
Sur Dune, la planète des sables, les anciennes prophéties sont en train de s’accomplir. La transformation écologique s’accélère : l’eau, jadis plus coûteuse que l’or, coule à flots, et les jardins débordent sur le désert. Mais la prospérité nouvelle de Dune menace sa richesse, l’Epice de longévité et de prescience. Les durs Fremen, qui ont porté aux confins de l’univers humain la bannière et la parole de Muad’Dib, s’amollissent. Les vers géants se font rares. Et depuis que Paul est allé au désert pour y mourir selon la tradition Fremen parce qu’il a perdu la vue, ses prêtres ont construit sur son message de paix une théocratie autoritaire qui régit toute la galaxie.
C’est alors que se jouent les destins des enfants de Dune.
Leto et Ghanima, les jumeaux nés de Paul et de Chani, se sont éveillés à la conscience dans le ventre de leur mère et portent en eux les mémoires héréditaires d’innombrables générations. Il leur faut les dompter s’ils veulent échapper à l’Abomination redoutée par les Sœurs du Bene Gesserit à la possession par un spectre surgi de ce passé génétique.
Il leur faut aussi déjouer les complots s’ils veulent survivre, refondre l’univers humain ébranlé par le Jihad et régner à leur tour sur Dune.
Voici enfin le troisième volet de l’épopée la plus fascinante de toute la science-fiction moderne. Un grand roman historique situé dans l’avenir lointain.
Dans huit mille ans.
Frank Herbert
Les enfants de Dune
1
Les enseignements de Muad’Dib sont devenus le terrain de jeux des scolastiques, des superstitieux, des corrompus. Ce que Muad’Dib nous a enseigné, c’est un mode de vie balancé, une philosophie qui permet à l’homme d’affronter les problèmes d’un univers soumis au changement permanent. Ce qu’il nous a dit, c’est que l’humanité continue d’évoluer selon un processus qui ne finira pas. Et il nous a dit aussi que cette évolution obéit à des principes changeants qui sont connus de l’éternité seule. Des raisonnements corrompus peuvent-ils vraiment disposer d’une telle essence ?
Une tache de lumière apparut sur l’épais tapis rouge qui recouvrait le sol rocheux de la grotte. Elle semblait ne provenir d’aucune source apparente et n’exister que dans la trame de fibre d’épice. C’était un cercle errant de deux centimètres de diamètre qui allait et venait au hasard, qui se déformait maintenant, devenait ovale. Rencontrant le flanc vert sombre d’un lit, la tache s’éleva vivement, se posa sur la couverture verte sous laquelle reposait un enfant aux cheveux roux dont les traits avaient encore la rondeur de l’enfance. Rien de la maigreur traditionnelle des Fremen dans ce visage à la bouche généreuse qui, cependant, n’était nullement gonflé d’eau comme celui de tous les étrangers à ce monde.
A l’instant même où la tache de lumière courut sur ses paupières, l’enfant tressaillit. La lumière s’éteignit.
On ne percevait plus, à présent, que sa respiration, calme et profonde, et, plus loin, dans le bassin, l’écho rassurant du bruit des gouttes d’eau capturées par le piège à vent, là-haut, à la surface.
La lumière revint, un peu plus grande, un peu plus vive. Cette fois, on devinait sa source en même temps que les mouvements qui l’orientaient. Une silhouette encapuchonnée était visible sur le seuil voûté de la chambre. A nouveau, la tache de lumière fit le tour de la pièce, s’arrêtant parfois, hésitant, fouillant ça et là. Elle suscitait une impression de menace, d’inquiétude, de nervosité tandis qu’elle évitait l’enfant endormi pour s’arrêter sur la grille d’aération, dans un angle de la paroi, avant de se déployer sur les tentures d’or et de vert qui dissimulaient la roche.
Puis, la lumière disparut une seconde fois. La silhouette se déplaça dans un bruissement d’étoffe et s’immobilisa contre l’un des montants du seuil. Dès cet instant, un membre du Sietch Tabr n’aurait plus douté que cette silhouette était celle de Stilgar, le Naib, gardien des jumeaux orphelins qui, un jour, hériteraient du pouvoir de leur père, Paul Muad’Dib. Souvent, la nuit, Stilgar venait ainsi inspecter leurs appartements, commençant toujours par la chambre de Ghanima avant de passer dans celle où dormait Leto, afin de s’assurer qu’aucune menace ne pesait sur eux.
Je ne suis qu’un vieil idiot, se dit Stilgar.
Il posa les doigts sur la froide surface du projecteur de lumière avant de le glisser à sa ceinture dans la boucle de son écharpe. Il avait besoin du projecteur mais, dans le même temps, il le détestait. Le projecteur était un instrument très subtil de l’Imperium, capable de détecter la présence d’organismes vivants de grandes dimensions. Jusqu’à présent, il n’avait révélé que les enfants royaux dans le calme de leurs chambres.
Stilgar savait très bien que ses pensées et ses émotions étaient comme cette lumière. Il ne pouvait refréner une intense et frénétique projection intérieure. Cette pulsion-là était contrôlée par quelque puissance supérieure. Elle l’amenait invariablement à cet instant où il percevait l’accumulation du danger. Ici reposait l’aimant qui pouvait attirer tous les rêves de grandeur de l’univers connu. Ici dormaient d’immenses richesses temporelles, l’autorité séculière et ce talisman mystique, le plus puissant de tous : la divine authenticité du legs religieux de Muad’Dib. Dans ces deux jumeaux, Leto et sa sœur, Ghanima, une force terrible était concentrée. Durant le temps de leur vie, Muad’Dib, bien que mort, revivrait par eux.
Les enfants qui dormaient ici n’étaient pas vraiment des enfants âgés de neuf ans. Ils étaient une force naturelle en même temps que des sujets de vénération et de terreur. Ils étaient nés de Paul Atréides, celui qui était devenu Muad’Dib, le Mahdi de tous les Fremen. Celui qui avait provoqué une explosion de l’humanité, explosion qui avait projeté les Fremen loin de leur monde en un Jihad qui avait déferlé sur l’Univers humain, en un mascaret énorme et fervent de pouvoir religieux dont l’ampleur et l’autorité omniprésente avaient laissé leur empreinte sur chaque planète.
Pourtant, ils sont faits de chair et de sang, songeait Stilgar. En deux coups de mon couteau, je peux leur percer le cœur et leur eau reviendra à la tribu.
Son esprit enfiévré vacilla à cette seule pensée : Tuer les enfants de Muad’Dib !
Mais toutes ces années l’avaient rendu habile dans l’art de l’introspection. Et Stilgar connaissait l’origine de cette pensée terrible. Elle ne pouvait être née que de la main gauche des damnés et non de la main droite de ceux qui étaient bénis. L’ayat et le burhan de la Vie ne conservaient plus que quelques rares mystères pour lui. Jadis, avec fierté, il s’était considéré comme un Fremen véritable, le désert avait été son ami et ce monde s’était toujours appelé Dune et non pas Arrakis, ainsi que le dénommaient les cartes impériales.
Les choses étaient si simples lorsque notre Messie n’était encore qu’un songe, pensa-t-il. En trouvant enfin notre Mahdi, nous avons libéré d’innombrables délires messianiques qui se sont répandus de par l’univers. Et chacun des peuples qui a été soumis par le Jihad porte maintenant en lui le rêve d’un chef à venir.
Une fois encore, son regard fouilla l’obscurité de la chambre.
Si mon couteau rendait la liberté à ces peuples, feraient-ils de moi leur messie ?
Leto se retourna nerveusement sur sa couche.
Stilgar soupira. Jamais il n’avait connu ce grand-père qui avait donné son nom à l’enfant. Mais nombreux étaient ceux qui considéraient que Muad’Dib avait hérité de sa force morale. Se pouvait-il que ce sens terrifiant de la droiture saute maintenant une génération ? Stilgar était incapable de répondre à une telle question.
Le Sietch Tabr est mien, songea-t-il. J’en demeure le maître. Pour les Fremen, je suis le Naib. Et, sans moi, il n’y aurait pas eu de Muad’Dib. A présent, il y a ces enfants jumeaux… Par Chani, qui est leur mère et fille de ma race, mon sang coule dans leurs veines. Je suis avec Muad’Dib, et Chani, ainsi qu’avec tous les autres. Qu’avons-nous fait à notre univers ?
Stilgar n’aurait su dire pourquoi de telles pensées lui venaient ainsi dans la nuit, ni pour quelle raison il se sentait à ce point coupable. Il s’accroupit dans les replis de sa robe. La réalité ne ressemblait absolument pas au rêve.
Le Désert Ami qui, autrefois, se déployait d’un pôle à l’autre, était désormais réduit de moitié. Le paradis immense et verdoyant promis par les légendes n’avait apporté que le doute. Non, ce n’était pas le rêve. Et, en même temps que ce monde, Stilgar avait changé. Jamais le chef de sietch n’avait été cet homme aux pensées complexes ; il n’avait pas connu toutes ces choses, le pouvoir et les conséquences formidables des plus infimes décisions. Même en cet instant, pourtant, il devinait que tout ce savoir, cette nouvelle subtilité appartenaient à une mince couche de vernis qui recouvrait un bloc solide et dense de connaissance pareil à du métal. Et c’était vers ce bloc plus ancien que se détournaient ses pensées, attirées par un retour à de plus saines valeurs.
Les rumeurs matinales du sietch finirent par troubler le cours de ses pensées. Ceux qui s’étaient éveillés se déplaçaient à l’intérieur de la grotte. Une faible brise effleura les joues de Stilgar : les sceaux des portes venaient d’être levés et la fraîcheur pénétrait. Bientôt, l’aube suivrait. Et cette brise parlait à Stilgar. Elle lui évoquait le temps, et aussi la négligence. Les gens du sietch n’observaient plus la stricte discipline de l’eau qu’ils avaient connue dans les anciens jours. Et pourquoi en aurait-il été autrement sur une planète qui désormais connaissait la pluie, sur laquelle dérivaient des nuages, alors que l’on disait que huit Fremen avaient été noyés par une crue soudaine dans un wadi ? Une noyade. Jamais auparavant le mot n’était apparu dans la langue de Dune. Mais Dune n’était plus qu’Arrakis… Et ce matin était celui d’un jour important.
Jessica, songea Stilgar, la mère de Muad’Dib, la grand-mère des jumeaux royaux revient aujourd’hui sur cette planète. Pourquoi a-t-elle décidé de mettre un terme à cet exil volontaire ? Pourquoi veut-elle quitter la sécurité et le confort de Caladan pour les périls d’Arrakis ?
Mais il nourrissait d’autres craintes encore : Jessica devinerait-elle ses doutes, elle, sorcière du Bene Gesserit, formée par l’intense éducation des Sœurs, elle, Révérende Mère de plein droit ? Les femelles du Bene Gesserit avaient l’esprit acéré et elles étaient dangereuses. Dame Jessica exigerait-elle de lui qu’il tombe sur son couteau, ainsi qu’en avait reçu l’ordre l’Umma-Protecteur de Liet-Kynes ?
Et lui obéirai-je alors ? se demanda Stilgar.
Encore une question à laquelle il ne pouvait répondre. Ses pensées se portaient maintenant sur Liet-Kynes, le planétologue qui, autrefois, avait fait le rêve de changer Dune en ce monde vert et hospitalier qu’il était à présent. Liet-Kynes était le père de Chani. Sans lui, jamais le rêve n’eût existé, non plus que Chani et les jumeaux royaux. La fragilité de cette chaîne troublait Stilgar.
Comment nous sommes-nous rencontrés ici ? Comment avons-nous pu mêler nos existences et dans quel but ? Est-il de mon devoir de mettre un terme à tout cela ? De détruire cette puissante conjonction ?
A présent, Stilgar affrontait ce choix effrayant. Il pouvait renier l’amour et la famille et prendre une décision, ainsi qu’il convenait à un Naib en certaines occasions, une décision de mort pour que vive la tribu. D’un certain point de vue, ce serait un acte atroce en même temps qu’une trahison. Tuer des enfants ! Pourtant, il ne s’agissait pas de simples enfants. Ils avaient absorbé le Mélange, ils avaient participé à l’orgie du Sietch. Ils avaient chassé la truite des sables au plus profond du désert et partagé les jeux des autres enfants fremen… Et ils avaient leur place au Conseil Royal. Ils étaient à l’âge le plus tendre, mais leur sagesse leur permettait de siéger. En vérité, seule leur chair était jeune. De par leur expérience, ils étaient anciens, nés doués de l’accumulation de la mémoire génétique, héritiers d’une connaissance effrayante qui les rendait absolument différents des autres humains, tout comme leur tante Alia.
Tant de fois, durant combien de nuits, l’esprit de Stilgar avait fait le tour de cette différence avant que le tourment ne le tire du rêve pour le ramener dans les chambres des jumeaux, laissant ses songes inachevés.
Mais ses doutes, en cet instant, se précisaient. Son impuissance même à prendre une décision était une sorte de décision. Cela, il ne pouvait l’ignorer. Les jumeaux, de même que leur tante, avaient connu l’éveil dans la matrice, ils avaient recueilli tous les souvenirs de leurs ancêtres. Grâce à l’épice, par l’intoxication de leurs mères, Dame Jessica et Chani. Mais, avant d’avoir connu l’épice, Dame Jessica avait donné le jour à son fils, Muad’Dib. Alia, elle, était venue après l’épice. Rétrospectivement, cela était clair. D’innombrables générations de sélection Bene Gesserit avaient abouti à Muad’Dib, mais jamais il n’y avait eu la moindre place pour le Mélange dans les plans des Sœurs. Bien sûr, elles connaissaient cette possibilité autant qu’elles la redoutaient. C’était pour cela qu’elles l’avaient baptisée l’Abomination. Et elles devaient avoir leurs raisons. Si elles déclaraient qu’Alia était une Abomination, alors, cela devait également s’appliquer aux jumeaux. Car Chani avait connu l’épice, son corps en avait été saturé et ses gènes avaient en quelque sorte complété ceux de Muad’Dib.
Les pensées de Stilgar s’accélérèrent encore, entrèrent en fermentation. Il ne pouvait y avoir aucun doute : ces enfants étaient allés plus loin que leur père. Mais dans quelle direction ? Le garçon disait qu’il était son père, et il l’avait prouvé une fois par des souvenirs qu’il avait révélés et qui ne pouvaient appartenir qu’à Muad’Dib. Ou bien d’autres ancêtres veillaient-ils dans ce gigantesque éventail de passés, des ancêtres dont les croyances et les coutumes faisaient peser sur les humains vivants des menaces innommables ?
Des Abominations, avaient déclaré les saintes sorcières du Bene Gesserit. Pourtant, elles convoitaient la génophase de ces enfants, elles avaient besoin du sperme et des ovules mais non de la chair turbulente qui les produisait. Était-ce pour cette raison que Dame Jessica revenait ? Elle avait rompu avec le Bene Gesserit pour soutenir son ducal époux, mais la rumeur disait que, depuis, elle avait repris sa place parmi les Sœurs.
Je pourrais en finir avec tous ces rêves, songea Stilgar. Et ce serait tellement simple.
Pourtant, une fois encore, il s’interrogea à son propos. Pouvait-il vraiment faire un tel choix ? Les enfants de Muad’Dib étaient-ils responsables de cette réalité qui occultait les rêves des autres ? Non. Ils n’étaient que les lentilles par lesquelles filtrait cette lumière qui révélait des formes nouvelles de l’univers.
Déchiré, l’esprit de Stilgar revenait aux croyances initiales des Fremen. Le commandement de Dieu arrive. Ne cherche pas à le hâter. C’est à Lui de te montrer la voie, celle dont certains s’écartent.
Par-dessus tout, il était troublé par la religion de Muad’Dib : pourquoi en avaient-ils fait un dieu ? Pourquoi, alors que l’homme était fait de chair et que tous le savaient ? Muad’Dib, l’Élixir Doré de la Vie avait engendré un monstre bureaucratique qui écrasait les choses humaines. Le Pouvoir et la Religion étaient désormais soudés, et transgresser une Loi était un Péché. Mettre en doute les règles édictées par le gouvernement, c’était entrer dans le blasphème. La rébellion ne pouvait appeler que le feu de l’enfer et des jugements inexorables.
Pourtant, c’étaient des hommes qui forgeaient ces lois.
Tristement, Stilgar hocha la tête, indifférent aux serviteurs qui maintenant pénétraient dans l’Antichambre Royale pour vaquer à leurs tâches matinales.
Ses doigts s’étaient posés sur le krys pendant à sa ceinture et ses pensées couraient vers le passé que cette arme symbolisait. Plus d’une fois, il avait sympathisé avec certains rebelles dont les soulèvements avortés avaient été écrasés sur ses ordres. La confusion gagnait dans son esprit. Il aurait tant voulu la rejeter, revenir aux évidences que ce couteau représentait. Mais l’univers ne reviendrait pas en arrière. C’était une machine géante lancée dans le champ gris de la non-existence. Si, par le couteau, il infligeait la mort aux jumeaux, il ne ferait qu’introduire de nouveaux échos dans ce vide, ajoutant ainsi à une trame complexe qui, résonnant avec l’histoire humaine, engendrerait des chaos différents, lançant l’humanité, peut-être, vers d’autres formes d’ordre ou de désordre.
Stilgar soupira, peu à peu conscient des mouvements alentour. Ceux des serviteurs, par exemple, qui formaient une sorte d’ordre autour des enfants de Muad’Dib. Ils allaient ainsi, d’un moment au suivant, affrontant chaque nécessité dans l’instant où elle se présentait.
Mieux vaut cette émulation, songea Stilgar. Mieux vaut affronter ce qui vient quand cela vient. Moi-même, je suis un serviteur et mon maître est Dieu, le Miséricordieux, le Passionné… Et il cita les versets familiers :
« Il est vrai que Nous leur avons mis des chaînes au cou et jusqu’au menton afin que se redressent leurs têtes ; et Nous avons dressé une barrière devant eux, et derrière aussi ; et sur eux, Nous avons mis un toit, afin qu’ils ne puissent plus voir. »
Ainsi était-il écrit dans l’ancienne religion Fremen.
A nouveau, Stilgar hocha la tête, en silencieuse approbation. Voir, connaître le moment à venir ainsi que l’avait su Muad’Dib qui discernait le futur, c’était là une force qui s’exerçait contre les choses humaines, créant d’autres lieux pour de nouvelles décisions. Si les chaînes tombaient, cela pouvait indiquer un nouveau caprice de Dieu, un acte dont la complexité transcendait l’entendement humain.
La main de Stilgar s’écarta du krys. Ses doigts demeuraient encore noués sur le souvenir de sa forme. Mais la lame, qui avait jadis brillé dans la gueule béante d’un ver des sables, resta dans son fourreau. Car Stilgar savait qu’il ne pourrait la brandir pour sacrifier les jumeaux. Il avait pris sa décision. Mieux valait conserver cette ancienne vertu qu’il avait toujours chérie : la loyauté. Mieux valent les difficultés que l’on pense connaître que celles qui défient la connaissance. Mieux vaut le présent que l’avenir du rêve. Et les rêves peuvent être vides et déchirants : il le savait au goût amer qui lui venait maintenant à la bouche.
Non ! Plus de rêves !
2
QUESTION : « Avez-vous vu le Prêcheur ? »
RÉPONSE : « J’ai vu un ver des sables. »
QUESTION : « Qu’est donc ce ver des sables ? »
RÉPONSE : « Il nous donne l’air que nous respirons. »
QUESTION : « Alors pourquoi détruire sa terre ? »
RÉPONSE : « Parce que Shai-Hulud (le dieu-ver) l’a ordonné. »
Suivant l’usage fremen, les jumeaux Atréides s’éveillaient une heure avant l’aube. Chacun dans sa chambre, au même instant, ils bâillèrent et s’étirèrent. Autour d’eux, les activités matinales de la grotte avaient commencé. Dans l’antichambre, ils pouvaient entendre les serviteurs qui préparaient le petit déjeuner, une simple bouillie avec des noix et des dattes mêlées à un liquide qui provenait de la fermentation partielle de l’épice. La lumière jaune et douce des brilleurs filtrait depuis le seuil. A cette seule clarté, en même temps, les deux enfants s’habillèrent. Ils revêtirent, ainsi qu’ils l’avaient décidé ensemble, le distille qui les protégerait des vents desséchants du désert. Ensemble, ils firent leur apparition dans l’antichambre et tous ceux qui se trouvaient là s’immobilisèrent en même temps.
Chacun remarqua que Leto portait une cape de cuir ourlée de noir par-dessus le tissu gris et brillant de son distille. La cape de sa sœur était verte et, comme la sienne, maintenue au cou par une agrafe d’or, le faucon des Atréides, aux yeux de gemme rouge.
Harah, l’une des épouses de Stilgar, déclara : « Je vois que vous avez choisi d’honorer votre grand-mère par votre tenue. »
Leto prit son bol en silence avant de lever les yeux sur le visage sombre et ridé de Harah.
Lentement, il secoua la tête : « Comment sais-tu que ce n’est pas nous-mêmes que nous honorons ? »
Harah soutint son regard impérieux sans ciller.
« Mes yeux sont aussi bleus que les vôtres », dit-elle enfin.
Ghanima se mit à rire. Harah demeurait une adepte du jeu fremen des questions. Par cette simple phrase, elle venait de dire : « Ne me défie pas, mon garçon. Tu es peut-être de sang royal, mais nous portons tous deux les stigmates du Mélange. Est-il un Fremen qui puisse désirer une autre parure, un plus grand honneur ? »
Leto sourit, hochant la tête d’un air de regret.
« Harah, mon amour, si tu étais plus jeune et si tu n’appartenais pas à Stilgar, je te ferais mienne. »
Harah accepta cette petite victoire et fit signe aux serviteurs de se remettre à leurs tâches. Ce jour était important.
« Mangez, ajouta-t-elle à l’intention des jumeaux. Vous aurez besoin de force aujourd’hui. »
« Tu admets donc que nous ne sommes pas trop beaux pour notre grand-mère ? » demanda Ghanima, la bouche pleine de bouillie.
« Il ne faut pas la craindre, Ghanima », dit Harah.
Leto avala une nouvelle cuillerée et jeta un regard inquisiteur à l’adresse de Harah. Elle disposait d’un tel bon sens qu’elle se faufilait sans la moindre difficulté dans le jeu des subtilités.
« Croira-t-elle que nous la craignons ? » demanda Leto.
« Je ne le pense pas. Elle était notre Révérende Mère, ne l’oubliez pas. Je la connais. »
« Comment Alia est-elle vêtue ? » demanda Ghanima.
« Je ne l’ai pas encore vue », répondit laconiquement Harah, tout en se détournant.
Leto et Ghanima échangèrent un regard lourd de secrets partagés avant de retourner à leur bol. Un instant plus tard, ils s’engageaient dans le grand passage central du sietch.
« Ainsi, aujourd’hui, nous recevons une grand-mère », déclara Ghanima dans l’une des langues anciennes qu’elle avait reçue en mémoire génétique.
« Alia est très inquiète », commenta Leto.
« Qui pourrait se défaire avec joie de tant de pouvoir ? »
Leto rit doucement, un étrange rire d’adulte dans ce corps d’enfant.
« Il y a plus que cela », dit-il.
« L’œil de sa mère saura-t-il voir ce que nous avons vu ? »
« Pourquoi pas ? »
« Oui… réfléchit Ghanima. Ce pourrait bien être ce que redoute Alia. »
« Qui d’autre connaît mieux l’Abomination que l’Abomination elle-même ? »
« Nous pourrions faire erreur, sais-tu », remarqua Ghanima.
« Mais nous avons raison. » Et Leto cita le Livre d’Azhar du Bene Gesserit : « C’est avec raison et avec une terrible expérience que nous appelons le pré-né : Abomination. Car qui peut dire quelle persona maudite et perdue dans notre abominable passé a pu s’emparer de cette chair vive ? »
« Je connais l’histoire, dit Ghanima. Mais, si elle est vraie, pourquoi ne sommes-nous pas assaillis nous-mêmes ? »
« Peut-être parce que nos parents veillent à l’intérieur de nous », dit Leto.
« En ce cas, pourquoi ne le font-ils pas pour Alia ? »
« Je l’ignore. Peut-être est-ce parce que l’un de ses parents demeure parmi les vivants. Ou, plus simplement, parce que nous sommes encore jeunes et plus forts. Il est possible que, lorsque nous deviendrons plus âgés et plus cyniques…»
« Nous allons devoir faire attention, avec cette grand-mère », dit Ghanima.
« Et éviter de discuter de ce Prêcheur qui parcourt le monde avec des paroles hérétiques ? »
« Tu ne penses pas qu’il est notre père ? »
« Je n’ai aucun jugement à cet égard, mais Alia en a peur. »
Ghanima secoua violemment la tête.
« Je ne peux croire à cette absurdité de l’Abomination ! »
« Tu as autant de souvenirs que moi. Tu peux croire ce que tu désires croire. »
« Tu penses que c’est parce que nous n’avons pas encore tenté la transe d’épice comme Alia ? »
« C’est très exactement ce que je pense. »
Ils se turent, suivant lentement le flot de la foule qui s’écoulait dans le passage. Il faisait frais dans le Sietch Tabr, mais les distilles les protégeaient, et Ghanima tout comme Leto avait rejeté en arrière le capuchon de son condenseur, dégageant ses cheveux roux.
Leurs visages étaient presque identiques, avec la même bouche généreuse et les mêmes yeux absolument bleus de l’Ibad.
Leto fut le premier à déceler l’approche de leur tante.
« La voilà », dit-il simplement, employant le langage de bataille des Atréides.
Comme Alia s’avançait, Ghanima inclina la tête et déclara : « La prise de guerre salue son illustre parente. »
Employant ainsi le Chakobsa, elle entendait mettre l’accent sur le sens véritable de son nom, Ghanima – prise de guerre.
« Comme vous le voyez, chère tante, dit Leto, nous nous sommes préparés afin de rencontrer votre mère. »
Entre tous, dans la maison royale, Alia était la seule à ne jamais s’émouvoir du comportement adulte de ces enfants. Elle leur décocha un regard furibond avant de siffler : « Tenez votre langue, vous deux ! »
Ses cheveux couleur de bronze étaient rejetés en arrière et maintenus par deux anneaux d’eau en or. Sa bouche pulpeuse n’était plus qu’un trait roide. L’ovale de son visage était déformé par le souci, et de minuscules rides entouraient ses yeux deux fois bleus.
« Je vous ai prévenus l’un et l’autre de l’attitude que vous devrez adopter aujourd’hui. Et vous en connaissez les raisons aussi bien que moi. »
« Nous connaissons vos raisons, ma tante, mais il se peut que vous ignoriez les nôtres », remarqua Ghanima.
« Ghani ! » gronda Alia.
Leto se redressa : « Ce jour entre tous, nous ne tolérerons pas de jouer ce rôle d’enfants demeurés ! »
« Personne ne vous le demande, dit Alia. Mais nous considérons qu’il ne serait pas sage de susciter de dangereuses pensées chez ma mère. Irulan est d’accord avec moi. Qui peut savoir quel rôle va choisir Dame Jessica ? Après tout, elle est une Bene Gesserit. »
Leto hocha la tête, songeant : « Pourquoi Alia ne devine-t-elle pas ce que nous soupçonnons ? Est-elle déjà allée trop loin ? Il nota tout particulièrement les subtils repères génétiques qui, sur le visage de sa tante, trahissaient la présence de son grand-père maternel. Le Baron Vladimir Harkonnen n’avait pas été un personnage particulièrement plaisant. Comme en réponse à cette pensée, le trouble revint en lui et il se dit en écho : Mais il est aussi mon ancêtre.
« Dame Jessica a été éduquée pour régner », prononça-t-il.
Ghanima acquiesça : « Pourquoi a-t-elle choisi ce moment pour revenir ? »
Brièvement, Alia fronça les sourcils. » Peut-être veut-elle seulement revoir ses petits-enfants ? »
C’est ce que vous espérez, ma chère tante, pensa Ghanima. Mais c’est diablement improbable.
« Elle ne peut régner ici, reprit Alia. Elle possède Caladan. Cela devrait lui suffire. »
Sur un ton conciliant, Ghanima demanda : « Lorsque notre père est allé mourir au désert, il vous a nommée Régente. Il…»
« Vous avez une plainte à formuler ? »
« C’était un choix raisonnable, dit Leto, emboîtant le pas à sa sœur. Vous étiez la seule à savoir ce qu’il en était que d’être née comme nous étions nés. »
« La rumeur, coupa Alia, prétend que ma mère est retournée auprès des Sœurs. Et vous savez l’un et l’autre ce que le Bene Gesserit pense de…»
« L’Abomination », dit Leto.
« Oui ! » cria Alia d’un ton rageur.
« Sorcière un jour, sorcière toujours, renchérit Ghanima. C’est ce que déclarent les Sœurs. »
Et Leto songea : Sœurette, tu joues un jeu bien dangereux. Il vint à sa rescousse : « Notre grand-mère était plus simple que toute personne de même rang. Vous avez ses souvenirs en vous, ma tante. Vous savez donc certainement à quoi vous attendre. »
« Simple ! » s’exclama Alia en secouant la tête. Son regard courut dans la foule avant de revenir sur les jumeaux. « Si ma mère avait été moins complexe, vous ne seriez pas ici, et moi non plus. J’aurais été son premier enfant et rien de tout ceci. (Elle haussa à demi les épaules.) Je vous avertis tous les deux : faites très attention, aujourd’hui. (Ses yeux se portèrent au loin, dans le passage.) Mais voici ma garde ! »
« Et vous persistez à penser qu’il ne serait pas sûr pour nous de vous accompagner au spatioport ? » demanda Leto.
« Attendez-moi ici. Je vous la ramènerai. »
Leto jeta un bref regard à sa sœur.
« Vous nous avez dit bien des fois que tous ces souvenirs que nous portons en nous et qui nous viennent de nos ancêtres ne nous seront utiles qu’une fois que nous aurons acquis suffisamment d’expérience dans notre chair pour qu’ils acquièrent quelque réalité. Nous le croyons. Nous pensons que l’arrivée de notre grand-mère annonce de dangereux changements. »
« En ce cas, gardez-en la conviction », dit Alia avant de rejoindre ses gardes qui, aussitôt, l’entourèrent et l’escortèrent en hâte vers l’entrée officielle où étaient garés les ornithoptères.
Ghanima essuya une larme au coin de son œil droit.
« De l’eau pour le mort ? » murmura Leto en lui prenant le bras.
Elle inspira profondément, et ce fut comme un soupir. Elle avait observé sa tante, elle avait fait appel au mieux à toutes les expériences ancestrales accumulées en elle.
« C’est la transe de l’épice qui a accompli cela ? » demanda-t-elle. Mais elle savait déjà ce que son frère allait répondre.
« Tu as une meilleure suggestion ? »
« En supposant que ce soit vrai… Pourquoi notre père… et notre grand-mère tout aussi bien n’ont-ils pas succombé, eux ? »
Leto observa sa sœur durant un instant.
« Tu connais la réponse aussi bien que moi. Lorsqu’ils sont arrivés sur Arrakis, leurs personnalités étaient déjà fixées. La transe de l’épice… eh bien… (Il eut un haussement d’épaules las.) Ils n’étaient pas natifs de ce monde, ils n’y avaient pas reçu l’héritage de leurs ancêtres. Alia, de son côté…»
« Pourquoi n’a-t-elle pas cru aux mises en garde du Bene Gesserit ? demanda Ghanima en se mordant la lèvre inférieure. Elle avait les mêmes sources d’information que nous. »
« Les Sœurs l’appelaient déjà l’Abomination. Est-ce que tu aurais envie de voir si tu peux être plus forte que toutes ces…»
« Non, je n’en ai pas envie ! »
Ghanima évita le regard incisif de son frère et frémit. Il lui suffisait de consulter sa mémoire génétique pour découvrir l’éclatant relief des avertissements du Bene Gesserit. Les pré-nés tendaient généralement à devenir d’haïssables adultes. Et la cause probable… Elle frémit de nouveau.
« Dommage que nous n’ayons pas quelques pré-nés parmi nos ancêtres », dit Leto.
« Peut-être en avons-nous. »
« Dans ce cas… Ah, oui… La vieille question sans réponse, avons-nous vraiment libre accès à la totalité des expériences et souvenirs de nos ancêtres ? »
Par la turbulence de ses propres émotions, Leto savait à quel point ces paroles devaient inquiéter sa sœur. Bien des fois, ils s’étaient ensemble posé la question, sans jamais y trouver de réponse.
« Chaque fois qu’elle nous incitera à la transe, nous devrons atermoyer, atermoyer sans cesse. Prendre garde à la surdose d’épice, telle est notre meilleure défense. »
« Une surdose demande beaucoup d’épice », observa Ghanima.
« Notre tolérance est certainement élevée. Il suffit de considérer ce qu’Alia doit absorber. »
« J’ai pitié d’elle. Elle a dû subir si longtemps cet attrait, cette approche lente et sournoise, jusqu’au moment où…»
« Oui, Alia est une victime, dit Leto, de l’Abomination. »
« Mais nous pourrions nous tromper. »
« Exact. »
« Souvent, je me demande si la prochaine mémoire ancestrale que je vais rencontrer ne sera pas celle…»
« Le passé est sous ton oreiller. »
« Il faut que nous ayons l’occasion d’en discuter avec notre grand-mère. »
« Et sa mémoire que je porte semble m’y inciter aussi », dit Leto.
Ghanima soutint son regard avant de conclure : « Trop de connaissance ne facilite pas les plus simples décisions. »
3
Le sietch au seuil du désert
Fut celui de Liet, fut celui de Kynes,
Celui de Stilgar, puis de Muad’Dib,
Et encore celui de Stilgar, plus tard.
L’un après l’autre les Naibs dorment au désert,
Mais le sietch veille auprès du sable.
En s’éloignant des jumeaux, Alia avait le cœur battant. Durant quelques secondes, elle avait failli céder à une impulsion qui la poussait à demeurer à leurs côtés et à implorer leur assistance. Faiblesse imbécile ! Ce souvenir seul répandait en son esprit un silence alarmant. Ces enfants oseraient-ils user de la prescience ? Ce chemin sur lequel leur père s’était perdu devait les fasciner, cette transe d’épice qui apportait des visions de l’avenir changeantes et imprécises, comme un paysage observé au travers d’un voile de gaze flottant sous un vent capricieux…
Pourquoi ne puis-je voir l’avenir, se demanda-t-elle. Plus j’essaie de le discerner, plus il me fuit.
