Je vous ai déjà passablement baladés à travers le monde, dans toutes les couches de toutes les sociétés, mais je n'ai pas souvenir de vous avoir présenté le Pape. N'en déduisez pas trop vite que ce bouquin se passe au Vatican et que Sa Sainteté, que je respecte profondément, est l'acteur d'une de mes facétieuses aventures ! Vous n'y êtes pas du tout.

Le Pape dont je parle, s'il s'appelle Paul, ne porte pas de matricule ou plutôt n'en porte plus, vu que voilà bientôt dix piges qu'il est sorti de taule.

Et c'est en toute candeur qu'il a troqué la casquette-à-julot pour la tiare pontificale de la religion… luciférienne ! Cette fois, vous avez pigé ! Oui, mes amis, je vous emmène faire un tour dans une société secrète, avec messes noires, sacrifices et tout le schbigntz…

Vous l'imaginez, votre San-Antonio, en enfant de diable ? Ne vous inquiétez pas si mon encensoir fume, c'est qu'il vient de cracher quelques bastos de 9 mm.

San-Antonio

C'est mort et ça ne sait pas

Au Professeur Edmond LOCARD, son… poulain de retour, en affectueux hommage.

S.-A.

AVIS !

L’auteur prévient loyalement les Papes qui voudraient se reconnaître dans ces pages qu’ils ne sont pas en cause.

Ceux à qui mes salades ne plaisent pas n’ont qu’à ligoter le Bottin.

S.-A.

PREMIÈRE PARTIE

MESSES NOIRES

CHAPITRE PREMIER

POUR LUCIFER, EN VOITURE !

Le faux curé gagna l’autel sur lequel une croix était plantée à l’envers.

Les fidèles entrèrent à la queue leu leu et trempèrent sans l’ombre d’une répugnance leurs doigts dans le bénitier. Ils se signèrent à l’envers et prirent place derrière des prie-Dieu.

Ils avaient exactement la bouille de n’importe quel peigne-cul et ne semblaient pas autrement incommodés par ces rites bizarres.

Je fis comme eux, en évitant toutefois de plonger ma paluche dans l’urine. On a beau être habité par la plus noble des consciences professionnelles, celle-ci a tout de même ses limites.

Il y avait au-dessus du bénitier un diable de cuivre ricanant qui ressemblait à s’y méprendre à M. Maurice Schuman, ce qui me fit marrer intérieurement.

J’avais vu bien des trucs pas ordinaires au cours de ma carrière, mais cette atmosphère de profanation me causait un malaise. Jusqu’ici j’ai toujours entretenu de bonnes relations avec Dieu et je ne vois pas pourquoi on Lui chercherait des rognes. Le bon Dieu et moi, on s’entend bien, sans se faire des salamalecs ! Le léchage, c’est pas notre blod. Je sais bien qu’il y a toujours dans l’existence des paumés qui s’en prennent à Lui, because leur vie ressemble à une tartine de chiotte et qu’ils en ont classe de s’en repaître ! Des aigris, y en a partout, ils ont des circonstances atténuantes, nous sommes d’accord.

A force de passer sur le trottoir au moment pile où une tuile tombe du toit ; à force de s’asseoir sur des fourmilières, d’être le sixième devant l’autobus alors qu’il n’y a plus que cinq places ; à force de recevoir des commandements de son adjudant, de son patron, de sa femme et de son percepteur, on en vient à s’en prendre à ceux de Dieu… Tous ceux qui attrapent la vérole, qui reçoivent des lettres signées « un ami qui vous veut du bien », qui glissent sur les peaux de banane, qui ratent le train pour une minute ou le gros lot de la Loterie nationale pour un numéro ; tous ont de ces mouvements d’humeur avec le Tout-Puissant. Ils se sentent visés, les pauvres chéris, alors ils s’en prennent à Celui d’en haut, parce que ceux d’en bas leur fileraient une toise s’ils faisaient mine de se rebiffer. C’est la vie…

Mais de là à créer une religion rebelle, il y a un pas !

Ce pas-là, les quelques tordus qui m’entouraient l’avaient franchi…

Du coin de l’œil, je les surveillais, tout en ayant l’air de m’abandonner à des dévotions à rebours.

Je les plaignais de tout mon petit cœur, ces locdus. Leurs simagrées me faisaient mal aux seins. Il y avait là des hommes bien fringués et des pépées au regard vaseux. Tous avaient plus besoin d’une douche ou d’un électrochoc que d’une messe noire qui contribuait à perturber leur citron malade.

Le faux curé se mit à bonnir une prière de son cru, laquelle n’était qu’une longue litanie d’insultes pour le Christ. Il consacra des hosties qu’il distribua à chacun. J’étais très gêné par ce petit disque blanc. Je vis que les autres le glissaient dans leurs poches. Je vaguai donc le mien.

A ce moment-là une souris complètement à poil fit son apparition par la porte du fond. Elle était moche comme le fignedé de votre belle-mère. Ses seins pendaient tristement comme deux blagues à tabac vides, ses hanches étaient saillantes et sa gueule n’avait rien d’essentiel.

M’est avis qu’on l’engageait au mois, pour la séance. Ses tifs étaient sales, son nez volumineux et son regard exprimait toute la lassitude de l’univers. Elle s’étendit sur l’autel exactement comme sur la table d’auscultation d’un gynécologue, les flûtes grandes ouvertes et les mains sous sa tête en guise d’oreiller…

Alors le prêtre à la gomme prononça des phrases cabalistiques qu’il ponctua de gestes impressionnants, et se mit à croquer l’hostie sur la donzelle.

Là, ça devenait franchement porno et ça m’intéressait. Je biglai le tableau. Ça me faisait penser à ces films qu’on projetait dans les claques avant-guerre, aux habitués des taules d’abattage. C’en avait le côté minable. C’était du vice à grand spectacle pour bon bourgeois blasé. Je me détranchai sur l’assistance. Les mecs n’avaient pas l’air émoustillés mais recueillis, ce qui était un comble. Ils récitaient des oraisons à la noix.

Puis ils sortirent leur hostie personnelle de leur fouille et se mirent à cracher dessus.

Ensuite ils la jetèrent à terre et la piétinèrent en hurlant. Du vrai délire ! Un instant je me demandai si j’étais à Paris ou dans une tribu primitive perdue aux confins de l’Afrique. Fallait faire un gros effort d’imagination pour admettre que le métro passait sous la strass !

Je me mis à bigler sauvage les gnaces de l’autel, me demandant s’ils n’allaient pas se faire reluire devant tout le monde. Je me disais que ça devait faire partie de la cérémonie. C’était logique, non ?

Mais j’avais mal estimé. Ou alors la vioque à loilpé ne faisait pas goder l’officiant. Dans un sens ça se comprenait. Elle était pas jojo, la pauvre, surtout qu’elle avait froid et que sa peau était hérissée par la chair de poule. Pour consommer une tordue pareille, fallait avoir sérieusement faim ou bien s’être farci une vraie dose de cantharide.

Elle se releva, plus morne, plus pantelante que jamais. Et elle sortit en traînant ses fesses croulantes.

Le prêtre se retourna et fit un signe. Les fidèles évacuèrent la salle ; à l’exception du petit gars San-Antonio qui resta debout au fond de la pièce, adossé au mur dans un coin d’ombre. Le curé du diable ne me remarqua pas tout de suite. Il remisa ses instruments de travail et se mit à fredonner Fascination d’une voix de tête. Enfin, sentant mon regard peser sur lui, ou percevant le bruit de ma respiration, il fit une brusque volte-face.

Un instant il parut surpris et attentif, me regardant de ses petits yeux porcins. C’était un zig de taille moyenne, plutôt petit, qui sans être gros, paraissait gras. Cette impression provenait de sa peau luisante, aux reflets faisandés. Il ressemblait à un panaris sur le point de percer.

Il fit quelques pas dans ma direction et s’arrêta, soucieux. Ses petits yeux étaient vifs comme ceux d’un lézard.

— Vous désirez quelque chose, mon frère ? demanda-t-il de sa voix de gonzesse.

Avant que j’aie le temps de répondre, il remarqua :

— Vous êtes un nouveau ? Je ne vous ai jamais vu ici !

Puis, toujours vif, et obéissant à l’évolution de sa pensée :

— Qui vous a introduit ?

J’attendis un peu pour le cas où il voudrait déballer de nouvelles questions. Comme plus rien ne venait, je pris le parti de répondre à sa dernière.

— Personne ne m’a introduit ! dis-je…

Il eut l’air surpris. Son étonnement s’expliquait, étant donné le côté secret de la cérémonie.

— J’ai eu les renseignements, m’empressai-je d’ajouter… Ou plutôt j’ai reçu l’initiation.

Il parut légèrement rassuré.

— Ah ! bien… Et vous désirez ?

— Vous parler…

Il parut hésiter et me regarda d’un air incertain. Je soutins son regard.

— Venez !

Il me conduisit au fond de la salle et s’effaça pour me laisser franchir la porte située derrière l’autel.

Je pénétrai dans une pièce assez exiguë où la vioque de tout à l’heure achevait de se resaper. Loquée, elle faisait moins minable, et on la situait illico sur le plan social : c’était le genre de femme de ménage sans emploi qui « fait » les marchés de la Mouf pour ramasser les fruits pourris et les morceaux de cageot. Elle devait également « faire » le clodo à ses heures et se farcir les vieux biques en délire moyennant un coup de rouge ou un timbre-poste mal oblitéré.

Elle jeta sur moi un regard très déprimé et attendit, un sac à provisions ravagé à la main.

Le faux curé lui tendit deux billets de cent balles qu’elle saisit comme un naufragé saisit une bouée.

— A dimanche prochain ! murmura-t-elle.

Elle partit. Le panaris referma la porte derrière elle, poussa le verrou et, se tournant vers moi :

— Que voulez-vous me dire, mon frère ?

— Plusieurs choses, fis-je, mystérieux.

— Commencez par celle que vous estimez la plus importante.

— Bonne idée…

Je fermai ma main, ce qui donna un poing ravissant, pris un léger recul et lui téléphonai un taquet-maison à la pointe du menton. Le gars poussa une espèce de plainte et voltigea à travers la pièce. Il renversa une chaise, s’accrocha à un pardessus suspendu à une patère, arracha la patère du mur et atterrit dans la porte du placard.

Ecroulé, il haleta, luttant pour retrouver son souffle.

— Vous n’êtes pas un Lucyférien ? balbutia-t-il[1].

J’éclatai de rire.

— Ben, mon trésor, je ne sais pas ce qu’il te faut ! Enfin mettons que je sois seulement un bon petit diable !

CHAPITRE II

ON S’EXPLIQUE… ET ON S’EN VA !

Le curé lucyférien passe une main sur sa bouche. Une légère traînée rouge la macule. Il regarde son sang d’un œil éperdu ; puis, soudain, la colère lui empourpre le front.

— Vous serez excommunié ! déclare-t-il.

— D’ac, mon pote ! Ça vaut mieux que d’attraper le rhume des foins ! Pour me consoler, j’irai me faire inscrire au club du pêcheur meulanais !

— Votre intolérance est révoltante, poursuit-il en se remettant d’aplomb. Toutes les idées sont respectables. La liberté des cultes est admise en France…

— Te fatigue pas, je veux pas détruire le turbin d’Henri IV, bien que j’aie envie de filer de sérieux coups de tatane dans ton culte, chérubin.

— Pourquoi m’avez-vous frappé ?

— Mettons que vous ayez une tête qui ne concorde pas avec l’idée que je me fais de l’esthétique…

— Qui êtes-vous ?

Le moment est venu de décliner mon identité. Gentiment je lui montre ma carte. Il la regarde attentivement, comme s’il s’agissait d’une photo porno. Enfin il respire très profondément pour se donner le temps d’enregistrer le choc. Il est semblable à une hyène, ce mec. Il hume, il flaire, il observe avant d’agir. Pour le surprendre, faut mettre des chaussures à semelles de velours ou bien se déguiser en minute de silence !

— Et alors ? fait-il en retrouvant son aplomb.

J’empoche ma carte.

— Alors rien, dis-je philosophiquement. Faut m’excuser pour ce mouvement d’humeur, mais chez nous, à la grande turne, on a le coup de plumeau facile…

Il se frotte le menton.

— Ce sont là des procédés… des procédés…

— Inqualifiables ? je propose, très sérieusement.

Il me regarde pour voir si je m’offre son fifre, mais devant mon air sérieux il se déboutonne.

— Enfin passons. J’espère que vous voudrez bien me donner quelques explications quant à votre présence ici ?

— Evidemment.

J’allume une gitane et je lui balance une grande bouffée de fumée dans les trous de nez. Il tousse, le pauvre chéri. Ça lui titille les glandes lacrymales. Il accouche de deux larmes pareilles à des gouttes de bougie fondue.

— Qu’est-ce au juste que votre religion ? je demande…

— Une religion de rébellion contre ce Dieu malhonnête qui exploite la pauvre humanité.

Je sens qu’il va démarrer à cent à l’heure dans des théories fantoches et ça me casse d’autant plus les nougats que les plausibles me filent déjà une migraine de génisse.

— Je vous demande pas un sermon, mon révérend diablotin, fais-je, seulement ceci : les membres de votre secte sont-ils liés par d’autres liens que ceux de la religion ?

— Mais pas du tout, pourquoi ?

— Combien êtes-vous à Paris ?

— Une douzaine.

— Combien exactement ?

— Onze.

— Donc, la semaine passée, vous étiez treize ?

Il ne pige pas. Ses châsses s’ouvrent comme les volets d’un carillon suisse au moment où le coucou va sortir.

— Pourquoi ?

— Parce que deux de vos membres sont morts, n’est-il pas vrai ?

Il hausse les épaules.

— Mais pas du tout. Deux membres morts, que dites-vous là !

— Vous ne lisez pas les journaux dans votre truc ?

— Si, mais…

Je le bigle en plein dans les voyants et j’énonce en détachant chaque syllabe :

— Le 11 de ce mois, une certaine dame Permezel a été trouvée dans le canal Saint-Martin, à la hauteur du numéro 19 du quai de Jemmapes. Elle avait la gorge tranchée d’une oreille à l’autre, ce qui est très gênant pour dire non. Dans son corsage se trouvait une image que vous devez connaître puisqu’elle est éditée par vos soins…

Je prends dans mon porte-cartes une petite gravure représentant un Christ mafflu, hilare, paillard, serrant contre lui deux femmes entièrement nues. Comme légende, la gravure porte ces mots : « Christ, je te hais ! Tu es l’Imposteur ! »

Il n’y jette qu’un bref coup d’œil.

— Vous la connaissez, cette image, non ?

— Oui…

— Et la dame Permezel, la connaissez-vous ?

— Je n’ai jamais entendu parler d’elle.

— Jamais ?

— Jamais…

Il est catégorique et ses yeux porcins s’efforcent de rester dans les miens.

— O.K… Alors il faut penser que cette image lui a été donnée par quelqu’un de chez vous qui voulait la convertir. Le fait que cette dame ait conservé la gravure sur son cœur prouve que le quelqu’un en question était en bonne voie de conversion.

Je poursuis :

— Le 16, c’est-à-dire avant-hier, un agent d’assurances a été découvert assassiné dans le parc à voitures des Galeries Lafayette par le gardien de l’enclos. Il était au volant de son auto et un aimable plaisantin avait oublié un poignard dans la poitrine de ce digne homme.

Je chope le vicaire par le collet.

— La victime s’appelait Triffeaut et avait la même image sur elle… Vous ne trouvez pas ça pour le moins bizarre, mon cher ami ?

— Certes, murmura-t-il.

— Triffeault, dis-je, ça ne vous rappelle rien ?

— Non…

— Inconnu au bataillon lucyférien ?

— Inconnu…

— Vous ne voyez aucune explication valable concernant la présence de cette gravure blasphématoire sur lui ?

— Aucune…

— Vous les avez éditées à combien d’exemplaires, ces images démoniaques ?

— Cinq cents…

— Vous les avez conservées ici ?

— Non, pas toutes, elles ont été réparties entre nos membres…

— Charge à eux de les distribuer, non ?

— Oui.

— Onze personnes, c’est pas le diable, fais-je… (J’ajoute tout en me fendant le parapluie :) Si l’on peut ainsi s’exprimer. Je suppose que vous avez la liste de vos fidèles quelque part ?

Il paraît très embêté.

— Mais non… Je… Et le secret…

— Le secret de quoi ? De la confession ou celui de polichinelle ? Allez, aboulez cette liste ou je vais devenir nerveux !..

Il hésite.

— Tu t’appelles Paul Brioux, fais-je simplement en le regardant.

Je ne lui en dis pas davantage. Il lit dans mes yeux son extrait de casier judiciaire. J’ai un peu potassé celui-ci avant de venir. Oh ! il est moins lourd que celui du docteur Petiot, mais on y trouve tout de même deux condamnations pour escroquerie et une petite pour chèque falsifié.

Il pense à tout ça, le Popaul. Et il se dit que les flics se permettent toujours des privautés avec des gars qui ont un casier sur leur porte-bagages. Comme le marron de tout à l’heure l’a laissé songeur, il veut éviter la bigorne.

Lentement il se dirige vers le placard qu’il a percuté et il en sort un cahier à couverture de moleskine noire.

Je le lui arrache des pognes et je le feuillette. Ça en dit long comme une concierge saoule ! Des noms, des adresses, des chiffres. De beaux chiffres ! Des chiffres montés sur le roulement à billes des zéros.

— M…, je soupire, ça rapporte le culte lucyférien, dis, mon mignon ! Ils le dorlotent, leur cureton, les fidèles ! Oh ! ma douleur, ce que tu enfouilles ! C’est pas vrai, dis, Popaul, c’est pas possible tant d’artiche ! Tu vas t’acheter le Rex ou la maison Potin avec tous ces fafs ?

Il secoue la tête.

— Ce sont les fonds de propagande !

— Oui, mon bijou… Elle est coûteuse, ta propagande : quelques images miteuses ! Le reste va à la propagande privée : celle de tes aises ! Tu les hypnotises ou quoi, les fidèles ?

Alors il se rebiffe.

Et il me déballe cette affirmation qui ne manque pas plus de sel que tout l’océan Pacifique :

— Je suis Pape !

J’en reste la bouche grande ouverte comme celle d’un égout. Puis, comme elle est ouverte, j’en profite pour rigoler.

— T’es pape, Popaul ! Faudra mettre ça sur ta carte d’identité : « Paul Brioux, pape. »

J’arrive pas à retrouver mon sérieux. Je me marre à en perdre le souffle. Faudra me jouer du Claudel pour me faire récupérer !

Il a trouvé le filon, ce gnace. Il exploite quelques riches cinglés, et, avec ses messes noires à la godille, il assure son avenir.

— Salaud, je fais, et dire que tu files deux jambes seulement à cette pauvre pourrie de tout à l’heure pour la faire foutre à loilpé devant tes cornichons !

Il recule, terrorisé.

— Aie pas peur, je veux plus te toucher, tu me débectes trop avec tes saloperies !

Je glisse son cahier sous mon bras.

— Bon, tu n’as rien à me dire au sujet des meurtres ?

— Que pourrais-je vous dire ? Je ne sais rien, monsieur le commissaire. Absolument rien !

— Tes fidèles, tu les connais, ils sont comment dans l’ensemble, rupins, hein ? Sans quoi ils ne t’intéresseraient pas…

Il a un geste affirmatif.

— Tu n’en vois pas un qui pourrait être atteint de la folie homicide dans le lot ?

— Non, ce sont tous des…

— Tu l’as dit, ce sont tous des… Je les ai vus au boulot pendant ton office, ils avaient tous des tronches à remplacer une pissotière au pied levé.

Je pointe un index brutal sur sa poitrine.

— Fais gaffe, Popaul, on t’a à l’œil. Et finis de chouraver le grisbi de tes fidèles ou sinon tu vas te retrouver derrière des barreaux avant longtemps !

Sur ce conseil judicieux, je me barre, le cahier noir sous l’aileron !

CHAPITRE III

MUTATION

Lorsque le grand patron me reçoit, Mignon, l’inspecteur principal de la Criminelle, est déjà là.

Mignon porte mal son blaze car il pèse près d’une tonne. Il est sanguin, jovial et élégant comme un mannequin de province. Il est de Saint-Flour et ça s’entend dans sa voix.

Les deux hommes se tournent vers moi d’un même mouvement et ont la même question :

— Alors ?

Je les salue d’un geste rapide.

— Je viens de la grand-messe lucyférienne, dis-je… C’est assez marrant.

Mignon a un petit rire de bébé dont on vient de « mieller » la sucette.

— J’aurais payé des jetons pour voir ça ! Est-ce que c’est salingue ?

Une toux discrète autant que réprobatrice du Vieux le rappelle à la décence.

— Même pas, fais-je. C’est plutôt triste…

Je jette le cahier noir sur la table.

— Le pape de cette religion est un certain Paul Brioux, repris de justice et ancien séminariste défroqué. Il a planté la religion catholique pour se mettre à son compte, et un coup d’œil à ce carnet vous montrera que sa petite industrie est rentable. Il pressure gentiment une douzaine de ballots et vit comme un coq en plâtre en finissant par se prendre au sérieux, comme tous les hommes exerçant une autorité morale.

Satisfait de cette pensée philosophique, je bigle mes interlocuteurs. Mignon me regarde avec une certaine admiration. Vous savez : l’air du gars qui se rend compte que son subordonné peut lui donner des cours du soir !

Le chef, bien entendu, est impavide, comme toujours. Ce gnace-là, faudrait être le docteur Schweitzer multiplié par Victor Hugo pour arriver à lui faire hausser un sourcil.

Je poursuis :

— Aux dires de Brioux, les deux victimes n’appartenaient pas à sa secte. Du reste je n’ai pas trouvé leurs noms sur le registre qu’en homme ordonné, le « pape » tenait à jour. Par ailleurs, il prétend ne pas les connaître…

Mignon feuillette le cahier noir.

— Vous avez fait du bon travail, une fois de plus, approuve-t-il. Et rapide ! Une chance que j’aie parlé de cette affaire à votre patron ; une chance aussi qu’il se soit rappelé que vous aviez des tuyaux sur les religions secrètes de Paris…

Le Vieux juge le moment venu de la ramener.

— Il est naturel de s’entraider dans le métier. Les luttes entre services sont stupides et jettent le discrédit sur notre profession.

Il a placé son petit couplet de morale et il est content. Son front aussi dégarni qu’une choucroute de restaurant pauvre se déplisse et paraît brusquement laqué. Il est d’un ivoire somptueux, aux reflets rosâtres. Exposé dans un grand magasin peau-rouge, il vaudrait des pions !

Je me lève :

— Eh bien ! vous avez les atouts en main, Mignon. C’est à vous de jouer maintenant.

Mignon m’en tend cinq qui ressemblent à une grappe de francforts.

Je presse ce pacson de bidoche avec os et je salue le Vieux.

Celui-ci me stoppe d’un mouvement brusque.

— Dites donc, San-Antonio ?…

Je le regarde.

— Patron ?

— Ça vous amuserait, cette affaire, plus ou moins… occulte ?

Mignon rougit.

— Ben, ça n’est pas de notre ressort, non ?

— Non, mais si le Principal Mignon a besoin de votre concours, je ne demande qu’à lui rendre service. Ce concours peut être précieux, affirme-t-il en se tournant vers mon collègue. San-Antonio connaît parfaitement ces étranges milieux très fermés…

— Mais, je serais ravi ! assure Mignon qui n’en pense pas un mot.

Ça lui fait mal aux seins de voir un zig des Services secrets s’abonner brusquement à son numéro. Il doit nous trouver envahissants.

Tout ça, il le dirait bien au Vieux, mais le Vieux n’est pas le genre de mec qu’on peut remiser. Il a une façon de vous rentrer d’un regard la jactance dans la gargane qui intimiderait un char d’assaut.

— Ravi, réussit à éructer Mignon.

Le Vieux a tout pigé, mais ça le fait mouiller.

Il est sadique à ses heures. Bien qu’il prône l’entente cordiale entre les différents services, il ne rêve en secret que de mystifier les autres !

Je reste figé : dans ces cas-là, il vaut mieux conserver un visage de bois. Ça permet de rester bien avec tout un chacun. C’est ça la diplomatie : ne pas se mouiller. De même que la sculpture consiste à prendre un bloc de marbre et à enlever tout ce qui est inutile.

— Dans ce cas, sourit Mignon, vous passerez à mon bureau, mon cher, afin que je vous communique le dossier. Georgel est déjà sur l’affaire, vous auriez intérêt à le voir, il vous mettrait au courant de ses investigations.

Ses investigations !

— Entendu, dis-je…

Et je me trisse parce qu’on est dimanche et que Félicie, ma brave femme de mère, a cuisiné une « estouffade ».

CHAPITRE IV

ON COMMENCE PAR LE COMMENCEMENT

Jusqu’ici je ne possède pas beaucoup d’éléments intéressants. Je suis entré dans cette affaire comme on entre dans une pissotière sans avoir envie de gauler, mais plutôt pour tenir compagnie à un copain.

Je sais qu’une dame Permezel a été retrouvée dans la baille du canal Saint-Martin, la gorge ouverte et que l’agent d’assurances Triffeaut a été poignardé dans le parc à guindes des Galeries. Je sais en outre que ces deux victimes avaient sur elles une image lucyférienne ; à part ça, j’ignore tout.

C’est en bavardant que le boss m’a conseillé d’aller faire un tour chez les lucyfériens ; sa combine, je l’ai renouchée illico : mystifier un brin les potes de la Criminelle en leur démontrant que je suis l’homme qui remplace le thé des Familles. De fait, j’ai obtenu un résultat assez substantiel pour un début.

Maintenant, ça va être le gros labeur. M’est avis que je vais devoir agir prompto si je veux consolider ma réputation. Quand un acrobate veut en remontrer à ses confrères, faut qu’il réussisse le quadruple saut périlleux sur un doigt, ou alors il est juste à point pour laver la vaisselle à l’Armée du Salut !

C’est fort de cette vérité que je m’annonce dans le burlingue de Mignon, le lundi matin, rasé de frais comme un marié, la hure enduite d’eau de Cologne et les lèvres fleuries d’un sourire style Rudolph Valentino amélioré Colgate.

Mignon est précisément en parlote avec l’inspecteur Georgel. Et je vous parie qu’il est question de moi dans leurs salades. Ça s’entrave à la façon dont ils caroublent leur clapet en me voyant pénétrer dans la strass.

Mignon a un léger sourire jaune qui éclaire sa face somptueuse.

— Ah ! vous voilà, fait-il d’un ton aimable.

Georgel se contente d’un hochement de tête renfrogné. C’est un petit sec au nez pointu, au teint malade et aux yeux gris. Il a le cheveu triste, couleur crin à recarder, et une éternelle pluie de pellicules s’abat sur ses épaules tombantes.

Bien entendu, il porte un imperméable à martingale verdâtre pisseux dont la ceinture est serrée jusqu’à l’étouffement.

— Je vous ai fait préparer le dossier de l’affaire, dit Mignon, ou plutôt « des » affaires.

Georgel se décide à l’ouvrir. Bien entendu, c’est pour sortir une couennerie de marchand de robinets :

— Voilà un pluriel singulier, énonce-t-il avec une évidente satisfaction.

Je lui balance un coup de saveur qui ferait fondre une pleine corbeille d’esquimaux Gervais et, afin de ne pas être en reste, je murmure :

— Tu l’as dit… manche de Pâques !

Mignon qui n’a pas eu la peine d’inventer l’eau chaude puisqu’elle l’attendait à sa naissance — si je puis dire — part d’un rire intéressant qu’on aimerait enregistrer sur magnétophone afin de meubler ses tristes veillées d’hiver.

Sur ce, je saisis la chemise verte contenant une pile de rapports et je potasse (d’Alsace, ajouterait Georgel) ceux-ci.

C’est plein de tuyaux intéressants concernant la vie passionnante et passionnée de la dame Permezel et du sieur Triffeaut.

La dame Permezel avait cinquante-quatre ans quand on lui a entaillé la gargane. Elle était veuve d’un colonel aviateur et vivait seule dans un confortable appartement du quai de Béthune.

Au contraire, le Triffeaut avait trente-cinq carats, une femme malade et trois enfants en bas âge.

La mort de l’une et de l’autre reste inexplicable car le vol n’a pas été le mobile des deux agressions. Dame Permezel avait une broche et une montre en or sur elle quand on l’a retirée de la sauce ; quant à Triffeaut, on a retrouvé son portefeuille dans sa fouille, lesté d’une dizaine de lacsés.

Par ailleurs, ni la veuve, ni le père de famille n’avaient d’ennemis… C’étaient de braves petits Français moyens, teintés de bourgeois et rien ne laissait prévoir qu’ils canneraient de cette façon violente.

Seulement ces giries s’appellent le destin. Et avec le destin faut toujours faire gaffe. Il vous saute sur le poil comme le choléra au moment où on s’y attend le moins. On se croit promis à une douillette agonie familiale et puis crac ! on vous surine mochement dans un parking, au milieu de la rumeur joyeuse de Paname. Cette mort-là, c’est la vie, y a pas à regimber, ou alors mieux vaut se téléphoner nature une praline dans le sucrier afin d’être certain de la manière dont on passe l’arme à gauche (ou à droite si on est inscrit au M.R.P.).

J’achève posément ma lecture. Mignon écrit des trucs mystérieux sur une rame de papier registre, d’une fine écriture en dents de scie. Georgel, complètement décontracté et aussi désinvolte que lord Byron (le gnace qui bouillavait avec sa frangine), se farcit un sandwich long comme un canon à longue portée en bouquinant les résultats de son enquête dans le Parisien Libéré…

Je le regarde et il est incommodé par mes châsses. Il fait une légère grimace :

— Ça ne s’arrange pas pour le Racing, assure-t-il.

Je songe que, pour son intellect non plus, ça ne s’arrange pas. Probable qu’il manque de phosphore ; faudrait qu’il croque du poissecaille à tous ses repas, Georgel… Ça le remonterait.

— Vous avez terminé ? demande Mignon en posant son porte-plume dont l’extrémité est mâchouillée.

— Oui.

— Qu’en pensez-vous ?

— Ce qui saute à l’esprit, c’est la gratuité, du moins apparente, de ces meurtres… Pas d’intérêt, pas de vengeance… Que reste-t-il ? La jalousie ? Hum, pour une dame respectable et un brave bougre de père de famille, ça paraît invraisemblable… Alors la folie ?

