, vous êtes un brave homme. Je vous ai mal reçu tantôt et jugé du haut de mon sot orgueil; pardonnez-moi. Il est des préjugés stupides: je vous ai accueilli dédaigneusement, moi qui ne savais quelle fête faire à ce misérable comte de Trémorel. Merci encore, nous réussirons, vous verrez, nous nous ferons aider, nous mettrons sur pied toute la police, nous fouillerons la France; il faut de l’argent, j’en ai, j’ai des millions, prenez-les…

Ses forces étaient à bout, il chancela et retomba épuisé sur le canapé.

– Il ne faut pas qu’il reste ici plus longtemps, murmura le docteur Gendron à l’oreille du père Plantat, il faut qu’il se couche, une fièvre cérébrale, après de pareils ébranlements, ne me surprendrait pas.

Le juge de paix, aussitôt s’approcha de Mme Courtois, toujours affaissée sur le fauteuil. Abîmée dans sa douleur, elle semblait n’avoir rien vu, rien entendu.

– Madame, lui dit-il, madame!…

Elle tressaillit et se leva l’air égaré.

– C’est ma faute, disait-elle, ma très grande faute, une mère doit lire dans le cœur de sa fille comme dans un livre. Je n’ai pas su deviner le secret de Laurence je suis une mauvaise mère.

Le docteur à son tour s’était avancé.

– Madame, prononça-t-il d’un ton impérieux, il faut engager votre mari à se coucher sans tarder. Son état est grave, et un peu de sommeil est absolument nécessaire. Je vous ferai préparer une potion…

– Ah! mon Dieu! s’écria la pauvre femme en se tordant les mains, ah! mon Dieu!…

Et la crainte d’un nouveau malheur, aussi épouvantable que le premier, lui rendant quelque présence d’esprit, elle appela les domestiques qui aidèrent M. Courtois à regagner sa chambre.

Elle monta aussi, suivie du docteur Gendron.

Trois personnes seulement restaient au salon, le juge de paix, M. Lecoq et, toujours près de la porte, Robelot, le rebouteux.

– Pauvre Laurence, murmura le vieux juge de paix, malheureuse jeune fille!…

– Il me semble, remarqua l’agent de la Sûreté, que c’est son père surtout qui est à plaindre. À son âge, un pareil coup, il est capable de ne s’en pas relever. Quoi qu’il puisse arriver, sa vie est brisée.

Lui aussi, l’homme de la police, il avait été ému, et s’il le dissimulait autant que possible – on a son amour-propre – il l’avait formellement avoué au portrait de la bonbonnière.

– J’avais, reprit le juge de paix, j’ai eu comme le pressentiment du malheur qui arrive aujourd’hui. J’avais, moi, deviné le secret de Laurence, malheureusement je l’ai deviné trop tard.

– Et vous n’avez pas essayé…

– Quoi? En ces circonstances délicates, lorsque l’honneur d’une famille respectable dépend d’un mot, il faut une circonspection extrême. Que pouvais-je faire? Avertir Courtois? Non, évidemment. Il eût d’ailleurs refusé de me croire. Il est de ces hommes qui ne veulent rien entendre et que le fait brutal peut seul désabuser.

– On pouvait agir près du comte de Trémorel.

– Le comte aurait tout nié. Il m’aurait demandé de quel droit je me mêlais de ses affaires. Une démarche aboutissait simplement à ma brouille avec Courtois.

– Mais la jeune fille?

Le père Plantat poussa un gros soupir.

– Bien que je déteste, répondit-il, me mêler de ce qui en somme ne me regarde pas, un jour j’ai essayé de lui parler. M’armant de précautions infinies, avec une délicatesse toute maternelle, je puis le dire, sans lui donner à entendre que je savais tout, j’ai tenté de lui montrer l’abîme où elle courait.

– Et qu’a-t-elle répondu?

– Rien. Elle a ri, elle a plaisanté, comme savent plaisanter et rire les femmes qui ont un secret à cacher. Et, depuis, il m’a été impossible de me trouver seul un quart d’heure avec elle. Et avant cette imprudence de ma part, car parler fut une imprudence, il fallait agir, j’étais son meilleur ami. Il ne se passait pas de journée qu’elle ne vint mettre ma serre au pillage. Je lui laissais dévaster mes pétunias les plus rares, moi qui ne donnerais pas une fleur au pape. Elle m’avait, d’autorité, constitué son fleuriste ordinaire. C’est pour elle que j’ai réuni ma collection de bruyères du Cap. J’étais chargé de l’entretien de ses jardinières…

Son expansion était à ce point attendrie, que M. Lecoq, qui le guettait à la dérobée, ne put retenir une grimace narquoise.

Le juge de paix allait continuer, lorsque, s’étant retourné à un bruit qui se fit dans le vestibule, il s’aperçut de la présence de Robelot, le rebouteux. Sa figure aussitôt exprima le plus vif mécontentement.

– Vous étiez là, vous? dit-il.

Le rebouteux eut un sourire bassement obséquieux.

– Oui, monsieur le juge de paix, bien à votre service.

– C’est-à-dire que vous nous écoutiez!

– Oh! pour ça, non, monsieur le juge de paix, j’attends Mme Courtois pour savoir si elle n’a rien à me commander.

Une réflexion soudaine traversa le cerveau du père Plantat, l’expression de son œil changea; il fit un signe à M. Lecoq comme pour lui recommander l’attention, et s’adressant au rebouteux d’une voix plus douce:

– Approchez donc, maître Robelot, dit-il.

D’un regard, M. Lecoq avait toisé et évalué l’homme.

Le rebouteux d’Orcival était un petit homme chétif d’apparence, d’une force herculéenne en réalité. Ses cheveux coupés en brosse découvraient son front large et intelligent. Ses yeux clairs étaient de ceux où flambe le feu de toutes les convoitises, et ils exprimaient, quand il oubliait de les surveiller, une audace cynique.

Un sourire bas errait toujours sur ses lèvres plates et minces, que n’ombrageait pas un seul poil de barbe.

D’un peu loin, avec sa taille exiguë et sa face imberbe, il ressemblait à ces odieux gamins de Paris, qui sont comme l’essence même de toutes les corruptions, dont l’imagination est plus souillée que le ruisseau où ils cherchent les sous perdus entre les pavés.

À l’invitation du juge de paix, le rebouteux fit quelques pas dans le salon, souriant et saluant.

– Monsieur le juge de paix, disait-il, aurait-il par hasard et par bonheur besoin de moi?

– Nullement, maître Robelot, en aucune façon. Je veux seulement vous féliciter d’être arrivé si à propos pour saigner M. Courtois. Votre coup de lancette lui a peut-être sauvé la vie.

– C’est bien possible, tout de même, répondit le rebouteux.

– M. Courtois est généreux, il reconnaîtra bien ce service qui est grand.

– Oh! je ne lui demanderai rien. Je n’ai, Dieu merci! besoin de personne. Qu’on me paie seulement mon dû et je suis content.

– Oui, je sais, on me l’a dit, vos affaires vont bien, vous devez être satisfait.

La parole de M. Plantat était devenue amicale, presque paternelle. Il s’intéressait fort, on le voyait, à la prospérité de maître Robelot.

– Satisfait! reprit le rebouteux, pas tant que monsieur le juge de paix le croit. La vie est bien chère, pour le pauvre monde, puis il y a ces rentrées, ces maudites rentrées qui ne se font pas.

– Cependant, c’est bien vous qui avez acheté le pré Morin, au bas de la côte d’Évry.

– Oui, monsieur.

– Il est bon, le pré Morin, bien qu’un peu humide. Heureusement vous avez de la pierraille dans les pièces de terre que vous a vendues la veuve Frapesle.

Jamais le rebouteux n’avait vu le juge de paix si causeur, si bon enfant, et il ne se lassait pas que d’être un peu surpris.

– Trois méchantes pièces de terre, fit-il.

– Pas si mauvaises que vous dites. Puis, n’avez-vous pas aussi acheté quelque chose à la licitation des mineurs Peyron?

– Un lopin de rien du tout.

– C’est vrai, mais payé comptant. Vous voyez bien que le métier de médecin sans diplôme n’est pas si mauvais.

Poursuivi plusieurs fois déjà pour exercice illégal de la médecine, maître Robelot crut devoir protester.

– Si je guéris les gens, affirma-t-il, je ne me fais pas payer.

– C’est donc, continua le père Plantat, votre commerce d’herboristerie qui vous enrichit?

Décidément, la conversation tournait à l’interrogatoire, le rebouteux devenait inquiet.

– Je gagne passablement avec les herbes, répondit-il.

– Et comme vous êtes un homme d’ordre et d’économie, vous achetez des terres.

– J’ai encore les bêtes, reprit vivement Robelot, qui me rapportent assez. On vient me chercher de plus de trois lieues. Je soigne les chevaux, les vaches, les brebis.

– Toujours sans diplôme?

Le rebouteux prit un air dédaigneux.

– Ce n’est pas un morceau de parchemin, dit-il, qui fait la science. Je ne crains pas les vétérinaires de l’école, moi. C’est dans les prairies et à l’étable que j’étudie les bestiaux. Sans me vanter, je n’ai pas mon pareil pour l’enfle, non plus que, pour le tournis ou la clavelée.

Le ton du juge de paix devenait de plus en plus bienveillant.

– Je sais, poursuivit-il, que vous êtes un homme habile et plein d’expérience. Et tenez, le docteur Gendron, chez qui vous avez servi, me vantait, il n’y a qu’un instant, votre intelligence.

Le rebouteux eut un tressaillement nerveux, qui, pour être très léger, n’échappa point au père Plantat, qui continua:

– Oui, ce cher docteur m’affirmait n’avoir jamais rencontré un aide de laboratoire aussi entendu que vous. «Robelot, me disait-il, a pour la chimie une telle aptitude, et tant de goût en même temps, qu’il s’entend aussi bien que moi à quantité de manipulations extrêmement difficiles.»

– Dame! je travaillais de mon mieux, puisque j’étais bien payé et j’ai toujours aimé à m’instruire.

– Et vous étiez à bonne école chez M. Gendron, maître Robelot; il se livre à des recherches très intéressantes. Ses travaux et ses expériences sur les poisons sont surtout bien remarquables.

L’inquiétude qui, peu à peu, gagnait le rebouteux, commençait à devenir manifeste; son regard vacillait.

– Oui, répondit-il pour répondre quelque chose, j’ai vu des expériences bien curieuses.

– Eh bien, dit le père Plantat, vous qui aimez à vous instruire, et qui êtes curieux, réjouissez-vous. Le docteur va, ces jours-ci, avoir un beau sujet d’études, et certainement il vous prendra pour aide.

Maître Robelot était bien trop fin pour n’avoir pas deviné depuis quelques minutes déjà que cette conversation, cet interrogatoire plutôt, avait un but. Mais lequel? Où en voulait venir le juge de paix? Il se le demandait, non sans une sorte de terreur irraisonnée. Et récapitulant avec la foudroyante rapidité de la pensée, à combien de questions, oiseuses en apparence, il avait répondu et où l’avaient conduit ces questions, il tremblait.

Il crut être habile et esquiver d’autres demandes en disant:

– Je suis toujours aux ordres de mon ancien maître, quand il a besoin de moi.

– Il aura besoin de vous, je vous l’affirme, prononça le père Plantat.

Et d’un ton détaché que démentait le regard de plomb qu’il fit peser sur le rebouteux d’Orcival, il ajouta:

– L’intérêt sera énorme et la tâche difficile. On va, mon brave, exhumer le cadavre de M. Sauvresy.

Robelot était assurément préparé à quelque chose de terrible et il était armé de toute son audace. Cependant, ce nom de Sauvresy tomba sur sa tête comme un coup de massue, et c’est d’une voix étranglée qu’il balbutia:

– Sauvresy!

Le père Plantat, qui ne voulait pas voir, avait déjà détourné la tête et continuait de ce ton qu’on prend en parlant de choses indifférentes, de la pluie et du beau temps.

– Oui, on exhumera Sauvresy. On soupçonne – la justice a toujours des soupçons – qu’il n’est pas mort d’une maladie parfaitement naturelle.

Le rebouteux s’appuyait à la muraille pour ne pas tomber.

– Alors, poursuivit le juge de paix, on s’est adressé au docteur Gendron. Il a, vous le savez, trouvé des réactifs qui décèlent la présence d’un alcaloïde, quel qu’il soit, dans les matières soumises à son analyse. Il m’a parlé de certain papier sensibilisé…

Faisant un héroïque appel à toute son énergie, Robelot s’efforçait de se relever sous le coup et de reprendre contenance.

– Je connais, dit-il, les procédés du docteur Gendron, mais je ne vois pas sur qui peuvent porter les soupçons dont parle monsieur le juge de paix.

Le père Plantat était désormais fixé.

– On a, je pense, mieux que des soupçons, répondit-il. Mme de Trémorel, vous le savez, a été assassinée, on a dû inventorier ses papiers, et on a retrouvé des lettres, une déclaration des plus accablantes, des reçus… que sais-je.

Robelot, lui aussi, savait à quoi s’en tenir; cependant il eut encore la force de dire:

– Bast! il faut espérer que la justice fait erreur.

Puis, telle était la puissance de cet homme, que, malgré le tremblement nerveux qui secouait tout son corps comme le vent agite les feuilles du tremble, il ajouta, contraignant ses lèvres minces à dessiner un sourire:

– Mme Courtois ne descend pas, on m’attend chez moi, je reviendrai demain. Bonsoir, monsieur le juge de paix et la compagnie.

Il sortit et bientôt on entendit le sable de la cour crisser sous ses pas. Il allait, trébuchant comme un homme qui a bu.

Le rebouteux parti, M. Lecoq vint se poser en face du père Plantat et ôtant son chapeau:

– Je vous rends les armes, monsieur, dit-il, et je m’incline; vous êtes fort comme mon maître, le grand Tabaret.

Décidément, l’agent de la Sûreté était «empoigné». L’artiste en lui se réveillait; il se trouvait en face d’un beau crime, d’un de ces crimes qui triplent la vente de la Gazette des Tribunaux. Sans doute, bien des détails lui échappaient, il ignorait le point de départ, mais il voyait les choses en gros.

Ayant pénétré le système du juge de paix, il avait suivi pas à pas le travail de la pensée de cet observateur si délié, et il découvrait les complications d’une affaire qui avait paru si simple à M. Domini. Son esprit subtil, exercé à dévider l’écheveau tenu des déductions reliait, entre elles, toutes des circonstances qui s’étaient révélées à lui dans la journée, et c’est sincèrement qu’il admirait le père Plantat.

Tout en regardant le portrait chéri, il pensait:

«À nous deux, ce rusé bonhomme et moi, nous expliquerons tout.»

Il s’agissait cependant de ne se pas montrer trop inférieur.

– Monsieur, dit-il, pendant que vous interrogiez ce coquin qui nous sera bien utile, je n’ai pas perdu mon temps. J’ai regardé un peu partout, sous les meubles, et j’ai trouvé ce chiffon de papier.

– Voyons.

– C’est l’enveloppe de la lettre de Mlle Laurence.

– Savez-vous où demeure la tante chez laquelle elle était allée passer quelques jours?

– À Fontainebleau, je crois.

– Eh bien, cette enveloppe porte le timbre de Paris, bureau de la rue Saint-Lazare; je sais que ce timbre ne prouve rien…

– C’est toujours un indice.

– Ce n’est pas tout; je me suis permis de lire la lettre de Mlle Laurence, restée sur la table.

Involontairement le père Plantat fronça le sourcil.

– Oui, reprit M. Lecoq, ce n’est peut-être pas fort délicat, mais qui veut la fin veut les moyens! Eh bien! monsieur, vous l’avez lue, cette lettre, l’avez-vous méditée, avez-vous étudié l’écriture, pesé les mots, retenu la contexture des phrases.

– Ah! s’écria le juge de paix, je ne me trompais donc pas, vous avez eu la même idée que moi!

Et dans l’élan de son espérance, prenant les mains de l’homme de la police, il les pressa entre les siennes comme celles d’un vieil ami.

Ils allaient poursuivre, mais on entendait des pas dans l’escalier. Le docteur Gendron parut sur le seuil.

– Courtois va mieux, dit-il, déjà il dort à moitié, il s’en tirera.

– Nous n’avons donc plus rien à faire ici, reprit le juge de paix, partons, M. Lecoq doit être à demi mort de faim.

Il adressa quelques recommandations aux domestiques restés dans le vestibule, et rapidement entraîna ses deux convives.

L’agent de la Sûreté avait glissé dans sa poche la lettre de la pauvre Laurence et l’enveloppe de cette lettre.

10

Étroite et petite est la maison du juge de paix d’Orcival; c’est la maison du sage.

Trois grandes pièces au rez-de-chaussée, quatre chambres au premier étage, un grenier et des mansardes de domestiques sous les combles composent tout le logis.

Partout se trahit l’insouciance de l’homme qui, retiré de la mêlée du monde, replié sur lui-même depuis des années, a cessé d’attacher la moindre importance aux objets qui l’entourent. Le mobilier, fort beau jadis, s’est insensiblement dégradé, s’est usé et n’a pas été renouvelé. Les moulures des gros meubles se sont décollées, les pendules ont cessé de marquer l’heure, l’étoffe des fauteuils laisse voir le crin en maint endroit, le soleil a mangé par places la couleur des rideaux.

Seule, la bibliothèque dit les soins journaliers dont elle est l’objet. Sur de larges tablettes de chêne sculpté, les volumes étalent leurs reliures de chagrin et leurs gaufrures d’or. Une planchette mobile, près de la cheminée, supporte les livres préférés du père Plantat, les amis discrets de sa solitude.

La serre, une serre immense, princière, merveilleusement agencée, munie de tous les perfectionnements imaginés dans ces derniers temps, est le seul luxe du juge de paix. Là, dans des caisses pleines de terreau passé au tamis il sème au printemps ses pétunias. Là naissent et prospèrent les plantes exotiques dont Laurence aimait à garnir ses jardinières. Là fleurissent les cent trente-sept variétés de la bruyère.

Deux serviteurs, Mme veuve Petit, cuisinière-gouvernante, et un jardinier de génie nommé Louis, peuplent cet intérieur.

S’ils ne l’égaient pas davantage, s’ils ne l’emplissent pas de bruit, c’est que le père Plantat qui ne parle guère, déteste entendre parler. Chez lui, le silence est de rigueur.

Ah! ce fut dur pour Mme Petit, surtout dans les commencements. Elle était bavarde, bavarde à ce point, que lorsqu’elle ne trouvait personne à qui causer, de désespoir, elle allait à confesse; se confesser, c’est encore parler.

Vingt fois, elle faillit quitter la place; vingt fois, la pensée d’un bénéfice assuré, et aux trois quarts honnête et licite, la retint.

Puis, les jours succédant aux jours, à la longue elle s’est habituée à dompter les révoltes de sa langue, elle s’est accoutumée à ce silence claustral.

Mais le diable n’y perd rien. Elle se venge au dehors des privations de l’intérieur, et rattrape, chez les voisines, le temps perdu à la maison. Ce n’est même pas sans raison qu’elle passe pour une des plus mauvaises langues d’Orcival. Elle ferait battre, dit-on, des montagnes.

On comprend donc aisément le courroux de Mme Petit, ce jour fatal de l’assassinat du comte et de la comtesse de Trémorel.

À onze heures, après être allée aux informations, elle avait préparé le déjeuner, pas de Monsieur.

Elle avait attendu une heure, deux heures, cinq heures, tenant son eau bouillante pour ses œufs à la coque; toujours pas de Monsieur.

Elle avait voulu envoyer Louis à la découverte, mais Louis, qui est absorbé, comme tous les chercheurs, qui est peu causeur et peu curieux, l’avait engagée à y aller elle-même.

Et pour comble, la maison avait été assiégée de voisines qui, croyant Mme Petit en mesure d’être bien renseignée, demandaient des nouvelles. Pas de nouvelles à leur donner.

Cependant, vers cinq heures, renonçant décidément au déjeuner, elle avait commencé les préparatifs du dîner.

À quoi bon! Lorsque huit heures sonnèrent au beau clocher d’Orcival, Monsieur n’était pas encore rentré. À neuf heures, la gouvernante était hors d’elle-même, et tout en se mangeant les sangs ainsi qu’elle le disait énergiquement, elle gourmandait le taciturne Louis qui venait d’arroser le jardin, et qui, assis à la table de la cuisine, avalait mélancoliquement une large assiette de soupe.

Un coup de sonnette l’interrompit:

– Ah! enfin, dit-elle, voilà Monsieur.

Non, ce n’était pas Monsieur, c’était un petit garçon d’une douzaine d’années, que le juge de paix avait expédié du Valfeuillu pour annoncer à Mme Petit qu’il allait rentrer amenant deux invités qui dîneraient et coucheraient à la maison.

Du coup, la cuisinière-gouvernante faillit tomber à la renverse. C’était, depuis cinq ans, la première fois que le père Plantat invitait quelqu’un à dîner. Cette invitation devait cacher des choses étranges.

Ainsi pensa Mme Petit, et sa colère redoubla comme sa curiosité.

– Me commander un dîner à cette heure! grondait-elle, cela a-t-il, je vous le demande, du sens commun?

Puis, réfléchissant que le temps pressait.

– Allons, Louis, continua-t-elle, ce n’est pas le moment de rester les deux pieds dans le même soulier. Haut la main, mon garçon, il s’agit de tordre le cou à trois poulets; voyez donc dans la serre s’il n’y a pas quelques raisins de mûrs, atteignez-moi des conserves, descendez vite à la cave!…

Le dîner était en bon train quand on sonna de nouveau.

Cette fois, c’était Baptiste, le domestique de monsieur le maire d’Orcival. Il arrivait, de fort mauvaise humeur, chargé du sac de nuit de M. Lecoq.

– Tenez, dit-il à la gouvernante, voici ce que m’a chargé d’apporter l’individu qui est avec votre maître.

– Quel individu?

Le domestique, qu’on ne gronde jamais, avait encore le bras douloureux de l’étreinte de M. Lecoq. Sa rancune était grande.

– Est-ce que je sais! répondit-il, je me suis laissé dire que c’est un mouchard envoyé de Paris pour l’affaire du Valfeuillu; pas grand-chose de bon probablement, mal élevé, brutal… et une mise.

– Mais il n’est pas seul avec Monsieur?

– Non. Il y a encore le docteur Gendron.

Mme Petit grillait d’obtenir quelques renseignements de Baptiste; mais Baptiste brûlait de rentrer pour savoir ce qu’on faisait chez son maître, il partit sans avoir rien dit. Plus d’une grande heure se passa encore, et Mme Petit, furieuse, venait de déclarer à Louis qu’elle allait jeter le dîner par la fenêtre, lorsque enfin le juge de paix parut, suivi de ses deux hôtes.

Pas un mot n’avait été échangé entre eux, depuis qu’ils avaient quitté la maison du maire. Après les secousses de la soirée qui les avaient jetés plus ou moins hors de leur caractère, ils éprouvaient le besoin de réfléchir, de se remettre, de reprendre leur sang-froid.

C’est donc vainement que Mme Petit, lorsqu’ils entrèrent dans la salle à manger, interrogea le visage de son maître et celui des deux invités, ils ne lui apprirent rien.

Mais elle ne fut pas de l’avis de Baptiste, elle trouva que M. Lecoq avait l’air bonasse et même un peu sot.

Le dîner devait nécessairement être moins silencieux que la route, mais, par un accord tacite, le docteur, M. Lecoq et le père Plantat évitaient même la plus légère allusion aux événements de la journée.

Jamais, à les voir si paisibles, si calmes, s’entretenant de choses indifférentes, on ne se serait douté qu’ils venaient d’être témoins, presque acteurs, dans ce drame encore mystérieux du Valfeuillu. De temps à autre, il est vrai, une question restait sans réponse, parfois une réplique arrivait en retard, mais rien à la surface n’apparaissait des sensations ou des pensées que cachaient les phrases banales échangées.

Louis, qui étaient allé mettre une veste propre, allait et venait derrière les convives, serviette blanche sous le bras, découpant et servant à boire. Mme Petit apportait les plats, faisait trois tours lorsqu’il n’en fallait qu’un, l’oreille au guet, laissant la porte ouverte le plus souvent qu’elle pouvait.

Pauvre gouvernante! Elle avait improvisé un dîner excellent, et personne n’y prenait garde.