Il faut que les jumeaux essaient, décida-t-elle. Il est possible de les séduire. Ils ont la curiosité des enfants et sont liés à des souvenirs qui ont des millénaires d’âge.
Tout comme moi.
Les gardes ouvrirent les sceaux de l’entrée officielle du sietch et s’écartèrent. Alia s’avança sur la plate-forme où étaient posés les ornis. La journée était claire, à peine embrumée par le vent de sable. Elle perçut l’accélération de ses pensées à la seconde même où elle quittait la clarté des brilleurs pour celle du soleil.
Pourquoi Jessica revenait-elle aujourd’hui ? Certaines rumeurs avaient-elles fini par atteindre Caladan ? Ces rumeurs qui disaient que la Régence…
« Il faut nous hâter, Ma Dame ! » lança l’un des gardes dans le sifflement du vent.
Tandis qu’on l’aidait à monter à bord et à passer le harnais de sécurité, Alia donna libre cours à ses pensées.
Pourquoi maintenant ?
A l’instant où s’inclinaient les ailes de l’orni, tandis que l’appareil glissait sur les courants ascendants, elle eut une conscience physique de l’éclat et de la force de sa position, mais c’était là des éléments fragiles, si fragiles !
Pourquoi maintenant ? se demanda-t-elle encore.
Pourquoi, alors que ses plans avaient presque abouti ?
Les nappes de poussière se déchirèrent en s’écartant et Alia découvrit le paysage changeant sous un clair soleil, les vastes archipels de végétation qui se déployaient là où, jadis, il n’y avait eu que la terre aride.
Je peux échouer si je n’ai pas cette vision de l’avenir. Si seulement je pouvais voir, tout comme Paul, je pourrais accomplir des merveilles ! Et moi, je ne connaîtrai pas l’amertume de la prescience, oh, non !
Elle éprouvait soudain une soif douloureuse, et un frisson la parcourut. Elle aurait tant voulu rejeter son pouvoir, être comme les autres, aveugle dans la nuit la plus sûre, vivre la semi-existence hypnoïde dans laquelle le choc de la naissance projetait la plupart des êtres. Mais non ! Elle était de sang Atréides, née d’une mère intoxiquée par l’épice, victime d’une perception qui plongeait loin dans les siècles.
Pourquoi ma mère revient-elle aujourd’hui ?
Gurney Halleck serait avec elle. Il restait le dévoué serviteur qu’il avait été, la dague loyale, la mine laide, le cœur droit. Le musicien qui jouait les accords du meurtre sur sa lancette aussi bien que ceux du plaisir sur la balisette à neuf cordes. Certains prétendaient qu’il était devenu l’amant de Dame Jessica. Une chose qui restait à prouver et qui pouvait s’avérer un outil efficace.
Tout à coup, Alia ne souhaitait plus être comme chacun.
Il faut que Leto accepte la transe.
Elle se rappelait avoir demandé à l’enfant comment il se comporterait en face de Gurney Halleck. Et Leto, devinant les implications de la question, lui avait répondu que Halleck était loyal « à une faute », avant d’ajouter : « Il avait de l’adoration pour m… pour mon père. »
Cette hésitation, aussi brève qu’elle ait été, n’avait pas échappé à Alia. Leto avait bel et bien failli dire : « Pour moi. » Oui, il était difficile, à certains moments, de séparer la mémoire génétique de la voix vivante. Gurney Halleck ne rendrait certainement pas la chose plus aisée.
Un sourire dur joua sur les lèvres d’Alia.
Après la mort de Paul, Gurney avait choisi de regagner Caladan avec Dame Jessica. Son retour allait rendre bien d’autres choses plus complexes. Sur Arrakis, il ajouterait les lignes enchevêtrées de sa personnalité à l’écheveau existant. Il avait été au service du père de Paul. En vérité, il était passé de Leto Premier à Paul. Il ne ferait que passer à Leto Second. Il en était de même pour le programme Bene Gesserit : De Jessica à Alia, puis à Ghanima. Telle était la branche génétique. Oui, Gurney, en accentuant la confusion des identités pouvait jouer un rôle utile.
Que ferait-il s’il venait à découvrir que nous portons en nous le sang des Harkonnens, ces mêmes Harkonnens qu’il hait avec tant de violence ?
Le sourire d’Alia devint plus intérieur. Les jumeaux, en vérité, étaient des enfants. Des enfants aux parents innombrables doués de leur mémoire propre en même temps que de celle des autres. Sur la plate-forme, au seuil du sietch, ils observaient le sillage du vaisseau de leur grand-mère glissant vers le Bassin Arrakeen. Cette trace ardente dans le ciel de la planète donnerait-elle plus de réalité à la venue de Jessica ?
Elle va m’interroger à propos de leur éducation, se dit Alia.
Suis-je suffisamment judicieuse dans la répartition des disciplines prana et bindu ? Je lui répondrai que les jumeaux s’éduquent par eux-mêmes, ainsi que je l’ai fait. Et je lui citerai son propre petit-fils : « Parmi les responsabilités du gouvernement, il y a le devoir de punir… mais seulement quand la victime l’exige. »
Il vint alors à l’idée d’Alia que si elle incitait Jessica à porter toute son attention sur les jumeaux, certaines autres personnes pourraient échapper à un examen trop poussé.
Cela était possible. Leto était très semblable à Paul. Quoi d’étrange ? Il pouvait être Paul selon son gré. Ghanima, elle aussi, possédait ce don terrifiant.
Tout comme je puis être ma mère ainsi que tous ceux qui ont laissé leur vie en moi.
Alia repoussa cette pensée à l’instant où l’orni survolait la région du Mur du Bouclier. Puis elle songea : Comment était-ce donc, pour elle, de quitter la douceur de Caladan, la sécurité de l’eau pour retrouver Arrakis, ce monde désertique où l’on a assassiné son Duc, où son fils est mort en martyr ?
Pourquoi Dame Jessica revenait-elle à cette heure ?
Alia ne pouvait discerner la moindre réponse sûre. Elle pouvait partager les perceptions d’un ego étranger, mais lorsque les expériences suivaient des cours divergents, les motivations divergeaient de même. Le noyau des décisions résidait dans chacune des actions propres à l’individu. Pour les pré-nés, les multi-nés Atréides, cela demeurait une absolue réalité, une autre forme de naissance : la totale séparation de l’être de chair, de l’être qui respire, et de la matrice où il a reçu sa conscience multiple. Alia éprouvait à la fois de l’amour et de la haine pour sa mère et elle ne voyait rien d’étrange en cela. C’était une chose nécessaire, un équilibre qui ne tolérait pas les reproches, ni la culpabilité. Où pouvaient s’arrêter l’amour et la haine ? Pouvait-on reprocher au Bene Gesserit d’avoir dessiné une trajectoire particulière pour Dame Jessica ? Quand la mémoire couvrait des millénaires, la culpabilité et les reproches devenaient flous. Les Sœurs avaient tenté de parvenir au Kwisatz Haderach, l’équivalent mâle d’une Révérende Mère dans sa plénitude… Et, plus encore, un être humain doué d’une conscience et d’une sensibilité supérieures. Le Kwisatz Haderach, celui qui pouvait être simultanément en bien des lieux. Dame Jessica, simple pion dans ce jeu génétique, avait commis la faute grossière de tomber amoureuse du partenaire qui lui avait été assigné aux seules fins de reproduction. Soumise à la volonté de son Duc bien-aimé, elle avait ainsi donné le jour à un fils et non à la fille que le Bene Gesserit lui avait ordonné de concevoir comme premier-né.
Et, avant de me porter comme second enfant, elle a été soumise à l’épice. A présent, le Bene Gesserit me rejette ! Les Sœurs me craignent ! Et elles ont de bonnes raisons pour cela !… Paul, leur Kwisatz Haderach, était né une vie trop tôt. Erreur mineure si l’on considérait l’immensité du plan élaboré. Désormais, les Sœurs affrontaient un nouveau problème : l’Abomination. Celle qui portait ces gènes précieux qu’elles recherchaient depuis tant de générations.
Alia sentit une ombre passer sur elle et leva les yeux. Son escorte prenait sa formation de couverture, en prélude à l’atterrissage. Irritée par ses pensées, Alia secoua nerveusement la tête. Pouvait-elle espérer quelque assistance en appelant les existences anciennes qui se trouvaient en elle et en mêlant leurs multiples erreurs ? Seule comptait cette existence-ci, neuve et bien réelle.
Duncan Idaho lui-même avait fait appel à sa conscience de mentat, à ses facultés d’ordinateur humain pour tenter de répondre à la question du retour de Jessica. Et sa réponse était que Jessica revenait afin de s’emparer des jumeaux pour les Sœurs du Bene Gesserit qui convoitaient leurs gènes rarissimes. Il se pouvait bien que Duncan eût raison. Un motif d’une telle importance avait pu arracher Dame Jessica à Caladan. Les ordres des Sœurs étaient impérieux. Quelle autre raison, d’ailleurs, aurait pu la ramener sur ce monde où elle avait connu tant de peines ?
« Nous verrons bien », murmura Alia.
L’orni prit contact avec la terrasse de son Donjon et la secousse violente propagea en elle un pressentiment sinistre.
4
Mélange (Me’-lange ou ma,lanj) nom commun masculin d’origine incertaine (présumé dériver de l’ancien langage Franzh terrien) : a) composition à base d’épices – b) épice propre à Arrakis (Dune) et dont les propriétés gériatriques furent relevées par Yanshuph Ashkoko, chimiste royal, sous le règne de Shakkad le Sage. Mélange arrakeen : n’existe que dans le désert profond de la planète Arrakis. Lié aux visions prophétiques de Paul Muad’Dib (Atréides), premier Mahdi des Fremen. Employé également par les Navigateurs de la Guilde Spatiale et les Sœurs du Bene Gesserit.
Dans la lumière de l’aube, les deux grands félins bondissaient souplement vers la crête rocheuse. Ce n’était pas encore l’heure fiévreuse de la chasse ; ils faisaient simplement le tour de leur territoire. C’étaient des tigres Laza dont la race, génétiquement améliorée, avait été importée sur la planète Salusa Secundus huit mille ans auparavant. Les manipulations génétiques avaient effacé certains des traits dominants du tigre terrien pour en renforcer d’autres. Les crocs restaient longs mais les pattes, plus larges, permettaient aux tigres de se déplacer en terrain pulvérulent. De même, leurs griffes rétractiles atteignaient maintenant dix centimètres de long et leur extrémité était affûtée comme un rasoir par l’effet de l’abrasion du fourreau. Leur pelage roux et uni les rendait presque invisibles sur le sable. Un ultime détail les différenciait totalement de leurs ancêtres terrestres : des servo-stimulateurs avaient été implantés dans leur cerveau quelques jours après leur naissance. Pour l’homme qui manipulait l’émetteur, ils n’étaient plus que des marionnettes.
La journée était froide. Les deux fauves venaient de s’immobiliser. Ils exploraient l’horizon du regard, leur haleine se changeant en buée loin devant leur mufle. Cette région de Salusa Secundus était âpre et dénudée. On y trouvait encore quelques maigres truites des sables ramenées frauduleusement d’Arrakis et qui survivaient péniblement dans l’attente du jour improbable où s’effondrerait le monopole du Mélange. Le paysage que contemplaient les tigres Laza était ponctué de rochers ocres et de buissons épars dont les taches d’argent et de vert ocellaient les longues colonnes des ombres du matin.
Tout à coup, les félins furent en alerte. Un bref frémissement parcourut leur pelage. Lentement, leurs yeux pivotèrent vers la gauche, puis leur tête suivit. Au loin, dans le décor desséché, deux enfants se hissaient à grand-peine sur une crête rocheuse, se tenant par la main. Ils n’avaient pas plus de dix ans. Ils avaient tous deux les cheveux roux et, par-dessus leur distille, ils portaient un somptueux bourka blanc dont l’ourlet et la cagoule étaient décorés du faucon des Atréides brodé de rubis. Ils bavardaient joyeusement et leurs voix parvenaient clairement aux tigres en maraude. Les Lazas connaissaient bien ce jeu : ils y avaient participé, déjà, mais ils ne perdaient rien de leur calme pour l’heure, attendant le signal d’attaque de l’émetteur.
Un homme fit son apparition sur une éminence, derrière eux. Il s’immobilisa pour observer la scène, son regard scrutant tour à tour les enfants et les fauves. Il portait l’uniforme des Sardaukar, gris et noir, avec les insignes de Levenbrech, sous-Bashar. L’émetteur n’occupait qu’un volume réduit sur son torse. Il était maintenu simplement par un harnais passé à son cou et sous ses aisselles, les commandes étant ainsi à portée de la main.
Les félins n’eurent aucune réaction à sa vue. Ils connaissaient leur maître par l’odorat et l’ouïe. Le Sardaukar dévala la pente, s’immobilisa à moins de deux pas des fauves et, lentement, s’épongea le front. Si l’air était glacé, la poursuite était torride. Les yeux pâles du Levenbrech ne quittèrent les deux enfants que pour revenir aux tigres. Une mèche de cheveux blonds et humides de sueur glissa sur son front, qu’il repoussa nerveusement sous son casque noir de chasse. Puis, sa main se porta nerveusement vers le microphone implanté dans son larynx.
« Les fauves les ont repérés. »
« Nous les voyons », dit une voix dans les récepteurs implantés derrière ses oreilles.
« Maintenant ? » demanda le Levenbrech.
« Attaqueraient-ils sans en avoir reçu l’ordre ? »
« Ils sont prêts. »
« Très bien. Voyons donc si ces quatre séances auront suffi. »
« Dites-moi lorsque vous serez prêts. »
« Quand vous voudrez. »
« Alors, allons-y », dit le Levenbrech.
Il libéra tout d’abord une barre qui protégeait une touche rouge, à droite du clavier, sur laquelle il appuya. Les deux tigres, désormais, étaient libérés de leur laisse électronique. Néanmoins, le Levenbrech garda un doigt près de la touche noire, juste à côté de la rouge. Il lui suffirait de l’enfoncer pour arrêter net les fauves si jamais ils venaient à l’attaquer. Mais ils ne lui prêtèrent pas attention. Pour l’instant, ramassés sur eux-mêmes, ils venaient d’entamer leur progression en direction des enfants. Leurs énormes pattes effleuraient à peine le sable.
Rassuré, le Levenbrech s’assit pour les observer. Il n’était pas sans savoir que, quelque part, dissimulé, un transœil captait la scène pour quelque surveillant installé dans le Donjon de son Prince.
Tout à coup, les tigres progressèrent par bonds et se ruèrent à l’attaque.
Les enfants, tout occupés à leur escalade, n’avaient pas conscience du danger. L’un d’eux émit un rire aigu qui laissa dans l’air glacé des échos cristallins. L’autre, à la même seconde, perdit l’équilibre, se rétablit de justesse et, se retournant, aperçut les fauves. Il tendit la main : « Regarde ! »
Ils étaient encore ainsi, tournant la tête, étonnés, lorsque les deux Lazas bondirent. Ils moururent dans l’instant, sans drame, le cou brisé, et chacun des fauves entama son repas.
« Faut-il les rappeler ? » demanda le Levenbrech.
« Laissez-les finir. Ils ont bien travaillé. J’en étais certain : ils sont absolument superbes. »
« Ce sont les meilleurs que je connaisse », dit le Levenbrech.
« Oui, ils sont vraiment excellents. Nous vous envoyons un véhicule. A présent, nous devons décrocher. »
Tout en s’étirant, le Levenbrech se redressa. Il évitait soigneusement de regarder sur sa gauche, vers le haut, là où il avait repéré un reflet qui trahissait la présence du transœil qui avait transmis son exploit au Bashar installé là-bas, dans les vertes étendues du Capitol. Il eut un sourire. Ce beau travail lui vaudrait une promotion. C’était presque comme s’il sentait le nouvel insigne à son cou, celui de Bator. Plus tard, il serait Burseg, et, un jour, peut-être, Bashar à son tour. Ceux qui servaient avec talent et loyauté dans le corps de Farad’n, le petit-fils de feu Shaddam IV, en étaient récompensés par des promotions généreuses. Plus tard encore, lorsque son Prince aurait pris la place qui lui revenait sur le trône, il y aurait des promotions plus importantes encore. Il pouvait espérer être plus qu’un Bashar : tant de Comtés et de Baronnies seraient disponibles sur les mondes innombrables de ce royaume… lorsque les jumeaux Atréides en auraient été bannis.
5
Le Fremen se doit de retrouver sa foi ancienne, son ancien génie de former des communautés humaines. Il doit retrouver son passé et cette leçon de survie qu’il a apprise en luttant pour Arrakis. Le seul souci d’un Fremen devrait être d’ouvrir son âme aux enseignements intérieurs. Il n’y a nul message pour lui qui puisse venir des mondes de l’Imperium, du Landsraad, de la CHOM. Ceux-là ne sauraient que lui dérober son âme.
Le transport spatial craquait et gémissait après sa traversée brûlante de l’atmosphère et, tout autour de Dame Jessica, aussi loin que pouvait porter son regard, un océan humain venait déferler sur l’étendue désertique. Un demi-million d’êtres, songea-t-elle, dont seulement moins d’un tiers de pèlerins, sans doute. Tous observaient un silence impressionnant, tous les regards étaient rivés sur la plate-forme de la nef. Dame Jessica et sa suite étaient encore invisibles dans l’ombre du panneau de débarquement.
Dans deux heures, le soleil serait au zénith mais déjà le ciel, au-dessus de la multitude, avait cette scintillance brumeuse qui annonçait un jour torride.
Jessica porta la main à ses cheveux de cuivre entretissés d’argent qui soulignaient l’ovale de son visage. Elle s’abritait sous le capuchon aba de Révérende Mère. Elle n’aimait guère le noir et n’ignorait pas que la fatigue du long voyage devait se lire sur ses traits. Mais la circonstance exigeait qu’elle fût ainsi vêtue. Les Fremen comprendraient le sens de l’aba. Elle eut un soupir. Les voyages spatiaux ne lui convenaient guère.
Au cours de celui-ci, elle avait pu sentir le poids écrasant des souvenirs, de cet autre voyage de Caladan vers Arrakis en compagnie de son Duc, lorsqu’il avait été contraint de prendre possession de ce fief, contre le sentiment de sa raison.
Lentement, son regard parcourut l’étendue humaine en quête de l’infime détail qui ne pouvait échapper à ses sens de Bene Gesserit. Des capuches de distille du même gris terne : les Fremen du désert profond. Des robes blanches portant les marques de pénitence aux épaules : des pèlerins. Et, ça et là, des îlots de riches marchands, tête nue et légèrement vêtus pour bien marquer leur dédain de l’économie d’eau. Et puis, aussi… une délégation de la Société des Fidèles, robes vertes, capuchons lourds, isolés, enfermés dans leur sainteté.
Le regard de Jessica monta vers le ciel et, à cet instant seulement, elle retrouva l’atmosphère d’autrefois, du jour lointain où elle était arrivée sur Arrakis avec son Duc bien-aimé. Il y avait de cela combien de temps ? Plus de vingt années ! Tant de battements de cœur… Cette idée l’emplissait d’effroi. En elle, le temps était une chose morte, un poids d’absence, comme si toutes ces années passées loin de ce monde ne pouvaient avoir rang d’existence réelle.
Une fois encore, me revoici dans la gueule du dragon, songea-t-elle. Ici même, dans cette plaine, son fils avait vaincu l’empereur Shaddam IV. Ces lieux avaient connu une convulsion historique dont l’empreinte sur l’esprit et les croyances des hommes n’étaient pas près de s’effacer.
Derrière elle, Jessica devina les murmures nerveux des gens de sa suite et, pour la seconde fois, elle émit un soupir. Ils attendaient tous Alia qui, pour quelque raison inconnue, avait été retardée. Mais la suite d’Alia approchait, là-bas, créant une espèce de vague à mesure que les Gardes Royaux ouvraient un chemin au sein de la foule.
Une fois encore, le regard de Jessica balaya la scène. Déjà, elle avait remarqué bien des différences. Un balcon de prière avait été ajouté à la tour de contrôle. Là-bas, sur la gauche, loin dans la plaine, se dressait l’amas terrifiant de plastacier qui avait été le bastion de Paul, sa « forteresse au-dessus des sables ». La plus gigantesque construction jamais conçue par un cerveau humain, qui aurait pu aisément contenir des cités entières et qui, pour l’heure, abritait le plus puissant gouvernement de l’Imperium, la Société des Fidèles qu’Alia avait construite sur le corps de son frère.
Il faut balayer ça, se dit Jessica.
A présent, la délégation d’Alia, qui avait atteint le bas de la rampe, attendait. Jessica reconnut le visage parcheminé de Stilgar ! Et… oui, plaise à Dieu ! C’était bien la Princesse Irulan, là-bas, son corps si séduisant, le casque d’or de ses cheveux à peine soulevés par la brise dissimulant parfaitement sa férocité. Irulan, qui semblait ne pas avoir vieilli d’un jour ! Quel affront ! Et là, à l’extrême pointe du triangle… Alia. Ses yeux étaient fixés sur la plate-forme noyée dans l’ombre, et Jessica, sondant le moindre trait du visage de sa fille, si impudent par sa jeunesse, fut soudain gagnée par un sentiment oppressant. Et le ressac de son existence revint tonner à ses oreilles. Non, les rumeurs n’avaient pas menti ! Horrible ! Horrible ! Alia était partie sur la voie interdite. N’importe quelle initiée aurait lu cela sur son visage. Une Abomination !
Dans le moment qui suivit, où elle trouva la force de dominer ses émotions, Jessica comprit que jamais elle n’avait cessé d’espérer que les rumeurs fussent l’écho de la calomnie.
Mais les jumeaux ? se demanda-t-elle. Sont-ils donc condamnés eux aussi ?
Lentement, ainsi qu’il convenait à la mère d’un dieu, elle sortit de l’ombre et s’avança sur la rampe. Derrière elle, les gens de sa suite n’esquissèrent pas le moindre mouvement, ainsi qu’elle le leur avait ordonné. Les instants qui allaient suivre seraient décisifs. Maintenant, elle se tenait seule devant la foule immense. Derrière elle, Gurney Halleck émit une toux nerveuse. Pas même un bouclier ? avait-il protesté. Par les dieux des enfers, femme, vous perdez la tête ! Mais l’une des qualités les plus marquées de Gurney était son pouvoir d’obéissance. Il disait toujours ce qu’il avait à dire, mais ensuite, il obéissait. Maintenant comme toujours.
A l’instant où Jessica parut, un sifflement monta de l’océan humain, comme l’appel d’un ver géant. Elle leva les bras dans le geste de bénédiction requis par la prêtrise de l’Imperium. Réagissant aussitôt comme un seul et colossal organisme, avec quelques zones d’hésitation très précises, la foule se mit à genoux. Les gens de la suite officielle eux-mêmes s’inclinèrent.
Mais Jessica avait déjà identifié les hésitants et, certainement, d’autres regards que le sien, certains derrière elle et d’autres encore, ceux de ses agents immergés dans la cohue, avaient relevé la carte instantanée et précise des retardataires de la génuflexion. Gurney et ses hommes firent très vite leur apparition. Jessica demeura immobile, les bras levés. Ils s’engagèrent sur la rampe, indifférents aux regards de surprise des officiels et, rapidement, établirent le contact avec les agents qui s’identifiaient à leur approche par signes codés.
Ils s’infiltrèrent dans la foule comme des nervures, traversant les rangs serrés des fidèles. Quelques-uns parmi ceux qu’ils visaient prirent conscience du danger et tentèrent de fuir. Ils furent les premiers atteints : couteaux et cordes jaillirent, frappèrent, étranglèrent. Les fuyards tombèrent. Ceux qui n’avaient pas bougé furent ramenés, mains liées et pieds entravés.
Jessica n’avait pas un frémissement. Ses bras étaient toujours levés au-dessus de la foule qu’elle dominait et paralysait. Pourtant, elle n’en lisait pas moins clairement les rumeurs qui se répandaient et, entre toutes, celle qui avait été implantée : La Révérende Mère est revenue pour éclaircir les rangs des moins zélés. Bénie soit la Mère de Notre Seigneur !
Elle ne baissa les bras que lorsque tout fut terminé : quelques corps étendus sur le sable, des prisonniers enfermés dans les soutes de la tour de débarquement. Il ne s’était pas écoulé plus de trois minutes. Elle savait qu’il était peu probable que Gurney et ses hommes aient réussi à s’emparer des têtes du complot, des hommes les plus intelligents, les plus intuitifs, ceux qui représentaient la menace la plus sérieuse. On pouvait cependant espérer une prise intéressante parmi tous les captifs, lorsque les imbéciles et les incapables auraient été écartés.
A la seconde où Jessica baissa les bras, la foule des fidèles se releva avec un seul cri.
Seule, une fois encore, elle reprit sa marche, comme si nul incident n’était intervenu. Évitant sa fille, elle se concentra sur Stilgar. Elle remarqua les traces grises dans le flot noir de sa barbe qui jaillissait du haut de son distille en un delta touffu. Pourtant, dans son regard, elle retrouvait la même intensité que lors de leur toute première rencontre dans le désert. Stilgar savait ce qui venait de se passer et il l’approuvait. En véritable naib des Fremen, en chef absolu capable des plus sanglantes mesures. Ses premiers mots soulignèrent son attitude :
« Bienvenue en votre maison, Ma Dame. C’est toujours un plaisir pour moi que le spectacle d’une action efficace et directe. »
Jessica se permit un sourire discret.
« Faites fermer le port, Stil. Que nul ne puisse en sortir avant que nous ayons interrogé les prisonniers. »
« C’est chose faite, Ma Dame. J’ai travaillé sur ce plan avec les hommes de Gurney. »
« C’étaient donc vos gens qui nous ont aidés. »
« Certains d’entre eux, Ma Dame. »
Elle lut clairement les réserves muettes du naib et acquiesça.
« Vous m’avez étudiée de très près, durant ces jours passés, Stil…»
« Ainsi que vous avez bien voulu me le dire autrefois, Ma Dame : C’est en observant les survivants que l’on apprend d’eux. »
C’est alors qu’Alia s’avança. Stilgar s’écarta et Jessica fut confrontée à sa fille.
Elle savait qu’il n’y avait aucun moyen de dissimuler ce qu’elle avait appris, et elle n’en essaya donc aucun. Alia pouvait lire en elle tout ce qu’elle désirait, de même que chaque Sœur. D’ores et déjà, les actes de Jessica avaient dû lui apprendre ce qui avait été vu et compris. Elles étaient ennemies. Quant aux termes mortels, il ne faisait que les effleurer.
Alia opta pour la colère, qui était la réaction la plus facile et la mieux adaptée au moment.
« Comment avez-vous pu décider une telle action sans même me consulter ? » demanda-t-elle en se penchant vers sa mère.
« Ainsi que tu l’as entendu, Gurney lui-même ne m’avait pas mise au courant de l’ensemble du plan. Nous pensions…»
« Et toi, Stilgar ? interrompit Alia. A qui es-tu donc loyal ? »
« J’ai prêté serment aux enfants de Muad’Dib, dit Stilgar d’un ton roide. Nous venons d’écarter une menace dirigée contre eux. »
« Mais cela ne devrait-il pas t’emplir de joie, ma fille ? » demanda Jessica.
Alia eut un battement de cils, regarda brièvement sa mère, puis maîtrisa la tempête qui se déchaînait en elle. Un sourire glacé vint jouer sur son visage.
« Mais, ma mère… Je suis bouleversée de joie. »
Et, à sa grande surprise, Alia découvrit qu’elle éprouvait une joie réelle, intense à cette confrontation ouverte entre elle et sa mère. L’instant qu’elle avait redouté était passé et l’équilibre du pouvoir n’en avait pas réellement été modifié.
« Nous discuterons de cela à un moment plus favorable », dit-elle, s’adressant à sa mère autant qu’à Stilgar.
« Mais, certainement », approuva Jessica en se tournant d’un mouvement définitif vers la Princesse Irulan.
Le temps de quelques battements de cœur, Jessica et la Princesse se dévisagèrent en silence, comme deux Sœurs du Bene Gesserit qui avaient rompu leur serment pour la même cause : l’amour. Comme deux femmes qui avaient perdu l’homme qu’elles aimaient. En vain la Princesse Irulan avait-elle aimé Paul, en vain était-elle devenue sa femme et non sa compagne. Désormais, elle ne vivait plus que pour les enfants nés de la concubine de Paul, Chani.
« Où sont mes petits-enfants ? » demanda enfin Jessica.
« Au Sietch Tabr. »
« A ce que je comprends, il y a trop de danger ici pour eux. »
Irulan acquiesça d’un signe discret. Elle avait observé l’affrontement de Jessica et d’Alia mais elle l’interprétait ainsi que l’avait voulu Alia : « Jessica est retournée auprès des Sœurs et nous savons l’une comme l’autre qu’elles ont conçu des plans pour les enfants de Paul. »
Irulan avait toujours été loin d’être une parfaite adepte du Bene Gesserit ; plus que de toute autre raison, elle tirait sa valeur d’être la fille de l’empereur Shaddam IV, et elle était trop orgueilleuse pour faire l’effort de développer ses dons. A présent, elle prenait position d’une façon tranchante qui ne faisait guère honneur à son éducation.
« Vraiment, Jessica, dit-elle, le Conseil Royal aurait dû être avisé. Vous avez commis une faute en n’agissant que par…»
« Dois-je croire qu’il ne se trouve personne pour faire confiance à Stilgar ? »
Irulan savait bien qu’il ne pouvait y avoir de réponse à une telle question. A son grand soulagement, les délégués ecclésiastiques, incapables de contenir plus longtemps leur impatience, se pressaient autour d’elles. Le regard d’Irulan rencontra celui d’Alia et elle se dit : Jessica, plus arrogante et sûre d’elle que jamais auparavant ! Un axiome Bene Gesserit s’imposa brusquement à son esprit : « Les arrogants ne font rien d’autre que d’édifier des châteaux où ils cachent leurs craintes et leurs doutes. »
Mais cela pouvait-il s’appliquer à Jessica ? Certes non. Donc, elle se donnait une attitude. Dans quel but ? Cette nouvelle question troublait Irulan.
Bruyamment, les prêtres s’agglutinaient autour de la mère de Muad’Dib. Quelques-uns seulement osaient poser la main sur son bras, la plupart se prosternaient en psalmodiant des souhaits de bienvenue. Ce fut enfin le tour des supérieurs qui, se pliant au protocole – le premier sera le dernier – se présentèrent devant la Très Sainte Révérende Mère pour l’inviter, avec le sourire de circonstance, à la cérémonie officielle de Lustration qui allait avoir lieu au Donjon, l’ancienne forteresse de Muad’Dib.
Jessica dévisagea les deux prêtres et les trouva repoussants. L’un se nommait Javid. Il était jeune, l’air hostile en dépit de ses joues rebondies. Dans la pénombre de ses orbites, elle lut distinctement tous ses soupçons. L’autre, qui répondait au prénom de Zebataleph, était le second fils d’un naib qu’elle avait connu durant les anciens jours d’Arrakis. Il ne manqua pas de le lui rappeler. Celui-là était facile à classer : impitoyable et paillard, barbe blonde encadrant un visage mince, il dégageait une impression d’émotions secrètes et de savoir profond. Pour Jessica, à l’évidence, Javid était le plus dangereux. Un être secret, tout à la fois magnétique et – elle ne pouvait trouver d’autre qualificatif – repoussant. Il s’exprimait, pensa-t-elle, avec un étrange accent, tout imprégné de fremen ancien, comme s’il était natif de quelque communauté isolée.
« Dites-moi, Javid, demanda-t-elle, d’où venez-vous ? »
« Je ne suis qu’un simple Fremen du désert », répondit-il, et chacune des syllabes portait le sceau du mensonge.
Zebataleph intervint avec une déférence outrée, presque parodique :
« Nous avons beaucoup à dire à propos des jours anciens, Ma Dame. Je fus un des premiers, savez-vous, à reconnaître la Sainte Nature de la mission de votre fils. »
« Mais vous n’étiez pas de ses Fedaykin. »
« Non, Ma Dame. Mes inclinations étaient plus philosophiques. Je me vouais à la prêtrise. »
Et tu sauvais ainsi ta peau, songea Jessica.
« Ils nous attendent au Donjon, Ma Dame », intervint Javid.
Une fois encore, elle perçut un accent bizarre dans sa voix, comme une question qui appelait une réponse.
« Mais qui nous attend ? » demanda-t-elle.
« La Convocation de la Foi, tous ceux qui entretiennent la flamme du nom et des faits de votre fils très saint. »
Détournant le regard, elle vit le sourire d’Alia à l’adresse de Javid et demanda : « Cet homme est-il à ton service, ma fille ? »
Alia acquiesça : « Il est promis à de hauts faits. »
Mais Jessica remarqua que Javid ne semblait éprouver aucun plaisir à l’évocation de cette destinée et elle décida qu’il méritait l’attention toute spéciale de Gurney. Ce dernier réapparut à cet instant même, avec cinq parmi ses hommes les plus fidèles. Par gestes, il lui annonça que les suspects étaient soumis à la question. Gurney avait la démarche roulante d’un homme puissant ; son regard allait de gauche à droite, sans cesse, et chaque muscle de son corps répondait à l’énergie et à la souplesse que Jessica elle-même lui avait enseignées selon le manuel prana bindu du Bene Gesserit. Gurney était maintenant une véritable centrale de réflexes presque inhumains, un tueur parfait qui terrifiait la plupart de son entourage, et Jessica l’aimait ainsi : à ses yeux, il était supérieur à tous les autres.
La cicatrice du coup de vinencre reçu autrefois lui conférait une expression sinistre qu’un sourire dissipa quand il aperçut Stilgar.
« Bien joué, Stil », dit-il. Et ils se serrèrent les bras en signe d’effusion selon le mode fremen.
« La Lustration », dit alors Javid en effleurant le bras de Jessica.
Elle fit un pas en arrière et choisit avec soin ses paroles sous le contrôle puissant de la Voix, le ton et la portée de sa déclaration étant calculés pour un effet émotionnel précis sur Javid et Zebataleph.