« Un fou qui frapperait au petit malheur la malchance, et qui glisserait une image lucyférienne dans les vêtements de ses victimes ? Après tout, pourquoi pas ? »

J’ai bonni sur le ton du gnace qui se jacte à soi-même. Georgel émet un léger ricanement lorsque je me tais. Ça veut dire qu’il s’est tenu ce raisonnement itou et qu’il ne voit pas du tout l’utilité de mes méninges dans cette histoire.

Je me désintéresse de sa navrante humanité.

— Vous avez le carnet noir ? je demande à Mignon.

Il ouvre son tiroir.

— Voici ; je l’ai feuilleté, quelques-uns des noms qu’il comporte figurent dans l’annuaire du téléphone… A part ça…

— A part ça, personne de connu, hein ?

J’empoche le carnet.

— Bon, je m’occupe de ça…

— Georgel va vous accompagner, fait Mignon.

Il parle ferme, il ne veut pas rater le coche… Si je lève une piste, il tient à être inscrit à l’arrivée, le Principal.

— Inutile, fais-je pourtant en tâchant de sourire.

— Je crois que ce serait préférable, insiste-t-il, en appuyant sur les mots.

Son regard est lourd comme une serpillière mouillée, et moins engageant.

Je file un coup de saveur au Georgel comme en examine un bourrin lorsqu’on est maquignon.

Il est plutôt débecquetant, l’inspecteur, avec ses yeux de cocu au courant, ses pellicules et ses chailles jaunes.

Je prononce le mot qui concorde le moins avec ma pensée :

— Parfait, dis-je… Parfait…

Je serre la paluche de Mignon et je me tourne vers Georgel.

— Allez, lui dis-je. Hue !

CHAPITRE V

SUR LES TRACES D’UN HOMME PONDÉRÉ

Trimbaler avec soi une enflure pareille équivaut à conduire en laisse un mulot apprivoisé.

Il se laisse traîner, Georgel. Toute sa réprobation lui grimpe dans le masque et on a l’impression qu’il a passé ses deux flûtes dans la même jambe de pantalon, à en juger par son allure.

— Où qu’on va ? demande-t-il.

Je réprime l’envie qui me vient de lui foutre un paquet d’osselets sur le coin du cassis.

Je ne réponds pas à sa question, car je suis dans ce qu’on appelle l’expectative. C’est un patelin où il ne fait pas bon s’éterniser lorsqu’on est flic, vu le prix de la taxe de séjour.

Je fais quelques pas jusqu’à ma bagnole, j’y grimpe et j’attends que mon condensé de vinaigre la contourne.

Lorsqu’il a posé son pauvre derrière sur la banquette voisine, je lui fais :

— On pourrait rendre une petite visite à Mme Triffeaut ?

— J’y suis déjà-t-été, fait-il avec son sourire supérieur.

— Eh bien ! je peux y aller n’aussi, riposté-je sèchement. C’est où, la crèche de cette petite veuve ?

— 117, rue de la Gaieté !

— O.K., j’adore Montparnasse.

Habiter rue de la Gaieté lorsqu’on a un visage comme celui de la veuve Triffeaut, c’est une gageure.

C’est elle qui m’ouvre la lourde. Imaginez une sauterelle noire, maigre, malade, aux yeux enfoncés, aux joues creuses.

Elle va pour me demander ce que je désire, mais elle reconnaît Georgel.

— Ah !.. soupire-t-elle en s’effaçant pour nous laisser entrer.

S’effacer ne lui est pas difficile. On sent qu’elle n’a fait que ça toute sa chienne de vie. A force de s’effacer, il ne reste presque plus rien d’elle. Elle s’est diluée peu à peu dans la grisaille de son appartement. Un de ces jours elle oubliera de s’habiller, et elle disparaîtra pour tout de bon.

Nous la suivons, lugubres, dans une salle à manger sentant le petit bourgeois malade.

Un chiare de deux berges se traîne le fignedé sur une carpette miteuse en broutant un morceau de pain d’occasion.

Je regarde le tableau : la veuve sur le point de canner, le mouflet dont l’avenir se lit sur les murs au papier pisseux, les meubles qui se sont longtemps crus opulents…

— Il est gentil, fais-je culment en caressant la joue du lardon.

— Ses frères sont à l’école, murmure la femme.

Elle ajoute :

— Asseyez-vous.

Puis, tristement :

— Excusez le ménage, mais je suis si désemparée… Avec ça malportante… Si… Si cette chose affreuse ne s’était pas produite, je serais partie la semaine prochaine en Savoie pour me remonter, on devait prendre une bonne…

Elle chiale. Ça, c’est normal. Je regarde Georgel. Pas plus ému qu’un huissier procédant à une saisie, le gars ! Assez réconforté par les larmes d’autrui, même… Ma sympathie pour lui s’accentue.

— Je m’excuse de venir vous ennuyer, dis-je maladroitement. Je comprends votre chagrin, madame Triffeaut, et croyez que ça n’est pas de gaieté de cœur que je…

Je stoppe.

« Allons bon, me dis-je, San-Antonio, te voilà bon pour faire une carrière chez Borniol comme maître de cérémonie. »

— L’inspecteur Georgel que voici…

(Ricanement de l’inspecteur Georgel.)

— … vous a déjà longuement interrogée, mais j’aimerais compléter cet interrogatoire…

— Faites, dit la malheureuse en prenant son morveux sur ses genoux cagneux.

Je me recueille :

— Madame Triffeaut, vous avez déclaré que votre mari n’avait pas d’ennemis, je veux bien le croire. Mais quelqu’un avait-il intérêt à ce qu’il disparût ?

— Oh ! non, soupire-t-elle…

— Il n’avait pas de fortune ?

— Rien… Les meubles, la voiture, et une assurance-vie de quarante mille francs. Voilà ce qu’il me laisse…

— Evidemment…

C’est chétif et ça ne suffit pas pour élever trois garnements. Quatre briques, ça ne représente pas le salaire annuel du défunt. Elle va les avoir à la caille, la bonne dame, pour joindre les deux bouts. Avec ça, locdue comme elle est, elle ne peut guère espérer tomber un riche financier.

— Quel genre d’homme était-ce ? Ordonné, je suppose ?

— Très…

— Il devait noter ses rendez-vous, non ? Dans sa profession c’est indispensable.

— Bien sûr…

— On vous a rendu ses objets personnels ?

— Oui.

— Pouvez-vous me remettre son carnet ?

Elle se lève et sort de la pièce en traînant ses pantoufles harassées sur le parquet.

— Je vois ce que vous voulez, dit Georgel, sarcastique en diable. J’y ai déjà songé. Ses rendez-vous du jour, vous pensez que c’était la première chose à faire ! Au moment où il a été tué, il avait déjà vu deux clients… J’ai rendu visite à ceux-ci, ce sont des industriels de Villejuif… Absolument rien à signaler.

Je sais qu’avant la fin de la journée, il dégustera une compote de marrons de ma composition, Georgel. Même le saint curé d’Ars lui filerait une toise s’il était à ma place.

La veuve revient avec le carnet d’adresses. Je l’ouvre à la date du 16. C’est un Hermès. On s’y repère facile.

Je lis, rédigé d’une petite écriture serrée :

« 9 h 30. Relignat, Villejuif, 10 h 30, Perrot, Villejuif… 11 h 30, Pauvel, Villejuif… 15 heures, Martin, Epinay. 16 h 30. Filliou, Epinay… 18 heures, Moricet, Epinay…

— Et alors ? fait Georgel… Ça vous apprend quelque chose ?

— Ça ne m’apprend rien, fais-je, mais ça m’amène à me poser une question. Et dans notre job, les questions, c’est pour ainsi dire la matière première…

Il fronce ses sourcils jaunis.

— Quelle question ?

— La lecture de cette page de carnet nous montre que Triffeaut avait groupé ses rendez-vous : le matin Villejuif, l’après-midi Epinay. Il a été assassiné à onze heures dix exactement à l’Opéra. Il n’avait rien à y faire…

Je me tourne vers la veuve :

— N’est-ce pas ?

— Evidemment. Moi, ça m’avait surprise qu’il soit dans le Centre alors qu’il n’avait rien à y faire…

— Ça surprendrait n’importe qui, assuré-je en regardant Georgel.

Il rougit et détourne les yeux.

— Après son second rendez-vous, il a foncé à l’Opéra ; a-t-il décommandé le troisième client de Villejuif ?

Georgel hausse les épaules.

— Tu ne t’es pas occupé de ça ?

Il fait non.

Pour sa défense, il explique :

— Comme il a été buté z’à onze heures, je ne me suis pas inquiété de ses rendez-vous d’après. Faut z’être logique.

— Justement, faut être logique ; sa matinée étant organisée à Villejuif et Triffeaut habitant Montparnasse, qu’est-il allé fabriquer à l’Opéra à onze heures ? That is the question !

— Vous n’avez aucune suggestion à faire, madame ?

Elle secoue la tête.

— Oh ! non. Je ne comprends rien à tout cela, mon mari était si ponctuel, si ordonné…

J’arrache la page de l’Hermès concernant le 16.

— Conservez le reste précieusement, fais-je. Ça peut servir… Votre mari travaillait pour plusieurs compagnies, n’est-ce pas ?

— Oui… l’Union, l’Urbaine et à la Prévoyance.

Je prends note.

— Autre question… délicate, madame Triffeaut, très délicate…

Elle a pigé. Elle secoue encore sa tête éplorée.

— Je vois ce que vous voulez me demander… Non, mon mari était sérieux, il n’avait pas de maîtresse…

Elle rougit, esquisse un petit geste timide et dit :

— Enfin… Je sais bien qu’une épouse n’est jamais sûre de rien, mais Antoine était très pondéré, très sérieux. Il rentrait à heures fixes. Notez que dans sa profession c’est plutôt rare.

— En effet.

— Il aimait les gosses ; il bricolait…

Elle me montre une lampe confectionnée avec une bouteille de chianti.

— Sa manie, c’était de fabriquer des lampes, comme ça… Il en faisait pour tout l’immeuble !

— Je vois, fais-je, j’ai un copain comme ça, il fabriquerait des lampes avec n’importe quoi : une dent creuse ou un bandage herniaire, c’est une manie, en effet.

— Comme Antoine…

Je me lève.

— Eh bien ! il ne me reste qu’à m’excuser une fois encore, madame Triffeaut. Si j’ai d’autres questions à vous poser…

— Revenez quand vous voudrez.

Une fois dans l’escalier, toujours suivi de Georgel, je récapitule : un homme ordonné, sans ennemis, sans maîtresse ; un brave père de famille, un bricoleur…

Un pauvre mec qui, toute sa vie, a respecté les lois, les morales et les autres ! qui a suivi un horaire et marché avec le calendrier… Et cet homme, brusquement, entre deux rendez-vous, sacrés pour lui, puisque ce sont des rendez-vous d’affaires, cet homme lâche sa petite tournée et va à l’Opéra. Il remise sa voiture dans un parking et là, entre deux voitures, se fait trouer la peau par un inconnu.

Je me gratte le crâne.

Georgel prend ça pour du découragement.

Entre ses dents, il chantonne du Mariano pour noces et banquets.

Je l’interromps net.

— Georgel !

— Ouais ?

— Georgel, as-tu des amis sincères ?

Il est déconcerté. Il s’arrête une jambe en l’air, comme un héron.

— Ben, pourquoi pas ?

— Ils ne t’ont jamais dit que tu avais une gueule de raie ?

Il ouvre la bouche, les yeux, le rectum et secoue la tête d’un air méchant.

— Merci, dit-il enfin…

CHAPITRE VI

UNE IDÉE… COMME ÇA !

Jusqu’ici ça se présente plutôt mal, vous en conviendrez. Je me charge officieusement d’une affaire embrouillée, au milieu de l’hostilité de mes collègues de la Criminelle, tous prêts à me scier ; et ce, sous le prétexte fallacieux que je connais les religions secrètes de la capitale ! Alors qu’il n’existe probablement aucun lien entre les deux victimes et la secte des lucyfériens !

Un comble, vous avouerez !

Georgel, maintenant, marche deux pas derrière moi. Il rumine sa rancœur et grince des dents comme les traîtres des tournées Chose. Traîner un boulet pareil, c’est navrant. Je décide de l’oublier et, parce que je suis un mordu du mystère, je pense à l’affaire.

Il y a deux victimes très distinctes. Ces deux victimes ne font peut-être pas partie de la même histoire. La dame Permezel et le sieur Triffeaut ont fort bien pu être butés par deux assassins différents. Le seul lien qui les rattache, ce sont les images hérétiques découvertes sur eux. Oui, ce sont ces deux petites gravures qui ont amené instinctivement la police à grouper les deux cas. Donc, le plus sage est d’enquêter d’abord sur l’un, puis sur l’autre.

En conséquence, je décide de « vider l’abcès Triffeaut ».

— Si je vous gêne, fait Georgel, faut le dire tout de suite, commissaire, je retournerai à la boîte.

Je le regarde bien en face.

— Ecoute, bonhomme, je crois en effet que nous avons intérêt à mettre les points sur les i : je conçois que ma participation à l’enquête te vexe. Je n’y suis pour rien, chacun son job, c’est ma devise. Mais j’ai des supérieurs comme toi et je ne fais que leur obéir. Alors, ou bien tu prends les choses gaiement et nous sommes potes, ou bien tu continues à faire cette tranche de raie et tu vas te faire foutre !

Voilà qui est parler net. On a toujours intérêt à étaler ses brèmes.

Il hausse les épaules en prenant place à mes côtés, dans ma tire.

— Je vous fais pas la gueule, proteste-t-il avec la meilleure mauvaise foi du monde.

— Alors O.K…

Je décarre et roule jusqu’au boulevard Montparnuche, une fois là je prends à gauche, en direction de la rue de Rennes.

Je stoppe devant un bureau de poste.

— Va te potasser le Bottin, dis-je à Georgel… Cherche l’adresse de Pauvel de Villejuif, que Triffeaut devait rencontrer à onze heures et demie le jour de sa mort…

Le maigrichon bilieux disparaît dans l’honorable succursale des P.T.T. J’en profite pour allumer une gitane et pour m’huiler un peu la gamberge.

J’imagine le Triffeaut dans son appartement, en train de confectionner des lampes au milieu de sa marmaille et à l’ombre de sa triste bourgeoise.

Un petit bonhomme paisible, résigné.

C’est ça : résigné !

La résignation c’est la force des humbles, des ratés, de ceux pour qui la vie ne se donne pas la peine de truquer. En général il n’arrive jamais rien d’extraordinaire (comme un assassinat) à ces gens-là. Ils cannent de la vésicule, à la guerre ou dans un accident de moto… Un point final, c’est tout ! Pas de destin hors série. Le leur vient d’Uniprix, et ils en font bon usage, les chéris… Ils l’habillent chez Esders, le chaussent chez André, l’emmènent au ciné le samedi soir, et au terrain de camping de Villennes le dimanche après-midi… Et pourtant, Triffeaut, le doux, le tendre bricoleur, a eu une mort mystérieuse, une mort qui a fait sensation et a justifié sa bouille sur deux colonnes à la Une du Parisien Libéré.

C’est bizarre, ça me tarabuste…

Je balance un mégot, royal pour un ramasseur de clopes, par la portière et j’interroge du regard Georgel qui radine.

— J’ai l’adresse, murmure-t-il.

Il sort un bout de papier crasseux de sa poche.

— Pauvel, mécanicien de précision, 146, rue du Général-de-Gaulle.

— Une rue qui a dû s’appeler Maréchal-Pétain, dis-je, car décidément je suis porté sur l’amertume ce matin…

— Je ne sais pas, fait Georgel.

On démarre en direction de Villejuif. Georgel pue des pieds. C’est courant dans la police.

Subrepticement, car il ne faut jamais vexer personne, j’abaisse la vitre de mon côté afin de renifler un coup d’air.

Un mur repeint en crème, une porte vitrée, peinte en vert espérance, et des caractères dorés, en relief, qui clament aux passants « Etablissements Pauvel »… C’est là…

Nous pénétrons dans un hall sentant la machine à écrire et la dactylo bien entretenue.

Une souriante jeune vierge passe par un guichet un minois qui ferait damner un saint.

— Messieurs, roucoule-t-elle.

Le Pauvel sait choisir son personnel féminin. Une pépée comme ça vous met tout de suite dans l’ambiance et vous prédispose bien en faveur des « Etablissements Pauvel ». On a envie de s’acheter douze slips à changement de vitesse en contemplant une semblable beauté.

Nous aimerions parler à M. Pauvel, dis-je en lui refilant mon regard ténébreux des grands jours, celui qui fait fondre les bombes glacées et exploser les autres.

— C’est de la part de qui ?

J’hésite. Quand vous annoncez que vous êtes de la rousse, ça fout la perturbation dans le secteur et les plombs sautent automatiquement.

— C’est personnel, fais-je enfin.

Elle a une moue contrariée.

— M. le directeur est très occupé et je ne pense pas qu’il vous reçoive ainsi.

— Essayez toujours, dites que c’est important.

Elle hoche la tête et plante une fiche dans un trou.

— M. Pauvel, dit-elle du ton qu’ont à la synchro les standardistes des films amerlocks, il y a là deux messieurs qui vous demandent…

Elle écoute, déférente comme si son boss pouvait la voir. A son attitude, je comprends qu’il ne doit pas être commode.

— Ils disent que c’est important.

Elle écoute encore, et se tourne vers nous.

— M. Pauvel demande votre nom…

— San-Antonio, fais-je.

Elle répète. Mais le Pauvel doit être un mauvais coucheur.

La mignonne tourne vers moi un visage navré.

— M. Pauvel dit…

— Qu’il n’a pas de temps à perdre et qu’il veut en savoir plus long ?

Elle rosit, ce qui lui va fort bien du reste.

— Oui…

Ecoutez, les mecs, je ne sais pas ce qui se passe dans ma centrale quelquefois, mais il me vient brutalement des idées qui, a priori, peuvent sembler Olé Olé.

— Dites que nous venons de la part de M. Paul Brioux…

Pourquoi ai-je balancé le blaze du pape lucyférien ? J’en suis le premier surpris.

Georgel me tire par la manche.

— Qui c’est ? demande-t-il…

— T’occupe pas…

La donzelle transmet le message.

Elle fait :

— Bien, M. Pauvel, et elle débranche. Vous allez être reçus, dit-elle.

Contente, la souris. Elle m’a à la chouette et elle considère l’acceptation de son patron comme une victoire personnelle. Je sens mon battant qui se précipite. Ça cogne dur mon coffrage. Merde arabe ! voilà qu’on retombe sur la piste initiale, celle des tordus de Lucyfer ! J’en suis sidéré.

La môme sort de son box et passe devant nous en ondulant du prose au point que ça me flanque le vertige.

— Suivez-moi, fredonne-t-elle.

— Jusqu’au bout de la terre, renchéris-je.

Par-dessus son épaule elle me décoche une œillade qui ferait exploser un thermomètre.

— Les dirigeants ne sont pas psychologues, dis-je. S’ils étaient marles, ils flanqueraient un petit lot comme vous au lieu d’un drapeau devant leurs armées pour les faire avancer. Au lieu de ça, les gentilles Vénus, ils les laissent à l’arrière ; fatalement ça incite au recul.

Ma salade l’émoustille. Tout en me guidant à travers les couloirs dallés de carreaux gris, elle glousse, la charmeuse.

— Qu’est-ce que vous faites ce soir ? je lui demande…

Georgel, mécontent, tousse, artificiellement. C’est bien son genre. C’est le gars qui doit foutre du poil à gratter dans le lit des jeunes mariés et qui calce sa bonne femme en pensant à Lollobrigida.

— Pourquoi ? fait la môme, en réponse à ma question.

— Parce que j’ai peur de la solitude et qu’on doit avoir du plaisir à sortir une enfant comme vous.

— Vous alors, déclare-t-elle, illico familière… Vous allez vite !

— Que voulez-vous, je suis victime du système solaire : une journée n’a que vingt-quatre heures et il n’y en a qu’une trentaine par mois…

Elle a ralenti, ce qui indique que nous sommes devant la lourde du patron.

— Pensez à ma proposition, je murmure… Vous me donnerez votre réponse en sortant. Il paraît qu’ils ont un programme sensass à La Rose Rouge.

Ulcéré par mon baratin, Georgel tousse comme un perdu. Je lui balance une claque dans le dos qui l’incurve comme le toit d’une pagode.

— Fais gaffe ! lui dis-je gentiment. A force de carcasser, tu vas glavioter tes éponges sans t’en rendre compte !

— Entrez ! invite la poupée.

CHAPITRE VII

DU NEUF

Je ne veux pas vous faire tartir avec de la philosophie à l’eau de vaisselle, mais je peux vous dire qu’il est toujours émouvant de rencontrer un zig auquel on cherche à arracher des lambeaux de vérité.

Inconsciemment, on se demande la gueule qu’il a et, en se demandant ça, on ne peut pas moins faire que de l’imaginer.

Pauvel, pour moi, c’est dans ma pensée un type costaud avec des lunettes cerclées d’or et des tempes qui grisonnent.

Eh bien ! mes fesses. Il est grand, certes, mais mince. Il a dans les quarante carats, mais il est blond chauve, avec un front pâle, des yeux pâles, des sourcils pâles et un nez pointu. Avec ça un air pas commode qui le ferait classer dans les peaux de vache de la Société. Vous voyez le paysage ?

Il se tient derrière un bureau large comme la place de la Concorde, sur lequel s’entassent des dossiers multicolores. De chaque côté de son sous-main se trouve un appareil téléphonique et devant lui, s’élève un bloc d’ébonite qui semble être dégringolé de la planète Mars et qui doit servir à interpeller les différents services de la taule car il est pourvu d’un micro.

Pauvel écrit encore deux ou trois mots au bas d’un bloc avant de lever la tête, comme il l’a vu faire dans les films par les acteurs jouant les hommes d’affaires !

Son regard est pareil à celui d’un turbot mayonnaise : froid, fixe, figé.

— Il est surpris par mon physique, ça se voit. Il doit avoir une conception spéciale, très spéciale même, des mecs qui se pointent de la part de Brioux.

Il désigne deux chaises.

J’en accapare une.

Et il attend, peinard derrière son immense bureau, que je l’ouvre. Rien de plus déroutant qu’un gnace qui vous bigle avec des châsses de poissecaille sans l’ouvrir.

Je tousse, pour me donner le temps d’ordonner ma gamberge.

— Je viens de la part du pape, fais-je d’un ton extra-sérieux.

Il approuve du chef pour m’inviter à poursuivre.

— Vous connaissez Brioux, n’est-ce pas ?

— Oui…

Je pousse un soupir d’aise.

— Un curieux homme, n’est-ce pas ?

Il reste immobile. Son regard va de Georgel à ma pomme, lentement. On dirait qu’il est crispé, aux aguets… Et qu’il se méfie.

Enfin il l’ouvre, et sa voix ressemble à ses yeux : elle est basse, grise, un peu gluante dans les syllabes.

— Qui êtes-vous ?

— Commissaire San-Antonio. Et voici l’inspecteur Georgel de la Criminelle.

Il accuse le choc sans broncher. Simplement, sur son visage passe une espèce de fugace rictus qui veut dire : « Je me doutais d’un coup fourré. »

J’ajoute, en tirant sur le pli de mon bénard :

— Mais je n’ai pas décliné mon identité à votre standardiste car je sais que les employés sont toujours prêts à se monter le bourrichon et à colporter des ragots stupides…

— Aucune importance, lâche-t-il. Que puis-je pour vous ?

— Simplement me dire depuis quand vous connaissez Brioux et où vous l’avez connu…

— En quoi ces détails vous intéressent-ils ?

— Si vous permettez, je préfère poser moi-même les questions.

Cette vanne ne lui plaît pas du tout. Sa bouche a un pli qui exprime éloquemment sa désapprobation.

— Je connais Brioux, fait-il, parce que mon ex-femme était sous sa coupe. Brioux est un sale individu qui exploite la crédulité et la faiblesse d’esprit de ses contemporains. Ma première femme, qui est décédée l’an passé, avait perdu un fils, issu d’un premier mariage. Le chagrin qu’elle éprouva lui tourna quelque peu la tête. Elle rendit Dieu coupable de cette mort et s’en prit à Lui. Une amie l’entraîna chez les lucyfériens et Brioux la prit en main. A plusieurs reprises, il se fit remettre des sommes d’argent importantes par la malheureuse ; jusqu’au jour où j’eus vent de cela et où je le chassai de chez moi…

— Et vous ne l’avez pas revu, depuis lors ?

— Non… Ma femme était malade. Elle mourut peu après.

Tout ça me paraît satisfaisant.

— Vous n’avez plus entendu parler de lui ?

— Non…

— D’où vient que son nom soit un sésame pour forcer votre porte ?

— Que voulez-vous dire ?

— Que n’ayant pas décliné ma profession, vous ne vouliez pas me recevoir. Mais vous avez changé d’avis lorsque je me suis recommandé de cet homme.

Il hausse les épaules.

— J’ai pensé que mon ex-femme avait pu confier certains documents à Brioux et que celui-ci entendait me faire chanter. Je suis remarié depuis peu et je tiens à la paix de mon nouveau foyer…

— Des documents ? fais-je, surpris… Quelle sorte de documents, monsieur Pauvel ?

— Justement, je n’en avais pas la moindre idée. C’est une pensée assez absurde, j’en conviens, mais j’ai été tellement dérouté…

— Je vois…

Ses explications sont satisfaisantes, du moins au point de vue logique. Mais quelque chose me chiffonne : Pauvel, malgré tout, reste le lien qui unit Triffeaut aux lucyfériens. Le moment est venu de parler de Triffeaut.

Je demande à brûle-pourpoint à Pauvel s’il connaissait l’assureur assassiné.

Il a un léger frémissement de la main.

— Oh ! oui, dit-il… C’était lui qui s’occupait de nos assurances personnel-voitures…

— Ah ! bon… Dites-moi, le jour de sa mort, c’est-à-dire le 16, Triffeaut avait bien rendez-vous avec vous, n’est-ce pas ?

Il fait la moue.

— Hum, croyez-vous ? Je ne m’en souviens guère…

— Un petit peu tout de même ? insisté-je en rigolant. Vous devez pouvoir vérifier cela aisément, non ? Je suppose qu’un homme comme vous a une liste de ses rendez-vous ?

Il hésite…

— Evidemment, murmure-t-il.

— En ce cas j’aimerais que vous vérifiiez…

Juste sous un des appareils téléphoniques se trouve un superbe bloc à couverture de maroquin rouge. Je louche dessus avec une telle insistance qu’il ne peut pas moins faire que de s’en emparer.

Il le feuillette avec nonchalance.

— Le 16, insisté-je…

Il fait un signe d’approbation et tombe sur la page demandée…

— Voyons voir, fait-il.

Moi je suis un frénétique, vous le savez. Quand j’attends une réponse, c’est exactement comme si je faisais l’élevage des fourmis rouges dans mon slip : je me trémousse.

D’un mouvement irréfléchi, je me lève et me penche sur le bureau. D’un coup de saveur preste, je balaie la feuille de bloc.

— Eh bien ! gronde Pauvel qui n’a pas l’habitude de ces procédés cavaliers…

Je me fous qu’il râle… Je sonde la page du 16 et je vois que le nom de Triffeaut n’y figure pas, non plus que celui d’une firme quelconque d’assurances.

Par contre, il y a un blanc sur le carnet entre dix heures et midi.

— Vous le voyez, grommelle Pauvel, je n’ai pas reçu mon assureur ce jour-là.

— Curieux, sur son carnet à lui vous figurez… Il vous avait « prévu » pour onze heures trente… Mais en effet vous n’avez pu le recevoir car à cette heure-là il était mort…

Je prends un temps.

— Et vous, vous n’étiez pas à votre bureau…

— Pas à mon bureau ?

— Je lis sur votre carnet que vous n’avez reçu personne entre dix heures et midi. Ayant vu un avis sur la porte informant que vous receviez les clients le matin de préférence, constatant que, sur toutes les autres pages de ce cahier, vous avez le gros de vos rendez-vous entre dix heures et midi, j’en conclus…

Il se fout en renaud, Pauvel. Son visage blême devient couleur de noyé et ses articulations craquent.

— Je crois que vous concluez un peu vite ! dit-il.

— Vraiment ?

— A mon sens…

— En ce cas je m’excuse, monsieur Pauvel… Du moment que vous prétendez ne pas être sorti… Car vous n’êtes pas sorti, n’est-ce pas ?

— Je ne m’en souviens pas, déclare-t-il, en frappant son bureau d’un poing nerveux. En tout cas je ne vois pas l’intérêt de cette question !

Je lui échappe en devenant mielleux comme une sucette.

— Moi non plus…

— Alors ?

— Alors rien…

Je jette un coup d’œil à Georgel. Son cul triste posé sur un bord de chaise, il n’en perd pas une miette. J’ai dû marquer un petit point sur lui, car il me considère avec moins de hargne depuis que nous sommes dans le burlingue de l’industriel.

Je boutonne mon pardosse de demi-saison.

— Dites, monsieur Pauvel, je trouve étrange que Triffeaut ait noté un rendez-vous avec vous sur son Hermès alors qu’on n’en trouve pas trace chez vous…

— Peut-être n’était-ce qu’un « projet » de rendez-vous ? suggère l’homme au naze pointu.

— Oui, peut-être… Mais ça ne correspond pas au personnage, c’était un garçon très ordonné, vous savez. A propos, à quelle compagnie êtes-vous assuré ?

— L’Urbaine et la Seine.

— Merci.

Je me lève et dis à Georgel :

— Nous avons assez abusé du temps de M.Pauvel…

Je réussis un superbe sourire Judas.

— L’horaire d’un industriel, c’est sacré.

Je salue d’un geste lent.

— Navré de vous avoir dérangé, lancé-je, très Gregory Peck.

Il fait un geste.

— Oui ?

— Puis-je vous poser une question, monsieur le commissaire ?

— Je vous en prie.

— Est-ce sur Triffeaut ou sur Brioux que vous enquêtez ?

— Sur les deux…

— Quel lien existe-t-il entre eux ?

— Un seul à ma connaissance, fais-je.

— Ah ! Et peut-on savoir lequel ?

— Vous !

Là, il est soufflé.

— Au revoir, monsieur Pauvel…

— R’voir, éructe Georgel…

Nous tirons la porte derrière nous. Au bout du couloir, la souris du standard nous guette. Je note avec satisfaction qu’elle s’est refait une beauté. Il y a sur ses lèvres cette petite lumière que les dessinateurs foutent aux portraits de pin-up qui assurent la vente des magazines.

Je fais signe à Georgel de sortir sans moi et je m’approche du guichet.