Certes, M. Lecoq ne dédaigne pas les bons morceaux, les primeurs ont pour lui des charmes, et cependant, lorsque Louis plaça sur la table une corbeille de magnifiques raisins dorés – au 9 juillet – sa bouche gourmande n’eut pas un sourire.

Le docteur Gendron, lui, eût été bien embarrassé de dire ce qu’il avait mangé.

Le dîner touchait à sa fin, et le père Plantat commençait à souffrir de la contrainte qu’impose la présence des domestiques. Il appela la gouvernante:

– Vous allez, lui dit-il, nous servir le café dans la bibliothèque, vous serez ensuite libre de vous retirer ainsi que Louis.

– Mais ces messieurs ne connaissent pas leurs chambres, insinua Mme Petit, dont ce conseil, donné du ton d’un ordre, déconcertait les projets d’espionnage. Ces messieurs peuvent avoir besoin de quelque chose.

– Je conduirai ces messieurs, répondit le juge de paix d’un ton sec, et si quelque chose leur manque, je suis là.

Il fallut obéir, et on passa dans la bibliothèque. Le père Plantat, alors, atteignit une boîte de londrès, et la présentant à ses convives:

– Il sera sain, je crois, proposa-t-il, de fumer un cigare avant de gagner nos lits.

M. Lecoq tria soigneusement le plus blond et le mieux fait des londrès, et quand il l’eut allumé:

– Vous pouvez vous coucher, messieurs, répliqua-t-il, pour moi je me vois condamné à une nuit blanche. Encore faut-il qu’avant de me mettre à écrire, je demande quelques renseignements à monsieur le juge de paix.

Le père Plantat s’inclina en signe d’assentiment.

– Il faut nous résumer, reprit l’agent de la Sûreté, et mettre en commun nos observations. Toutes nos lumières ne sont pas de trop pour jeter un peu de jour sur cette affaire, une des plus ténébreuses que j’aie rencontrées depuis longtemps. La situation est périlleuse et le temps presse. De notre habileté dépend le sort de plusieurs innocents qu’accablent des charges plus que suffisantes pour arracher un «Oui», à n’importe quel jury. Nous avons un système, mais M. Domini en a un aussi, et le sien est basé sur des faits matériels, pendant que le nôtre ne repose que sur des sensations très discutables.

– Nous avons mieux que des sensations, M. Lecoq, répondit le juge de paix.

– Je pense comme vous, approuva le docteur, mais encore faut-il prouver.

– Et je prouverai, mille diables, répondit vivement M. Lecoq. L’affaire est compliquée, difficile, tant mieux! Eh! si elle était simple, je retournerais sur-le-champ à Paris, et demain je vous enverrais un de mes hommes. Je laisse aux enfants les rébus faciles. Ce qu’il me faut, à moi, c’est l’énigme indéchiffrable, pour la déchiffrer; la lutte, pour montrer ma force; l’obstacle, pour le vaincre.

Le père Plantat et le docteur n’avaient pas assez d’yeux pour regarder l’homme de la police. Il était comme transfiguré.

C’était encore le même homme, à cheveux et à favoris jaunes, à redingote de propriétaire, et cependant le regard, la voix, la physionomie, les traits même avaient changé. Des paillettes de feu s’allumaient dans ses yeux, sa voix avait un timbre métallique et vibrant, son geste impérieux affirmant l’audace de sa pensée et l’énergie de sa résolution.

– Vous pensez bien, messieurs, poursuivit-il, qu’on ne fait pas de la police comme moi, pour les quelques milliers de francs que donne par an la préfecture. Autant s’établir épicier, si on n’a pas la vocation. Tel que vous me voyez, à vingt ans, après de fortes études, je suis entré comme calculateur chez un astronome. C’est une position sociale. Mon patron me donnait soixante-dix francs par mois et le déjeuner. Moyennant quoi je devais être bien mis et couvrir de chiffres je ne sais combien de mètres carrés par jour.

M. Lecoq tira précipitamment quelques bouffées de son cigare qui s’éteignait, tout en observant curieusement le père Plantat.

Bientôt il reprit:

– Eh bien! figurez-vous que je ne me trouvais pas le plus heureux des hommes. C’est que, j’ai oublié de vous le dire, j’avais deux petits vices, j’aimais les femmes et j’aimais le jeu. On n’est pas parfait. Les soixante-dix francs de mon astronome me semblaient insuffisants, et tout en alignant mes colonnes de chiffres, je songeais au moyen de faire fortune du soir au lendemain. Il n’est en somme qu’un moyen: s’approprier le bien d’autrui assez adroitement pour n’être pas inquiété. C’est à quoi je pensais du matin au soir. Mon esprit, fertile en combinaisons, me présentait cent projets plus praticables les uns que les autres. Je vous épouvanterais si je vous racontais la moitié seulement de ce que j’imaginais en ce temps-là. S’il existait, voyez-vous, beaucoup de voleurs de ma force, il faudrait rayer du dictionnaire le mot propriété. Les précautions aussi bien que les coffres-forts seraient inutiles. Heureusement pour ceux qui possèdent, les malfaiteurs sont des idiots. Les filous de Paris – la capitale de l’intelligence – en sont encore au vol à l’américaine et au vol au poivrier; c’est honteux.

«Où veut-il en venir?» pensait le docteur Gendron.

Et alternativement il examinait le père Plantat, dont l’attention ressemblait au recueil de la réflexion, et l’agent de la Sûreté, qui déjà poursuivait:

– Moi-même, un jour, j’eus peur de mes idées. Je venais d’inventer une petite opération au moyen de laquelle on enlèverait deux cent mille francs à n’importe quel banquier, sans plus de danger et aussi aisément que j’enlève cette tasse. Si bien que je me dis: «Mon garçon, pour peu que cela continue, un moment viendra où, de l’idée, tu passeras naturellement à l’exécution.»

C’est pourquoi, étant né honnête – une chance – et tenant absolument à utiliser les aptitudes que m’avait départies la nature, huit jours plus tard je remerciais mon astronome et j’entrais à la préfecture. Dans la crainte de devenir voleur, je devenais agent de police.

– Et vous êtes content du changement? demanda le docteur Gendron.

– Ma foi! monsieur, mon premier regret est encore à venir. Je suis heureux, puisque j’exerce en liberté et utilement mes facultés de calcul et de déduction. L’existence a pour moi un attrait énorme, parce qu’il est encore en moi une passion qui domine toutes les autres: la curiosité. Je suis curieux.

L’agent de la Sûreté eut un sourire. Il songeait au double sens de ce mot: curieux.

– Il est des gens, continua-t-il, qui ont la rage du théâtre. Cette rage est un peu la mienne. Seulement, je ne comprends pas qu’on puisse prendre plaisir au misérable étalage des fictions qui sont à la vie ce que le quinquet de la rampe est au soleil. S’intéresser à des sentiments plus ou moins bien exprimés, mais fictifs, me paraît une monstrueuse convention. Quoi! vous pouvez rire des plaisanteries d’un comédien que vous savez un père de famille besogneux! Quoi! vous plaignez le triste sort de la pauvre actrice qui s’empoisonne, quand vous savez qu’en sortant vous allez la rencontrer sur le boulevard! C’est pitoyable!

– Fermons les théâtres! murmura le docteur Gendron.

– Plus difficile ou plus blasé que le public, continua M. Lecoq, il me faut, à moi, des comédies véritables ou des drames réels. La société, voilà mon théâtre. Mes acteurs, à moi, ont le rire franc ou pleurent de vraies larmes.

Un crime se commet, c’est le prologue.

J’arrive, le premier acte commence. D’un coup d’œil je saisis les moindres nuances de la mise en scène. Puis, je cherche à pénétrer les mobiles, je groupe mes personnages, je rattache les épisodes au fait capital, je lie en faisceau toutes les circonstances. Voici l’exposition.

Bientôt, l’action se corse, le fil de mes inductions me conduit au coupable; je le devine, je l’arrête, je le livre.

Alors, arrive la grande scène, le prévenu se débat, il ruse, il veut donner le change; mais armé des armes que je lui ai forgées, le juge d’instruction l’accable, il se trouble; il n’avoue pas, mais il est confondu.

Et autour de ce personnage principal, que de personnages secondaires, les complices, les instigateurs du crime, les amis, les ennemis, les témoins! Les uns sont terribles, effrayants, lugubres, les autres grotesques. Et vous ne savez pas ce qu’est le comique dans l’horrible.

La Cour d’assises, voilà mon dernier tableau. L’accusation parle, mais c’est moi qui ai fourni les idées; les phrases sont les broderies jetées sur le canevas de mon rapport. Le président pose les questions aux jurés; quelle émotion! C’est le sort de mon drame qui se décide. Le jury répond: Non. C’en est fait, ma pièce était mauvaise, je suis sifflé. Est-ce oui, au contraire, c’est que ma pièce était bonne; on m’applaudit, je triomphe.

Sans compter que le lendemain je puis aller voir mon principal acteur, et lui frapper sur l’épaule en lui disant: «Tu as perdu, mon vieux, je suis plus fort que toi!»

M. Lecoq, en ce moment même, était-il de bonne foi, ou jouait-il une comédie! Quel était le but de cette autobiographie?

Sans paraître remarquer la surprise de ses auditeurs, il prit un nouveau londrès qu’il alluma au-dessus du verre de la lampe. Puis, soit calcul, soit inadvertance, au lieu de replacer cette lampe sur la table, il la posa sur le coin de la cheminée. De cette façon, grâce au grand abat-jour, la figure du père Plantat se trouvait en pleine lumière, tandis que celle de l’agent de la Sûreté, demeuré debout, restait dans l’ombre.

– Je dois avouer, reprit-il, sans fausse modestie, que j’ai rarement été sifflé. Et cependant, je ne suis pas aussi fat qu’on veut bien le dire. Comme tout homme, j’ai mon talon d’Achille. J’ai vaincu le démon du jeu, je n’ai pas triomphé de la femme.

Il poussa un gros soupir qu’il accompagna de ce geste tristement résigné des hommes qui ont pris leur parti.

– C’est ainsi. Il est telle femme, pour laquelle je ne suis qu’un imbécile. Oui, moi, l’agent de la Sûreté, la terreur des voleurs et des assassins, moi qui ai éventé les combinaisons de tous les filous de tous les mondes, qui depuis dix ans nage en plein vice, en plein crime, qui lave le linge sale de toutes les corruptions, qui ai mesuré la profondeur de l’infamie humaine, moi qui sais tout, qui ai tout vu, tout entendu, moi, Lecoq, enfin, je suis pour elle plus simple et plus naïf qu’un enfant. Elle me trompe, je le vois, et elle me prouve que j’ai mal vu. Elle ment, je le sais, je le lui prouve… et je la crois.

C’est qu’il est, ajouta-t-il plus bas et d’une voix triste, de ces passions que l’âge, loin d’éteindre, ne fait qu’attiser, et auxquelles un sentiment de honte et d’impuissance donne une âpreté terrible. On aime; et la certitude de ne pouvoir être aimé est une de ces douleurs qu’il faut avoir expérimentées pour en connaître l’immensité. Aux heures de raison, on se voit et on se juge. On se dit: non, c’est impossible, elle est presque un enfant et je suis presque un vieillard. On se dit cela, mais toujours au fond du cœur; plus forte que la raison, que la volonté, que l’expérience, une lueur d’espérance persiste, et on se dit: Qui sait? Peut-être! On attend quoi? un miracle? Il n’y en a plus. N’importe, on espère.

M. Lecoq s’arrêta, comme si l’émotion l’eut empêché de poursuivre.

Le père Plantat avait continué de fumer méthodiquement son cigare, lançant les bouffées de fumée à intervalles égaux, mais la figure avait une indéfinissable expression de souffrance, son regard humide vacillait, ses mains tremblaient. Il se leva, prit la lampe sur la cheminée, la replaça sur la table et se rassit.

Le sens de cette scène éclatait enfin dans l’esprit de M. Gendron.

En réalité, sans s’écarter précisément de la vérité, l’agent de la Sûreté venait de tenter une des plus perfides expériences de son répertoire, et il jugeait inutile de la pousser plus loin. Il savait désormais ce qu’il avait intérêt à savoir.

Après un moment de silence, M. Lecoq tressaillit comme au sortir d’un songe, et tirant sa montre:

– Mille diables, fit-il, je suis là que je bavarde, et le temps passe.

– Et Guespin est en prison, remarqua le docteur.

– Nous l’en tirerons, monsieur, répondit l’agent de la Sûreté, si toutefois il est innocent, car cette fois je tiens mon affaire, mon roman, si vous voulez, et sans la moindre lacune. Il est cependant un fait, d’une importance capitale, que seul je ne puis expliquer.

– Lequel? interrogea le père Plantat.

– Est-il possible que M. de Trémorel eut un intérêt immense à trouver quelque chose, un acte, une lettre, un papier, un objet quelconque d’un mince volume, caché dans sa propre maison?

– Oui, répondit le juge de paix, cela est possible.

– C’est qu’il me faudrait une certitude, dit Lecoq.

Le père Plantat réfléchit un instant.»

– Eh bien! donc, reprit-il, je suis sûr, parfaitement sûr que si Mme de Trémorel était morte subitement, le comte aurait démoli la maison pour retrouver certain papier qu’il savait en la possession de sa femme et que j’ai eu, moi, entre les mains.

– Alors, reprit M. Lecoq, voici le drame. En entrant au Valfeuillu, j’ai été, comme vous, messieurs, frappé de l’affreux désordre de l’appartement. Comme vous, j’ai pensé d’abord que ce désordre était simplement un effet de l’art. Je me trompais. Un examen plus attentif m’en a convaincu. L’assassin, c’est vrai, a tout mis en pièces, brisé les meubles, haché les fauteuils, pour faire croire au passage d’une bande de furieux. Mais au milieu de ces actes de vandalisme prémédité, j’ai pu suivre les traces involontaires d’une exacte, minutieuse, et je dirai plus, patiente perquisition.

Tout semblait, n’est-il pas vrai, mis au pillage au hasard; on avait brisé à coups de hache des meubles qu’on pouvait ouvrir avec la main, on avait enfoncé des tiroirs qui n’étaient pas fermés ou dont la clé était à la serrure, était-ce de la folie? Non. Car, en réalité, il n’est pas un seul endroit pouvant receler une lettre qui n’ait été visité. Les tiroirs de divers petits meubles avaient été jetés çà et là, mais les espaces étroits qui existent entre la rainure des tiroirs et le corps du meuble avaient été examinés, et j’en ai eu la preuve en relevant des empreintes de doigts sur la poussière qui s’amasse en ces endroits. Les livres gisaient à terre pêle-mêle, mais tous avaient été secoués, et quelques-uns avec une telle violence que la reliure était arrachée. Nous avons retrouvé toutes les planches de cheminée en place, mais toutes avaient été soulevées. On n’a pas haché les fauteuils de coups d’épée pour le seul plaisir de déchirer les étoffes, on sondait les sièges.

La certitude promptement acquise d’une perquisition acharnée, fit d’abord hésiter mes soupçons.

Je me disais: les malfaiteurs ont cherché l’argent qui avait été caché, donc ils n’étaient pas de la maison.

– Mais, observa le docteur, on peut être d’une maison et ignorer la cachette des valeurs, ainsi Guespin…

– Permettez, interrompit M. Lecoq, je m’explique, d’un autre côté, je trouvais des indices tels que l’assassin ne pouvait être qu’une personne singulièrement liée avec Mme de Trémorel, comme son amant, ou son mari. Voilà quelles étaient alors mes idées.

– Et maintenant?

– À cette heure, répondit l’agent, et avec la certitude qu’on a pu chercher autre chose que les valeurs, je ne suis pas fort éloigné de croire que le coupable est l’homme dont on cherche actuellement le cadavre, le comte Hector de Trémorel.

Ce nom, le docteur Gendron et le père Plantat l’avaient deviné, mais personne encore n’avait osé formuler les soupçons. Ils l’attendaient, ce nom de Trémorel, et cependant jeté ainsi, au milieu de la nuit, dans cette grande pièce sombre, par ce personnage au moins bizarre, il les fit tressaillir d’un indicible effroi.

– Remarquez, reprit M. Lecoq, que je dis: je crois. Pour moi, en effet, le crime du comte n’est encore qu’excessivement probable. Voyons, si à nous trois nous arriverons à une certitude.

«C’est que voyez-vous, messieurs, l’enquête d’un crime n’est autre chose que la solution d’un problème. Le crime donné, constant, patent, on commence par en rechercher toutes les circonstances graves ou futiles, les détails, les particularités. Lorsque circonstances et particularités ont été soigneusement recueillies, on les classe, on les met en leur ordre et à leur date. On connaît ainsi la victime, le crime et les circonstances, reste à trouver le troisième terme, l’x, l’inconnu, c’est-à-dire le coupable.

«La besogne est difficile, mais non tant qu’on croit. Il s’agit de chercher un homme dont la culpabilité explique toutes les circonstances, toutes les particularités relevées – toutes, vous m’entendez bien. Le rencontre-t-on, cet homme, il est probable – et neuf fois sur dix la probabilité devient réalité – qu’on tient le coupable.

«Ainsi, messieurs, procédait Tabaret, mon maître, notre maître à tous, et en toute sa vie il ne s’est trompé que trois fois.

Si claire avait été l’explication de M. Lecoq, si logique sa démonstration, que le vieux juge et le médecin ne purent retenir une exclamation admirative:

– Très bien!

– Examinons donc ensemble, poursuivit, après s’être incliné, l’agent de la Sûreté, examinons si la culpabilité hypothétique du comte de Trémorel explique toutes les circonstances du crime du Valfeuillu.

Il allait poursuivre, mais le docteur Gendron, assis près de la fenêtre, se dressa brusquement.

– On marche dans le jardin! dit-il.

Tout le monde s’approcha. Le temps était superbe, la nuit très claire, un grand espace libre s’étendait devant les fenêtres de la bibliothèque, on regarda, on ne vit personne. M. Lecoq continua:

– Nous supposons donc, messieurs, que – sous l’empire de certains événements que nous aurons à rechercher plus tard -, M. de Trémorel a été amené à prendre la résolution de se défaire de sa femme. Le crime résolu, il est clair que le comte a dû réfléchir et chercher les moyens de le commettre impunément, peser les conséquences et évaluer les périls de l’entreprise.

«Nous devons admettre encore que les événements qui le conduisaient à cette extrémité étaient tels, qu’il dût craindre d’être inquiété et redouter des recherches ultérieures même dans le cas où sa femme serait morte naturellement.

– Voilà la vérité, approuva le juge de paix.

– M. de Trémorel s’est donc arrêté au parti de tuer sa femme brutalement, à coups de couteau, avec l’idée de disposer les choses de façon à faire croire que lui aussi avait été assassiné, décidé à tout entreprendre pour laisser les soupçons planer sur un innocent, ou, du moins, sur un complice infiniment moins coupable que lui.

«Il se résignait d’avance, en adoptant ce système, à disparaître, à fuir, à se cacher, à changer de personnalité à supprimer, en un mot, le comte Hector de Trémorel, pour se refaire, sous un autre nom, un nouvel état civil.

«Ces prémices, fort admissibles, suffisent à expliquer toute une série de circonstances inconciliables au premier abord. Elles nous expliquent d’abord comment, la nuit du crime, précisément, il y avait au Valfeuillu toute une fortune.

«Et cette particularité me paraît décisive. En effet, lorsqu’on reçoit, pour les garder chez soi, des valeurs importantes, on le dissimule d’ordinaire autant que possible.

«M. de Trémorel n’a pas cette prudence élémentaire.

«Il montre à tous ses liasses de billets de banque, il les manie, il les étale, les domestiques les voient, les touchent presque; il veut que tout le monde sache bien et puisse répéter qu’il a chez lui des sommes considérables, faciles à prendre, à emporter, à cacher.

«Et quel moment choisit-il, pour cet étalage imprudent en toute occasion? Le moment juste où il sait, où chacun sait dans le voisinage, qu’il passera la nuit seul au château avec Mme de Trémorel.

«Car il n’ignore pas que tous ses domestiques sont conviés pour le 8 juillet au soir, au mariage de l’ancienne cuisinière, madame Denis. Il l’ignore si peu, que c’est lui qui fait les frais de la noce et que lui-même a fixé le jour, lorsque madame Denis est venue présenter à ses anciens maîtres son futur mari.

«Vous me direz peut-être que c’est par hasard que cette somme – qu’une des femmes de chambre qualifiait d’immense – a été envoyée au Valfeuillu précisément la veille du crime. À la rigueur on peut l’admettre.

«Cependant, croyez-moi, il n’y a pas là de hasard, et je le prouverai. Demain, nous nous présenterons chez le banquier de M. de Trémorel et nous lui demanderons si le comte ne l’a pas prié, par écrit ou verbalement, de lui envoyer les fonds ce jour du 8 juillet, fixe.

«Or, messieurs, si ce banquier nous répond affirmativement, s’il nous montre une lettre, s’il nous donne sa parole d’honneur que l’argent lui a été demandé de vive voix, j’aurai, avouez-le, plus qu’une probabilité en faveur de mon système.

Le père Plantat et le docteur hochèrent la tête en signe d’assentiment.

– Donc, demanda l’homme de la préfecture, jusqu’ici pas d’objection.

– Pas la moindre, répondit le juge de paix.

– Mes préliminaires, poursuivit M. Lecoq, ont encore l’avantage d’éclairer la situation de Guespin. Disons-le franchement, son attitude est louche et justifie amplement son arrestation.

«A-t-il trempé dans le crime, est-il totalement innocent, voilà ce que nous ne pouvons décider, car je ne vois nul indice qui nous guide.

«Ce qui est sûr, c’est qu’il est tombé dans un piège habilement tendu.

«Le comte, en le choisissant pour victime, a fort bien pris ses mesures pour faire peser sur lui tous les doutes d’une enquête superficielle. Je gagerais que M. de Trémorel, connaissant la vie de ce malheureux, a pensé non sans motif, que les antécédents ajouteraient à la vraisemblance de l’accusation et pèseraient d’un poids terrible dans les balances de la justice.

«Peut-être aussi, se disait-il, que Guespin s’en tirerait infailliblement, et ne voulait-il que gagner du temps et éviter des recherches immédiates en donnant le change.

«Nous, investigateurs soucieux de détails, nous ne pouvons être trompés. Nous savons que la comtesse est morte d’un coup, du premier, comme foudroyée. Donc, elle n’a pas lutté, donc elle n’a pu arracher un lambeau d’étoffe au vêtement de l’assassin.

«Admettre la culpabilité de Guespin, c’est admettre qu’il a été assez fou pour aller placer un morceau de sa veste dans la main de sa victime. C’est admettre qu’il a été assez simple pour aller jeter cette veste déchirée et pleine de sang dans la Seine, du haut du pont, dans un endroit où il devait bien penser qu’on ferait des recherches, et cela, sans prendre même la vulgaire précaution d’y attacher une pierre pour la maintenir au fond de l’eau.

«Ce serait absurde.

«Donc, pour moi, ce lambeau de drap, cette veste sanglante affirment et l’innocence de Guespin et la scélératesse du comte de Trémorel.

– Cependant, objecta M. Gendron, si Guespin est; innocent, que ne parle-t-il? Que n’invoque-t-il un; alibi. Où a-t-il passé la nuit? Pourquoi avait-il de l’argent plein son porte-monnaie?

– Remarquez, monsieur, répondit l’agent de la Sûreté, que je ne dis pas qu’il est innocent. Nous en sommes encore aux probabilités. Ne peut-on pas supposer que le comte de Trémorel, assez perfide pour tendre un piège à son domestique, a été assez habile pour lui enlever tous moyens de fournir un alibi.

– Mais, vous-même, insista le docteur, vous niez l’habileté du comte.

– Pardon, monsieur, entendons-nous. Le plan de M. de Trémorel était excellent et annonce une perversité supérieure; l’exécution seule a été défectueuse. C’est que le plan avait été conçu et mûri en sûreté, et qu’une fois le crime commis, l’assassin, troublé, épouvanté du danger, a perdu son sang-froid et n’a réalisé ses conceptions qu’à demi.

«Mais il est d’autres suppositions.

«On peut se demander si, pendant qu’on assassinait la comtesse de Valfeuillu, Guespin ne commettait pas ailleurs un autre crime.

Cette hypothèse parut au docteur Gendron si invraisemblable qu’il ne put s’empêcher de protester.

– Oh! fit-il.