« Je suis revenue sur Dune pour revoir mes petits-enfants. Devons-nous consacrer le moindre temps à cette absurdité sacerdotale ? »
Zebataleph fut choqué. Il ouvrit la bouche et, l’air hagard, dévisagea ceux qui avaient pu entendre. Chaque regard accusait la stupéfaction. Une absurdité sacerdotale ! Quel pouvait être l’effet de telles paroles venant de la mère du Messie ?
Javid, cependant, épousa l’argument de Jessica. Le pli de sa bouche se durcit, puis il sourit brusquement. Ses yeux, cependant, restèrent froids et il ne chercha pas à identifier un à un ceux qui écoutaient. Javid connaissait déjà chacun de ceux qui étaient présents. Désormais, il était en possession d’une carte auditive de tous ceux qu’il convenait de surveiller tout particulièrement. Quelques secondes plus tard, il cessa de sourire tout aussi brusquement, révélant ainsi qu’il savait s’être trahi. Il n’avait pas failli à sa tâche : il connaissait maintenant les pouvoirs d’observation de Dame Jessica. Inclinant brièvement, nerveusement la tête, il accusa cette connaissance.
En un éclair mental, Jessica évalua les mesures possibles. Il suffisait d’un signe subtil pour que Gurney se charge de l’existence de Javid. Celui-ci, par exemple, pouvait fort bien mourir ici, sur l’heure, pour l’effet, ou plus tard, en silence, accidentellement.
C’est lorsque nous tentons de dissimuler nos plus secrètes pulsions que tout notre être hurle et nous trahit, pensa Jessica.
C’est à partir de cette règle que l’éducation Bene Gesserit avait travaillé, enseignant à ses adeptes l’art de lui échapper tout en l’utilisant afin de lire dans le livre de chair des autres. Ainsi lisait-elle en cet instant que l’intelligence de Javid représentait une valeur, un poids momentané dans le jeu des équilibres. Si elle parvenait à se l’attacher, Javid pourrait bien être le maillon qui lui faisait défaut et qui, enfin, l’attacherait aux prêtres Arrakeen. Et Javid était l’homme d’Alia.
« Ma suite doit rester modeste, dit-elle. Néanmoins, nous pouvons nous permettre d’y accueillir un homme de plus. Soyez des nôtres, Javid. Je suis navrée, Zebataleph. Ah… Javid… Je veux bien participer à cette… cette cérémonie si vous y tenez. »
Javid se permit un soupir très bref et marmonna, très bas : « Il en sera selon le désir de la mère de Muad’Dib. » Puis il regarda Alia et Zebataleph tour à tour avant de s’adresser directement à Jessica : « Je suis chagriné de retarder ainsi les retrouvailles avec vos petits-enfants, mais il est… des raisons d’État…»
Très bien, songea Jessica. C’est avant tout un excellent meneur d’affaires. Nous pourrons l’acquérir lorsque nous saurons quelle monnaie convient.
Tout soudain, l’insistance de Javid à propos de cette cérémonie lui plaisait. Ce serait une mince victoire, certes, mais elle lui conférerait un certain pouvoir sur ses pairs, ainsi que tous le savaient déjà. En acceptant de participer à cette Lustration, Jessica payait ainsi Javid par avance pour ses services ultérieurs.
« Je suppose que vous avez prévu notre transport », demanda-t-elle.
6
Je vous donne le caméléon du désert, qui sait se confondre avec le désert et dont le pouvoir vous dit tout ce qu’il vous faut savoir quant aux racines de l’écologie et aux fondements de votre identité propre.
Leto était assis, jouant de cette petite balisette que Gurney Halleck, profondément versé dans l’art de cet instrument, lui avait fait parvenir pour son cinquième anniversaire. Quatre ans s’étaient écoulés depuis, et Leto, grâce à une pratique quotidienne, avait acquis une habileté certaine. Pourtant, les deux cordes de grave lui tendaient encore quelques pièges. La balisette était un remède efficace à divers ennuis particuliers, ce qui, du reste, n’avait pas échappé à Ghanima.
Dans le crépuscule, il s’était installé sur un surplomb, à l’extrémité méridionale de l’affleurement rocheux qui protégeait le Sietch Tabr. Ses doigts frappaient doucement les cordes. Ghanima se tenait immobile à son côté. Sa silhouette menue était la vivante image de la réprobation.
Stilgar avait averti les jumeaux que leur grand-mère avait été retardée en Arrakeen et Ghanima avait refusé ensuite de s’aventurer ainsi à l’extérieur, si près de la tombée de la nuit.
« Eh bien, qu’est-ce que cela veut dire ? » demanda-t-elle, espérant vaincre le mutisme de son frère.
Pour toute réponse, il plaqua un accord.
Leto, depuis qu’il avait reçu ce présent, avait pour la première fois conscience de son origine. Cette balisette avait été conçue par un maître artisan de Caladan. Les mémoires des vies qu’il avait en lui pouvaient lui instiller ainsi la nostalgie profonde de la planète superbe où la Maison Atréides avait régné. A l’écoute de cette musique, il lui suffisait d’abaisser certaines barrières intérieures pour retrouver le souvenir de tous les moments passés où Gurney avait joué de la balisette pour son ami, son fardeau, Paul Atréides. Quand l’instrument vibrait sous ses doigts, comme à présent, Leto ressentait plus intensément encore la présence psychique de son père. Il jouait, et chaque note le soumettait un peu plus à l’instrument. Il y avait en lui, pour guider ses muscles d’enfant de neuf ans, une somme idéale de talents qui avaient exploré tous les secrets de la balisette.
Impatiente, Ghanima tapa du pied, suivant inconsciemment le rythme de la musique.
Avec une grimace de concentration, Leto interrompit le morceau qui lui était familier pour entamer un air plus ancien que tous ceux que Gurney avait pu lui jouer. Un air qui était déjà presque oublié lorsque les Fremen avaient émigré sur la cinquième planète du système et dont les paroles étaient marquées par un thème Zensunni. Elles venaient du fond de sa mémoire au fur et à mesure que jaillissaient les premières notes de la ballade.
« La nature en sa beauté
Détient une superbe essence,
Pour certains le déclin.
C’est par son adorable présence
Que la vie nouvelle trouve son chemin.
Les larmes qui coulent en silence
Ont leur source au fond de l’âme.
C’est une autre vie
Pour la douleur d’exister
Un produit de ce regard
Dont la mort fait le tout. »
Au dernier accord, Ghanima déclara :
« Quelle vieille chanson rance. Pourquoi la joues-tu ? »
« Parce qu’elle est de circonstance. »
« Tu vas la jouer à Gurney ? »
« Peut-être. »
« Je suis sûre qu’il va la trouver idiote. »
« Certainement. »
Leto tourna légèrement la tête pour contempler sa sœur. Elle connaissait cette ballade et ses paroles et cela ne le surprenait pas pour autant. Non, ce qui le surprenait brusquement, par contre, c’était la bizarrerie de leur existence de jumeaux, de leurs deux vies ainsi liées. Si l’un d’eux venait à mourir, l’autre hériterait de sa conscience, de ses souvenirs, sans la moindre altération. Il ne perdrait rien des moments vécus en commun. Il n’existait pas deux êtres aussi proches l’un de l’autre, et l’éternité de cette union effrayait Leto, aussi détourna-t-il un instant les yeux. Cette trame de laquelle ils étaient prisonniers, songea-t-il, était trouée. Et le trou le plus récent expliquait la peur qu’il ressentait. Leurs vies, il le savait, commençaient à se séparer, et il s’interrogea : Comment puis-je lui parler de cette chose que moi seul j’ai éprouvée ?
Il regarda le désert. Les ombres se déployaient au-delà des barachans, ces dunes élevées et migrantes, ces croissants de sable qui couraient comme des vagues sur toute la sphère d’Arrakis. Kedem, le désert intérieur, sur lequel, de plus en plus rarement, passait l’étrange broderie du sillage du ver. Le crépuscule lançait des lumières de sang sur le sable et les frontières des territoires de l’ombre semblaient habitées d’incendies soudains. Un faucon tomba depuis le ciel cramoisi et Leto le rencontra en vol à la seconde où il happait une perdrix des montagnes.
Tout en bas, dans le désert, les plantes formaient un tapis de verdure en camaïeu, irrigué par l’eau d’un qanat qui, parfois, brillait à ciel ouvert avant de s’éteindre dans les ténèbres d’un conduit souterrain. L’eau était captée par les gigantesques collecteurs des pièges à vent érigés sur les sommets alentour. Ici, la verte bannière des Atréides flottait librement.
L’eau et la verdure.
Les nouveaux symboles d’Arrakis.
Là-bas, une oasis en forme de diamants était posée sur la nuit et Leto porta vers elle toute la vigilance de ses sens Fremen. L’appel claironnant d’un oiseau de nuit, quelque part sous la falaise, vint amplifier l’impression qu’il avait soudain d’être projeté dans quelque moment du passé farouche.
Nous avons changé tout cela[1], pensa-t-il, retrouvant l’un des langages anciens qu’il utilisait en privé avec sa sœur. Et il soupira : Oublier, je ne puis[2].
Par-delà l’oasis, dans la clarté déclinante, il distinguait ces terres que les Fremen avaient appelées « le vide » et sur lesquelles, rien, jamais, ne poussait. Le plan écologique de même que l’eau étaient en train de modifier cela. Il existait, sur Arrakis, des zones où l’on pouvait voir des collines recouvertes du velours dense de la forêt. Des forêts sur Dune ! Les jeunes de la nouvelle génération avouaient parfois qu’ils avaient peine à se représenter le sable sous les verdoyantes ondulations des collines. A leurs yeux, les grandes feuilles gorgées d’eau des jeunes essences n’avaient rien de choquant. Mais Leto, désormais, pensait et jugeait selon l’Ancienne Manière Fremen, défiante à l’égard du changement, effrayée par le nouveau.
« Les enfants m’ont dit qu’ils ne trouvaient plus guère de truites des sables en surface, par ici », dit-il.
« Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? » Il y avait une pointe d’arrogance dans le ton de Ghanima.
« Que les choses évoluent très vite. »
Une fois encore, l’appel de l’oiseau se fit entendre sous la falaise, et la nuit fondit sur le désert comme le faucon sur la perdrix. Avec elle, de nouveaux souvenirs affluèrent en Leto, issus d’existences multiples, attachés à cet instant précis. Pour Ghanima, le phénomène n’était pas aussi redoutable. Mais elle comprenait l’inquiétude et le trouble de son frère et c’est avec tendresse qu’elle posa la main sur son épaule.
Les doigts de Leto plaquèrent un accord coléreux sur la balisette.
Comment pouvait-il expliquer à sa sœur ce qui survenait en lui ? Dans sa tête, il y avait des guerres, des vies sans nombre projetant une cascade de mémoires : accidents violents, langueurs amoureuses, lieux et visages multicolores… Chagrins enfouis et vibrants émois en multitude. Il retrouvait les élégies printanières de mondes depuis longtemps disparus, des danses vertes et des foyers dans la nuit, des plaintes et des appels, une moisson géante de conversations qui se mêlaient en une grange de sons. Un assaut qui était cent fois plus fort, ici, hors de l’abri du sietch.
« Ne devrions-nous pas rentrer, à présent ? » demanda Ghanima.
Leto secoua la tête et cette simple réaction apprit à sa sœur que son malaise, ce soir, était plus intense encore qu’elle ne l’avait jamais pensé.
Pourquoi suis-je ici, aussi souvent, accueillant la nuit ? se demanda-t-il.
La main de Ghanima quitta son épaule et il n’en eut pas conscience.
« Tu sais pourquoi tu te tourmentes ainsi », dit-elle.
Il saisit le doux reproche que recelait sa phrase. Oui, il savait. La réponse était là, évidente, dans le champ de sa connaissance : Parce que ce grand inconnu-connu qui est en moi me porte comme une vague. Son passé était une lame qu’il chevauchait comme un surfer. Les souvenirs des visions prescientes de son père venaient se superposer à toute chose. Et, pourtant, il voulait tout de ces passés. Il en avait besoin. Et ils étaient tellement dangereux. Il le savait absolument, désormais, avec ce nouvel élément dont il devait faire part à Ghanima.
Le désert se mettait maintenant à luire sous la clarté de la Première Lune montante. Le regard de Leto courait sur les ondes du sable qui, faussement immobiles, se perdaient à l’infini. Tout près de lui, sur la gauche, se dressait le Serviteur, un rocher façonné par les tourmentes de sable en une sorte de ver sombre dressé entre les dunes. Un jour viendrait où le plateau rocheux lui-même serait ainsi érodé, où le Sietch Tabr ne survivrait que dans la mémoire de certains hommes. Qui lui ressembleraient. Il ne doutait pas qu’il y aurait quelqu’un qui lui ressemblerait.
« Pourquoi regardes-tu le Serviteur ? » demanda Ghanima.
Il eut un haussement d’épaules. En dépit de l’interdiction qui en avait été signifiée à leurs gardes, ils allaient souvent jusqu’au Serviteur, avec Ghanima. Ils y avaient découvert une cachette, mais Leto comprenait en cette seconde pourquoi ce lieu exerçait un tel attrait sur eux.
Là-bas, rendu proche par l’obscurité, un segment de qanat brillait au clair de lune. Des rides sombres couraient à sa surface, créées par les poissons carnassiers que les Fremen élevaient toujours dans leurs réserves d’eau afin d’éloigner les truites des sables.
« Je suis entre le poisson et le ver », murmura Leto.
« Comment ? »
Il répéta sa phrase.
Ghanima porta la main à sa bouche, soudain envahie d’un soupçon à l’égard de ce qui hantait son frère. Leur père avait agi ainsi : elle ne pouvait que tenter de voir en lui et comparer.
Leto fut parcouru d’un frisson. Les souvenirs qui l’unissaient à des lieux que jamais sa chair n’avait connus lui soufflaient maintenant des réponses à des questions que jamais il n’avait posées. Un écran immense n’en finissait pas de se déployer en lui, révélant une infinité de relations, d’événements. Le ver des sables de Dune ne pouvait franchir l’eau qui, pour lui, était un poison mortel. Pourtant, il y avait eu de l’eau sur ce monde, en des temps préhistoriques. Des dépôts de gypse attestaient l’existence passée de lacs et d’océans. Des forages profonds avaient permis de découvrir de l’eau dans des puits que les truites des sables ne tardaient pas à combler. Aussi clairement que s’il avait été directement témoin des faits, Leto connaissait ce qui s’était passé sur ce monde et devinait ainsi les transformations cataclysmiques provoquées par l’intervention de l’homme.
Sa voix ne fut plus qu’un murmure.
« Ghanima, je sais ce qui est advenu. »
Elle se pencha : « Oui ? »
« La truite des sables…»
Il s’interrompit et elle se demanda alors pourquoi il ne cessait de faire référence au stade haploïde[3] de l’existence du ver géant, mais elle s’interdit de l’interroger.
« Le ver des sables, reprenait-il, a été introduit sur Dune. Il est originaire d’un autre monde. En ce temps-là, Dune connaissait l’eau. Le ver a proliféré de telle façon que nul écosystème ne pouvait le freiner. La truite des sables a alors enkysté l’eau qui était disponible, elle a fait d’Arrakis un désert… Pour survivre, parce que seul un monde aride pouvait lui permettre d’accéder à la phase du ver. »
« La truite des sables ? » Ghanima secoua la tête. Elle ne doutait pas de ce que disait son frère, mais elle n’avait aucune envie de le suivre dans les profondeurs d’où il tirait son raisonnement. La truite des sables ? répéta-t-elle en elle-même. Bien des fois, dans cette vie comme dans toutes les autres, elle avait joué à ce jeu d’enfant où l’on piégeait les truites dans un gant de membrane avant de recueillir leur dernière eau dans l’alambic. Il lui était difficile de s’imaginer que cette pauvre créature sans cervelle fût à l’origine d’événements prodigieux.
Leto hocha la tête. De tout temps, les Fremen avaient aleviné leurs citernes avec des variétés prédatrices. La truite des sables, à son stade haploïde, luttait activement contre une importante accumulation d’eau à proximité de la surface ; les prédateurs évoluaient dans le qanat à quelques mètres de Leto. Le ver des sables vecteur pouvait traiter l’eau en quantité limitée, telle qu’on la rencontrait, par exemple, dans le tissu humain. Au-delà, les complexes de transformation chimique s’affolaient ; ils explosaient littéralement et généraient en mourant ce Mélange à l’état concentré, cette drogue psychotrope ultime que l’on absorbait en solution au cours des orgies de sietch.
A l’état pur, le Mélange avait projeté Paul Muad’Dib au travers des parois du Temps, jusque dans les abysses où jamais aucun être mâle ne s’était aventuré.
« Qu’as-tu fait ? » demanda Ghanima à son frère silencieux et tremblant.
Mais elle ne pouvait l’arracher aussi aisément à cet itinéraire de révélations.
« Moins de truites… La transformation écologique de la planète…»
« Oui, bien sûr, elles résistent », dit-elle. A présent, elle comprenait mieux la peur qui habitait la voix de Leto. Contre son gré, il l’entraînait dans la même direction.
« Quand la truite s’en va, les vers s’en vont aussi, dit Leto. Il faut que les tribus sachent. »
« La fin de l’épice », dit Ghanima.
Les mots frappaient simplement les points critiques de ce dispositif de péril qui menaçait les hommes intervenus dans le schéma si ancien des relations de Dune.
« Alia sait cela, reprit Leto, et elle jubile. »
« Comment peux-tu en être certain ? »
« Je le suis. »
Désormais, elle n’avait plus aucun doute : elle savait ce qui tourmentait son frère et elle en éprouvait une terreur glaçante.
« Si elle nous dément, jamais les tribus ne nous croiront », dit Leto. Il renvoyait ainsi leur dialogue à la question primordiale de leur existence : un Fremen pouvait-il croire en la sagesse d’un enfant de neuf ans ? Et Alia, que chaque journée éloignait de son intime héritage, jouait sur ce fait.
« Il faut convaincre Stilgar », dit Ghanima.
D’un même mouvement, leurs deux têtes se tournèrent vers le désert baigné de lune. Le paysage était autre, maintenant, transformé par quelques instants de perception. Jamais encore les liens qui existaient entre cet environnement et le comportement humain ne leur étaient apparus aussi évidents. Ils se sentaient l’un et l’autre devenus partie intégrante d’un système dynamique à l’équilibre fragile. Cette nouvelle perspective provoquait en eux un changement de conscience et un déferlement d’observations. Comme l’avait remarqué Liet-Kynes, l’univers était le théâtre d’une conversation permanente entre les populations animales. La truite des sables leur avait parlé en tant qu’animaux humains.
« Les tribus comprendraient une menace dirigée contre l’eau », dit Leto.
« Mais c’est plus que l’eau qui est menacée. C’est le…»
Ghanima se tut brusquement, consciente de l’implication profonde des mots. L’eau était le symbole absolu du pouvoir sur Arrakis. Dans leur essence, les Fremen demeuraient des animaux spécialisés, des survivants du désert, experts à gouverner dans certaines conditions de tension. Avec l’abondance de l’eau, un transfert étrange de symbole s’opérait en eux, alors même qu’ils comprenaient les anciennes nécessités.
« Tu penses que le pouvoir est menacé », rectifia Ghanima.
« C’est certain. »
« Mais nous croiront-ils ? »
« S’ils le voient, oui, s’ils voient ce déséquilibre. »
« L’équilibre », dit Ghanima. Et elle répéta les paroles prononcées autrefois par leur père : « C’est ce qui distingue un peuple d’une foule. »
Et Leto lui fit écho car leur père s’éveillait à nouveau en lui : « L’économie contre la beauté. Une histoire plus ancienne que Saba. (Il soupira et regarda sa sœur.) Je commence à avoir des rêves prescients, Ghani. »
Elle eut une exclamation sourde. Il reprit :
« Lorsque Stilgar nous a dit que notre grand-mère était retardée, je connaissais déjà cet instant. Mais mes autres rêves sont douteux. »
Les yeux embués, elle secoua la tête.
« Leto… Pour notre père, c’est venu plus tard. Est-ce que tu ne crois pas que ce pourrait être…»
« J’ai rêvé que j’étais enfermé dans une armure. Je courais parmi les dunes. Et je suis allé à Jacurutu. »
« Jacu… Cette vieille légende ! »
« C’est un lieu bien réel, Ghani. Je dois trouver cet homme qu’ils appellent le Prêcheur. Je dois l’interroger. »
« Tu penses qu’il… qu’il est notre père ? »
« Pose-toi la question. »
« Cela lui ressemble, dit-elle songeusement, mais…»
« Je sais les choses qu’il me faudra accomplir, et je ne les aime pas. Pour la première fois, je comprends mon père. »
Ghanima sut alors qu’elle venait d’être exclue de ses pensées.
« Le Prêcheur n’est peut-être qu’un vieux mystique. »
« Je prie pour que ce soit vrai, dit Leto dans un murmure. Si tu savais comme je prie ! »
Il se pencha tout en se redressant, pour prendre la balisette qui résonna doucement dans sa main.
« J’aimerais tant que ce soit Gabriel sans trompette », acheva-t-il.
Puis il se tut, et son regard courut sur le désert éclairé par la lune. Ghanima, l’imitant, vit, à la limite des jardins du sietch, la phosphorescence rousse de la végétation pourrissante puis, au-delà, le contour pur des lignes des dunes, le littoral du désert. Un domaine de vie. Le désert, qui jamais ne dormait tout à fait. Elle percevait de façon suraiguë sa vibration vitale, le passage furtif des animaux qui venaient boire dans le qanat. La révélation de Leto avait transformé le paysage nocturne, cet instant de la nuit devenant un moment de la vie, un moment où découvrir des régularités dans le changement perpétuel, où ressentir la longue transformation depuis leur passé Terranien, dont toutes les étapes étaient emprisonnées dans leurs mémoires.
« Pourquoi Jacurutu ? » demanda Ghanima, et son ton calme et froid détruisit ce qui s’édifiait.
« Eh bien… je ne sais pas. Quand Stilgar nous a dit pour la première fois qu’on tuait des gens, là-bas, et que ce lieu était tabou, j’ai pensé… ce que tu pensais. Mais c’est de là que le danger vient, à présent… Et du Prêcheur. »
Elle ne répondit pas, n’exigea pas qu’il partageât un peu plus ses rêves prescients. Elle n’ignorait pas qu’elle lui donnait ainsi la mesure de la terreur qu’elle éprouvait. Un tel cheminement ne pouvait conduire qu’à l’Abomination, et ils le savaient l’un et l’autre. Le mot s’inscrivit, se déploya dans la nuit au-dessus de Leto tandis qu’ouvrant la route il se faufilait entre les rochers vers l’entrée du sietch. L’Abomination.
7
L’Univers est à Dieu. Il est une chose, un tout à partir duquel toutes les séparations sont identifiables. La vie transitoire, y compris cette vie consciente et raisonnante que nous qualifions d’intelligente, ne détient qu’un fragile mandat sur quelque partie que ce soit du tout.
Halleck, tout en s’exprimant à haute voix sur divers sujets, transmettait par signes le seul message important. Il détestait l’antichambre exiguë que les prêtres lui avaient attribuée et qui était certainement truffée d’appareils espions. Qu’ils essaient de décoder les signaux discrets de ses mains ! Sur ce plan, il ne craignait pas grand-chose : les Atréides avaient pratiqué ce mode de communication pendant des siècles, sans que personne le perce.
La nuit était venue. La salle ne comportait aucune ouverture. Des globes brilleurs avaient été placés dans les angles.
« La plupart de ceux que nous avons capturés étaient des gens d’Alia », transmit Halleck, et son regard ne quittait pas le visage de Jessica tandis qu’il l’informait que l’interrogatoire des prisonniers se poursuivait.
« C’est donc bien ce que vous aviez prévu », remarqua Jessica en quelques signes rapides. Puis, hochant la tête, elle déclara afin que chacun entendît : « Lorsque vous aurez obtenu satisfaction, Gurney, j’attends un rapport complet. »
« Certainement, Ma Dame. » Et les doigts agiles de Gurney poursuivirent : « Une dernière chose, assez troublante : sous l’influence de drogues majeures, certains prisonniers ont parlé de Jacurutu et ils sont morts dans la seconde-même où ils prononçaient ce nom. »
« Un cardio-fusible ? » demanda Jessica. A haute voix :
« Avez-vous relâché certains prisonniers ? »
« Quelques-uns, Ma Dame. Ceux qui ne présentaient aucun intérêt évident. » (« Nous soupçonnons un effet de contrainte cardiaque, oui, mais nous n’avons encore aucune preuve. Les autopsies sont en cours. Mais j’ai estimé qu’il fallait que je vous rapporte ce détail à propos de Jacurutu. »)
(« Tout comme mon Duc, j’ai toujours considéré Jacurutu comme une légende intéressante, partant sans doute d’un fait réel. ») Cette fois, les doigts de Jessica n’esquissèrent même pas ce signe de tristesse qui soulignait habituellement la moindre allusion à son amour défunt.
« Avez-vous d’autres instructions ? » demanda Halleck.
Jessica lui demanda de regagner le port et de ne se représenter qu’avec de nouvelles informations. Mais, dans le même instant, ses doigts ordonnaient :
« Renouez le contact avec vos amis parmi les contrebandiers. Si Jacurutu existe, ces gens vivent en vendant de l’épice. Et ce sont les contrebandiers qui constituent leur seul marché possible. »
Il inclina brièvement la tête.
(« Cette démarche est en cours, Ma Dame. ») Et, parce qu’il ne pouvait oublier toutes ces années de vigilance, il ajouta : « Soyez prudente, ici. Alia est votre ennemie et la plupart des prêtres lui sont acquis. »
(« Pas Javid. Il hait les Atréides. Je pense que seul un adepte est à même de s’en rendre compte, mais, pour ma part, j’en suis certaine. Il conspire et Alia l’ignore. »)
« Je vais assigner des hommes supplémentaires à votre garde personnelle », dit soudain Halleck, haut et clair, s’attirant un bref regard de reproche de Jessica. « Il y a du danger, j’en suis certain. Allez-vous passer la nuit ici ? »
« Plus tard, nous gagnerons le Sietch Tabr », déclara Jessica, puis elle hésita, sur le point de lui demander de ne pas lui envoyer de gardes supplémentaires. Mais elle se tut. Il fallait se fier à l’instinct de Gurney. Bien des Atréides avaient appris cela, pour leur bien ou à leurs dépens.
« Il me reste encore à rencontrer le Maître des Novices, ajouta-t-elle. Ensuite, c’est avec plaisir que je quitterai cet endroit. »
8
Et j’appelai une autre bête hors du sable. Et elle avait deux cornes tout comme un bélier, mais sa gueule était garnie de crocs, aussi féroce que celle du dragon, et tout son corps était ardent et luisant tandis qu’elle sifflait comme un serpent.
Il s’était baptisé le Prêcheur, et ainsi était-il advenu une grande peur pour beaucoup sur Arrakis, qu’il fût Muad’Dib revenu du désert, et non pas mort. Muad’Dib pouvait être encore vivant, puisque nul n’avait vu son corps. Mais qui avait jamais revu un corps réclamé par le désert ? Quand même… Muad’Dib ? On pouvait déterminer des points de comparaison, encore que nul des anciens jours ne fût jamais venu déclarer : « Oui, j’ai bien vu Muad’Dib en cet homme. Je l’ai connu. »
Quand même… Tout comme Muad’Dib, le Prêcheur était aveugle. Ses orbites étaient noires, comme si elles avaient été carbonisées par un brûle-pierre. Et sa voix avait la même puissance de pénétration, la même force qui venait arracher des réponses loin au fond des êtres. Nombreux étaient ceux qui avaient remarqué cela. Il était maigre, ce Prêcheur, le visage tanné et ridé, les cheveux grisonnants. Mais le désert profond sculptait ainsi tant de visages. Il suffisait à chacun de se regarder dans un miroir pour en avoir la preuve. Il y avait un autre détail qui donnait lieu à maintes discussions : le Prêcheur était guidé par un jeune Fremen qui n’appartenait à aucun sietch et qui, lorsqu’on l’interrogeait, répondait qu’il avait loué ses services au Prêcheur. Mais Muad’Dib, faisait-on observer, avec sa connaissance de l’avenir, n’avait eu aucun besoin d’un guide, si ce n’est tout près de la fin, quand le chagrin l’avait submergé. A ce moment-là, oui, il lui avait fallu un guide, cela, chacun le savait.
Le Prêcheur était apparu un matin d’hiver dans les rues d’Arrakeen, s’appuyant d’une main brune aux veines saillantes sur l’épaule de son jeune guide. Le garçon, qui disait se nommer Assan Tariq, se frayait un chemin dans la foule et le poudroiement de silex avec l’assurance d’un natif, sans jamais perdre le contact avec son maître. L’aveugle, pouvait-on remarquer, portait la bourka traditionnelle par-dessus un distille comme ceux que l’on avait jadis confectionnés dans les cavernes des sietch du désert le plus reculé. Un distille qui n’avait rien de commun avec les vêtements négligés que l’on voyait depuis quelques années. Le tube nasal qui récupérait l’humidité de sa respiration pour les recycleurs cachés sous la bourka étaient soigneusement guipé avec cette vigne noire que l’on ne rencontrait plus guère. Le masque, sur la partie inférieure du visage, était maculé de taches vertes laissées par le vent de sable. En tout point, le Prêcheur était une figure surgie du passé de Dune.
Dans la foule de ce matin d’hiver, en Arrakeen, nombreux furent ceux qui le remarquèrent. Il est vrai que l’on connaissait peu d’aveugles parmi les Fremen. La Loi Fremen les attribuait toujours à Shai-Hulud. Certes, les temps modernes étaient plus cléments, adoucis par l’eau, mais les mots de la Loi demeuraient inchangés, depuis les anciens jours. L’aveugle était une offrande à Shai-Hulud. Il devait être abandonné dans le bled où les grands vers viendraient le dévorer. Cela se passait toujours très loin – des histoires couraient jusqu’aux villes – dans ce désert encore dominé par les plus géants d’entre les vers, ceux que l’on appelait les Vieux Hommes du Désert. Un aveugle Fremen était donc une curiosité et, sur le passage de l’étrange couple, chacun s’arrêtait.
Le jeune guide devait avoir dans les quatorze ans. Il appartenait à cette nouvelle génération qui portait un distille modifié laissant le visage exposé à l’air. Il avait les traits minces, le nez petit sous les yeux bleu d’épice dont l’innocence dissimule souvent, chez l’enfant, le cynisme de la connaissance. Par contraste, l’aveugle marchait à longues enjambées, avec cette vigueur qui n’appartient qu’à ceux qui ont connu des années de sable, de marche ou de chevauchée sur les grands vers. Sa tête encapuchonnée avait ce port roide que les aveugles adoptent involontairement. Il ne l’inclinait, parfois, que pour prêter l’oreille à quelque son particulier.
L’étrange couple s’avança dans la foule jusqu’aux vastes degrés qui montaient au flanc de cette colline qu’était le Temple d’Alia, en face du Donjon de Paul. Le Prêcheur et son jeune compagnon ne s’arrêtèrent qu’au troisième palier, où les pèlerins du Hajj, comme chaque matin, attendaient l’ouverture des portes géantes qui dominaient les marches et qui auraient pu accueillir la plus haute des cathédrales des anciennes religions. On disait que le pèlerin, les franchissant, avait l’âme réduite à son atomicité, et qu’il pouvait dès lors passer par le chas d’une aiguille et accéder au paradis.
Au bord du troisième palier, le Prêcheur se retourna. Du fond de ses orbites vides, il parut tout observer : la marée des citadins paradant auxquels se mêlaient des Fremen dont la tenue ne faisait qu’imiter les distilles des jours d’autrefois. Il semblait dévisager chacun des pèlerins qui venaient de débarquer des transports de la Guilde et qui se pressaient pour franchir ce premier pas dans la dévotion, sur le chemin du paradis.
En vérité, ce palier était un lieu bruyant. Les Adeptes de l’Esprit de Mahdi, en robes vertes, portaient des faucons vivants, dressés à glapir l’« appel au paradis ». Des vendeurs ambulants clamaient leur menu, entrant en compétition avec les voix de mille autres marchands proposant mille autres choses sur des modes suraigus. Le Tarot de Dune, entre autres, avec ses commentaires enregistrés sur shigavrille. Tel bateleur proposait des fragments de vêtements exotiques « certifiés avoir été touchés par la main de Muad’Dib lui-même ! ». Tel autre des fioles contenant une « eau garantie pure du Sietch Tabr, résidence de Muad’Dib ». Tout cela dans un flot de conversations en une centaine ou plus de dialectes dérivés du Galach, relevées de pépiements ou de cris gutturaux propres aux langages extrines de civilisation annexées par la bannière du Saint Imperium. Des danseurs-visages et des êtres nains des planètes artisanes et suspectes du Tleilaxu giraient et bondissaient en habits scintillants dans la cohue. Des visages, émaciés ou gonflés d’eau. Des milliers de pieds glissant sur le plastacier des larges marches, composant un fond crissant à la terrible cacophonie des prières. Une suite de notes dominait parfois, ou bien un appel : « Muaaad’Dib ! Muaad’Dib ! Accueille mon âme ! Toi qui es l’oint de Dieu, accueille mon âme ! Muaad’Dib ! »
Non loin des pèlerins, deux mimes, pour quelques pièces, interprétaient la très populaire « Dispute d’Arminache et Léandriche ».
Le Prêcheur pencha la tête pour écouter.
Les mimes étaient des citadins d’âge moyen qui débitaient leur texte avec ennui. Obéissant à un ordre bref, le jeune guide entreprit de les décrire à son maître. Ils étaient vêtus de robes amples qui ne tentaient même pas d’imiter les formes d’un distille pour dissimuler leur corps gorgé d’eau. Assan Tariq trouvait cela plutôt amusant, et le Prêcheur lui en fit la réprimande.
Le mime qui interprétait le rôle de Léandriche achevait sa péroraison : « Bah ! Seule la main sensible peut agripper l’univers ! C’est elle qui conduit votre cerveau si précieux, de même qu’elle conduit tout ce qui vient de lui. Vous ne voyez que ce que vous avez créé, vous ne devenez sensible qu’après que votre main a accompli son travail ! »
Un concert d’applaudissements lui répondit.