— Alors, ma déesse, l’interpellé-je, avez-vous réfléchi à ma petite proposition de tout à l’heure ?

Elle rougit juste ce qu’il faut pour me montrer qu’elle n’est pas celle que vous croyez.

— Vous allez vite, dit-elle. Un rendez-vous, comme ça !

— Je crois vous avoir exposé ma théorie sur la brièveté de la vie, non ? Et puis vous êtes juste le genre de filles qui me font perdre l’appétit et me rendent poète… A partir du moment où je rencontre des personnes fabriquées comme ça, je ne me nourris plus que de Verlaine…

Elle se trémousse. M’est avis qu’elle doit avoir du combustible dans le réchaud, la poulette. C’est un lot, c’est une affaire !

Je vais pousser mon avantage, mais la sonnerie de son standard grésille. Elle décroche vivement et dit « Allô » comme il se doit ! Son visage marque une légère hésitation.

— Oui, monsieur Pauvel…

Un regard à mégnace. Le dirlo lui demande si nous sommes partis.

Elle écoute encore :

— Vaugirard 11–51, très bien…

Elle compose fébrilement le numéro. Elle passe la communication à son boss et revient à nos moutons.

— Bon, où ? fait-elle.

Voilà qui est jacté net.

— Ça vous dirait, le Pam-Pam Opéra à huit heures ?

— D’accord !..

Elle ajoute :

— Vous ne me poserez pas de lapin surtout ? J’habite la banlieue et…

— Est-ce que j’ai une tête à poser des lapins à des jeunes filles sérieuses ? dis-je sans respirer.

Elle me dévisage en souriant.

— Non, reconnaît-elle.

— Alors à ce soir.

Je sors en me disant que ma visite à Pauvel n’aura pas été inutile…

CHAPITRE VIII

LE COUP DE CHAPEAU

Georgel m’attend en frappant le trottoir d’une semelle rageuse. Mes salades à la souris l’ont écœuré et il a cet air buté et malheureux d’un cador qui, après avoir filé le train deux jours à une chienne en chaleur, regarde un autre se la farcir vite fait.

Je lui mets la main sur l’épaule.

Moi, par contre, je suis d’une excellente humeur. Ça fait plusieurs jours que je n’ai pas eu l’occase de chambrer une pépée et je me régale à l’avance.

— Alors, Georgel, qu’est-ce que tu penses de ça ?

— Vous avez du succès auprès des femmes, grommelle-t-il. Et vous ne mettez pas beaucoup de temps pour en descendre une !

— Je ne te parle pas de ça, mon chéri. Je te demande ce que tu penses de Pauvel ?

Je lui pose la question pour l’honorer d’un semblant d’intérêt. Ce qu’il pense de Pauvel m’indiffère vertigineusement.

— Il a l’air de cacher quelque chose, dit Georgel.

— Ah ! tu l’as senti aussi ?

Il me regarde de ses pauvres châsses fanées qui protesteront toujours contre les injustices de la vie.

— Pourquoi que je l’aurais pas senti ?

Je ne lui dis pas : « Parce que t’as une gueule à renifler les catastrophes une fois qu’elles sont arrivées… » Faut pas trop le chambrer, ce poulet d’amour. Sa bile tournerait en vitriol et il en crèverait, comme un crapaud crève de rage.

— Tu vois que j’avais raison de venir ici…

Je poursuis, pour moi tout seul :

— Triffeaut, homme minutieux, a noté un rendez-vous avec Pauvel pour le 16 à 11 h 30. Mais ce rendez-vous — si je puis dire — paraît à sens unique car on n’en trouve pas trace sur le bloc de Pauvel. Triffeaut s’est fait buter à onze heures et des poussières. Pauvel ne devait pas être à son burlingue à cet instant. Faudra vérifier son alibi en loucedé — s’il en a un…

— Ouais, fait Georgel.

Nous grimpons dans ma tire pour la énième fois et je mets le cap sur le centre.

Georgel s’acagnarde contre la portière ; il rabat son feutre sur ses yeux ainsi que procèdent les tueurs patentés et se perd dans ce qu’on est bien obligé d’accepter comme des réflexions.

Moi, je poursuis mon petit turbin de déduction. Je le fais à haute et intelligible voix car ça permet d’entendre énoncer les couenneries éventuelles.

— Pauvel connaissait Triffeaut, et il connaît Brioux… Il est donc bien le lien entre le mort du parking et les lucyfériens… Lien qui, jusqu’à maintenant, n’existait que par l’image hérétique…

Je me tourne brutalement vers mon coéquipier et je lui aboie dans le naze :

— Pas vrai ?

Il sursaute et laisse tomber son mégot dans sa braguette. Il le biche avant l’incendie qui priverait Mme Georgel des maigres avantages de son époux.

— Pourquoi que vous criez comme ça ? reproche-t-il…

— Pour rien… Tu n’aimes pas les farces ?

Il ronchonne :

— J’sais pas ce que je vous ai fait, vous m’avez pas à la bonne…

Un peu de pitié s’allume en moi.

— Les mariages sont difficiles à leurs débuts, dis-je. Le nôtre traverse cette période, mon amour… Ensuite, tu verras, faudra une lampe à souder pour nous séparer…

Il a un sourire fugace.

— Où qu’on va ? demande-t-il…

— Au parc à voitures des Galeries, pourquoi ?

— J’y suis déjà t’été…

— Tu es allé partout, je sais… Mais comme disait Pasteur, à moins que ce ne soit le président Auriol : quat’z’yeux valent mieux que deux et, tant va la cruche à l’eau, qu’à la fin elle fait des petits…

Je stoppe devant le bureau de poste de la rue de Rennes où nous nous sommes arrêtés précédemment.

— Quoi ? fait mon collègue…

— Même opération, dis-je.

— Faut encore que j’aille chercher une adresse ?

— Oui, mais au lieu de partir d’un nom, tu vas partir d’un numéro de téléphone. Va voir à quoi correspond Vaugirard 11–51.

— Je passe ma vie aux Postes, ronchonne-t-il.

— Le facteur sonne toujours deux fois… C’est connu.

Il hausse les épaules de bouteille Perrier et fait Pschitt !

Je jubile, les mecs, jamais affaire criminelle ne s’est présentée sous de si heureux auspices. (Ça vaut ceux de Beaune.)

D’ordinaire, j’ai toujours des démarrages pénibles, ça se tortille comme un peloton de ficelle dans les pattes d’un chat, mais là c’est du gâteau. Tout ce que je tripote s’affermit dans les pognes. Je tiens un fil qui m’a l’air aussi solide qu’un câble de grue. A propos de grue, je crois que j’ai fait une affaire avec la pépée de chez Pauvel. « Mécanique de précision ! » Tu parles ! C’est de la belle marchandise et qui ne doit pas trop rouscailler quand on lui file la paluche au condensateur… Et avec ça, employée d’un gars qui m’intéresse. Vous pigez ?

Georgel revient.

— Tu as le tuyau, fiston ?

— Ouais, Vaugirard 11–51, c’est le biniou de l’Hôtel du Mont-Chauve, 1, rue Jacquemaire-Clemenceau.

— Note ça sur un morcif de papelard, ça nous servira ultérieurement.

Il note. Je pédale comme un forcené. Il est onze plombes — c’est-à-dire just the time auquel a été buté ce vieux Triffeaut, et j’aimerais voir à quoi ressemble le parking des Galeries à cette heure-là…

Il est très vaste. L’entrée se trouve boulevard Haussmann. Un mec en uniforme vous refile un biffeton rose moyennant deux cents points et un autre vous indique le coinceteau où remiser votre bahut. Après quoi vous pouvez aller vadrouiller dans le secteur. Si vous faites une emplette aux Galeries Lafayette, les deux cents piastres vous sont remboursées. C’est astucieux. Ça encourage le commerce.

Ensuite vous n’avez plus qu’à venir récupérer votre soucoupe que vous évacuez par la rue de Mogador.

Georgel me met au parfum des usages. Je trouve la combinaison intelligente et je me dis que le tuyau me servira lorsque j’amènerai Félicie, ma brave femme de mère, dans les grands magazes…

Nous fendons la foule dense du trottoir et pénétrons dans le parking. Je laisse flotter les rubans exactly comme si j’étais un quidam ordinaire.

On me refile un ticketon rose. L’employé en détache une partie qu’il glisse sous un des balais de mes essuie-glaces, et un autre zigoto s’annonce pour faire ranger mon tréteau.

Lorsque je suis garé, je lui allonge un pourliche comme il se doit. Ça prédispose aux bonnes relations. Puis je le retiens par le brandillon.

— Vous sauvez pas, papa, j’ai quèque chose à vous montrer.

Je lui expose ma carte. Il la regarde d’un air recueilli.

— Ah ! oui, fait-il. Je pense que c’est au sujet du petit bonhomme de l’aut’ jour ?

— Juste…

Il désigne Georgel du menton.

— Je reconnais monsieur.

— Dites, vous êtes physionomiste ! C’est encourageant pour un flic d’avoir affaire à des témoins physionomistes…

— Oh ! témoin, murmure-t-il modestement.

— Ben : comment appelle-t-on les gars qui ont découvert un macchab dans leur espace vital, dites voir, vieux ?

Il admet d’un mouvement condescendant.

— Car c’est vous qui avez découvert le mort, hein ?

— Oui.

— Racontez un peu comme ça s’est passé. D’abord, où était-il, ce pauvre chéri ?

— A dix mètres d’ici, tout contre le mur, là-bas…

Je passe un regard flottant dans la direction indiquée. Je découvre un mur terriblement haut, pareil à une abrupte falaise de ciment.

— Allez-y, prenez depuis le commencement…

Georgel, évidemment, adopte l’attitude indifférente du monsieur qui connaît déjà l’histoire de Marius et Olive sur un radeau.

Le préposé à la circulation du parking prend son souffle. Son histoire, il a dû la déballer un nombre de fois impressionnant depuis le meurtre…

— Ben voilà, attaque-t-il gaillardement. Le type est entré… Il était dans une 4 CV. J’avais justement une petite place contre le mur. Je l’ai guidé là-bas… D’autres clients arrivaient…

— Ces autres clients suivaient-ils Triffeaut ?

— Non… Ils sont rentrés au volant d’une grosse amerlock. Y avait un homme et une femme, bien sapés. Puis, tout de suite derrière, une traction avec une belle fille… J’ai garé tous ces gens…

— Du même côté que Triffeaut ?

— Non, ailleurs… A l’aut’ bout.

— Et Triffeaut est-il sorti de sa voiture ?

— Je ne peux pas vous le dire, je n’ai pas remarqué ; ici, vous savez, on cavale…

— Quand avez-vous découvert le meurtre ?

— Environ une demi-heure plus tard. Un client qui était garé près de la 4 CV de Triffeaut arrivait pas à dégager sa bagnole. Il klaxonnait pour lui demander de reculer, et le Triffeaut, bien sûr, pouvait pas entendre… Je me suis approché, ça m’a filé une secousse : sa gorge était toute rouge, le sang bouillonnait…

— Il était mort depuis un certain temps, fais-je, j’ai lu le rapport. Conclusion, il n’est sans doute jamais sorti de sa voiture ?

— Ben, je sais pas…

Je regarde mon interlocuteur. C’est un type d’une cinquantaine de berges avec un nez qui en dit long sur son penchant pour le gros rouge.

— Les gens qui se sont annoncés derrière lui, vous les avez vus sortir de l’enclos ?

— Oui…

— Et, avant lui, mon brave… Juste avant lui, y avait-il un gars qui semblait attendre ? Ou, attendez, un gars qui soit demeuré peu de temps ici ?

Il réfléchit. Ça lui contorsionne la pensarde, au bonhomme. Ses pensées sont vachement bourbeuses, je vous l’annonce. Faut une pioche pour aller les chercher…

— Attendez, dit-il… Oui, juste avant lui, un type est arrivé. Je l’ai garé. Il a regardé partout autour de lui comme s’il cherchait quelqu’un…

— Ah ! Ah !

— Oui… Puis il est sorti, mais en accueillant une autre voiture, je l’ai aperçu, debout, devant l’entrée.

— Et puis ?

Georgel, du coup, s’est défigé. Il avait pas dû pousser son interrogatoire bien loin, le brave biquet ! Il commence à piger comment on dénoyaute un mec.

— Et puis, dit le gardien en état d’hypnose… Et puis, un moment plus tard, tandis que je m’occupais des nouveaux, je l’ai vu aller à sa voiture… Je m’ai dit qu’il avait réfléchi et qu’il voulait pas faire de courses ce matin…

— Triffeaut était là ?

— Oui…

— Et la voiture de cet homme, se trouvait-elle loin de la fameuse 4 CV ?

— Non, pas très…

— Et après ?

— Après je ne sais pas, il a dû partir, je ne l’ai plus revu…

— Comment était-il cet homme ?

— Petit, brun… Attendez : un complet bleu clair, un chapeau mou marron…

— Je vois le genre… Quel âge ?

— Ça… Je l’ai regardé distraitement, faut comprendre…

— Je comprends.

— Peut-être quarante ? Peut-être moins…

— Et la voiture, vous vous en souvenez ?

Sans l’ombre d’une hésitation il me répond :

— Une Lancia noire, ancien modèle.

On sent que les bahuts l’intéressent. Il est catégorique d’une façon impec… Ça réconforte plus que la menthe forte, un tuyau pareil…

Comme dit l’autre : moralement je me frotte les mains !

Ça avance, les potes, ça avance…

Je lui fais la description de Brioux, puis celle de Pauvel en demandant au gardien si ça lui dit quelque chose ; mais il est évasif.

— On voit tellement défiler de gens…

— Par mesure de prudence, dis-je à Georgel, procure-toi les binettes de ces deux types et montre-les à monsieur.

— Entendu.

— Vous ne voyez rien d’autre à signaler ? fais-je, suivant une formule qui fait fureur dans les romans policiers.

Il hausse les épaules…

— Ben, j’ai à peu près tout dit. Les journalistes m’ont assommé de questions. Ils en ont rajouté… Vous avez vu ma gueule à la une du Parisien ? Ma concierge depuis me fait des avances. Comme elle a du carat, je passe devant sa loge les coudes au corps, des fois qu’elle voudrait me violer !..

Je me cintre pour lui faire plaisir et je cramponne le Georgel par l’aileron.

— En route, mauvaise troupe !

Il renifle une morve assez considérable qui lui pend au naze et touche le bord de son galure passé, très décontracté toujours, Georgel… Chez lui il doit se faire encenser par sa family. C’est le genre tête d’icône pour trois pièces sur la cour.

Au moment où nous allons franchir la porte du parking, le mec qui s’occupe de la circulation à l’intérieur nous biche à la surprise.

— Hé !

On se retourne.

— Faut que je vous dise quèque chose, commissaire. Notez que c’est peut-être con.

— Dites toujours…

— Le gars…

— Quel gars, Triffeaut ?

— Oui…

— Eh bien ?

— Oh ! c’est un détail idiot… Et peut-être que je me goure ?

— Accouchez, mon vieux… Ou je vais chercher les forceps.

Il rit.

— Vous alors ! Eh bien ! je crois une chose…

Il avale sa salive — ce qui est son droit le plus absolu — mais ce qui ralentit encore son débit. Vu son nez, ce serait plutôt un débit de boisson, comme dirait Mme de Sévigné, la grognace qui a le plus fait marner les P.T.T.

— Voilà, quand le type est radiné, il était tête nue… Et quand je l’ai trouvé égorgé, il avait un chapeau. C’est tout… Vous voyez comme c’est con !

Je me gratte le bout du pif.

— Peut-être pas tellement…

— Ah ! vous croyez ?…

— Peut-être avait-il son chapeau, à côté de lui ?

— Peut-être…

Je danse un peu sur place comme l’ours de Miarka.

— Ça boume, merci…

Nous nous retrouvons dans la foule.

— Vous laissez la bagnole ici ? demande Georgel.

— Oui, j’ai envie de casser une croûte dans le secteur. Tu bouffes où ?

— Mais chez moi !

Of course, sa bourgeoise l’attend dans une cuisine qui sent le gratin de chou-fleur et la crotte de chat. Il y a son rond de serviette dans son assiette, ses granulés pour l’estomac à droite de son verre et ses pantoufles à gauche de la porte d’entrée. Georgel, il va au ciné le dimanche après-midi, quand il pleut ! Encore un zouave au destin Prisunic, façon Triffeaut améliorée Dupont, Durand, Dubois. Des types comme ça, la terre en est couverte. Ils jouent gravement à la vie, une vie durant. Ils font de la bicyclette, des enfants et leur service militaire… Et puis un jour on les descend à trois mètres sous terre et leurs veuves leur rendent sous forme de couronnes toutes les fausses perles qu’ils leur ont offertes durant leur petite existence…

— Ecoute, fais-je à Georgel, il est inutile que tu me suives comme un cador. Tu me seras plus utile en fouinant de ton côté, tu ne penses pas ? On va se partager le turbin, c’est plus rationnel.

Il s’épanouit. Voilà qui revalorise le bonhomme. Du coup il se prend pour le Napoléon de la police, alors qu’il n’en est que le M. Loyal.

— Ouvre tes manettes, petit père, et écoute :

« Primo, tu vas cavaler chez la veuve Triffeaut pour lui demander si son mec portait un bada. Ce point est à éclaircir. Sinon, tu te renseigneras sur son tour de caboche, et tu vérifieras la pointure du bitos qu’il portait quand on l’a trouvé. Deuxio, tu vas me dégauchir aux sommiers la photo de Brioux. Tertio, tu tâcheras de te procurer celle de Pauvel. Mais discrètement. Cramponne un photographe et fais-lui, mine de rien, le coup de l’instantané dans la rue, vu ?

— Vu !

Il a son coup d’enthousiasme, le collègue. Garde à vous, fixe ! Vous pigez ! Ça s’appelle l’émulation.

— Où ce qu’on se retrouve ? il questionne.

— Attends…

Je fais un rapide programme pour l’après-midi.

— On dit six plombes au burlingue de Mignon ?

— Entendu…

Je regarde sa silhouette de foutriquet se diluer dans Paris comme un suppositoire dans le baigneur d’un géant.

Lentement je me dirige vers un petit restau où on bouffe des paellas tout ce qu’il y a de sensass.

CHAPITRE IX

JOUR SUR LE MONT CHAUVE

— Monsieur prendra un filtre ? interroge un garçon chauve qui s’est collé à la seccotine les quatre tifs qui lui restent et dont le dentier branle au manche.

— Un filtre d’amour, je dis.

En plus il est sourdingue, le hotu.

— Bien, monsieur, il fait en traînant la savate.

Je gamberge un instant en regardant deux mouches qui ont envie de jouer à touche-pipi dans un coin de la fenêtre.

Le ventre plein, le cerveau enveloppé dans les vapeurs d’un rosé d’Algérie, je suis d’attaque. Envoyez le taureau, je suis son homme ! (Ce qui vaut mieux que d’être sa femme !)

Cette matinée a été fructueuse et j’espère que ça va continuer. La piste Pauvel est bonne. Maintenant j’ai la certitude que les lucyfériens trempent, de près ou de loin, dans l’histoire.

Il ne me reste plus qu’à chercher à qui Pauvel a téléphoné ce matin immédiatement après mon départ. Le fait qu’il se soit assuré de ce que j’avais calté avant de tuber prouve que ce coup de fil est étroitement lié à ma visite. J’ai dans l’idée que l’industriel se magnait de mettre quelqu’un en garde. Quelqu’un habitant l’Hôtel du Mont-Chauve et que je n’aurais pas de peine à retrouver.

Oui, tout ça est impec ; du boulot facile pour flic pantouflard. Faut être un mou de la tronche comme Georgel pour ne pas avoir déjà abouti.

Lorsque j’aurai vérifié l’identité du correspondant de Pauvel, je décrocherai l’enquête Permezel. La bonne dame est bien délaissée ! Enfin, maintenant, là où elle se trouve, elle n’est pas pressée. C’est le coin peinard, l’endroit merveilleux où on attend le jugement dernier, tranquille, à l’abri du percepteur et de la circulation.

Le gâteux m’apporte mon filtre. J’actionne le couvercle à ressort pour le faire passer plus vite et je le déguste comme un pacha.

— Envoyez l’addition !

Il fait un temps somptueux, d’une délicatesse inouïe. Le genre « pensée d’automne ». Du soleil frileux, des feuilles mortes. Les pépées ont du vague dans la culotte. Elles ont toutes envie de piétiner le « tapis brun » des bois de Saint-Cucufa avec un gigolpince à leur côté, afin de se le mettre comme cataplasme dans un coin discret.

L’air est léger, c’est le printemps à rebours !

Comme tous les poètes, j’aime l’automne.

Faut vous dire que tout petit j’étais commac : dès que je voyais une hirondelle, je partais à toutes pompes dans les nuages.

Seulement, la vie vous fait redescendre à terre.

Les hirondelles, on n’y fait plus attention. Comme dit cette grosse enflure de Bérurier : la différence qu’il y a entre une chaude-piste et une hirondelle, c’est qu’on ne peut pas attraper une hirondelle !

Je songe gentiment en reprenant mon bahut dans le parking. Je traverse les boulevards, la Madeleine, la Concorde, et je mets le cap sur Vaugirard.

L’Hôtel du Mont-Chauve est un établissement médiocre qui se vante d’avoir l’eau chaude en lettres dorées dans du marbre.

Une entrée fleurant le repassage où s’étiolent des plantes vertes poussiéreuses… Deux marches recouvertes d’un tapis usé comme les blagues du Vermot, et j’atterris devant un guichet orné d’un seul encrier.

— Y a du trèpe ? j’interroge.

Un truc vivant pousse un grognement et apparaît. C’est le taulier.

— C’est vous le Mont-Chauve ? je demande.

Vachement bizarroïde, le pégreleux. Supposez un tas de gélatine enfermé dans une chemise à rayures. Il est fondant et il doit fuir les radiateurs comme la peste, ce pauvre ange. Il n’a pas vu le soleil depuis trente ans à en juger par la couleur laiteuse de sa viande.

Sa lèvre inférieure pend comme un morceau de jambon mal coupé.

Il hisse péniblement jusqu’à ma frime le regard lourd d’une vache crevée.

— C’est complet, soupire-t-il.

— Tant mieux, dis-je ; ça prouve que les affaires donnent, vous allez pouvoir payer vos impôts de l’année dernière !

Il ne bronche pas. Simplement sa paupière droite se hausse de trois millimètres.

— Police ? interroge-t-il.

Tant de perspicacité m’éblouit.

— Ça se voit tant que ça ? je lui demande.

— Non, dit-il, ça se sent !

Je ne rouscaille pas. Je suis pas de ces matuches qui peuvent pas supporter de se faire charrier par les pékins. Quand on fait un turbin comme le mien, faut pas s’attendre à se faire appeler monseigneur, fatal !

— O.K., je fais, vous avez du nez.

J’examine en me poirant méchamment le vache corninche blême planté dans sa bouille comme un manche de casserole.

— Je sais, dit-il paisiblement. Qu’est-ce qui ne tourne pas rond ? Ma taule est réglo. Je peux vous aligner les fafs de ma clientèle !

— Ce ne sera peut-être pas nécessaire… Simple renseignement.

— Ah ! oui. J’aime pas beaucoup ça… Le rencard c’est pas le genre de mon usine !

— Cette conception vous honore, mon brave monsieur, euh ?…

— Magnin. Victor pour les dames…

— Mais il y a des circonstances où un bon citoyen se doit de répondre aux questions que lui pose la police. Surtout lorsque ce citoyen tient un hôtel de douzième ordre…

Le terme « douzième ordre » fouette son sang d’endive délaissée.

— Ma boîte est convenable : les draps sont propres et les bardanes n’ont pas réapparu depuis l’été qu’il a fait si chaud !

— Bref, c’est chez vous que descend le duc de Windsor ?

— S’il voulait, il pourrait !

— Trêve de plaisanterie, Victor, vous avez reçu un coup de tube pour un de vos clients… à mettons onze heures ce matin.

Il se gondole comme une plaque de tôle ondulée.

— Vous parlez ! Des coups de tube, le matin : on fait que ça… A qui il était braqué ce coup de grelot, inspecteur ?

— Commissaire, je rectifie.

Tous mes collègues tiennent à leur titre. Bien que n’étant pas mégalomane, je fais comme eux par respect du métier…

— Oh ! oh ! fait-il, c’est grave pour que les huiles se dérangent…

— C’est toujours grave pour quelqu’un, les questions d’un flic… Tâchez voir à vous tisonner la matière grise, si vous en avez, Magnin. Il est important que je retrouve le destinataire du coup de fil auquel je pense !

— Mais comment diantre voulez-vous que…

Je le stoppe d’un geste olympien.

— Attendez, la communication a été demandée par une secrétaire, celle-ci s’est bien assurée que vous étiez Vaugirard 11–51 avant de brancher sur le poste du patron. C’est un indice pour vous : onze heures, une secrétaire, une voix d’homme…

Il fait « oui » de la tête.

— Ça va, j’y suis !

— Alors, si vous y êtes, j’y suis aussi, cher monsieur…

— L’appel était pour M. Brioux…

C’est tellement formide que j’en suis baba.

— Paul Brioux ?

— C’est ça, vous le connaissez ?

Sans répondre, je me gratte le but. Il m’a bien eu, Pauvel, avec ses histoires de femme envoûtée par le Pape ! Et cette carne qui prétendait avoir perdu Brioux de vue ! Gentil ! Seulement il a affaire à forte partie, le marchand de mécanique de précision !

Qu’est-ce qu’il croit ! La police, il l’imagine comme sur les albums du petit Toto, non ?

— Il y a longtemps que Paul Brioux est chez vous ?

— Environ deux mois…

— Quel genre de client ?

— Je croyais que vous le connaissiez ?

Je me file en renaud.

— Faites pas le malin. Magnin, j’aime pas qu’on me coure sur les noix trop longtemps. Peut-être que vos astuces vous amusent, mais je ne suis pas ici pour rigoler. Alors vous allez modifier votre style ou je me fâche. Et quand je me fâche, on regrette tout de suite l’épidémie de grippe espagnole…

J’ai jacté avec la frite qui convenait à la situation. Il pose ses billes, Magnin. Sa gélatine tremblote comme s’il manœuvrait un pic pneumatique.

— Brioux, fait-il, c’est un client sérieux… Tranquille, gentil…

— Il reçoit beaucoup de populo ?

— Non…

— Il grimpe des souris, quelquefois ?

— Rarement…

Evidemment, il bouillave à domicile, ce tordu ! Pas d’embêtements de cette façon ! Il chourave l’artiche des crédules et il calce les moins tartignoles en supplément au programme ! C’est de la situation cousue-pogne ! A la frissonnante qu’il les a, les paumées lucyfériennes. Il leur déballe les mystères de l’au-delà en même temps que son savoir-faire !

C’est net et exonéré de toutes taxes à la production ! La bath activité que voilà ! De quoi démissionner du poste de ministre des Finances pour se lancer dans la papauté !

A moi l’orgie romaine compliquée, les étreintes salingues dans les alcôves mystérieuses ! Et ça douille plus qu’à Pigalle. Pas de risque de se faire crever par ceux de la mondaine !

Du turf impeccable !

— A quelle heure rentre-t-il ?

L’hôtelier hausse les épaules :

— C’est variable… En tout cas, aujourd’hui il est là.

— Vous voulez dire dans sa piaule ?

— Oui : le 12 ; vous voyez, sa clé n’est pas au tableau.

— Bon, j’espère que je ne le dérangerai pas…

Je m’engage dans l’escadrin, ce qui vaut mieux que de s’engager dans les troupes aéroportées !

CHAPITRE X

UNE SURPRISE

Au premier, l’hôtel est plus silencieux que l’intérieur d’une pomme. L’odeur de repassage et de poussière respectée se précise, compliquée d’un relent de cacao.

Je m’annonce devant la porte marquée 12 et je frappe délicatement. Un silence épais me répond.

Je me dis que le Brioux, contrairement à ce que suppose le patron de la crèche, est sorti… A moins qu’il ne soit allé aux gogues. J’avise la porte de ceux-ci tout près. Le petit disque d’émail blanc indique « libre ».

Je vais pour me tailler mais, comme je suis flic, j’obéis à un réflexe presque inconsidéré : je tourne le loquet de sa lourde.

Celle-ci s’ouvre sans la moindre difficulté. Je pénètre alors dans une chambre obscure qui sent le fade. A tâtons je cherche le commutateur. Ceux-ci se trouvant toujours à côté des portes, comme les sentinelles, je n’ai pas grand mal à obtenir la lumière.

J’avise alors une piaulette fanée comme les plantes vertes d’en bas. On pourrait y jouer Huis-Clos facile. Une cheminée en marbre horrible prétend donner un cachet à l’endroit. En réalité elle ne fait que renforcer l’impression de tristesse que foutent les meubles de bois blanc. Le lit est fait, les rideaux pisseux de la fenêtre sont tirés. Tout est en ordre…

J’ouvre les rideaux pour laisser entrer le jour gris du quartier. Du moment que je suis sur place, autant jeter un coup d’œil au paquetage de Brioux. Ça peut être édifiant, faut donc voir. J’ouvre l’armoire. Des costars sont pendus soigneusement, des pompes bien cirées sont alignées ; des limaces de soie s’entassent. Il est coquet, ce gnace. Il aime les belles fringues, les beaux costars… C’est le vice de tous les truands. Tous, dès qu’ils engrangent un peu d’artiche, ils se loquent comme des princes. Un tiroir se propose à ma curiosité. Je l’ouvre, naturellement. Je trouve des boutons de manchettes, des objets de manucure, des bibelots sans importance, mais rien de compromettant, rien en tout cas qui ait trait au boulot particulier de l’occupant.

Il a coupé sa vie en deux, Brioux : d’une part son turbin de pape ; de l’autre sa vie de petit zig peinard.

Des bouquins policiers s’empilent sur la cheminée. Parmi eux un album salingue avec des photos qui foutraient le tricotin à une douzaine d’huîtres.

Tout ça n’a rien d’édifiant.

Un faux mouvement fait choir la pile de romans policiers sur la moquette. Je me baisse pour les ramasser et alors j’écarquille mes châsses comme des hublots because dans cette position j’ai vue sous le pageot. Et sous le pageot, mes biches, il y a quelqu’un d’allongé.

Quelqu’un qui reste immobile.

Mon feu me vient dans les pognes instantanément.

— Sortez un peu de là, citoyen ! je murmure…

Mais rien ne vient.

Alors je m’avance d’un pas, je chope le montant du pieu et je le déplace sur la gauche.