– N’oubliez, pas, messieurs, répliqua Lecoq, que le champ des conjectures n’a pas de bornes. Imaginez telle complication d’événements que vous voudrez, je suis prêt à soutenir que cette complication s’est présentée ou se présentera. Est-ce que Lieuben, un maniaque allemand, n’avait pas parié qu’il parviendrait à retourner un jeu de cartes dans un ordre indiqué par le procès-verbal du pari? Pendant vingt ans, dix heures par jour, il a battu, tourné, rebattu et retourné ses cartes. Il avait, de son aveu, répété son opération quatre millions deux cent quarante-six mille vingt-huit fois, lorsqu’il gagna.

M. Lecoq allait peut-être continuer ses citations, le père Plantat l’interrompit d’un geste.

– J’admets, dit-il, vos préliminaires; je les tiens pour plus que probables, pour vrais.

M. Lecoq parlait alors en se promenant de long en large, de la fenêtre aux rayons de la bibliothèque, s’arrêtant aux paroles décisives, comme un général qui dicte à ses aides de camp le plan de la bataille du lendemain.

Et les auditeurs s’émerveillaient à le voir et à l’entendre. Pour la troisième fois, depuis le matin, il se révélait à eux sous un aspect absolument différent. Ce n’était plus ni le mercier retiré de la perquisition, ni le policier cynique et sentimental de la biographie.

C’était un nouveau Lecoq à la physionomie digne, à l’œil pétillant d’intelligence, au langage clair et concis, le Lecoq, enfin, que connaissent les magistrats qui ont utilisé le génie investigateur de ce remarquable agent.

Depuis longtemps il avait rentré la bonbonnière à portrait, et il n’était plus question des carrés de pâte qui – pour employer une expression à son vocabulaire – constituent un des accessoires de sa physionomie de province.

– Maintenant, disait l’agent de la Sûreté, écoutez-moi:

«Il est dix heures du soir. Nul bruit au dehors, le chemin est désert, les lumières d’Orcival s’éteignent, les domestiques du château sont à Paris, M. et Mme de Trémorel sont seuls au Valfeuillu. Ils se sont retirés dans leur chambre à coucher. La comtesse est assise devant la table sur laquelle est servi le thé. Le comte, tout en causant avec elle, va et vient par la chambre.

«Mme de Trémorel est sans pressentiment. Son mari, depuis plusieurs jours, n’est-il pas plus aimable, meilleur qu’il n’a jamais été! Elle est sans défiance, et ainsi le comte peut s’approcher d’elle, par-derrière, sans que l’idée lui vienne de retourner la tête. Si elle l’entend venir ainsi, doucement, elle s’imagine qu’il veut la surprendre par un baiser.

«Lui, cependant, armé d’un long poignard, est debout près de sa femme. Il sait où il faut frapper pour que la blessure soit mortelle. De l’œil, il choisit sa place, il l’a trouvée, il frappe un coup terrible, si terrible que la garde du poignard a laissé son empreinte des deux côtés des lèvres de la plaie.

«La comtesse tombe sans pousser un cri, heurtant son front à l’angle de la table qui se renverse.

«Est-ce qu’ainsi ne s’explique pas la position de la terrible blessure, au-dessous de l’épaule gauche, blessure presque verticale, dont la direction est de droite à gauche?…

Le docteur fit un signe d’approbation.

– … Et quel autre homme que l’amant ou le mari d’une femme, peut aller et venir dans sa chambre à coucher, s’approcher d’elle quand elle est assise, sans qu’elle se retourne?

– C’est évident, murmurait le père Plantat, c’est évident.

– Voilà donc, poursuivait M. Lecoq, voilà la comtesse morte.

«Le premier sentiment de l’assassin est un sentiment de triomphe. Enfin! le voilà débarrassé de cette femme qui était la sienne, qu’il a assez haïe pour se résoudre à un crime, pour se décider à changer son existence heureuse, splendide, enviée, contre la vie épouvantable du scélérat désormais sans patrie, sans ami, sans asile, proscrit par toutes les civilisations, traqué par toutes le polices, puni par les lois du monde entier.

«Sa seconde pensée est pour cette lettre, ce papier, cet acte, ce titre, cet objet d’un mince volume qu’il sait en la possession de sa femme, qu’il a demandé cent fois, qu’elle n’a pas voulu lui remettre et qu’il lui faut.

– Ajoutez, interrompit le père Plantat, que ce titre a été un des mobiles du crime.

– Cet acte si important, le comte s’imagine savoir où il est. Il croit que du premier coup il va mettre la main dessus. Il se trompe. Il cherche dans tous les meubles à l’usage de sa femme et il ne trouve rien. Il fouille les tiroirs, il soulève les marbres, il bouleverse tout dans la chambre; rien.

«Alors, une idée lui vient. Cette lettre, ne serait-elle pas sous la tablette de la cheminée? D’un revers de bras il jette bas la garniture, la pendule tombe et s’arrête. Il n’est pas encore dix heures et demie.

– Oui! fit à demi-voix le docteur Gendron, la pendule nous l’a dit.

– Sous la tablette de la cheminée, poursuivait l’agent de la Sûreté, le comte ne trouve rien encore que de la poussière qui a gardé les traces de ses doigts.

«Alors, l’assassin commence à se troubler.

«Ce papier si précieux que, pour sa possession, il risque sa vie, où peut-il être? Sa colère s’allume. Comment visiter les tiroirs fermés? Les clés sont sur le tapis, où je les ai retrouvées parmi les débris du service de thé, il ne les aperçoit pas.

«Il lui faut une arme, un outil pour tout briser. Il descend chercher une hache.

«Dans l’escalier, l’ivresse du sang, de la vengeance, se dissipe, ses terreurs commencent. Tous les recoins obscurs se peuplent de ces spectres qui font cortège aux assassins; il a peur, il se hâte.

«Il ne tarde pas à remonter et, armé d’une hache énorme, la hache retrouvée au second étage, il fait tout voler en éclats autour de lui. Il va comme un insensé, c’est au hasard qu’il éventre les meubles; mais, parmi les débris, il poursuit les recherches acharnées dont j’ai suivi la trace.

«Rien, toujours rien.

«Tout est sens dessus dessous dans la chambre, il passe dans son cabinet et la destruction continue, la hache se lève et s’abat sans relâche. Il brise son propre bureau, non qu’il n’en connaisse tous les tiroirs, mais parce qu’il peut s’y trouver quelque cachette ignorée. Ce bureau, ce n’est pas lui qui l’a acheté, il a appartenu au premier mari, à Sauvresy. Tous les livres de la bibliothèque, il les prend un à un, les secoue furieusement et les lance par la chambre.

«L’infernale lettre est introuvable.

«Son trouble, désormais, est trop grand pour qu’il puisse apporter à ses perquisitions la moindre méthode. Sa raison obscurcie ne le guide plus. Il erre, sans raison déterminante, sans calcul, d’un meuble à l’autre, fouillant à dix reprises les mêmes tiroirs, pendant qu’il en est, tout près, à côté, qu’il oublie complètement.

«C’est alors qu’il songe que cet acte qui le perd peut avoir été caché parmi le crin de quelque siège. Il décroche une épée et, pour sonder exactement, il hache le velours des fauteuils et des canapés du salon et des autres pièces…

La voix de M. Lecoq, son accent, son geste, donnaient à son récit un caractère saisissant. Il semblait qu’on vit le crime, qu’on assistât aux scènes terribles qu’il décrivait.

Ses auditeurs retenaient leur souffle, évitant même un geste approbateur qui eût pu distraire son attention.

– À ce moment, poursuivit l’agent de la Sûreté, la rage et l’effroi du comte de Trémorel étaient au comble. Il s’était dit, lorsqu’il préméditait le crime, qu’il tuerait sa femme, qu’il s’emparerait de la lettre, qu’il exécuterait bien vite son plan si perfide, et qu’il fuirait.

«Et voilà que tous ses projets étaient déconcertés.

«Que de temps perdu, lorsque chaque minute envolée emportait une chance de salut!

«Puis la probabilité de mille dangers auxquels il n’avait pas réfléchi, se présentait à son esprit. Pourquoi un ami ne viendrait-il pas lui demander l’hospitalité, comme cela était arrivé vingt fois? Que penserait un passant arrêté sur la route, de cette lumière affolée courant de pièce en pièce? Un des domestiques ne pouvait-il revenir?

«Une fois dans le salon, il croit qu’on sonne à la grille, et telle est sa terreur que la bougie qu’il tient à la main lui échappe, et que moi, j’ai retrouvé sur le tapis la marque de cette bougie tombée.

«Il entend des bruits étranges, tels que jamais pareils n’ont frappé son oreille. Il lui semble qu’on marche dans la pièce voisine, le parquet craque. Sa femme est-elle vraiment morte, l’a-t-il bien tuée? Ne va-t-elle pas se lever tout à coup, courir à la fenêtre, appeler au secours?

«C’est obsédé de ces épouvantements qu’il revient à la chambre à coucher, qu’il reprend son poignard et qu’il frappe de nouveau le cadavre de la comtesse. Mais sa main est si peu assurée qu’il ne fait que des blessures légères.

«Vous l’avez remarqué, docteur, et consigné sur votre projet de rapport, toutes ces blessures ont la même direction. Elles forment avec le corps un angle droit qui prouve que la victime était couchée lorsqu’on la hachait ainsi.

«Puis, dans l’emportement de sa frénésie, le misérable foule aux pieds le corps de cette femme assassinée par lui, et les talons de ses bottes lui font ces contusions sans ecchymose relevées par l’autopsie…

M. Lecoq s’arrêta pour reprendre haleine.

Il ne racontait pas seulement le drame, il le mimait, il le jouait, ajoutant l’ascendant du geste à l’empire de la parole, et chacune de ses phrases reconstituant une scène, expliquait un fait et dissipait un doute. Comme tous les artistes de génie, qui s’incarnent vraiment dans le personnage qu’ils représentent, l’agent de la Sûreté ressentait réellement quelque chose des sensations qu’il traduisait, et son masque mobile avait alors une effrayante expression.

– Voici donc, reprit-il, la première partie du drame.

«À ce transport furieux succède chez le comte un irrésistible anéantissement.

«Les circonstances diverses que je vous décris, se remarquent d’ailleurs dans presque tous les grands crimes. Toujours, l’assassin, après le meurtre, est saisi d’une haine épouvantable et inexpliquée contre sa victime, et souvent il s’acharne après le cadavre. Puis, vient une période d’affaissement, si grand, de torpeur si invincible, qu’on a vu des misérables s’endormir littéralement dans le sang, qu’on les surprenait endormis, qu’on avait toutes les peines du monde à les réveiller.

«Lorsqu’il a eu affreusement mutilé le corps de sa femme, M. de Trémorel a dû se laisser tomber dans un des fauteuils de la chambre. Et, en effet, les lambeaux de l’étoffe d’un des sièges ont gardé certains plis qui indiquent bien qu’on s’est assis dessus.

«Quelles sont alors les réflexions du comte? Il songe aux longues heures envolées, aux heures si courtes qui lui restent. Il n’a rien trouvé. Il songe que c’est à peine si, avant le jour, il aura le temps d’exécuter les mesures dont l’ensemble doit dérouter l’instruction et assurer son impunité en faisant croire à sa mort. Et il faut fuir, bien vite, fuir sans ce papier maudit.

«Il rassemble ses forces, il se lève, et, savez-vous ce qu’il fait?

«Il saisit une paire de ciseaux et coupe sa longue barbe si soignée.

– Ah! interrompit le père Plantat, voilà donc pourquoi vous regardiez tant le portrait.

M. Lecoq mettait trop d’attention à suivre le fil de ses déductions pour relever l’interruption.

– Il est, poursuivait-il, de ces détails vulgaires que leur trivialité précisément rend terribles, lorsqu’ils sont entourés de certaines circonstances.

«Vous représentez-vous le comte de Trémorel, pâle, couvert du sang de sa femme, debout devant sa glace et se rasant, faisant mousser le savon sur sa figure, dans cette chambre bouleversée, lorsqu’à trois pas de lui à terre, gît le cadavre chaud encore, palpitant.

«Se regarder, se voir dans une glace après un meurtre, est, entendez-moi bien, un acte d’épouvantable énergie dont peu de criminels sont capables.

«Du reste, les mains du comte tremblaient si fort, qu’à peine il pouvait tenir le rasoir, et sa figure doit être sillonnée de balafres.

– Quoi! s’écria le docteur Gendron, vous supposez que le comte a perdu son temps à se raser.

– J’en suis positivement sûr, répondit M. Lecoq; po-si-ti-ve-ment, ajouta-t-il en appuyant sur toutes les syllabes.

«Une serviette sur laquelle j’ai reconnu une de ces marques – une seule – que laisse le rasoir quand on l’essuie, m’a mis sur la trace de ce détail.

«J’ai cherché, et j’ai trouvé une boîte de rasoirs; l’un d’eux avait servi depuis bien peu de temps, car il était encore humide.

«J’ai serré soigneusement la serviette et la boîte.

«Et si ces preuves ne suffisent pas pour appuyer mon affirmation, je ferai venir de Paris deux de mes hommes, et ils sauront bien découvrir quelque part, dans le château ou dans le jardin, et la barbe de M. de Trémorel et le linge sur lequel il a essuyé son rasoir. J’ai examiné soigneusement le savon resté sur la toilette, et tout me fait supposer que le comte ne s’est pas servi de blaireau.

«Quant à l’idée qui vous surprend, monsieur le docteur, elle me paraît à moi naturelle; je dirai plus, elle est la conséquence nécessaire du plan adopté.

«M. de Trémorel a toujours porté toute sa barbe, il la coupe, et sa physionomie est à ce point changée que si, dans sa fuite, il rencontre quelqu’un, on ne le reconnaîtra pas.

Le docteur Gendron dut être convaincu, car il eut un geste d’assentiment, et murmura:

– C’est clair, c’est évident!

– Une fois défiguré, continua l’agent de la Sûreté, le comte s’est mis, en toute hâte, à réunir les éléments de son plan, à disposer les apparences destinées à vous égarer, à faire croire qu’en même temps que sa femme, il avait été assassiné par une bande de brigands. Il est allé chercher un vêtement de Guespin, il l’a déchiré à la poche et en a placé un fragment dans la main de la comtesse.

«Prenant alors le cadavre dans ses bras, en travers, il l’a descendu. Les blessures saignaient affreusement, de là les nombreuses taches constatées à toutes les marches.

«Arrivé au bas de l’escalier, il est obligé de poser le cadavre à terre pour aller ouvrir la porte du jardin. Cette manœuvre explique parfaitement la tache de sang très large du vestibule.

«La porte ouverte, le comte revient prendre le cadavre et le tient entre ses bras jusque sur le bord de la pelouse. Là, il cesse de le porter, il le traîne en le soutenant par les épaules, marchant à reculons, s’imaginant ainsi préparer des empreintes qui feront supposer que son propre cadavre à lui a été traîné et jeté à la Seine.

«Seulement, le misérable a oublié deux choses qui nous le livrent. Il n’a pas réfléchi que les jupons de la comtesse, en traînant sur l’herbe, la foulant et la brisant sur un large espace, dévoileraient la ruse. Il n’a pas songé que son pied élégant et cambré, chaussé de bottes fines à talons très hauts, se moulerait dans la terre humide de la pelouse, laissant contre lui une preuve plus éclatante que le jour.

Le père Plantat se leva brusquement.

– Ah! interrompit-il, vous ne m’aviez rien dit de cette circonstance.

M. Lecoq eut un joli geste de suffisance.

– Ni de plusieurs autres encore. Mais, à ce moment, j’ignorais – son regard chercha celui du père Plantat -, j’ignorais absolument beaucoup de choses que je sais maintenant; et, comme j’avais quelques raisons de supposer monsieur le juge de paix bien mieux instruit que moi, je n’étais pas fâché de me venger un peu d’une discrétion, pour moi, incompréhensible.

– Et vous êtes vengé, fit en souriant le docteur Gendron.

– De l’autre côté du gazon, reprit M. Lecoq, le comte a de nouveau enlevé le cadavre. Mais alors, oubliant les effets de l’eau lorsqu’elle jaillit, ou, peut-être, qui sait, craignant de se mouiller, au lieu de pousser violemment le corps dans l’eau, il l’y dépose doucement, avec mille précautions.

«Ce n’est pas tout: il veut qu’on croie à une lutte terrible entre la comtesse et les assassins. Que fait-il? Du bout de son pied il fouille et raie le sable de l’allée. Et il croit que la police s’y trompera.

– Oui! murmurait le père Plantat, c’est exact, c’est vrai, j’ai vu.

– Débarrassé du cadavre, le comte regagne la maison. L’heure presse, mais il veut encore chercher le titre maudit. Il se dépêche donc de prendre les dernières mesures qui assureront, croit-il, la réussite de ses projets.

«Il prend ses pantoufles et un foulard qu’il tache de sang. Il jette sur le gazon son foulard et une de ses pantoufles, il lance l’autre au milieu de la Seine.

«Sa précipitation nous explique la défectuosité et l’insuccès de ses manœuvres. Il se presse, il commet bévues sur bévues.

«Les bouteilles qu’il place sur la table sont des bouteilles vides, il ne pense pas que son valet de chambre le dira. Il croit verser du vin dans cinq verres, il y verse du vinaigre qui prouvera que personne n’a bu.

«Il remonte, il avance l’aiguille de la pendule, mais il l’avance trop, et il oublie d’ailleurs de mettre la sonnerie et les aiguilles d’accord.

«Il défait le lit, mais le défait mal, et encore il ne voit pas qu’il est absolument impossible de concilier ces trois choses, le lit défait, la pendule marquant trois heures vingt minutes, la comtesse habillée comme au milieu du jour.

«Autant qu’il peut, il augmente le désordre. Il arrache le ciel de lit. Il trempe un linge dans le sang, et en macule les rideaux et les meubles. Enfin, il marque la porte d’entrée de cette main sanglante, dont l’empreinte est trop nette, trop distincte, trop arrêtée, pour n’être pas volontaire.

«Est-il, jusqu’ici, messieurs, je vous le demande, une circonstance, un détail, une particularité du crime, qui n’explique pas la culpabilité de M. de Trémorel?

– Il y a la hache, répondit le père Plantat, la hache retrouvée au second étage, et dont la position vous a semblé si extraordinaire.

– J’y arrive, monsieur le juge de paix, répondit M. Lecoq.

«Il est un point de cette affaire ténébreuse sur lequel, grâce à vous, nous sommes parfaitement fixés.

«Nous savons que Mme de Trémorel possédait et cachait, au su de son mari – un papier, un acte, une lettre – dont celui-ci convoitait la possession et qu’elle refusait absolument, en dépit de ses prières, de lui donner.

«Vous nous avez affirmé que le désir – la nécessité peut-être – de s’emparer de ce papier a contribué puissamment à armer la main du comte.

«Nous ne serons donc pas téméraires en supposant à ce titre une importance non seulement extraordinaire, mais encore tout à fait exceptionnelle.

«Il faut croire, à plus forte raison, qu’il est, de sa nature, extrêmement compromettant. Mais qui compromet-il? Le comte et la comtesse ensemble, ou seulement le comte? À cet égard j’en suis réduit aux conjectures.

«Ce qui est acquis, c’est que ce titre est une menace – exécutable sur-le-champ – suspendue sur la tête de celui ou de ceux qu’elle concerne.

«Ce qui est sûr, c’est que Mme de Trémorel considérait cet écrit, soit comme une garantie, soit comme une arme terrible mettant son mari à sa discrétion.

«Ce qui est un fait, c’est que, pour se délivrer de cette menace perpétuelle qui troublait sa vie, M. de Trémorel a tué sa femme.

Si logique était la déduction, ses derniers termes faisaient si bien éclater l’évidence, que le docteur et le père Plantat ne purent retenir une exclamation approbative.

Ils s’écrièrent ensemble:

– Très bien!

– Maintenant, reprit M. Lecoq, des divers éléments qui ont servi à former notre conviction, il faut conclure que le contenu de cette lettre est tel que, retrouvée, elle enlèverait nos dernières hésitations, elle doit expliquer le crime et rendre inutiles les précautions de l’assassin.

«Le comte devait donc faire tout au monde, tenter l’impossible, pour ne pas laisser derrière lui ce danger. C’est pourquoi, les préparatifs qui, à son sens, devaient égarer la justice, terminés, malgré le sentiment d’un péril imminent, malgré l’heure qui passe, malgré le jour qui vient, M. de Trémorel, au lieu de fuir, recommence avec plus d’acharnement que jamais ses inutiles perquisitions.

«De nouveau il revoit les meubles à l’usage de sa femme, les tiroirs, les livres, les papiers. En vain.

«Alors il se décide à explorer le second étage, et toujours armé de sa hache, il monte.

«Déjà il a attaqué un meuble, lorsque dans le jardin un cri retentit. Il court à la fenêtre: Que voit-il?

«Philippe et le vieux La Ripaille sont debout au bord de l’eau, sous les saules du parc, près du cadavre.

«Comprenez-vous l’épouvantable effroi de l’assassin!

«Désormais, plus une seconde à perdre, il n’a que trop attendu déjà. Le danger est pressant, terrible. Il fait jour, le crime est découvert, on va venir, il se voit perdu sans ressources.

«Il faut fuir, fuir à l’instant, au risque d’être vu, d’être rencontré, d’être arrêté.

«Violemment il lance sa hache qui entaille le parquet. Il descend, il glisse dans ses poches les liasses de billets de banque, il s’empare de la veste déchirée et sanglante de Guespin, qu’il lancera dans la rivière, du haut du pont, et il se sauve par le jardin.

«Oubliant toute prudence, éperdu, hors de lui-même, couvert de sang, il court, il franchit la douve, et c’est lui que le vieux La Ripaille aperçoit, gagnant les bois de Mauprévoir, où il compte réparer le désordre de ses vêtements.

«Il est sauvé pour le moment. Mais il laisse derrière lui cette lettre qui est, croyez-le, une formidable accusation, qui éclairera la justice, qui dira bien haut et sa scélératesse et la perfidie de ses manœuvres.

«Car il ne l’a pas retrouvée, cette lettre, mais nous la retrouverons, nous; elle nous est nécessaire pour ébranler M. Domini, il nous la faut pour changer nos doutes en certitude.

11

Un silence assez long suivit la déclaration de l’agent de la Sûreté. Peut-être ses auditeurs cherchaient-ils des objections.

Enfin, le docteur Gendron prit la parole.

– Dans tout cela, dit-il, je n’aperçois pas le rôle de Guespin.

– Je ne le vois pas non plus, monsieur, répondit M. Lecoq. Et ici, je dois vous confesser le fort et le faible de mon système d’enquête. Avec cette méthode, qui consiste à reconstituer le crime avant de s’occuper du criminel, je ne puis, ni me tromper, ni avoir raison à demi. Ou toutes mes déductions sont justes, ou il n’en est pas une seule qui le soit. C’est tout ou rien. Si je suis dans le vrai, Guespin n’a pas trempé dans le crime – au moins directement – puisqu’il n’est pas une circonstance qui fasse soupçonner un concours étranger. Si au contraire, je m’abuse…

M. Lecoq s’interrompit. On eût dit qu’il prêtait l’oreille à quelque bruit insolite venu du jardin.

– Mais je ne m’abuse pas, reprit-il, j’ai contre le comte une autre charge encore, dont je ne vous ai pas parlé, et qui me paraît bien concluante.

– Oh! fit le docteur, à quoi bon désormais?

– Deux sûretés valent mieux qu’une, monsieur, et moi je doute toujours. Donc, laissé seul un moment, ce tantôt, par monsieur le juge de paix, j’ai demandé à François, le valet de chambre, s’il savait exactement le compte des chaussures de son maître. Il m’a répondu que oui, et m’a conduit dans le cabinet où on serre les chaussures.

«Il manquait une paire de bottes à tiges de cuir de Russie, mises le matin même – François en est sûr – par le comte de Trémorel.

«Ces bottes, je les ai cherchées avec un soin minutieux, je ne les ai pas aperçues.

«Enfin, la cravate que portait le comte dans la journée du 8, qui est bleue avec des raies blanches, a disparu également.

– Voilà, s’écria le père Plantat, voilà l’indiscutable preuve de vos suppositions au sujet des pantoufles et du foulard.

– Il me paraît en effet, répondit l’agent de la Sûreté, que les faits sont assez rétablis pour nous permettre d’aller de l’avant. Recherchons maintenant les événements qui ont dû déterminer…

Depuis un moment déjà M. Lecoq, tout en parlant, observait sournoisement le dehors.

Tout à coup, sans un mot, avec cette foudroyante hardiesse et cette précision d’élan du chat qui bondit sur la souris qu’il guette, il s’élança sur l’appui de la fenêtre ouverte, et de là dans le jardin.