Le Prêcheur redressa la tête et huma. Ses narines s’emplirent de toutes les riches odeurs du lieu : remugles révélateurs de distilles mal ajustés, muscs d’origines variées, senteur de silex de la poussière, exhalaisons chargées d’innombrables aliments exotiques, arômes subtils des brûle-parfum du Temple qui s’insinuaient dans la foule selon des courants savamment calculés. Tandis qu’il acquérait cette conscience olfactive de l’endroit, les pensées du Prêcheur se lisaient sur son visage : Nous en sommes donc arrivés là, nous, les Fremen !
Un événement soudain provoqua une onde d’agitation au sein de la foule sur le palier. Des Danseurs des Sables venaient de faire leur apparition sur la plaza au pied des marches. Ils devaient bien être cinquante, liés les uns aux autres par des cordes d’elacca. Il était visible qu’ils dansaient comme cela depuis des jours, en quête de l’extase. L’écume se formait sur leurs lèvres au rythme de leurs pas. Un tiers au moins d’entre eux étaient inconscients et n’obéissaient plus qu’aux mouvements des cordes qui les faisaient brinquebaler comme des marionnettes. Mais l’une de ces marionnettes humaines venait justement de s’éveiller, et la foule semblait attendre quelque chose.
« J’ai vuuuu ! hurla le danseur à peine éveillé. J’ai vuuuu ! (Il se cambra tout à coup contre l’appel des cordes et son regard sauvage se porta à droite, puis à gauche.) Là où se dresse cette cité, il n’y aura que du sable ! J’ai vuuu ! »
Un éclat de rire énorme jaillit des gorges, auquel se joignirent les nouveaux pèlerins eux-mêmes.
C’en était trop pour le Prêcheur. Il leva les bras et gronda d’une voix qui, certainement, avait commandé ceux qui chevauchaient les vers géants : « Silence ! »
C’était un cri de bataille et la foule tout entière, sur la plaza, se figea brusquement.
Le Prêcheur pointa un index desséché sur les deux mimes et nul n’aurait pu nier alors qu’il les voyait vraiment, en cette seconde.
« N’avez-vous pas entendu cet homme ? Blasphémateurs et idolâtres, tous autant que vous êtes ! La religion de Muad’Dib n’est pas Muad’Dib ! Il la rejette comme il vous rejette vous ! Le sable viendra couvrir ce lieu. Tout comme il viendra vous couvrir ! »
Sur cette phrase, il baissa les bras, posa la main sur l’épaule de son guide et lui ordonna : « Conduis-moi hors de cet endroit. »
Ce fut peut-être le choix particulier des mots : Il la rejette tout comme il vous rejette vous ! Peut-être le ton sur lequel ils furent prononcés, un ton qui transcendait l’humain, un ton formé sans doute par l’art Bene Gesserit qui permettait de commander par un jeu subtil des inflexions. Peut-être, aussi, l’atmosphère mystique de ce lieu où, autrefois, Muad’Dib avait vécu, foulé ce sol et régné. En tout cas, quelqu’un se fit entendre du plus lointain du palier, criant à l’adresse du Prêcheur qui s’éloignait, d’une voix vibrante d’émotion religieuse : « Muad’Dib est-il donc revenu parmi nous ? »
Le Prêcheur s’arrêta net, plongea une main sous sa bourka et ramena au jour un objet que seuls purent identifier ceux qui se trouvaient à proximité. Une main momifiée par le désert, un ironique présent de la planète que l’on découvrait parfois dans le sable et universellement considéré comme un message de Shai-Hulud. Celle-ci, à l’extrémité d’un poing serré et desséché, montrait un os blanc rongé par les crocs du sable.
« J’apporte la Main de Dieu et c’est tout ce que j’apporte ! cria le Prêcheur. Je parle pour la Main de Dieu. Je suis le Prêcheur ! »
Certains entendirent par là que cette main était celle de Muad’Dib. Mais d’autres n’entendirent que cette voix formidable et ne connurent plus que cette présence dominatrice, et ce fut là comment Arrakis apprit le nom du Prêcheur. Mais ce ne fut pas la dernière fois que sa voix se fit entendre.
9
On rapporte d’ordinaire, mon cher Georad, que l’expérience du Mélange est riche de grandes vertus naturelles. Pourtant, il subsiste en moi des doutes profonds quant à la nature vertueuse de chaque usage du Mélange. Il m’apparaît que certains, par défiance de Dieu, ont corrompu ces usages. Pour employer les termes de l’Œcumène, ils ont défiguré l’âme. Ils se satisfont d’écumer le Mélange en surface et croient ainsi atteindre à la grâce. Ils bafouent leurs amis, causant un grave tort à la déité et, en toute malice, ils déforment la signification de ce copieux présent, mutilation que tous les pouvoirs de l’homme ne sauraient réparer. Pour n’être vraiment qu’un avec la vertu de l’épice, sans corruption d’aucune sorte, investi d’honneur sans faille, un homme doit accorder ses faits et ses paroles. Lorsque vos actes dessinent une arborescence de conséquences néfastes, vous devez être jugé sur ces conséquences et non selon vos explications. C’est ainsi que nous devrions juger Muad’Dib.
Il y avait une odeur piquante d’ozone dans la petite pièce plongée dans une pénombre grise au sein de laquelle on ne distinguait que la lueur sourde des brilleurs et l’éclat métallique bleu d’un écran de contrôle transvision. L’écran ne mesurait pas plus d’un mètre sur soixante centimètres. Il montrait pour l’instant un paysage désolé, une vallée rocailleuse, et deux tigres Laza qui se repaissaient des restes d’un récent carnage. Plus haut sur la pente, il y avait un homme. Il était maigre et portait la tenue d’exercice des Sardaukar. L’insigne à son col était celui de Levenbrech. Il avait un clavier de servo-contrôle sur la poitrine.
Une femme aux cheveux clairs, d’âge indéterminé, était installée dans le siège vériforme à suspenseur, devant l’écran. Son visage avait la forme d’un cœur et ses mains fines étaient agrippées nerveusement aux accoudoirs. Une ample robe blanche à parements dorés estompait les lignes de son corps. L’homme qui se tenait sur sa droite, immobile, à moins d’un pas, était de stature massive. Ses cheveux étaient gris et ras au-dessus d’un visage carré, inexpressif. Son uniforme, bronze et or, était celui d’Aide-Bashar des Sardaukar de l’Imperium.
La femme toussota et remarqua : « Tout s’est déroulé comme vous l’aviez prévu, Tyekanik. »
« Assurément, Princesse », commenta l’Aide-Bashar d’une voix rauque.
Elle perçut sa tension et ajouta : « Dites-moi, Tyekanik, que dira mon fils en se retrouvant Empereur Farad’n Ier ? »
« Le titre lui convient, Princesse. »
« Ce n’est point ce que je vous demandais. »
« Il se pourrait qu’il n’approuve pas certaines démarches accomplies afin de lui gagner ce… ce titre. »
« Encore une fois… (Elle tourna la tête et ses yeux cherchèrent ceux du Sardaukar dans la pénombre.) Vous avez servi mon père avec honneur. Ce n’est pas par votre faute que les Atréides lui ont ravi son trône. Mais il n’en reste pas moins que cette perte a dû être aussi cruelle pour vous que pour n’importe quel…»
« La Princesse Wensicia a-t-elle une tâche particulière à m’assigner ? »
Si la voix restait rauque, le ton était plus tranchant.
« Vous avez la mauvaise habitude de m’interrompre, Tyekanik. »
Il sourit. Ses dents étaient bien plantées et elles brillaient dans la clarté de l’écran.
« Parfois, dit-il, vous me rappelez votre père. Toujours ces circonlocutions précédant l’annonce de quelque délicate… hmmm… mission ? »
Elle détourna le regard pour tenter de dissimuler sa fureur.
« Croyez-vous vraiment que les Lazas donneront ce trône à mon fils ? »
« C’est tout à fait possible, Princesse. Vous devez admettre que la progéniture bâtarde de Paul Atréides serait un morceau de choix pour eux. Une fois que nous en serons débarrassés…» Il haussa les épaules.
« Le petit-fils de Shaddam IV deviendra l’héritier logique du pouvoir, acheva la Princesse. Pour autant que nous puissions vaincre les objections des Fremen, du Landsraad et de la CHOM, sans compter les Atréides encore vivants qui pourraient…»
« Javid m’a assuré que ses gens pouvaient aisément neutraliser Alia. Je ne considère pas Dame Jessica comme une Atréide. Alors, qui reste-t-il ? »
« Certes, le Landsraad et la CHOM suivront le profit où qu’il aille, admit-elle, mais les Fremen ?…»
« Nous les noierons dans leur religion. »
« Ce qui est plus facile à dire qu’à faire, mon cher Tyekanik. »
« Ainsi, nous revenons à cette vieille discussion. »
« La maison de Corrino a fait bien pire pour conquérir le pouvoir. »
« Mais embrasser cette… cette religion de Mahdi !…»
« Mon fils vous respecte », dit la Princesse.
« Comme tous les Sardaukar qui se trouvent ici, sur Salusa, je n’espère qu’une chose : que la Maison de Corrino reprenne la place qui lui revient. Mais si vous…»
« Tyekanik ! Cette planète se nomme Salusa Secundus ! Ne tombez pas dans le piège des manières paresseuses qui se répandent dans notre Imperium. Donnez le nom complet, le titre intégral, veillez au moindre détail. Ce sont là des attributs qui renverront le sang des Atréides aux sables d’Arrakis. Le moindre détail, Tyekanik ! »
Il savait ce qu’elle tentait par cette offensive. Cela faisait partie des manœuvres rusées et changeantes qu’elle avait apprises de sa sœur Irulan. Mais il n’en perdait pas moins son assurance.
« Vous me comprenez, Tyekanik ? » demanda-t-elle.
« Je vous comprends, Princesse. »
« Je veux que vous vous convertissiez à la religion de Muad’Dib. »
« Princesse, je m’avancerais dans le feu pour vous, mais cela…»
« Cela est un ordre, Tyekanik ! »
La gorge nouée, il porta son regard vers l’écran. Les Lazas avaient fini de dévorer leur proie. Étendus sur le sable, maintenant, ils faisaient leur toilette. Leurs longues langues s’insinuaient avec aisance entre leurs griffes.
« J’ai dit : un ordre, Tyekanik. Est-ce bien compris ? »
« J’ai compris et j’obéis, Princesse », dit le Sardaukar, sans changer de ton.
La Princesse Wensicia soupira.
« Oh, si seulement mon père était encore vivant…»
« Oui, Princesse. »
« Ne raillez pas, Tyekanik ! Je sais la répugnance que vous éprouvez. Mais si vous donnez l’exemple…»
« Il pourrait ne pas le suivre, Princesse. »
« Il le suivra. »
Elle tendit le doigt vers l’écran.
« J’ai le sentiment que le Levenbrech pourrait poser un problème. »
« Un problème ? En quelle manière ? »
« Combien de gens connaissent cette histoire de tigres ? »
« Ce Levenbrech, qui est leur dresseur… Le pilote du transport stellaire, vous et… bien sûr…» Il porta la main à son torse.
« Et les acheteurs ? »
« Ils ne savent rien. Que craignez-vous donc ? »
« Mon fils est… disons intuitif. »
« Les Sardaukar savent garder les secrets. »
« Les morts également. »
Tendant la main, la Princesse appuya sur une touche rouge située sous l’écran. Immédiatement, les tigres Laza dressèrent la tête. Ils regardèrent en direction du Levenbrech. Puis, d’un seul élan, ils se ruèrent sur la pente. Calme tout d’abord, le Levenbrech se décida à déclencher une commande de son clavier de contrôle. Ses mouvements demeuraient encore assurés mais, comme les félins continuaient de se ruer sur lui, il fut saisi de frénésie et ses doigts se mirent à pianoter follement sur les touches. Une expression de stupéfaction apparut sur son visage et sa main se porta vers le manche du poignard passé dans sa ceinture. Trop tard. Une patte aux griffes acérées lui laboura la poitrine et l’envoya rouler sur le sol. Dans le même instant, le deuxième Laza referma ses crocs sur sa gorge et le secoua avec violence. Les vertèbres cédèrent.
« Le moindre détail compte », dit la Princesse. En se retournant, elle tressaillit. Tyekanik avait tiré son couteau, lui aussi. Mais c’était le manche qu’il lui présentait.
« Peut-être avez-vous besoin de mon arme pour un dernier détail », dit-il.
« Remettez ce poignard dans son étui et cessez de jouer à l’idiot ! Vraiment, Tyekanik, parfois vous me…»
« C’était un homme de valeur, Princesse. Un de mes meilleurs. »
« Un de mes meilleurs », le reprit-elle.
Il eut une inspiration profonde, vibrante, avant de rengainer son poignard.
« Et quant à mon pilote ? »
« Nous invoquerons un accident. Vous lui conseillerez de prendre les plus extrêmes précautions pour ramener les tigres. Bien entendu, lorsqu’il aura livré ces charmants animaux aux gens de Javid…» Elle regarda le poignard de Tyekanik.
« Est-ce également un ordre, Princesse ? »
« Exactement. »
« Devrai-je donc… tomber sur mon poignard ou bien veillerez-vous à ce petit… détail ? »
La voix de la Princesse se fit encore plus calme, plus froide. « Tyekanik, si je n’étais pas absolument convaincue que vous êtes prêt à tomber sur votre arme dans la seconde où je vous en donnerai l’ordre, vous ne seriez pas ici, à mes côtés, armé. »
Il garda le silence, observant l’écran. Les tigres avaient entamé un second repas.
La Princesse dédaigna le spectacle. « Il serait aussi bien que vous disiez à nos acheteurs de cesser de nous amener tous les couples d’enfants qui correspondent à la description. »
« Il en sera fait selon vos ordres, Princesse. »
« Ne prenez pas ce ton avec moi, Tyekanik. »
« Bien, Princesse. »
Les lèvres de Wensicia n’étaient plus qu’un mince trait.
« Combien nous reste-t-il de ces costumes ? »
« Six paires, complètes, avec distille et chaussures de sable, toutes avec l’insigne des Atréides. »
« Le tissu est-il aussi riche que celui-là ? » demanda-t-elle en désignant l’écran.
« Ainsi qu’il convient à la royauté, Princesse. »
« Veillons au moindre détail. Ces effets devront être expédiés sur Arrakis comme présents à nos royaux cousins. De la part de mon fils. Vous me comprenez bien, Tyekanik ? »
« Absolument, Princesse. »
« Faites-lui rédiger un mot de circonstance. Il dira qu’il envoie ces pauvres effets en témoignage de dévouement à la Maison des Atréides. Quelque chose de ce genre. »
« Et à quelle occasion ? »
« Anniversaire, ou jour saint, par exemple. Tyekanik, je vous laisse le soin de vous occuper de cela. Je vous fais confiance, mon ami. »
Il la dévisagea en silence.
Une expression plus dure se faisait jour sur les traits de Wensicia.
« Vous le savez, n’est-ce pas ? reprit-elle. En qui d’autre puis-je avoir confiance depuis la mort de mon mari ? »
Il haussa les épaules. La Princesse n’avait jamais autant ressemblé à une araignée. Il valait mieux ne pas entretenir d’intimes relations avec elle. Ce que le Levenbrech avait sans doute osé, par contre.
« Et… Tyekanik… un autre détail. »
« Oui, Princesse ? »
« Mon fils est éduqué pour régner. Le temps viendra où il lui faudra prendre l’épée dans ses propres mains. Et vous devrez savoir quand cela se produira. Et je veux que vous m’en informiez immédiatement. »
« Il en sera fait selon vos ordres, Princesse. »
Elle se laissa aller en arrière et son regard plongea dans celui du Sardaukar.
« Vous ne m’approuvez pas, Tyekanik, et je le sais. Cela n’a aucune importance à mes yeux aussi longtemps que vous n’oublierez pas la leçon du Levenbrech. »
« Il s’y connaissait en animaux, mais on pouvait disposer de lui. Oui, Princesse, je sais. »
« Ce n’est pas ce que je veux dire ! »
« Non ? Alors… je ne comprends pas. »
« Une armée, reprit-elle, est composée d’éléments dont on peut disposer, remplaçables. Telle est la leçon du Levenbrech. »
« Des éléments remplaçables, dit-il. Le commandant suprême y compris ? »
« Les armées n’ont guère de raison d’être sans commandement suprême, Tyekanik. C’est pour cela que vous allez immédiatement embrasser la religion de Mahdi et, dans le même temps, commencer votre campagne de conversion auprès de mon fils. »
« Sur l’heure, Princesse. Je présume que vous ne désirez pas que je sacrifie son éducation dans les différents arts martiaux à cette… religion…»
Elle se dressa, le contourna et marcha jusqu’au seuil où elle s’arrêta un instant. Sans se retourner, elle dit :
« Un jour, Tyekanik, vous abuserez de ma patience. »
Sur ce, elle sortit.
10
Il faut que nous abandonnions la Théorie de la Relativité, si longtemps en honneur, ou que nous cessions de croire à la prétention de prédire continûment et exactement le futur. Assurément, connaître le futur soulève une foule de questions qui ne peuvent être résolues dans les limites des hypothèses traditionnelles, à moins que l’on n’imagine d’abord de projeter un Observateur hors du Temps et en second lieu d’abolir tout mouvement. Si l’on accepte la Théorie de la Relativité, on peut prouver que le Temps et l’Observateur doivent rester en repos l’un par rapport à l’autre, sans quoi des inexactitudes interféreront. Cela semble vouloir dire qu’il est impossible de s’engager à une prédiction exacte du futur. Mais alors, comment expliquer la quête prolongée de cet accomplissement visionnaire par des savants respectés ? Et comment, en ce cas, expliquer Muad’Dib ?
« Il faut que je te dise quelque chose, fit Jessica, bien que je sache que cela va te rappeler de nombreuses expériences de notre passé commun et te faire courir un risque. »
Elle s’interrompit, guettant les réactions de Ghanima.
Elles étaient seules, à demi étendues sur de larges coussins, dans une chambre du Sietch Tabr. Il avait fallu redoubler d’habileté pour arranger cette rencontre et Jessica n’était nullement certaine d’avoir été la seule à manœuvrer. Ghanima avait semblé prévoir et faciliter chacune de ses initiatives.
Le jour ne s’était levé que depuis deux heures environ. Les moments d’excitation des retrouvailles étaient presque loin, maintenant. Jessica dompta les battements de son cœur, les régularisa et concentra son attention sur la chambre, sur les parois de roche, les tentures sombres et l’éclat jaune des coussins. Pour résister à toutes les tensions accumulées, pour la première fois depuis bien des années, elle se récita la Litanie Contre La Peur du rituel Bene Gesserit :
« Je ne connaîtrai pas la peur, car la peur tue l’esprit. La peur est la petite mort qui conduit à l’oblitération totale. J’affronterai ma peur. Je lui permettrai de passer sur moi, à travers moi. Et lorsqu’elle sera passée, je tournerai mon œil intérieur sur son chemin. Et là où elle sera passée, il n’y aura plus rien. Rien que moi. »
Elle inspira ensuite profondément, calmement.
« Cela aide, parfois, dit Ghanima. Je veux dire : la Litanie. »
Jessica ferma les yeux pour dissimuler le choc de la surprise. Ghanima avait lu en elle. Il y avait si longtemps qu’un être n’avait pénétré aussi aisément dans ses pensées. Elle en était d’autant plus déconcertée que cet être avait le visage de l’enfance.
Néanmoins, elle faisait front à sa peur. Ouvrant à nouveau les yeux, elle découvrit la source de son trouble : c’est pour mes petits-enfants que j’ai peur. Ni l’un ni l’autre ne portait les stigmates de l’Abomination qui étaient comme une agressive parure chez Alia. Leto, cependant, semblait garder quelque secret terrifiant. Pour cette raison, Jessica l’avait adroitement exclu de cette rencontre.
Obéissant à une impulsion, Jessica laissa tomber tous ses masques émotionnels familiers : ils ne lui seraient que peu utiles et pourraient empêcher la communication. Ce fut un acte à la fois douloureux et gratifiant qu’elle n’avait plus accompli depuis ses ultimes moments d’amour avec son Duc. Ces faits qui demeuraient, il n’était pas de malédiction, de prière ou de litanie qui pût les balayer de l’existence. Nulle fuite ne pourrait les rejeter au loin. Ils ne pouvaient être ignorés. Les éléments de la vision de Paul avaient été réordonnés et le temps avait rattrapé ses enfants. Ils étaient un aimant dans le vide : le mal et les tristes abus du pouvoir se rassemblaient sur eux.
Ghanima, lisant le jeu des émotions sur le visage de sa grand-mère, découvrit avec stupéfaction que Jessica avait abaissé toutes ses défenses.
L’une et l’autre, alors, tournèrent la tête selon un mouvement remarquablement synchrone, leurs yeux s’ouvrirent et leurs regards se rencontrèrent, se sondèrent, scellant un pont silencieux de pensées.
Jessica : Je veux que tu voies ma peur.
Ghanima : A présent, je sais que vous m’aimez.
C’était un éclair de confiance absolue.
« Ton père n’était encore qu’un enfant, dit Jessica, lorsque j’ai convoqué une Révérende Mère sur Caladan afin de l’éprouver. »
Ghanima acquiesça. Elle portait en elle le souvenir particulièrement vif de ce moment.
« Nous autres, Bene Gesserit, veillons toujours à ce que les enfants que nous éduquons soient des humains et non des animaux. L’aspect extérieur n’est pas forcément révélateur. »
« C’est ainsi que vous avez été éduquée », déclara Ghanima, et ce moment du passé afflua dans son esprit. Elle revit cette vieille Bene Gesserit, Gaïus Helen Mohiam. Elle était venue au Castel Caladan avec le venin de son gom jabbar et sa boîte de douleur brûlante. Cette boîte dans laquelle Paul (Ghanima en cet instant) avait plongé la main tandis que la vieille femme lui déclarait calmement qu’il mourrait sur-le-champ si jamais il ne pouvait supporter la douleur de la boîte. Et la mort était cette aiguille qu’elle pointait sur le cou de l’enfant tandis que sa voix ancienne psalmodiait :
« As-tu déjà entendu parler de ces animaux qui se dévorent une patte pour échapper à un piège ? C’est là une astuce animale. Un humain, lui, demeurera pris au piège. Il supportera la souffrance et feindra d’être mort afin de pouvoir tuer le trappeur et supprimer ainsi la menace qu’il représente pour l’espèce tout entière. »
Ghanima secoua la tête pour repousser la douleur. Du feu ! Du feu ! Paul s’était imaginé que sa peau était carbonisée dans la boîte, qu’elle se couvrait de cloques, se plissait et s’effritait, laissant apparaître les os qui noircissaient à leur tour. Tout cela avait été un simulacre. Sa main était ressortie intacte. Pourtant, il y avait de la sueur sur le front de Ghanima, maintenant.
« Il est certain, dit Jessica, que je ne puis me souvenir comme toi. »
Un instant encore, entraînée par la mémoire, Ghanima vit sa grand-mère sous un jour différent : une femme qui, très tôt, avait été éduquée dans les écoles Bene Gesserit et qui, devant les nécessités impérieuses du moment, pouvait… quoi ? Autant de questions nouvelles qui se posaient à propos de son retour sur Arrakis.
« Il serait ridicule de répéter une telle épreuve sur toi ou ton frère, reprit Jessica. Vous savez l’un et l’autre ce qu’il en fut. Je dois en conclure que vous êtes humains, que vous n’abuserez pas des pouvoirs dont vous avez hérité. »
« Mais vous n’en avez nullement la certitude », dit Ghanima.
Jessica hésita, puis comprit que les barrières s’étaient rétablies d’elles-mêmes. Une fois encore, elle les abattit et demanda : « Crois-tu à mon amour ? »
« Oui. (Ghanima leva la main à la seconde où Jessica allait reprendre la parole.) Mais cet amour ne vous empêchera pas de nous détruire. Oh, je connais le raisonnement : « Mieux vaut que l’animal meure qu’il ne se reproduise. » Et cela est d’autant plus vrai si l’animal-humain porte le nom d’Atréides. »
« Toi, au moins, tu es humaine, protesta Jessica. Je me fie à mon instinct. »
Ghanima lut la vérité dans les paroles de sa grand-mère, mais elle remarqua : « Pour Leto, vous n’en êtes pas certaine. »
« Non. »
« L’Abomination ? »
Jessica ne put que hocher la tête.
« En tout cas, pas encore, dit Ghanima. Nous connaissons l’un comme l’autre ce danger. Nous pouvons le suivre dans Alia. »
Jessica mit les mains en coupe sur ses yeux. L’Amour même, pensa-t-elle, ne saurait nous protéger des faits que nous redoutons. Et elle sut, en cette seconde, qu’elle aimait encore sa fille, tandis qu’elle maudissait en silence le destin : Alia ! Oh, Alia ! J’ai tant de peine de prendre part à ta destruction !
Ghanima émit un toussotement insistant.
Jessica, baissant les mains, songea : Je puis pleurer ma pauvre fille, mais d’autres obligations attendent.
« Tu as su reconnaître ce qui se passe en elle », dit-elle enfin.
« Nous l’avons vu naître, avec Leto. Nous étions impuissants, bien que nous ayons envisagé de nombreuses alternatives. »
« Es-tu certaine que ton frère soit épargné par cette malédiction ? »
« J’en suis certaine. »
Jessica ne pouvait contrer la tranquille assurance de sa petite-fille. Elle devait l’accepter.
« Comment se fait-il que vous en ayez réchappé ? » demanda-t-elle.
Ghanima entreprit alors de lui exposer la théorie qu’elle avait développée avec Leto, qui reposait sur leur refus de la transe de l’épice qu’Alia provoquait souvent. Puis elle révéla à Jessica les rêves de Leto et les plans qu’ils avaient ébauchés. Elle lui parla même de Jacurutu.
Jessica eut un hochement de tête. « Alia est une Atréides, cependant, et cela pose des problèmes énormes. »
Ghanima demeura silencieuse, comprenant soudain que Jessica pleurait encore son Duc, tout comme s’il eût été assassiné la veille, et qu’elle préserverait son nom et sa mémoire contre toute menace. Des fragments de souvenirs propres au Duc affleurèrent alors à sa conscience, renforçant cette certitude, l’adoucissant par la compréhension vraie.
« Et ce Prêcheur ? demanda brusquement Jessica. J’ai entendu certains rapports inquiétants, hier, après cette maudite Lustration. »
« Il pourrait être…» Ghanima haussa les épaules.
« Paul ? »
« Oui, mais nous n’avons pu le voir afin de vérifier. »
« Cette rumeur fait rire Javid. »
Ghanima hésita, puis demanda : « Avez-vous confiance en ce Javid ? »
Un sourire amer apparut sur les lèvres de Jessica.
« Pas plus que toi. »
« Leto dit que Javid rit des choses qui ne prêtent pas à rire. »
« Laissons là Javid et son rire. Mais admets-tu vraiment cette idée que mon fils puisse être encore vivant, qu’il est revenu sous cette apparence ? »
« Nous pensons que c’est possible. Et Leto…» Ghanima s’interrompit, la bouche sèche, tout à coup, se rappelant l’étau de l’effroi sur sa poitrine. Elle dut lutter pour continuer et raconter à Jessica les révélations des autres rêves prescients de son frère.
Jessica se mit à dodeliner de la tête comme sous l’emprise de la douleur.
« Leto, acheva Ghanima, dit qu’il doit trouver ce Prêcheur afin d’être sûr. »
« Oui… bien entendu. Je n’aurais pas dû partir alors. J’ai été lâche. »
« Pourquoi vous accuser ? Vous aviez atteint une limite. Je le sais. Leto aussi. Et même Alia, peut-être. »
Jessica porta la main à sa gorge qu’elle massa brièvement.
« Oui, le problème d’Alia. »
« Elle exerce une étrange attraction sur Leto, dit Ghanima. C’est pour cela que j’ai facilité cette entrevue avec vous. Il reconnaît qu’il n’y a plus d’espoir, pourtant il s’arrange pour se trouver souvent en sa présence et… l’étudier. C’est… très troublant. Lorsque j’essaie de lui en faire le reproche, il s’endort. Il…»
« Est-ce qu’elle le drogue ? »
« Nooon… (Ghanima secoua la tête.) Mais il éprouve une étrange compréhension à son endroit. Et, dans son sommeil, souvent, il murmure Jacurutu. »
« Encore ! »
Et Jessica rapporta ce que Gurney avait appris des conspirateurs interrogés au port.
« Parfois, dit Ghanima, je crains qu’Alia ne veuille inciter Leto à partir en quête de Jacurutu. J’ai toujours considéré qu’il s’agissait d’une légende. Vous la connaissez, bien sûr. »
Jessica eut un frisson.
« Une horrible histoire. Horrible. »
« Que devons-nous faire ? J’ai peur de chercher dans toutes ces vies, tous ces souvenirs…»
« Ghani ! Je te le défends. Tu ne dois pas risquer…»
« Cela peut se produire même si je n’en cours pas le risque. Comment savons-nous ce qui, réellement, éviterait cette… cette possession. » (Ghanima cracha le mot.)
« Eh bien… C’est de Jacurutu qu’il s’agit, non ? J’ai demandé à Gurney de retrouver cet endroit – s’il existe. »
« Mais comment peut-il ? Oh, oui, bien sûr : les contrebandiers. »
Jessica resta sans voix devant ce nouvel exemple de l’accord permanent de l’esprit de Ghanima avec tous ceux qu’elle portait en elle. Avec celui de Jessica ! C’était une chose si étrange, songea-t-elle, que cette chair si jeune pût porter en elle tous les souvenirs de Paul au moins jusqu’à l’instant où le sperme de Paul s’était séparé de son passé. C’était une intrusion dans la vie intime de l’être qui suscitait une réaction de révolte primitive chez Jessica. Pendant un instant, elle se répéta le jugement absolu et inflexible du Bene Gesserit : Abomination ! Mais elle ne pouvait nier ce qu’il y avait de bon dans cette enfant, sa volonté de se sacrifier pour son frère.
Nous ne sommes qu’une vie, projetée vers le futur obscur, songea-t-elle. Nous sommes un seul sang.
Plus que jamais, elle était prête à assumer les événements qu’elle avait mis en branle avec Gurney Halleck. Il fallait séparer Leto de sa sœur, l’éduquer ainsi que le prescrivaient les Sœurs.
11
J’entends le vent souffler sur le désert et je vois les lunes de la nuit d’hiver cingler dans le vide comme de grands vaisseaux. A elles, je fais serment : je serai déterminé et je ferai un art du gouvernement ; j’équilibrerai l’héritage du passé et je serai le magasin idéal des souvenirs préservés. Je serai connu pour ma bonté plutôt que pour mon savoir. Mon visage illuminera les couloirs du temps aussi longtemps qu’existeront les humains.
Alia Atréides n’était encore qu’une très jeune enfant quand elle s’était mise pour la première fois en transe prana-bindu durant quatre heures, afin d’essayer de consolider sa personnalité propre contre l’assaut de toutes ces autres. Elle connaissait le problème. On ne pouvait échapper au Mélange dans un sietch. Il se trouvait partout : dans les aliments, dans l’eau, dans l’air qu’elle respirait et même dans les draps entre lesquels elle pleurait la nuit. Très tôt, elle avait été familiarisée avec la coutume de l’orgie du sietch au cours de laquelle la tribu buvait l’eau-de-mort du ver.
Durant l’orgie, les Fremen libéraient les pressions accumulées de leurs mémoires génétiques tout en les reniant. Ainsi, Alia avait vu ses compagnons possédés pour un moment.
Pour elle, elle ne pouvait rien libérer, rien renier. Elle avait acquis pleine conscience bien avant de naître. Et, avec la conscience, la connaissance cataclysmique des circonstances : prisonnière dans la matrice du contact inévitable des personas de tous ses ancêtres et de ces entités que le tau d’épice avait transmises par-delà la mort jusqu’en Dame Jessica. Avant sa naissance, Alia détenait la moindre parcelle de la connaissance requise chez une Révérende Mère du Bene Gesserit, plus, bien plus au travers de tous ces autres.
Sachant cela, elle admettait une terrible réalité. L’Abomination. La totalité de cette connaissance l’affaiblissait. Les pré-nés ne pouvaient échapper. Pourtant, elle avait lutté contre les plus redoutables de ses ancêtres, remportant pour un temps une victoire à la Pyrrhus qui avait tenu durant l’enfance. Elle avait développé une personnalité propre qui n’était nullement immunisée contre les intrusions violentes de tous ceux qui vivaient le reflet de leurs vies à travers la sienne.
Ainsi serai-je un jour, songeait-elle. Et cette pensée était glaçante. S’infiltrer, se dissimuler dans la vie d’un enfant qu’elle aurait conçu, s’immiscer dans sa conscience, s’y agripper pour lui ajouter sa part d’expérience.
La peur avait dominé son enfance, puis sa puberté. Elle l’avait combattue seule, sans jamais demander d’aide. Qui aurait pu comprendre ce dont elle avait besoin ? Certainement pas sa mère, qui jamais ne s’écarterait du spectre inébranlable du jugement Bene Gesserit : le pré-né est l’Abomination.
Il y avait eu cette nuit où son frère s’était rendu seul au désert pour y chercher la mort, s’offrant à Shai-Hulud ainsi que devaient le faire les Fremen aveugles. Dans le même mois, Alia avait épousé le maître d’armes de Paul, Duncan Idaho, le mentat ressuscité d’entre les morts par les arts Tleilaxu. Alors, sa mère avait regagné Caladan et elle avait eu légalement la charge des enfants jumeaux de Paul.
Et la Régence.
Les pressions de sa charge avaient eu raison des peurs anciennes et elle s’était ouverte totalement aux vies qui étaient en elle, à leurs conseils, elle s’était plongée dans la transe d’épice en quête de visions qui sauraient la guider.
La crise survint par un jour comme tant d’autres, durant le printemps du mois de Laab. La matinée était claire, un vent froid venu du pôle soufflait sur le Donjon de Paul. Alia était encore vêtue de jaune, la couleur de deuil du soleil stérile. De plus en plus fréquemment, ces dernières semaines, elle s’était fermée à la voix intérieure de sa mère qui dénigrait les préparatifs des Journées Saintes dont le Temple serait le centre.