M’est avis que les mecs qui font le ménage ici ont un lumbago, ils ne doivent pas se recourber pour passer l’aspiranche sous les puciers. C’est plein de poussière, de débris de papier, de petits trucs sales…

Et au milieu de tout ça, repose pour l’éternité au moins, le dénommé Paul Brioux. Il est couché sur le dos. Ses mains sont croisées sur sa poitrine, il a les pieds en flèche, le regard brouillé, les membres en ciment. Et un trou bleuâtre lui perce le front. Ça c’est le boulot d’un P.38, je crois pas me gourer.

Il est canné depuis plusieurs heures, Brioux, à en juger à sa rigidité.

Le mec qui l’a farci lui a ajusté une bastos en plein bocal. Et devait y avoir un silencieux à la sulfateuse, because dans le silence de la boîte, le pet d’un P.38 s’entendrait méchant.

Le gnace qui lui a réglé son compte avait besoin de gagner du temps, c’est pourquoi il a remis la strass en ordre et a foutu le macchab sous le page. Ensuite il a tiré les rideaux et s’est barré. De la façon dont le ménage est fait ici, on n’était pas prêt de le dégauchir, le pape ! A l’odeur qu’il allait se faire pincer ! Et encore, en cette saison, il en avait pour plusieurs jours avant de cocoter !

L’aubergiste aurait pensé, ne le voyant pas, qu’il était parti en java, oubliant de raccrocher sa chiave au tableau…

Je sors et tire la lourde pour des fois qu’un greffier se baguenauderait dans les parages. Les mirons ont la passion des cadavres. Je me rappelle une vioque, quand j’étais mouflet, qui vivait seulâbre dans un deux-pièces près de chez nous. Une nuit elle a avalé son extrait de naissance sans que personne n’en sache rien. Son minet chéri — un angora, avec un collier à grelots dorés s’il vous plaît — était bouclé avec elle dans la carrée. Quand on a découvert la viande froide, deux jours plus tard, la vioque ressemblait à une arête de poisson. Le chat lui avait becqueté toute la bidoche ! Pour vous dire…

— Vous l’avez trouvé ? demande le tas de gélatine qui préside aux destinées du Mont-Chauve.

— Oui, fais-je… Mais non sans peine.

Il ouvre ses yeux de gorille frileux.

— Comment ça ?

— Il était sous le lit, ce pauvre trésor.

— Qu’est-ce qu’il y faisait ?

— Ce que peut y faire un mort : il attendait le Jugement dernier…

Le gros mec ne pâlit pas parce qu’avec son teint de meunier malade, ça ne lui est pas possible. Mais il se met à baver comme un vieux boxer qui évoque une entrecôte qu’il a beaucoup aimée.

— Mort ?

— Oui, vous pouvez commander des faire-part !

— Mort, vous êtes sûr ?

— Certain, vous savez, petit frère, j’ai jamais vu un type guérir d’une balle de 38 dans le cerveau…

— Une balle !

— Oui, une seule, bien ajustée, c’est inouï ce que ça peut faire comme dégâts dans la carcasse d’un homme.

Il s’assied.

— Mais co… co…

— Quoi, coco ?

— Comment ça a pu se produire ?

— Tout bêtement : quelqu’un a braqué l’ouverture d’un pétard sur la frite de Brioux et a pressé la détente… Voilà comment arrivent les accidents !

— Vous voulez dire ?

— Exactement, pour être précis…

Je l’écarte d’une bourrade, molle comme lui, afin de m’emparer du bigophone. Rapidos j’alerte Mignon et je lui demande d’envoyer la clique du labo, légiste en tête, pour les constatations d’usage.

Ensuite je me retourne vers Victor Magnin, l’homme qui se prenait pour un superman de l’eau chaude à la journée et à l’heure ; le roi du bidet, l’empereur de la serviette éponge, le caïd du drap de lit râpé. Il ne fait plus le flambard. Y a rien qui contrarie autant un marchand de passes qu’un cadavre sur sa carpette. Pour cégnace c’est la tuile de gros calibre. Il doit regretter d’avoir joué les gros bras avec moi tout à l’heure.

— Voyons, dis-je, Brioux n’est pas sorti de la journée ?

— Non, pas vu !

— Pourtant son lit est fait…

— Quand il restait couché tout le matin, comme des fois il faisait, il s’arrangeait tout seul. C’était un accord avec lui et la femme de service ; elle n’a que jusqu’à dix heures pour les lits des pensionnaires. Après je fais la passette et ça occupe.

— Avec quoi tu fais la passette ?

— Je travaille avec mon deuxième étage. Six chambres. Pour le secteur, c’est suffisant : de la femme mariée qui éponge un clille vite fait, histoire de payer la note de gaz ou de s’offrir des souliers en croco.

— Il lui arrivait de passer toute sa journée au paddock ?

— Toute la journée, non, mais souvent il ne descendait que dans l’après-midi. Faut dire qu’il descendait tard des fois…

— A quelle heure est-il rentré cette nuit ?

— Je n’en sais rien… Pour deux ou trois habitués, j’ai fait faire des clés. Ici, ça boucle à deux heures…

Donc, à deux heures, il n’était pas ici ?

— Non.

— A-t-il eu une visite ce matin ?

— Non…

— Vous êtes sûr ?

— Certain.

Il est hébété, le taulier. Il gamberge à ce qui vient de se produire. Il imagine le patacaisse-maison : l’effroi des autres pantins, la ruée morbide des voisins, les déblocages de la presse ; fatalement, ça ne l’incite pas à l’optimisme…

— Je peux le voir ? il demande, mordu tout de même par la curiosité.

— Non, attendez que les constatations soient faites. Alors vous dites que personne ne l’a demandé ?

— Sauf au téléphone…

— Ça, je sais.

Qui a bien pu le dessouder, le pape ? Quelqu’un de l’hôtel ? Il faut le croire, du moment qu’il n’a pas eu de visite. Ça restreindrait plutôt le champ des recherches. Seulement ça ne s’accorde pas avec l’idée que je me fais du meurtre. D’après moi, Brioux a été buté parce qu’il en savait trop long sur quelqu’un ou sur quelque chose. Il trempait dans les sales combines, le grand zigoto des lucyfériens. Les pauvres bijoux : ils vont devoir se chercher un autre pape…

L’arrivée de Boulin, le médecin légiste, fait diversion. Il est flanqué du procureur et d’un zig du labo, avec sa trousse en bandoulière.

Je les guide jusqu’à la piaule, le patron gélatineux sur les talons. Tout le monde se penche sur le cadavre. L’homme du labo se met à chercher les empreintes, et il est à son affure because dans une chambre d’hôtel, ça n’est pas ce qui manque !

— Alors, doc ? fais-je brusquement, agacé par le petit turbin de tout ce monde, vos conclusions ?

Boulin secoue la tête.

— Il a été tué vers neuf heures ce matin, fait-il… Très approximativement. Je vous confirmerai d’ici demain.

— Ah !..

Je sursaute.

— Mais ça n’est pas possible !

S’il y a une chose qui heurte Boulin, c’est bien de s’entendre lâcher ça en pleine frite.

— Ecoutez, commissaire, fait-il, j’ai dit approximativement, mais la marge ne peut dépasser une demi-heure, une heure au gros maximum.

— Ce qui vient à dire que cet homme a été abattu entre huit et dix ?

— Parfaitement.

— Mais à onze heures, il a reçu une communication téléphonique, je peux le jurer !

— Vous l’avez vu répondre ?

— Non, mais…

— Ça me surprendrait ! A onze heures, il était mort.

Je bondis dans le couloir où Magnin attend en se détranchant le plus possible pour apercevoir quelque chose.

— Tâchez de répondre recta, je lui dis en le cramponnant par la bride de son tablier bleu. A onze heures, vous avez branché la communication dans la chambre de Brioux ?

— Oui…

— Et vous êtes certain qu’il a répondu ?

— Certain !

— Il a parlé longtemps ?

— Non, ça a été bref, j’ai eu la ligne presque tout de suite.

— Vous venez d’entendre ce qu’a dit le médecin légiste ?

— Non.

— Il affirme — et on peut lui faire confiance — qu’à onze heures Brioux était mort depuis un bon moment.

— Mais c’est pas possible !

— Ne lui dites pas ça si vous tenez à votre rate, il vous la boufferait illico. Il est sûr de lui. C’est un gars qui sait faire parler les morts. Voilà vingt ans qu’il ne fait que ça. Rien qu’à examiner un macchab de deux mois il voit ou non si le gars était radical et s’il avait un abonnement au Chasseur français ! C’est vous dire !

Magnin ne comprend pas que j’aie le cœur à plaisanter en ce moment. Il voit déjà son épicerie désertée par les clilles, le pauvre amour. Les petits trottins allant faire leurs passettes ailleurs, et lui crevant de faim derrière un registre vide. Personne ne voulant lui racheter un hôtel où les clients se font coloquer des pralines dans le but… La faillite, les poubelles, l’Armée du salut !

— Vous l’avez entendu parler ?

— Mais oui !

— C’est vous qui l’avez sonné ?

— Mais oui !

— Et il a répondu tout de suite ?

Il gamberge un brin.

— Non… J’ai sonné sa chambre à deux reprises… Il répondait pas. Je m’ai dit qu’il était aux vécés. Alors je suis zété jusqu’à la cage de l’escalier et j’ai crié : « Monsieur Brioux ! Téléphone ! »

— Et il vous a répondu ?

— Non, mais il a décroché…

— Tout de suite ?

— Oui…

— Et qu’a-t-il dit ?

— Allô !

Evidemment, j’aurais dû y penser…

— C’était sa voix ?

— Ben, cette tarterie, quelle voix ça pouvait être ?

— Celle de quelqu’un d’autre, puisqu’il était au paradis, ce pape !

Il hésite.

— Après tout, dit-il…

— Vous admettez que ce pouvait être quelqu’un d’autre ?

— Je vais vous dire… D’habitude, Brioux, au téléphone, quand je sonnais, il répondait « Oui ! » au lieu de « Allô ! ». Et ce matin ça a fait « Allô ! ». J’ai branché et je m’en suis plus occupé… Mais oui, ça devait être quelqu’un d’autre…

Je réfléchis ; c’est le moment ou jamais, n’est-ce pas ? Je me dis que quelqu’un se trouvait dans la chambre de Brioux plus d’une heure après le décès de ce dernier. Quelqu’un qui a répondu à sa place au téléphone et qui n’a pas donné l’alerte.

Pourquoi répondre au téléphone ?

Là, j’ai la réponse : la personne qui se trouvait dans la turne, en entendant la sonnerie, n’a pas répondu. Seulement, l’hôtelier a insisté. Il a hélé son pensionnaire depuis l’escalier. Alors le visiteur s’est dit qu’il allait monter, il ne l’a pas voulu et a décroché pour couper court !

Oui. D’après son attitude, ce quelqu’un serait l’assassin.

Là, c’est la bonne logique. Seulement un point me turlupine : que pouvait foutre l’assassin dans la chambre de sa victime, une heure et demie après le meurtre ?

Ça pose un point d’interrogation gros comme la colonne Vendôme !

— Avez-vous entendu une détonation quelconque ce matin, vers neuf heures ?

— Pas du tout ! Faut dire aussi que la bonniche passe les chambres à l’aspirateur. Ça fait un boucan terrible.

— Elle est ici, la bonniche ?

— Oui, elle fait le second ; j’ai des mecs qui se font reluire ce tantôt…

— Où se tient-elle ?

— Un petit cagibi au fond du couloir. Elle repasse…

— Bon, j’irai lui dire bonjour. Dites, ce matin, entre huit et onze, y a-t-il eu des allées et venues suspectes ?

— Mais non, quelle idée !

Là, je rouscaille bruyamment.

— Ce ne sont pas « des idées »… Le mort qui repose sur votre moquette n’est pas « une idée », Victor Magnin, mais une sale réalité !

C’est pompeux et ça l’impressionne.

— Je disais manière de causer…

— Oui, oui… Alors je répète ma question : Y a-t-il eu des allées et venues suspectes ce matin ?

— Je ne crois pas…

— Vous avez beaucoup de pensionnaires au mois ?

— Une dizaine… Mon hôtel est petit.

— Quel genre ?

— Des étudiants. Ils partent tôt à leurs cours. On est tranquille.

— Et les passionnés, ils radinent quand ? L’après-midi, je suppose, on bouillave rarement le matin.

— Y en a quelques-uns…

— Y en a eu, ce matin ?

— Oui, un couple.

— Connu ?

— La femme, c’est Gilberte, une habituée. Son mari travaille au métro. Elle fait des levages à l’occasion. Elle a monté un type.

— A quelle heure ?

— Neuf heures, par là…

— Et ils sont repartis à quelle heure ?

— Gilberte est repartie tout de suite. Ça n’a pas gazé, les conditions… Le gars a filé un quart d’heure plus tard… Le temps qu’il se resape…

Voilà qui m’intéresse au plus haut point.

— Comment était-il, ce type ?

— Petit, brun.

Saisi d’une brusque inspiration, je complète :

— Un complet bleu clair et un chapeau marron, non ?

Complètement soufflé, le taulier balbutie :

— Mais oui ! C’est ça… marron…

C’est plutôt lui qui est marron.

Le légiste se barre avec sa caravane. Ces messieurs me serrent la louche comme si j’étais un ami de la famille en m’assurant qu’ils me communiqueront leurs conclusions et qu’ils vont envoyer une ambulance pour transporter feu Brioux à l’entrepôt des macchabs.

Lorsqu’ils sont partis, j’entreprends encore mon hôtelier. On bat le fer pendant qu’il est chaud, comme dit l’autre. Lui, faut le vider pendant qu’il est flasque. Après il se ressaisira et ce sera trop tard.

— Bon, le client est parti un quart d’heure après la gonzesse. Il n’y en a pas eu d’autres ce matin ?

— Non.

— Donc l’hôtel était vide à onze heures ? A part Brioux et votre personnel ?

— Non, il y avait le 3.

— Qui est le 3 ?

— Un jeune peintre. Il est aux Beaux-Arts, mais il n’a pas classe le lundi matin. Et puis il fait la java, alors il est au pageot plus souvent qu’à son tour : c’est jeune, ça ne tient pas le litre et ça boit des saloperies : du punch entre autres pour se donner l’air intellectuel !

— Où est-il en ce moment ?

— Va-t’en savoir… Peut-être aux Beaux-Arts, peut-être à la Rhumerie Martiniquaise… Des fois, au Montana ?

— Quel genre ?

— Un gars avec une barbe blonde et une chemise à carreaux rouges !

— Sérieux ?

— Comment ?

— Pour payer ?

— Ses vieux lui envoient un mandat tous les mois. Je m’ai entendu avec le facteur. Il ne le paie que devant moi, alors je griffe ma note au passage !

— Parfait.

Il me semble lui avoir arraché l’essentiel à cet honorable paquet de graisse.

Il montre la porte.

— Je peux voir ?

Après tout, il est un peu à lui, ce mort. Il va lui attirer assez d’emmiellements pour qu’au moins il ait sa compensation en émotions fortes.

— Regarde…

Il pousse la porte.

Ses épaules ont une contraction. Il bigle le cadavre longuement. C’est fascinant, un mort. On dirait toujours qu’il va remuer, respirer, ouvrir les châsses. On finit par s’obnubiler…

Mais tout ça, c’est de l’autosuggestion. Quand on est raide, c’est pour longtemps. Depuis Lazare, on n’a jamais vu un défunt se mettre sur ses cannes et partir à la pêche.

— Bon ! T’as assez regardé, Victor ? T’en as pour ton jeton ? Alors, boucle la lourde jusqu’à ce qu’arrive l’ambulance. Moi, je monte faire la cour à ta bonne.

CHAPITRE XI

THÉRÈSE

Vous m’excuserez d’y revenir, les mecs, mais je vous assure qu’il y a des paumés qui sont marqués par le destin.

Oui, l’univers est tout plein de gnaces qui, dès qu’ils poussent leur premier cri, sont déjà catalogués et bons pour une certaine branche humaine.

Surtout croyez pas que je fasse de la philo pour après boire. Les considérations fumeuses, les aperçus vertigineux, les déclarations à changement de vitesse, c’est pas le genre de ma crémerie.

Mais faut bien admettre que la plupart des gens ont la frime de leur turbin. Par exemple, tous les croque-morts sont de joyeux lurons, un peu pâlots et sentant le décès ; tous les bistroquets sont des gars placides et ventrus ; toutes les repasseuses des souris tristes et molles, et toutes les bonniches d’hôtel de passes de pauvres greluses ravagées qui ont la couleur des bidets qu’elles passent leur garce de vie à ramoner en rêvassant aux palétuviers roses du bouquin pastel qu’elles planquent dans la fouille de leur tablioche.

Celle du Mont-Chauve illustre admirablement cette profession subalterne.

Imaginez une pauvre fleur de misère à l’air navré, aux cheveux blond filasse ; au nez en trompette bouchée ; aux joues constellées de taches de rousseur et aux yeux tellement ternes qu’on les croit couverts de poussière.

Elle existe timidement dans un réduit sans fenêtres, lové au fond du couloir du deuxième. Une petite table à repassage, une ampoule électrique, une sonnette composent les accessoires indispensables à son activité.

Lorsqu’un couple s’annonce, le patron actionne la sonnerie. Elle pique une servetouze mitée sur une pile posée par terre et elle va accueillir ces messieurs dames. Le patron gueule, depuis le rez-de-chaussée : « Le 24 ou le 16 » et elle escorte ces slips en fleur jusqu’à la chambre où doit être consommé le sacrifice. C’est du travail pas pénible mais assez décevant. Elle pose la serviette sur le lavabo, enfouille un pourliche et s’en va, discrète, furtive, pas frissonnante pour vingt ronds !

Elle repasse interminablement ses serviettes et les limaces du patron. Et elle écoute gueuler les populations qui viennent se la faire briller dans le petit hôtel. Les cris de l’amour ne l’émeuvent pas. L’amour, elle sait ce que c’est… Elle a suffisamment nettoyé de bidets et refait de plumards pour avoir une opinion sur la question. D’autant plus que le patron vient la retrouver quèquefois en cours de repassage, histoire de lui donner un cours d’anatomie.

Elle me regarde me pointer, surprise de voir radiner un client tout seulâbre au milieu de l’aprème.

Ordinairement, les clients font comme les escargots, les baloches, ou les agents cyclistes : ils vont par deux. C’est recta.

Elle file un coup de saveur par-dessus mon épaule, pour si des fois une souris me filerait le train, ne voit personne et accepte cette évidence comme elle a tout accepté jusqu’ici : avec la plus intense résignation.

— Salut, lui dis-je, ça boume la santé, mignonne ?

D’habitude personne s’aperçoit qu’elle existe ; alors s’pas, ça la déconcerte, cette douceur.

— Bonjour, m’sieur.

— Je vais être franco avec toi, petite, lui dis-je en m’adossant à la cloison. Je suis de la maison poulet.

Les perdreaux, c’est pas fait pour l’effrayer, elle a l’habitude, les garnis doivent piquer une petite descente de temps en temps pour bigler le missel de la réception ou taper aux fafs.

— Je viens pour un cas particulier, je poursuis, je sais pas si tu as entendu des allées et venues, mais il y a eu un accident…

— Un accident ?

Complètement dans le cirage ! Elle repasse et ne s’occupe que de la sonnerie annonçant les michés. Le reste, elle s’en désintéresse. On pourrait démolir le premier étage de l’immeuble qu’elle s’en apercevrait pas.

— Comment tu t’appelles ?

— Thérèse.

— C’est bath…

Elle rougit.

— Un accident ? redit-elle.

— Oui : dans la chambre de M. Brioux, tu connais ?

— Bien sûr…

— Ce matin il nettoyait un revolver, le coup est parti, il l’a pris en plein bocal, rien de tel pour guérir le rhume des foins et pour rendre une chambre meublée disponible !

— C’est pas possible !

— Si. Ça s’est passé ce matin, vers les neuf heures, t’as rien entendu ?

— Non.

— Où étais-tu, ce matin à neuf heures ?

Elle réfléchit :

— Je passais l’aspirateur…

— Où ça ?

— Ici, dans les chambres du deuxième.

— Tu as eu des clients ?

— Un monsieur et une dame.

— Oui.

Jusqu’ici ça concorde avec les dires de Magnin.

— Gilberte, hein ? Avec un peigne-cul habillé de bleu ?

— Oui, c’est ça…

— Alors raconte comme ça s’est passé, leur arrivée ?

Elle hausse ses maigres épaules et ses sourcils font pleuvoir une averse farineuse car ils sont un tantinet mités.

— Ben, ils sont montés… Je les ai menés au 18. Mais ils se sont engueulés…

Elle a un pâle sourire à cause de la réminiscence.

— Gilberte a crié que c’était un tordu, un…

— Je vois…

— Elle est partie en claquant la porte et elle m’a dit qu’elle avait pas de temps à perdre avec des types fauchés qui voulaient se donner des illusions !

— Et lui ?…

— Ben lui, il est parti derrière elle.

— Tout de suite derrière elle ?

— Presque. Il m’a fait un clin d’œil…

Voilà qui précise mes soupçons. Le taulier affirme que l’homme est sorti un quart d’heure après la fille. C’est donc que, dans l’intervalle, il s’est arrêté au premier… Pas d’erreur, je brûle. Ça continue à s’emboîter au petit poil, mes chéris !

Dans une chambre voisine, y a une vachasse qui gueule « Encore ! » que c’en est une bénédiction. Elle fait fumer les ressorts du page ; on se croirait dans une scierie du Jura…

« Plus fort ! » elle brame, la vicelarde ! « Plus fort ! »

Et elle affirme que c’est bon.

Je regarde la soubrette. Pas émue, résignée. C’est la vie, quoi. Elle sait qu’on gueule en faisant l’amour quand on cigle pour une chambre. Faut justifier la dépense, pas vrai ? Au moins au partenaire.

Et le partenaire s’escrime de son mieux. Il met tout le paquet, le brave bipède. C’est la corrida-maison ; l’hallali sur l’air de Cavalleria Rusticana interprété au sommier. Un concerto pour braguette et nombril ! Du grand art de bonhomme ! De l’épopée de brave zig. L’amour fait un ramdam terrible ! On n’entend que sa grande voix un peu folle, que ses cris perçants… J’en suis gêné.

Pour surmonter ce sentiment inhabituel chez moi, je toussote. Si vous croyez que les batifoleurs d’à côté freinent leurs ébats pour autant ! Ah ! foutre (si j’ose dire) non !

Maintenant, la pépée devient exigeante. Elle réclame l’inédit ! Du terrible, du jamais envisagé ! La chandelle romaine, rien de moins ! Et de la longueur ! Et de la vigueur ! Le gars doit regretter de ne pas l’avoir à coulisse comme une longue-vue ! Pour compenser, il lui fait la torpille humaine, à sa douce compagne. Il pousse des « hans » de bûcheron au labeur, mais le chêne à coucher doit être millénaire avec autant de tour de taille que Georgette Anys ! Faut un bout de temps pour en venir à bout, pour l’anéantir… D’autant plus qu’il est exigeant, ce chêne-là…

J’en ai classe à la fin. Rien n’est plus communicatif que ces sortes de beuglantes ! Ça vous fiche une godomanie sans qu’on ait le temps de boutonner son imperméable.

— Silence ! je gueule soudain à plein tuyau.

C’est radical ! Le sommier s’arrête comme par enchantement et y a du ramollissement dans l’air.

— Bon, fais-je à la bonniche, maintenant on peut s’entendre parler. Dites, vous connaissez le 3 ?

Elle pige illico :

— Vous voulez parler de M. Tuyé, le peintre ?

Du vague à l’âme plein son corsage vide ! Un vrai chromo pour loge de concierge, cette charmante ! J’en suis ému. Le peintre en question doit la palper dans les coins de portes en lui chuchotant des trucs évolués et pour elle, c’est la fin des fins : la station septième-ciel…

— Il n’est pas sorti, ce matin ?

— N… n… n… non !

— Pourquoi cette hésitation ? je demande.

Elle baisse la tête.

— C’est pas une hésitation.

Je souris devant tant de candeur.

— Vous l’avez vu, ce matin ?

— Oui…

— A quelle heure ?

— Onze heures et demie : il partait…

— Et avant, il était dans sa chambre ?

Elle hésite.

— Ecoutez, poupoule, je lui fais, à la loyale : n’essayez pas de me bourrer le mou parce que c’est néfaste. Quand on ment à un condé, on finit toujours par s’en mordre les doigts. Vous pouvez échouer au quart avant d’avoir compris ce qui vous arrive.

Elle tremble comme un pic pneumatique en action.

— J’ai rien fait ! sanglote-t-elle.

Je lui pose la patte sur l’épaule, ce qui la fait fléchir.

— T’as rien fait mais tu trembles… Dis la vérité, poupette… Tu as vu Tuyé ce matin, avant onze plombes et demie, non ?

— Oui…

Satisfait, votre San-Antonio. Ça vient bien, allons-y ! Y aura pas besoin des démonte-pneus.

— A quelle heure l’as-tu vu ?

— Pendant mon service du premier.

— Quelle heure, je te demande.

— Huit heures et demie.

— Dans sa chambre ?

Elle secoue affirmativement le dôme.

— Oui.

Je la bigle net, sans ciller. Elle se trouble.

— Dis donc, beauté, il te calce, le barbouilleur, non ? Avoue que tu es sa petite amie !

Elle fond en larmes pour de bon. C’est la grande inondation. Les mecs d’à côté en profitent pour remettre le couvert. A nouveau c’est la valse langoureuse des pauvres ressorts de sommier.

— Pleure pas, y a pas de mal, chacun prend son plaisir où il le trouve : toi t’aimes les barbes blondes, ça te regarde ! Dis-moi que tu t’envoyais en l’air… D’accord ? Et dis-moi aussi, le petit peintre, il est raide à blanc, je parie qu’il te tape, non ?

J’ai échafaudé ça brusquement dans mon petit citron. Je me suis dit que pour se farcir une paumée comme Thérèse quand on est un fringant petit étudiant, il faut y trouver son compte.

— Oui, dit-elle.

— Tu lui lâches de l’artiche régulièrement, non ? Le pauvre mignon, faut bien qu’il passe sa vie de garçon, parions que tu lui attriques tous tes pourliches ?

— C’est vrai.

— Ce matin entre autres ?

— Ce matin je n’avais pas d’argent…

— Vas-y, je te dis, accouche !

— Il avait besoin de quatre-vingts francs : une dette urgente, m’a-t-il dit. Il les lui fallait avant midi. Moi je pouvais pas : où ce que je les aurais pris ? Il m’a dit de demander une avance sur mon mois à M. Magnin. Mais j’ai pas voulu : M. Magnin, c’est pas l’homme des avances…

Je ricane :

— Tu parles !

Et j’insiste :

— Alors ?

— Ben, alors c’est tout. Philippe… Enfin, M.Tuyé m’a dit que je l’aimais plus et il m’a renvoyée.

Un beau petit barbiquet des familles, le Tuyé…

Je vois le topo.

— Bon, tu es gentille, ma poulette. Te casse pas la nénette ; les hommes sont tous plus fumelards les uns que les autres…

A la revoyure…

Je file : juste à cet instant la lourde se déboucle et le couple en délire apparaît, les yeux cernés de reconnaissance, les guiboles en caoutchouc mousse.

— Alors, je leur fais, on est de retour ?

Ils sont tellement ahuris qu’ils ne répondent pas et s’engouffrent dans la descente d’escalier. C’est pour se casser le naze au premier contre les mecs en blouse blanche qui emportent la dépouille de Brioux, feu le damné pape des lucyfériens.

Comme reprise de contact avec l’existence, c’est assez fumant. M’est avis qu’ils ne sont pas près d’y revenir, au Mont-Chauve.

CHAPITRE XII

GILBERTE

Le gros tas de saindoux est avachi derrière son registre des entrées. Devant la lourde de l’hôtel, une foule dense se presse, avide d’émotions. L’ambulance, ça attire les badauds comme le colombin attire les mouches. Les bons petits Français moyens, ils aiment quand il y a de la casse. A condition de pas la payer, nature. Servez-leur une bagarre entre poivrots ; une fille en rogne invectivant une clille ; un mari trompé dérouillant sa femelle ; un accident de bagnole ou un zig sur une civière et vous les voyez radiner presto, sans s’inquiéter du lait sur le feu, l’œil grand ouvert, la narine palpitante ; jouissant déjà, se racontant des fariboles… Les messieurs en profitent pour cramponner l’aileron des poufiasses, les mômes pour secouer les fruits dans les paniers des ménagères : là c’est pour le coup que la route des agrumes est ouverte ! Tout le trèpe jacasse. Une vraie volière. Les cognes radinent itou en ordonnant de circuler, mais on s’en tamponne la pierre à huile.

Effondré, littéralement, il est, Magnin… Sa bouille faisandée a des tons verdâtres et ses yeux semblent en train de pourrir doucement, dans l’ombre de sa niche.

— Je suis déshonoré, il me fait, triste à dégueuler.

Venant d’un gars comme lui, c’est poilant, ce mot.

— T’en fais pas, je lui fais. Ça vaut mieux que d’attraper la polio. L’honneur, de nos jours, c’est ce qui revient le plus chérot d’entretien.

Je lui mets une bourrade dans les côtelettes, histoire de le revigorer, mais elle manque de le faire basculer de sa chaise.

J’ai juste le temps de le harponner par ses bretelles.

— T’as autant de nerfs qu’une bouse de vache, je remarque.

Il fait un petit mouvement plein d’humeur, comme les fiotes.

— C’est pas le tout, mon trognon, faut me dire où je peux dégauchir la môme Gilberte, j’ai à lui causer…

— Misère ! il soupire, c’est la ruine. Si les souris apprennent que je les ai balancées, elles vont déserter ma crèche !

— T’occupe pas, j’irai molo…

— Tout de même.

La bonne moutarde de Dijon s’amène dans mon nez à la vitesse d’un express.

— Marre ! Si tu voulais pas d’histoire, t’avais qu’à aller vendre des cierges au Sacré-Cœur… Allons, Gilberte ?

— Vous la trouverez au bistrot d’à côté chez Tintin… Une rousse avec un manteau de panthère…

— Gi go !

Je l’abandonne à son désespoir.

Le bistrot d’à côté est un café-tabac parisien, inutile donc de préciser. Un type grisonnant, avec une allumette dans les dents et un gilet de laine marron, regarde la vie au milieu d’une pyramide de cigarettes.

Je m’annonce sur le rade et je commande un petit rouge au garçon. Puis je me détourne pour mordre dans l’horizon du bistrot.