Presque simultanément, on entendit le bruit de la chute, un cri étouffé, un juron, puis les trépignements d’une lutte.

Le docteur et le père Plantat s’étaient précipités à la fenêtre. Le jour commençait à poindre, les arbres frissonnaient au vent frais du matin, les objets apparaissaient vaguement distincts, sans formes arrêtées, au travers de ce brouillard blanc qui plane, les nuits d’été, sur la vallée de la Seine.

Au milieu du gazon, devant les fenêtres de la bibliothèque, le médecin et le juge de paix entrevoyaient deux hommes, deux ombres plutôt, qui se démenaient, agitant furieusement les bras.

Par instants, à intervalles très rapprochés, ils entendaient le bruit mou et clapoteux d’un poing fermé qui s’abat en plein sur la chair vive.

Bientôt, les deux ombres n’en formèrent qu’une, puis elles se séparèrent pour se rejoindre de nouveau; une des deux tomba, se releva aussitôt, et retomba encore.

– Ne vous dérangez pas, messieurs, criait la voix de M. Lecoq, je tiens le gredin.

L’ombre restée debout, qui devait être celle de l’agent de la Sûreté, s’inclina, et le combat, qui semblait fini, recommença. L’ombre étendue à terre se défendait avec l’énergie si dangereuse du désespoir. Son torse, au milieu de la pelouse formait comme une grande tache brune, et ses jambes, lançant des coups de pied, se tendaient et se détendaient convulsivement.

Il y eut un moment de confusion tel, que M. Gendron et le père Plantat cessèrent de distinguer laquelle des deux ombres était celle de l’agent de la Sûreté.

Elles s’étaient relevées et luttaient. Soudain, une exclamation de douleur retentit, accompagné d’un juron:

– Ah! canaille!

Et tout aussitôt, un grand cri, un cri déchirant traversa l’espace, et la voix railleuse de l’homme de la préfecture dit:

– Le voilà! je l’ai décidé à venir nous présenter ses civilités, éclairez-nous un peu.

Le médecin et le juge de paix se précipitèrent ensemble vers la lampe. De leur empressement, un retard résulta, et au moment où le docteur Gendron s’emparant du luminaire, relevait à sa hauteur, la porte du salon s’ouvrit, brutalement poussée.

– Je vous présente, messieurs, disait l’agent de la Sûreté, le sieur Robelot, rebouteux à Orcival, herboriste par prudence et empoisonneur par vocation.

Telle était la stupéfaction du père Plantat et de M. Gendron, que ni l’un ni l’autre ne put répondre.

C’était bien le rebouteux, en effet, remuant dans le vide ses mâchoires désarticulées. Son adversaire l’avait jeté bas au moyen de ce terrible coup du genou qui est la suprême défense et l’ultima ratio des pires rôdeurs de barrières parisiens.

Mais ce n’était pas la présence, presque inexplicable pourtant, de Robelot, qui surprenait si fort le juge et son ami. Leur stupeur venait de l’apparence de cet autre homme qui, de sa poigne d’acier, aussi rigide que des menottes maintenait l’ancien garçon de laboratoire du docteur et le poussait en avant.

Il avait incontestablement la voix de M. Lecoq, son costume, sa cravate à nœud prétentieux, sa chaîne de montre en crin jaune, et cependant ce n’était pas, non ce n’était plus M. Lecoq.

Sorti par la fenêtre, blond, avec des favoris bien ratissés, il rentrait par la porte, brun et le visage glabre.

Celui qui était sorti, était un homme mûr, à physionomie capricieuse, prenant à volonté, l’air idiot ou l’air intelligent; celui qui rentrait était un beau garçon de trente-cinq ans à l’œil fier, à la lèvre frémissante: de magnifiques cheveux noirs bouclés faisaient vigoureusement ressortir la pâleur mate de son teint et le ferme dessin de sa tête énergique.

Il avait au cou, un peu au-dessous du menton, une blessure qui saignait.

– Monsieur Lecoq! s’exclama le juge de paix, recouvrant enfin la parole.

– Lui même, répondit l’agent de la sûreté, et, pour cette fois seulement, le vrai.

Et s’adressant au rebouteux, tout en lui donnant un rude coup d’épaule:

– Avance, toi, dit-il.

Le rebouteux tomba à la renverse sur un fauteuil, mais l’homme de la police continua à le tenir.

– Oui, poursuivait-il, ce gredin m’a arraché mes ornements blonds. C’est grâce à lui, et bien malgré moi, que je vous apparais au naturel, avec la tête qui m’a été donnée par le Créateur, et qui est bien à moi.

Il eut un geste insouciant et ajouta, moitié fâché, moitié souriant:

– Je suis le vrai Lecoq, et sans mentir, il n’y a pas plus de trois personnes qui le connaissent après vous, messieurs: deux amis sûrs et une amie qui l’est infiniment moins, celle dont je parlais tout à l’heure.

Les yeux du père Plantat et de M. Gendron interrogeaient avec tant d’insistance, que l’agent de la Sûreté continua:

– Que voulez-vous! Tout n’est pas rose, dans le métier. On court, à écheniller la société, des dangers qui devraient bien nous concilier l’estime de nos contemporains à défaut de leur affection. Tel que vous me voyez je suis condamné à mort par sept malfaiteurs, les plus dangereux qui soient en France. Je les ai fait prendre, et ils ont juré – et ce sont des hommes de parole – que je ne mourrais que de leur main. Où sont-ils, ces misérables? Quatre sont à Cayenne, un est à Brest; j’ai de leurs nouvelles. Mais les deux autres? J’ai perdu leur piste. Qui sait si l’un deux ne m’a pas suivi jusqu’ici, qui me dit que demain, au détour d’un chemin creux, je ne recevrai pas six pouces de fer dans le ventre.

Il eut un sourire mélancolique.

– Et pas de récompense, poursuivit-il, pour les périls que nous bravons. Que je tombe demain, on ramassera mon cadavre, on le portera à l’un des domiciles officiels qu’on me connaît et tout sera dit.

Le ton de l’homme de la police était devenu amer, la sourde irritation de sa voix trahissait bien des rancunes.

– Heureusement, reprit-il, mes précautions sont prises. Tant que je suis dans l’exercice de mes fonctions, je me méfie, et quand je suis sur mes gardes, je ne crains personne. Mais il est des jours où on est las de craindre, où on veut pouvoir tourner court une rue sans redouter le poignard. Ces jours-là je redeviens moi-même; je me débarbouille, je jette mon masque, ma personnalité se dégage des mille déguisements que j’endosse tour à tour. Voici quinze ans que je suis à la préfecture, nul n’y connaît mon visage vrai, ni la couleur de mes cheveux…

Maître Robelot, mal à l’aise sur son fauteuil, essaya un mouvement.

– Ah! ne fais pas le méchant, lui dit M. Lecoq, changeant subitement de ton, il t’en cuirait, lève-toi plutôt et dis-nous ce que tu faisais dans ce jardin?

– Mais vous êtes blessé! s’écria le juge de paix, remarquant le filet de sang qui glissait le long de la chemise de l’agent de la Sûreté.

– Oh! ce n’est rien, monsieur, une égratignure, ce drôle avait un grand coutelas fort pointu dont il a voulu jouer…

Le juge de paix voulut absolument examiner cette blessure, et c’est seulement quand le docteur eut reconnu sa parfaite innocuité, qu’il s’occupa du rebouteux.

– Voyons, maître Robelot, demanda-t-il, que veniez-vous faire chez moi?

Le misérable ne répondit pas.

– Prenez garde, insista le père Plantat, votre silence nous confirmera dans l’idée que vous êtes venu avec les pires desseins.

Mais c’est en vain que le père Plantat épuisa son éloquence persuasive, le rebouteux se renfermait dans une farouche et silencieuse immobilité.

Alors M. Gendron se décida à prendre la parole, espérant; non sans raison, qu’il aurait quelque influence sur son ancien domestique.

– Réponds, interrogea-t-il, que voulais-tu?

Le rebouteux fit un effort, et ses yeux dénoncèrent une vive souffrance. Parler, avec sa mâchoire démise, était douloureux.

– Je venais pour voler, répondit-il, je l’avoue.

– Voler!… quoi?

– Je ne sais pas.

– On n’escalade pas un mur, on ne risque pas la prison sans une intention bien arrêtée d’avance.

– Eh bien, donc je voulais…

Il s’arrêta.

– Quoi? parle.

– Prendre des fleurs rares dans la serre.

– Avec ton coutelas, n’est-ce pas? fit en ricanant M. Lecoq.

Le rebouteux lui lançant un regard terrible, il continua:

– Ne me regarde pas ainsi, tu ne me fais pas peur. Puis, toi qui es fin, ne nous dis donc pas de niaiseries. Si tu nous crois beaucoup plus bêtes que toi, tu te trompes, je t’en préviens.

– Je voulais prendre les pots, balbutia maître Robelot, pour les revendre.

– Allons donc! fit l’agent de la Sûreté en haussant les épaules, ne répète donc pas tes inepties. Toi, un homme qui achète et paie comptant des terres excellentes, voler des pots de bruyère! À d’autres. Ce soir, mon garçon, on t’a retourné comme un vieux gant. Bien malgré toi, tu as donné la volée à un secret qui te tourmente diablement, et tu venais ici pour tâcher de le reprendre. En y réfléchissant, tu t’es dit, toi rusé, que sans doute M. Plantat n’avait encore parlé à qui que ce soit et tu arrivais avec le projet ingénieux de l’empêcher de parler désormais à âme qui vive.

Le rebouteux voulut protester.

– Tais-toi donc, lui dit M. Lecoq, et ton coutelas?

Pendant cet interrogatoire sommaire du rebouteux, le père Plantat réfléchissait.

– Peut-être, murmura-t-il, peut-être ai-je parlé trop tôt.

– Pourquoi donc? répondit l’agent de la Sûreté, je cherchais une preuve palpable à donner à M. Domini, nous lui servirons ce joli garçon, et s’il n’est pas content, c’est qu’il est trop difficile.

– Mais que faire de ce misérable?

– Il doit bien y avoir dans la maison un endroit pour l’enfermer; s’il le faut, je le ficellerai.

– J’ai là, proposa le juge de paix, un cabinet noir.

– Est-il sûr?

– Trois des côtés sont formés de murs épais, le quatrième qui donne ici même est fermé par une double porte, pas d’ouvertures, pas de fenêtres, rien.

– C’est notre affaire.

Le père Plantat ouvrit alors le cabinet qui sert de décharge à sa bibliothèque, sorte de trou noir, humide faute d’air, étroit, et tout plein de livres de rebut, de paquets de journaux et de vieux papiers.

– Tu seras, là-dedans, comme un petit roi, dit l’agent au rebouteux.

Et, après l’avoir fouillé, il le poussa dans le cabinet. Robelot ne résista pas, mais il demanda à boire et une lumière. On lui passa une carafe pleine d’eau et un verre.

– Quant à de la lumière, lui dit M. Lecoq, tu t’en passeras. Tu n’aurais qu’à nous jouer quelque mauvais tour.

La porte du cabinet noir refermée, le père Plantat tendit la main à l’agent de la Sûreté.

– M. Lecoq, lui dit-il, d’une voix émue, vous venez probablement de me sauver la vie au péril de la vôtre; je ne vous remercie pas. Un jour viendra, je l’espère, où il me sera possible…

L’homme de la préfecture l’interrompit d’un geste.

– Vous savez, monsieur, fit-il, combien ma peau est compromise, la risquer une fois de plus n’est pas un mérite; puis, sauver la vie à un homme, ce n’est pas toujours lui rendre service…

Il resta pensif quelques secondes et ajouta:

– Vous me remercierez plus tard, monsieur, lorsque j’aurai acquis d’autres droits à votre gratitude.

M. Gendron, lui aussi, avait donné une cordiale poignée de main à l’agent de la Sûreté.

– Laissez-moi, lui disait-il, vous exprimer toute mon admiration. Je n’avais pas idée de ce que peuvent être les investigations d’un homme de votre trempe. Arrivé ce matin, sans détails, sans renseignements, vous êtes parvenu par le seul examen du théâtre du crime, par la seule force du raisonnement et de la logique, à trouver le coupable; et, bien plus, à nous démontrer, à nous prouver, que le coupable ne peut pas être un autre que celui que vous dites.

M. Lecoq s’inclina modestement. En réalité, les éloges de ce juge [2] si compétent chatouillaient délicieusement sa vanité.

– Et cependant, répondit-il, je ne suis pas encore parfaitement satisfait. Certes, la culpabilité de M. de Trémorel m’est surabondamment prouvée. Mais quels mobiles l’ont poussé? Comment a-t-il été conduit à cette épouvantable détermination de tuer sa femme et d’essayer de faire croire que lui-même avait été assassiné?

– Ne peut-on supposer, objecta le docteur, que dégoûté de Mme de Trémorel, il s’est défait d’elle pour rejoindre une autre femme aimée, adorée jusqu’à la folie?

M. Lecoq hocha la tête.

– On ne tue pas sa femme, dit-il, pour cette seule raison qu’on ne l’aime plus et qu’on en adore une autre. On quitte sa femme, on va vivre avec sa maîtresse, et tout est dit. Cela se voit tous les jours, et ni la loi, ni l’opinion ne condamnent bien sévèrement l’homme qui agit ainsi.

– Mais, objecta le médecin, quand c’est la femme qui possède la fortune!…

– Ce n’est pas ici le cas, répondit l’agent de la Sûreté; je suis allé aux informations, M. de Trémorel possédait de son chef cent mille écus, débris d’une fortune colossale sauvés par son ami Sauvresy, et sa femme, par leur contrat de mariage, lui a de plus reconnu un demi-million. Avec huit cent mille francs, on peut vivre à l’aise partout. D’ailleurs, le comte était parfaitement maître de toutes les valeurs de la communauté. Il pouvait vendre, acheter, réaliser, emprunter, placer et déplacer les fonds à sa fantaisie.

Le docteur Gendron n’avait rien à répondre. M. Lecoq continua, parlant avec une certaine hésitation, tandis que ses yeux interrogeaient le père Plantat.

– C’est dans le passé, je le sens, qu’il faut chercher les raisons de ce meurtre d’aujourd’hui et les motifs de la terrible résolution de l’assassin. Un crime liait le comte et la comtesse si indissolublement, que la mort seule de l’un pouvait rendre la liberté à l’autre. Ce crime, je l’ai soupçonné du premier coup, je l’ai entrevu à chaque moment depuis ce matin, et l’homme que nous venons d’enfermer là, Robelot le rebouteux, qui voulait assassiner monsieur le juge de paix, en a été l’agent ou le complice.

Le docteur Gendron n’avait pas assisté aux diverses scènes qui, dans la journée au Valfeuillu, le soir chez le maire d’Orcival, avaient établi une tacite entente entre le père Plantat et l’homme de la préfecture. Il lui fallait toute la perspicacité dont il est doué pour combler les lacunes et deviner les sous-entendus de la conversation qu’il écoutait depuis deux heures. Les derniers mots de l’agent de la Sûreté furent pour lui un trait de lumière, et il s’écria:

– Sauvresy!…

– Oui, répondit M. Lecoq, oui, Sauvresy!… Et ce papier que cherchait le meurtrier avec tant d’acharnement, cette lettre pour laquelle il négligeait le soin de son salut, doit contenir l’irrécusable preuve du crime.

En dépit des regards les plus significatifs, des provocations les plus directes à une explication, le vieux juge de paix se taisait. Il semblait à cent lieues de l’explication actuelle, et son regard perdu dans le vide, paraissait suivre dans les brumes du passé des événements oubliés.

M. Lecoq, après une courte délibération intérieure, se décida à frapper un grand coup.

– Quel passé, fit-il, que celui-ci dont le fardeau est si écrasant que, pour s’y soustraire, un homme jeune, riche, heureux, M. le comte Hector de Trémorel, arrive à combiner froidement un crime, résigné d’avance à disparaître ensuite, à cesser d’exister légalement, à perdre tout ensemble, sa personnalité, sa situation, son honneur et son nom! Quel passé, que celui dont le poids peut décider au suicide une jeune fille de vingt ans!

Le père Plantat s’était redressé, pâle, plus ému peut-être qu’il ne l’avait été de la journée.

– Ah! s’écria-t-il d’une voix altérée, vous ne pensez pas ce que vous dites là. Laurence n’a jamais rien su!

M. Gendron qui étudiait sérieusement le vrai Lecoq, crut voir un fin sourire éclairer la figure si intelligente du policier.

Le vieux juge de paix, cependant, poursuivait calme et digne désormais, d’un ton qui n’était pas exempt d’une certaine hauteur:

– Il n’était besoin, M. Lecoq, ni de ruses ni de subterfuges pour me déterminer à dire ce que je sais.

«Je vous ai témoigné assez d’estime et de confiance, pour vous ôter le droit de vous armer contre moi du secret douloureux – ridicule, si vous voulez – que vous avez surpris.

Si grand que soit son aplomb, l’agent de la Sûreté fut quelque peu décontenancé et essaya de protester.

– Oui, interrompit le père Plantat, votre surprenant génie d’investigations vous a conduit à la vérité. Mais vous ne savez pas tout, et maintenant encore, je me tairais si les raisons qui me commandaient le silence n’avaient cessé d’exister.

Il ouvrit le tiroir à secret d’un bureau de vieux chêne placé près de la cheminée, et en sortit un dossier assez volumineux qu’il déposa sur la table.

– Voici quatre ans, reprit-il, que jour par jour, je devrais dire: heure par heure, je suis les phases diverses du drame affreux qui, cette nuit, au Valfeuillu, s’est dénoué dans le sang. Dans le principe, ce fut curiosité pure d’ancien avoué désœuvré. Plus tard, j’espérais sauver l’existence et l’honneur d’une personne bien chère.

«Pourquoi je n’ai rien dit de mes découvertes? C’est, messieurs, le secret de ma conscience, elle ne me reproche rien. Et d’ailleurs, hier encore, je fermais les yeux à l’évidence, il m’a fallu le brutal témoignage du fait…

Le jour était venu. Dans les allées du jardin, les merles effrontés couraient en sifflant. Le pavé de la route d’Évry sonnait sous le sabot des attelages matinaux se rendant aux champs. Aucun bruit ne troublait le morne silence de la bibliothèque, aucun, sinon le bruissement des feuilles de papier que tournait le vieux juge de paix et de temps à autre une plainte du rebouteux qui, enfermé dans le cabinet noir, souffrait et geignait.

– Avant de commencer, dit le père Plantat, je devrais, messieurs, consulter vos forces, voici vingt-quatre heures que nous sommes debout…

Mais le docteur et l’agent de la Sûreté protestèrent qu’ils n’avaient nul besoin de repos. La fièvre de la curiosité avait chassé la lassitude. Enfin, ils allaient avoir le mot de cette sanglante énigme.

– Soit, reprit le juge de paix, alors écoutez-moi.

12

À vingt-six ans, le comte Hector de Trémorel était le modèle achevé, le parfait idéal du gentilhomme viveur, tel qu’il peut l’être à notre époque, inutile à soi et aux autres, nuisible même, semblant mis sur terre expressément pour jouir aux dépens de tout et de tous.

Jeune, très noble, élégant, riche à millions, doué d’une santé de fer, ce dernier descendant d’une grande race, gaspillait le plus follement, d’aucuns disaient le plus indignement du monde, et sa jeunesse et son patrimoine.

Il est vrai, qu’à ces excès de tous les genres, il avait conquis une magnifique et peu enviable célébrité.

On citait ses écuries, ses équipages, ses gens, son mobilier, ses chiens, ses maîtresses.

Ses chevaux de rebut faisaient encore prime, et une drôlesse distinguée par lui acquérait aussitôt une valeur plus grande, comme un effet de commerce sur lequel tomberait la signature de M. de Rotchschild.

N’allez pas croire, au moins, que ce jeune homme fût né mauvais! Il avait eu du cœur et même de généreuses idées, autrefois, à vingt ans. Six années de bonheurs malsains l’avaient gâté jusqu’à la moelle.

Vaniteux jusqu’à la folie, il était prêt à tout pour garder sa famosité. Il avait l’égoïsme farouche et terrible de quiconque n’a jamais eu à s’occuper que de soi et n’a jamais souffert. Enivré jusqu’au vomissement des plates flagorneries de soi-disant amis qu’attirait son argent, il s’admirait en conscience, prenant pour de l’esprit son cynisme brutal, et pour du caractère son superbe dédain de toute morale, son manque absolu de principe et son scepticisme idiot.

Et faible, avec cela. Ayant des caprices, jamais une volonté. Faible comme l’enfant, comme la femme, comme la fille.

On retrouve sa biographie dans tous les petits journaux du moment, qui colportaient à l’envi les mots qu’il faisait ou qu’il aurait pu faire à ses heures de loisir.

Ses moindres faits et gestes sont relatés.

Une nuit, soupant au Café de Paris, il jette toute la vaisselle par la fenêtre; c’est mille louis qu’il en coûte. Bravo! Le lendemain, après boire, il fait scandale avec une drôlesse dans une loge d’avant-scène, et il faut l’intervention du commissaire de police. On n’est pas plus régence.

Un matin, Paris-badaud apprend avec stupeur qu’il s’envole en Italie avec la femme du banquier X… une mère de famille de dix-neuf ans.

Il se bat en duel et blesse son adversaire. Quel courage! La semaine suivante, c’est lui qui reçoit un coup d’épée. C’est un héros!

Une fois, il va à Bade et fait sauter la banque. Une autre fois, après une séance de jeu de soixante heures, il réussit à perdre cent vingt mille francs contre un prince russe.

Il est de ces esprits que le succès exalte, qui convoitent les applaudissements, mais qui jamais ne s’inquiètent de la nature de ceux qu’ils obtiennent. Le comte Hector était un peu plus que ravi du bruit qu’il faisait par le monde. Avoir sans cesse son nom, ses initiales, dans les bulletins du Monde parisien lui paraissait comble de l’honneur et de la gloire.

Il n’en laissait rien paraître, toutefois, et même avec une désinvolture charmante, il disait après chaque nouvelle aventure:

– Ne cessera-t-on donc jamais de s’occuper de moi?

Puis, dans les grandes occasions, empruntant un mot à Louis XV, il disait:

– Après moi le déluge.

Le déluge arriva de son vivant.

Un matin du mois d’avril, son valet de chambre, qui était un bâtard scrofuleux de quelque portier parisien, par lui formé, dressé et stylé, l’éveilla sur les neuf heures en lui disant:

– Monsieur, il y a dans l’antichambre, en bas, un huissier qui vient, à ce qu’il prétend, pour saisir les meubles de Monsieur.

Hector se retourna sur ses oreilles, bâilla, se détira et répondit:

– Eh bien, dis-lui de commencer l’opération par les écuries et les remises et remonte m’habiller.

Il ne parut pas autrement ému, et le domestique se retira surpris et émerveillé du flegme de son maître.

C’est que le comte avait du moins ce mérite de savoir au juste à quoi s’en tenir sur sa situation financière, et cette invasion de l’huissier, il la prévoyait, je dirai plus, il l’attendait.

Il y avait trois ans qu’à la suite d’une chute de cheval qui le mit sur le lit six semaines, le comte de Trémorel avait mesuré la profondeur du gouffre où il courait.

Alors, il pouvait encore se sauver. Mais quoi! il lui eût fallu changer son genre de vie, réformer sa maison, apprendre qu’il faut vingt pièces d’un franc pour faire un louis! Fi, jamais!

Il lui parut que, donner un louis de moins par mois à sa maîtresse en titre, ce serait rogner d’un centimètre le piédestal que lui avaient élevé ses contemporains. Plutôt mourir!

Et après mûres réflexions, il se dit qu’il irait jusqu’au bout. Ses aïeux ne mouraient-ils pas tout d’une pièce? Le mauvais quart d’heure venu, il s’enfuirait à l’autre bout de la France, démarquerait son linge et se ferait sauter la cervelle au coin de quelque bois.

L’échéance fatale était arrivée.

C’est qu’à force de contracter des obligations, de signer des lettres de change, de renouveler des billets, de payer des intérêts et les intérêts des intérêts, de donner des commissions et des pots de vin, d’emprunter toujours et de ne jamais rendre, Hector avait dévoré le patrimoine princier – près de quatre millions en terres – recueilli à la mort de son père.

L’hiver qui venait de s’écouler lui avait coûté cinquante mille écus. Il y avait huit jours qu’ayant tenté un dernier emprunt de cent mille francs, il avait échoué.