La conscience intérieure de Jessica s’était estompée, jusqu’à disparaître sur une dernière requête impersonnelle : Alia ferait mieux de travailler sur la Loi Atréides. De nouvelles vies exigèrent alors leur moment de conscience et Alia comprit qu’elle avait ouvert un puits sans fond. Des visages se rassemblaient comme une nuée de sauterelles. L’un d’eux s’imposa, devint plus net. Presque une bête : le vieux Baron Harkonnen. Bouleversée, elle s’était mise à hurler sous cet affreux assaut et, pour un temps, le silence s’était rétabli.
Ce matin-là, comme à l’accoutumée, Alia fit quelques pas dans le jardin-terrasse avant de prendre son petit déjeuner. Encore une fois, elle tenta de triompher dans cette bataille intérieure en maintenant la totalité de sa conscience dans l’admonition de Choda aux Zensunni :
« Qui abandonne l’échelle peut tomber vers le haut ! »
Mais elle était distraite par l’éclat du jour sur les falaises du Mur du Bouclier. Des tapis élastiques d’herbe grasse s’étaient développés dans les sentiers du jardin. Ils étaient couverts de l’humidité prise à la nuit, des millions de gouttes de la rosée. Une multitude de reflets sur le passage d’Alia.
Cette multitude l’étourdit. Chacun de ses reflets portait l’empreinte d’un visage de la multitude intérieure.
Elle s’efforça de concentrer ses pensées sur ce que l’herbe impliquait. Le foisonnement de la rosée lui apprenait à quel point la transformation écologique d’Arrakis était avancée. Le climat, sous ces latitudes nordiques, se réchauffait. Le gaz carbonique, dans l’air, était en augmentation. Elle se souvint d’un nombre impressionnant d’hectares qui seraient ensemencés l’an prochain – et il fallait mille mètres cubes d’eau pour irriguer un hectare…
En dépit de tous ses efforts pour ramener ses pensées vers les choses du réel, elle ne pouvait échapper à tous ces autres qui tournaient en elle comme autant de squales. Elle porta la main à ses tempes en fermant les yeux.
La veille, les gardiens du temple lui avaient amené un prisonnier à juger, à l’heure du crépuscule, un certain Essas Paymon, un petit homme au teint sombre qui prétendait travailler pour une maison mineure, les Nebiros, spécialisée en objets religieux et articles de décoration. En fait, Paymon était connu comme espion de la CHOM. Sa mission était d’évaluer la récolte annuelle d’épice. Alia était sur le point de l’envoyer aux oubliettes lorsqu’il avait protesté bruyamment contre « l’injustice des Atréides ». Ces simples mots étaient suffisants pour qu’il meure sous le tripode de pendaison, mais son audace avait intrigué Alia. Depuis le Trône du Jugement, elle s’était adressée à lui avec une sévérité particulière, espérant l’effrayer afin qu’il lui révèle plus que ce qu’il avait dit aux inquisiteurs.
« Pourquoi nos récoltes d’épice sont-elles si intéressantes aux yeux du Combinat des Honnêtes Marchands ? Si tu nous le dis, tu seras peut-être gracié. »
« Je ne fais que ramasser ce que demande le marché. J’ignore ce que l’on peut faire de ma moisson. »
« Et c’est pour ce profit mesquin que tu entraves nos plans royaux ? »
« La royauté n’a jamais estimé que nous pouvions avoir nos propres plans », riposta Paymon.
Fascinée par son arrogance désespérée, Alia lui demanda : « Essas Paymon, travaillerais-tu pour moi ? »
Il eut un sourire grimaçant.
« Vous étiez sur le point de m’oblitérer sans remords. Aurais-je donc une valeur nouvelle pour que vous me proposiez ce marché ? »
« Une valeur simple et pratique. Tu as de l’audace et tu veux servir le plus offrant. Je puis offrir plus que quiconque dans tout l’Empire. »
Il lança alors une somme considérable pour ses services, mais Alia lui répondit par un rire et fit une contre-proposition qu’elle jugeait plus raisonnable et qui dépassait certainement de loin ce qu’avait jamais pu gagner Essas Paymon. Elle ajouta : « Et, bien sûr, j’ajoute en prime ta vie qui, je le présume, est pour toi d’une inestimable valeur. »
« Marché conclu ! » lança Paymon. Sur un geste d’Alia, il se retira, précédé du Maître des Audiences, Ziarenko Javid.
Moins d’une heure plus tard, comme Alia s’apprêtait à quitter la Salle des Jugements, Javid surgit et lui rapporta que l’on avait entendu Paymon marmonner les paroles fatidiques de la Bible Catholique Orange : « Maleficos non patietis vivere. »
« Point ne souffriras que vive une sorcière », traduisit Alia. C’était donc ainsi qu’il montrait sa gratitude ! Il était de ceux qui complotait contre sa vie ! Dans un instant de rage tel qu’elle n’en avait jamais connu, elle ordonna l’exécution immédiate de Paymon et fit envoyer son corps au Temple : son eau, à tout le moins, serait de quelque valeur dans les coffres du clergé.
Cette nuit-là, elle fut hantée par le visage de Paymon.
Elle essaya tous les stratagèmes pour chasser son image obsédante, récitant le Bu Ji du Livre de Kreos des Fremen : « Il n’arrive rien ! Il n’arrive rien ! » Mais Paymon ne la quitta pas tout au long de cette nuit harassante, jusqu’à ce matin étincelant, où son visage avait rejoint tous les autres, dans les reflets de la rosée.
Une femme de la garde apparut derrière une haie de mimosa et lui annonça que le petit déjeuner était servi. Alia soupira. Elle n’avait guère le choix entre deux enfers : le tumulte dans son esprit ou le tumulte autour d’elle. Toutes ces voix étaient les mêmes, absurdes mais tellement insistantes dans leurs exigences, bruits de sablier qu’elle eût aimé éteindre sur le fil de son couteau.
Indifférente à la femme, Alia porta son regard vers le Mur du Bouclier. Sur le territoire préservé de son domaine, un bahada avait laissé une vaste moraine, un immense éventail de détritus, un delta de sable et de rochers que la lumière du matin soulignait. Pour un regard profane, songea Alia, cela pouvait être le lit desséché d’un grand fleuve, alors qu’en réalité c’était en ce lieu précis que son frère avait percé le Mur avec les atomiques des Atréides, ouvrant ainsi un passage aux vers géants montés par ses Fremen, une voie vers la victoire sur son prédécesseur, l’Empereur Shaddam IV. A présent, de l’autre côté du Mur du Bouclier, un large qanat empli d’eau constituait l’unique rempart contre les incursions des vers. Ils ne franchiraient pas l’eau : elle les empoisonnait.
Est-ce donc une barrière de ce genre qui s’est érigée dans mon esprit ? se demanda Alia.
Et cette seule pensée accrut son malaise, cette sensation inquiétante d’être séparée de la réalité.
Les vers des sables ! les vers des sables !
Une collection d’images apparut dans son souvenir : le puissant Shai-Hulud, démiurge des Fremen, animal-fléau des profondeurs désertiques et source de l’inestimable richesse de l’épice. Il était si difficile, songea Alia, de se représenter l’évolution du redoutable ver à partir de cette chose timide, plate et tannée qu’étaient les truites des sables. Elles ressemblaient à la multitude bêlant dans sa conscience. Les truites, lorsqu’elles s’assemblaient, serrées les unes contre les autres, s’appuyant sur la plate-forme rocheuse d’Arrakis, formaient des citernes vivantes ; elles retenaient l’eau de sorte que leur vecteur, le ver des sables, puisse vivre. L’analogie était évidente : certains de ces autres qui hantaient son esprit recelaient des forces redoutables qui pouvaient la détruire.
La femme de sa garde appelait à nouveau et, cette fois, il y avait une note d’impatience dans sa voix.
Alia se retourna, irritée, et lui fit signe de se retirer.
La femme disparut, claquant rageusement la porte de la terrasse derrière elle.
Ce fut comme un signal : toutes ces vies qu’Alia avait réussi à repousser jusqu’alors déferlèrent en un atroce mascaret. Chacune portait un visage qui s’imposait au centre même de sa vision. Et tous ces visages formaient un nuage, et ils étaient tous différents. Certains avaient la peau calleuse, d’autres étaient vérolés, ou encore envahis d’ombres fuligineuses. Leurs bouches étaient comme autant de losanges visqueux. Leur multitude formait un courant puissant, une irrésistible marée de vies dans laquelle elle devait plonger, se laisser flotter.
« Non, murmura-t-elle. Non… non… non…»
Elle défaillit, sur le point de tomber. Ses ultimes forces lui permirent de gagner un banc proche. Elle essaya de s’asseoir, mais le poids de son corps l’entraîna. Elle demeura étendue sur le plastacier froid, protestant faiblement.
La marée continuait de monter en elle.
Son esprit était accordé sur le signal le plus ténu, elle était avertie du danger mais attentive à chaque clameur. Toutes ces voix exigeaient son attention totale en une cacophonie de : « Moi ! Moi ! Moi ! » Mais elle savait que si jamais elle venait à leur obéir, à écouter l’une de ces suppliques, elle serait perdue. En choisissant un visage parmi cette multitude, en acceptant les mots que criait sa bouche, elle deviendrait prisonnière de cet égocentrisme qui, avec elle, vivait son existence.
« C’est la prescience qui te vaut cela », murmura une voix.
Elle porta les mains à ses oreilles. Je ne suis pas presciente ! La transe ne m’apporte rien !
La voix insista :
« Mais cela réussirait, si l’on t’aidait. »
« Non ! Non ! » gémit-elle.
D’autres voix s’insinuaient dans son esprit.
« Moi, Agamemnon, ton ancêtre, j’exige audience ! »
« Non, non…»
Ses mains pressaient ses tempes. La douleur fusa dans sa chair.
Une voix coassante de dément s’éleva. « Qu’est devenu Ovide ? Évident. C’est John Bartlett ibid ! »
Les noms n’avaient pas de sens dans l’état où elle se trouvait. Elle voulait hurler pour les repousser, pour faire taire toutes les autres voix, mais elle ne savait plus où était sa propre voix.
Sur l’ordre des maîtres-serviteurs, la femme de la garde était revenue sur la terrasse. Depuis la haie de mimosas, elle aperçut Alia étendue sur le banc et dit à une compagne : « Ahh, elle se repose. As-tu remarqué qu’elle n’avait pas dormi cette nuit ? Le zaha du matin lui fera du bien. »
Alia ne pouvait l’entendre. Des voix aiguës piaillaient en elle : « Nous sommes de vieux oiseaux moqueurs ! Hurrah ! » Les échos se heurtèrent dans sa tête et elle songea : Je perds l’esprit ! Je vais devenir folle !
Ses pieds esquissèrent quelques faibles mouvements. Si seulement, elle parvenait à retrouver l’usage de son corps, elle pourrait fuir. Il le fallait, sinon cette marée qui montait en elle l’emporterait dans le silence, contaminant son âme à tout jamais. Mais ses membres refusaient de lui obéir. Les forces colossales de l’univers impérial pouvaient se plier au moindre de ses caprices, mais son propre corps était sourd à ses ordres.
Elle perçut un rire profond, puis une voix de basse grondante : « D’un certain point de vue, mon enfant, chaque incident de la création représente une catastrophe. » À nouveau, ce rire qui semblait se moquer par avance du ton solennel de la voix. « Ma chère enfant, je t’aiderai, mais tu dois m’aider en retour. »
Claquant des dents, faiblement, par-dessus la clameur qui s’enflait, Alia voulut demander : « Qui… qui…»
Un visage se dessina à la surface de sa conscience. Un visage souriant et tellement adipeux qu’il aurait pu être celui d’un bébé, n’eût été la vivacité du regard. Alia tenta de le rejeter, mais elle ne réussit qu’à découvrir le corps auquel appartenait ce visage porcin, un corps énorme, bouffi, enveloppé dans une robe qui révélait, par quelques subtils renflements, que cet amas de graisse avait exigé le soutien de suspendeurs gravifiques.
« Tu vois, reprit la voix de basse, je suis ton grand-père maternel. Tu me connais. J’étais le Baron Vladimir Harkonnen. »
« Vous êtes… vous êtes mort ! »
« Mais bien sûr, ma chère ! La plupart de ceux qui sont là en toi sont morts. Mais aucun ne désire vraiment t’aider. Ils ne te comprennent pas. »
« Allez-vous-en ! supplia-t-elle. Je vous en prie !…»
« Mais tu as besoin d’aide, ma petite-fille ! » protesta le Baron.
Il semble si exceptionnel, pensa-t-elle, contemplant l’image du Baron derrière ses paupières closes.
« Moi, je veux t’aider, reprit-il. Ceux qui sont ici ne se battent que pour s’emparer de ta conscience. Chacun d’eux essaiera de te dominer totalement. Mais moi… je ne te demande qu’un petit coin. »
Une fois encore, la clameur des voix s’enfla. Une fois encore, la marée menaça de submerger Alia et elle entendit l’appel strident de sa mère. Elle n’est pas morte, se dit-elle.
« Silence ! » fit le Baron.
La volonté d’Alia vint renforcer cet ordre, se diffusant à toute sa conscience. Le silence revint alors comme une vague d’eau fraîche. Les martèlements de son cœur, peu à peu, retrouvèrent un rythme normal, redevinrent des battements.
Doucement, la voix du Baron demanda : « Tu vois ? Ensemble, nous sommes invincibles. Tu m’aideras et je t’aiderai. »
« Que… que voulez-vous ? »
Une expression songeuse apparut sur la face énorme du Baron.
« Ahh… ma petite-fille chérie… Je ne souhaite que quelques plaisirs très simples. Je veux seulement être en contact avec tes sens, parfois, pour un bref instant. Nul n’aura jamais à le savoir. Tu me donneras un tout petit peu de ta vie. Par exemple, lorsque tu seras entre les bras de ton amant. N’est-ce pas là un prix bien modeste ?
« Ou-oui », admit-elle.
« Bien, bien ! gloussa le Baron. En échange, petite-fille chérie, je puis te rendre service de bien des façons. Je peux t’offrir mes conseils, t’apporter l’aide de mon expérience. Tu seras invincible, tant extérieurement qu’intérieurement. Tu balaieras toute opposition. L’Histoire oubliera ton frère pour n’adorer que ton nom. L’avenir t’appartiendra. »
« Vous… empêcherez… les autres… de me dominer ? »
« Ils ne peuvent pas nous résister ! Isolés, nous risquons de perdre, mais, ensemble, nous tenons le pouvoir. Je puis te le prouver. Écoute. »
Et le Baron se tut. Il effaça son image, retira sa présence. Et nulle mémoire, nul visage, nulle voix étrangère ne se manifesta.
Alia eut un soupir tremblant.
Et ce soupir seul ouvrit la voie à une pensée qui pénétra sa conscience comme si elle en était une émanation. Derrière, pourtant, elle devina des voix qui se taisaient.
Le vieux Baron était mauvais. Il a tué ton père. Il a voulu vous tuer, toi et Paul. Il a essayé et a échoué.
La voix du Baron se fit entendre sans que son visage apparût : « Bien sûr que je t’aurais tuée. N’étais-tu pas un obstacle sur mon chemin ? Mais il n’y a plus de conflit. C’est toi qui as gagné, mon enfant. Tu es la vérité nouvelle. »
Elle acquiesça. Sa joue effleura la surface rude du banc. Les paroles du Baron étaient sensées. Un précepte Bene Gesserit venait à l’appui de ses arguments : « Le but d’un conflit est de changer la nature de la vérité. »
Oui, songea-t-elle, c’était ainsi que les Sœurs verraient cela.
« Exactement ! exulta le Baron. Et je suis mort tandis que tu es vivante. Je n’ai qu’une très fragile existence. Je ne suis qu’un support-mémoire réfugié en toi. Tu m’as en ton pouvoir, entièrement. Et je te demande si peu contre la valeur des avis que je puis te donner. »
« Que me conseillez-vous donc de faire, maintenant ? » demanda-t-elle.
« Tu t’inquiètes à propos du jugement que tu as rendu la nuit dernière. Tu te demandes si les propos de Paymon t’ont été rapportés sincèrement. Peut-être Javid a-t-il vu en Paymon une menace dirigée contre sa position ?… N’est-ce pas là le doute qui t’est venu ? »
« Ou-oui…»
« Et ce doute se fonde sur une observation minutieuse, n’est-ce pas ? Javid fait montre d’une attitude de plus en plus intime envers ta personne. Duncan lui-même n’a pas été sans remarquer cela, non ? »
« Vous le savez. »
« Très bien. En ce cas, fais de Javid ton amant et…»
« Non ! »
« Tu te soucies de Duncan ? Mais ton époux est un mystique-mentat. Les actes de la chair ne peuvent le toucher ni le blesser. N’as-tu jamais senti à quel point il est distant de toi ? »
« M-mais il est…»
« La part mentat de Duncan comprendrait cela, dût-il même connaître un jour le procédé que tu auras employé pour détruire Javid…»
« Le détruire…»
« Certainement ! On peut utiliser des outils dangereux, mais il faut les rejeter dès qu’ils deviennent trop dangereux. »
« Mais alors… Pourquoi devrais-je… Je veux dire…»
« Ahh… Charmante ignorante ! A cause de la valeur contenue dans la leçon. »
« Je ne comprends pas. »
« Les valeurs, ma chère petite-fille, ne sont acceptées qu’à raison de leur succès. L’obéissance de Javid doit être inconditionnelle, son acceptation de ton autorité absolue, et son…»
« La morale de cette leçon échappe à ma…»
« Ne sois pas stupide, petite-fille ! La morale doit toujours être fondée sur l’efficacité pratique. Rends à César et toutes ces absurdités… Une victoire est sans objet si elle ne reflète pas tes désirs les plus profonds. N’est-il pas vrai que tu as éprouvé de l’admiration pour la virilité de Javid ? »
Alia hésita. Cet aveu lui était haïssable, mais elle y était contrainte, nue devant le voyeur qui était en elle.
« Oui. »
« Bien ! » Et ce simple mot éclatait de jovialité dans son esprit. « Maintenant, nous commençons à nous comprendre. Lorsqu’il sera à ta merci, dans ton lit, quand il sera convaincu que tu es son bien, pose-lui la question à propos de Paymon. Fais-le en plaisantant, comme si tu désirais en rire avec lui. Et quand il aura admis sa traîtrise, tu lui planteras un krys entre les côtes. Ahh… un flot de sang apporterait tant à ta satis…»
« Non ! souffla Alia, l’horreur desséchant tout à coup sa bouche. Non !… Non !…»
« Alors, je le ferai pour toi, s’il le faut. Tu l’admets. Si tu rassembles ces conditions, je suis prêt à assumer temporairement ton rôle…»
« Non ! »
« Ta peur est tellement transparente, ma chère petite-fille. Ma domination de tes sens ne saurait être que temporaire. Il en est d’autres, par ailleurs, qui pourraient prendre ta place avec une perfection telle que… Mais tu sais cela. Avec moi… Bah… Les gens décèleraient aussitôt ma présence. Tu connais la loi des Fremen en ce qui concerne les possédés. Ils te supprimeraient sur l’heure. Oui, même toi. Et tu sais bien que je ne souhaite nullement cela. Je supprimerai Javid pour toi et, quand ce sera fait, je me retirerai. Tu n’auras qu’à…
« Est-ce de bon conseil ? »
« Tu te débarrasseras d’un outil dangereux. Et, mon enfant, tu scelleras en même temps nos relations de travail, des relations qui ne peuvent que t’enseigner de bonnes leçons en vue des jugements futurs que tu serais conduite à…»
« M’enseigner des leçons ? »
« Naturellement ! »
Alia plaça les mains sur ses paupières, essayant désespérément de réfléchir, sachant que la moindre de ses pensées pouvait être lue par celui qui était en elle, que d’autres pensées pouvaient émaner de cet esprit étranger, qu’elle risquait de les accepter comme siennes.
« Tu te tourmentes sans raison, ronronna le Baron. Ce Paymon, d’ailleurs, était…»
« Je me suis trompée ! J’étais lasse et j’ai agi trop vite. J’aurais dû chercher à appuyer…»
« Tu as agi sagement. Tes jugements ne peuvent être fondés sur des abstractions aussi stupides que cette notion d’égalité chère aux Atréides. C’est cela qui t’a ôté le sommeil, et non la mort de Paymon. Ta décision était bonne. Paymon n’était qu’un outil dangereux. Tu as voulu maintenir l’ordre dans ta société. Voilà une bonne justification pour un jugement, qui n’a rien à voir avec cette absurde histoire de justice ! La justice dans l’égalité n’existe nulle part. Tenter de parvenir à ce faux équilibre, c’est menacer une société ! »
Alia ressentit du plaisir à ce plaidoyer pour la sentence qu’elle avait rendue contre Paymon, mais le concept amoral que recouvrait l’argument du Baron la choquait.
« La justice dans l’égalité était pour les Atréides… commença-t-elle. Était…
Elle baissa les mains, mais ses paupières demeuraient closes.
« Tous les juges de ton clergé devraient être mis en garde contre cette erreur, dit le Baron. Les décisions doivent être pesées selon le pouvoir qu’elles ont de maintenir une société ordonnée. Bien des civilisations du passé ont sombré sur les écueils de la justice et de l’égalité. Une telle sottise détruit les hiérarchies naturelles qui sont plus importantes. Un individu n’a de sens que par les relations qu’il entretient avec l’ensemble de la société. Si cette société n’est pas logiquement organisée en strates, nul ne pourra y trouver sa place, de la plus élevée à la plus humble. Allons, allons, petite-fille ! Tu dois être la figure de proue de ton peuple. Ton devoir est de maintenir l’ordre ! »
« Tout ce que Paul a fait était…»
« Ton frère est mort ! Il a échoué ! »
« Tout comme vous ! »
« C’est vrai… Mais, dans mon cas, ce fut un accident échappant à mes desseins. Allons, il faut nous occuper de ce Javid ainsi que je te l’ai dit. »
Cette pensée fit refluer un peu de chaleur dans le corps d’Alia.
« Je dois réfléchir, dit-elle rapidement. Et elle songea : Pour cela, il suffit de remettre Javid à sa place. Inutile de le tuer. Et cet idiot pourrait aussi bien se trahir… dans mon lit…
« A qui parlez-vous, Ma Dame ? »
Un instant troublée, Alia crut à une nouvelle intrusion d’une des voix de la multitude intérieure. Mais celle-ci lui était familière. Elle ouvrit les yeux. Ziarenka Valefor, chef des Amazones de sa garde, se tenait auprès du banc, une expression inquiète sur le visage.
« Je parlais à mes voix intérieures », dit Alia en se redressant.
Elle se sentait mieux, soudain, soulagée par le silence désormais revenu en elle.
« Vos voix intérieures, Ma Dame », répéta Ziarenka. Il y eut une lueur dans ses yeux bleus de Fremen. Chacun savait qu’Alia la Sainte disposait de ressources inaccessibles à tout autre.
« Conduis Javid dans mes appartements, dit Alia. Je dois discuter avec lui d’un problème sérieux. »
« Dans vos appartements, Ma Dame ? »
« Oui, dans ma chambre. »
« Il en sera fait selon vos ordres, Ma Dame. »
Ziarenka s’apprêta à se retirer.
« Un instant, ajouta Alia. Maître Idaho est-il parti déjà pour le Sietch Tabr ? »
« Oui, Ma Dame. Il a pris le départ avant l’aube selon vos instructions. Désirez-vous que l’on envoie…»
« Non, je me chargerai de cela moi-même. Et… Zia… Personne ne doit savoir que j’ai convoqué Javid. Charge-toi de cela. C’est une affaire importante. »
Ziarenka porta la main au krys suspendu à sa poitrine.
« Ma Dame, y a-t-il une menace contre…»
« Oui, il y a une menace, et il se pourrait que Javid en soit la source. »
« Ma Dame, peut-être ne devrais-je pas…»
« Zia ! Me crois-tu incapable de me charger de lui ? »
Un sourire féroce se dessina sur les lèvres de Ziarenka.
« Pardonnez-moi, Ma Dame : je le conduis immédiatement à vos appartements mais… avec la permission de Ma Dame, je monterai la garde devant sa porte. »
« Toi seule, alors », dit Alia.
« Oui, Ma Dame. J’y vais de ce pas. »
Tandis que Ziarenka s’éloignait, Alia hochait la tête. Ainsi, ses gardes n’aimaient pas Javid. Un autre mauvais point à son encontre. Mais il gardait encore une certaine valeur, et même une grande valeur. Il était la clé de Jacurutu. Et, avec Jacurutu…
« Peut-être avez-vous raison, Baron », murmura Alia.
« Tu vois bien ! exulta la voix au centre de son esprit. Ahh ! J’aurai plaisir à te rendre ce service, mon enfant, et ce n’est qu’un début…»
12
Voici les illusions d’histoire populaire qu’une religion prospère doit promouvoir : les hommes mauvais jamais ne réussissent ; seuls les braves méritent le bien ; l’honnêteté est la meilleure des conduites ; les actes vont plus loin que les mots ; la vertu triomphe toujours ; un bienfait est sa propre récompense ; tout être humain mauvais peut être ramené vers le bien ; les talismans religieux protègent de la possession par le démon ; seules les femelles entendent les mystères anciens ; les riches sont voués au malheur…
« On m’appelle Muriz », dit le Fremen au visage tanné.
Il était assis à même le sol de la caverne, dans la clarté de la lampe à épice qui révélait les parois humides et les trous noirs des passages qui conduisaient à l’extérieur. Des gouttes d’eau tombaient régulièrement, là-bas, dans l’un de ces passages. Le bruit de l’eau était l’essence du paradis Fremen mais, en ce moment, il n’apportait aucun réconfort aux six hommes ligotés qui faisaient face à Muriz.
L’odeur de moisi d’un distille de mort flottait dans la salle.
Un jeune homme qui ne devait pas avoir plus de quatorze ans surgit d’un passage et s’arrêta à la gauche de Muriz. Il brandit un krys dont la lame accrocha la pâle lueur jaune de la lampe. Il pointa son arme tour à tour sur chacun des prisonniers.
Muriz le désigna. « Voici mon fils, Assan Tariq, qui va subir son épreuve d’adulte. »
Muriz eut un raclement de gorge. Il dévisagea chacun des captifs qui formaient un demi-cercle devant lui. Ils avaient les mains liées dans le dos et les jambes maintenues croisées par des cordes en fibre d’épice. Une dernière boucle leur enserrait la gorge. Leurs distilles avaient été découpés à hauteur du cou.
Ils soutenaient le regard de Muriz. Deux d’entre eux portaient les effets vagues qui étaient la marque des riches citadins d’Arrakis. Ils avaient la peau plus douce, plus claire que leurs compagnons dont les traits acérés et le teint sombre révélaient qu’ils étaient natifs du désert.
Muriz leur ressemblait, mais ses yeux, profondément enfoncés dans leurs orbites, étaient comme deux puits d’ombre que ne pouvait atteindre la lumière jaune de la lampe à épice. Son fils semblait une copie ébauchée de Muriz. Ses traits, encore plats, ne dissimulaient pas, cependant, la violence qui bouillait en lui.
« Les Réprouvés ont une épreuve spéciale pour tester l’adulte, dit Muriz. Un jour, mon fils sera un juge en Shuloch. Il nous faut savoir s’il agira alors comme il le doit. Nos juges ne peuvent oublier Jacurutu et notre jour de désespoir. Kralizec, le Combat Typhon, vit en nos cœurs. »
Tout cela avait été dit avec la monotonie de paroles rituelles.
L’un des citadins à la peau claire protesta : « Vous agissez mal en nous menaçant et en nous retenant prisonniers. Nous sommes venus en paix selon l’umma. »
Muriz hocha la tête.
« Vous êtes venus en quête d’un éveil religieux personnel. Bien. Vous allez connaître cet éveil. »
« Si nous…»
Son voisin, un Fremen du désert, lui lança : « Silence, imbécile ! Ce sont des voleurs d’eau ! Ce sont ceux que nous croyions avoir exterminés. »
« Oh… cette vieille histoire », dit le citadin.
« Jacurutu est plus qu’une histoire, dit Muriz. (Une fois encore, il montra son fils.) Je vous ai présenté Assan Tariq. En ce lieu, je suis arifa, votre seul juge. Mon fils, lui aussi, sera éduqué afin de reconnaître les démons. Les anciens usages sont les meilleurs. »
« C’est pour cela que nous sommes venus dans le désert profond ! protesta l’homme à la peau claire. Nous avons choisi les anciens usages. Nous nous sommes rendus dans le…»
« Avec des guides rémunérés, l’interrompit Muriz en montrant les Fremen du désert. Vous vouliez donc acheter votre passage au paradis ? (Il se tourna vers son fils.) Assan, es-tu prêt ? »
« J’ai longtemps réfléchi à cette nuit où des hommes sont venus pour tuer notre peuple, dit Assan, et il y avait dans sa voix la tension de l’inquiétude. Ils nous doivent de l’eau. »
« Ton père te donne dix d’entre eux, répondit Muriz. Leur eau est nôtre. Leurs ombres sont tiennes, elles te garderont à jamais. Elles te protégeront des démons. Elles seront tes esclaves quand tu entreprendras la traversée vers l’alam al-mythal. Que dis-tu, mon fils ? »
« Je remercie mon père. »
Assan s’avança.
« J’accepte d’être un homme parmi les Réprouvés. Cette eau est notre eau. »
Le jeune Fremen se tut et s’approcha des prisonniers. Commençant par l’homme de gauche, il le saisit par les cheveux et enfonça rapidement son krys sous le menton, droit vers le cerveau. Ce fut un coup habile qui ne répandit qu’un minimum de sang. Seul l’un des citadins à peau claire se mit à crier lorsque le garçon l’empoigna. Les autres crachèrent sur Assan Tariq selon l’usage ancien qui signifiait : « Vois le peu de valeur que je fais de mon eau quand ce sont des animaux qui la prennent ! »
Lorsque ce fut fait, Muriz frappa dans ses mains. Des serviteurs surgirent et emportèrent les corps vers le distille qui recueillerait leur eau.
Muriz se leva, regarda son fils qui respirait profondément, suivant des yeux les serviteurs qui s’éloignaient. Il lui dit : « A présent, tu es un homme. L’eau de nos ennemis abreuvera les esclaves. Et, mon fils…»
Assan Tariq eut un regard acéré à l’adresse de son père. Un mince sourire effleura ses lèvres d’adolescent.
« Le Prêcheur ne doit rien savoir de cela », acheva Muriz.
« Je comprends, père. »
« Tu as bien agi. Ceux qui trébuchent sur Shuloch ne doivent pas survivre. »
« Il en est ainsi que vous dites, père. »
« Tu as des devoirs importants. Je suis fier de toi. »
13
Un humain sophistiqué peut devenir primitif. Cela signifie en réalité que l’existence humaine change. Les anciennes valeurs changent, sont reliées au paysage avec ses plantes et ses animaux. Cette forme de vie nouvelle exige une connaissance pratique de ce réseau complexe d’événements simultanés que l’on désigne sous le nom de nature. Elle exige une dose de respect pour la puissance d’inertie de tels systèmes naturels. Lorsqu’un humain acquiert cette connaissance pratique et ce respect, c’est alors qu’on le dit « primitif ». Le contraire, bien sûr, est également vrai : le primitif peut devenir sophistiqué, mais non sans subir d’effroyables dommages psychiques.
« Comment pouvons-nous être certains ? demanda Ghanima. Ceci est très dangereux. »
« Nous l’avons essayé auparavant », remarqua Leto.
« Ce pourrait être différent cette fois. Si…»
« C’est la seule voie qui nous demeure ouverte. Tu as admis que nous ne pouvions suivre celle de l’épice. »
Ghanima soupira. Elle n’aimait pas l’escrime des mots, mais elle avait conscience de la nécessité impérieuse qui animait son frère, de même qu’elle n’ignorait pas la peur qui était à la source de ses propres réticences. Il leur suffisait de contempler Alia pour connaître les périls du monde intérieur.
« Eh bien ? » s’impatienta Leto.
Elle soupira à nouveau.
Ils étaient assis, jambes croisées, dans l’un de leurs refuges, un boyau étroit qui s’ouvrait au flanc de la falaise. Depuis cet endroit, souvent, leur père et leur mère avaient contemplé ensemble le lever du soleil sur le bled.
Ils se trouvaient là depuis la fin du dîner, deux heures auparavant. A cette heure du soir, les jumeaux étaient censés donner de l’exercice à leur corps aussi bien qu’à leur esprit. Cette fois, ils avaient décidé d’assouplir leurs esprits.
« Si tu refuses de m’aider, reprit Leto. J’essaierai seul. »
Ghanima détourna les yeux sur les tentures noires des sceaux d’humidité qui isolaient le boyau de l’extérieur. Leto continuait de contempler le désert.
Depuis quelque temps, ils parlaient en un langage tellement ancien que son nom s’était perdu dans les âges. Ainsi, leurs pensées demeuraient-elles secrètes, empruntant une forme qu’aucun autre humain ne pouvait déchiffrer. Alia, elle-même, qui se tenait à l’écart du dédale de son monde intérieur, ne pouvait disposer des liaisons mentales qui lui auraient permis de comprendre plus que quelques mots isolés.
Leto inspira profondément. Il perçut le relent caractéristique du sietch dans l’air stagnant de leur refuge. Mais, ici, ils échappaient au brouhaha sourd et à la chaleur moite de la caverne, ce qui était un soulagement.
« J’admets que nous avons besoin d’être guidés, dit Ghanima. Mais si nous…»
« Ghani ! Nous ne devons pas être guidés. Mais protégés ! »
« Peut-être n’y a-t-il pas de protection. »
Elle plongea le regard dans les yeux de son frère, les yeux vigilants d’un prédateur qui surprenaient dans ce visage placide.
« Nous devons échapper à la possession », dit-il. Il employait l’infinitif spécial du langage ancien, une forme absolument neutre quant à la voix et au temps, mais dont les implications étaient profondément actives.
Ghanima interpréta correctement la réflexion de son frère.
« Mohw’pwium d’mi hish pash moh’m ka ! » psalmodia-t-elle. La capture de mon âme est la capture de mille âmes.