J’aperçois Gilberte, toute seule à une table, fumant une américaine avec des mines voluptueuses. Elle regarde autour d’elle pour vérifier s’il y a à portée de son charme un clille possible. Mais pour l’instant, c’est assez désert. Excepté deux facteurs qui bouffent du saucisson dans un coin et un vieux gland qui sirote un Vittel, c’est l’heure creuse. La Gilberte ferait plus de chiffre d’affaires si elle arpentait un coinceteau plus populeux. Mais comme elle bouillave en extra, à la discrète, presque en honnête femme, elle ne prend pas de risques et se terre dans ce troquet où des habitués peuvent venir la retrouver.

Elle a vu que je la regardais et elle fait ce que font toutes les pépées en pareil cas : elle écrit huit mille huit cent quatre-vingt-huit avec ses fesses sur sa banquette.

Ses cils interminables battent précipitamment façon : « Me regardez pas comme ça, vous me communiquez un doux émoi. »

Moi j’accentue mon coup de charmeuse. Je prends mon verre et je m’approche de sa table, comme font les G.I.

— Vous permettez ? je lui fais.

Elle joue à l’enfant de Marie.

— Oh ! monsieur…

Ces giries sont pas faites pour m’intimider. Je pose mon pétrus à côté du sien.

Elle est pas mal baraquée du tout, cette cocotte. Rousse, des lèvres sensuelles, un corps usiné dans les ateliers Maserati. Du gentil lot avec lequel on doit passer un moment agréable.

— Soyez pas farouche comme ça, je rigole. Ça fait province… Vous prenez quelque chose ?

— Un Martini.

Je dis au garçon d’amener des consos de choix.

— Vous attendez quelqu’un ? je demande.

— Non…

— Alors je ne vous importune pas ?

— Mais non…

— On vous a déjà dit que vous aviez les plus beaux cheveux du monde et de ses environs immédiats ?

— Ce que vous avez l’air baratineur, vous !

— Faites pas attention, c’est de naissance ! Vous ne trouvez pas qu’on serait mieux dans un endroit plus tranquille ?

Prudente, elle fait :

— Qu’appelez-vous un endroit tranquille ?

— Comme si vous ne voyiez pas ce dont je veux parler…

— Mais…

— Juste à côté il y a un petit hôtel qui se vante d’avoir de l’eau chaude, on va voir si c’est vrai ?

— Vous allez vite !

— Pourquoi perdre un temps inutile ?

— C’est que…

— Quoi ?

Je me demandais comment elle abordait la question grisbi, mais je sens que nous y venons.

— C’est que je n’ai pas de situation… Je travaillais chez un négociant qui a fait faillite.

Je laisse aller. Son petit couplet est soigneusement mis au point.

— Vous comprenez, les temps sont durs… Je ne veux pas songer à la bagatelle en ce moment. J’allais justement au bureau de placement. Je dois ma location et…

— Bref, je dis, tu veux combien pour passer un petit moment ?

— Au moins cent francs…

Je la considère, puis j’éclate de rire. Ce que les poufiasses sont gonflées tout de même ! Et dire que vous vous y laissez tous prendre, bande de cornichons à deux jambes ! Tous, tant que vous êtes, les plus méfiants, les plus radins, les plus malins ! Les durs, les mous, les cons, les autres ! Tous, moites, bêlant, tremblant, godant, bavant, mouillant lorsqu’une poule vous balance des vannes en même temps que sa paire de roberts sous le nez ! Son parfum Uniprix vous ensorcelle et vous êtes tous prêts à vendre la ferme et les chevaux pour la grimper au premier hôtel venu.

Depuis que la mère Eve a fait le coup au père Adam, tous les bonshommes se comportent commaco. C’est ça, le péché originel. Et voilà pourquoi vous êtes des fleurs de nave !

Y a des moments où cette pensée m’ulcère tellement que j’ai envie de vous balancer ma machine à écrire à travers la gueule ; le ferais sûrement si elle ne valait pas plus cher que vous ! Ce serait vous faire trop d’honneur que d’esquinter une Olivetti pour vos beaux yeux !

Tout ça pour vous dire que je suis exactement comme vous tous, d’où ma rogne ! Je sais pas ce que j’ai fait au Seigneur pour qu’il m’affuble d’une tête comme la vôtre, avec couennerie à changement de vitesse, mais sans marche arrière !

Cette pépée, elle me porte à l’épiderme. C’est de la viande qui intervient. Mais je suis en service, d’une part, et d’autre part, pas client pour allonger un lacsé. Quand je trempe le biscuit, faut que ce soit à l’œil, ou alors je laisse glaner. Ce genre de truc doit pas se monnayer, sans quoi ça vous fout des complexes de miché.

Elle me regarde rire. Elle ne sait pas si c’est du lard ou du cochon.

— Ben quoi, elle proteste, ben quoi, vous vous foutez de moi !

Pour la calmer, je lui administre mon aspirine personnelle, c’est-à-dire ma carte.

Elle regarde le mot Police écrit en caractères gigantesques sur fond Jean Nohain, à savoir tricolore.

— M… murmure-t-elle.

Puis elle se fout à chialer. Elle me joue la scène de Marie-Madeleine modifiée Dame aux Camélias et améliorée Butterfly.

— Calme-toi, je te cherche pas du rififi. Simplement je veux que tu me mettes au parfum de certaines choses. Si je t’avais attaquée de face, tu te serais cabrée étant donné que tu marnes en clandé. Fallait que je t’amorce. Ton petit tapin, je le connais, je m’en fous. Je suis pas des mœurs et c’est pas moi qui irais te balancer ; en tout cas pas si tu m’aides !

Du coup, ses larmes s’évaporent.

Elle devient attentive comme un larbin derrière une lourde.

— Ce matin, tu as grimpé un zigoto à l’Hôtel du Mont-Chauve. T’as même eu des difficultés pour ce qui est du petit cadeau, non ?

Elle fait un signe affirmatif.

— Où tu l’as levé, ce gnace ?

— Ici…

— Ah oui ?

— Oui…

Je la regarde. Faudrait déduire de ça que l’homme au complet bleu clair connaissait les habitudes de la souris pour venir la pêcher laga.

— Tu l’avais déjà vu ?

— Ça faisait deux jours qu’il passait dans le café pour ainsi dire ; à la table, là-bas, près de la vitre.

Là, c’est bon à enregistrer sur microsillon… Le type louchait sur l’hôtel afin de repérer les habitudes de Brioux. Il devait vouloir se le descendre et il cherchait comment le cueillir avec toutes les garanties. Entrer à l’auberge et le demander équivalait à se faire photographier par le patron. Alors il a repéré le manège des tapineuses discrètes et il s’est laissé rambiner par l’une d’elles. A titre de client de passage, il est entré. Pas besoin de montrer ses fafs ou même de déballer son blaze. C’était le gros système. Il n’avait qu’à enfoncer son galure…

— C’est toi qui l’as levé ?

— Non, c’est lui… Je l’avais remarqué, ce type et j’avais la frousse : je me demandais ce qu’il avait à surveiller le coin. Je croyais que des fois c’était un…

— … un flic ?

— Enfin… oui !

— Et il t’a fait du rentre-dedans ?

— Oui. Il m’a rejointe sur le trottoir au moment où j’arrivais. Il m’a dit, montrant le Mont-Chauve : « On va se faire plaisir ? » Moi, j’ai eu les chocottes et je l’ai envoyé au bain. Alors il m’a fait comme ça : « T’excite pas, je connais ton petit manège. Je suis pas un poulet, si c’est ça que tu crains. Si j’en étais un, il y a longtemps que je t’aurais emballée, j’avais l’occasion… » Qu’est-ce que vous voulez, on pouvait rien dire à ça.

— Non, admets-je en réprimant mon envie de rigoler, on ne pouvait pas.

— Alors on a grimpé. Il a ciglé la piaule au patron. Mais une fois dedans, il m’a dit comme ça : « Tu sais, moi j’aime qu’on m’aime pour mes beaux yeux, et je suis exigeant. En tout cas, compte pas que je te lâche de l’osier. »

« J’ai cru qu’il se marrait, mais non ! A l’œil il voulait ! Vous vous rendez compte d’un saligaud !

— Tu parles !

— Je lui ai dit que je ne marchais pas et je l’ai laissé. Il commençait à poser son grimpant ; il avait l’air fin…

— Et après, qu’as-tu fait, toi que voilà, pleurant sans cesse ?

Elle me dévisage avec doute.

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Je te demande ce que tu as fait après ?…

— Ben : je suis venue ici boire un rhum… J’étais en crosse… Grimper pour la peau, c’est rageant, non ?

— Je m’en doute. Le client, tu l’as vu ressortir ?

— Oui, mais un bout de temps après. J’ai pensé qu’il avait causé avec le patron, Victor.

— Et qu’est-ce qu’il a fait ?

— Il a filé au bout de la rue. Il avait une voiture, l’est grimpé dedans… Je l’ai plus revu.

— Qu’est-ce que c’était sa voiture ?

— J’ai pas vu… Pas française en tout cas : le derrière pointu, vous voyez ?

Je vois qu’il s’agit bien du même gars qui se trouvait dans le parking des Galeries le jour ou Triffeaut a été buté. Il est toujours sur place lorsqu’un meurtre se commet, ce brave homme.

— Comment est-il ? fais-je…

Elle me récite son habillement que je connais déjà.

— Sa gueule, parle-moi de sa gueule, Gilberte.

— Vous savez mon nom ! s’étonne-t-elle.

— Je sais tout, je suis l’homme qui a un radar dans le calcif !

Elle sourit.

— Il n’est pas beau : petit, maigre, noiraud. Il a une cicatrice blanche à l’angle du nez. Et un accent corse ou italien…

— En grimpant, il n’a pas eu une hésitation à la hauteur du premier étage ?

Elle est soufflée.

— Vous alors, vous savez tout ! répète-t-elle. Oui, il a pris le couloir en regardant les numéros des portes, je lui ai dit : « Non, c’est au-dessus ! »

Je jette vingt balles sur la table.

— Ça suffit comme ça. Tiens-toi peinarde, on aura peut-être besoin de ton témoignage un de ces jours. Si tu es réglo, on te cherchera pas de suif !

Et je vais au téléphone pour affranchir Mignon de ce qui se passe et lui demander de foutre tous ses boy-scouts au panier d’un gars vêtu de bleu clair, coiffé de marron. Brun de peau, petit de taille, agrémenté d’une cicatrice blanche et d’un accent corsico ou rital et qui balade sa couenne dans une Lancia ancien modèle !

CHAPITRE XIII

TUYÉ

Ça fait une paie que je n’ai annoncé ma rognure à la Rhumerie Martiniquaise. L’occasion qui ne s’est pas présentée, vous savez ce que c’est ? Et pourtant j’aime bien ce coin parce qu’il me fait poirer. C’est là que je mesure combien Paris peut être fabriqué à certains moments et à certains endroits.

Une foule d’artistes plus ou moins talentueux (plutôt moin !), de bougnouls fils de rois nègres (ou de nervis marseillais), de pépées qui se croient intellectuelles et qui en profitent pour ne plus se laver le prose, hante ce coin en buvant du punch et en échangeant à voix sonore des idées définitives sur des sujets qui n’intéressent personne. Là-dedans, y a que les garçons qui restent vraiment humains, vraiment sincères… Eux ils n’ont qu’un but dans l’existence : se rappeler les commandes et ne pas laisser filer un mec qui n’a pas payé…

J’arrive jusqu’au comptoir, je trouve une place entre un Noir jaune et un Chinois bronzé et je commande un blanc froid.

C’est bon pour la grippe. Ça vous grimpe directo dans la calbasse.

Je bigle posément autour de moi, déchiffrant les frites qui grouillent. Je finis par sortir du lot deux barbus. L’un est brun, l’autre blond. Celui qui est brun ne m’intéresse pas. Du reste il est seul à une table et potasse un bouquin énorme.

L’autre est en joyeuse compagnie. Trois potes et deux souris existentialistes jacassent plus fort que lui, si c’est possible. Ils se racontent de joyeuses gaudrioles et me paraissent un peu schlass.

Je prête l’esgourde. C’est duraille de percevoir ce qu’ils bonnissent au milieu de ce brouhaha. Faut drôlement ouvrir ses étagères à mégots. Enfin j’entends l’une des filles appeler le barbu blond Phil… Ou je me fous le doigt dans l’œil ou ce charmant garçon est Philippe Tuyé, le pensionnaire du Mont-Chauve !

Satisfait, je commande un autre glass et je le sirote avec la même dévotion. Ce type paraît très excité. Il a dû biberonner comme une vache et maintenant il se prend pour Picasso et Matisse réunis.

Je demande mon ardoise au garçon. Je lui allonge un bif royal et je lui dis :

— Soyez gentil, mon pote, allez dire au petit barbichard blond, là-bas, s’il s’appelle Tuyé on le demande au téléphone, vu ?

Il me cligne de l’œil.

— O.K…

Je finis mon punch blanc, je croque la rondelle de citron qui rampe sur les parois du verre et, tranquillement, je me dirige vers la cabine téléphonique qui se situe dans l’arrière-salle, région des gogues…

Je n’attends pas longtemps. A peine ai-je poussé la lourde vitrée que je vois radiner Tuyé. Il a une démarche un peu flottante et il fronce les sourcils pour essayer de rajuster ses idées. Ce gigolpince ne doit pas être très coriace, j’ai idée. Pour peu que je lui fasse le grand jeu, il posera vite son pacson.

Il arrive devant la cabine, me bouscule pour y entrer, regarde l’appareil tranquillement posé sur sa fourche d’ébonite, le décroche, écoute la tonalité avec un air surpris et ressort en coup de vent pour aller rouscailler à la caisse car il croit qu’on lui a coupé sa communication.

Moi je me tiens devant la lourde.

— Vous fatiguez pas, dis-je. C’est moi, le coup de téléphone.

Ses yeux bleus, inquiets, ont une lueur de détresse. Il me toise presque méchamment et demande :

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

En souriant je lui montre ma carte. Ça le dessaoule net. Il se met à remuer les oreilles comme un gaille qui vous regarde briffer.

— Je voulais t’éviter une humiliation devant tes potes, je lui fais. On n’est pas aussi vache que ça dans la police. Ecoute-moi, gamin, tu vas leur dire que tu es obligé de partir. Moi je suis au volant de ma tire, une traction, juste devant la crèche. Arrive, on ira parler dans un coin discret…

— Mais…

Je le regarde en souriant.

— Quelque chose à redire ?

— Je…

Il ne peut plus en piper un.

— C’est ça, tu…, lui dis-je. Tu fais ce que je te dis et tu me rejoins. Magne-toi parce qu’alors je viendrais te chercher à coups de pompe dans le cul, tu comprends ?

Je sors sans le regarder et je vais m’asseoir à mon volant en surveillant la terrasse du troquet.

A travers les vitres embuées, je le vois parlementer avec ses potes et leur serrer la louche.

Puis il endosse son duffel-coat et s’annonce. Comme il débouche sur le trottoir, il fait une brutale volte-face et fonce à toute vapeur dans la rue de l’Echaudé. En l’occurrence, l’échaudé c’est votre gars San-Antonio. Je le jugeais plus réglo, Tuyé, plus impressionnable ; vouloir blouser un malabar qui vous a montré une carte de représentant pour la maison parapluie, c’est d’un zig qui n’a pas un courant d’air dans le grimpant mais du plus solide.

Heureusement j’ai la détente rapide. En moins de temps qu’il n’en faut à un postier pour humecter les fesses d’un timbre, je suis hors de ma guinde. La rue de l’Echaudé est étroite comme l’intelligence d’un garde champêtre. Je trisse vite. Je veux que le chérubin à barbiche soit jeune, véloce et que la recuite lui flanque des ailes comme à Valentin, l’homme qui aurait plus de pot en volant aux étalages, moi j’ai sous le bassin une paire de manivelles que le champion olympique du marathon viendra me sous-louer le jour où il aura des cors aux pieds.

Je fonce et je rattrape le jeune homme au bout de cent cinquante mètres. Je le cramponne par le capuchon. Je m’étais toujours demandé l’utilité de ces machins, maintenant je ne me le demanderai plus. C’est une manette en quelque sorte.

— Eh bien ! fiston, fais-je, t’as oublié de fermer le gaz, que tu files si vite ? Je croyais que tu devais marcher droit…

Vite fait, il se retrouve avec une paire de bracelets aux pognes. Il les regarde d’un œil perdu.

— Voilà tout ce que tu y gagnes…

Le traîner jusqu’à ma voiture est un jeu d’enfant. Je le pousse dedans, je me place au volant et fouette cocher ! En route pour la maison poulets !

Pendant tout le trajet, il ne pipe pas mot. Il est très pâle et sa barbe fait ressortir son air défait. Je ne lui adresse pas la parlante afin de le laisser mijoter dans ses pensées. Elles ne doivent pas être roses…

En tout cas il est pas joyce, Tuyé, quand on débarque dans l’antre à Mignon.

C’est la première fois qu’il entre dans un burlingue de la grande turne avec de la ferraille aux pognes ; aussi il est pas fiérot.

Mignon n’est pas là. C’est l’heure du rapport, évidemment. Il est allé conférer avec le grand patron, lui exposer ses salades dactylographiées d’un doigt malhabile par un crâne mou de son service.

— Assieds-toi, fais-je au jeune barbouilleur.

Il pose son pétrusquin sur une chaise dépaillée et je lui enlève les poucettes. Je les glisse dans mes profondes, puis je file deux jolies beignes à cet enfant de salaud.

— C’est une simple formalité, je lui annonce, j’aime pas qu’on me fasse faire la course à pied, je suis pas payé pour ça, tu piges ?

Une tarte de mieux et il se fout à chialer, c’est couru.

— Bon, dis-je, tu n’es pas au courant de ce qui s’est passé au Mont-Chauve ?

Il baisse le nez…

— Si ?…

— Si, fait-il, j’avoue, c’est moi ! Je suis une ordure…

— Ma foi, tu as l’air d’en être tellement certain que je ne veux pas te donner le démenti. Alors c’est toi qui as fait le coup ?

— Oui…

— Pourquoi ?

— J’avais besoin d’argent… Je devais quatre-vingts francs à un camarade, je ne pouvais pas les lui rendre…

— Et, nature, tu as trouvé malin de buter un homme pour lui chauffer son larfeuille ?

Il écarquille grands les calots.

— Buter ? fait-il.

— Ben… C’est ce que tu viens d’avouer, non ? C’est toi qui as tué Brioux ? On a retrouvé son cadavre sous son lit, qu’as-tu fait de l’arme du crime ?

Là, si vous n’avez jamais assisté à un numéro de transformation instantanée, ôtez vite le bec-de-cane de votre magaze et radinez, ça vaut le ticket d’autobus ! Tuyé devient nettement vert. Il a des yeux hagards et il tremble tellement fort que si on lui attachait des grelots où je pense, on le prendrait pour une troïka.

— Mais… Mais je… Je n’ai tué personne ! balbutie-t-il…

— Tu débloques, môme… Ou alors tu me prends pour une portion de potiron, dis voir ? Voilà que tu te rétractes déjà ?

Il est envapé total. Siphonné à cent pour cent ! Il ne sait plus s’il s’appelle encore Tuyé ou si les escargots portent des bretelles mauves.

— J’ai tué personne ! J’ai tué personne, pleurniche-t-il…

Ça, je le crois sans mal. J’ai fait l’âne pour avoir du son et j’en ai eu ; alors vous parlez si je me tire-bouchonne. Ça lui fait les pattes à ce garnement. Les chocottes, c’est le commencement de l’honnêteté.

— Explique-toi…

— Je savais par la bonne de l’hôtel que Brioux était riche… J’ai eu l’idée d’aller dans sa chambre voir si…

— Si un peu de fric ne traînait pas ?

— Oui…

— Et tu en as trouvé ?

— Dans son armoire ; il y avait mille francs dans une boîte à cigares…

— Tu n’as vu personne ?

— Non… Sa porte était entrouverte. Il n’y avait personne… Je suis entré, j’étais fou. Je regrette.

— Pas de salades, garde-les pour le jury !

— Le jury ! brame-t-il…

— Continue…

— Je suis allé droit à l’armoire… Je l’ai ouverte, j’avais la tête qui me tournait tellement la peur me faisait battre le cœur… J’ai aperçu la boîte de cigares… je l’ai ouverte…

— Bon… Et après ?

— Après. Je suis retourné dans ma chambre. J’ai bu de l’eau et je me suis étendu sur mon lit pour récupérer, tellement je me sentais las…

Je le regarde. Un peu de pitié remue en moi. Au fond, c’est de la graine de bourgeois. Pas mauvais, il a vécu son aventure et elle le marquera toute la vie.

Précipitamment il sort une liasse de billets de sa poche.

— Voilà le reste ! J’ai dépensé cent cinquante francs environ… Pour m’étourdir…

— C’est ça… J’aimerais que tu me racontes les choses exactement comme elles se sont passées… Lorsque tu es entré dans la chambre, tu ne t’es aperçu de rien ?

— Mais non… Ah ! si, il y avait une drôle d’odeur…

— De poudre ?

— Oui, ça doit être ça…

— Tu n’avais pas entendu le coup de feu, de ta chambre, quelques heures auparavant ?

— Non… Mais ça n’a rien d’étonnant, mes fenêtres donnent sur la rue… Avec cette circulation…

— Et dans la chambre, rien à signaler ?

— Je vous ai tout dit.

— Je parie que non, réfléchis… Le téléphone n’a pas sonné ?

Il a un mouvement brusque.

— Ah ! oui, c’est vrai… C’est ce qui m’a le plus fait peur… Je n’osais pas bouger. Le patron est allé à l’escalier… J’ai cru qu’il allait monter, alors j’ai pris la communication.

Les potes, c’est ici que les Athéniens s’atteignirent. Tout ce turf n’avait pour but que d’arriver à cette minute cruciale. Depuis mon enquête au Mont-Chauve j’ai pigé que le gars Philippe était allé dans la chambrette du pape pour faucher et non pour seringuer et que c’est lui qui a répondu au coup de tube de Pauvel.

Je savoure le moment et sa délicatesse.

— Prends bien ton temps et pèse tes mots avec un pèse-lettres, je murmure. Que t’a dit le correspondant ?

Tuyé pige la gravité de la chose. Il ferme les yeux, se recueille. Un peu de couleur lui revient. Je le considère et je pense que, sans barbiche, il doit avoir l’air d’un petit chat mouillé. Paris ne lui vaut rien, à ce chéri… C’est de l’alcool trop fort pour lui. Il ferait mieux de prendre un ticket de retour pour son bled natal où son vieux vend des tracteurs ou fabrique de la limonade…

— Voilà, fait-il, appliqué au maxi ; c’était un homme. Il semblait pressé. Il a dit : « Paul ? » J’ai émis un grognement… Il a ajouté « Ici Marc »… J’ai grogné à nouveau… Il a dit très vite : « Les événements ont l’air de se précipiter, je donne l’ordre d’agir, prends tes dispositions »… Et il a raccroché.

— C’est tout ?

— Absolument tout…

Je me répète la phrase : « Ici Marc, les événements ont l’air de se précipiter, je donne l’ordre d’agir, prends tes dispositions. »

Conclusion : Pauvel et Brioux étaient intimes puisqu’ils s’appelaient par leur prénom et se tutoyaient. Ils préparaient un coup ensemble. Un coup sur le point de se réaliser. Et il y avait quelqu’un : l’homme au costard bleu, qui mettait de sérieux bâtons dans les roues.

— Bon…

A voir, à étudier, à mijoter…

Je saisis le petit Tuyé par la cravate et le soulève à demi de sa chaise. Du gauche je lui file une mandale en pleine poire, puis un revers, puis encore une mandale avec son revers… Il est cramoisi, des tavelures bleues apparaissent sur sa frite. Il chiale.

— Ecoute, je lui dis. Je vais te donner un bon conseil, petit homme : tu vas raser ta barbe, faire la valise et retourner chez tes vieux. Prends le métier de papa et fais de la peinture le dimanche, ça a réussi à un douanier, y a pas de raison que ça rate pour un marchand de robinets… Marie-toi, fais des gosses et tâche d’être honnête… Si tu ne suis pas ce programme à la lettre, je t’envoie en cabane jusqu’au restant de tes jours. Et surtout ne fais plus de galop, compris ?

Il ne pense plus à la friction que je lui ai administrée. Seule miroite dans son crâne la douce liberté qu’il est sur le point de recouvrer.

Il me regarde avec des yeux de greffier amoureux d’une tranche de mou.

— Allez, barre-toi ! dis-je… Et fais gaffe à ton casier. Une fois qu’il est taché, il ne peut plus servir.

CHAPITRE XIV

CHAPEAU !

A peine le barbichu est-il quimpé que Georgel rapplique. Il tient à la main un grand sac en papier tout gonflé. Et il a l’air d’un mec qui a trouvé le moyen de remplacer le beurre par une passe magnétique.

— Quoi de nouveau ? je lui fais.

Il brandit le sac en papier.

— Triffeaut n’a jamais porté de chapeau, dit-il. Voici celui qu’on a trouvé sur son cadavre. Il est trop grand de deux pointures et légèrement usagé, preuve qu’il a été porté. Ce n’était donc pas le sien !

Pour la première fois il commence à m’intéresser, ce bon garçon. Ce détail du chapeau revêt un intérêt exceptionnel. Pourquoi la victime en était-elle coiffée alors qu’elle n’en avait jamais porté de son vivant ? Mystère et constipation !

J’examine le bada, c’est un bitos gris perle qui sort de chez Tronchard (le galure qui fait jacter la frite), slogan connu et justifié… S’il pouvait la faire parler, la hure à Triffeaut, on en apprendrait plus long… Mais maintenant, faudrait convoquer le Bon Dieu d’urgence pour lui rendre la parole, à l’assureur. Là où il est, on n’en bonnit plus beaucoup !

— C’est bien, dis-je à Georgel. Tu as marqué un point, fiston.

Du coup, le raisin lui monte à la tête, mais, comme disait mon adjudant, il n’en rougit pas.

— C’est pas tout, dit-il…

Et il brandit triomphalement une photo représentant Pauvel en train de monter dans sa voiture : une Talbot Grand Bidule !

— Par exemple, j’ai pas celle de Brioux, je suis pas arrivé à avoir son adresse !

Je rigole.

— T’occupe pas de ça, moi je l’ai eue…

— Ah ! bougonne-t-il, déçu…

Il prend ça pour une vanne. Je le réconforte d’un sourire gentil. Mais ce Georgel a le plus sale carafon de l’arrondissement. Il sort France-Soir de sa poche et va le ligoter dans un coin. Sur ces entrefaites Mignon se pointe, la brioche en avant, la braguette mal boutonnée avec des taches de graisse plein sa baveuse.

— Et alors ! s’écrie-t-il, les événements se précipitent, à ce qu’il paraît ?

Il a recouvré toute sa bonhomie. Il ne se caille pas le sang, ce cher garçon ! Il est peinard dans son burlingue, à étudier des rapports. Toutes les cinq minutes il descend liquider un glass au troquet du coin… Le biberon, la jaffe, c’est ses deux mamelles de la France ! Paraît qu’il se lève la nuit pour se faire des œufs au lard ! C’est Bérurier qui m’a affranchi, il est payé pour le savoir, car il brosse Mme Mignon, une sacrée pétroleuse à ce qu’on raconte ! Une de ces gerces qui a un volcan en éruption dans sa culotte !

Je lui relate les différentes phases de l’affaire.

— En résumé, fait-il après avoir passé sa patte en gant de boxe sur sa frite, Pauvel, quoi qu’il en dise, était en cheville avec Brioux. Ensemble ils préparaient quelque chose qui va se réaliser. L’homme en bleu clair n’est pas de leur bord puisqu’il les massacre ! C’est lui qui a certainement descendu Triffeaut. Quel rapport existe-t-il entre l’assureur, son assassin et le tandem Brioux-Pauvel ? Voilà ce qu’il ferait bon éclaircir…

— Evidemment, dis-je, c’est le nœud de toute l’histoire !

— Sans parler de la première victime : la femme Permezel…

— Celle-là, fais-je, je vais m’en occuper dès demain ! Je ne suis pas mécontent d’avoir procédé par ordre, je crois que cette journée a été assez fructueuse, non ?

— Tu parles !

— Pas de nouvelles de l’homme à la Lancia ?

— Non. J’ai fait diffuser son signalement et celui de la voiture. Il est malade, ce type, de zigouiller les gens au volant d’une voiture aussi repérable ! L’ira pas loin, c’est recta…

— Espérons. J’aimerais bavarder avec lui !

Ce mot « bavarder » le met en liesse, Mignon. Il imagine le topo. Les bavardages, c’est comme qui dirait sa spécialité. Il est devenu Principal, non avec sa tête, mais avec ses mains. Les beignes qu’il distribue ont le don de rendre loquaces les zigs issus d’un croisement entre une carpe et un sourd-muet, c’est dire !

Sur les portugaises, il cogne ! On n’y pense pas, et pourtant c’est efficace. Lorsque les manettes s’enflamment, on a la tête qui commence à bouillir !

Il y a aussi la question du chapeau, je murmure. C’est mystérieux, non, ce type qui vient se faire buter tête nue et qu’on retrouve coiffé d’un bitos trop grand pour sa pipe ?

— Si… L’affaire est intéressante, dit-il gourmand. Amenez-moi seulement un type et je le ferai parler…

— D’accord… Mais ne brusquons rien.

— Ce Pauvel, on n’aurait pas intérêt à le cueillir tout de suite ? Son coup de téléphone à Brioux est un motif suffisant pour que nous le qualifiions de suspect.

Il se frotte les paluches.

— Et y en a pas deux comme moi pour transformer les témoins en suspects et les suspects en coupables…

— Je sais… Pourtant je persiste à croire que Pauvel nous est plus utile libre qu’arrêté. Et puis c’est un genre de type peu intimidable, Georgel peut vous le dire…

— Hmm, hmm, grommelle Georgel…

— Avec moi, assure Mignon, tout le monde est intimidé.

Il fait virevolter lourdement ses pattes d’éléphant. On dirait de gros oiseaux de proie. Of course, quand elles atterrissent sur un portrait, ça fait du dégât et ça incite à la soumission…

— Rien ne presse, en tout cas, assuré-je, histoire de couper court.

— D’ac… On descend en biberonner un ?

Je regarde ma montre. Elle dix six plombes et des…

Mon rancart avec la petite secrétaire est pour huit heures.

J’ai le temps.

— Allons-y, je soupire. On a en effet droit à du réconfort en bouteille. A force de marner, on finit par oublier qu’il existe des Martini-gin.