On l’avait refusé, non que ses propriétés ne valussent plus qu’il ne devait, mais les prêteurs sont prudents et ils savent l’incroyable dépréciation des biens vendus aux enchères.

C’est pourquoi le valet de chambre du comte de Trémorel, entrant et disant: «Monsieur, c’est l’huissier», semblait en réalité quelque spectre de commandeur criant: «Au pistolet, maintenant.»

Il prit crânement l’avertissement et se leva en murmurant:

– Allons, c’est fini.

Il était fort calme et plein d’un beau sang-froid, bien qu’un peu étourdi. Mais le vertige est assez excusable, lorsque, sans transition, on passe de tout à rien.

Sa conviction étant qu’il faisait sa dernière toilette, il ne voulait pas qu’elle fût inférieure à ses toilettes de tous les jours. Parbleu! C’est en grande tenue de cour que la noblesse française allait au combat.

En moins d’une heure, il fut prêt. Il passa, comme d’ordinaire, sa chaîne de montre à coulants de brillants dans la boutonnière de son gilet, puis il glissa dans la poche de côté de son léger pardessus une paire de mignons pistolets à deux coups, à crosse d’ivoire, chef-d’œuvre de Brigt, l’artiste armurier anglais.

Alors, il renvoya son domestique, et ouvrant son secrétaire il inventoria ses suprêmes ressources.

Il lui restait dix mille et quelques cents francs.

Avec cette somme, il pouvait entreprendre un voyage, prolonger son existence de deux ou trois mois, mais il repoussa avec horreur la pensée – indigne de son beau caractère – d’un misérable subterfuge, d’un sursis déguisé, d’un recours en grâce.

Il songea, au contraire, que ces dix billets de mille francs allaient lui permettre une somptueuse largesse dont il serait parlé dans le monde.

Il se dit qu’il serait chevaleresque d’aller demander à déjeuner à sa maîtresse et de lui faire cadeau de cet argent au dessert. Pendant le déjeuner, il serait étourdissant de verve, de gaieté, de scepticisme railleur, puis, à la fin, il annoncerait son suicide.

Cette fille ne manquerait pas d’aller partout raconter la scène; elle répéterait sa dernière conversation – son testament politique – et le soir on en causerait dans tous les cafés, il en serait question dans tous les journaux. Cette idée, ces perspectives d’éclat le réjouirent singulièrement et le réconfortèrent tout à fait. Il allait sortir, lorsque son regard tomba sur l’amas de paperasses que contenait son secrétaire. Peut-être s’y trouvait-il un écrit oublié capable de ternir la pureté d’acier de sa mémoire.

Vivement il vida les tiroirs dans la cheminée sans regarder, sans choisir, et il mit le feu à cette masse de papiers.

C’est avec un sentiment d’orgueil bien légitime qu’il regardait s’enflammer tous ces chiffons, lettres d’amour ou lettres d’affaires, doubles obligations, titres de noblesse ou de propriété. N’était-ce pas son passé éblouissant qui flambait à mettre le feu dans la cheminée!

Le dernier chiffon était consumé, il songea à l’huissier et descendit.

Cet officier ministériel dans l’exercice de ses fonctions, n’était autre que M. Z…, huissier audiencier, le mieux mis et le plus poli des huissiers, homme de goût et d’esprit, ami des artistes, poète lui-même, à ses heures.

Il avait déjà saisi dans les écuries huit chevaux, avec leurs harnachements, selles, brides, mors, couvertes; et dans la remise, cinq voitures avec leurs apparaux, coussins doubles, capotes mobiles, timons de rechange, lorsqu’il aperçut dans la cour le comte Hector.

– Je procédais fort lentement, monsieur le comte, lui dit-il, après l’avoir salué, peut-être désirez-vous arrêter les poursuites. La somme est importante, il est vrai, mais dans votre position…

– Sachez, monsieur, répondit superbement M. de Trémorel, que si vous êtes ici c’est que cela me convient. Mon hôtel ne me plaît plus, je n’y remettrai jamais les pieds, ainsi vous êtes le maître; allez.

Et pirouettant sur ses talons, il s’éloigna.

Et Me Z… bien désillusionné se remit à l’œuvre. Il allait de pièce en pièce, admirant et saisissant. Il décrivait les coupes de vermeil gagnées aux courses, les collections de pipes, les trophées d’armes. Il saisit la bibliothèque, un meuble splendide, et tous les volumes qu’elle contenait: un Manuel d’hippiatrique, La Chasse et la pêche, Les Mémoires de Casanova, Le Duel et les duellistes, Thérèse, La Chasse au chien d’arrêt

Pendant ce temps, le comte de Trémorel plus que jamais résolu au suicide, remontait le boulevard, se rendant chez sa maîtresse, qui occupait près de la Madeleine un petit appartement de six mille francs.

Cette maîtresse, Hector l’avait huit ou dix mois auparavant lancée dans le demi-monde, sous le nom de miss Jenny Fancy.

La vérité est qu’elle s’appelait Pélagie Taponnet, et qu’elle était, sans que le comte s’en doutât, la sœur adultérine de son valet de chambre.

Protégée par le comte de Trémorel, miss Fancy a eu dans le demi-monde parisien un réel et bruyant succès de toilettes et de beauté.

Elle était loin cependant d’être belle, dans l’acception classique du mot. Mais elle présentait le type accompli du «joli» parisien, type qui, pour être de pure convention, n’en a pas moins des admirateurs passionnés. Elle avait des mains délicates d’un dessin parfait, un pied mignon, de superbes cheveux châtains, la dent blanche du chat, et par-dessus tout, de grands yeux noirs insolents ou langoureux, caressants, provocants, des yeux à faire descendre les saints de pierre de leur niche.

Miss Fancy n’était pas fort intelligente, mais elle eut vite pris le facile «bagout» des coureuses de premières représentations; enfin, elle faisait valoir ses toilettes excentriques.

Le comte l’avait ramassée dans un bal public de bas étage, où, un soir, par le plus grand des hasards, il était entré pendant qu’elle dansait des pas risqués en bottines percées. En moins de douze heures, sans transition, elle passa de la plus affreuse misère à un luxe dont évidemment elle ne pouvait même avoir l’idée.

Éveillée un matin sur le grabat malpropre d’un cabinet garni à douze francs par mois, elle s’endormit le soir sous les courtines de satin d’un lit de palissandre.

Cet éblouissant changement ne la surprit pas autant qu’on le pourrait supposer.

Il n’est pas, à Paris, de fillette un peu jolie qui n’attende, pleine de confiance, des aventures plus surprenantes encore. Il faut à l’artisan enrichi quinze ans pour s’habituer à l’habit noir; la Parisienne quitte sa robe de six sous pour le velours et la moire, et on jurerait que jamais elle n’a porté autre chose.

Quarante-huit heures après son installation, miss Fancy avait mis ses domestiques sur un bon pied; on lui obéissait au doigt et à l’œil, et elle faisait marcher comme il faut ses couturières et ses modistes.

Cependant le premier étourdissement d’un plaisir absolument nouveau se dissipa vite. Bientôt, Jenny, seule une partie de la journée, dans son bel appartement, ne sut plus à quelles distractions se prendre.

Ses toilettes qui d’abord l’avaient transportée ne lui disaient plus rien. La jouissance d’une femme n’est complète, que doublée de la jalousie des rivales.

Or, les rivales de Fancy habitaient au faubourg du Temple, tout en haut, près de la barrière, elles ne pouvaient envier sa splendeur qu’elles ne connaissaient pas, et il lui était absolument interdit d’aller se montrer à elles, d’aller les éclabousser. À quoi bon, alors, une voiture!

Quant à Trémorel, Jenny le subissait, ne pouvant faire autrement. Il lui semblait le plus ennuyeux des hommes. Ses amis, elle les considérait tous comme des êtres assommants.

Peut-être sentait-elle un écrasant mépris sous les manières ironiquement polies, et comprenait-elle combien peu elle était, pour tous ces gens riches, ces viveurs, ces joueurs, ces blasés, ces repus.

Ses plaisirs, et encore elle les goûtait modérément, étaient une soirée chez quelque femme dans sa position, une nuit de baccarat où elle gagnait, un souper où elle gâchait tout.

Le reste du temps, elle s’ennuyait.

Elle s’ennuyait à périr, elle avait la nostalgie de la ruelle fangeuse de son quartier, de son garni infect.

Cent fois elle eut envie de planter là Trémorel, de renoncer à son luxe, à son argent, à ses domestiques et de reprendre son ancienne existence. Dix fois, elle fit son paquet, toujours l’amour-propre la retint au dernier moment.

Telle est, aussi exactement que possible, la femme chez laquelle ce matin de la saisie, le comte Hector se présenta sur les onze heures.

Certes, elle ne l’attendait guère si matin, et elle fut bien surprise quand il lui annonça qu’il venait lui demander à déjeuner, la priant de faire se dépêcher la cuisinière, parce qu’il était fort pressé.

Jamais miss Fancy n’avait vu son amant si aimable, jamais surtout elle ne l’avait vu si gai. Tant que dura le déjeuner, il fut, comme il se l’était promis, étincelant de verve.

Le café servi Hector jugea le moment opportun pour parler.

– Tout ceci, mon enfant, dit-il, n’est qu’une préface destinée à te préparer à une nouvelle assez surprenante. Donc, tu sauras que je suis ruiné.

Elle le regarda ébahie, paraissant ne pas comprendre.

– J’ai dit ruiné, insista-t-il en riant très fort, tout ce qu’il y a de plus ruiné, ruiné à plates coutures.

– Ah! tu veux te moquer de moi, tu plaisantes!…

– Jamais je n’ai parlé si sérieusement, reprit Hector. Cela te semble invraisemblable, n’est-ce pas? Eh bien! c’est pourtant très vrai.

Les grands yeux de Jenny interrogeaient toujours.

– Que veux-tu, continua-t-il avec une superbe insouciance, la vie est comme une grappe de raisin qu’on mange lentement grain à grain ou dont on exprime le suc dans un verre pour le boire d’un trait. J’ai choisi la seconde méthode. Ma grappe à moi se composait de quatre millions, ils sont bus. Je ne les regrette pas, j’ai eu de la vie pour mon argent. Mais à présent, je puis me flatter d’être aussi gueux que n’importe quel gueux de France. Tout à cette heure est saisi chez moi, je suis sans domicile, je n’ai plus le sou.

Il parlait, il parlait, s’animant au choc des pensées diverses qui se pressaient tumultueusement dans son cerveau, s’exaltant au cliquetis des mots.

Et il ne jouait pas la comédie. Sa bonne foi était complète, intacte, entière. Il ne songeait même pas à se trouver bien.

– Mais… alors… hasarda miss Fancy…

– Quoi? tu te trouves libre? Cela va sans se dire.

Elle ne savait trop encore si elle devait s’affliger ou se réjouir.

– Oui! déclara-t-il, je te rends ta liberté. Jenny eut un geste sur lequel Hector se méprit.

– Oh! mais, sois tranquille, ajouta-t-il vivement je ne te quitte pas ainsi, je ne veux pas que demain tu te trouves dans l’embarras. Le loyer ici étant à ton nom, le mobilier te reste, et, de plus, j’ai songé à toi. J’ai là, dans ma poche, cinq cents louis, c’est toute ma fortune, je te l’apporte.

Il lui présentait en même temps sur une assiette – imitant en riant les garçons de restaurant qui rapportent la monnaie – ses dix derniers billets de mille francs.

Elle les repoussa avec horreur.

– Eh bien! fit-il, reprenant son ton d’homme supérieur, voilà un beau mouvement, mon enfant, c’est bien, très bien. Je l’ai toujours pensé, vois-tu, et toujours dit, tu es une bonne fille, trop bonne même, il faudra te corriger.

Oui, elle était bonne fille, miss Jenny Fancy, autrement dit Pélagie Taponnet, car au lieu de serrer les billets de banque et de mettre Hector à la porte comme c’était incontestablement son droit, elle essaya, le croyant très malheureux, de le consoler, de le réconforter.

Depuis que Trémorel lui avait confessé qu’il était sans le sou, elle ne le haïssait presque plus, et même, par un revirement fréquent chez les femmes de cette trempe, elle commençait à l’aimer.

Hector saisi, sans asile, n’était plus l’homme terrible, payant pour être le maître, le millionnaire dont un caprice rejette au ruisseau la femme qu’il en a tirée par fantaisie. Ce n’était plus le tyran, l’être exécré. Ruiné, il descendait de son piédestal, il rentrait dans le droit commun, il redevenait un homme comme les autres, préférable aux autres, étant vraiment remarquablement beau.

Puis prenant pour un généreux élan du cœur le dernier artifice d’une vanité malade, Fancy était extrêmement touchée de ce don de dix mille francs.

– Tu n’es pas si pauvre que tu dis, reprit-elle, puisque tu as encore cette somme.

– Eh! chère enfant, c’est à peine ce que tu me coûtes par mois, je t’ai donné tout autant deux ou trois fois pour quelques petits diamants que tu portais une soirée.

Elle réfléchit un moment, et tout étonnée, comme après une découverte:

– Tiens! dit-elle, c’est pourtant vrai.

Depuis longtemps Hector ne s’était autant amusé.

– Mais, reprit gravement miss Fancy, je puis dépenser moins, oh! oui, beaucoup moins, et être, je te l’assure, tout aussi heureuse. Autrefois, avant de te connaître, quand j’étais jeune – elle avait dix-neuf ans – dix mille francs me semblaient une de ces sommes fabuleuses dont on parle, mais que peu d’hommes ont vue réunie en un seul tas, que bien peu ont tenue entre les mains.

Elle essayait de glisser les billets dans la poche du comte qui se défendait.

– Ainsi, tiens, reprends, garde…

– Que veux-tu que j’en fasse?

– Je ne sais, mais il me semble que cet argent peut en rapporter d’autre. Ne peux-tu jouer à la Bourse, parier aux courses, gagner à Bade, tenter quelque chose enfin? J’ai entendu parler de gens qui maintenant sont riches comme des rois, qui ont commencé avec rien, et qui n’avaient pas ton éducation à toi, qui as tout vu, qui connais tout. Que ne fais-tu comme eux?

Elle parlait vivement, avec cet entraînement de la femme qui cherche à faire triompher son idée.

Et lui, la regardait, stupéfait de lui trouver cette sensibilité, cet intérêt désintéressé à sa personne, plus étonné qu’un prosecteur de l’école, qui, préparant sa leçon, rencontrerait le cœur de son sujet à droite au lieu de le découvrir à gauche.

– Tu veux bien, n’est-ce pas? insistait-elle, tu veux bien…

Il secoua l’espèce de torpeur pleine de charmes où le plongeait la mine câline de sa maîtresse.

– Oui, lui dit-il, tu es une bonne fille, mais prends ces cinq cents louis puisque je te les donne, et ne t’inquiète de rien.

– Mais toi? as-tu encore de l’argent? que te reste-t-il?

– J’ai encore…

Il s’arrêta, inspectant ses poches, comptant l’or de son porte-monnaie, ce qui ne lui était jamais arrivé.

– Ma foi! il me reste trois cent quarante francs, c’est bien plus qu’il ne me faut, aussi, avant de partir, je veux donner dix louis à tes domestiques, ils m’ont bien servi.

– Et que deviendras-tu après! mon Dieu?

Il se posa sur sa chaise, caressant négligemment sa belle barbe, et ajouta:

– Je vais me brûler la cervelle.

– Oh! s’écria-t-elle effrayée.

Hector supposa que la jeune femme doutait. Il sortit de sa poche ses petits pistolets à crosse d’ivoire, et les lui montrant:

– Tu vois, lui dit-il, ces joujoux? Eh bien, en te quittant, je vais aller quelque part, n’importe où, j’appuierai les canons comme cela, sur mes tempes – il faisait le geste – je presserai la détente, et tout sera dit.

Elle le regardait, la pupille dilatée par l’épouvante, pâle, le sein ému.

Mais en même temps elle l’admirait. Elle était émerveillée de tant de courage, de ce calme, de cette insouciance railleuse. Quel dédain superbe de la vie! Dévorer sa fortune et se tuer après, sans cris, sans pleurs, sans regrets, lui paraissait un acte d’héroïsme inouï, sans exemple, sans pareil. Et, dans son extase, il lui semblait que devant elle se dressait un homme nouveau, inconnu, beau, radieux, éblouissant. Elle se sentait prise pour lui de tendresses infinies; elle l’aimait comme jamais elle n’avait aimé, en elle s’éveillaient des ardeurs ignorées.

– Non! s’écria-t-elle, non! cela ne sera pas.

Et, se levant brusquement, elle bondit jusqu’à Hector.

Elle s’était suspendue au cou de son amant, et la tête rejetée en arrière pour le bien voir, pour plonger ses yeux dans les siens, elle continuait:

– Tu ne te tueras pas, n’est-ce pas? tu me le promets, tu me le jures. Non, ce n’est pas possible, tu ne le voudrais pas. C’est que je t’aime, vois-tu, je t’aime… moi qui ne pouvais pas te souffrir autrefois. Ah! je ne te connaissais pas, tandis que maintenant… Va! nous serons heureux. Toi qui as toujours vécu dans les grandeurs tu ne sais pas ce que c’est que dix mille francs mais je le sais, moi.

«On peut vivre longtemps, très longtemps et très bien, avec cela. Sans compter que si nous voulons vendre tout ce qu’il y a ici d’inutile, les chevaux, la voiture, mes diamants, mon cachemire vert nous en tirerons bien le triple, le quadruple même, de cette somme. Trente mille francs! c’est une fortune. Songe à ce que cette somme représente de jours de bonheur!…

Le comte de Trémorel secouait la tête négativement, souriant ravi.

Oui, il était ravi; sa vanité, délicieusement chatouillée, s’épanouissait à la chaleur de cette passion qui jaillissait des yeux si beaux de miss Fancy.

Voilà comment on l’aimait, lui, comment on le regrettait. Quel héros le monde allait perdre!

– Car nous ne resterons pas ici, poursuivit Jenny, nous irons nous cacher à l’autre bout de Paris dans un petit logement. Tu ne sais pas, toi, que du côté de Belleville, sur les hauteurs, on trouve pour mille francs par an des logements délicieux entourés de jardins. Comme nous y serions bien, serrés l’un contre l’autre! Tu ne me quitterais jamais, car je serais jalouse, vois-tu, oh! mais jalouse! Nous n’aurions pas de domestiques, et tu verrais comme je sais bien tenir notre petit ménage…

Hector ne répondait toujours pas.

– Tant que durera l’argent, continuait Jenny, nous rirons. Quand il n’y en aura plus, si tu es toujours décidé, tu te tueras, c’est-à-dire, nous nous tuerons ensemble. Mais pas avec un pistolet, n’est-ce pas cela doit faire trop de mal. Nous allumerons un grand réchaud de charbon, nous nous endormirons dans les bras l’un de l’autre, et tout sera dit. Il paraît qu’on ne souffre pas du tout. Une de mes amies qui avait déjà perdu connaissance quand on a enfoncé sa porte, m’a dit qu’elle n’avait rien senti, qu’un peu de mal à la tête.

Cette proposition tira Hector de l’engourdissement voluptueux où l’avaient maintenu les regards et l’étreinte de sa maîtresse.

Elle réveillait en lui un souvenir qui froissait toutes ses vanités de gentilhomme et de viveur.

Trois ou quatre jours auparavant, il avait lu, dans un journal, le récit du suicide d’un marmiton de chez Vachette qui, dans un accès de désespoir amoureux, avait dérobé chez son patron un réchaud, et était allé s’asphyxier bravement dans son taudis. Même, avant de mourir, il avait écrit à son infidèle, une lettre très touchante.

Cette idée de finir comme le cuisinier le fit frémir. Il entrevit la possibilité d’une comparaison horrible. Quel ridicule! Et le comte de Trémorel qui avait passé sa vie à faire profession de tout braver, avait une peur folle du ridicule.

Aller se faire périr par le charbon à Belleville, avec une grisette. Horreur!

Il dénoua presque brutalement les bras de miss Fancy et la repoussa.

– Assez de sentiment comme cela, dit-il de son ton d’autrefois. Tout ce que tu dis, ma chère enfant, est fort joli, mais complètement absurde. Un homme de mon nom ne déchoit pas, il meurt.

En retirant de sa poche les billets qu’y avait glissés miss Fancy, il les rejeta sur la table.

– Allons, adieu!

Il voulait sortir, mais rouge, échevelée, l’œil flamboyant de résolution, Jenny courut se placer devant la porte.

– Tu ne sortiras pas, cria-t-elle, je ne veux pas, tu es à moi, entends-tu, puisque je t’aime; si tu fais un pas, j’appelle.

Le comte de Trémorel haussa les épaules.

– Il faut pourtant en finir, dit-il.

– Tu ne passeras pas.

– Fort bien! ce sera donc ici que je me ferai sauter la cervelle.

Et sortant un de ses pistolets, il l’appuya contre sa tempe en disant:

– Si tu appelles, si tu ne me laisses pas le passage libre, je tire.

Si miss Fancy eut appelé, très certainement le comte de Trémorel eût pressé la détente, il était mort. Mais elle n’appela pas, elle ne le put, elle poussa un grand cri et tomba évanouie.

– Enfin! fit Hector, remettant son arme dans sa poche.

Aussitôt, sans prendre le soin de relever sa maîtresse qui gisait à terre, il sortit, refermant la porte à double tour.

Puis, dans l’antichambre, ayant appelé les domestiques, il leur remit dix louis pour se les partager et s’éloigna rapidement.

13

Arrivé dans la rue, le comte de Trémorel s’apprêtait à remonter le boulevard, lorsque l’idée de ses amis traversa son esprit. L’histoire de sa saisie, colportée par ses gens, devait déjà courir la ville.

– Non, pas par là, murmura-t-il.

C’est qu’en effet, de ce côté, il rencontrerait infailliblement quelqu’un de ses «très chers» et il lui semblait entendre les compliments de condoléances et les ridicules offres de service.

Il voyait les grimaces contrites dissimulant mal une intime et délicieuse satisfaction. Il avait, en sa vie, blessé tant de vanités, écrasé tant d’amours-propres, qu’il devait s’attendre à de terribles représailles.

Et pourquoi ne pas tout dire? Les amis d’un homme que favorise une insolente prospérité, ressemblent tous, plus ou moins – volontairement ou sans s’en douter – à cet excentrique Anglais qui suivait un dompteur de bêtes féroces avec le doux espoir de le voir dévorer. La fortune, aussi, dévore parfois ceux qui la domptent.

Hector traversa donc la chaussée, prit la rue Duphot et gagna les quais.

Où allait-il? Il n’en savait rien, il ne se le demandait même pas.

Il marchait au hasard, longeant les parapets, respirant à pleins poumons l’air pur et vif, savourant cette béatitude physique qui suit un bon repas, heureux de se sentir vivre, aux tièdes rayons du soleil d’avril. Le temps était splendide, et Paris entier était dehors. La ville avait un air de fête, les flâneurs encombraient les rues, la foule affairée ralentissait sa course, toutes les femmes étaient jolies. À un angle des ponts, des marchandes tenaient leur éventaire de violettes qui embaumaient.

Près du Pont-Neuf, le comte acheta un de ces bouquets qu’on crie à dix centimes, et le passa à sa boutonnière. Il jeta vingt sous à la marchande, et sans attendre qu’on lui rendît la monnaie, il continua sa route.

Arrivé à cette grande place qui est au bout du boulevard Bourbon, et qui est toujours encombrée de saltimbanques et de montreurs de curiosités en plein vent, la foule, le bruit, le déchirement des musiques, l’arrachèrent à sa torpeur, le ramenant brusquement à la situation présente.

«Il s’agit, pensa-t-il, de quitter Paris.»

Et, d’un pas plus rapide, il s’achemina vers la gare d’Orléans, dont on aperçoit les bâtiments en face, de l’autre côté de la Seine.

Arrivé à la salle de départ, il demanda l’heure d’un train pour Étampes. Pourquoi choisissait-il Étampes?

Il lui fut répondu qu’un train venait de partir, il n’y avait pas cinq minutes, et qu’il n’y en aurait pas d’autre avant deux heures.

Il éprouva une vive contrariété, et comme il ne pouvait rester là deux heures à attendre, il sortit, et, pour tuer le temps, il entra au Jardin des Plantes.

Certes, il y avait bien dix ou douze ans qu’il n’y avait mis les pieds. Il n’y était pas venu depuis le temps où, lorsqu’il était au lycée, on y conduisait les élèves, les jours de promenade, pour visiter la ménagerie ou jouer aux barres.