« Bien plus que cela », fit Leto.
« Connaissant les dangers, tu persistes », répondit Ghanima. C’était une constatation, non une question.
« Wabum’k wabunat ! » Dresse-toi, toi, le plus haut !
Le choix qu’il faisait, il le sentait, était une nécessité évidente. Une telle chose serait mieux accomplie activement. Il leur fallait ramener le passé dans le présent pour lui permettre de se déployer dans leur avenir.
« Muriyat », admit Ghanima, à voix basse. Cela doit être fait avec amour.
« Bien sûr. (Il agita la main pour signifier une totale acceptation.) Nous consulterons donc ainsi que l’ont fait nos parents. »
Ghanima demeura silencieuse, luttant contre la boule qui s’était formée dans sa gorge. Instinctivement, elle porta les yeux vers le sud, vers le grand erg. Des lignes grises de dunes, estompées, apparaissaient encore dans les dernières lueurs du jour. Son père était parti là-bas, pour son dernier voyage dans le désert.
Leto, lui, regardait vers le bas, l’oasis du sietch au pied de la falaise. Le crépuscule était venu, mais il en connaissait les moindres formes, les plus subtiles couleurs : des bourgeons de cuivre, d’or, de jaune, de roux et de rouille se levaient entre les rocs qui balisaient les plantations du qanat. Au-delà, une étroite bande de végétation arrakeen achevait de pourrir, tuée par les herbes et les plantes étrangères, noyée par l’eau et formait à présent une barrière contre le désert.
« Je suis prête, dit Ghanima. Commençons. »
« Oui, au diable ! (Il tendit la main, lui prit le bras comme pour atténuer la violence de son exclamation.) S’il te plaît, Ghani… Chante-moi cette chanson. Ce sera plus facile comme ça. »
Elle se rapprocha alors de lui et son bras gauche vint enserrer sa taille. Elle prit deux profondes inspirations, s’éclaircit la gorge et commença de chanter d’une voix limpide les paroles que sa mère, si souvent autrefois, avait chantées à son père :
« Voici que j’accomplis ta promesse,
Que j’amène sur toi la pluie.
La vie régnera hors du vent,
Mon amour, dans le palais de ta vie.
Tes ennemis retourneront au néant.
Toi et moi serons seuls sur le chemin,
Sur le parcours de notre tendresse,
Car moi seule connais le dessin,
Puisque mon amour est ta forteresse. »
Le son de la voix de Ghanima glissa au désert, plongea vers ce silence total que le moindre murmure pouvait fracasser. Et Leto s’enfonça dans le tapis épais et mouvant des souvenirs de son père, déployé sur le proche passé comme une neige génétique.
Pour ce bref instant, se dit-il, il me faut être Paul. Ce n’est plus Ghani qui se trouve là, à mes côtés, mais Chani, ma bien-aimée, dont les conseils éclairés nous ont bien des fois sauvés.
Ghani, quant à elle, s’était infiltrée dans la mémoire de sa mère avec une aisance terrifiante, ainsi qu’elle l’avait prévu et craint. Pour la femelle, l’opération était plus facile, et bien plus dangereuse.
D’une voix devenue rauque, soudain, elle appela : « Regarde, mon bien-aimé ! » La Première Lune s’était levée et, sous sa froide lueur, ils pouvaient voir un arc de feu orange qui montait de l’ombre des sables à l’espace. Le transport qui avait amené Dame Jessica, ayant fait le plein d’épice, allait rejoindre la flotte en orbite.
Au tréfonds des souvenirs, des fragments précis de mémoire s’éveillèrent dans l’esprit de Leto, et leurs images étaient comme autant de carillons aux échos vifs et pressants. Dans un vacillement d’identité, il fut un autre Leto, le Duc de Jessica. L’urgence de l’instant eut raison de ces souvenirs, non sans qu’il ait eu le temps d’éprouver l’aiguillon de la souffrance et de l’amour.
Je dois être Paul, se rappela-t-il.
La transformation s’accomplit et le partagea de façon effrayante, comme s’il constituait un écran sombre sur lequel, soudain, était projetée l’image de son père. Il conservait sa chair propre mais il était aussi celle de son père, et la palpitation de leurs différences menaçait en permanence de le surprendre.
« Aide-moi, père », souffla-t-il.
Le schéma de leurs identités changea et la projection devint différente. Cette fois, il se trouvait en position d’observateur, il était Leto, il se tenait d’un côté de la vision.
« Ma dernière vision ne s’est pas encore réalisée », dit-il. Sa voix était celle de Paul. Il se tourna vers Ghanima. « Tu sais ce que j’ai vu. »
Elle porta la main droite à la joue de son frère.
« Es-tu allé au désert pour y mourir, mon bien-aimé ? Est-ce bien là ce que tu as fait ? »
« Cela se pourrait… Mais cette vision… Ne serait-ce point là une raison de survivre ? »
« Aveugle ? »
« Même aveugle. »
« Mais où pourrais-tu aller ? »
Il eut une inspiration vibrante, douloureuse.
« A Jacurutu. »
« Mon aimé ! » Les larmes ruisselèrent sur les joues de Ghanima.
« Muad’Dib, le héros, doit être totalement effacé. Sinon, cet enfant ne pourra nous extraire du chaos. »
« Le Sentier d’Or. Ce n’est pas une bonne vision…»
« C’est la seule vision possible. »
« Alia a donc échoué…»
« Totalement. Tu sais ce qui a été écrit. »
« Ta mère est revenue trop tard. »
Elle acquiesça, et ce fut la sagesse de Chani qui s’imprima sur ses traits d’enfant. « Ne pourrait-il y avoir une autre vision ? Peut-être que si…»
« Non, mon aimée. Pas encore. Cet enfant ne peut encore discerner le futur et en revenir sauf. »
Une fois encore, le corps de Leto fut agité d’un souffle vibrant et l’enfant-Leto perçut l’aspiration violente de son père à retrouver une chair pour vivre, à prendre des décisions humaines… Et son désir désespéré de défaire les erreurs passées !
« Père ! » appela Leto, et ce fut comme s’il hurlait à tous les échos dans son crâne vide.
Lentement, profondément, il le sentit, son père se retirait, sa présence refluait. Ses sens et ses muscles lui revenaient.
« Mon aimé ! chuchota la voix de Chani. Et le repli s’interrompit. Mon aimé, que se passe-t-il ? »
« Ne t’en va pas encore », dit Leto, et la voix, aussi hésitante et rauque qu’elle fût, était la sienne.
« Chani, il faut que tu nous dises. Comment pouvons-nous éviter… ce qui est arrivé à Alia ? »
Ce fut Paul, le Paul qui-était-en-Leto qui répondit, et ses paroles furent pénibles, hésitantes, dans l’oreille interne de Leto :
« Rien… n’est… sûr. Tu… as vu… ce qui a… failli… se passer… avec moi…»
« Mais Alia…»
« Le maudit Baron la tient ! »
Leto eut soudain la gorge brûlante. « Est-il… Ai-je…»
« Il est en toi… mais… je… nous ne pouvons… parfois, nous communiquons mais tu…»
« Ne peux-tu lire mes pensées ? demanda Leto. Est-ce que tu ne saurais pas alors si… il…»
« Parfois, je perçois tes pensées… mais je… nous… ne vivons que par le… reflet de… ta conscience. Ta mémoire nous engendre. Le danger… c’est une mémoire précise. Et ceux d’entre nous… ceux d’entre nous qui aimaient le pouvoir… ceux qui l’acquéraient à… à tout prix… peuvent être plus précis. »
« Plus forts ? » murmura Leto.
« Plus forts. »
« Je connais ta vision, dit Leto. Pour qu’il ne me possède pas, je deviendrai toi. »
« Non, pas cela ! »
Leto hocha la tête. Il avait conscience de la colossale volonté dont son père avait fait preuve en refluant, considérant les conséquences de tout échec à y parvenir. Il n’était pas une seule possession qui ne réduise le possédé à l’état d’Abomination. Il admit cela et en connut un sentiment de puissance accru, en même temps qu’il avait une perception anormalement intense de son corps et une totale et profonde connaissance de ses fautes passées. Les siennes propres et celles de ses ancêtres. Les faiblesses, il le voyait à présent, n’étaient dues qu’aux incertitudes. Pour un instant, en lui, la tentation affronta la crainte. Cette chair avait le pouvoir de transformer le mélange en une vision de l’avenir. Avec l’épice, il pourrait inspirer le vent du futur, écarter les rideaux du temps. La tentation était difficile à briser. Il riva ses mains l’une dans l’autre et se plongea dans la transe de perception prana-bindu. Sa chair rejeta la tentation. Elle portait le message que Paul avait appris dans le sang. Ceux qui allaient vers le futur espéraient en ramener les numéros gagnants. Au lieu de quoi ils se trouvaient pris au piège d’une vie entière dont ils connaissaient par avance chaque battement de cœur, chaque gémissement d’angoisse. L’ultime vision de Paul lui avait révélé le difficile itinéraire qui permettait d’échapper au piège, et Leto savait maintenant qu’il ne lui restait aucun autre choix.
« L’existence, dit-il. Sa joie, sa beauté sont contenues dans le fait que la vie peut vous surprendre. »
Une voix murmura doucement à son oreille : « J’ai toujours connu cette beauté. »
Leto tourna la tête et rencontra les yeux de Ghanima qui reflétaient le clair de lune. C’était Chani qui le regardait.
« Mère, dit-il, tu dois te retirer. »
« Ah ! la tentation », fit-elle, et elle se pencha, et l’embrassa.
Il la repoussa.
« Prendrais-tu la vie de ta fille ? »
« C’est si facile… si bêtement facile. »
Gagné par la panique, Leto se souvint du terrifiant effort de volonté qu’il avait fallu à la persona de son père pour abandonner sa chair. Ghanima était-elle perdue dans ce monde d’observateurs où il s’était trouvé, épiant et écoutant, apprenant de son père la réponse qu’il avait requise.
« Je te mépriserai, mère », dit-il.
« Les autres ne me mépriseront point. Sois mon bien-aimé. »
« Si cela était, tu sais ce que vous deviendriez l’une et l’autre. Mon père te méprisera. »
« Jamais ! »
« Je te mépriserai ! »
Ces mots jaillirent de sa gorge en dehors de sa volonté et ils portaient en eux les anciennes harmoniques de la Voix que Paul tenait de sa sorcière de mère.
« Ne dis pas cela ! » gémit-elle.
« Je te mépriserai ! »
« Je t’en prie. Ne le dis pas. »
Leto porta la main à son cou. Il sentit que ses muscles lui appartenaient de nouveau.
« Il te méprisera, dit-il. Il se détournera de toi. Il retournera dans le désert. »
« Non… non…»
Ghanima secouait violemment la tête.
« Mère, reprit-il. Tu dois te retirer. »
« Non… Non…» Mais il n’y avait plus autant de force dans la voix qui implorait.
Leto observa le visage de sa sœur. Chaque fibre de chaque muscle vibrait en réponse au tourbillon qui se déchaînait dans sa chair.
« Va-t’en, dit-il. Va-t’en. »
« Nooon…»
Il lui saisit le bras, sentit sous ses doigts les muscles qui tremblaient, les tendons qui tressaillaient. Elle se débattit, essayant de lui échapper, mais il la maintint fermement sans cesser de murmurer : « Va-t’en… Va-t’en…»
Dans ce moment, Leto ne cessa de se morigéner pour avoir obligé Ghani à se prêter encore une fois à ce jeu des parents auquel si souvent ils avaient joué mais qu’elle redoutait depuis quelque temps. Il était vrai que la femme se montrait plus faible dans cette bataille intérieure, dut-il admettre. De là les craintes Bene Gesserit.
Les heures passaient et le corps de Ghani continuait de trembler et de se convulser tandis que se déchaînait le conflit. Pourtant, vint un instant où Leto entendit la voix propre de sa sœur. S’adressant à l’imago qui refusait de céder, elle demandait : Mère… je t’en prie ! Puis elle ajouta : Tu as vu Alia ! Désires-tu devenir ce qu’elle est ? »
Enfin, Ghanima se pencha vers son frère et lui souffla :
« Elle a accepté. Elle est partie ! »
Il posa la main sur sa joue.
« Ghanima, je suis navré, tellement navré. Jamais plus je ne redemanderai de faire cela. J’ai été égoïste. Pardonne-moi. »
« Il n’y a rien à te pardonner, dit-elle et elle haletait légèrement, comme à l’issue d’un immense effort physique. Nous avons appris des choses que nous devions savoir. »
« Elle t’a parlé de tant de sujets. Nous verrons plus tard si…»
« Non ! C’est maintenant qu’il nous faut voir. Tu avais raison. »
« Mon Sentier d’Or ? »
« Ton maudit Sentier d’Or ! »
« La logique est inutile si elle n’est pas armée des données essentielles. Mais je…»
« Grand-mère est revenue afin de guider notre éducation et de veiller à ce que nous ne soyons pas… contaminés. »
« C’est ce que prétend Duncan. Il n’y a rien de nouveau dans…»
« Calcul élémentaire », admit-elle d’un ton plus ferme. Elle s’écarta de son frère, observa le désert plongé dans le silence absolu qui annonçait l’approche de l’aube. Cette bataille, cette connaissance leur avaient coûté une nuit. Les Gardes Royaux, qui attendaient derrière les tentures des sceaux, avaient dû fournir bien des explications. Leto leur avait donné pour mission que rien ne vînt les déranger.
« Souvent, en prenant de l’âge, les êtres apprennent la subtilité, dit Leto. Qu’apprenons-nous de toute cette expérience de l’âge qui puisse nous être utile ? »
« L’univers tel que nous le voyons n’est jamais exactement l’univers physique véritable. Nous ne devons pas concevoir cette grand-mère simplement comme une grand-mère. »
« Ce serait dangereux, admit Leto. Mais ce que je deman…»
« Il y a plus que la subtilité, l’interrompit-elle. Nous devons garder le moyen, dans notre conscience, de percevoir ce que nous ne pouvons préconcevoir. C’est pour cela… que ma mère me parlait souvent de Jessica. A la fin, quand nous sommes revenues à l’échange intérieur, elle m’a dit tant de choses…» Ghanima soupira. « Nous savons qu’elle est notre grand-mère. Hier encore, tu es restée pendant des heures avec elle. Est-ce pour cela que…»
« Si nous l’acceptons, ce que nous savons déterminera notre réaction à son égard. Ma mère n’a cessé de m’en avertir. Elle a cité notre grand-mère une fois et… (Elle toucha le bras de son frère.) L’écho était comme la voix de notre grand-mère, dans mon esprit. »
« Elle t’a averti », répéta Leto. Cette idée le déconcertait. Nul ne pouvait donc se fier à rien en ce monde ?
« Les plus mortelles erreurs, dit Ghanima, proviennent de certitudes périmées. Ma mère me l’a répété plusieurs fois. »
« C’est du pur Bene Gesserit. »
« Si… si elle est vraiment retournée auprès des Sœurs…»
« Ce serait très dangereux pour nous, acheva Leto. Nous portons le sang de leur Kwisatz Haderach, le mâle du Bene Gesserit. »
« Elles ne renonceront pas à cette quête, dit-elle, mais elles peuvent renoncer à nous. Et notre grand-mère pourrait être leur instrument. »
« Il existe un autre moyen. »
« Oui… nous faire nous reproduire. Mais les Sœurs savent que les gènes récessifs peuvent compliquer cet accouplement. »
« C’est un pari sur lequel elles doivent s’entendre. »
« Ainsi qu’avec notre grand-mère. Non, ce moyen ne me plaît pas. »
« Pas plus qu’à moi. »
« Pourtant, ce ne serait pas la première fois qu’une lignée royale essaie de…»
« Cela me répugne », dit-il en frissonnant.
Elle garda le silence.
« Le pouvoir », dit Leto.
Et, par cette étrange alchimie des similitudes qui existait entre eux, elle connut le cheminement de ses pensées.
« Le pouvoir du Kwisatz Haderach doit être effacé », dit-elle.
« A leur manière », acheva-t-il.
A cet instant précis, le jour apparut sur le désert. Immédiatement, ils perçurent l’éveil de la chaleur. Les couleurs fusèrent des bosquets, au bas de la falaise. Les lances vertes et grises des plantes projetèrent des faisceaux d’ombres sur le sable. Le cimeterre argenté du soleil dilua l’obscurité en reflets jaunes et mauves qui se déployèrent sur les montagnes.
Leto se redressa, s’étira.
« Ce sera donc le Sentier d’Or », dit Ghanima, et elle s’adressait autant à son frère qu’à elle-même, sachant comment la dernière vision de son père se fondait dans les songes de Leto.
Quelque chose frôla la tenture des sceaux d’humidité, derrière eux, et des voix se firent entendre en un murmure sourd.
Leto, immédiatement, revint au langage perdu qu’ils avaient employé aux premières heures de la nuit :
« L’ii ani howr samis sm’kwi owr samit sut. »
La décision prenait d’elle-même sa place dans leur conscience. Littéralement, cela se traduit ainsi : Nous nous tiendrons compagnie vers la mort, même si seul l’un de nous revient pour le raconter.
Ghanima se leva à son tour et, ensemble, ils franchirent les sceaux et regagnèrent l’intérieur du sietch. Les gardes les entourèrent et les escortèrent jusqu’à leurs appartements. Sur leur passage, la foule s’écartait et les regards qui interrogeaient les gardes étaient différents, ce matin-là. Une vieille coutume Fremen voulait que les sages passent la nuit seuls au-dessus du désert. Tous les Umma avaient connu cette veille. De même que Paul Muad’Dib… et Alia. A, présent, les jumeaux royaux venaient de s’y conformer.
Leto, conscient de la différence, la fit remarquer à Ghanima.
« Ils ne savent pas ce que nous avons décidé pour eux, dit-elle. Ils ne le savent pas. »
« Cela exige le plus fortuit des débuts », répondit-il dans le langage secret.
Ghanima hésita, façonnant ses pensées.
« Le temps venu, quand les jumeaux seront pleurés, cela devra être réel exactement jusqu’à la confection de la tombe. Le cœur doit suivre le sommeil, de crainte qu’il n’y ait nul éveil. »
Dans le langage perdu, la phrase était extrêmement complexe, usant d’un complément d’objet pronominal distinct de l’infinitif. La syntaxe permettait à chaque segment intérieur de se retourner sur lui-même et d’acquérir plusieurs sens différents, chacun étant parfaitement distinct et défini bien que tous fussent interdépendants de façon subtile. Ainsi, Ghanima venait-elle de déclarer que l’un et l’autre risquaient la mort par le plan de Leto. Que cette mort fût réelle ou simulée ne faisait pas la moindre différence. Le changement qui en résulterait serait semblable à la mort, littéralement ce serait un « meurtre funéraire ». Une acception supplémentaire appelait de façon accusatrice quiconque était appelé à survivre pour raconter, à jouer jusqu’au bout le jeu de la vie. Le moindre faux pas, alors, annulerait l’ensemble du plan. Et le Sentier d’Or de Leto deviendrait une impasse.
« Extrêmement délicat », déclara Leto avant d’écarter les draperies qui masquaient l’antichambre de leurs appartements.
Le temps d’un battement de cœur, les serviteurs interrompirent leurs tâches tandis que les jumeaux s’engageaient dans le passage voûté qui conduisait aux appartements de Dame Jessica.
« Tu n’es pas Osiris », remarqua Ghanima.
« Et je n’essaierai pas de le devenir », répondit-il.
Elle lui agrippa le bras et le força à s’arrêter.
« Alia darsaty haunus m’smow ! »
Il rencontra son regard. Bien sûr, chacun des actes d’Alia répandait une odeur méphitique qui n’avait pu échapper à leur grand-mère. Il eut un sourire entendu. Ghanima avait mêlé le langage ancien à la superstition Fremen pour évoquer un des plus solides présages tribaux. M’smow, l’odeur fétide d’une nuit d’été, était le messager de la mort entre les mains des démons. Et Isis avait été la déesse-démon de la mort pour ce peuple dont ils parlaient la langue.
« Nous sommes des Atréides et nous avons une réputation d’audace », dit-il.
« Donc, nous prendrons ce qu’il nous faut. »
« A moins que nous ne voulions quémander auprès de notre Régente, commenta Leto. Alia aimerait sans doute cela. »
« Mais notre plan…»
Notre plan, pensa-t-il en écho. Ghanima y adhérait donc complètement. Il dit : « Je pense à notre plan comme à l’effort du shaduf. »
Ghanima se retourna, huma les odeurs de l’antichambre qu’ils venaient de franchir, les relents du matin qui évoquaient l’éternel recommencement. Elle aimait la façon dont Leto avait employé leur langage privé. L’effort du shaduf. C’était un hommage. Il avait traité leur plan de vile besogne agricole : fertilisation, irrigation, plantation, transplantation et émondage – en tenant compte, cependant, des implications Fremen : cette tâche se déroulait simultanément en un Autre Monde où elle symbolisait la culture de la richesse spirituelle.
Ils étaient immobiles, hésitants, dans le passage voûté, et Ghanima observa attentivement son frère. Il lui était peu à peu apparu à l’évidence que Leto plaidait sur deux niveaux différents : d’abord, pour le Sentier d’Or de la vision de son père et de la sienne, ensuite, pour que sa sœur lui laisse libre cours de développer jusqu’à terme le dangereux mythe de création que le plan engendrerait. Et cela l’effrayait. Était-il un autre élément de sa vision qu’elle n’avait pas partagé ? Se pouvait-il que Leto se considère comme une déité potentielle capable de conduire l’humanité vers une renaissance… Tel père, tel fils ?
Le culte de Muad’Dib avait viré à l’aigre, par les ferments des erreurs d’Alia, et par la prêtrise militaire qui, bride abattue, chevauchait la puissance Fremen. Ce que désirait Leto, c’était la régénération.
Mais il me cache quelque chose, se dit Ghanima.
Il lui revint ce que Leto lui avait rapporté de son rêve. Et ce rêve avait une telle réalité iridescente et magnifique que le rêveur avait pu le vivre encore des heures durant, dans la brume, sans jamais qu’il ne change.
« Je suis sur le sable, dans la chaude clarté du jour, et pourtant il n’y a pas de soleil. C’est à ce moment que je comprends que je suis le soleil. Ma lumière se déploie en un Sentier d’Or. Au moment où je comprends cela, je sors de moi-même. Je me retourne, m’attendant à me voir devenir soleil. Mais je vois autre chose : je ne suis qu’un dessin d’enfant. Mes yeux sont des éclairs et mes bras et mes jambes de simples bâtons. Pourtant, je tiens un sceptre dans la main gauche, un vrai sceptre, qui n’a rien à voir avec cette espèce de gribouillis que je suis. Alors, le sceptre bouge et je suis terrifié. Et cela m’éveille ; pourtant, je sais que je continue de rêver. C’est à ce moment que je prends conscience d’être enfermé dans quelque chose – une armure qui suit les mouvements de ma peau. Je ne peux voir vraiment cette armure, mais je la sens. C’est alors que la terreur me quitte, car je sens que cette armure me donne la puissance de dix mille hommes. »
Il sentit avant même de le rencontrer le regard de sa sœur et il tenta de se dégager, de reprendre sa marche vers les appartements de Jessica. Mais Ghanima lui résista.
« Ce Sentier d’Or ne vaut peut-être pas mieux que tous les autres », dit-elle.
Il baissa les yeux sur le sol de roc, envahi par les doutes puissants de sa sœur.
« Je dois le faire », dit-il enfin.
« Alia est possédée. Cela pourrait bien nous arriver. Peut-être cela nous est-il déjà arrivé sans que nous en ayons conscience…»
« Non. (Il secoua la tête et affronta le regard de sa sœur.) Alia a résisté. Ce qui a augmenté la force des pouvoirs qui l’habitent. C’est par sa puissance qu’elle a été vaincue. Nous avons osé la quête intérieure, nous sommes partis à la recherche des langages anciens, des connaissances perdues. Nous sommes d’ores et déjà des amalgames vivants de ces existences que nous portons. Nous ne leur résistons pas. Nous nous laissons porter par elles. Voilà ce que j’ai appris de notre père la nuit dernière. C’est ce que je devais savoir. »
« Il n’a rien dit de ce qui est en moi. »
« Tu as écouté notre mère. C’est ce qui nous…»
« J’ai failli perdre. »
« Est-elle encore aussi forte en toi ? » demanda Leto, et la crainte se lisait sur son visage.
« Oui… mais à présent je crois qu’elle me protège par son amour. Tes arguments étaient excellents. Notre mère existe à présent pour moi dans l’alam al-mythal avec les autres, mais elle a goûté au fruit de l’enfer. Désormais, je peux l’écouter sans peur. Quant aux autres…»
« Oui, dit Leto. Et moi, tandis que j’écoute mon père, je pense que je suis en vérité le conseil de ce grand-père dont je porte le nom. Mais c’est peut-être justement ce nom qui facilite tout…»
« T’a-t-on dit de parler du Sentier d’Or à notre grand-mère ? »
Leto allait répondre mais se tut à l’instant où passait un serviteur portant le panier du petit déjeuner de Dame Jessica, suivi d’un sillage de parfum d’épice.
« Elle vit en nous en même temps qu’en sa propre chair, dit Leto. Il convient de la consulter deux fois. »
« Pas en ce qui me concerne, protesta Ghanima. Je ne m’y risquerai pas à nouveau. »
« Ce sera donc à moi. »
« Je pensais que nous avions admis l’un et l’autre qu’elle était retournée auprès des Sœurs. »
« Certainement. Elle a été élevée Bene Gesserit, elle a vécu sa propre vie ensuite, et puis elle est redevenue Bene Gesserit pour la fin. Mais rappelle-toi qu’elle porte elle aussi le sang des Harkonnens en elle, qu’elle en est plus proche que nous, et qu’elle a connu elle aussi cet échange intérieur. »
« De manière superficielle, dit Ghanima. Mais tu n’as pas répondu à ma question. »
« Je ne pense pas que je mentionnerai le Sentier d’Or. »
« Je pourrais le faire. »
« Ghani ! »
« Nous n’avons plus besoin des dieux Atréides ! Il faut retrouver le champ nécessaire à une certaine humanité ! »
« Ai-je donc jamais dit le contraire ? »
« Non. » Elle prit une profonde inspiration et détourna les yeux. Depuis le seuil de l’antichambre, les serviteurs les observaient, percevant la tension dans le ton, mais incapables de comprendre les mots anciens.
« Il faut que nous le fassions, reprit Leto. Sinon, nous ferions mieux de tomber sur nos couteaux. »
Ce disant, il employait l’ancienne forme Fremen qui avait le sens de « répandre notre eau dans la citerne tribale ».
Une fois encore, sa sœur l’observa attentivement. Elle ne pouvait qu’être en accord avec lui, mais elle était prise au piège d’une construction aux multiples murailles. L’un et l’autre savaient que, sur leur chemin, ils rencontreraient fatalement un jour d’expiation. Pour Ghanima, c’était une certitude que venaient renforcer ces autres vies-mémoires qui résidaient en elle, mais, en cet instant, ce qu’elle redoutait, c’était la puissance qu’elle communiquait à toutes les psychés dont elle utilisait les souvenirs. En elle, elles se tenaient tapies comme autant de harpies, d’ombres démoniaques en embuscade. Excepté sa mère, qui avait eu pouvoir sur sa chair et y avait renoncé. Ghanima était encore éprouvée par ce combat qui s’était déroulé en elle et qu’elle aurait perdu sans les exhortations de Leto.
Leto prétendait que le Sentier d’Or était la seule issue qui pouvait les libérer du piège. Elle devait le croire. Même s’il gardait en lui quelque secret arraché à sa vision, il avait besoin de Ghanima, de sa créativité pour enrichir leur plan.
« On nous éprouvera », dit-il, sachant bien où résidaient les doutes de Ghanima.
« Ce ne sera pas l’épice. »
« Même dans l’épice. Certainement dans le désert et dans l’Épreuve de la Possession. »
« Jamais tu n’as mentionné cette Épreuve de la Possession ! Fait-elle partie de ton rêve ? »
La gorge sèche, il dut avouer :
« Oui. »
« Alors… nous serons… possédés ? »
« Non. »
Elle songea à l’Épreuve, à cet examen très ancien des Fremen qui souvent s’achevait en une mort hideuse. Le plan de Leto recelait donc d’autres complexités. Il les conduirait jusqu’à un seuil au-delà duquel la chute d’un côté ou d’un autre pourrait ne pas être supportée par l’esprit humain, cet esprit demeurant sain.
Devinant le cheminement des pensées de sa sœur, Leto déclara : « Le pouvoir attire les psychotiques. Toujours. C’est ce qu’il nous faut empêcher en nous-mêmes. »
« Tu es certain que nous ne serons pas… possédés ? »
« Nous ne le serons pas, si nous créons le Sentier d’Or. »
En proie au doute encore, elle dit :
« Je ne porterai pas ton enfant, Leto. »
Il secoua la tête, refoulant les désirs intérieurs, et lui répondit dans la forme royale du langage ancien : « Ma sœur, je vous aime plus que moi-même, mais vous n’êtes point le plus tendre de mes désirs. »
« Très bien, alors revenons à une autre discussion avant de retrouver notre grand-mère. Un couteau ne pourrait-il résoudre nos problèmes ? »
« Si tu crois cela, tu penses que nous pouvons tout aussi bien marcher dans la boue sans laisser de traces. Et, en ce domaine, qui donc a jamais eu la moindre chance avec Alia ? »
« On parle de ce Javid. »
« Duncan a-t-il donc les attributs de l’homme trompé ? »
Ghanima haussa les épaules.
« Un poison, deux poisons », dit-elle. C’était là l’étiquette commune appliquée selon l’usage royal aux proches et compagnons en raison de la menace qu’ils faisaient peser sur votre personne, une caractéristique universelle des dirigeants. »
« Il faut agir selon mon précepte », dit Leto.
« Ce serait plus propre autrement », remarqua Ghanima.
De la réponse de sa sœur, Leto déduisit qu’elle avait rejeté ses doutes et qu’elle s’accommodait de son plan. A cette pensée, il n’éprouva aucune joie et, regardant ses mains, il se demanda si la crasse tiendrait.
14
Voici l’œuvre de Muad’Dib : il vit dans la réserve subliminale de chaque individu une banque mémorielle inconscience dont l’acquis remontait à la cellule primitive de notre genèse commune. Chacun d’entre nous, dit-il, peut mesurer la distance qui le sépare de cette origine commune. Il vit cela, il le révéla et accomplit le bond audacieux de la décision. Il se fixa pour tâche d’intégrer la mémoire génétique dans l’évaluation de l’évolution. Ainsi, il franchit les rideaux du Temps, il fit de l’avenir et du passé une seule et même chose. Telle fut la création de Muad’Dib incarnée dans son fils et dans sa fille.
Le soleil de Salusa Secundus allait vers son zénith et Farad’n, arpentant le jardin privé du palais royal de son grand-père, regardait son ombre rétrécir. De temps à autre, il devait accélérer le pas pour rester à la hauteur du grand Bashar qui l’accompagnait.
« J’ai des doutes, Tyekanik, dit-il. Oh, bien sûr, je ne nie pas que le trône m’attire mais… (Il inspira profondément.) Tant de choses m’intéressent. »
Tyekanik, qui sortait tout juste d’une violente dispute avec la mère de Farad’n, regarda discrètement le Prince. Le jeune homme approchait de son dix-huitième anniversaire et ses traits changeaient, se faisaient fermes. Jour après jour, l’image de Wensicia s’estompait tandis que s’imposait celle du vieux Shaddam, qui avait sacrifié les charges du trône à ses passions personnelles. Ce qui lui avait finalement coûté le trône, son sens de l’autorité s’étant à la longue émoussé.
« Il faut faire un choix, dit Tyekanik. Certes, vous aurez encore le temps de vous adonner à ce qui vous intéresse par ailleurs, mais…
Farad’n se mordit la lèvre inférieure. C’était le devoir qui le retenait ici, et il en ressentait de la frustration. Il aurait cent fois préféré se trouver dans l’enclave rocheuse où se déroulaient les expériences sur les truites des sables. Voilà un plan qui avait des implications gigantesques : s’ils réussissaient à arracher le monopole de l’épice aux Atréides, tout serait possible.
« Es-tu certain que ces jumeaux seront… éliminés ? » demanda-t-il.
« Rien n’est absolument sûr, Mon Prince, mais les perspectives sont bonnes. »
Farad’n haussa les épaules. L’assassinat faisait partie de la vie royale. L’élimination des personnages importants et ses subtiles variations étaient inscrites dans le langage. Un simple mot permettait de distinguer entre le poison dans une boisson et celui dans un mets. Farad’n estimait que les jumeaux Atréides seraient tués par le poison. Et cette pensée était déplaisante. A tous points de vue, les jumeaux étaient dignes d’intérêt.
« Faudra-t-il que nous nous rendions sur Arrakis ? »
« C’est préférable. Nous pourrons y exercer une plus grande pression. »
Farad’n semblait vouloir éviter une certaine question et Tyekanik se demandait bien laquelle.
« Je suis inquiet, Tyekanik », déclara Farad’n à l’instant où il contournait une haie pour s’approcher d’une fontaine enfouie sous des roses noires géantes. On entendait le claquement des cisailles de jardiniers invisibles.
« Oui ? » l’encouragea Tyekanik.
« Cette… cette religion que tu as épousée…»
« Rien d’étrange à cela, Mon Prince, commença Tyekanik, espérant que sa voix demeurerait ferme et convaincante. Cette religion s’adresse au guerrier qui est en moi. C’est une religion qui convient à un Sardaukar. »
Cela, au moins, était vrai.
« Oui… Mais cela semble tant plaire à ma mère. »
Maudite Wensicia ! pensa Tyekanik. Elle a rendu son fils soupçonneux !