Mignon se lève.

— Vous ne craignez pas les courants d’air ? je lui demande.

— A cause ?

Je lui désigne sa braguette.

— Parce que votre magasin est ouvert…

Il se marre et la boutonne.

— Pas de danger pour la caisse, fait-il, le vendeur est à l’intérieur.

DEUXIÈME PARTIE

NUIT BLANCHE

CHAPITRE XV

ANNETTE

J’ai conservé de mon adolescence une fraîcheur d’esprit vraiment hors concours. Ainsi, lorsque je vais à un rembour, mon palpitant bat sur un rythme particulier. Je suis zému, parole ! Comme un collégien. Vous ne trouvez pas, vous autres, que c’est émouvant de rencontrer une femme ? J’entends : pour la première fois ? On se fait des idées, on bâtit, on l’idéalise, on mouille moralement. Bien sûr, je vous sors des tartines auxquelles vous ne pigez rien. Des emmanchés comme vous autres, pour qu’ils comprennent les grands sentiments, faudrait les rééduquer dans une école pour mous-de-la-tronche !

Enfin, ça fait plaisir de s’extérioriser, même devant des pots de géraniums ovipares ! Au fond toute la vie est ainsi : on montre ses richesses voilées à des gens ou à des choses indifférents.

Tenez, mon avantage principal, mon… Vous voyez ce que je veux dire ? Eh bien ! c’est à des murs que je l’ai fait voir le plus souvent ! Malheureux ? Non. Quand on pense à toutes les dames qui lâchent dix points pour s’installer devant une toile où on leur passe, à plat et en noir, la bouille de Michel Simon ! Oui, c’est triste !

Ah ! un premier rendez-vous ! C’est ce qu’on fabrique de mieux en matière de sensations doucereuses. La rencontre ! Chacun prend les mesures de l’autre. « Tiens j’avais pas remarqué qu’elle avait une tache de vin dans le cou… »

Et puis on se quitte, on se retrouve, la routine commence. Saloperie ! Le voilà bien le vrai chancre de l’humanité ! La grande bouffeuse d’illusions ! Le cancer de la poésie… Le morpion de la liberté…

La routine ! Avec ses habitudes grises, son accablante permanence ! Son prévu, son inéluctable… La routine, immuable, perfide, moisie, corrosive ! La routine et ses traites acceptées, ses oui sacramentels, ses bains de pieds du dimanche, ses un-an-et-un-jour, ses neuf mois, ses cinquante-deux semaines, sa chiotte de calendrier, son horloge parlante ! Au quatrième top il sera l’heure de vous faire tartir, l’heure de jouer à papa-maman, l’heure d’y aller du cigare, l’heure de mener les mouflets at the public school.

C’est sur ces pensées pessimistes que je débouche au Pam-Pam de l’Opéra. La boîte est comble. Beaucoup d’étrangers. Le quartier Opéra avec les Champs-Zé, c’est la m… pour ça : tous les Ricains, tous les Englishes, les Scandinaves, les Teutons hantent ces lieux. Ils sont désemparés par le Gross Paris et ils mijotent dans les lumières. Des fois qu’un apache leur planterait un portemanteau dans un coin d’ombre ? Y a des trucs plus cotons qui ne sont jamais arrivés !

J’avise la secrétaire de Pauvel, assise tristement au fond de la première salle, anxieuse. Elle guette farouchement la lourde. Probable qu’elle doutait de ma venue car, lorsque mes quatre-vingts kilos s’encadrent dans le tambour, elle a un sursaut d’allégresse et son vitrail s’illumine.

Elle s’est foutue sur son 31, la donzelle. Et vraiment elle vaut qu’on cloque la montre du grand-vieux au clou pour la sortir. Elle porte un tailleur jaune avec un col de panthère-imitation, qui lui va à ravir. Je sais pas si je vous l’ai dit, mais elle est rousse, plutôt acajou, et ça va admirablement avec ses flamboyants verts.

Pour les formes, ayez confiance, un aveugle retrouverait son chemin sur sa géographie… Quant à son tiroir-caisse, il est tellement bath qu’on ne peut plus regarder ailleurs lorsqu’on l’a repéré.

— J’avais dans l’idée que vous ne viendriez pas, murmure-t-elle en me tendant la main.

— Pourquoi, je suis à l’heure, non ?

— Oui, c’est moi qui étais en avance…

Je me dis qu’elles le sont toujours, la première fois ; seulement après, dès qu’elles ont mesuré le bonhomme, on peut venir au rendez-vous avec de quoi tricoter ou les mots croisés de Favalelli.

Je lui débite les salades d’usage : à savoir qu’elle est ravissante, qu’elle se loque avec un goût inouï, que son parfum est d’une rare délicatesse et qu’à côté d’elle, B.B. c’est zéro.

Elle gobe tout ça comme une demi-douzaine de fines belons et se trémousse vachement. Je me serre tout contre elle sur la banquette, nos deux chaleurs font bon ménage. Une cuisse de fille contre la vôtre ça vaut tous les tricots Rasurel du monde ! Parole d’honneur ! Et l’honneur, je sais ce que c’est : j’en ai eu quand j’étais jeunot !

Bien entendu, sa première question est pour s’enquérir de mon blaze.

— Vous avez un drôle de nom, je me rappelle, dit-elle, vous êtes étranger ?

— Non, mon grand-père seulement, il était savoyard. Vous savez ? Les petits ramoneurs qui ont une échelle dans le dos et qui ressemblent à des pingouins !

Elle se gondole.

— Vous êtes farceur… Dites, quel est votre prénom ?

— Antoine, dis-je, c’est pas cochon, hein ? Mais vous pouvez m’appeler Tony : ça fait con mais toutes les filles aiment ça !

— Moi pas, déclare-t-elle. Antoine est beaucoup plus joli.

— Et vous ?

— Je m’appelle Annette.

— Dites, ça fait Musset, vous ne trouvez pas ? J’en mangerais !

Elle minaude…

— Ce que vous êtes farceur. Quelle est votre profession ? Représentant, je parie ?

— Tout juste !

— Qu’est-ce que vous représentez ?

— Des parapluies, dis-je…

— Ne vous moquez pas de moi !

— Oh ! ne parlons pas de boulot, Annette. Si on s’offrait plutôt une soirée d’oubli ? Tenez, je connais un petit restaurant champion, rue de l’Arcade : Chez Max ! Le champion du homard Thermidor et du poulet en brioche…

Ces mots la font saliver. Elle se rapproche encore de moi parce qu’elle prend de l’estime. Un gnace qui vous propose tout cru de jaffer du homard, c’est quelqu’un à considérer. Et, entre nous et la gare de Lyon, elle me considère, Annette…

— On va boire un whisky, je propose.

— Oh ! non, c’est trop fort.

— Pensez-vous !

Mon plan, c’est de la faire écluser sec. C’est le plan de tous les Français qui sortent une pépée, notez bien ; mais j’y ajoute une intention particulière. Je me dis que l’alcool délie les langues, or j’ai tellement de choses à apprendre sur Pauvel !

On écluse deux glass et je lui demande si elle est prête. Elle cramponne un joli imper en nylon arachnéen et se lève.

En deux temps trois mouvements, on est dans le tapis de mon pote Max, le roi du homard Thermidor ! Max c’est un zig vachement à la page. Il a vite fait de prendre vos mesures. Un petit coup de saveur et il pige tout. Quand je débarque avec mon lot, il se précipite. Prudent. Il risque pas de me refiler mon titre ou même de me reconnaître. Il attend.

Je lui fais un petit clin d’œil et j’annonce la couleur :

— Salut, Max ; on pourrait dîner ? J’ai eu une journée chargée en clients et ça m’a foutu les crocs. Dans la représentation, on fait tintin pour le repas de midi un jour sur un !

Max nous conduit à une table au fond de la salle, juste derrière le vaste aquarium où des poissecailles exotiques cherchent à se bouffer la rate dans un grand chatoiement de couleurs délicates.

— Je vais vous dorloter, dit-il… Voulez-vous me laisser faire ?

— On peut lui voter la confiance, j’affirme à la poulette.

— Je n’en doute pas, minaude-t-elle.

— Bon, fait Max, alors je vous annonce une truite aux amandes et un canard à l’orange, qu’en dites-vous ? Pas la peine de vous combler l’estomac avec des amuse-gueule. Pour déguster, faut avoir faim… Derrière les fromages, je vous réserve une de ces pâtisseries dont vous n’avez aucune idée !

— Gi go, Max !

La souris déclare qu’elle va aller se passer un peu de flotte sur les salsifis. Elles disent toutes ça lorsqu’elles vont gauler.

— Dis donc, plaisante Max, tu l’as pêchée chez Christian Dior, cette gamine ? Tu ne vas pas t’embêter !

Cette prédiction énoncée, il se trisse vers ses marmites.

Les vins sont toujours de première bourre chez Max. On vide une bottle de blanc et on attaque gaillardement le canard avec devant soi une poussiéreuse bouteille de Pommard. Ne serait-ce que pour la rime !

La gosse est aux anges. Elle bâfre que c’en est un bonheur ! Ce soir elle pense plus à la ligne, Annette. La ligne sera pour demain : carottes râpées, yaourt, pomme. Menu Marie-France. Paraît qu’on croque trop chez nous. Tous les magazines féminins vous l’impriment. On chahute avec le foie, l’estom, le pancréas, la vésicule et je ne sais pas quoi encore ! Les Suisses qui ont découvert ça : fallait que ça radine du pays du chocolat et de la fondue, des trucs pareils ! Les restrictions, eux, ils les lancent après la guerre ! Déjà qu’ils nous donnaient l’heure, maintenant les v’là qui nous donnent des recettes de jeûne, les Ouins-Ouins. Chacun donne suivant son grand cœur, évidemment.

Le repas est charmant en tout cas. Annette a le feu aux joues et, à la façon dont elle entortille sa flûte après la mienne, il n’est pas interdit de penser qu’elle l’ait ailleurs aussi.

— Vous êtes contente dans votre place ? je demande, mine de rien.

C’est comme qui dirait un ballon-sonde.

— Assez, fait-elle.

— Pauvel n’a pas l’air d’aimer plaisanter ?

— Il n’aime pas en effet… Mais quand on fait son travail, il est à peu près convenable…

— Ce matin, en tout cas, il n’était pas à prendre avec des pincettes. Qu’est-ce qui ne carbure pas chez lui ? Les affaires ?…

— Oh ! je ne pense pas…

— A propos, qu’est-ce qu’on fabrique chez lui ?

Elle paraît stupéfaite et je me rends compte que j’ai gaffé. Que je ne sache pas ce qu’on maquille aux établissements Pauvel après m’être déclaré représentant, ça lui paraît bizarre.

Vite, j’enchaîne :

— Moi je suis allé lui proposer un lot, de la part d’un ami, mais je ne connais rien à la branche industrielle.

Je ne précise pas de quel lot il s’agit.

— Oh ! chez nous, fait-elle, on fabrique surtout des petits moteurs pour bateau…

— Très intéressant.

Chez nous ! Les salariés ont une façon de se prendre pour des actionnaires de l’usine où ils marnent ! Chez nous ! Ils gagnent que fifre et on les largue pour un coup de chapeau à retardement, mais c’est tout de même « chez eux »…

La voilà lancée, en tout cas, Annette. Si les patrons parlent volontiers de leurs bonnes, les employés parlent plus volontiers encore de leurs patrons. Une fois qu’on les a branchés sur le sujet, faut leur flanquer des seaux d’eau pour leur faire lâcher l !

Elle me raconte Pauvel en long et en cinémascope. Je sais tout : son adresse, ses maîtresses, ses cravates, sa crise d’urticaire, son remariage et sa fidélité aux Pall-Mall.

Il me suffit de ponctuer la conversation de quelques « hmm, hmm » et ça roule comme sur des rails huilés.

De tout ça il ressort que Pauvel est un homme d’affaires sérieux au boulot, mais aimant la ribouldingue. Il fait de fréquents voyages à l’étranger et il dépense beaucoup d’argent.

— Dites donc, fais-je… Vendredi dernier, il me semble bien que je l’ai aperçu du côté de l’Opéra sur le coup de onze heures. Pourtant, le matin, il reste à son bureau, non ?

— En général oui, gazouille ma perruche.

Elle réfléchit.

— Vendredi dernier ?

Puis brusquement :

— Oh ! oui… Bien sûr qu’il est sorti. Il a reçu un coup de téléphone, je me souviens. J’ai même cru qu’il était arrivé quelque chose. A peine a-t-il eu raccroché qu’il a bondi hors de son bureau…

Je me maîtrise pour demander :

— Quelque chose de cassé ?

— Je ne sais pas ; je n’ai jamais su… Il est revenu à midi, juste au moment où je partais… Il avait l’air contrarié… C’était la première fois que je le voyais tête nue dans la rue !

Là, les potes, je m’étrangle nettement en avalant mon verre de Pommard et j’en oublie de dépiquer ma fourchette du croupion de canard dans lequel elle est plantée.

« Pauvel est sorti précipitamment avant qu’on assassine Triffeaut. Et il est revenu après, sans chapeau ! » Vous pigez l’allusion, tas de décompositions en mouvement ? Sans chapeau ! Le voilà bien, le crâne qui manquait à ce galure ! Triffeaut qui n’en portait jamais en avait un au moment de sa mort ; trop grand pour son crâne de dégénéré ! Au même moment, la secrétaire de Pauvel s’étonnait de n’en pas voir sur le dôme de son boss. Que faut-il conclure de ça ? Que Pauvel est l’assassin de Triffeaut ? On ne voit guère une autre déduction à tirer de ce pastaga. Oui, mais alors, que devient l’homme au costard bleu dans tout ça ?…

Les gars, mon enquête roule bien, mais il reste un drôle de jeu d’épreuves à développer, vous ne croyez pas ?

— Dites, Annette chérie… (Je l’appelle déjà chérie, ce qui veut dire quelque chose, non ?) Dites, Annette de mon cœur, velours de mes doigts, rose de mes nuits, ce type dont le coup de fil a motivé le brusque départ de votre boss, qui était-ce ?

— Je ne le connais pas, dit l’ingénue, mais il avait un accent particulier.

— Un Méridional ?

— Pas un vrai, il avait quelque chose d’étranger. Il a demandé à parler de la part de M. Triffeaut, mais il n’a pas parlé assez longtemps pour que je puisse me rendre compte vraiment…

Brusquement un point d’interrogation lui explose dans le citron.

— Pourquoi me posez-vous toutes ces questions, Antoine ? On dirait que la vie privée de Pauvel vous intéresse ?

Je n’hésite pas. Au lieu de nier, je fonce tête bouclée.

— Et comment qu’elle m’intéresse, mon cher cœur ! Lorsqu’on veut faire des affaires avec un homme, on est en meilleure position lorsqu’on connaît le dessous de son couvercle…

— Oh ! fait-elle, je comprends, c’est pour cela que vous m’avez invitée ?

Pas folle, la guêpe, hein ? Elle renifle ça toute seule avec son tarin délicat.

Heureusement, elle prend la rose en chiant comme dit Bérurier, elle me joue les petites filles modèles et le Mariage de Chiffon tout ensemble.

— Je vous défends de penser une stupidité pareille ! dis-je avec une gravité qui me coûte une crampe dans le mollet droit, car je suis obligé de me tordre le pied pour ne pas pouffer…

Ça la rassure, cette enfant.

Pour faire diversion, je lui glisse un mimi mouillé dans le cou.

Depuis son comptoir, Max m’adresse un clin d’œil rigolard. De ses deux mains écartées du corps et brusquement ramenées à lui, il décrit un geste éloquent. Il sait comment finira cette charmante soirée, lui. Des gars qui trimbalent des petits brancards comme Annette, il en voit tous les soirs dans son église. Des patrons avec leur dactylo en général. Ça commence par la langouste, et ça finit par la Cocotte sur canapé, recta ! Un coup de champ et je te connais bien…

Comme je laisse choir l’os à moelle, Annette en reprend, vite fait. Elle me tend sa bouche, une bouche fort appétissante, je dois en convenir, et je suis bien obligé de lui rouler mon patin sauce suprême !

— Je vous sers la pâtisserie ? s’inquiète Max, l’œil allumé comme une retraite aux flambeaux.

— C’est ça, approuvé-je.

Annette revient aux convenances…

— Ça n’est pas raisonnable, fait-elle.

Comme elles disent toutes ça, je ne relève pas.

— Vous êtes un grand polisson, ajoute cette tendre viande à emporter.

— D’ac, je lui dis, et vous, Annette, vous êtes la petite sœur Thérèse de retour sur terre…

Elle hésite à se fâcher mais prend le parti de rire.

Sur ce, Max s’annonce avec un truc en technicolor qui fait la pige à la couverture de Notre Table, le magazine de la bouffetance. Y a de tout là-dedans : de la glace à la vanille, de la crème au chocolat, de la frangipane, de la pâte d’amande et, en cherchant bien, un cheveu de Max.

La poulette se délecte…

C’est la bouche pleine qu’elle lâche :

— Moi, ce que je ne comprends pas chez le patron, c’est qu’il n’ait pas porté le deuil de sa belle-sœur… Je sais bien qu’il est remarié, mais une belle-sœur, c’est une belle-sœur… Il aurait au moins pu aller à l’enterrement, non ?

Les femmes sont délicieusement braques. Au moment où on leur sert la plus divine des pâtisseries, elles trouvent le moyen de dauber sur quelqu’un.

— Ah ! je murmure, indifférent. Il a perdu sa belle-sœur ?

Ça me fait autant que s’il avait perdu son bouton de manchette.

— Oui, et d’une drôle de façon… Vous avez dû voir ça sur les journaux…

Une fois de plus je m’étrangle.

— Voir quoi ?

— La mort de sa belle-sœur… Elle a été égorgée… On a retrouvé son cadavre dans le canal Saint-Martin… La femme d’un ancien colonel aviateur, je vous demande un peu !

Pour Annette, il y a des morts qui ne se font pas.

— Elle s’appelait comment, cette belle-sœur ? je demande, bien qu’ayant déjà la réponse.

— Permezel, dit gentiment la poupée en enfournant une porcif de gâteau grosse comme un sac tyrolien.

CHAPITRE XVI

A VOTRE SANTÉ !

Après ça, rideau ! Si vous n’aimez pas ces coups de théâtre, on vous fera monter de la bière !

Quand je pense, qu’au départ, je cherchais des traits d’union entre le meurtre Permezel et le meurtre Triffeaut ! Parbleu ! C’est Pauvel, le trait d’union. Beau-frère de la première victime, assuré par les soins de la seconde. Pote avec le pape lucyférien dont on a trouvé des traces sur les deux morts !

Un vrai jeu de puzzle. Et ça s’emboîte les gars, ça s’emboîte comme des sardines !

S’agit de continuer commaco jusqu’au bout. J’ai déjà un très joli motif qui se dessine !

— A quoi pensez-vous ? me demande Annette, la voix flottante.

Je la bigle.

— A vous, ma beauté.

Elle est schlass. Je me dis que de toute façon je ne peux pas poursuivre mon enquête cette nuit. Alors redevenons humain…

— On part ? je demande.

Et je fais un signe à Max qui, au courant de ces caltages précipités, a déjà préparé la douloureuse.

— Où allons-nous ? demande la Vénus.

— Où vous voudrez, réponds-je sans en penser une broque.

Elle consulte sa montre, ce qui vaut mieux que de consulter un spécialiste des maladies vénériennes.

— Il est dix heures, Antoine… Je n’ai plus beaucoup de temps. J’habite la banlieue chez mes parents et…

Je réprime une grimace. La pépée est limitée par l’heure, donc doit être calcée en vitesse. Or moi j’aime bien prendre mes aises. Le coup du lapin, ça va avec une soubrette genre Thérèse, entre deux lourdes… Mais avec la fesse qu’on a gavée de canard à l’orange, il n’en va pas de même…

— On a peut-être le temps d’aller au cinéma ? suggère-t-elle. Pourvu que je sois rentrée à minuit et demi, ça va…

Sans répondre je l’entraîne jusqu’à ma voiture. Je serre la louche de Max qui me glisse d’une façon appuyée : « Bonne nuit ! »

— A quel cinéma pourrions-nous aller ? demande la gentille qui a pris mon silence pour une acceptation.

J’ai envie de lui répondre : « Au cinécochon. » Si elle s’imagine que je vais lui payer une toile, elle se fait des berlues, Annette. Je viens de cigler une addition de huit sacs, faut que je récupère sur la bête, vous ne croyez pas ? C’est le miché gâteux qui offre des tortores pour estomacs princiers sans contrepartie. Moi j’ai le sens de l’équilibre.

Je pédale pas loin, jusqu’à la rue Joubert où il y a des petits hôtels commodes pour la passette. C’est là que vient tringler la banlieue ouest, because la proximité de Saint-Lazare. C’est près de la gare. On peut se faire reluire entre le turbin et le train de sept heures. Discrétion assurée. Pas de fafs à aligner. Je m’arrête devant l’une de ces crèches. La môme Annette bigle la rue sombre.

— Mais, fait-elle, il n’y a pas de cinéma…

— Je vais te passer un court métrage en relief, je lui murmure.

Les enseignes des hôtels clignotent. J’avoue que ça fait un peu salingue, dans l’obscurité. C’est nettement indécent et je suis vaguement gêné. La môme entrave mes projets.

— Non, non ! fait-elle… Oh ! non.

M…, je tombe sur une rebelle de l’amour libre ! Une soirée gâchée, côté calcif !

Je me penche sur elle et je lui roule un patinuche qui foutrait des idées polissonnes à un congrès eucharistique.

C’est le record de plongée ! Quand je la lâche, faut lui faire des inhalations… Sans perdre une broquille, je lui masse l’avant-scène. Et ça durcit rapide sous son corsage…

— Allez, viens ! j’ordonne en délourdant de son côté.

Sur le bitume, une tapineuse qui fredonne Un gamin de Paris en attendant d’éponger un clille nous regarde en se marrant. Elle songe à l’époque où un gars lui a fait le même cinéma. Elle avait sa vertu et elle y tenait comme à son livret de caisse d’épargne… et maintenant…

Maintenant elle grimpe interminablement des escadrins avec des mâles en rut sur ses talons. Pour elle, la vie c’est un escalier sans fin, des souffles d’hommes avides derrière elle… Des discussions, des bidets à musique…

Annette résiste encore, je suis sur le point d’abandonner parce que j’aime pas qu’on me prenne pour une crêpe. Mais comme je suis en pleine forme, et que c’est gênant pour marcher, je fais une dernière tentative qui aboutit.

Elle cède, la môme. Elle cède. Je la catapulte dans un hôtel, la pousse dans un ascenseur ; puis dans une piaule. Je cloque un lacsé à la soubrette en lui disant de garder la mornifle. Je pousse le verrou et je me trouve dans l’état d’esprit de l’homme-canon après son exercice périlleux. J’ai envie de saluer… Mais, Dieu merci, le public est restreint puisqu’il se limite à une personne. Et encore il s’agit d’un exo !

Maintenant, le plus duraille est fait. Franchir une porte d’hôtel pour la première fois avec une souris équivaut à franchir le mur du son. Après ça va tout seul.

Elle s’assied sur le lit et attend.

— Vous êtes méchant avec moi, pleurniche-t-elle.

— Attends, je murmure, on va te donner un peu de douceur.

Je commence à la déloquer en lui distribuant des baisers fous qui lui font un peu perdre la tronche.

Un moment plus tard on se trouve à loilpé sur le divan. La chambrette est conçue pour ce qu’on vient y faire. Elle est toute en glaces, avec des éclairages savants. J’ai l’impression de passer en attraction aux Folies Bergère. Partout où je porte mes châsses, je me vois. C’est assez intimidant. J’avance la pogne pour couper le jus, mais la môme Annette doit être une sérieuse vicelarde car elle chuchote :

— Non, n’éteins pas !

— O.K., je fais, tu préfères que ça soit télévisé… C’est comme tu veux.

Alors je fais abstraction des miroirs. Et je commence mon turbin de bipède en proie au démon de la viande.

D’abord c’est l’escargot baladeur, nature ! Un petit truc à moi qui fait autant plaisir aux dames qu’un service à vaisselle de quatre-vingts pièces. Puis j’enchaîne sur l’Angora chanté, une de mes toutes dernières créations ; vous ne la trouverez pas encore dans le commerce ! Là c’est le gros délire ! Annette se dit qu’elle vient de grimper avec tout le Kama-sutra. Pas besoin de lui jouer Fascination ! Elle gueule tellement que dans les piaules voisines, les gnaces remettent le couvert. Ça me fait penser à ma visite de l’après-midi au Mont-Chauve. Ce que c’est que la life : il y a quelques heures je me fendais la poire à cause de deux paumés qui se frottaient la couenne chez Magnin ; je les prenais en pitié… Je me foutais ouvertement d’eux, bien cynique, bien sûr de moi… Et voilà que c’est moi qui fais la manœuvre de printemps !

Annette appelle tour à tour sa mère, son père, le bon Dieu ; mais fort heureusement, personne des interpellés n’annonce son blaze. On est bien seuls et nos anges gardiens eux-mêmes doivent faire une partie d’auréoles dans le couloir…

Après l’Angora chanté, je reviens à des choses plus humaines avec la balançoire cubaine et le Carillon de Westminster.

Du coup, Annette se met à débiter des choses tellement salées que le patron de l’hôtel lui-même, pourtant blasé, doit galoper sous la louche pour enrayer l’incendie !

Il sait choisir ses secrétaires, Pauvel. Ça oui !

CHAPITRE XVII

POCHE RESTANTE

Quand on se retrouve dans ma tire, minuit sonne de tous les côtés. Le clocher de la Trinité est plus péremptoire. Annette compte les coups (c’est une habitude qu’elle vient de contracter).

… dix, onze, douze…

— Repos, fais-je, jamais une horloge n’a accouché de treize plombes !

Elle se jette sur ma poitrine, folle de reconnaissance.

— Oh ! Antoine, fait-elle, comme ça a été bon !

Ces salopes vivantes, non seulement elles se conduisent comme des chattes en rut, mais après faut qu’elles en parlent. Elles n’ont pas de pudeur.

Moi, suivant le vieux proverbe, je me sens assez désabusé, lorsque la cérémonie est terminée. J’aime mieux penser à autre chose de plus noble, de plus reluisant. Mais les poufiasses non, quand elles font pas de saletés, elles les évoquent.

Je lui dépose sur la joue un baiser discret.

— Bon, je vais te ramener chez toi. Où pioges-tu ?

— Nogent !

Je fais la grimace. Nature, cette conne habite une banlieue opposée à la mienne. Va falloir que je me cogne deux fois la traversée de Paname. Après la petite séance que je viens de subir, la perspective n’est pas enthousiasmante. Moi je donnerais plutôt un bifton grand format pour pouvoir me filer dans les torchons et en écraser savamment.

— O.K., Nogent…

Je bombe jusqu’à la République, ensuite je bifurque en direction de la Nation, je fonce jusqu’au château de Vincennes, prends par le bois et débarque à Nogent. Elle m’indique sa carrée, à l’autre bout du patelin bien entendu, juste à côté du viaduc…

— Quelle merveilleuse soirée, déclare-t-elle, sur un ton très synchro.

Et elle me tend sa menteuse. Je la lui suçote par politesse, une dernière claque au réchaud…

— A bientôt, je fais, je passerai te voir à ton bureau, ou je te téléphonerai…

— Demain ! demande cette gourmande.

— Je ferai l’impossible !

— Veux-tu dîner à la maison, j’aimerais te présenter à mes parents…

— On verra…

Elle doute de rien, la gamine ! En v’là une qui perd pas de temps ! Sa combine est aussi grosse qu’une excavatrice : elle a trouvé un Jules qui lime comme un pape (ce qui est une façon de parler naturellement), qui n’est pas mal basculé du tout et qui a le canard à l’orange facile, et elle se dit que ça serait une chouette affure de le traîner tout cru à la mairie de Nogent !

Seulement je vous le dis, elle se fait des berlues, Annette. Le jour où je dirai « Oui » à un mec portant une ceinture tricolore au lieu d’une ceinture de flanelle, ce jour-là vous pourrez m’apporter une douzaine de bavoirs. Pas pour la progéniture à suivre, mais pour mon usage personnel, car je serai certainement à deux doigts du gâtisme intégral.

— Allez, fais dodo, je murmure…

— Je vais rêver de toi !

Elle a ligoté ça dans la collection « Je me caresse comme une grande ». Elle lève la tête pour me montrer son bon angle. Elle se barbouille de clair de lune, se badigeonne d’idéal.

Moi, je mets mon bahut en marche.

— A bientôt ! je lui lance…

Une manœuvre impec et je tombe sur Pantruche.

Ma viande est nostalgique. Je me dis qu’en arrivant à la cabane je me tasserai un whisky grand format avant de me mettre sur la voie de garage.

Toute réflexion faite, pourquoi attendre d’être at home alors qu’il y a encore des chiées de troquets ouverts ?

Je stoppe devant une grande brasserie de la Nation où des voyous tristes mettent des pièces de vingt balles dans une boîte à disques…

J’écluse un coup de scotch, puis un autre, tout en méditant sur cette longue journée. Ma parole, elle me paraît avoir duré plusieurs marcotins !

Les voyous mettent pour la troisième fois consécutive la dernière de Johnny. Probable qu’ils veulent l’apprendre par cœur pour la bramer au passant attardé qu’ils perceront tout à l’heure dans un coin d’ombre.

Ecœuré, je cigle et je retourne à ma tire. En y grimpant, j’avise quelque chose de brillant à l’arrière. J’allume le plafonnier et je vois qu’il s’agit de l’imper d’Annette. Elle l’a collé à l’arrière du tréteau en sortant du Pam-Pam et elle n’y a plus pensé, trop occupée qu’elle était à se faire fumer les noix.

Ça me contrarie parce qu’elle va en avoir besoin et qu’il faudra que je le lui porte. J’attrape la pelure et je la fiche sur le siège avant avec humeur. Quelque chose tombe de la poche. Je ramasse : c’est une lettre dont l’enveloppe est rédigée à la main et porte en caractères d’imprimerie « Pneumatique ».

Je regarde le libellé et je lis :

Stefan Bolak — 12, rue Jean-Bouton — Paris

Je tourne et je retourne l’enveloppe. L’adresse a été rédigée par une main d’homme. Pas besoin de gamberger longtemps pour piger que c’est Pauvel qui l’a écrite. Il a demandé à sa secrétaire de poster le pneumatique, mais la souris, trop préoccupée par notre rancart, l’a enfouillé distraitement. Elle l’a cloqué poche restante, comme quoi faut jamais se confier — ou confier de l’urgent — à une pépée. Toutes, elles n’ont qu’un tube de rouge Baiser à la place de la cervelle.