Rien n’avait changé. C’étaient bien les mêmes marronniers, les mêmes treillages vermoulus, les mêmes petites allées coupant des carrés pleins de plantes portant leur nom sur une étiquette au bout d’une tige de fil de fer.

Les grandes allées de ce côté étaient presque désertes. Il s’assit sur un banc en face du musée de minéralogie. Qui sait! Peut-être lorsqu’il était au lycée, dix ans plus tôt, las de courir, de s’amuser, il était venu se reposer sur ce même banc.

Entre ce temps et aujourd’hui, quelle différence!

La vie alors lui apparaissait comme une longue avenue, si longue qu’on n’en voyait pas la fin, sablée de sable d’or, ombragée, délicieuse, réservant à chaque pas une surprise, une volupté nouvelle.

Eh bien, il venait de la parcourir, cette allée, il était arrivé au bout. Qu’y avait-il trouvé? Rien.

Non, rien. Car à cette heure où il récapitulait les années écoulées, il ne se trouvait pas, entre tant de jours, un seul jour lui ayant laissé un de ces souvenirs délicieux qui ravissent et consolent. Des millions avaient glissé entre ses mains prodigues, et il ne se rappelait pas une dépense utile, véritablement généreuse, de vingt francs. Lui qui avait eu tant d’amis, tant de maîtresses, il cherchait vainement dans sa mémoire un nom d’ami, un nom de femme à murmurer.

Le passé lui apparaissant comme en un miroir fidèle, il était surpris, consterné, de l’imbécillité de ses plaisirs, de l’inanité des jouissances qui avaient été le but et comme la fin de son existence.

Et pour qui avait-il vécu, en définitive? Pour les autres. Il avait cru poser sur un piédestal, il avait paradé sur un tréteau.

«Ah! j’étais fou, se disait-il, j’étais fou!»

Ne voyant pas qu’après avoir vécu pour les autres, pour les autres il allait se tuer.

Il s’attendrissait. Qui penserait à lui, dans huit jours? Personne. Ah si, miss Fancy, peut-être, une fille! Et encore, non. Dans huit jours elle serait consolée et rirait de lui avec un nouvel amant. Mais il se souciait bien de Fancy, vraiment!…

Cependant, les tambours battaient la retraite autour du jardin.

La nuit était venue, et avec la nuit un brouillard épais et froid se levait. Le comte de Trémorel quitta son banc, il était glacé jusqu’aux os.

– Retournons au chemin de fer, murmura-t-il.

Hélas! en ce moment, l’idée de se brûler la cervelle au coin d’un bois, comme il le disait si allègrement le matin, lui fit horreur. Il se représenta son cadavre défiguré, sanglant, gisant sur le revers de quelque fossé. Que deviendrait-il? Des mendiants passeraient, ou des maraudeurs, qui le dépouilleraient. Et après? La justice viendrait, on enlèverait ce corps inconnu, et sans doute, en attendant la constatation de l’identité, on le porterait à la Morgue.

Il frissonna. Il se voyait étendu sur une de ces larges dalles de marbre qu’arrose un jet continu d’eau glacée; il entendait le frémissement de la foule qu’attire en ce lieu sinistre une malsaine curiosité.

Alors, comment mourir? Il chercha et s’arrêta à l’idée de se tuer dans quelque hôtel garni de la rive gauche.

– Voilà qui est décidé, dit-il.

Et, sortant du jardin avec les derniers promeneurs, il gagna le Quartier Latin.

Son insouciance du matin avait fait place à une résignation morne. Il souffrait, il se sentait la tête lourde, il avait froid.

«Si je ne devais mourir cette nuit, pensa-t-il, je serais bien enrhumé demain.»

Cette saillie de son esprit ne le fit pas sourire, mais elle lui donna la conscience d’être un homme très fort.

Il s’était engagé dans la rue Dauphine et cherchait des yeux un hôtel. Puis il pensa qu’il n’était pas sept heures et que demander une chambre, ce serait peut-être éveiller certains soupçons. Il réfléchit qu’il avait encore cent quarante francs dans sa poche, résolut d’aller dîner. Ce serait son dernier repas. En effet, il entra dans un restaurant, rue Contrescarpe, et se fit servir.

Mais il s’efforçait en vain de secouer la tristesse de plus en plus anxieuse qui l’envahissait. Il se mit à boire. Il vida trois bouteilles sans parvenir à changer le cours de ses idées. Retrouvant dans le vin l’amertume de ses réflexions, il lui semblait détestable, bien qu’il fût excellent et le plus cher de l’établissement, coté vingt-cinq francs sur la carte.

Et les garçons regardaient avec surprise ce dîneur lugubre qui touchait à peine aux mets qu’il demandait et qui, à mesure qu’il vidait son verre, devenait plus sombre.

La carte de son dîner s’éleva à quatre-vingt dix francs. Il jeta sur la table son dernier billet de cent francs et sortit.

Il n’était pas tard encore, il entra dans un estaminet plein d’étudiants qui buvaient, et alla s’asseoir à une table isolée, tout au fond de la salle, derrière les billards.

On lui apporta du café, et il vida dans sa tasse tout le carafon qu’on lui servit, puis un second, puis un troisième…

Il ne voulait pas en convenir, se l’avouer, il cherchait à s’exalter, à se monter au niveau du courage dont il allait avoir besoin; il n’y réussissait pas.

Pendant le dîner, et depuis qu’il était au café, il avait prodigieusement bu; à tout autre moment il eût été ivre, mais l’alcool, loin de lui donner sa folie passagère, lui tournait sur l’estomac et l’anéantissait.

Il était là, à sa table, le front entre ses mains, lorsqu’un garçon qui traversait la salle lui tendit un journal.

Machinalement il le prit, l’ouvrit et lut:

«Au moment de mettre sous presse, on nous apprend la disparition d’un personnage bien connu qui aurait, ajoute-t-on, annoncé son intention formelle de se suicider. Si étranges sont les faits qu’on nous raconte, que, n’ayant pas le temps d’aller aux renseignements, nous renvoyons les détails à demain.»

Ces quelques lignes éclatèrent comme des obus dans le cerveau du comte de Trémorel.

C’était son arrêt de mort, sans sursis, signé par ce tyran dont, pendant des années, il avait été l’assidu courtisan: l’opinion.

– On ne cessera donc jamais de s’occuper de moi! murmura-t-il avec une rage sourde – et sincèrement pour la première fois de sa vie.

Puis, résolument, il ajouta:

– Allons, il faut en finir.

Cinq minutes plus tard, en effet, muni d’un livre et de quelques cigares, il frappait à la porte de l’hôtel du Luxembourg.

Conduit par le domestique à la meilleure chambre de la maison, il fit allumer un grand feu et demanda de l’eau sucrée et tout ce qu’il fallait pour écrire. Sa résolution à ce moment était aussi inébranlable que le matin.

– Il n’y a plus à hésiter, murmurait-il, il n’y a plus à reculer.

Il s’assit devant la table, près de la cheminée, et d’une main ferme écrivit la déclaration destinée au commissaire de police.

«Qu’on n’accuse personne de ma mort…» commençait-il, et il terminait en recommandant d’indemniser le propriétaire de l’hôtel.

La pendule marquait onze heures moins cinq minutes, il posa ses pistolets sur la cheminée, en murmurant:

– À minuit, je me brûle la cervelle, j’ai encore une heure à vivre.

Le comte de Trémorel s’était laissé tomber sur son fauteuil, la tête renversée sur le dossier, les pieds appuyés à la tablette de la cheminée. Pourquoi ne se tuait-il pas tout de suite? Pourquoi s’accorder, s’imposer cette heure d’attente, d’angoisses, de tortures. Il n’aurait su le dire. Il cherchait à réfléchir aux circonstances diverses de sa vie. Il était frappé de la vertigineuse rapidité des événements qui l’avaient amené dans cette misérable chambre d’hôtel garni. Comme le temps passe! Il lui semblait que c’était hier que, pour la première fois, il était allé emprunter cent mille francs. Mais que sert à l’homme qui a roulé au fond de l’abîme la connaissance des causes de sa chute!

La grande aiguille de la pendule avait dépassé la demie de onze heures.

Il songeait encore à cet article du journal qui venait de lui tomber sous les yeux. À qui attribuer la communication de la nouvelle!

À miss Fancy, sans aucun doute. La porte de la salle à manger ouverte, elle était revenue à elle et s’était élancée sur ses pas, à demi habillée, échevelée, tout en larmes. Où était-elle allée, ne l’apercevant pas sur le boulevard? Chez lui d’abord, puis au club, puis chez quelques-uns des amis.

Si bien que ce soir, à ce moment même, il n’était question que de lui, dans son monde. Tous ceux qui l’avaient connu, et ils étaient nombreux, s’abordaient en se disant:

– Vous savez la nouvelle?

– Ah! oui, ce pauvre Trémorel, quel plongeon! C’était un excellent garçon. Seulement…

Il lui semblait entendre la litanie des «seulement» saluée de ricanements et de plaisanteries de mauvais goût. Puis, son suicide constaté ou non, on se partageait ses dépouilles. L’un prenait sa maîtresse, l’autre achetait ses chevaux, le troisième s’arrangeait du mobilier.

Le temps passait. La vibration stridente qui annonce la sonnerie d’une pendule se fit entendre. C’était l’heure.

Le comte se leva, saisit ses pistolets et alla se placer près du lit, s’arrangeant de façon à ne pas rouler à terre – précaution absurde, incompréhensible quand on est de sang-froid, et que prennent cependant tous ceux qui se suicident.

Le premier coup de minuit sonna… Il ne tira pas.

Hector était brave et sa réputation de courage n’était plus à faire. Il s’était battu en duel dix fois au moins, et toujours sur le terrain on avait admiré son insouciance railleuse. Un jour, il avait tué son homme, et, le soir, il s’était endormi fort paisiblement. On citait de lui des paris effrayants, des traits d’une témérité folle.

Oui, mais il ne tirait toujours pas.

C’est qu’il est deux sortes de courage. L’un, le faux, brille de loin comme le manteau pailleté du baladin, mais il lui faut le plein soleil, l’excitation de la lutte, le transport de la colère, l’incertitude du résultat, et par-dessus tout la galerie qui applaudit ou qui siffle. C’est le vulgaire courage du duelliste et du coureur de courses au clocher. L’autre, le vrai, ne se drape pas; il méprise l’opinion, il obéit à la conscience et non à la passion, le succès ne le préoccupe, pas, il fait son œuvre sans bruit. C’est le courage de l’homme fort qui, ayant mesuré froidement le péril, dit: «Je ferai ceci!» et le fait. Depuis plus de deux minutes, minuit avait sonné, et Hector était toujours là, le pistolet appuyé sur la tempe.

«Aurais-je peur?» se demanda-t-il.

Il avait peur en effet, et ne voulait pas se l’avouer. Il remit ses armes sur la table et revint s’asseoir près du feu. Tous ses membres tremblaient.

«C’est nerveux, se disait-il, ça va passer.»

Et il se donna jusqu’à une heure.

Il faisait des efforts inouïs pour se prouver, pour se démontrer la nécessité du suicide. Que deviendrait-il, s’il ne se tuait pas? Comment vivrait-il? Lui faudrait-il donc se résigner à travailler!

Pouvait-il, d’ailleurs, reparaître, alors que, par la bouche de sa maîtresse, il avait annoncé son suicide à tout Paris? Quelles huées, s’il se montrait, quels quolibets!

Il eut un mouvement de fureur qu’il prit pour un éclair de courage et il sauta sur ses pistolets. Le froid de l’acier sur sa peau lui causa une sensation telle, qu’il faillit s’évanouir, lâchant son arme qui retomba sur le lit.

– Je ne peux pas, répétait-il dans son angoisse, je ne peux pas.

La douleur physique lui faisait horreur. Tout son être se révoltait à cette idée d’une balle brutale qui déchirerait sa peau, labourerait ses chairs, broyant les muscles, brisant les os. Il tomberait sanglant, mutilé, et les débris de sa cervelle éclabousseraient les murs.

Ah! que n’avait-il cherché une mort plus douce! Que n’avait-il choisi le poison, ou le charbon encore; le charbon, comme le petit cuisinier de chez Vachette. Mais le ridicule d’outre-tombe ne l’épouvantait plus.

Il n’avait peur que d’une chose, de n’avoir pas le courage de se tuer. Toujours de demi-heure en demi-heure il se remettait. Ce fut une nuit horrible, une agonie comme doit l’être celle des condamnés à mort dans leur cachot. Il pleura de douleur et de rage, il se tordit les mains, il cria grâce, il pria.

Enfin, au matin, brisé, anéanti, il s’endormit sur son fauteuil.

Trois ou quatre coups frappés à la porte le tirèrent d’un sommeil peuplé de fantômes. Il alla ouvrir. C’était le garçon qui venait prendre ses ordres et qui resta pétrifié sur le seuil, à la vue de cet homme aux vêtements en désordre, la cravate dénouée, livide, les yeux gonflés, les cheveux collés aux tempes par la sueur.

– Je n’ai besoin de rien, répondit Hector, je descends.

Il descendit. Il lui restait assez d’argent pour payer sa dépense, bien juste, car il ne put donner au garçon que six sous de pourboire.

C’est sans but, sans idée, qu’il quitta cet hôtel où il avait tant souffert. Plus que jamais il était décidé à mourir, seulement il souhaitait quelques jours de répit, une semaine, pour se remettre, pour se reconnaître. Mais comment vivre une semaine? Il n’avait plus un centime sur lui.

Une idée de salut lui vint: le mont-de-piété.

Il ne connaissait cette providence à douze pour cent que de nom, précisément assez pour savoir que, sur ses bijoux, on lui avancerait une certaine somme. Mais où prendre un bureau d’engagement? N’osant s’en faire indiquer un, il cherchait au hasard, à travers le Quartier Latin qu’il connaissait à peine. Il avait relevé la tête, il marchait d’un pas plus ferme, il cherchait quelque chose, il avait un but.

Rue de Condé, au-dessus d’une grande maison noire, il vit une enseigne: Mont-de-piété. Il entra.

La salle était petite, humide, malpropre et pleine de monde. Il est vrai que si l’endroit était lugubre les emprunteurs semblaient porter gaiement leur misère.

C’étaient des étudiants et des femmes du quartier des écoles, qui causaient et riaient en attendant leur tour.

Le comte de Trémorel s’avançait, tenant à la main sa montre, sa chaîne et un fort beau brillant qu’il avait retiré de son doigt. La timidité de la misère le prenait, il ne savait à qui s’adresser. Une jeune femme eut pitié de son embarras.

– Tenez, lui dit-elle, mettez vos objets là, sur ce bout de planchette, devant ce grillage garni de rideaux verts.

Au bout d’un moment, une voix qui paraissait venir d’une pièce voisine, cria:

– Douze cents francs, la montre et la bague.

L’énormité de la somme produisit une telle sensation que toutes les conversations s’arrêtèrent. Tous les yeux cherchaient le millionnaire qui allait empocher tant de louis. Le millionnaire ne répondit pas.

Heureusement la même femme qui avait déjà conseillé Hector lui poussa le bras.

– C’est pour vous, les douze cents francs, lui dit-elle, répondez si vous acceptez, ou non.

– J’accepte! cria Hector.

Une joie profonde, immense, lui faisait oublier jusqu’à ses toitures de la nuit. Douze cents francs! Que de jours représentait cette somme. N’avait-il pas entendu dire qu’il y a des employés qui ne gagnent guère que cela par an.

Les autres emprunteurs se moquaient de lui. Ils semblaient là comme chez eux. Ils avaient certaines façons de répondre: Oui, qui faisaient beaucoup rire. Quelques-uns causaient familièrement avec les employés ou faisaient des remarques.

Hector attendait depuis bien longtemps, lorsqu’un des employés qui écrivaient derrière un autre grillage, cria:

– À qui les douze cents francs?…

Le comte s’avança, il comprenait le mécanisme.

– À moi, répondit-il.

– Votre nom?

Hector hésita. Prononcer son noble nom tout haut, en pareil lieu, jamais. Il dit un nom en l’air:

– Durand.

– Où sont vos papiers?

– Quels papiers?

– Un passeport, une quittance de loyer, un permis de chasse.

– Je n’ai rien de tout cela.

– Allez le chercher, ou amenez deux témoins patentés.

– Mais, monsieur…

– Il n’y a pas de monsieur! À un autre…

Si étourdi du contretemps que fût Hector, le ton de l’employé l’indigna.

– Alors, dit-il, rendez-moi mes bijoux.

L’employé le regarda d’un air goguenard.

– Impossible. Tout nantissement enregistré ne peut être rendu que sur justification de possession légitime.

Et sans vouloir rien entendre, il continua sa besogne.

– Un châle français, trente-cinq francs, à qui?

C’est au milieu des quolibets qu’Hector sortit du mont-de-piété.

Jamais le comte de Trémorel n’avait autant souffert et même il n’avait pas idée d’angoisses pareilles. Après cette lueur d’espoir, brusquement éteinte, les ténèbres lui semblaient plus profondes et plus inexorables. Il restait plus nu, plus dépouillé que le naufragé auquel la mer a arraché ses dernières épaves, le mont-de-piété lui avait pris ses dernières ressources.

Toute la poésie fanfaronne dont il se plaisait autrefois à parer son suicide, s’évanouissait, laissant voir la réalité la plus triste, la plus ignoble.

Il allait finir, non plus comme le beau joueur qui volontairement quitte le tapis vert où il laisse sa fortune, mais comme le Grec qui, surpris et chassé, sait que toutes les portes lui seront fermées. Sa mort n’avait rien de volontaire, il ne pouvait ni hésiter, ni choisir son heure, il allait se tuer faute de pouvoir vivre un seul jour de plus. Et jamais l’existence ne lui avait paru chose si bonne.

Jamais il ne s’était senti cette exubérance de force et de jeunesse.

Il découvrait tout à coup autour de lui, comme en un pays inexploré, une foule de jouissances plus enviables les unes que les autres, et qu’il n’avait pas goûtées. Lui qui se vantait d’avoir tordu la vie pour en exprimer le plaisir, il n’avait pas vécu. Il avait eu tout ce qui se vend et s’achète, rien de ce qui se donne ou se conquiert, il n’avait rien eu.

Déjà il n’en était plus à se reprocher les dix mille francs offerts à Jenny. Il regrettait moins. Il regrettait les deux cents francs partagés aux domestiques, le pourboire abandonné la veille au garçon du restaurant; moins encore, les vingt sous jetés sur l’éventaire de la marchande de violettes.

Il pendait à sa boutonnière, ce bouquet fané, passé flétri. À quoi lui servait-il? Tandis que ces vingt sous!… Il ne pensait plus aux millions dissipés, il ne pouvait chasser la pensée de ce misérable franc.

C’est que le viveur, l’heureux du monde, l’homme qui la veille avait son hôtel, dix domestiques, huit chevaux dans ses écuries, le crédit qui résulte d’une colossale fortune dissipée, le comte de Trémorel avait envie de fumer et il n’avait pas de quoi acheter un cigare; il avait faim et il n’avait pas de quoi payer un repas dans la plus infime des gargotes.

Certes, s’il l’eût voulu, il eût pu se procurer bien de l’argent encore, et bien facilement. Il lui suffisait de rentrer tranquillement chez lui, de tenir tête aux huissiers, de se débattre au milieu de la ruine.

Mais quoi! il affronterait donc son monde, il confesserait donc ses terreurs invincibles au dernier moment il subirait des regards plus cruels qu’une balle de pistolet. On n’a pas le droit de tromper ainsi son public; quand on a annoncé son suicide: on se tue. Ainsi Hector allait mourir parce qu’il avait parlé, parce que le journal avait annoncé l’événement. Cela, au moins il se l’avouait, et tout en marchant, il s’adressait les reproches les plus amers.

Il se souvenait d’un joli endroit où il s’était battu en duel, une fois, dans les bois de Viroflay; il s’était dit qu’il se tuerait là, et il s’y rendait, suivant cette route charmante, du Point-du-Jour.

Comme la veille, le temps était superbe, et à tout moment des groupes de femmes et de jeunes gens le dépassaient. Ils se rendaient, ceux-là, à quelque partie de campagne, et ils étaient déjà loin, qu’on entendait encore leurs éclats de rire.

Dans les guinguettes, au bord de l’eau, sous les tonnelles dont les chèvrefeuilles bourgeonnaient, des ouvriers buvaient, choquant leurs verres.

Tous ces gens paraissaient heureux et contents, et cette gaieté semblait à Hector insulter sa misère présente. N’y avait-il donc que lui de malheureux au monde! Il avait soif, cependant, une soif intense, insupportable.

Aussi, arrivé au pont de Sèvres, il quitta la route et descendant la berge, assez rapide à cet endroit, il gagna le bord de la Seine. Il se baissa, puisa de l’eau dans le creux de sa main, et but.

Une lassitude invincible l’accablait. Il y avait là de l’herbe, il s’assit ou plutôt se laissa tomber. La fièvre du désespoir venait, et la mort maintenant lui apparaissait comme un refuge; il songeait presque avec joie que sa pensée allait être anéantie et qu’il ne souffrirait plus.

Au-dessus de lui, à quelques mètres, étaient les fenêtres ouvertes d’un des restaurants de Sèvres.

On pouvait le voir de là aussi bien que du pont, mais il ne s’en inquiétait pas, il ne s’inquiétait plus de rien.

«Autant ici qu’ailleurs!» se dit-il. Déjà il armait son pistolet lorsqu’il s’entendit appeler:

– Hector! Hector!…

D’un bond il fut debout, cachant son arme, cherchant qui criait ainsi son nom. Sur la berge, à cinq pas, un homme courait vers lui, les bras tendus.

C’était un homme de son âge, un peu gros peut-être, mais bien pris, avec une bonne figure épanouie, éclairée par de grands yeux noirs, où éclataient la franchise et la bonté, un de ces hommes sympathiques à première vue, qu’on aime quand on les connaît depuis huit jours.

Hector le reconnut. C’était son plus ancien ami, un camarade de collège; ils avaient été aussi liés que possible autrefois, mais le comte, ne le trouvant pas assez fort pour lui, avait cessé peu à peu de le voir et il l’avait perdu de vue depuis deux ans.

– Sauvresy! fit-il, stupéfait.

– Moi-même, repartit le jeune homme, qui arrivait essoufflé et fort rouge; voici bien deux minutes que je suis tes mouvements, que faisais-tu là?

– Mais… rien, répondit Hector, embarrassé.

– Insensé! reprit Sauvresy, c’est donc vrai ce qu’on m’a dit chez toi, ce matin, car je suis allé chez toi…

– Et que t’a-t-on dit?

– Qu’on ne savait ce que tu étais devenu, que tu avais la veille quitté ta maîtresse en lui déclarant que tu allais te brûler la cervelle. Déjà un journal a annoncé ta mort avec force détails.

Cette nouvelle parut causer au comte de Trémorel une impression terrible.

– Tu vois donc bien, répondit-il d’un ton tragique, qu’il faut que je me tue!

– Pourquoi? pour éviter à ce journal le désagrément d’une rectification?

– On dira que j’ai reculé…

– Très joli! Alors, selon toi, on est forcé de faire une folie par cette raison qu’on a dit qu’on la ferait! C’est absurde. Pourquoi veux-tu te tuer?

Hector réfléchissait, il entrevoyait la possibilité de vivre.

– Je suis ruiné, répondit-il tristement.

– Alors c’est pour cela que… Tiens, mon ami, laisse-moi te le dire, tu es fou! Ruiné!… c’est un malheur, mais quand on a notre âge, on refait sa fortune. Sans compter que tu n’es pas si ruiné que tu le dis, puisque j’ai, moi, cent mille livres de rentes.

– Cent mille livres…

– Au bas mot, toute ma fortune étant en terres qui ne rapportent pas quatre pour cent.

Trémorel savait son ami riche, mais non tant que cela. Peut-être est-ce un mouvement irraisonné d’envie qui lui fit dire:

– Eh bien! moi qui ai eu plus que cela, je n’ai pas déjeuné ce matin.

– Malheureux! et tu ne me dis rien! Mais c’est vrai, tu es dans un état à faire pitié; viens du moins, viens vite!

Et il l’entraînait vers le restaurant.