« L’avis de votre mère m’importe peu. La religion d’un homme ne concerne que lui. Peut-être y discerne-t-elle un moyen de faciliter votre accession au trône…»
« C’est ce que je me disais. »
Ah, qu’il est malin ! songea Tyekanik, avant de reprendre :
« Penchez-vous sur cette religion. Vous verrez très vite pourquoi je l’ai choisie. »
« Pourtant… Le prêche de Muad’Dib ? Après tout, c’était un Atréides. »
« Tout ce que je puis dire, c’est que les voies de Dieu sont mystérieuses. »
« Je comprends. Dis-moi, Tyek, pourquoi m’as-tu demandé de faire cette promenade avec toi ? Il est presque midi et, d’ordinaire, tu es à l’extérieur sur les ordres de ma mère…»
Tyekanik s’arrêta auprès d’un banc de pierre, non loin de la fontaine aux roses géantes. Le spectacle des jets le calmait et il n’en détourna pas les yeux tandis qu’il déclarait :
« Mon Prince, j’ai fait une chose que votre mère pourrait bien ne pas apprécier. » Et il pensa : S’il croit cela, ce maudit stratagème réussira. Amener ici ce satané Prêcheur ! Elle a été folle. Et à quel prix !
Il demeura silencieux, et Farad’n demanda :
« D’accord, Tyek, et qu’as-tu donc fait ? »
« J’ai amené ici un expert en oniromancie. »
Le Prince lui décocha un regard acéré. Certains, parmi les plus vieux des Sardaukar, jouaient au jeu de l’interprétation des rêves, et de plus en plus depuis leur défaite par le « Rêveur Suprême », Muad’Dib. Ils se disaient que, quelque part dans leurs rêves, ils pourraient trouver la route qui les conduirait à nouveau à la puissance et à la gloire. Mais Tyekanik, lui, s’était toujours détourné de cette pratique.
« Ça ne te ressemble pas, Tyek », dit Farad’n.
« Alors, je ne puis que parler de ma nouvelle religion », répondit Tyekanik en s’adressant à la fontaine. C’était pour parler de la religion, bien sûr, qu’ils avaient pris le risque d’amener le Prêcheur sur ce monde.
« Parle-moi donc de cette religion », dit Farad’n.
« Comme mon Prince l’ordonne. »
Tyekanik se retourna et regarda en face l’adolescent qui portait en lui, désormais, tous les rêves distillés sur le chemin que la Maison de Corrino suivrait.
« L’Église et l’État, Mon Prince, de même que la foi et la raison scientifique, et même plus encore : la tradition et le progrès – tout est réconcilié dans les enseignements de Muad’Dib. Ils nous disent qu’il n’existe pas d’opposés absolus sinon dans les croyances des hommes et, parfois, dans leurs rêves. On découvre le futur dans le passé, et l’un et l’autre sont une partie d’un tout. »
Malgré les doutes qu’il ne pouvait s’empêcher d’éprouver, Farad’n fut impressionné. Il avait lu dans la voix de Tyekanik un accent à la fois sincère et douloureux, comme si le Sardaukar était en lutte contre des pressions internes.
« Et c’est pourquoi tu m’as amené ce… cet interprète des rêves ? »
« Oui, Mon Prince. Peut-être votre songe pénètre-t-il le Temps. Vous retrouvez la conscience de votre être intérieur lorsque vous reconnaissez l’univers comme un ensemble cohérent. Vos rêves… eh bien…»
« Mais je n’ai jamais parlé sérieusement de mes rêves, protesta Farad’n. Ils sont curieux pour moi, c’est tout. Je n’ai pas soupçonné une seule fois que tu…»
« Mon Prince, il n’est pas une chose que vous puissiez faire qui soit sans importance. »
« C’est très flatteur, Tyek, mais crois-tu vraiment que ton homme peut voir le cœur des grands mystères ? »
« Je le crois, Mon Prince. »
« Alors, contrarions ma mère. »
« Vous acceptez de le voir ? »
« Bien sûr – du moment que tu l’as amené ici pour contrarier ma mère. »
Est-ce qu’il se moque de moi ? se demanda Tyekanik.
« Je dois vous avertir. Le vieil homme porte un masque. C’est un appareil ixien qui permet aux non-voyants de voir par leur peau. »
« Il est aveugle ? »
« Oui, Mon Prince. »
« Sait-il qui je suis ? »
« Je le lui ai dit, Mon Prince. »
« Très bien. Allons le retrouver. »
« Si Mon Prince veut bien attendre ici un instant, je lui amènerai cet homme. »
Le regard de Farad’n se posa sur la fontaine et il sourit. Cet endroit convenait aussi bien que n’importe quel autre pour cette folie.
« Tu lui as parlé de mes rêves ? » demanda-t-il.
« Seulement en termes généraux, Mon Prince. Il vous demandera de lui en faire vous-même le récit. »
« Oh ! très bien. J’attends ici. Amène-moi ce personnage. »
Farad’n se retourna. Il entendit le pas pressé de Tyekanik qui s’éloignait. Ses yeux furent attirés par le chapeau brun d’un jardinier qui se montrait derrière une haie. Des cisailles brillaient au-dessus des feuilles selon un rythme hypnotique. »
Toute cette histoire de rêves est absurde, pensa-t-il. Tyek a eu tort de faire cela sans me consulter. Bizarre qu’il se convertisse à cette religion à son âge ! Et maintenant, ces rêves…
Il entendit des pas. Celui de Tyek, d’abord, le pas net qui lui était familier, et un autre, plus traînant. Il se retourna et son regard se posa sur l’interprète des rêves. Le masque ixien était noir, fait d’une sorte de gaze. Il couvrait tout le visage, du front jusqu’à la pointe du menton. Il ne comportait pas de fentes pour les yeux. Pour celui qui croyait aux prouesses ixiennes, le masque était un œil unique et énorme.
Tyekanik s’arrêta à deux pas de Farad’n, mais le vieil homme s’approcha plus près encore.
« L’interprète des rêves », dit Tyekanik.
Farad’n hocha la tête.
Le vieil homme masqué eut un toussotement rauque et profond qui semblait venir de ses entrailles.
Farad’n reconnut le parfum aigre de l’épice. Il émanait de l’ample robe grise qui couvrait l’homme.
« Ce masque fait-il partie de ta chair ? » demanda-t-il, conscient, dans la même seconde, qu’il essayait d’éviter de parler immédiatement des rêves.
« Aussi longtemps que je le porte, dit le vieil homme. Et il y avait un rien d’amertume dans sa voix, de même qu’une trace d’accent Fremen. Parlez-moi de votre rêve. »
Farad’n haussa les épaules. Pourquoi pas ? C’était bien pour ça que Tyekanik avait amené le vieil homme. Ou sinon ?… Le doute assaillit soudain Farad’n. Il demanda : « Pratiques-tu vraiment l’oniromancie ? »
« Je suis venu interpréter votre rêve, puissant Seigneur. »
A nouveau, le Prince haussa les épaules. Ce personnage masqué le rendait nerveux. Il regarda dans la direction de Tyekanik, qui demeurait impassible, les bras croisés, les yeux fixés sur la fontaine aux roses.
« Votre rêve », insista le vieil homme.
Farad’n inspira profondément et entreprit son récit. Peu à peu, les mots lui vinrent plus aisément. Il parla de l’eau qui, dans le puits, coulait vers le haut, des mondes qui étaient autant d’atomes qui dansaient dans sa tête, du serpent qui se changeait en ver des sables pour finir en un nuage de poussière. Il fut surpris de s’apercevoir qu’il avait quelque difficulté à évoquer le serpent. Quelque chose en lui s’y opposait et il en conçut de la colère tandis qu’il parlait.
Le vieil homme demeura silencieux et impassible jusqu’à l’instant où Farad’n se tut. Son souffle animait doucement, régulièrement, le masque de gaze noire.
Comme le silence s’établissait et persistait, Farad’n demanda :
« Vous n’allez pas interpréter mon rêve ? »
« Je l’ai interprété. » La voix du vieil homme semblait venir d’une distance énorme.
« Et alors ? »
Il y avait un ton grinçant dans la voix de Farad’n, et il prit conscience de la tension créée par le récit de son rêve.
Le vieil homme demeurait silencieux.
« Dis-moi ! » Maintenant, il y avait de la colère dans le ton du Prince.
« J’ai dit que j’interpréterais votre rêve, mais je n’ai pas dit que je vous ferais part de mon interprétation. »
Tyekanik lui-même réagit à ces mots. Il laissa tomber ses bras et serra les poings et il grommela : « Comment ? »
« Je n’ai pas dit que je révélerais mon interprétation », répéta le vieil homme.
« Tu désires plus d’argent ? » demanda Farad’n.
« Je n’en ai pas demandé pour être conduit ici. »
Il y avait une fierté glacée dans cette réponse et la colère de Farad’n s’adoucit. Ce vieil homme était courageux, quoi qu’il en fût. Il devait savoir que la désobéissance pouvait entraîner la mort.
« Permettez-moi, Mon Prince, intervint Tyekanik, voyant que Farad’n allait reprendre la parole. Puis, se tournant vers le vieil homme : « Veux-tu nous dire pourquoi tu refuses de nous révéler ton interprétation ? »
« Oui, Mes Seigneurs. Le rêve me dit qu’il serait vain d’expliquer de telles choses. »
Farad’n ne put se contenir plus longtemps.
« Veux-tu dire que je connais déjà la signification de mon rêve ? »
« Peut-être, Mon Seigneur, mais tel n’est pas mon propos. »
Tyekanik s’avança pour se retrouver au côté de Farad’n. Ensemble, ils regardèrent le vieil homme.
« Explique-toi », dit le Sardaukar.
« Sur l’heure », ajouta Farad’n.
« Si je devais parler de ce rêve, explorer cette eau, cette poussière, ces serpents et ces vers, analyser ces atomes qui dansent dans votre tête comme dans la mienne… Ah ! Puissant Seigneur, mes mots ne pourraient que vous troubler et vous prétendriez que je n’ai pas compris ! »
« Crains-tu que tes paroles ne provoquent ma colère ? » demanda Farad’n.
« Mon Seigneur ! vous êtes déjà en colère ! »
« Ne nous fais-tu pas confiance ? » demanda Tyekanik.
« C’est presque cela, Mon Seigneur. Je ne vous fais nulle confiance, à l’un comme à l’autre, pour la simple raison que vous n’avez nulle confiance en vous-mêmes. »
« Tu t’approches dangereusement du bord, dit Tyekanik. Des hommes ont été exécutés pour s’être montrés moins retors que toi. »
Farad’n acquiesça : « Ne nous induis pas en fureur. »
« Les conséquences fatales de la fureur des Corrino sont bien connues, Mon Seigneur de Salusa Secundus », dit le vieil homme.
Tyekanik posa une main apaisante sur le bras de Farad’n.
« Nous provoques-tu afin de mourir ? »
Farad’n n’avait pas songé à cela. Il se sentit glacé à la pensée des implications d’une telle attitude. Ce vieil homme qui s’était donné le nom de Prêcheur… était-il plus qu’il ne semblait ? Quelles pourraient être les conséquences de sa mort ? Les martyrs pouvaient être dangereux.
« Je doute que vous m’assassiniez quoi que je puisse dire, fit le Prêcheur. Je pense que vous connaissez ma valeur, Bashar, et votre Prince la devine désormais. »
« Tu refuses absolument d’interpréter son rêve ? » insista Tyekanik.
« Je l’ai interprété. »
« Et tu ne révéleras pas ce que tu y vois ? »
« M’en voulez-vous, Mon Seigneur ? »
« En quelle manière peux-tu m’être utile ? » demanda Farad’n.
Le Prêcheur leva alors sa main droite et dit : « Si je fais ce geste, Duncan Idaho viendra à moi et m’obéira. »
« Quelle est donc cette absurde prétention ? » demanda Farad’n.
Tyekanik secoua la tête, se souvenant de sa dispute avec Wensicia.
« Mon Prince, cela pourrait être vrai. Ce Prêcheur a de nombreux fidèles sur Dune. »
« Pourquoi ne m’as-tu pas dit qu’il venait de ce monde ? »
Avant que Tyekanik ait pu répondre, le Prêcheur répondit à Farad’n : « Mon Seigneur, vous ne devez pas vous sentir coupable en ce qui concerne Arrakis. Vous n’êtes qu’un produit de votre temps. C’est le plaidoyer particulier que tout homme peut faire lorsqu’il est assailli par la culpabilité. »
« La culpabilité ! » répéta Farad’n, outré.
Le Prêcheur se contenta de hausser les épaules.
Et, de façon étrange, Farad’n passa de la colère à l’amusement. Il se mit à rire à gorge déployée et Tyekanik le regarda avec inquiétude.
« Je t’aime bien, Prêcheur », dit-il enfin.
« Cela m’est un plaisir, Prince. »
« Nous te trouverons un appartement ici, dans ce palais, reprit Farad’n. Tu seras mon interprète officiel des rêves, bien que tu ne m’aies pas révélé le moindre mot de ton interprétation. Tu pourras également me conseiller à propos de Dune. Ce lieu m’intéresse au plus haut point. »
« Je ne puis faire cela, Prince. »
La colère revint effleurer Farad’n. Ses yeux prirent un éclat dur comme ils se posaient sur le masque noir du Prêcheur.
« Pourquoi donc, dis-le-moi ? »
« Mon Prince », intervint Tyekanik, posant à nouveau une main sur son bras.
« Qu’y a-t-il donc, Tyek ? »
« Nous l’avons amené ici sous contrat passé avec la Guilde. Il doit regagner Arrakis. »
« On me rappelle sur Arrakis », dit le Prêcheur.
« Qui te rappelle ? »
« Un pouvoir plus grand que le tien, Prince. »
Farad’n regarda Tyekanik : « Est-il un espion Atréides ? »
« C’est peu probable, Mon Prince. Sa tête a été mise à prix par Alia. »
« Alors, si ce ne sont pas les Atréides qui te rappellent sur Arrakis, qui ? » demanda Farad’n au Prêcheur.
« Un pouvoir plus grand que celui des Atréides. »
Farad’n eut un rire nerveux. Tout cela n’était qu’un ramassis de délires mystiques. Comment Tyek avait-il pu se laisser abuser ainsi ? Ce Prêcheur avait été rappelé sur Dune. Par un rêve, sans doute. De quelle importance étaient les rêves ?
« Tout ceci était une perte de temps, Tyek, dit-il. Pourquoi m’avoir convié à cette… cette farce ? »
« L’enjeu est double, Mon Prince. Cet interprète des rêves a promis de me livrer Duncan Idaho et d’en faire un agent de la Maison de Corrino. Tout ce qu’il m’a demandé a été de vous rencontrer pour interpréter votre rêve. »
Et Tyekanik songea : C’est du moins ce qu’il a dit à Wensicia ! A nouveau, il était assailli par le doute.
« Pour quelle raison mon rêve est-il si important pour toi, vieil homme ? » demanda Farad’n.
« Il me dit que de grands événements se dirigent vers une conclusion logique. Je dois hâter mon retour. »
Ironique, Farad’n remarqua : « Et tu resteras impénétrable, me refusant ton conseil. »
« Les conseils, Prince, sont une facilité dangereuse. Mais je me permettrai quelques mots que vous pourrez accepter comme conseil ou dans tout autre sens qui vous conviendra. »
« Fais donc. »
Le Prêcheur redressa la tête et le masque de gaze noire se trouva face au visage de Farad’n.
« Les gouvernements s’érigent et s’effondrent pour des raisons qui semblent insignifiantes, Prince. Des événements si mineurs ! Une dispute entre deux femmes… La direction du vent un certain jour… un éternuement, une toux, la longueur d’une parure ou la rencontre improbable d’un grain de sable et de l’œil d’un courtisan. Ce ne sont pas toujours les soucis majeurs des ministres impériaux qui dessinent le cours de l’histoire, pas plus que ce ne sont les gestes des pontifes qui dirigent les mains de Dieu. »
Sans qu’il pût en expliquer la raison, Farad’n se sentit profondément troublé par ces paroles.
Une phrase, en particulier, avait éveillé l’attention de Tyekanik. Pourquoi le Prêcheur avait-il fait allusion à une « parure » ? Il pensa aux costumes impériaux qui avaient été adressés aux jumeaux Atréides, aux tigres dressés à l’attaque. Fallait-il voir un subtil avertissement dans les mots du vieil homme ? Que savait-il au juste ?
« Que signifie ce conseil ? » demanda Farad’n.
« Pour réussir, dit le Prêcheur, il vous faut ramener votre stratégie à son point d’application. Où applique-t-on une stratégie ? A un lieu particulier, à des personnes particulières. Même avec la plus grande minutie, il se trouvera un petit détail sans signification directe qui vous échappera. Votre stratégie, Prince, peut-elle être réduite aux ambitions de l’épouse d’un gouverneur de légion ? »
D’une voix glacée, Tyekanik intervint : « Que signifie cette rengaine sur la stratégie, Prêcheur ? Que peut en retirer Mon Prince ? »
« On l’incite à désirer un trône, dit le Prêcheur. Je lui souhaite bonne chance, mais il lui faudra bien plus que de la chance. »
« Voilà de dangereuses paroles, dit Farad’n. Comment peux-tu avoir l’audace de les prononcer ? »
« Les ambitions tendent à ne pas se plier aux réalités. Je dis ces paroles audacieuses parce que vous êtes à un carrefour. Vous pourriez devenir admirable. Mais, pour l’heure, vous êtes entouré par ceux-là qui ne cherchent point de justifications morales, par des conseillers guidés par la seule stratégie. Vous êtes jeune, fort et dur, mais il vous manque une éducation d’un certain type grâce à laquelle votre caractère pourrait évoluer. Ce qui est triste, puisque vous avez des faiblesses dont je vous ai décrit les dimensions. »
« Que veux-tu dire ? » demanda Tyekanik.
« Prends garde à tes paroles, intervint Farad’n. Qu’est-ce donc que cette faiblesse ? »
« Vous n’avez pas accordé une pensée au genre de société qui aurait votre préférence. Vous ne prenez pas en considération les aspirations de vos sujets. Même la forme de l’Imperium que vous souhaitez est vague dans vos spéculations. (Le Prêcheur tourna son visage-masque vers Tyekanik.) Votre regard est fixé sur le pouvoir, et non sur ses subtils usages et ses risques. Ainsi, votre avenir est empli d’inconnues manifestes : disputes entre femmes, toux et jours de vent. Comment pouvez-vous déterminer une époque alors que vous ne pouvez voir jusqu’au moindre détail ? La force de votre esprit ne vous servira de rien. Votre faiblesse est là. »
Un long moment, Farad’n observa le vieil homme, réfléchissant aux implications profondes de ces pensées, à la persistance de concepts si discrédités. La morale ! Les objectifs sociaux ! Des mythes bons à mettre à côté de la croyance au mouvement ascendant de l’évolution.
« Nous avons entendu assez de paroles, dit Tyekanik. Qu’est-il du prix convenu, Prêcheur ? »
« Duncan Idaho est à vous. Veillez à bien vous en servir. C’est un joyau sans prix. »
« Oh, nous avons la mission qui lui convient, dit Tyekanik. Il regarda Farad’n : Pouvons-nous nous retirer, Mon Prince ? »
« Qu’il fasse ses bagages avant que je change d’idée, dit Farad’n. Et il ajouta, avec un regard dur : Je n’aime pas la façon dont tu t’es servi de moi, Tyek. »
« Pardonnez-lui, Prince, intervint le Prêcheur. Votre fidèle Bashar accomplit la volonté de Dieu sans le savoir. »
Sur ce, s’inclinant, le Prêcheur s’éloigna et Tyekanik lui emboîta précipitamment le pas.
Farad’n, tout en regardant les deux silhouettes qui allaient disparaître, songea : Je dois me pencher sur cette religion que Tyek a épousée. Il sourit tristement. Quel interprète des rêves ! Mais qu’importe ? Mon rêve n’était pas une chose importante.
15
Et il eut la vision d’une armure. Elle n’était pas sa propre peau, elle était plus solide que le plastacier. Rien ne pouvait pénétrer cette armure, ni le couteau, ni le poison, ni le sable, pas même la poussière du désert ou sa chaleur desséchante. Dans sa main droite, il enserrait la puissance de la tempête Coriolis, il pouvait faire trembler la terre et l’éroder jusqu’à la nudité. Ses yeux étaient fixés sur le Sentier d’Or et, dans sa main gauche était le sceptre du pouvoir absolu. Au-delà du Sentier d’Or, ses yeux voyaient l’éternité, et il savait que l’éternité était la nourriture de son âme et de sa chair éternelle.
« Il serait mieux pour moi de ne jamais être Empereur, dit Leto. Oh ! je ne veux pas dire que j’ai commis la faute de mon père et que j’ai entrevu l’avenir grâce à un verre d’épice. Je parle par égoïsme. Ma sœur et moi avons désespérément besoin d’une période de liberté pour apprendre à vivre avec ce que nous sommes. »
Il se tut et posa un regard interrogateur sur Dame Jessica. Ghanima et lui s’étaient mis d’accord sur les termes qu’il avait employés. Quelle allait être la réponse de leur grand-mère ?
Dans la faible clarté des brilleurs de son appartement, Jessica observa le visage de son petit-fils. C’était à peine l’aube de son second jour dans le Sietch Tabr et elle venait d’être alarmée par les rapports concernant la nuit de veille des jumeaux. Que faisaient-ils ? Elle n’avait pas bien dormi et elle ressentait la morsure des acides de la fatigue, l’appelant à redescendre de l’hyper-niveau sur lequel elle s’était maintenue pour faire face à tous les devoirs qui lui avaient incombé depuis le moment crucial de l’astroport. Elle se trouvait à présent dans le sietch de ses cauchemars… mais au-dehors… le désert n’était pas celui dont elle avait le souvenir. D’où sont venues toutes ces fleurs ? se demandait-elle. Et l’atmosphère était bien trop humide. Et les jeunes se montraient si négligents à l’égard du distille.
« Qu’es-tu donc, enfant, pour avoir besoin de temps pour apprendre sur toi-même ? » demanda-t-elle enfin.
Il secoua la tête, doucement, conscient que c’était là un mouvement d’adulte sur un corps d’enfant, se rappelant qu’il lui fallait maintenir cette femme en situation de déséquilibre.
« D’abord, dit-il, je ne suis pas un enfant. Oh ! oui… (Il toucha sa poitrine.) Ceci est un corps d’enfant, sans le moindre doute. Mais… je ne suis pas un enfant. »
Jessica se mordit la lèvre supérieure, sans se soucier de révéler son trouble. Son Duc, qui était mort depuis si longtemps sur cette maudite planète, avait ri bien souvent de cela. « Ta seule réponse franche. Elle m’apprend que tu es inquiète et que je dois baiser ces lèvres pour qu’elles cessent de s’affoler. »
A présent, ce petit-fils qui portait le prénom de son Duc l’enfermait dans le silence des battements de son cœur par son seul sourire tandis qu’il disait :
« Vous êtes inquiète. Je le vois : vos lèvres s’affolent. »
Il lui fallut faire appel au fondement de la discipline Bene Gesserit pour garder une apparence de calme.
« Tu me provoques ? » demanda-t-elle.
« Vous provoquer ? Jamais. Non, je désire seulement vous faire apparaître clairement la différence qui nous sépare. Laissez-moi vous remettre en mémoire cette ancienne orgie de sietch au cours de laquelle la Vieille Révérende Mère vous a transmis toutes ses vies, tous ses souvenirs. Elle s’est accordée sur vous et vous a donné ce… ce long chapelet de saucisses, chaque saucisse étant une personne. Vous le gardez en vous. Alors, vous devez savoir quelque chose de ce que nous vivons, Ghanima et moi. »
« Et Alia ? »
« N’en avez-vous pas déjà parlé avec Ghani ? »
« Je désire en parler avec toi. »
« Très bien. Alia a refusé ce qu’elle était, et elle est devenue ce qu’elle redoutait par-dessus tout. Le passé intérieur ne peut être relégué dans l’inconscient. Une telle démarche serait dangereuse pour n’importe quel être humain mais, pour nous, les pré-nés, c’est là un sort pire que la mort. Voilà tout ce que je puis dire à propos d’Alia. »
« Donc, tu n’es pas un enfant. »
« J’ai des millions d’années. Cela implique des adaptations qui jamais auparavant n’ont été nécessaires à un humain. »
Jessica hocha la tête. Elle se sentait plus calme à présent, mais aussi plus prudente qu’elle ne l’avait été avec Ghanima. Mais Ghanima, où était-elle donc ? Pour quelle raison Leto était-il venu seul ?
« Eh bien, grand-mère, dit-il à cet instant. Sommes-nous des Abominations ou le grand espoir des Atréides ? »
Éludant la question, Jessica demanda : « Où est ta sœur ? »
« Elle occupe Alia afin que celle-ci ne nous dérange pas. C’est nécessaire. Mais Ghani ne vous en dirait pas plus que je ne le fais. N’avez-vous pas compris cela hier ? »
« Ce que j’ai compris hier ne regarde que moi. Pourquoi tout ce bavardage à propos de l’Abomination ? »
« Bavardage ? Ne me faites pas votre numéro Bene Gesserit, grand-mère. Ou bien je vous le resservirai, mot pour mot, en le tirant de vos propres souvenirs. Non, il me faut autre chose que ces lèvres affolées. »
Jessica secoua la tête, percevant tout à coup la froideur de… cette personne qui avait en elle son sang. Les ressources dont disposait Leto étaient écrasantes. Elle essaya de se mettre à son diapason pour demander : « Que sais-tu de mes intentions ? »
Il redressa la tête.
« Vous n’aviez nul besoin de chercher à savoir si j’avais commis l’erreur de mon père. Je n’ai pas regardé hors de notre jardin de temps, du moins je n’ai pas cherché à en franchir la clôture. Il faut laisser la connaissance absolue de l’avenir à ces instants de déjà vu que vit tout être humain. Je sais les pièges de la prescience. L’existence de mon père m’a enseigné tout ce qu’il faut savoir à leur propos. Non, grand-mère, connaître l’avenir c’est se trouver pris au piège de cet avenir, totalement. Et le temps s’effondre. Le présent devient l’avenir. Non… il me faut plus de liberté que cela. »
Jessica sentit des mots sur sa langue, mais elle ne parla pas. Comment pouvait-elle lui donner une réponse qu’il ne connût pas déjà ? C’était monstrueux. Il est moi ! Il est mon Leto bien-aimé ! En même temps que lui venait cette pensée, elle en fut choquée. Pour un instant, elle se demanda si ce visage d’enfant n’allait pas se transformer pour faire revivre celui qu’elle avait tant aimé… Non !
Leto baissa la tête, regarda sa grand-mère. Oui, après tout, elle aussi pouvait être manœuvrée.
« Lorsque vous pensez à la prescience, dit-il, rarement je l’espère, vous n’êtes probablement guère différente des autres. La plupart des gens croient que ce serait tellement bien que de connaître les cours de demain sur la fourrure de baleine. Ou si un Harkonnen reviendra une fois encore sur le trône de Giedi Prime ? Mais, bien sûr, nous connaissons les Harkonnens sans recourir à la prescience, n’est-ce pas, grand-mère ? »
Elle refusa de saisir l’appât qu’il lui tendait. Bien sûr, Leto savait que le sang maudit des Harkonnens coulait dans ses veines.
« Qui est un Harkonnen ? insista-t-il. Qui est Rabban de bête ? N’importe qui de nous deux ? Mais je m’écarte du sujet. Je veux parler du mythe populaire de la prescience : connaître totalement l’avenir ! Quelles fortunes ne pourrait-on construire ou perdre, tout aussi bien, à partir de cette connaissance absolue. C’est ce que croit le commun. Il croit que si un peu est bon, beaucoup sera bien mieux. Excellent ! Quel satané cadeau ce serait que d’offrir à quiconque le scénario complet de sa vie, de toute sa vie, jusqu’à la seconde de sa mort ! Quel ennui ! Quel ennui infernal ! Chaque instant revécu. Pas la moindre différence. Chaque réponse, chaque réaction serait jouée comme elle est écrite, encore, encore et encore… (Il secoua la tête.) Non… L’ignorance a ses avantages. J’appelle de toutes mes forces un univers de surprises ! »
C’était une longue tirade, pour Jessica. Les intonations de Leto, ses tics de langage lui rappelaient son fils. Jusqu’à ses idées : il n’était pas un de ces mots que Paul n’aurait pu prononcer.
« Tu me rappelles ton père », dit-elle.
« Est-ce douloureux pour vous ? »
« D’une certaine façon, mais c’est également rassurant de savoir qu’il vit en toi. »
« Vous ne comprenez guère comment il vit en moi. »
Sa voix était neutre, mais, dans le même temps, lourde d’amertume. Jessica leva la tête et affronta le regard de son petit-fils.
« Pas plus que vous ne savez comment votre Duc vit en moi, poursuivit Leto. Grand-mère, Ghanima est vous ! A un point tel que votre vie n’a pour elle aucun secret jusqu’à l’instant où vous avez porté notre père. Et moi ! Tout ce que je porte en moi de souvenirs charnels. Il y a des moments où cela devient insupportable ! Vous êtes venue ici pour nous juger ? Pour juger Alia ? Nous ferions mieux de vous juger vous ! »
Jessica chercha une réponse en elle et n’en trouva aucune. Que faisait donc Leto ? Pourquoi insistait-il à ce point sur sa différence ? Cherchait-il à être rejeté ? Avait-il rejoint Alia dans sa condition d’Abomination ?
« Vous êtes inquiète », dit-il.
« Je suis inquiète. (Elle se permit un haussement d’épaules.) Oui, et pour des raisons que tu connais très bien. Je suis certaine que tu as exploré mon éducation Bene Gesserit. Ghanima me l’a avoué. Je connais Alia… Je la connaissais. Tu sais quelles peuvent être les conséquences de votre différence. »
Son regard se riva au sien avec une intensité troublante.
« Presque, dit-il. Nous n’avons pas pris cette voie, avec vous. (Elle perçut dans la voix de Leto un peu de la lassitude qu’elle éprouvait.) Nous connaissons les instants où vos lèvres s’affolent aussi bien que votre bien-aimé. Tous les mots d’amour qu’il a pu vous murmurer, nous pouvons les retrouver à notre gré. Il ne fait aucun doute que vous avez accepté cela, intellectuellement. Mais, dans ce cas, l’intellect seul ne saurait suffire. Si l’un de nous deux devient une Abomination, ce pourrait bien être le fait de votre présence intérieure ! De celle de mon père… ou de ma mère ! De votre Duc ! N’importe lequel d’entre vous est en mesure de nous posséder, et notre condition serait la même. »
Il y avait du feu dans la poitrine de Jessica, et de l’eau dans ses yeux.
« Leto…», commença-t-elle, et c’était la première fois qu’elle parvenait à prononcer ce prénom. La souffrance n’était pas aussi énorme qu’elle l’avait craint. « Que veux-tu de moi ? »
« J’aimerais apprendre quelque chose à ma grand-mère. »
« Mais quoi ? »
« Cette nuit, Ghani et moi, nous avons pris les rôles du père et de la mère. Nous en avons presque été détruits, mais nous avons beaucoup appris. Il est des choses que l’on peut savoir, à condition d’être conscients des conditions. Les actes sont prévisibles. Pour Alia… il est presque certain qu’elle complote afin de vous enlever. »
Jessica ne put s’empêcher d’accuser le choc. Pourtant, elle connaissait bien cette tactique : on engageait son interlocuteur sur une ligne de raisonnement précise, puis l’on introduisait un argument de choc, venu d’une autre ligne. Elle inspira brièvement, profondément.
« Je sais ce qu’Alia a fait… ce qu’elle est, mais…»
« Grand-mère, prenez-la en pitié. Servez-vous de votre cœur autant que de votre intelligence. Vous l’avez fait. Vous représentez une menace, et Alia convoite l’Imperium pour elle seule, c’est tout au moins ce que veut la chose qu’elle est devenue. »
« Comment puis-je être certaine que ce n’est pas là le discours d’une autre Abomination ? »
Leto haussa les épaules. « C’est ici que votre cœur entre en jeu. Ghanima et moi savons comment elle est tombée. Ce n’est pas facile d’affronter la clameur de cette multitude intérieure. Supprimez leurs ego et ils reviendront en masse chaque fois que vous ferez appel à une mémoire. Et un jour… (Il s’interrompit, la gorge nouée.) Un jour, il y en aura un, plus fort, pour décider que le moment est venu d’habiter votre chair. »
« Et il n’y a rien à faire contre cela ? » demanda Jessica, mais déjà elle connaissait la réponse, et celle-ci l’effrayait.
« Nous croyons qu’il y a quelque chose à faire, oui. Nous ne pouvons succomber à l’épice : c’est là l’essentiel. Et il ne faut pas effacer totalement le passé. Il faut l’utiliser, l’amalgamer. Le but est de tous les mêler en nous-mêmes. Nous ne serons plus vraiment nous, certes – mais nous ne serons pas possédés. »
« Tu as parlé d’un complot pour m’enlever. »
« Il est évident. Wensicia a des ambitions pour son fils. Alia en a pour elle-même, et…»
« Alia et Farad’n ? »
« Ce n’est pas prouvé, mais les trajectoires d’Alia et de Wensicia sont désormais parallèles. Wensicia a placé une de ses Sœurs dans la suite d’Alia. Quoi de plus simple qu’un message…»
« As-tu connaissance d’un tel message ? »
« Comme si je l’avais eu en main et que j’en aie lu chaque mot. »
« Mais tu ne l’as pas vu ? »
« Inutile. Il me suffit de savoir que les Atréides sont tous rassemblés ici, sur Arrakis. Toute l’eau dans une seule citerne. » D’un geste, il embrassa la planète tout entière.
« La Maison de Corrino n’oserait pas nous attaquer ici ! »
« Mais si cela advenait, Alia en tirerait profit. »
Il y avait de l’ironie dans sa voix et elle en conçut de l’agacement.
« Ce n’est pas à mon petit-fils de me faire la leçon ! »
« Bon sang, femme ! Cessez donc de me considérer comme votre petit-fils ! Pensez à moi comme le Duc Leto ! »
Le ton, l’expression, le geste vif de la main étaient si vrais qu’elle demeura silencieuse, paralysée.