D’un geste sec, je décachette l’enveloppe. Vous allez me dire que je suis un drôle de petit indiscret, hein ? Seulement vous oubliez une chose, mes agnelets, c’est que je suis un des caïds de la maison parapluie, donc pas porté du tout sur la discrétion.

Un flic qui rencontre une lettre, c’est kif-kif un cador famélique qui rencontre une poubelle : d’autor il y fout le blair dedans.

Cette bafouille laconique me rend rêveur. En voici le contenu :

D’accord. Je vous attendrai toute la nuit à mes bureaux. La chose sera prête pour huit heures.

M.P.

M.P., ça signifie pas Military Police, mais Marc Pauvel.

Qu’est-ce qu’il mijote, ce citoyen ? Je sais pas pourquoi, mais je renifle quelque chose de pas ordinaire. Depuis que les mystères s’accumulent, le trop-plein va fatalement déborder…

Pauvel ! Curieuse figure, en réalité. Sa belle-sœur est assassinée ; puis son assureur connaît Brioux, le pape du lucyférisme…

Comme tout ce bigne est étrange. Après tout, il a peut-être raison, Mignon, quand il parle de chouraver Pauvel et de le « questionner » sur un certain ton. Ça fait deux messages qu’il balance, le marchand de mécaniques de précision, pour annoncer qu’il prépare quelque chose. Moi qui ai un naze gros comme la coupole de Saint-Pierre de Rome, je peux vous garantir sur facture que ça renifle une drôle d’odeur…

Je retourne dans le troquet. Les voyous tristes continuent à s’offrir de la musique. Ils glissent dans le ventre de l’appareil illuminé toutes les pièces de vingt balles de l’établissement. Cette fois ils en ont terminé avec Johnny et ils se font distiller une vieille chanson de Mick Micheyl. La Mick, je la connais. On a presque été élevés ensemble. Si elle était laga, elle serait contente de s’entendre roucouler. Elle se dirait que son standing reste au beau fixe. Même qu’elle serait ravie de voir des demitroncs et des barbiquets d’eau douce lui détraquer la gargane. C’est ça la gloire !

— Vous avez oublié quelque chose ? me demande le barman, qui doit m’avoir à la chouette à en juger au sourire qu’il me virgule !

— Un jeton de téléphone, je dis.

Il m’annonce la rondelle sur le rade. Du doigt il me montre la porte du biniou. Je potasse mon carnuche-pocket pour repérer le tube de Mignon. Probable qu’il n’y a que pouic à ces heures de la noye, à la maison bourreman, excepté un lavedu quelconque qui ronfle sur le dernier numéro de Paris-Match. La permanence, ça s’appelle. Tu parles, Charles ! Enfin, on peut toujours essayer.

Chose inouïe, la sonnerie n’a pas fini de tinter à l’autre bout que ça décroche. Et, chose plus inouïe encore, c’est Mignon soi-même qui répond.

— Allô ! il beugle, qui est là ?

— San-Antonio… Dites, Mignon, vous faites comme le soleil sur le royaume de Charles Quint, vous ne vous couchez jamais ?

Il connaît pas l’histoire, Mignon. Dès qu’on fait un semblant de citation, il rentre ses antennes comme un escargot et fait le sourdingue.

— Quoi de neuf ? il coupe, plutôt défrisé.

— Des trucs : j’ai appris que la dame Permezel était la belle-sœur de Pauvel…

— Sans blague ?

— C’est comme j’ai l’honneur. M’est avis que ce zouave pontifical est mouillé jusqu’au baigneur. Je me demande ce qu’il maquille. Faudrait l’avoir à l’œil. Paraît qu’il va passer la nuit à son bureau de Villejuif. J’aimerais bien qu’on poste un perdreau dans les parages, une idée à moi ; vous avez un boy-scout sous la pogne ?

— Ben… c’te farce ! Vous croyez que je les couche à huit heures, mes polytechniciens ?

— Alors, envoyez-en un illico à proximité des établissements Marc Pauvel, y a intérêt.

— Bon.

— Comment se fait-il que vous soyez encore à la maison poulaga ?

— J’ai un client sérieux à interroger, au sujet d’une autre affure.

Je voudrais pas être à la place dudit client. A ces heures, il n’est pas doux pour l’huma, Mignon. Alors, il fait des infusions de phalanges, c’est son heure de distribution.

— Pas de nouvelles de l’homme au costar bleu ?

— Non, pas encore…

Comme je ronchonne, il intervient.

— M… vous allez vite, le signalement a été passé en fin d’après-midi, vous ne voudriez pas que… Faut attendre.

— Attendons…

Je vais pour raccrocher mais il me vient une idée :

— Hé, dites, Mignon, vous n’avez jamais entendu parler d’un certain Stefan Bolak ?

— M…, qu’est-ce qu’il devient, cet enfoiré ? s’écrie-t-il.

Je bondis :

— Sans char, vous le connaissez ?

— Ben alors ! Vous vous rappelez pas l’affaire Boniffet ?

Je sursaute. Mais oui, ça me revient dans la noisette : Boniffet, le banquier assassiné chez lui par une bande d’arcans qui lui avaient sucré ses lingots dans son coffre.

— Bolak en était ?

— Comme une fleur. C’est lui qui s’était chargé du coffre… Il a écopé cinq ans de dur. Il a bénéficié d’une remise de peine pour bonne conduite. On m’avait dit qu’il était allé se faire aimer en Amérique latine à sa sortie du trou…

— Faut croire qu’il a eu le mal du pays…

— Duquel ? se poile Mignon, l’est autant français qu’une équipe de France de football !

— Rien à signaler sur son barème ?

— Rien pour l’instant. Il a joué au con ?

— Je ne sais pas. Toujours est-il que Pauvel lui envoie des pneumatiques pour lui annoncer qu’une certaine chose sera prête à huit heures du mat…

— Quelle chose ?

— Si vous avez un bon fakir dans vos relations, faudra lui demander, moi j’en ai pas la moindre idée !

— Enfin, tenez-moi au courant.

— Evidemment.

Je raccroche, et j’attends un instant pour quitter la cabine. J’y suis bien pour gamberger à la situation. En sourdine me parvient la voix forte de la Mick… Ni toi, ni moi !

J’ai un léger coup de pompe, dame, après la partie de domino de tout à l’heure. Qui c’est qui n’aurait pas les flûtes en crêpe georgette ?

J’aimerais aller faire la brasse coulée dans mes plumes. Félicie a dû préparer mon pucier, régler le radiateur, arranger un peu de bouffetance dans la cuisine, toute prête pour l’estomac de son fils bien-aimé. Un coup de rouquin avant de se balancer dans le chanvre tissé, c’est radical. Ça vaut toutes les petites pilules pour la dorme !

Pourtant, un petit quelque chose me tire par la manche. Vous savez, mon lutin intime ? Le petit mec abstrait qui me jacte la voix de la raison quand j’ai envie de jouer au con. Pour le quart d’heure, il me dit à peu près ceci :

« Voyons, San-Antonio, tu sais, tu sens quelque chose qui se prépare, dans l’ombre, et tu voudrais te foutre au pieu comme un bon bourgeois ? Alors tu ne crois plus aux messages du destin, dis voir, chérubin ? Tu crois normal d’avoir trouvé ce pneumatique non posté ? Qu’est-ce qu’ils vont branler, les poulets, s’ils ne raccrochent pas les wagons sur les gentillesses du hasard ou de la Providence ? »

Je le chasse d’un coup d’épaule.

— Moule-toi, petit gland, je sais ce que j’ai à foutre, non ?

Agacé je sors de la cabine. Les voyous sont en train de mettre du Gilbert Bécaud comme s’il en vasait. Le disque brame à plein chapeau. De quoi s’enfoncer de la cire à cacheter dans les étiquettes, mais les petits gars font cercle pour mieux déguster. Peut-être qu’ils ont les portugaises ensablées, après tout ?

Je vais au rade écluser un ballon de raide. Puis je me prends par la cuillère et je m’emmène promener.

Comble de pétoche, il flotte. La baille pisse à gros paquets. Ce que c’est chiant. Je flanque un coup de saveur sur le cher Paris nocturne sous la flotte ! Une chouette image pour calendard des Peu-teu-teu ! De quoi faire rêvasser les Genevièves refoulées de la glande.

En rouscaillant je me propulse dans mon métro portable. Je me dresse rapidos un plan de la capitale. La rue Jean-Bouton, je connais ça… Si j’ai pas une tomate pourrie sous la coquille, elle doit se trouver tout près de là, vers le Diderot ?

Je mets le moteur en route. Docile il ronfle. Vous allez me dire que c’est l’heure pour le faire ? D’ac… je sais ; me remuez pas l’édredon dans la plaie.

Cette fois, du train où vont les choses, je suis vachement de la revue pour ce qui est du dodo !

Enfin c’est la vie, pas ?

Celle des flics en tout cas !

CHAPITRE XVIII

UNE SURPRISE

Il est plus d’une plombe lorsque je me radine au 12 de la Jean-Bouton Street.

Ça ronfle dans le secteur, excepté dans un troquet où des nordafs du patelin se farcissent le kif et se cognent les vieilles laitues refoulées par le Sébasto. C’est des drôles de tendeurs, chacun sait cela, les mistonnes en premier.

Je stoppe ma tire devant le 12… C’est un immeuble normal, assez modeste.

La lourde obéit à une pression de bouton. Je me dis qu’à ces heures, si je dois interviewer la concierge, ça fera un drôle de ramdam dans la strass… Seulement faut que je sache où crèche le sieur Bolak.

Heureusement, il y a un panneau des blazes sur la vitre de la loge. Je branche la minuterie et je lis : « Bolak, troisième gauche. » Je soupire parce que ça m’aurait arrangé qu’il crèche au rez-de-chaussée, le frère. Je peux plus arquer à c’t’heure, mes bons frangins. J’ai les cannes qui répondent plus à la commande. Le nerf moteur a une panne de circuit ! Faudra me faire des injections de ciment armé dans les flubes pour me remettre à neuf !

En soupirant je m’engage dans l’escadrin. Pas d’ascenseur, nature ! Ça serait trop bath ! Cramponne-toi à la rampe, Dudule, y fait du vent ! Les alizés, comme disent les mecs qui ont de l’érudition jusque dans la braguette.

Je m’époumone. Où ce qu’il est, l’athlète complet, je me le demande ? Une partie de quatre jambons et le voilà scié ! Sans blague, je vieillis, les mecs… A trente-cinq berges c’est malheureux, faut réagir… C’est pas encore la ménopause tout de même, si ?

Je me hisse jusqu’au troisième… Un rai de lumière filtre sous la lourde de gauche et un ronron de conversation me parvient. Je colle mes étiquettes contre la lourde, mais je suis marron, pas moyen d’entraver une broque de ce qui se bonnit céans !

J’hésite… Ça me permet de reprendre mon souffle.

La minuterie s’éteint. Juste j’ai eu le temps de repérer le bouton de sonnette. J’appuie dessus, un coup long d’abord, puis deux coups brefs.

Aussitôt c’est le silence. Je veux que ça n’est pas une heure pour rendre des visites de politesse et que ça doit un peu les asphyxier, les collègues.

Enfin une voix demande, derrière la porte :

— Qu’est-ce que c’est ?

— De la part de Pauvel, je dis…

Un bruissement de clé dans une serrure bien huilée et un rectangle de lumière orangée me tombe sur le râble.

Dans l’encadrement il y a un type petit et large avec une tête qui vous éviterait de lui demander l’heure à minuit dans la forêt de Saint-Germain.

Il a des yeux pointus, une bouche en guidon de course et un nez légèrement aplati. Tout ce qu’il faut, quoi, pour se faire répondre « Complet » par les portiers des grands hôtels.

Il me jauge avec un air neutre légèrement allumé par la curiosité.

— Qu’est-ce que vous voulez ? demande-t-il…

— J’ai un mot pour vous, de la part de Marc Pauvel…

Il renifle.

— C’est bon, donnez…

Je sors la lettre de ma fouille et je la lui tends. Il s’en empare avec précaution comme s’il s’agissait d’une vipère rouge.

Il s’aperçoit que l’enveloppe a été ouverte, fronce le sourcil et me dit :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Ben… Une lettre, vous voyez.

— Décachetée, hé ?

— Ouais, le patron s’était aperçu qu’il avait oublié de signer…

— Il y a marqué « pneumatique » dessus ?

— Il avait l’intention de la poster…

— Et il a changé d’avis ?

— C’est ça.

— Pourquoi ?

— Pour que ça aille plus vite, réponds-je, étourdiment.

Il mord sa lèvre inférieure.

— S’il l’avait postée en pneu, je l’aurais eue avant sept heures et il est plus de minuit…

Vous le voyez, ce citoyen ne s’en laisse pas conter. Mais malheureusement j’ai de la matière première sous le couvercle.

— C’est ma faute, je dis. J’avais oublié cette lettre. C’est au moment de me coucher que je l’ai trouvée, juste en me déshabillant… Alors, je l’ai ouverte pour voir si ça pressait tellement… Comme on parlait de quelque chose pour huit heures, je me suis dit qu’il fallait la porter tout de suite.

— Ah ! oui ?

— Oui…

— Je croyais que c’était Pauvel qui l’avait décachetée ?

Je prends la mine emm… d’un gars en faute.

— J’ai dit ça comme ça…

J’essaie un rire frêle, peu convaincu et surtout peu convaincant.

— Personne tient à se faire enguirlander, vous comprenez ? Si vous étiez un chic type, vous ne diriez pas au patron que… Il est tellement soupe au lait, il serait capable de me virer… Et j’ai trois gosses, mon bon monsieur…

Le regard pointu comme des passe-laines du bonhomme me transperce. Il attend quatre secondes et dit :

— Ça va, entrez, je vais vous préparer une réponse…

Je le suis à l’intérieur de la cambuse. Ce qui me saute aux châsses, c’est le dénuement du coinceteau. Pas lerche de meubles et le papier peint pisseux se gondole comme les spectateurs de Charlie Chaplin.

On suit le couloir de bout en bout.

A l’autre extrémité il y a une pièce éclairée.

— Entrez ! invite le type large d’épaules.

J’entre.

L’homme au complet clair est assis devant un flacon de brandy.

CHAPITRE XIX

CORRIDA

Pour une surprise, c’est une surprise.

Je crois rêver. Puis je me dis que je me goure peut-être. Mais non, l’individu ressemble trop à ce que j’imaginais. Il correspond admirablement au signalement que le gardien du parking et Gilberte la demi-morue m’en ont fait.

Il est court, très brun, avec une petite cicatrice blanche à l’angle du pif.

Il se soulève en me voyant et il a un geste qui est le geste de tous les truands de la terre. Prompto il porte la main à sa poche…

— Ça va, dit l’homme qui m’a ouvert.

Le petit bonhomme au costard bleu me dévisage.

— Qui est-ce ? demande-t-il.

— Un employé de Pauvel…

Elle avait raison, Gilberte, c’est l’accent corsico qu’il a, l’assassin de Brioux.

— Qu’est-ce qu’il veut ?

Bolak jette la lettre sur la table. L’autre s’en empare et la ligote d’un trait.

— Ah ! bon, fait-il, il est devenu raisonnable à ce que je vois ? Eh bien ! d’accord, perdons pas de temps, plus tôt on aura le truc, mieux ça vaudra.

Bolak est tout rêveur et je ne sais pourquoi j’éprouve une impression assez pénible, celle qu’on ressent lorsqu’on casse la croûte au pied d’un mur qui va tomber.

— Un instant, fait-il…

Il décroche le biniou et compose un numéro.

Ça grésille un bon moment avant que l’interlocuteur lointain ne réponde. Enfin il y a un déclic et un grésillement.

— Pauvel ? demande l’homme aux larges épaules.

— … Ici Bolak.

Je frémis. Mes actions ont l’air d’être en baisse, les gars. Faudrait peut-être que je me tienne à carreau, si je veux finir des jours heureux en cultivant le fraisier dans une riante campagne de l’Ile-de-France.

Votre employé vient de m’apporter votre lettre, dit-il. Je vois que vous êtes venu à composition. C’est bien ça.

Jusqu’ici rien n’est perdu. L’orthographe des mots ne s’entend pas toujours… Ainsi « employé » se prononce de la même façon au masculin qu’au féminin…

Pauvel Marc doit exprimer sa surprise car Bolak fait des « Hmm hmm ». Enfin ce dernier dit :

— Il paraît qu’il avait oublié de poster le pneu…

J’ai les fesses qui font bravo. « Il », ça c’est du masculin, et un masculin singulier à cette heure. Pourvu que Pauvel ne bute pas dessus.

A la frite de Bolak, je pige que oui.

— Ben oui, un homme, grommelle-t-il…

Un silence. Sans lâcher l’écouteur il me regarde d’un air peu enthousiaste. Son regard est incisif et fait mal à la peau.

— Ah ! Ah ! dit-il… Vous n’avez pas donné la lettre à un homme ?

— Comment t’appelles-tu ? aboie-t-il.

L’espace d’un éclair je mets au point un nouveau cinéma.

— Mon nom ne vous dirait rien, je fais… Je suis un copain d’Annette, la secrétaire de Pauvel… Un copain… intime, vous voyez ce que je veux dire ? C’est au moment de se pagnoter qu’elle a trouvé la bafouille… Elle l’avait oubliée… Alors je lui ai dit : puisque c’est urgent je m’en occupe…

Il ne sourcille pas.

— Votre secrétaire s’appelle Annette ? Il demande.

Pauvel doit répondre par l’affirmative.

— Bon, à tout à l’heure, tranche Bolak, surtout ne partez pas, nous rappliquons. Le machin est au point ?

— …

— Réglez-le sur huit heures pétant…

— Pétant est le mot, rigole l’homme au costard bleu.

Bolak raccroche et se tourne vers moi.

— Ton histoire me paraît vachement fumeuse, remarque-t-il.

A moi aussi, du reste, mais inutile de renchérir.

— Alors comme ça tu brosses la secrétaire de Pauvel ?

— Chacun trempe le biscuit comme il peut, j’objecte…

Bolak regarde son compagnon. L’autre ne sourit plus. Il est étrangement grave. Une gravité que je connais. Tous les assassins ont cette frite-là lorsqu’ils vont faire un coup à l’envers.

— Bon, dis-je ; il ne me reste plus qu’à m’excuser pour le dérangement… Au revoir, messieurs…

Je tourne le dos et fais un pas en direction du vestibule.

— Hé ! fait Bolak.

Je me retourne. Mon palpitant, je vous jure, fait des heures supplémentaires.

— Oui ?

— Ecoute un peu ici.

Je m’immobilise.

— T’as une gueule qui ne me revient pas, déclara-t-il paisiblement.

— Dommage, murmuré-je… Mais je ne peux que la sortir de devant tes yeux… Alors si tu permets je calte, ou alors on s’explique, au choix !

Le petit en bleu s’approche de moi.

— J’ai déjà vu ta gueule quelque part, assure-t-il… Depuis que t’es entré je cherche où, et je crois que ça me revient tout doucement… C’est dans un journal, au sujet d’une histoire où un pote à moi était mouillé… L’affaire Lebarois, tu y es ?

L’autre est sûr de lui.

— Tu es un poulet, affirme-t-il… Un sacré nom de Dieu de poulet ! Dis pas le contraire, j’en suis certain… Y a pas deux mecs comme mégnace pour repérer un zouave à moustache !

La partie est sciée. La seule chose qui me reste à faire, c’est de défourailler prompto. Je plonge dans ma veste. Mais Bolak me devance. Ce type-là, écoutez, il a dû marner dans un cirque. C’est lui le gars aux longs tifs et à la moustache de mousquetaire qui jouait le rôle de Buffalo-Bill en fin de la première partie… Oh, pardon. J’en ai déjà vu des rapides, mais des comme lui, nixt ! Le moule est cassé, on n’en fait plus.

Vous n’avez pas le temps de battre des paupières qu’il a une pétoire en pogne. Et une chouette ! Un P.38, rien de moins. Un de ces composteurs qui vous font dans la viande des trous grands comme des bouches d’égout.

L’acier blanc luit doucement dans la pénombre. Sa gueule aussi. On la dirait sculptée dans du bronze.

Je comprends que si j’ai le malheur de terminer mon geste, il terminera aussi le sien et, comme il me devance de plusieurs secondes, c’est San-Antonio qui aura droit à un petit jardin sur le ventre.

Les mecs, j’aime pas les chrysanthèmes, ils me foutent le cafard, et puis ils sentent le lugubre… Alors je préfère encore aller cueillir l’innocente violette dans les grands bois, au printemps.

— Praline-le ! crie le gnacouet au complet bleu.

Il encourage l’amateur, lui alors ! Vous parlez d’un fumier !

Mais Bolak a plus de plomb dans l’aile, si j’ose dire… Il se dit qu’un coup de son arquebuse, dans le silence de la noye, ça fera un peu de cri dans le quartier…

L’autre pige sa pensée…

— Attends, dit-il, j’ai un silencieux, moi. Laisse que je lui balance la purée à ce salopard. J’ai toujours rêvé d’assaisonner une bourrique !

— Ta gueule, fait Bolak qui, décidément, semble avoir pris le commandement des opérations…

Mais ses yeux luisent d’une affreuse convoitise. Lui aussi voudrait me truffer. Ça le démange…

— Alors tu es un flic, dit-il. Ça ne m’étonne pas ; tu as bien la gueule à ça. Et puis tu pues le roussin. En t’ouvrant, j’ai reniflé cette odeur !

« Comment es-tu venu jusqu’ici, hein ? Et cette lettre de Pauvel, où l’as-tu chauffée ?

— Mettons que j’aie des bontés pour sa secrétaire, j’explique. Je fais mon boulot, non ? On m’a dit d’avoir Pauvel à l’œil et de superviser ses faits et gestes, alors je m’occupe de lui…

— Et qu’est-ce que tu sais de lui ?…

— Justement, rien encore, mais je sais qu’il y a à savoir, si j’ose dire…

— Ah ! oui…

Il ricane :

— Tu l’entends, Colombani ?

— Ouais, fait l’autre…

— Ecoute, dis-je, tu vas me crever, et après ? Y a rien de plus mauvais que de dessouder un matuche ! Ça porte malheur ! Toute la maison parapluie se met à la chasse à courre ! On n’aime pas se faire buter dans la profession… C’est pas convenable. Réfléchis-y.

Il pense à ce que je lui distille dans les manettes, Bolak. C’est pas une rave.

Je renforce ma situation.

— Autre chose, mes chéris, vous savez que les bignoles vont par deux, comme les saucisses, alors j’ai un aminche dans la strass. Comme il commence à se faire vieux et que c’est un gars qui connaît son tapin, il va prendre les dispositions qui s’imposent… Ça m’étonnerait qu’il ne soit pas en train de se remuer le panier.

Colombani va directo à la fenêtre pour bigler à l’extérieur. C’est humain.

Tandis qu’il se détranche, je fais, triomphant, en ponctuant d’un mouvement de menton :

— Ah ! qu’est-ce que je disais !

Bolak se détourne instinctivement et je lui fonce dessus, bille en tête.

Il prend mon coup de boule en plein bureau et pousse un cri rauque.

Alors le cirque commence. Comme il a reculé sous le choc, je me redresse et je lui file un jeton mahousse comme l’Annapurna dans la caisse enregistreuse. Il part à dame !

— Premier service ! j’annonce.

Et je fais face à Colombani. Lui, il n’a pas perdu de temps non plus ! Il a compris le topo et défouraille à toute prune ! Son silencieux fait merveille. Pas plus de pet que lorsque vous débouchez une boutanche de Cordial-Médiocre ! La valda me rase les crins et va miauler dans la boiserie.

Je me fous à terre. C’est le moment de se protéger parce qu’il vase de la mitraille en grosse quantité. C’est pas un soufflant qu’il a, l’assassin de Brioux, c’est une machine à distribuer des bouts d’acier calibrés.

Toute sa bonne marchandise il me l’expédie franco de port. Heureusement il est gêné par la masse de Bolak qui est entre nous et, pour ne pas le sucrer, il tire un peu haut… L’escadrille du P.38 me fouette les fringues only. Sa mécanique est vide. Faut pas lui donner le temps de recharger. Je tire mon arquebuse et je le braque. Mais, manque de pot, mon outil ne part pas ! Alors je me traite d’extrait de bidet, de quintessence de naveton, de crêpe avariée, etc., because je me souviens maintenant que j’ai graissé Popof y a deux jours et que j’ai oublié de lui garnir le garde-manger. Vite, je balance mon arme dans la direction de Colombani. Il fait un saut de carpe mais le projectile le cogne tout de même à l’épaule, ce qui freine son bigne…

Je saute par-dessus Bolak. J’attrape le Colombani des familles par la cravate et je le balade de droite à gauche. Il étouffe. Pour se dégager, ce chérubin me file un coup de genou dans les joyeuses. J’en vois trente-six lampions ! J’ai l’impression que mon estomac me remonte dans le gosier et je me retiens in extremis d’aller au refile.

Lui il perd pas son temps. Un atout sur mon pif ! Un crochet à la tempe… Je titube. Ma parole, est-ce que je vais me laisser mettre K.-O. par un malfoutu comme lui ?

Je respire un grand coup et je lui téléphone un coup de saton dans ses moltebocks. J’ai mis toute la gomme ; je suis grand chelem s’il accroche un faux numéro.

Il hurle « Ouïe, hou-là-là ! » ; c’est de la chanson divine pour mes étiquettes meurtries.

Sans perdre de temps, et galvanisé par ses cris, je lui démolis la gargane par un coup de poing en plein gosier. Là il manque d’air, le pèlerin ! C’est l’asphyxie-maison… Tordu en deux, écarlate, il halète et gémit…

Ça m’excite, moi, qu’est-ce que vous voulez ! Une corrida pareille, on n’y participe pas tous les jours ! Et au cinéma c’est du bidon !

Je prends mon temps, je bande bien mes biscotos et je lui mets dans le pif le plus solide crochet du droit de ma carrière. Son naze éclate comme une grenade trop mûre. Il voltige en arrière. Son crâne frappe à toute volée le coin de la cheminée de marbre et il s’immobilise complètement. Une énorme rigole de sang s’échappe de dessous sa coquille. Il a son compte, Colombani. M’est avis qu’il est pas prêt à défourailler sur ses contemporains ! Ah là là non !

Je passe mon bras sur mon front superbement emperlé d’une juste sueur. Quand, tout à coup, il se produit quelque chose. Ce quelque chose, c’est un bruit derrière moi.

J’ai le temps de me dire que Bolak est en train de récupérer… Et puis brusquement ça se produit ! Il y a une explosion immense dans ma tête. Il me semble qu’on vient de me faire partir une cartouche de dynamite dans la noix de coco.

Je pars en avant… Je tends les bras comme un aveugle, et de fait je suis aveugle… Je suis de plus sourdingue comme une terrine de lièvre…

C’est le grand coup de vape. Bolak vient de me filer la crosse de son calibre en bas de la nuque et il n’y est pas allé avec un plumeau, le frère !

Un carillon Westminster tinte allégrement. Puis : rideau !

CHAPITRE XX

LES MOURANTS SONT BAVARDS !

J’ai froid… Un drôle de froid, pas normal… J’ouvre les yeux. Il fait noir. Je suis couché à plat ventre sur du dur, et ce dur, c’est un linoléum. Le froid de cette matière glacée m’envahit. Je claque des ratiches. J’ai le frigoulet…

Ma tête zonzonne comme un bourdon coincé contre une vitre. Ça m’évoque des paysages d’été, de la chaleur, des plantes en plein épanouissement. Ce que je suis poète, tout de même ! Et ce dans les moments les plus saugrenus, hein ?

Je me mets à genoux péniblement. Il me semble que mon dôme pèse une tonne. Il est tellement lourd qu’il va me falloir une centaine de ballons rouges accrochés aux manettes pour m’aider à le tenir sur mes épaules. Oh ! ce que la vie est navrante à certaines périodes !

Un petit bruit me froisse le tympan. Un bruit, régulier, pénible : une plainte…

En titubant je parviens à me dresser sur mes cannes… « Voyons, s’agit de pas paumer les pédales : je suis dans l’appartement de Bolak. Et je suis dans le noir. Seul avec un gars qui geint. Ça ne serait pas moi, par hasard, ce gars geignard ? » Je m’observe : non, je ne pipe mot…

Je craque alors une alouf histoire de prendre une notion plus précise de mon présent.

J’aperçois, devant moi, le corps inerte de Colombani. Probable qu’il est pas canné puisqu’il gémit. C’est là une vérité de La Palice. Mais on a besoin, parfois, de se prouver que la vérité est vraie, particulièrement lorsqu’on a reçu du monde sur la théière comme c’est mon cas !

Je cherche le bouton électroc et je le déniche. Lumière ! Ça me fiche une décharge dans le bol ! Mes mirettes sont tellement affaiblies !

Je regarde autour de moi. L’appartement m’a l’air vide… Bolak s’est barré. Probable qu’il n’aime pas jouer les infirmiers, ce cher homme !

J’avise une bouteille de rhum sur une étagère. Pour bibi c’est le grand mirage. Je me déplace dans cette direction avec peine. Je rafle la boutanche, lui ôte son chapeau et la hisse jusqu’à mes lèvres. A la régalade, mes potes, le Négrita ! C’est chouette et si ça ne guérit pas de la fièvre typhoïde, ça ne la donne au moins pas. J’en écluse la valeur de deux verres à vin et je me sens tout de suite réchauffé. L’eau de feu, c’est une belle invention ! Chose marrante, le rhum me flanque une biture éclair. D’un seul coup, d’un seul, me v’là ratapois ! Je suis obligé de poser mon imperator-rex sur une chaise pour ne pas m’écouter. J’attends comme ça, durant un laps de temps indéterminé… La hure en forme de gyroscope. Puis je récupère aussi vite que j’ai été sonné. La chaleur se répartit dans mon individu, me revoilà potable.

Je titube jusqu’à Colombani. La vue de sa blessure me soulève le cœur. Oh ! les mecs, quelle photo en Gevacolor ! Sa plaie à la tronche est affreuse : profonde, large, violacée. La cheminée est entrée dans son crâne comme un coin dans du bois.

Il a son compte. Et pourtant, bien que son cerveau soit aéré, il vit toujours, cet enfoiré ! Il a les yeux ouverts et il me fixe en râlant…

Je vais au tube et rapide je compose le numéro de Police secours.