Trémorel suivait de mauvaise grâce cet ami qui venait de lui sauver la vie. Il avait la conscience d’avoir été surpris dans une situation affreusement ridicule. Un homme bien résolu à se brûler la cervelle, si on l’appelle, presse la détente et ne cache pas son arme. Entre tous ses amis un seul l’aimait assez pour ne pas voir le ridicule, un seul était assez généreux pour ne pas le railler outrageusement, celui-là était Sauvresy.

Mais installé dans un cabinet devant une bonne table, Hector n’eut pas la force de conserver sa raideur. Il eut cette heure de sensibilité folle, d’expansion abandonnée qui suit le salut, après un péril immense. Il fut lui, il fut jeune, il fut vrai. Il dit tout à Sauvresy, absolument tout, ses forfanteries d’autrefois, ses terreurs au dernier moment, son agonie de l’hôtel, ses rages, ses regrets, ses angoisses au mont-de-piété…

– Ah disait-il, tu me sauves, tu es mon ami, mon seul ami, mon frère!…

Ils restèrent là à causer plus de deux heures.

– Voyons, dit enfin Sauvresy, arrêtons nos plans. Tu veux disparaître quelques jours; je comprends cela. Mais tu vas ce soir même adresser quatre lignes aux journaux. Demain, je vais prendre tes affaires en main, je m’y connais, sans savoir où tu en es, je me charge de te sauver encore une jolie aisance, nous avons de l’argent, tes créanciers seront coulants.

– Mais que deviendrais-je? demanda Hector qu’effrayait la seule pensée de l’isolement.

– Comment! Mais je t’emmène, parbleu! chez moi, au Valfeuillu. Ne sais-tu donc pas que je suis marié? Ah! mon ami, il n’est pas d’homme plus heureux que moi. J’ai épousé, par amour, la plus belle et la meilleure des femmes. Tu seras un frère pour nous… Mais viens, ma voiture est là, devant la grille.

14

Le père Plantat s’arrêta.

Ses auditeurs, depuis qu’il parlait, ne s’étaient permis ni un geste ni un mot.

Tout en écoutant, M. Lecoq réfléchissait.

Il se demandait d’où pouvaient venir ces détails précis jusqu’à la minutie. Qui avait rédigé cette terrible biographie de Trémorel?

Et son regard se coulant jusqu’au dossier, il distinguait fort bien que tous les feuillets n’étaient pas de la même écriture.

Mais déjà le vieux juge de paix poursuivait:

Devenue Mme Sauvresy, grâce à un coup inespéré du sort, Berthe Lechaillu n’aimait pas son mari.

Cette fille d’un pauvre maître d’école de campagne, dont les plus folles visées d’ambition ne dépassaient pas, jadis, une place de sous-maîtresse dans un des pensionnats de Versailles, n’était pas satisfaite de sa situation.

Reine absolue du plus beau domaine du pays, entourée de toutes les satisfactions du luxe, disposant à son gré d’une fortune considérable, aimée, adorée, elle se trouvait à plaindre.

Cette vie si bien ordonnée, si constamment heureuse, sans inquiétudes, sans secousses, lui paraissait d’une écœurante insipidité. N’était-ce pas toujours les mêmes plaisirs fades, revenant dans un certain ordre monotone selon les saisons! On recevait ou on allait dans le monde, on montait à cheval, on chassait, on se promenait en voiture. Et ce serait toujours ainsi!

Ah! ce n’était pas là une vie telle qu’elle l’avait rêvée. Elle était née pour des jouissances plus vives et plus âpres. Elle avait soif d’émotions et de sensations inconnues, souhaitant l’incertitude de l’avenir, l’imprévu, les transitions, des passions, des aventures, bien d’autres choses encore.

Puis, Sauvresy lui avait déplu dès le premier jour, et sa secrète aversion allait grandissant à mesure qu’elle devenait plus sûre de son empire sur lui.

Elle le trouvait commun, vulgaire, ridicule. Il ne posait jamais et elle prenait pour de la niaiserie la parfaite simplicité de ses manières. Elle l’examinait, et elle ne lui voyait aucun relief où accrocher une admiration. S’il parlait, elle ne l’écoutait pas, ayant depuis longtemps décidé dans sa sagesse qu’il ne pouvait rien dire que d’ennuyeux ou de banal. Elle lui en voulait de ce qu’il n’avait pas eu une de ces jeunesses orageuses qui épouvantent les familles. Elle lui reprochait de n’avoir pas vécu.

Il avait cependant fait comme les autres, tant bien que mal. Il était allé à Paris, autrefois, et avait essayé le genre de vie de son ami Trémorel. Au bout de six mois il en avait par-dessus les yeux et revenait bien vite au Valfeuillu, se reposer de jouissances si laborieuses. L’expérience lui coûtait cent mille francs, et il ne regrettait pas, disait-il, d’avoir, à ce prix, étudié ce qu’est au juste la «vie de plaisir».

Berthe était excédée encore de l’adoration perpétuelle et sans bornes de Sauvresy. Elle n’avait qu’à souhaiter, pour être à l’instant obéie, et cette soumission aveugle à toutes ses volontés lui paraissait de la servilité chez un homme. Un homme, se disait-elle, est né pour commander et non pour obéir, pour être le maître et non l’esclave.

Elle aurait, à tout prendre, préféré un de ces maris qu’on guette à la fenêtre, qui rentrent au milieu de la nuit, chauds encore de l’orgie, ayant perdu au jeu, ivres, et qui, si on se plaint, frappent. Des tyrans, mais des hommes.

Quelques mois après son mariage, tout à coup, elle se mit à avoir les fantaisies les plus absurdes, les caprices les plus extravagants. C’était une épreuve.

Elle voulait voir jusqu’où irait la complaisance inaltérable de son mari; elle pensait le lasser. Ce fut elle qui se lassa, furieuse de n’avoir rencontré ni une résistance ni une objection.

Être sûre de son mari, mais sûre absolument; savoir qu’on emplit assez son cœur pour qu’il n’y ait aucune place pour une autre; n’avoir rien à redouter, pas même un entraînement ou un caprice d’un jour, lui paraissait désolant, intolérable. À quoi bon être belle alors, spirituelle, jeune, coquette à faire tourner toutes les têtes!

Peut-être l’aversion de Berthe datait-elle de plus loin.

Elle se connaissait et s’avouait que, pour peu que Sauvresy l’eût voulu, elle eût été sa maîtresse et non pas sa femme. Il n’avait qu’à vouloir, l’honnête homme, l’imbécile!… Elle s’ennuyait tant chez son père, égratignant jusqu’au sang toutes ses vanités aux épines de la misère, que sur la promesse d’un bel appartement et d’une voiture à Paris, elle serait partie sans seulement tourner la tête pour envoyer un dernier adieu au toit paternel.

Une voiture!… elle aurait décampé pour bien moins. L’occasion seule avait manqué à ses instincts. Et elle méprisait son mari de ce qu’il ne l’avait pas assez méprisée!

Sans cesse, cependant, on lui répétait qu’elle était la plus heureuse des femmes. Heureuse! Et il y avait des jours où elle pleurait en songeant à son mariage.

Heureuse! Mais il y avait des instants où elle se sentait une envie folle de fuir, de partir en quête d’émotions, d’aventures, de plaisirs, de tout ce qu’elle désirait, de tout ce qu’elle n’avait pas et qu’elle n’aurait jamais. L’effroi de la misère – elle le connaissait – le retenait. Il venait un peu, cet effroi, d’une très sage précaution de son père, mort depuis peu, dont elle portait le deuil avec ostentation, qu’elle pleurait à chaudes larmes, mais dont elle maudissait la mémoire.

Lors de son mariage, Sauvresy désirait, par le contrat, reconnaître à sa future un apport de cinq cent mille francs. Le bonhomme Lechaillu s’était formellement opposé à cet acte de munificence.

– Ma fille ne vous apporte rien, avait-il déclaré, vous lui reconnaîtrez quarante mille francs de dot si vous voulez, mais pas un sou avec; sinon… pas de mariage.

Et comme Sauvresy insistait.

– Laissez-moi donc, avait-il répondu, ma fille sera, je l’espère, une bonne et digne épouse, et en ce cas votre fortune est la sienne Si, au contraire, elle venait à se mal conduire, quarante mille francs seraient encore trop. Après ça, si vous craignez de mourir le premier, vous êtes libre de faire un testament.

Force fut d’obéir. Peut-être le père Lechaillu, le digne maître d’école, connaissait-il sa fille.

Il était seul, en ce cas, à l’avoir devinée, car jamais une hypocrisie plus consommée ne fut mise au service d’une perversité si profonde qu’elle peut sembler exagérée, d’une dépravation inconcevable chez une femme jeune et ayant peu vu le monde.

Si elle se jugeait au fond du cœur la plus infortunée des créatures, il n’en parut jamais rien, ce fut un secret bien gardé.

Tous ses actes furent si bien marqués au coin d’une politique savante que son admirable comédie fit illusion, même à l’œil perçant de la jalousie.

Elle avait su se composer pour son mari, à défaut de l’amour qu’elle ne ressentait pas, les apparences d’une passion à la fois brûlante et discrète, que trahissaient certains regards jetés à la dérobée – et surpris – un mot, sa contenance dans un salon quand il entrait.

Si bien que tout le monde disait:

– La belle Berthe est folle de son mari.

C’était la conviction de Sauvresy, et il était le premier à dire, sans cacher la joie qu’il en éprouvait:

– Ma femme m’adore.

Telle était, exactement la situation des maîtres du Valfeuillu, lorsque Sauvresy recueillit à Sèvres, sur le bord de la Seine, le pistolet à la main, son ami Trémorel.

Ce soir-là, pour la première fois depuis son mariage, Sauvresy manqua le dîner après avoir promis d’arriver à l’heure, et se fit attendre.

Si incompréhensible était l’inexactitude, que Berthe eût dû être inquiète. Elle n’était qu’indignée de ce qu’elle appelait un manque absolu d’égards.

Même, elle se demandait quelle punition elle infligerait au coupable, lorsque sur les dix heures du soir, la porte du salon de Valfeuillu s’ouvrit brusquement. Sauvresy était sur le seuil, gai, souriant.

– Berthe, dit-il, je t’amène un revenant.

C’est à peine si elle daigna lever la tête, et encore sans perdre l’alinéa du journal qu’elle lisait. Sauvresy continuait:

– Un revenant que tu connais, dont je t’ai parlé bien souvent, que tu aimeras puisque je l’aime, et qu’il est mon plus vieux camarade, mon meilleur ami.

Et s’effaçant, il poussa Hector dans le salon, en disant:

– Madame Sauvresy, permettez-moi de vous présenter M. le comte Hector de Trémorel.

Berthe se leva brusquement, rouge, émue, agitée d’une émotion inexprimable, comme à une apparition effrayante. Pour la première fois de sa vie elle était confuse, intimidée, et n’osait lever ses grands yeux d’un bleu clair à reflets couleur d’acier.

– Monsieur, balbutia-t-elle, monsieur, croyez… du moment où mon mari… soyez le bienvenu.

Ce nom de Trémorel, qui éclatait là tout à coup dans son salon, elle le connaissait bien. Sans compter que Sauvresy le lui avait appris, elle l’avait vu dans les journaux, tous ses amis des châteaux voisins l’avaient prononcé.

Dans son esprit, d’après ce qu’elle avait lu ou entendu dire, celui qui le portait devait être un personnage immense, presque surnaturel. C’était, lui avait-on dit, un héros d’un autre âge, un fou, un viveur à outrance.

C’était un de ces hommes dont la vie épouvante le vulgaire, que le bourgeois idiot juge sans foi ni loi, dont les passions exorbitantes font éclater le cadre étroit des préjugés. Un de ces hommes qui dominent les autres, qu’on redoute, qui tuent pour un regard de travers, qui sèment l’or d’une main prodigue, dont la santé de fer résiste à d’effroyables excès, qui conduisent de la même cravache leurs maîtresses et leurs chevaux, les plus belles et les plus extravagantes créatures de Paris, les plus nobles bêtes de l’Angleterre.

Souvent, dans ses rêveries désespérées, elle avait cherché à imaginer ce que pouvait être ce redoutable comte de Trémorel. Elle parait des qualités qu’elle lui supposait, les héros au bras desquels elle s’enfuyait, bien loin de son mari, au pays des aventures. Et voilà que tout à coup il lui apparaissait.

– Donne donc la main à Hector, dit Sauvresy.

Elle tendit sa main, Trémorel la serra légèrement, et à ce contact, il lui sembla qu’elle recevait la secousse d’une batterie électrique. Sauvresy s’était jeté sur un fauteuil.

– Vois-tu bien, Berthe, disait-il, notre ami Hector est épuisé par la vie qu’il mène; on le serait à moins. On lui a ordonné du repos, et ce repos il vient le chercher ici, près de nous.

– Mais, mon ami, répondait Berthe, ne crains-tu pas que monsieur le comte ne s’ennuie un peu ici?

– Lui, pourquoi?

– Le Valfeuillu est bien tranquille, nous sommes de pauvres campagnards…

Berthe parlait pour parler, pour rompre un silence qui lui pesait, pour forcer Trémorel à répondre et entendre sa voix. Tout en parlant elle l’observait et étudiait l’effet qu’elle lui produisait. D’ordinaire, sa rayonnante beauté frappait ceux qui la voyaient pour la première fois, d’un visible étonnement.

Lui restait impassible.

Ah! qu’elle reconnaissait bien à cette froide, à cette superbe indifférence, le grand seigneur blasé, le viveur qui a tout essayé, tout éprouvé, tout épuisé. Et de ce qu’il ne l’admirait pas, elle l’admirait davantage.

«Quelle différence, pensait-elle, avec ce vulgaire Sauvresy, qu’un rien étonne, qui s’ébahit de tout, dont la physionomie trahit toutes les impressions, dont l’œil annonce tout ce qu’il va dire bien avant qu’il ouvre la bouche!»

Berthe se trompait, Hector n’était ni si froid ni si impassible qu’elle le supposait. Hector tombait simplement de lassitude. Ses nerfs bandés outre mesure pendant vingt-quatre heures se détendaient, et c’est à peine s’il pouvait se soutenir. Bientôt il demanda la permission de se retirer.

Resté seul avec sa femme, Sauvresy racontait à Berthe les circonstances déplorables – ce fut son mot – qui amenaient le comte au Valfeuillu. Ami sincère, il évitait tous les détails capables de donner un ridicule à son ami.

– C’est un grand enfant, disait-il, un fou, son cerveau est malade, mais nous le soignerons, nous le guérirons.

Jamais Berthe n’avait écouté son mari avec cette attention. Elle semblait l’approuver, mais en réalité elle admirait Trémorel. Oui, comme miss Fancy, elle était frappée de cet héroïsme: Gaspiller sa fortune et se tuer après.

– Ah! soupira-t-elle, ce n’est pas Sauvresy qui en ferait autant.

Non, Sauvresy n’était pas homme à se conduire comme le comte de Trémorel.

Dès le lendemain de l’arrivée du comte au Valfeuillu, il annonça son intention de s’occuper sans retard des affaires de son ami.

C’était à l’issue du déjeuner, dans la jolie serre disposée en salon qui suit la salle de billard.

Bien reposé, après une bonne et longue nuit dans un lit excellent, sans inquiétudes pressantes pour le moment, le désordre de ses vêtements réparé, Hector n’avait plus rien du naufragé de la veille. Il était de ces natures sur lesquelles les événements n’ont pas de prise, que vingt-quatre heures consolent des pires catastrophes, qui oublient les plus sévères leçons de la vie. Chassé par Sauvresy, il n’eût su où aller, et cependant il avait repris déjà l’insouciance hautaine du viveur millionnaire, habitué à plier à son gré les hommes et les circonstances. Il était redevenu impassible, froidement railleur, comme si des années s’étaient écoulées depuis sa nuit d’hôtel garni, comme si les désastres de sa fortune eussent été réparés.

Et Berthe s’étonnait de ce calme après de si surprenants revers, prenant pour de la force d’âme ce qui n’était chez Trémorel que puérile imprévoyance.

– Ça, disait Sauvresy, puisque je deviens ton homme d’affaires, donne-moi mes instructions et quelques notions indispensables. Quel est, ou était, comme tu voudras, le chiffre de ta fortune?

– Je l’ignore absolument.

Sauvresy qui s’était armé d’un crayon et d’une grande feuille de papier blanc, prêt à ranger des chiffres en bataille, parut un peu surpris.

– Soit, reprit-il, mettons x à l’actif et passons au passif. Que dois-tu?

Hector eut un geste superlativement dédaigneux.

– Je n’en sais, ma foi! rien, répondit-il.

– Quoi! pas même vaguement?

– Oh! si fait. Par exemple, je dois entre cinq et six cent mille francs à la maison Clair; à Dervoy, cinq cent mille francs; pareille somme à peu près aux Dubois d’Orléans…

– Et ensuite?

– Mes souvenirs précis s’arrêtent là.

– Mais tu as bien au moins quelque part un carnet sur lequel tu inscrivais le chiffre de tes emprunts successifs?

– Non.

– Au moins tu as conservé des titres, des états d’inscription, les grosses de tes diverses obligations?

– Rien. J’ai fait hier matin une flambée de toutes mes paperasses.

Le châtelain du Valfeuillu fit un bond sur sa chaise. De telles façons d’agir lui semblaient monstrueuses; il ne pouvait pas supposer qu’Hector posait. Il posait cependant, et cette affectation d’ignorance était une suprême fatuité de viveur et de bon ton. Se ruiner sans savoir comme est très noble, très distingué, très ancien régime.

– Mais malheureux, s’écria Sauvresy, comment m’y prendre pour nettoyer ta position.

– Eh! ne la nettoie pas; fais comme moi, laisse agir mes créanciers, ils sauront bien se débrouiller, sois tranquille; laisse-les mettre mes biens en vente…

– Jamais! si on arrive à une vente aux enchères, tu es absolument ruiné.

– Bast! un peu plus ou un peu moins!

Quel sublime désintéressement, pensait Berthe, quelle insouciance, quel mépris admirable de l’argent, quel noble dédain des détails mesquins et petits qui agitent le vulgaire!

Sauvresy serait-il capable d’un pareil détachement?

Certes, elle ne pouvait l’accuser d’avarice, il devenait pour elle, prodigue comme un voleur, il ne lui avait jamais rien refusé, il courait au-devant de ses plus coûteuses fantaisies, mais enfin, il avait pour le gain l’âpreté d’un fils de paysan, et, en dépit de sa haute fortune, il gardait quelque chose de la vénération paternelle pour l’argent.

Quand il avait un marché à passer avec un de ses fermiers, il ne craignait pas de se lever de grand matin, de monter à cheval, même en plein hiver, de faire trois ou quatre lieues sous la pluie pour attraper quelques centaines d’écus.

Il se serait ruiné pour elle, si elle l’eût voulu, elle en était convaincue, mais il se serait ruiné économiquement, avec ordre, comme le plat bourgeois qui ouvre un compte à ses vices.

Sauvresy réfléchissait.

– Tu as raison, dit-il à Hector, tes créanciers doivent connaître exactement ta situation; qui sait s’ils ne s’entendent pas? La façon dont ils t’ont refusé cent mille francs avec le plus touchant ensemble me le ferait supposer. Je vais aller les trouver…

– La maison Clair, où j’ai contracté mes premiers emprunts doit être mieux renseignée.

– Soit, je verrai M. Clair. Mais, tiens, si tu étais raisonnable, sais-tu ce que tu ferais!

– Parle.

– Tu m’accompagnerais à Paris, et, à nous deux…

Hector, à cette proposition, s’était dressé tout pâle, l’œil étincelant.

– Jamais, interrompit-il violemment, jamais!…

Ses «très chers» du club l’épouvantaient encore. Quoi! déchu, tombé, ridiculisé par son suicide manqué, il oserait reparaître sur le théâtre de sa gloire!

Sauvresy lui ouvrait les bras. Sauvresy était un brave cœur l’aimant assez pour ne pas s’arrêter à la fausseté de sa situation, pour ne pas le juger un lâche de ce qu’il avait reculé, mais les autres!…

– Ne me reparle plus de Paris, ajouta-t-il d’un ton plus calme, de ma vie, je le jure, je n’y remettrai les pieds.

– Soit, tant mieux, reste avec nous, ce n’est pas moi qui m’en plaindrai, ni ma femme non plus, et un beau jour nous te trouverons une héritière dans les environs.

Elle fit, de la tête, sans lever les yeux, un signe affirmatif.

– Allons, reprit Sauvresy, il est temps que je parte si je veux ne pas manquer le chemin de fer.

– Mais je t’accompagne à la gare, fit vivement Trémorel.

Ce n’était pas de sa part une prévenance purement amicale. Il voulait prier son ami de s’informer des objets restés au mont-de-piété de la rue de Condé, et aussi lui demander de passer chez miss Fancy.

De la fenêtre de sa chambre, Berthe suivait les deux amis qui, bras dessus bras dessous, remontaient la route d’Orcival. «Quelle différence, pensait-elle, entre ces deux hommes! Mon mari disait, tout à l’heure, qu’il voulait être l’intendant de son ami; il n’a que trop l’air, en effet, de son intendant.»

Quelle démarche vraiment noble a le comte, quelle aisance gracieuse, quelle distinction suprême! Et cependant, mon mari, j’en suis sûre, le méprise, parce qu’il s’est ruiné à faire des folies. Ah que n’est-il, lui-même, capable d’en faire. Il affectait, j’ai cru m’en apercevoir, certains airs de protection. Pauvre garçon!

Mais est-ce que tout chez M. de Trémorel n’annonce pas une supériorité innée ou acquise, tout, jusqu’à son prénom: Hector! Comme il sonne, ce nom! Et elle prenait plaisir à le répéter avec des intonations différentes: Hector! Hector! Mon mari, lui, s’appelle Clément!…

M. de Trémorel revenait seul du chemin de fer, gai comme un convalescent à ses premières sorties.

Dès que Berthe l’aperçut, elle quitta vivement la fenêtre. Elle voulait rester seule, réfléchir à cet événement qui, tout à coup, tombait dans sa vie, analyser ses sensations, écouter ses pressentiments, étudier ses impressions pour s’en rendre maîtresse, enfin, arrêter, si elle pouvait, un plan de conduite. Elle ne reparut que pour se mettre à table, quand son mari, qu’on avait attendu, revint sur les onze heures du soir.

Sauvresy mourait de faim et de soif, il paraissait brisé de fatigue, mais son excellente figure rayonnait.

– Victoire! ami Hector, disait-il, tout en avalant son potage trop chaud, nous te tirerons des mains des Philistins. Dame! les plus brillantes plumes de tes ailes y resteront, mais on te sauvera assez de duvet pour te faire un bon nid.

Berthe eut pour son mari un regard reconnaissant.

– Et comment cela? demanda-t-elle.

– C’est bien simple. Du premier coup j’ai deviné le jeu des créanciers de notre ami. Ils comptaient obtenir la mise en vente de ses propriétés, ils les achetaient en bloc, à vil prix, comme toujours en ces occasions, les revendaient ensuite fort bien en détail et partageaient le bénéfice.

– Et tu empêcheras cela? fit Trémorel d’un air incrédule.

– Parfaitement. Ah! j’ai dérangé le plan de ces messieurs. J’ai réussi, ce qui est une chance, mais j’ai du bonheur, moi, à les tous réunir le soir même. Vous allez, leur ai-je dit, nous laisser vendre volontairement de gré à gré, sinon, je me mets de la partie et brouille les cartes. Ils me regardaient d’un air goguenard. Mais mon notaire, que j’avais amené, ayant ajouté: «Monsieur est M. Sauvresy, et s’il veut deux millions, demain le Crédit foncier les lui avancera.» Nos hommes ont ouvert de grands yeux et ont consenti à tout ce que je voulais.

Quoi qu’il en eût dit, Hector connaissait assez ses affaires pour savoir qu’avec cette transaction on lui sauverait une fortune, petite, en comparaison de celle qu’il possédait, mais enfin une fortune.

Cette certitude le ravit, et dans un mouvement de reconnaissance vraie, serrant entre ses mains les mains de Sauvresy:

– Ah! mon ami, s’écria-t-il, c’est l’honneur après la vie, que tu me donnes, comment m’acquitter jamais!…

– En ne faisant plus que des folies raisonnables. Tiens, comme moi, ajouta-t-il, en se penchant vers sa femme et en l’embrassant.

– Et plus rien à redouter!

– Rien! C’est que j’aurais, morbleu! emprunté les deux millions, oui, et ils l’ont bien vu. Mais ce n’est pas tout. Les poursuites sont arrêtées. Je suis allé à ton hôtel, et j’ai pris sur moi de renvoyer tous tes domestiques, à l’exception de ton valet de chambre et d’un palefrenier. Si tu veux m’en croire, nous enverrons dès demain tous tes chevaux au Tattersal où ils se vendront très bien. Quant au cheval que tu as l’habitude de monter, il sera ici demain.

Ces détails choquaient Berthe. Elle trouvait que son mari exagérait l’obligeance, descendant jusqu’à la servilité.

«Décidément, pensait-elle, il était né pour être intendant.» Sauvresy poursuivait:

– Enfin, sais-tu ce que j’ai fait? Songeant que tu es arrivé ici comme un petit Saint-Jean, j’ai donné l’ordre de remplir trois ou quatre malles de tes effets, on les a portées au chemin de fer, et en arrivant j’ai envoyé un domestique les chercher.

Hector, lui aussi, commençait à trouver l’obligeance de Sauvresy excessive, et qu’il le traitait par trop en enfant ne sachant rien prévoir. Cette circonstance de son dénuement racontée devant une femme, le blessait. Il oubliait que le matin même, il avait trouvé tout simple de faire demander du linge à son ami.

Il cherchait une de ces plaisanteries fines, qui sauvent une situation, lorsqu’il se fit un grand bruit dans le vestibule. Sans doute les malles arrivaient. Berthe sortit pour donner des ordres.

– Vite, pendant que nous sommes seuls, dit Sauvresy, voici tes bijoux. Ah! j’ai eu du mal à les avoir. Ils sont méfiants au mont-de-piété. Je pense bien qu’ils ont commencé par me prendre pour l’associé d’une bande de filous.

– Tu n’as pas dit mon nom, au moins!

– Ça a été inutile. Mon notaire, par bonheur, était avec moi. Non, on ne saura jamais tout ce qu’un notaire peut rendre de services. Ne penses-tu pas que la société est injuste envers les notaires?

Trémorel pensait que son ami parlait bien lestement de choses sérieuses, tristes même, et cette légèreté de ton le contrariait.

– Pour finir, poursuivait Sauvresy, j’ai rendu visite à miss Fancy. Elle était au lit depuis la veille, on l’y avait portée après ton départ, et depuis la veille, m’a dit sa femme de chambre, elle ne cessait de sangloter à fendre l’âme.

– Elle n’avait reçu personne?

– Personne absolument. Elle te croyait bien mort, et quand je lui ai affirmé que tu étais chez moi, très vivant et très bien portant, j’ai cru qu’elle deviendrait folle de joie. Sais-tu qu’elle est vraiment jolie?

– Oui… elle n’est pas mal.

– Puis c’est, je crois, une bonne personne. Elle m’a dit des choses extrêmement touchantes. Je parierais presque, mon cher ami, qu’elle ne tient pas seulement à ton argent, et qu’elle a pour toi une sincère affection.

Hector eut un beau sourire de fatuité. Affection!… le mot était pâle.

– Bref, ajouta Sauvresy, elle voulait à toute force me suivre, pour te voir, pour te parler. J’ai dû, pour obtenir qu’elle me laissât me retirer, lui jurer, avec d’épouvantables serments, qu’elle te verrait demain, non à Paris puisque tu m’as déclaré que tu n’y voulais plus y remettre les pieds, mais à Corbeil.

– Ah! comme cela…

– Donc, demain à midi, elle sera à la gare. Nous partirons d’ici ensemble; pendant que je prendrai le train de Paris, tu monteras, toi, dans celui de Corbeil. Arrange-toi de façon à faire semblant de manger et tu pourras, là-bas, offrir à déjeuner à miss Fancy à l’hôtel de la Belle-Image.

– Il n’y a pas d’inconvénients?

– Pas le moindre. La Belle-Image est une grande auberge que sa position à l’entrée de la ville, à cinq cents mètres du chemin de fer, met absolument à l’abri des curieux et des indiscrets. On peut, d’ici, s’y rendre sans être vu de personne, en suivant le bord de l’eau et en prenant la rue qui tourne le moulin Darblay.

Hector préparait une objection, Sauvresy, d’un geste lui ferma la bouche.

– Voici ma femme, dit-il, plus un mot.

15

En montant se coucher, ce soir-là, le comte de Trémorel était déjà beaucoup moins enthousiasmé du dévouement de son ami Sauvresy. Il n’est pas de diamant où on ne trouve une tache en l’examinant à la loupe.

«Le voici, se disait-il, prêt à abuser de son rôle de sauveur. Il se pose en mentor et fait des phrases. Les gens ne sauraient-ils donc vous obliger sans vous le faire sentir. Ne semblerait-il pas que par cette raison qu’il m’a empêché de me brûler la cervelle, je deviens quelque chose lui appartenant? Pour un peu plus il allait ce soir me reprocher les magnificences de Fancy! Où s’arrêtera son zèle?»

Ce qui n’empêcha pas que le lendemain, au déjeuner, il prétexta un malaise pour ne pas manger et qu’il fit remarquer à Sauvresy qu’il allait manquer le train.

Comme la veille, Berthe accoudée à sa fenêtre, les regardait s’éloigner.

Si grand était son trouble depuis quarante-huit heures qu’elle ne se reconnaissait plus elle-même. Déjà elle en était à n’oser plus ni réfléchir ni descendre au fond de son cœur. Quelle puissance mystérieuse possédait-il donc, cet homme, pour être entré ainsi violemment dans sa vie! Elle souhaitait qu’il s’éloignât pour ne plus revenir jamais, et en même temps elle s’avouait qu’en partant il emporterait sa pensée tout entière. Et elle se débattait sous le charme, ne sachant si elle devait se réjouir ou s’affliger des inexprimables émotions qui l’agitaient, s’irritant de subir une domination plus forte que sa volonté.

Elle avait décidé que, ce jour-là, elle descendrait au salon. Il ne manquerait pas – ne fût-ce que par politesse – d’y descendre, et alors elle pensait que le voyant de plus près, le faisant causer, le connaissant mieux, son prestige s’évanouirait.

Sans doute il allait revenir, et elle guettait son retour, prête à descendre dès qu’elle le verrait au détour du chemin d’Orcival.

Elle l’attendait avec des frémissements fébriles, anxieuse comme on l’est au moment d’une lutte, sentant bien que ce premier tête à tête, en l’absence de son mari, serait décisif.

Mais le temps passait. Il y avait plus de deux heures qu’il était sorti avec Sauvresy et il ne reparaissait pas. Où pouvait-il être?

En ce moment même, Hector arpentait la salle d’attente du chemin de fer de Corbeil, attendant miss Fancy.

Enfin, il se fit, dans la gare, un grand remue-ménage. Les employés couraient, les hommes d’équipe traversaient la voie, roulant des brouettes, les portes s’ouvraient et se refermaient bruyamment. Le train arrivait.

Bientôt miss Fancy parut.

Sa douleur, sa joie, ses émotions ne l’avaient pas empêchée de songer à sa toilette, et jamais elle n’avait été plus tapageusement élégante et jolie. Elle portait une robe vert d’eau avec une traîne d’un demi-mètre, un manteau de velours qui n’en finissait plus et un de ces chapeaux nommés «chapeaux à accidents» parce qu’ils font cabrer les chevaux de fiacre sur le boulevard.

Dès qu’elle aperçut Hector, resté debout près de la porte de sortie, elle poussa un cri, écarta brusquement les gens qui se trouvaient sur son passage et courut se pendre à son cou, riant et pleurant tout à la fois. Elle parlait très haut, avec des gestes que sa toilette faisait paraître plus désordonnés, et tout le monde pouvait l’entendre.

– Tu ne t’es donc pas tué, disait-elle, comme j’ai souffert, mais quel bonheur aujourd’hui!

Trémorel, lui, se débattait de son mieux, tâchant de calmer les bruyantes démonstrations de Fancy, la repoussant doucement, enchanté et irrité tout ensemble, et exaspéré de tous ces gros yeux fixés sur lui, en Parisien habitué à passer inaperçu au milieu de la foule.

C’est qu’aucun des voyageurs ne sortait. Ils restaient tous là, béants, regardant, attendant. On les regardait, on les entourait, on faisait cercle, on était sur eux.

– Allons, viens! fit Hector à bout de patience.

Et il l’entraîna, espérant échapper à cette curiosité naïve et imprudente de désœuvrés pour qui tout est une distraction.

Mais ils n’y échappèrent pas. On les suivit de loin. Même quelques habitants de Corbeil, montés sur l’impériale de l’omnibus qui fait le service entre la gare et le chemin de fer, prièrent le conducteur d’aller au pas afin de ne pas perdre de vue ces singuliers étrangers. Et ce n’est que lorsqu’ils eurent disparu sous le porche de l’hôtel que la voiture prit le trot.

Ainsi furent déconcertées les prévisions de Sauvresy. L’entrée trop triomphale de Jenny fit sensation. On s’inquiéta, on alla aux renseignements; l’hôtesse fut adroitement questionnée, et bientôt on sut que ce monsieur qui allait attendre à la gare des dames si excentriques, était un intime ami du propriétaire du Valfeuillu.

Ni Hector ni Fancy ne se doutaient alors qu’ils étaient le sujet de toutes les conversations.

Ils déjeunaient gaiement dans la plus belle chambre de la Belle-Image, qui est une pièce immense, à deux lits, avec une seule fenêtre donnant sur la place, décorée de tableaux bien vernis et bien encadrés, représentant des messieurs à cheval.

Trémorel avait imaginé pour expliquer sa résurrection un petit roman assez probable, où il jouait un rôle héroïque très propre à redoubler l’admiration de sa maîtresse.

Puis, à son tour, miss Fancy déroulait ses plans d’avenir qui étaient, il faut lui rendre cette justice, des plus raisonnables. Résolue à rester, quand même et plus que jamais, fidèle à son Hector ruiné, elle allait donner congé de son appartement de six mille francs, vendre son mobilier et entreprendre un commerce honnête.

Justement, elle avait retrouvé une de ses anciennes amies, très habile ouvrière en modes et qui ne demandait pas mieux que de s’associer avec une camarade qui apporterait l’argent, pendant qu’elle apporterait son savoir-faire. Elles achèteraient un fonds de modiste dans le quartier Bréda, et entre leurs mains il ne pouvait manquer de prospérer et de donner de beaux bénéfices.

Jenny parlait d’un petit air entendu, épuisant son répertoire de termes techniques, et Hector riait. Ces projets de négoce lui semblaient du dernier comique, mais il était très sensible à cette abnégation d’une femme jeune et jolie, consentant à travailler, à faire quelque chose, et cela pour lui plaire.

Malheureusement, il fallait se séparer.

Fancy était venue à Corbeil avec l’intention d’y passer, une semaine; mais le comte lui déclara que c’était absolument impossible. Elle pleura d’abord beaucoup, se fâcha, puis finalement se consola à l’idée de revenir le mardi suivant.

– Allons, adieu, répétait-elle en embrassant Hector, au revoir, pense à moi!

Et souriant, avec un geste mutin, elle ajouta:

– Je devrais être inquiète, cependant, il y avait dans le chemin de fer des messieurs qui connaissent ton ami et qui disaient que sa femme est peut-être la plus belle femme de France. Est-ce vrai?

– Je n’en sais ma foi rien! J’ai oublié de la regarder.

Hector ne mentait pas. Sans qu’il parût, il était encore sous l’empire des angoisses de son suicide manqué. Il subissait cet étourdissement qui suit les grandes crises morales aussi bien que les chocs violents sur la tête, et qui empêche l’attention de s’arrêter aux choses extérieures.

Mais ces mots: «la plus belle femme de France», éveillèrent son attention, et il put, le soir même, réparer son oubli. Quand il rentra au Valfeuillu, son ami n’était pas encore de retour, et Mme Sauvresy était seule, lisant, dans le salon très vivement éclairé.

Assis en face d’elle, mais un peu de côté, Hector pouvait l’observer à son aise, tout en égrenant quelques phrases banales.

Sa première impression fut défavorable à Berthe. Il trouvait sa beauté trop sculpturale et aussi par trop accomplie. Il lui cherchait des imperfections, et, n’en trouvant pas, il s’effrayait presque de cette belle physionomie immobile, de ces yeux si clairs, dont le regard vous arrivait comme une pointe d’épée. Peut-être son instinct seul lui faisait-il redouter à lui, l’homme faible, vacillant, irrésolu, une nature énergique, déterminée, d’une audace implacable.

Peu à peu, cependant, il s’habitua à passer avec Berthe une grande partie des après-midi, pendant que Sauvresy courait pour sa liquidation, vendant, négociant, usant ses journées à débattre des intérêts, à discuter avec des avoués et des agents d’affaires.

Il s’était vite aperçu du plaisir qu’elle prenait à l’entendre, et, par cela, il la jugeait une femme éminemment spirituelle et bien au-dessus de son mari.

Il n’avait aucun esprit lui-même, mais seulement un fonds, inépuisable pour des années, d’anecdotes et d’aventures. Il avait vu tant de choses, il s’était frotté à tant de gens, qu’il était intéressant à feuilleter comme une chronique. Il avait encore une certaine verve mousseuse qui ne manquait pas de brillant, et un cynisme poli qui, au premier abord, surprenait.

Moins subjuguée, Berthe l’eût jugé à sa valeur, mais elle avait perdu son libre arbitre.

Elle l’écoutait, plongée dans une sorte d’extase idiote, comme on écoute un voyageur revenu de ces pays étranges dont on ne revient pas, qui a visité des peuples dont on ignore même l’existence, vécu au milieu des mœurs et de civilisations incompréhensibles pour nous.

Les jours, cependant, se passaient, les semaines, les mois, et le comte de Trémorel ne s’ennuyait pas au Valfeuillu autant qu’il l’aurait supposé.

Insensiblement il glissait sur cette pente douce du bien-être matériel qui mène droit à l’abrutissement. À sa fièvre des premiers jours avait succédé un engourdissement physique et moral, exempt de sensations désagréables, s’il manquait de piquant.

Il mangeait et buvait beaucoup, et dormait ses douze heures. Le reste du temps, quand il ne causait pas avec Berthe, il vaguait dans le parc, se balançait sur un fauteuil américain ou montait à cheval. Il alla même jusqu’à pêcher à la ligne, au bout du jardin, sous les saules. Il engraissait.

Ses meilleures journées étaient celles qu’il passait à Corbeil, en compagnie de miss Fancy. En elle, il retrouvait quelque chose de son passé, et toujours pour le réveiller elle avait quelque querelle à lui faire. D’ailleurs, elle lui rapportait des bouffées d’air de Paris, dans les plis de sa robe, et, à ses bottines, de la boue des boulevards.

Jenny venait très exactement toutes les semaines, et son amour pour Hector, loin de diminuer, semblait croître à chaque entrevue.

Peut-être ne s’expliquait-elle pas parfaitement tous ses sentiments. Les affaires de la pauvre fille tournaient assez mal. Elle avait acheté son fonds bien trop cher et son associée, au bout d’un mois avait décampé, lui emportant trois mille francs. Elle n’entendait rien au commerce qu’elle avait entrepris et on la volait sans pudeur de tous les côtés.

Elle ne disait rien de ses soucis à Hector, mais elle comptait bien lui demander de lui venir en aide. C’était bien le moins qu’il pût faire, après l’immense sacrifice, auquel elle s’était résignée pour lui.

Dans les commencements, les habitués du Valfeuillu s’étonnèrent un peu de la continuelle présence de ce grand jeune homme qui traînait comme un boulet son désœuvrement, puis ils s’accoutumèrent à lui.

Hector avait fini par se composer une physionomie mélancolique, ainsi qu’il convient à un être éprouvé par des malheurs inouïs et pour lequel la vie a menti à ses promesses. Il paraissait inoffensif, on l’adopta. On disait:

– Le comte de Trémorel est d’une simplicité charmante.

Mais il avait, à certains moments, lorsqu’il était seul, des retours soudains et terribles. «Cette vie ne peut durer», pensait-il; et des rages puériles le transportaient, s’il venait à comparer le passé au présent.

Comment secouer cette morne existence, comment se délivrer de tous ces gens étroits comme la morale, plus plats que la réalité, qui l’entouraient, qui étaient les amis de Sauvresy?

Mais où fuir, où se réfugier? La tentation de reparaître à Paris ne lui venait pas. Et d’ailleurs, qu’y ferait-il? Son hôtel avait été vendu à un ancien marchand de cuirs vernis. Il n’avait d’argent que celui qu’il empruntait à Sauvresy.

Et c’était, ce Sauvresy, dans la pensée d’Hector, un ami terrible, envahissant, implacable, dur comme le chirurgien qui s’inquiète peu de faire crier, sous le bistouri, le malade qu’il doit sauver. Il ne comprenait, dans les situations désespérées, ni les demi-partis, ni les transactions.

– Ta barque sombre, avait-il dit à Hector, jetons à la mer tout le superflu pour commencer. Ne gardons rien du passé, il est mort; enterrons-le, et que rien ne le rappelle. Ta situation liquidée, nous verrons.

Elle était fort laborieuse, cette liquidation. Les créanciers naissaient sous les pas, de tous côtés, et jamais la liste n’en était close. Il en venait même de l’étranger, de l’Angleterre. Plusieurs avaient certainement été payés, mais on ne pouvait leur présenter de reçus, et ils se fâchaient. Quelques-uns, dont les prétentions par trop exorbitantes furent repoussées, déclarèrent qu’ils plaideraient, espérant qu’on reculerait devant le scandale.

Et Sauvresy fatiguait son ami par son incessante activité. Tous les deux ou trois jours il se rendait à Paris, et il fit plusieurs voyages lors de la vente des propriétés de la Bourgogne et de l’Orléanais.

Après l’avoir d’abord pris en guignon, le comte de Trémorel le détestait nettement. Il le haïssait. L’air constamment heureux de Sauvresy faisait son désespoir. La jalousie le poignait. Une seule pensée, une pensée détestable le consolait un peu.

«Le bonheur de Sauvresy, se disait-il, vient surtout de ce qu’il est un imbécile. Il croit sa femme folle de lui, et la vérité est qu’elle ne peut le souffrir.»

Berthe, en effet, en était venue à laisser deviner à Hector son aversion pour son mari.

Elle n’en était plus à étudier les mouvements de son cœur, elle aimait Trémorel et elle se l’avouait. À ses yeux prévenus, il réalisait absolument l’idéal de ses rêves enfiévrés.

Mais elle était en même temps exaspérée de ne lui voir aucun amour pour elle. Sa beauté n’était donc pas irrésistible, comme elle l’avait souvent entendu dire. Il était avec elle, empressé, galant même, mais rien de plus.

«S’il m’aimait, pensait-elle, non sans colère, hardi comme il l’est avec les femmes, ne redoutant rien ni personne, il me le dirait.»

Et elle se prenait à détester cette femme – cette rivale – qu’il allait retrouver toutes les semaines à Corbeil. Elle eût voulu la connaître, la voir. Qui pouvait-elle être? Était-elle bien belle?

Hector avait été impénétrable au sujet de miss Fancy. Adroitement interrogé, il avait répondu très vaguement, n’étant pas fâché de laisser l’imagination de Berthe s’égarer en suppositions qui ne pouvaient être que très flatteuses pour lui.

Enfin, un jour arriva où elle ne sut plus résister aux obsessions de sa curiosité. Elle prit la plus simple de ses toilettes noires, jeta sur son chapeau un voile très épais, et courut à la gare de Corbeil à l’heure où elle supposait que l’inconnue devait repartir.

Elle s’était établie dans la cour, sur un banc que dissimulaient deux camions. Elle n’attendit pas longtemps.

Bientôt, à l’extrémité de l’avenue, qu’elle pouvait surveiller de sa place, elle vit s’avancer le comte de Trémorel et sa maîtresse. Ils se donnaient le bras et avaient l’air des plus heureux amoureux de la terre. Ils passèrent à trois pas d’elle, et comme ils marchaient fort lentement, elle put examiner miss Fancy à son aise. Elle la trouva jolie et sans la moindre distinction.

Ayant vu ce qu’elle voulait voir, rassurée par cette certitude, prouvant son inexpérience, que Jenny, étant une fille de rien, n’était pas à craindre, Berthe ne songea plus qu’à se retirer bien vite.

Mais elle prit mal son temps! Au moment où elle dépassait les voitures qui la cachaient, Hector sortait de la gare. Ils se croisèrent à la grille et leurs yeux se rencontrèrent.

La reconnut-il? Son visage exprima la plus vive surprise, cependant il ne salua point.

«Oui, il m’a reconnue», pensait Berthe en regagnant le Valfeuillu par le chemin du bord de l’eau.

Et surprise, un peu épouvantée de son audace, elle se demandait si elle devait s’affliger ou se réjouir de cette rencontre. Qu’en résulterait-il?

À dix minutes de distance, Hector la suivait le long de cette route qui côtoie la Seine.

Il était, lui aussi, singulièrement étonné. Depuis longtemps déjà sa vanité, toujours en éveil, l’avait prévenu de ce qui se passait dans l’esprit de Berthe, mais bien que la modestie ne fût pas son défaut, il était loin de croire à un sentiment assez vif pour déterminer une pareille démarche.

– Elle m’aime, se répétait-il tout en marchant, elle m’aime!

Il ne savait encore à quoi se résoudre. Fuirait-il? Resterait-il le même avec elle, feignant de ne pas l’avoir aperçue? Cependant, il n’y avait guère à hésiter. Il devait fuir vite, le soir même, sans hésiter, sans détourner la tête; fuir comme si la maison eût été sur le point de s’écrouler sur sa tête. Ce fut sa première pensée. Elle fut promptement étouffée sous l’explosion des passions basses et viles qui fermentaient en lui.

Ah! Sauvresy lui avait tendu la main quand il se noyait! Sauvresy le recueillait après l’avoir sauvé, il lui ouvrait son cœur, sa maison et sa bourse, en ce moment même, il s’épuisait en efforts pour lui reconstituer une fortune. Les hommes de la trempe du comte de Trémorel ne peuvent recevoir que comme des outrages tant et de si grands services.

Est-ce que son séjour au Valfeuillu n’était pas une souffrance continuelle? Est-ce que du matin au soir son amour-propre n’était pas à la torture? Il pouvait compter les jours par humiliations. Quoi! il lui fallait subir, sinon reconnaître, la supériorité d’un homme qu’il avait traité en inférieur!

«D’ailleurs, pensait-il, jugeant sur le sien le cœur de son ami, n’est-ce pas uniquement par orgueil, par ostentation, qu’il se conduit si bien en apparence avec moi? Que suis-je à son château sinon le vivant témoignage de sa munificence, de sa générosité et de son dévouement? Il semble ne plus vivre que pour moi: Trémorel par ci, Trémorel par là! Il triomphe de ma défaite, il se pare de ma ruine, il s’en fait une gloire et un titre à l’admiration publique.»

Décidément, il ne pouvait pardonner à son ami d’être si riche, si heureux, si estimé, d’avoir su régler sa vie, tandis que lui, à trente ans, il avait gaspillé la sienne.

Et il ne saisirait pas l’occasion qui se présentait de se venger de tant de bienfaits qui l’accablaient? Oh! si!

«En définitive, se disait-il, essayant d’imposer silence aux sourds murmures de sa conscience, suis-je allé la chercher, sa femme? Elle vient à moi de son plein gré, d’elle-même, sans la moindre tentative de séduction; la repousser serait une duperie.»

L’envie a d’irrésistibles arguments. La détermination d’Hector était irrévocable lorsqu’il entra au Valfeuillu.

Il ne partit pas.

Et il n’avait cependant ni l’excuse de la passion, ni l’excuse de l’entraînement, il n’aimait pas, il n’aima jamais la femme de son ami, et son infamie fut réfléchie, raisonnée, froidement préméditée. Mais entre elle et lui, une chaîne se riva, plus solide que les liens fragiles de l’adultère: leur haine commune pour Sauvresy.

Ils lui devaient trop, l’un et l’autre. Sa main les avait retenus au bord du cloaque où ils allaient rouler. Car Hector ne se serait pas brûlé la cervelle, car Berthe n’aurait pas trouvé de mari. Fatalement ils en seraient arrivés, lui, à traîner en compagnie de chevaliers d’industrie un grand nom déshonoré; elle, à étaler sur les chaises du boulevard une beauté flétrie.

Les heures de leurs premiers rendez-vous se consumèrent en paroles de colère, bien plutôt qu’en propos d’amour. Ils sentaient trop profondément, trop cruellement l’ignominie de leur conduite, pour ne pas chercher à se rassurer contre leurs remords.