— Commissaire San-Antonio, j’annonce… Envoyez illico une ambulance au 12 de la rue Jean-Bouton, et magnez-vous parce que le client est pressé, on s’impatiente chez saint Pierre à son sujet !

Je raccroche, rafle la bouteille de rhum et l’annonce à sa bouche. Doucettement je fais couler le cher breuvage dans sa gargane. Molo, molo, je veux pas le foudroyer…

— Comment te sens-tu ? je murmure…

Il remue ses lèvres…

— Voilà où ça vous mène, le métier de truand ! T’as jamais lu France Soir, dis ? Tu ne le sais donc pas que le crime ne paie pas ?

Mais il n’est pas d’humeur à plaisanter…

— A boire, balbutie-t-il…

Du coup il m’intéresse, Colombani… Il veut parler.

C’est inespéré…

Je lui mouille encore la dalle au Négrita.

— Raconte un peu ce qui se passe, je lui dis… Qu’est-ce qu’il devait préparer Pauvel ?

— Une m… ! murmure-t-il.

Je me retiens pour ne pas le cabosser. Ça le finirait.

— Sois pas haineux, je fais… T’es un homme, quoi ! Un homme c’est beau joueur : t’as paumé, t’as paumé, y a pas à sortir de là…

— Cigarette, demande-t-il.

— T’as l’agonie exigeante, je fais. Enfin, je suis le flic le plus sensible de la région.

Je lui glisse une sèche dans le bac, je pousse la sollicitude jusqu’à la lui allumer.

Puis je lui prends la main, une idée à moi.

— L’ambulance va venir, on va t’emmener à l’hosto et tu seras dorloté. Les gnons au crâne, tu sais, si on crève pas illico, on en réchappe vite…

Un temps, son regard est tout attendri. Les vapeurs du rhum qui font leur effet.

J’y vais d’une troisième rasade. C’est ma tournanche cette nuit ! Il boit goulûment.

— T’en sortiras, va ! Pour peu que tu t’allonges un peu et je te fais un rapport favorable comme ma jambe…

Sa cigarette danse sur ses lèvres, il parle :

— Ton rapport, il fait, Colombani, tu peux te le carrer dans le cul ! C’est classé pour moi, j’ai mon compte… Et même si que j’en réchappe, je pourrais pas sortir de l’auberge, je suis trop mouillé.

Ça y est, il est à point.

— C’est toi qui as buté la mère Permezel, hein ? je demande… Et Triffeaut, et Brioux ?

Il marque une très vague hésitation…

— Tu parles, chuchote-t-il.

C’est curieux de voir fumer cette cigarette sur les lèvres d’un agonisant qui parle. Comme il n’a pas la force d’aspirer, la sèche se consume seulâbre et la fumanche monte, rectiligne dans la pièce.

— Pourquoi ? je questionne, voilant mon avidité…

Le moment est fragile. Pourvu qu’il puisse s’affaler !

— Pour avoir Pauvel, il dit…

— Comment, pour avoir Pauvel ?

— Oh !.. une histoire d’héritage. Sa fortune… appartenait à sa première femme. Pour se venger de lui, elle avait précisé qu’à la mort de sa sœur, tout le paquet allait à l’œuvre du cancer… Une em…, quoi !

— Et c’est pour ça que vous avez buté la belle-sœur ?

— Oui…

— Pour ruiner Pauvel ?

— D’ac…

— Quel intérêt ?…

— On voulait lui faire accepter une combine… Mais il refusait… Alors…

Je pige le moyen de pression. Bolak et son compère étaient au courant de la clause testamentaire de la première Mme Pauvel. Alors, comme l’industriel renaudait, ils ont trouvé le moyen indirect de le ruiner ! Oui, il a raison, Colombani, ça devait être un drôle de pacson de mouscaille, la mère Pauvel ! Faut être une garce pour trouver des combines pareilles ! C’était pire que si elle l’avait déshérité tout de suite ! Le Marc, il a eu les chocottes pendant des années. Il devait la surveiller aux petits oignons, la belle-frangine ! Et lui envoyer son Thé des familles et du Pulmosérum quand elle s’enrhumait.

Je me penche sur le moribond. Il se cramponne à l’existence. Le mégot continue de fumer dans sa bouche. Qu’est-ce qu’ils maquillent, les brancardiers ? Doivent finir leur belote avant de s’annoncer, probablemuche.

— Dis donc, je fais, et Triffeaut, pourquoi tu l’as passé à la purge ?

— Oh ! soupire-t-il, c’est toute une histoire… Ce mec-là était en cheville avec Pauvel pour une assurance… Ça aussi, l’organisation l’a su…

L’organisation !

Le mot me fait tiquer, mais je n’en laisse rien paraître. Il poursuit, de sa voix bulbeuse :

— Pour parer au déshéritage, le Pauvel avait fait assurer sa belle-sœur sur la vie… Une somme importante ! De cette façon, en cas de décès il écrasait le coup !

— M…, je fais, c’est penser en chef. Et elle était d’accord, la mère Permezel ?

Il secoue la tête.

— Paraît que non. Triffeaut l’avait possédée. Il lui avait fait signer une police en blanc sans qu’elle s’en gaffe. Ensuite il l’avait remplie…

Faut croire qu’il n’est pas tellement bas, le frère, parce qu’il ajoute :

— Pas la vieille, la police !

— T’as de l’esprit, dis-je…

— Bientôt, j’aurais plus que ça, plaisante Colombani. De l’esprit avec une auréole pardessus pour faire plus convenable…

Il laisse tomber sa gitane sur le parquet. Je l’écrase de la pointe du pied.

— Alors Triffeaut avait fait une assurance bidon ? Oui, c’était le meilleur contrepoids pour Pauvel ! Et pourquoi vous avez liquidé le petit assureur ?

— Parce que la vieille était morte. Le coup de l’assurance ne pouvait pas réussir sans Triffeaut… En agissant ainsi, on faisait Pauvel marron sur le deuxième tableau…

Je dédie une fugitive pensée à Triffeaut. Le petit zig n’était pas si résigné que ça… Probablement qu’il en avait classe de sa bergère tubarde, de ses mouflets turbulents, de sa vie routinière… Il voulait se donner de l’air et avait commencé à maquiller de drôles de turbins pour se remplir les vagues…

— Dis-moi, éclaircis pour moi un point obscur : le matin où tu l’as buté, il était avec Pauvel, hein ?

— Oui… Ils discutaient le coup dans la bagnole de Triffeaut…

— Au parking ?

— Non, Chaussée-d’Antin… Pauvel voulait pas le recevoir chez lui, il devait avoir peur des témoignages de son personnel… en cas de coup dur. Moi j’étais juste derrière, dans ma tire, à les zieuter. Pauvel m’a aperçu… Il est descendu précipitamment pour venir vers moi.

— Et il a oublié son bada dans la voiture ?

— Ah ?…

Il sourit…

— Alors c’était pas le sien, à Triffeaut ? Il a foncé dès que Pauvel a été descendu. J’ai demandé à Pauvel où Triffeaut allait. Il m’a dit qu’il voulait remiser sa voiture au parking des Galeries Lafayette. J’ai foncé. Je suis arrivé avant lui, je…

— Ça va, je connais la suite. Et tu lui as mis le chapeau sur la tête ?

— Oui, pour pas qu’on s’aperçoive tout de suite qu’il était canné.

Il s’affaiblit, mais je ne le prends pas en pitié, le digne buteur à gages. Faut profiter de ce qui lui reste de vie pour éclairer la situation.

— Parle-moi des images sataniques… Parle-moi aussi de Brioux…

Il a une lègère crispation du visage…

— Brioux, je l’avais connu en Centrale. Je l’ai retrouvé à Paris… Il était pape…

Il a encore la force d’un ricanement.

— Dis vite ! je supplie…

Il sourit imperceptiblement.

— T’es encore plus pressé que moi, poulet !

Je réponds à tant de cynisme par du cynisme…

— C’est que moi, j’ai un rapport à faire, tu piges ?

Il grommelle une vague imprécation et ferme les yeux. Je me traite de gland et je me dis que je mériterais de me faire aimer… Il va claquer sans finir son historiette… Bon, il m’a du moins bonni l’essentiel. Avec ça je peux finir la chasse tout seul.

Un coup de sonnette vrille le silence qui s’est établi…

— Tiens, pour toi ! fais-je… On va t’emmener à l’hosto… Un vrai pacha !

Il ne répond pas…

Je vais ouvrir à la délégation bignolon qui poireaute sur le paillasson avec un brancard pliant sous le bras.

— Arrivez, je dis… Manœuvrez le zigoto avec soin, il a eu une explication avec une cheminée de marbre et c’est la cheminée qui a eu le dernier mot…

Ils s’empressent, déplient leur bouzin, et saisissent Colombani par ses extrémités.

— Non, fait ce dernier… Ecoute…

Je leur fais signe de stopper la manœuvre et je me penche sur lui.

— Brioux nous a indiqué Pauvel… C’était l’homme qu’il nous fallait… Il le connaissait… C’était lui qui chambrait Triffeaut ; Triffeaut faisait partie de… ses… c…

Sa voix devient pâteuse…

— Les images, je ne sais pas. Devait les avoir sur lui, en avait remis une à la vieille avant… la convertir…

Il soupire… Ses yeux vacillent.

— Emmenez-le ! dis-je.

Les gars le chargent sur la civière.

Alors, Colombani a ces derniers mots tellement faibles que je dois être le seul à les entendre :

— Tu penseras à moi, à huit heures !

On l’embarque. Je regarde s’éloigner le cortège.

Je palpe mon crâne douloureux. Derrière il y a une bosse grosse comme une aubergine, j’ai l’impression que ma hure vient de faire philippine.

CHAPITRE XXI

POUR UN… DESSUS DE CHEMINÉE

Je me passe la coquille sous le robinet d’eau froide de la cuistance ; je dis adieu à la bouteille de rhum et, molo, je quitte cette inhospitalière demeure.

Au moment où je débouche dans la rue, j’ai l’idée de consulter mon oignon. Ma montrouze affirme six heures. Je n’en reviens pas. J’ai fait un drôle de séjour dans la purée, hein ? Cinq heures en tout, je viens de passer une drôle de noye. Notez qu’elle n’est pas encore finie…

J’ai des vertiges ; par moments des étincelles d’or font le grand soleil devant mes yeux, mais l’air me fait du bien. Je monte dans mon char en prenant soin de baisser les vitres. Envoyez-moi le simoun pour me rafraîchir un peu la frite. Je me découvre dans le rétro, pas frais du tout… J’ai le genre merlan laissé pour compte… Si mes admiratrices me reluquaient à cette heure, elles feraient changer leur numéro de téléphone !

Je mets le cap sur Villejuif parce que je voudrais tout de même dire deux mots à Pauvel. En voilà un qui me court sur les claouis avec toutes ses combines d’héritage à retardement et d’assurances falsifiées.

Son affaire, notez, je la pige admirablement. Son osier étant, par le machiavélisme de sa première femelle, suspendu à la vie de la mère Permezel, il était presque normal qu’il pare au coup du sort. L’astuce de l’assurance-vie, bien qu’étant vieille comme le préservatif molletonné, s’imposait… Il a corrompu Triffeaut. Celui-ci, tout compte fait, était bien le pauvre tordu que j’avais estimé au premier regard à sa photo. Pour l’avoir, il n’a pas eu recours à l’artiche, mais à la crédulité… Triffeaut, obscur et malheureux bougre, était bien le genre de patate à s’embrigader dans une religion secrète ! Pauvel connaissait Brioux, à travers lui, il a eu raison de l’honnêteté du petit assureur… Triffeaut faisait partie des lucyfériens. Si son nom ne figurait pas sur le carnet, c’est tout bêtement parce qu’après son assassinat, Brioux, prudent, avait supprimé la page qui lui était consacrée…

Maintenant reste à savoir pourquoi la bande… ou plutôt l’Organisation, a mis Brioux en l’air, Brioux qui était son allié ? Etait-ce pour isoler plus complètement Pauvel ou bien…

Je pousse un cri : Eurêka ! s’écrierait le docteur Schweitzer en confiant un pistolet à fléchettes à un négrillon. (Le négrillon du foyer, comme dirait… Dickens.)

On l’a ratatiné à cause de moi ! Probable qu’après mon intervention de dimanche à la mosquée privée de Brioux, celui-ci a eu sérieusement les chocottes. Il s’est dit que ça allait fumer pour sa poire et il a rendu ses billes. Seulement il en savait trop et…

Pardine, cette bonne pomme ! Après mon départ il a alerté ses copains et ceux-ci qui connaissaient sa couardise ont préféré lui faire avaler son extrait de naissance. Vite fait…

Tout en échafaudant ces hypothèses de complément, je parviens devant les « Etablissements Pauvel ».

Pourvu qu’il soit là, le boss ! Je ne suis pas curieux, mais j’aimerais bien savoir — non seulement pourquoi les femmes blondes — mais aussi ce que l’industriel refusait aussi farouchement à la bande Bolak pour que celle-ci use de moyens de pression aussi violents !

La rue est engourdie dans l’aube. Il fait encore nuit, mais déjà l’éclat des lampes pâlit.

Çà et là, des ouvriers à bicyclette passent, emmitouflés dans du mouton.

J’avise une silhouette sous un porche, près de l’entrée de l’usine. La silhouette d’un homme qui guette. Sans doute est-ce le boy-scout que Mignon a dépêché ici sur mes conseils ?…

Je décide de demander au gars ce qu’il a vu. Il peut m’apprendre des choses intéressantes, faut vérifier…

Je m’approche de lui et j’ai la surprise de découvrir Georgel. Un Georgel frigorifié, verdâtre, avec le nez rouge, les yeux embués et une morve du style stalactite.

— Et alors ? je m’exclame.

— Je démissionne, aboie-t-il… C’est pas une vie ! Je dormais, le commissaire me téléphone de venir prendre la planque ici sous prétexte que je connais Pauvel ! Voilà cinq heures que je fais le con, avec un pardosse demi-saison… C’est plus un métier. Si je veux me suicider, j’ai un pétard, ça va plus vite et on n’a pas le temps de penser…

— Bon, lui dis-je, t’as le feu sacré…

— Foutez-vous de moi !

— Allons, Georgel, pense que je suis ton supérieur, tant sur le plan hiérarchique que sur celui de l’intelligence…

Il admet. Aux subalternes faut toujours parler le langage énergique des chefs, de ceux qui crient : « En avant » et qui braquent leurs jumelles pour voir évoluer la vague d’assaut.

— Quoi de neuf ?

— Pas grand-chose… Vers deux heures un type est venu…

— Un petit, large d’épaules ?

Il est stupéfait.

— Comment vous le savez ?

— J’ai un petit doigt qui me dit tout ! Ensuite ?… Il est entré comment ?

— Il a sonné. Quelqu’un lui a ouvert…

— Pauvel ?

— J’ai pas pu voir, d’ici on ne plonge pas à l’intérieur…

— La visite a duré longtemps ?

— Lali-lala…

— Excuse-moi, je comprends pas le papou.

— Ben… un quart d’heure, à peu près…

— Et après ?

— Le type est reparti…

— Seul ?

— Oui.

Je réfléchis un bref instant.

— Ecoute, Georgel, écoute bien… Lorsque le mec a filé, avait-il un paquet, ou quelque chose sur le bras qu’il n’avait pas en arrivant ?

— Tiens ! Oui, dit Georgel… Il est parti avec un machin argenté à la main… De loin j’ai cru que c’était un motif de cheminée… C’est idiot hein ? Il l’a mis dans sa poche… C’était dur à rentrer… Puis il est remonté dans sa bagnole…

— Quelle voiture ?

— Une Aronde noire…

— Tu as noté le numéro de la guinde ?

Il se trouble.

— Ben… non… On m’avait dit de surveiller Pauvel…

— Georgel, assuré-je, tu as autant d’esprit d’initiative qu’un suspensoir désaffecté…

Il baisse la tête.

— Le paquet, l’objet, du moins, était gros ?

— Non, comment vous dire… comme ça !

Il écarte ses mains de vingt centimètres…

— Tu n’as aucune idée de ce que ça pouvait être ?

— Je vous dis : un dessus de cheminée…

Je caresse mon crâne protubérant.

— Tu me fais mal au caillou. Tiens, viens plutôt avec moi, on va demander ça à Pauvel… Il est toujours là ?

— Je ne l’ai pas vu ressortir…

Nous traversons la rue et escaladons les deux marches accédant à la porte. Celle-ci n’est pas fermée… La lumière brille dans le hall. Nous nous dirigeons vers le burlingue de Pauvel. Georgel ne risquait pas de le voir sortir : il est étendu en travers de son bureau avec la moitié du crâne enlevée.

Bolak a dû ramasser le « silencieux » de Colombani avant de sortir !

CHAPITRE XXII

UN SALE QUART D’HEURE

Oui, il a dû le ramasser, le pétard aux confidences, celui qui chuchote la mort à l’oreille des bonshommes. Et il s’en est servi de façon impec… Enfin, impec pour l’usage qu’on fait d’ordinaire de ces sortes d’engins.

La bastos qu’il a tirée devait être fille unique. Pas besoin de gaspiller la quincaillerie quand on est un tireur de cet acabit. Pauvel l’a ramassée en plein bocal, vite fait, et il a eu droit à sa petite paire d’ailes immédiatement assujettibles…

— Il est pas beau à regarder, note pertinemment Georgel…

— T’as raison, je renchéris, c’est pas panoramique…

Je me mets à explorer le bureau… J’ouvre les classeurs, les tiroirs, les chemises, les parenthèses… J’ouvre tout y compris mes châsses, mais je ne découvre rien d’intéressant… Il y a là une correspondance d’affaires, des dossiers d’affaires, un vrai charabia qui me fait bâiller et me prouve que j’aurais déposé mon bilan en cinq sec si je m’étais lancé dans la vente en gros du bouton de jarretelle à pédale. Ce monde des affaires est pour moi aussi totalement inconnu que celui des poissons qui ont trois nageoires, une grande barbe verte, des cors aux pieds et qui vivent dans la troisième fosse océanique à droite, en débouchant dans la mer Caraïbe.

Je tombe en arrêt devant un immense panneau à l’intérieur duquel s’étalent les diplômes de Pauvel.

Je vous l’annonce, il devait être vachement orgueilleux, le mec ! S’il avait eu la Légion d’honneur, il se la serait accrochée de partout, jusqu’à ses slips. Il aurait plus eu besoin de se fringuer, ça serait devenu son vêtement naturel.

— M… ! s’exclame irrévérencieusement Georgel.

— Et alors, Chinois vert, je lui fais, tu t’oublies !

Il ne se donne même pas la peine de jouer la pudeur.

De son doigt noueux comme une échine de chèvre, il me désigne un objet posé sur le bureau. Cet objet est haut d’une vingtaine de centimètres. Il représente une espèce de Diane avec des ailes en train de courir. Le truc est en acier chromé. Au-dessous, il y a, à la place du socle qui normalement devrait s’y trouver, un pas de vis.

— Le même machin que tenait l’assassin en sortant ! affirme-t-il.

Là je tique. J’empoigne l’objet et je le regarde, sans parvenir à définir son utilité. Ça n’est pas un objet d’art à proprement parler. Les objets d’art on ne les fait pas en acier, et puis ils n’ont pas de pas de vis en guise de socle !

— Tu es sûr ? je demande…

— Oh ! certain… Je peux pas m’être gouré. Vous avez remarqué, il y a un réverbère municipal juste devant la porte de l’usine. Ça brillait, ça m’a attiré les regards et j’ai z’eu le temps de voir…

Je soupèse l’objet, le tourne, le retourne… C’est du massif et ça va chercher son kilo comme une plume !

— Tu as une idée de ce que c’est, toi ?

— Non, avoue-t-il.

J’attrape un grattoir et racle la Diane, histoire de me rendre compte si, en réalité, elle ne serait pas en or ou en platine recouvert d’une couche de chrome. Mais non, c’est du bon acier…

— Dis voir, je fais, plus pour extérioriser ma gamberge que pour lui faire la conversation, sur quoi ce machin-là peut-il se visser, à ton avis ?

Prompte et très personnelle, la réponse me vient :

— J’sais pas !

Je m’empare du téléphone et je sonne le grelot de Mignon. Un matuche à la voix péremptoire m’annonce que le commissaire principal est allé se balancer dans les plumes depuis deux bonnes heures.

— Eh bien ! réveillez-le, je fais, j’arrive à son bureau… Dites-lui que ça urge.

Je raccroche.

— Toi, reste ici, dis-je à Georgel… Fous-toi dans ce fauteuil et écrases-en tandis que je vais alerter les services compétents.

Il ne demande pas mieux… Il s’abat dans un pullman avec la grâce nonchalante d’une feuille morte en plomb.

Je file. La citrouille me fait plus mal que jamais. J’ai des lancées sauvages à l’arrière et des machins rouges rigolos continuent de tourniquer devant mes châsses. Ah ! je m’en souviendrai, de cette bon Dieu de nuit blanche !

Je m’annonce au burlingue de Mignon cinq minutes avant ce dernier. Ses boy-scouts commencent à radiner. Il y a dans un coin de la pièce, anéanti sur un fauteuil canné, un type malingre au regard fiévreux dont la bouille est bosselée comme un chaudron qui aurait insisté pour descendre par l’escalier les trois étages de la Tour Eiffel.

— Qui est-ce ? je demande à un inspecteur qui dactylographie lentement sur l’Oliver de Charlemagne.

— Un frangin qui a suriné la bistrote de la rue des Martyrs. Le patron l’a interrogé toute la noye. C’est un coriace, mais il a fini par s’allonger…

Il est pas reluisant, l’assassin. Il a les châsses fermées, le pif éclaté, des bosses partout et il lui manque des poignées de cheveux…

L’un des inspecteurs ricane :

— Va falloir lui refaire une beauté avant que la presse radine. Ces salauds-là vont encore dire qu’on emploie des méthodes honteuses !

Il se marre…

— Comme s’il y avait un autre moyen de les faire chanter, ces arcans !

Mignon radine, des valoches de clown sous les yeux, la bouche amère, l’air assez vaseux, merci !

— Vous alors ! trompette-t-il, vous n’avez pas de pitié pour les canards boiteux ! M…, j’ai passé la nuit à boulonner et à peine je viens de me glisser dans le paddock que vous me faites lever !

— Moi aussi j’ai passé la nuit, dis-je… Mais je filais pas des jetons, au contraire, j’en réceptionnais ! Biglez-un peu la came !

Je lui montre mon aubergine.

— Pas beau, fait-il, qui vous a fait ça ?

Je lui raconte posément les événements de la nuit. Quand j’en arrive au meurtre de Pauvel, il pousse un barrissement triomphant.

— Qui est-ce qui avait raison, San-Antonio ? Je voulais qu’on l’embarque hier.

— Là n’est pas la question, je dis… Vous aviez peut-être raison, mais rien ne prouve qu’il aurait parlé tout de suite, il aurait fallu plusieurs jours. C’était pas le genre de gars à se laisser fabriquer. Il aurait demandé l’assistance d’un avocat…

Je pose sur son bureau le sujet d’acier chromé.

— Voilà ce que l’assassin de Pauvel est venu chercher chez lui. Tout au moins, un machin similaire. A votre avis, qu’est-ce que c’est que ça ?

Il hausse les épaules…

— Allez savoir…

Ses hommes font cercle.

L’un d’eux pousse-un petit sifflement.

— Moi, je crois savoir, dit-il… C’est le bouchon de radiateur d’une bagnole de maître…

On se tait. D’un seul coup, ça paraît si évident à tout le monde que chacun se traite d’enflure pour ne pas y avoir pensé plus tôt.

— Un bouchon de radiateur…

— Oui, fait Mignon, probablement.

— Et c’est pour ça qu’on a tué quatre personnes ?…

J’en suis sur le prose. Non, avouez, les gnaces, que ça vous en bouche une drôle de surface portante !

Un bouchon de radiateur ! Pourquoi pas un bouchon de carafe ? Et il est en acier… Il vaut deux sacs chez le marchand d’enjoliveurs rococos !

Je consulte ma montre… Elle dit sept heures vingt-cinq. Je deviens nerveux.

Je me racle les profondeurs et j’attaque :

— Ecoutez tous, faites un peu travailler votre matière grise… Un des truands qui a buté trois personnes pour ce bouchon de radiateur m’a dit en crevant que je penserais à lui sur le coup de huit heures, ce matin. Depuis hier, à plusieurs reprises il a été question de huit heures… Y a-t-il quelque chose de prévu pour ce moment-là ?

Ils se consultent, hochent la tronche.

Le gars qui dactylographie la déposition de l’assassin se lève…

— Ben, fait-il, y a l’arrivée à Orly du ministre des Affaires étrangères russe qui est prévue pour huit heures moins le quart…

Je bondis…

— Qu’est-ce que tu racontes ?

Il me tend son baveux.

— C’est pas moi, voyez sur le Parisien.

Evidemment, c’est en first page et ça fait même un drôle de boum because le bonhomme vient assister à une vache de conférence sur le désarmement ce qui, paraît-il, est bon signe pour la Grande Paix !

Son zoziau se pose à moins le quart (heure française). Le Premier ministre français va l’attendre avec l’ambassadeur d’U.R.S. S… Bref, c’est le grand bidule…

— Nom de Dieu ! je gueule soudain ! Oh ! nom d’une m… arabe ! Oh ! tonnerre de chiotte !

J’en passe, et des meilleurs, que ma politesse native m’empêche de répéter ici.

— Les bagnoles qui vont accueillir les hommes d’Etat aux gares ou aux aérodromes sont des voitures de maître, hein ?

— Bien sûr, fait Mignon…

— Elles sont minutieusement fouillées avant le départ, dûment vérifiées pour éviter un attentat ? Des fois que des zouaves y colleraient une bombe à l’avance, hein ?

Là il a enfin compris…

— Le bou… bou… le bouchon, bégaie-t-il.

Si vous voyiez nos frites, à tous ! On a l’impression d’être une bande de fœtus en vacances dans le même bocal d’alcool.

— Il faut faire quelque chose ! brame Mignon.

C’est la grosse rumeur, ça gueule, ça remue !

Je me précipite au grelot !

— Vite, dis-je, en priorité totale passez-moi l’aéroport d’Orly !

J’ai les yeux fixés sur le cadran de ma breloque. Maintenant la grosse aiguille a franchi le 6, si comme il se produit quelquefois l’avion a eu de l’avance, j’ai idée qu’il va y avoir un drôle de remue-ménage dans le monde, d’ici vingt-cinq minutes…

Enfin j’ai Orly.

— Le commandant de la base ! je gueule. Ici service de Sécurité du Territoire !

On me dit que le commandant est avec les officiels et qu’on ne peut le déranger car l’avion amenant le ministre des Affaires étrangères russe est annoncé…

— Mais c’est à ce sujet ! je crie. Un attentat se prépare, vite ! Vite !

Du coup, ça remue aussi, à l’autre bout.

Deux minutes à peine s’écoulent, une voix essoufflée fait : « Allô » ?

— Ecoutez, dis-je, ici Sécurité du Territoire. Un complot vient d’être découvert à la minute. La voiture dans laquelle doit prendre place le ministre est sur le terrain ?

— Oui, je la vois de ma fenêtre.

— Son bouchon de radiateur ne représente-t-il pas une Diane chasseresse ?

— Attendez, je distingue des ailes… Oui, ça doit être ça…

— Pas une minute à perdre ! Eloignez immédiatement ce véhicule ! Conduisez-le au milieu d’un grand espace libre. Que le chauffeur foute le camp dès qu’il l’aura stoppé, compris ? Il est probable qu’elle explose. Embarquez vite le ministre dans une autre voiture. Et fermez votre gueule. Pas un mot à la presse ou ça chauffera, il y va de votre situation…

L’autre n’a pas l’air d’une crêpe.

— Compris, fait-il précipitamment, je prends des dispositions.

Je pose l’appareil. Les autres sont tous là, immobiles, blancs comme des morts.

Je me laisse choir dans le fauteuil de Mignon.

— Il ne nous reste plus qu’à réciter une prière, dis-je. C’est tout ce qu’on peut faire, maintenant…

CONCLUSION

Le chef caresse son front ivoirin. Son œil clair pétille de contentement.

— En somme, nous dit-il, à Mignon et à moi, tout est bien qui finit bien… Si je n’avais pas eu la bonne pensée de vous proposer le concours de San-Antonio, il se serait passé de curieuses choses !

Mignon, fouetté, pique un fard.

— Non, dit-il, car moi j’aurais arrêté Pauvel dès hier et il aurait avoué. Tout au moins il n’aurait pas eu l’occasion de remettre le bouchon de radiateur truqué à Bolak.

Je me fous en renaud. Tirer les marrons du feu pour se faire chahuter par un gros enflé de la Criminelle qui n’a que deux poings en guise de cerveau, c’est un peu bleu !

— Mes fesses ! je gueule.

Et le boss, qui n’aime pourtant pas ce genre d’explosions, n’en pipe pas une.

— Sans moi, Mignon, votre empoté de Georgel serait encore en train de se toucher et de tourner en rond. Il ignorait jusqu’à l’existence de Pauvel, hier matin. Je crois avoir mené l’affaire tambour battant. Et il le fallait !

Mignon s’avoue vaincu.

— D’accord, fait-il… Vous êtes un as !

On éclate tous de rire. Y compris le Vieux, d’excellente humeur.

— Voilà qui s’appelle du bon travail, murmure-t-il. Si cette voiture avait explosé au milieu de Paris avec ses occupants !.. Je suis allé sur les lieux, il n’en est pratiquement rien resté… Je comprends que Pauvel se soit fait tirer l’oreille pour exécuter ce travail. En tout cas c’était du bon boulot pour le diable ! Quel artiste ! Arriver à transformer une statuette de métal en bombe à retardement est un tour de force…

— L’idée du bouchon de radiateur était jolie, apprécie Mignon. C’était bien la seule chose que les services de protection ne pouvaient pas vérifier…

« Les employés qui s’occupent du garage où sont remisées les voitures du ministère ont tous été appréhendés car certainement il y a eu complicité de la part de l’un d’eux… Je vais les interroger…

Il se lève, nous tend ses grosses pattes de tueur de bœufs.

— Toute la police est sur les dents pour retrouver Bolak. Il ne peut nous échapper, d’ici demain je l’aurai… Alors nous en saurons long sur l’organisation des terroristes !

— Quand vous le tiendrez, faites-moi signe, dis-je… J’ai à lui parler d’une bosse qui n’appartient pas à un chameau.

FIN

J'écris lucyférien avec un Y