D’une voix sèche, lointaine, il ajouta : « J’ai essayé de vous préparer à cela. Reconnaissez-le, au moins. »
« Pourquoi Alia chercherait-elle à m’enlever ? »
« Pour en rejeter la faute sur la Maison de Corrino, bien sûr. »
« Je ne le crois pas. Même venant d’elle. Ce serait trop… monstrueux ! Et trop dangereux ! Comment pourrait-elle réussir sans… Non, je n’arrive pas à le croire ! »
« Quand cela arrivera, vous le croirez. Ahhh, grand-mère… Ghani et moi n’avons qu’à tendre l’oreille vers les voix qui sont en nous pour le savoir. C’est une simple attitude de défense. Comment pourrions-nous deviner autrement toutes les erreurs qui sont commises autour de nous ? »
« Je n’accepterai pas une seconde l’idée que cet enlèvement fasse partie d’un plan d’Alia…»
« Dieux damnés ! Comment vous, Bene Gesserit, pouvez-vous être aussi obtuse ? L’Imperium tout entier soupçonne la raison de votre venue. Les propagandistes de Wensicia sont prêts à vous discréditer. Alia n’attendra pas cet instant. Vous rabaissée, la Maison des Atréides subirait un coup fatal. »
« Que soupçonne l’ensemble de l’Imperium ? »
Elle avait formulé ces mots aussi froidement que possible, sachant bien qu’elle ne pouvait manipuler ce non-enfant par les sortilèges de la Voix.
« Dame Jessica a formé le projet d’accoupler les deux jumeaux ! gronda Leto. C’est ce que veulent les Sœurs ! L’inceste ! »
Elle battit des paupières. « Une vague rumeur. Le Bene Gesserit ne tolérera pas qu’elle se répande dans l’Imperium. (Elle tenta d’avaler, la gorge sèche.) Nous avons encore de l’influence, ne l’oublie pas. »
« Une rumeur ? Quelle rumeur ? Vous avez certainement laissé ouverte la voie à ce projet. (Il secoua la tête comme Jessica faisait mine de l’interrompre.) Non, ne le niez pas. Laissez-nous donc passer notre puberté dans la même demeure, avec vous dans cette demeure, et votre influence ne vaudra guère mieux qu’un chiffon agité sous la gueule d’un ver des sables. »
« Nous crois-tu absolument idiotes ? »
« Certainement. Vos Sœurs ne sont qu’une bande de vieilles folles qui n’ont jamais su voir au-delà de leur cher programme génétique ! Mais Ghani et moi, nous savons de quel levier elles disposent. C’est nous que vous prenez pour deux idiots ! »
« Un levier ? »
« Elles savent que vous êtes une Harkonnen ! Cela est inscrit dans leurs registres de reproduction : Jessica, née de Tanidia Nerus par le Baron Vladimir Harkonnen. Voilà une information qui, divulguée accidentellement, pourrait bien faire jeter au…»
« Tu penses vraiment que les Sœurs s’abaisseraient à un tel chantage ? »
« Je le sais. Oh ! évidemment, ce serait bien enveloppé. Elles vous ont demandé de vérifier ces rumeurs qui circulent à propos de votre fille. Elles ont attisé votre curiosité, avivé vos craintes. Elles ont fait appel à votre sens de la responsabilité et vous ont instillé un sentiment de culpabilité pour avoir fui sur Caladan. Elles vous ont proposé de sauver vos petits-enfants. »
Jessica ne put que le regarder sans répondre. C’était comme s’il avait été présent à chacune des réunions qu’elle avait eues avec ses Supérieures. Subjuguée par les paroles de Leto, elle était tout à coup prête à admettre la réalité du projet d’Alia pour l’enlever.
« Voyez-vous, grand-mère, j’ai une décision difficile à prendre. Dois-je suivre la mystique des Atréides ? Dois-je vivre pour mes sujets… et mourir pour eux ? Ou bien puis-je choisir un autre chemin, qui me permettrait de vivre des milliers d’années ? »
Malgré elle, Jessica se cabra. Leto, avec désinvolture, touchait à un sujet presque impensable pour le Bene Gesserit. Les Révérendes Mères étaient nombreuses qui pouvaient choisir ce chemin, essayer de s’y engager. La manipulation de la chimie intérieure était à la portée des Sœurs initiées. Mais si l’une d’entre elles faisait ce choix, tôt ou tard, toutes les autres voudraient la suivre. Et il serait impossible de dissimuler l’existence de tant de femmes sans âge. Non, ce chemin ne pouvait que les conduire à la destruction. L’humanité qui vivait sa brève existence se tournerait contre elles. Non – c’était là une chose impensable.
« Je redoute le cours que suivent tes pensées », dit-elle.
« Vous ne les comprenez pas. Ghani et moi… (Il secoua la tête.) Alia tenait cela entre ses mains et elle l’a rejeté. »
« En es-tu sûr ? J’ai déjà informé les Sœurs qu’Alia se livre à la pratique de l’impensable. Regarde-la ! Elle n’a pas vieilli d’un jour depuis la dernière…»
« Oh, ça !… (D’un geste bref, il balaya l’allusion à la manipulation Bene Gesserit.) Je parle d’autre chose, d’une perfection de l’être qui transcende de loin tout ce que les humains ont jamais réussi. »
Jessica demeura silencieuse, stupéfaite par l’aisance avec laquelle il lui avait arraché semblable révélation.
Il ne pouvait ignorer que ce message équivalait, pour Alia, à une sentence de mort. Même s’il employait des termes différents, il ne pouvait parler que du même délit. Avait-il seulement conscience du danger de telles paroles ?
« Il faut t’expliquer », dit-elle.
« Comment ? Je ne peux commencer de vous expliquer, à moins que vous ne compreniez que le Temps n’est pas ce qu’il semble être. Mon père l’avait deviné. Il était au seuil de la compréhension, mais il a rebroussé chemin. A présent, c’est à Ghani et à moi de comprendre. »
« J’insiste pour que tu t’expliques », dit Jessica, et ses doigts se refermèrent sur l’aiguille empoisonnée qu’elle dissimulait dans un repli de sa robe. Le gom jabbar. Il ne faisait qu’effleurer, et la mort survenait en quelques secondes. Elles m’ont avertie que je pourrais avoir à m’en servir, songea-t-elle. Les muscles de ses bras se mirent alors à frémir et elle eut une pensée reconnaissante pour la robe qui l’enveloppait.
« Très bien, dit-il dans un soupir. D’abord, à propos du Temps. Il n’y a pas de différence entre dix mille années et une année, pas de différence entre cent mille années et un battement de cœur. Aucune différence. Telle est la première vérité à propos du Temps. Et la seconde est : l’univers tout entier, avec tout son Temps, se trouve en moi. »
« Qu’est-ce donc que cette absurdité ? »
« Vous voyez ? Vous ne comprenez pas. Alors je vais essayer de vous expliquer autrement. (Il leva la main droite et ses gestes accompagnèrent les mots.) Nous allons de l’avant, nous revenons en arrière. »
« Mais cela n’explique rien ! »
« C’est exact. Il est des choses que les mots ne peuvent expliquer. Il faut les absorber sans l’aide des mots. Mais vous n’êtes pas prête pour une telle aventure, de même que vous ne me voyez pas lorsque vous me regardez. »
« Mais… je te regarde. Et je te vois ! »
Il y avait de la colère dans le regard de Jessica. Les paroles de Leto révélaient sa connaissance du Codex Zensunni tel qu’on le lui avait enseigné dans les écoles du Bene Gesserit : le jeu des mots visant à semer la confusion dans la compréhension que l’on pouvait avoir de la philosophie.
« Il est des choses qui échappent à votre contrôle », dit-il.
« Mais comment cela expliquerait-il cette… cette perfection qui surpasse toutes les expériences humaines ? »
Il hocha la tête.
« Repousser la vieillesse ou la mort par l’emploi du Mélange ou par cet équilibre de la chair qu’enseignent les Bene Gesserit et qu’elles redoutent si justement, ce n’est qu’un répit qui fait appel à une illusion de contrôle. Que l’on marche lentement ou que l’on coure, on traverse quand même le sietch. Et ce passage du temps est ressenti intérieurement. »
« Pourquoi cette jonglerie avec les mots ? J’ai usé mes dents de sagesse sur de telles absurdités bien avant que ton père soit né. »
« Mais seules les dents ont poussé. »
« Des mots ! Des mots ! »
« Ahh, vous commencez à comprendre ! »
« Vraiment ! »
« Grand-mère ? »
« Oui ? »
Il fut quelques secondes avant de reprendre la parole.
« Vous voyez ? Vous pouvez encore être vous-même. (Il lui sourit.) Mais vous ne pouvez voir au-delà des ombres. Je suis ici. (A nouveau, il lui sourit.) Mon père est presque venu jusqu’à ce seuil. Lorsqu’il vivait, il vivait, mais lorsqu’il est mort, il n’a pas réussi à mourir. »
« Que veux-tu dire ? »
« Montrez-moi donc son corps ! »
« Tu crois que ce Prêcheur…»
« C’est possible, mais, même ainsi, ce n’est pas son corps. »
« Tu n’as rien expliqué », dit Jessica d’un ton accusateur.
« Je vous avais prévenue. »
« Alors pourquoi…»
« Vous me l’avez demandé. Il fallait vous montrer. Revenons maintenant à Alia et à son plan pour vous enlever de…»
« Est-ce que tu prépares l’impensable ? » demanda-t-elle, et ses doigts sous sa robe étaient toujours serrés sur le gom jabbar.
« Est-ce vous qui l’exécuterez ? » demanda-t-il avec une douceur trompeuse. Il désigna l’endroit précis où elle dissimulait l’aiguille. « Croyez-vous qu’elle vous permette d’utiliser cela ? Croyez-vous que je vous laisserai faire ? »
Jessica demeura silencieuse, la gorge soudain serrée.
« Pour répondre à votre question, reprit Leto, je ne prépare pas l’impensable. Je ne suis pas aussi stupide. Mais vous me choquez. Vous osez juger Alia. Certes, elle a transgressé le précieux commandement Bene Gesserit ! Et alors, qu’attendiez-vous ? Vous la laissez ici avec la charge d’une reine mais pas le titre. Avec un tel pouvoir ! Et vous retournez sur Caladan panser vos plaies entre les bras de Gurney. C’est vraiment bien. Mais qui êtes-vous donc pour la juger ? »
« Laisse-moi te dire une chose. Je n’ai pas l’inten…»
« Oh, silence ! » s’écria-t-il avant de détourner les yeux avec dégoût. Il venait de s’exprimer avec la Voix, l’outil de domination du Bene Gesserit, et Jessica fut réduite au silence dans la seconde même, aussi sûrement que s’il eût plaqué la main sur sa bouche. Elle songea : Qui d’autre saurait aussi bien user de la Voix sur moi ? Pour ses sentiments blessés, c’était là une pensée adoucissante. Elle avait usé de la Voix tant de fois que jamais elle n’avait songé s’y trouver soumise… Non, plus jamais depuis les jours lointains de l’école…
A nouveau, Leto lui fit face. « Je suis désolé. Mais il se trouve que je sais que vous réagissez aveuglément quand…»
« Aveuglément ? Moi ? » Plus encore que la Voix qu’il avait osé utiliser contre elle, ces paroles la révoltaient.
« Oui, vous, insista-t-il. Aveuglément. S’il vous reste un rien d’honnêteté, vous devez admettre vos réactions. Il me suffit de prononcer votre nom et vous dites : oui ? J’impose le silence à votre langue. J’invoque tous vos mythes Bene Gesserit. Regardez donc en vous ainsi qu’on vous l’a enseigné. Au moins, c’est une chose que vous pouvez faire pour votre…»
« Comment peux-tu oser ? Que sais-tu de…» Elle se tut. Bien sûr qu’il savait…
« Regardez en vous, ai-je dit ! » répéta Leto d’une voix impérieuse.
Et, à nouveau, cette voix la subjugua. Ses sens étaient soudain paralysés, son souffle s’accélérait. Au-delà de ce qu’elle pouvait percevoir, se cachait un cœur oppressé, le halètement de… Brutalement, elle prit conscience que ce souffle rapide, ce cœur oppressé, n’étaient pas latents, qu’ils n’étaient pas tenus en échec par son contrôle Bene Gesserit. Elle comprit en un choc douloureux, ses yeux s’agrandirent et sa propre chair réagit à d’autres ordres. Lentement, elle recouvra son équilibre, mais elle n’oublia pas. Ce non-enfant avait joué d’elle comme d’un instrument bien accordé tout au long de leur dialogue.
« Maintenant, reprit-il, vous savez combien profondément vous avez été conditionnée par vos chères Sœurs. »
Elle ne put qu’acquiescer. Il ne restait rien du pouvoir qu’elle attendait des mots. Leto venait de l’obliger à regarder en face son propre univers physique, et elle ne sortait pas indemne de cette confrontation, une connaissance nouvelle se répandait dans son esprit.
« Montrez-moi son corps ! » Mais il lui avait montré son corps à elle, comme s’il venait de naître. Jamais depuis les années scolaires de Wallach, jamais depuis ces jours terrifiants qui avaient précédé la venue des entremetteuses du Duc elle n’avait éprouvé une telle vacillante incertitude quant aux moments à venir.
« Il faudra vous laisser enlever », dit Leto.
« Mais…»
« Je ne souffrirai aucune discussion sur ce point. Vous devez acceptez. Considérez cela comme un ordre de votre Duc. Plus tard, vous en comprendrez les raisons. Vous allez rencontrer un étudiant particulièrement intéressant. »
Leto se leva et ajouta : « Il est certaines actions qui ont une fin et pas de commencement, alors que d’autres commencent pour ne pas s’achever. Tout dépend de la position de celui qui observe. »
Il fit demi-tour et quitta la pièce.
C’est dans la seconde antichambre que Leto rencontra Ghanima, qui se hâtait vers leurs appartements. Elle s’arrêta net en l’apercevant et dit : « Alia est avec la Convocation de la Foi. » Elle eut un regard interrogateur vers le passage qui conduisait aux appartements de Jessica.
« Cela a marché », dit Leto.
16
L’atrocité est reconnue comme telle par la victime tout autant que par celui qui la perpètre, par tous ceux qui en ont connaissance à quelque degré que ce soit. L’atrocité n’a pas d’excuse, pas de circonstance atténuante. Jamais elle n’équilibre ni ne corrige le passé. Elle ne fait qu’armer l’avenir pour d’autres atrocités. Elle se perpétue d’elle-même selon une forme barbare d’inceste. Quiconque commet une atrocité commet toutes les atrocités futures ainsi engendrées.
Peu après midi, quand tous les pèlerins se furent dispersés en quête de l’ombre fraîche ou de la boisson qu’ils pouvaient trouver, le Prêcheur pénétra dans la grande cour, sous le Temple d’Alia. Il s’appuyait au bras du jeune Assan Tariq. Sous les plis de sa robe, dans une poche, il avait rangé le masque de gaze noire qu’il avait porté sur Salusa Secundus. Il trouvait plaisante l’idée que le jeune garçon et le masque eussent une même fonction : masquer. Aussi longtemps qu’il aurait besoin des yeux du garçon, les doutes demeureraient vivants.
Que le mythe grandisse, pensa-t-il, mais que les doutes survivent.
Nul ne devait découvrir que le masque n’était qu’un simple fragment de tissu, qu’il ne devait rien aux talents ixiens. Sa main ne devait pas quitter l’épaule osseuse d’Assan. Si, une seule fois, le Prêcheur venait à marcher comme un voyant en dépit de ses orbites vides, tous les doutes seraient dissipés. Et le mince espoir qu’il nourrissait serait mort. Chaque jour il appelait un changement, quelque différence sur laquelle il pourrait trébucher, mais Salusa Secundus elle-même n’avait été qu’un caillou dont il connaissait tous les aspects. Rien ne changeait, rien ne pouvait être changé… Pourtant…
Sous les arcades, devant les boutiques, nombreux étaient ceux qui regardaient passer l’aveugle, remarquant sa façon de tourner la tête, comme s’il fixait son regard sur tel ou tel seuil, telle ou telle personne. Il ne le faisait pas toujours comme un aveugle, et cela ne faisait qu’ajouter au mythe qui grandissait.
Derrière les remparts de son temple, Alia l’observait par une meurtrière dissimulée. Elle cherchait un signe certain permettant d’identifier ce visage ravagé. Elle avait écouté chacune des rumeurs qui circulaient. Et chacune d’elles avait réveillé sa peur.
Elle avait pensé que son ordre d’emprisonner le Prêcheur demeurerait secret, mais l’écho lui en était revenu également. Même au sein de sa garde, elle ne pouvait espérer le silence. Elle ne pouvait désormais que souhaiter l’exécution de ses ordres récents : le mystérieux aveugle ne devait pas être arrêté en un lieu public, au vu et au su de tout le monde.
La poussière montait dans l’air torride. Le jeune guide du Prêcheur avait remonté le voile de sa robe jusqu’au nez et l’on ne voyait plus que ses yeux sombres et un peu de son front. Le tube du distille saillait sous l’étoffe et Alia comprit que le Prêcheur et l’enfant arrivaient du désert. Où pouvaient-ils dont se cacher là-bas ?
Le Prêcheur, lui, offrait un visage nu à l’air desséchant. Il avait même rejeté le masque du distille et il se présentait le front haut dans la lumière et les ondes brûlantes qui faisaient trembler l’air au-dessus des dalles.
Sur les marches du Temple, un groupe de neuf pèlerins accomplissait ses devoirs avant de se retirer. Aux quatre côtés de la place, plongés dans l’ombre, il y avait peut-être cinquante autres fidèles, pour la plupart des pèlerins, qui se soumettaient aux pénitences variées imposées par les prêtres. Quant aux badauds, ils étaient composés de commissionnaires et de quelques marchands qui n’avaient pas encore fait suffisamment d’affaires pour fermer boutique à cette heure, la plus chaude de la journée.
Tout comme son frère, qu’elle avait souvent surpris ainsi, Alia était partagée entre la pensée et la sensation. Elle demeurait immobile en face de la meurtrière, percevant le flux lourd de la chaleur au-dehors, et le désir de plonger vers sa multitude intérieure montait en elle comme un murmure de plus en plus menaçant. Le Baron était-là, consciencieux et dévoué, mais toujours prêt à jouer sur ses terreurs lorsque le jugement rationnel s’effaçait, et que les choses autour d’elle perdaient leur valeur de passé, de présent et d’avenir.
Et si c’est vraiment Paul qui se trouve là ? songea-t-elle.
« Absurde ! » clama la voix en elle.
Mais on ne pouvait mettre en doute les paroles prononcées par le Prêcheur. Hérésie ! Et la seule pensée que Paul ait pu entreprendre de détruire ce qui avait été édifié sur son nom était terrifiante.
Mais pourquoi pas ?
Elle repensa à ce qu’elle avait déclaré devant le Conseil ce matin même, attaquant méchamment Irulan qui l’avait vivement pressée d’accepter les vêtements offerts par la Maison de Corrino.
« Tous les présents faits aux jumeaux sont soigneusement examinés », avait protesté Irulan.
« Et quand ils se révèlent inoffensifs ? » avait lancé Alia.
Ç’avait été le moment le plus effrayant, celui où ils avaient découvert que le cadeau de la Maison de Corrino ne recelait pas la moindre menace.
Les effets avaient donc été acceptés et l’on était passé à la proposition suivante : Dame Jessica devait-elle recevoir un siège au Conseil ? Alia avait réussi à retarder le vote.
Elle songeait à cela tout en observant le Prêcheur.
Sa Régence semblait subir les effets souterrains de la transformation de ce monde. Dune avait autrefois symbolisé la puissance du désert absolu. Physiquement, cette puissance avait diminué, mais le mythe de cette puissance avait grandi au même rythme. Seul demeurait aujourd’hui le désert-océan, le Grand Bled, avec ses lisières d’épineux. Le Grand Bled, que les Fremen nommaient encore la Reine de la Nuit. Par-delà les buissons d’épineux, s’élevaient de douces collines vertes que l’homme avait façonnées. Jusqu’à la dernière, elles avaient été ensemencées par des hommes qui avaient travaillé comme des nuées d’insectes. Et le vert de ces collines avait quelque chose de stupéfiant pour qui, comme Alia, avait été élevé dans un monde de dunes, de vagues d’ombre sur le sable. Dans l’esprit d’Alia, comme dans celui de tous les Fremen, le désert-océan était encore un étau dont l’emprise sur cette planète n’était pas près de se relâcher. Il lui suffisait de fermer les yeux un instant pour retrouver l’image de ce désert.
Mais les yeux qui s’ouvraient aux frontières du désert, désormais, découvraient les collines dont les verts pseudopodes humides s’insinuaient dans le sable. Pourtant, l’autre désert demeurait aussi puissant que jadis.
Alia secoua la tête, irritée. Ses yeux n’avaient pas quitté la sombre silhouette du Prêcheur.
Il avait gagné le premier degré des terrasses et se tournait vers la plaza presque déserte. Alia pressa sur le bouton qui commandait l’amplification des voix. Elle éprouva un instant de pitié pour elle-même. Elle se vit avec un certain recul, prisonnière dans la solitude et sans nul à qui elle pût se fier. Elle avait eu confiance en Stilgar mais il était maintenant contaminé par l’aveugle.
« Savez-vous comment il compte ? avait-il dit à Alia. Je l’ai entendu compter les pièces à son guide. Et ce fut très étrange à mes oreilles de Fremen. Ce fut une chose terrible. Il compte ainsi : « Shuc, ishcai, qimsa, chuascu, picha, sucta…» Ainsi de suite. Je n’ai jamais entendu personne compter ainsi depuis très longtemps, depuis les années de désert. »
Depuis, Alia savait que Stilgar ne pourrait remplir la mission qu’elle avait pensé lui confier. Et elle devrait se montrer plus circonspecte encore avec ses gardes qui avaient tendance à traduire les moindres phrases de la Régence en ordres impératifs.
Que fait-il donc ici, ce Prêcheur ? se demanda-t-elle.
Tout autour, le marché, à l’abri de ses balcons et de ses arcades, offrait toujours la même image bigarrée. Quelques jeunes garçons veillaient sur les marchandises à l’éventaire, quelques marchands étaient encore à leur poste, guettant la monnaie d’épice cuite des provinces reculées ou les pièces tintantes des bourses des pèlerins.
Alia n’avait pas bougé. Le Prêcheur lui tournait le dos. Silencieux, il semblait hésiter à prendre la parole, comme si quelque chose l’en empêchait.
Que fais-je donc ici à épier cet être en ruine ? Cette épave au seuil de la mort ne saurait être le « vaisseau de magnificence » que fut mon frère !
Une frustration qui ressemblait à de la colère envahit Alia. Comment pourrait-elle connaître la vérité sur le Prêcheur sans connaître la vérité ? Elle était prise au piège. Elle ne pouvait se permettre de montrer plus qu’une curiosité passagère envers cet hérétique.
Irulan l’avait compris. Elle avait rejeté son fameux maintien Bene Gesserit pour hurler devant le Conseil : « Nous avons perdu le pouvoir de penser sainement de nous-mêmes ! »
Stilgar lui-même en avait été choqué.
Javid les avait ramenés à la raison : « Nous n’avons pas de temps pour de telles absurdités ! »
Javid avait raison : qu’importait la façon dont ils pensaient à eux-mêmes ? Leur unique souci était de conserver leur pouvoir sur l’Imperium.
Mais Irulan, recouvrant son empire sur elle-même, avait été plus dévastatrice encore.
« Nous avons perdu un élément vital, je vous le dis. Et nous avons perdu en même temps le pouvoir de prendre de justes décisions. Aujourd’hui, nous affrontons les décisions ainsi que nous affrontons un ennemi. Ou encore nous attendons, ce qui est une forme d’abandon, et nous accordons à d’autres le droit de nous mouvoir. Aurions-nous oublié que c’est nous qui avons libéré ce flot ? »
Et tout cela avait été dit à partir du débat sur le cadeau issu de la Maison de Corrino.
Il faut nous débarrasser d’Irulan, décida Alia.
Mais qu’attendait donc le vieillard sur la place ? Il s’était donné le titre de prêcheur. En ce cas, pourquoi ne prêchait-il pas ?
Irulan s’est trompée quant à notre pouvoir de décision, se dit Alia. Je peux encore en prendre sans erreur ! L’être qui doit prendre des décisions de vie ou de mort doit les prendre sous peine de se trouver pris au piège du balancier. Paul avait toujours déclaré que la stase était la plus dangereuse des choses entre toutes celles qui n’étaient point naturelles. La seule permanence résidait dans la fluidité. Le changement était tout ce qui importait.
Je vais leur montrer le changement ! songea Alia.
A cet instant, le Prêcheur étendit les bras dans le geste de la bénédiction.
Certains, parmi ceux qui se trouvaient sur la place, se rapprochèrent avec une lenteur dont Alia eut conscience. Oui, les rumeurs disaient que le Prêcheur avait suscité le mécontentement d’Alia. Elle se pencha vers le haut-parleur ixien incrusté dans la muraille à côté de son regard d’espion. Elle perçut les murmures de l’assistance, le bruissement du vent et le grattement des pieds sur le sol.
« Je vous apporte quatre messages ! » lança le Prêcheur.
Si forte était sa voix qu’Alia dut baisser le volume.
« Chacun d’eux est adressé à une personne en particulier, poursuivit le Prêcheur. Le premier de ces messages est pour Alia, souveraine du palais. (Le Prêcheur tendit le doigt vers le regard derrière lequel Alia s’était crue invisible.) Je lui apporte un avertissement : Toi qui gardes en tes entrailles le secret de la pérennité, tu as vendu ton futur contre une bourse vide ! »
Comment ose-t-il ? pensa-t-elle, glacée par ces mots.
« Mon second message, continua le Prêcheur, est pour Stilgar, le Naib des Fremen, qui croit pouvoir transformer la puissance des tribus en pouvoir de l’Imperium. Voici mon avertissement, Stilgar : de toutes les créations, la plus dangereuse est un code d’éthique rigide. Il se retournera contre toi et te conduira à l’exil ! »
Il va trop loin ! se dit Alia. Il faut que j’envoie les gardes, quelles que soient les conséquences. Mais ses mains demeurèrent immobiles.
Le Prêcheur tourna alors son visage vers la façade du temple. Puis il escalada la seconde marche et pivota pour regarder à nouveau la plaza où s’étaient rassemblés les fidèles. Sa main gauche, tout ce temps, n’avait pas quitté l’épaule de son guide. Il cria :
« Mon troisième message est pour la Princesse Irulan ! Princesse ! L’humiliation est une chose que nul être ne saurait oublier. Je vous enjoins de fuir ! »
Que dit-il ? se demanda Alia. Nous avons humilié Irulan, certes, mais… pourquoi lui conseiller de fuir ? Je viens à peine de prendre ma décision… Elle sentit alors l’aiguillon de la peur. Comment le Prêcheur pouvait-il savoir ?
« Mon quatrième message est pour Duncan Idaho. Duncan ! On vous a appris à croire que la loyauté achète la loyauté. Oh ! Duncan, ne croyez pas à l’histoire, car l’histoire est façonnée par tout ce qui tient lieu de monnaie. Duncan ! Prenez vos cornes et faites ce que vous savez le mieux faire ! »
Alia se mordit la main. Des cornes ! Désespérément, elle voulut lever la main, appuyer sur le bouton qui déclencherait la ruée des gardes, mais elle était paralysée.
« Maintenant, je vais prêcher, dit le Prêcheur. Ceci est un sermon du désert. Je le dis pour les oreilles des prêtres de Muad’Dib, ceux qui pratiquent l’œcuménisme de l’épée. Oui, vous, apôtres de la destinée manifeste ! Ne savez-vous point que la destinée manifeste a un visage démoniaque ? Vous clamez l’exaltation que vous éprouvez à vivre dans les générations bénies de Muad’Dib. La sainteté a remplacé l’amour dans votre religion ! Vous encourez la vengeance du désert ! »
Le Prêcheur baissa la tête comme s’il se mettait en prière.
Alia eut un frisson. Par les dieux inférieurs ! Cette voix ! Les sables brûlants l’avaient érodée durant toutes ces années, mais elle avait cru y distinguer les échos de la voix de Paul.
Une fois encore, le Prêcheur leva la tête. Les gens avaient commencé de se rassembler, attirés par le spectacle étrange de cet être surgi du passé. La voix du Prêcheur gronda aux quatre coins de la plazza.
« Ainsi est-il écrit ! Ceux-là qui appellent la rosée au seuil du désert recueilleront le déluge ! Ils ne sauraient échapper à leur destin par les pouvoirs de la raison ! La raison naît de l’orgueil de l’homme qui peut ignorer qu’il a fait le mal. (La voix du Prêcheur baissa d’un ton.) On a dit de Muad’Dib qu’il mourut de prescience, que la connaissance de l’avenir l’a tué et qu’il a quitté l’univers de la réalité pour gagner le alam al-mythal. Je vous dis que cela est l’illusion de Maya. De telles pensées n’ont pas de réalité indépendante. Elles ne sauraient provenir de vous et accomplir des choses réelles. Muad’Dib a dit de lui-même qu’il ne possédait pas la magie Rihani qui lui aurait permis de déchiffrer l’univers. Ne doutez pas de lui. »
Le Prêcheur étendit à nouveau les bras et lança d’une voix tonnante : « J’avertis ici les prêtres de Muad’Dib ! Le feu sur la falaise vous brûlera ! Celui qui a appris à trop bien trahir périra de cette trahison. Le sang d’un frère ne saurait être lavé ! »
Il avait baissé les bras et, appuyé sur son jeune guide, il quittait la plazza quand Alia sortit enfin de sa transe. Tant d’impudence dans l’hérésie ! Ce ne pouvait être que Paul. Elle devait donner l’alerte à ses gardes. Ils n’oseraient jamais attaquer ouvertement ce Prêcheur. Ce qu’elle voyait maintenant confirmait cette idée. Personne ne se mettait en travers du chemin du Prêcheur, même après son discours hérétique. Il n’y avait pas un garde du Temple pour se ruer à ses trousses, pas un pèlerin pour l’arrêter au passage. L’aveugle était protégé par son charisme ! Tous ceux qui le voyaient ou l’entendaient percevaient son pouvoir, le reflet d’un talent divin.
Dans la terrible chaleur du jour, Alia, soudain, se sentit glacée. Elle avait tout à coup la sensation physique de la minceur de son emprise sur l’Imperium. Elle porta les mains vers la muraille, s’agrippa aux arêtes de la meurtrière comme pour retenir son pouvoir, songeant à sa fragilité.
Au centre du pouvoir, il y avait le Landsraad, instrument d’équilibre, la CHOM et la force Fremen, tandis que, dans l’ombre, la Guilde Spatiale et le Bene Gesserit continuaient silencieusement leur travail. Sans cesse, les développements prohibés de la technologie arrivaient des marches les plus avancées de la colonisation humaine pour ronger le pouvoir central. Les produits autorisés issus des ateliers ixiens et tleilaxu étaient impuissants à endiguer cette pénétration. Et, à la périphérie, il y avait Farad’n de la Maison de Corrino, héritier de tous les titres et prétentions de Shaddam IV.
Sans les Fremen, sans le monopole de la Maison des Atréides sur l’épice gériatrique, Alia n’aurait plus rien entre les mains. Rien ne subsisterait de son pouvoir. Déjà, elle le sentait glisser. Le peuple se tournait vers ce Prêcheur. Le réduire au silence serait un acte dangereux, tout aussi dangereux que le laisser continuer à parler ainsi qu’il l’avait fait aujourd’hui devant le Temple.
Pour Alia, les présages annonciateurs de sa chute étaient visibles et les grandes lignes du problème se dessinaient clairement dans son esprit. Elles avaient été définies par les Sœurs :
« C’est une situation commune dans notre univers que celle d’un peuple important maintenu sous la coupe d’une force réduite mais puissante. Et nous connaissons les conditions majeures qui conduisent le peuple à se tourner contre ses maîtres :
« La première : lorsque ce peuple se trouve un chef. C’est la menace la plus fréquente contre le pouvoir et celui-ci se doit de contrôler les chefs.
« La deuxième : lorsque le peuple prend conscience de l’existence de ses chaînes. Il faut que le peuple demeure aveugle et muet.
« La troisième : lorsque le peuple discerne un espoir de pouvoir échapper à ses entraves. Il faut qu’il ne puisse même l’imaginer ! »
Alia secoua la tête avec violence. Tous ces signes étaient évidents au sein de son peuple. Tous les rapports qu’elle recevait de ses espions aux mille coins de l’Imperium ne faisaient que renforcer sa certitude. Les incessantes batailles du Jihad Fremen avaient laissé leur marque sur tous les mondes. Sur tous ces mondes touchés par l’« Œcuménisme de l’épée », le peuple avait une attitude de soumission, les gens devenaient défensifs, secrets, fuyants. Toute manifestation d’autorité – d’autorité religieuse essentiellement – suscitait le ressentiment. Certes, les pèlerins affluaient encore par millions et beaucoup étaient sans doute de vrais dévots mais, pour sa plus grande part, le pèlerinage avait d’autres motivations. Généralement, c’était une sorte d’assurance toute prête pour l’avenir. Il faisait ressortir l’obédience et permettait de gagner ainsi une forme réelle de pouvoir qui était aisément convertie en richesse. Les Hajji qui revenaient d’Arrakis se voyaient confier de nouvelles fonctions sur leur monde, ils accédaient à un statut social supérieur. Les Hajji pouvaient prendre certaines décisions économiques très profitables devant lesquelles leurs concurrents non pèlerins ne pouvaient que s’incliner.
Alia connaissait bien la devinette populaire : « Qu’y a-t-il donc dans la bourse vide que j’ai ramenée de Dune ? » Et la réponse était : « Les yeux de Muad’Dib (des diamants de feu). »
Tous les moyens traditionnels pour réprimer la sédition défilaient dans l’esprit d’Alia : les gens devaient apprendre que l’opposition était toujours punie et que le soutien au pouvoir était toujours récompensé. Les forces impériales devaient être déplacées selon les lois du hasard. Les appoints majeurs au pouvoir de l’Empire devaient être tenus secrets. Chacun des mouvements de la Régence contre une attaque potentielle requérait désormais un minutage délicat afin de maintenir l’opposition en situation de déséquilibre.
Et Alia s’interrogea : Ai-je perdu mon sens du temps ?
« Est-ce bien le moment de rêvasser ? » demanda une voix en elle, et elle redevint plus calme aussitôt. Oui, le plan du Baron était bon. Ainsi, elle éliminerait la menace représentée par Dame Jessica et, du même coup, elle discréditerait la Maison de Corrino. Oui.
Plus tard, il serait temps de s’occuper du Prêcheur. Elle comprenait son attitude : le symbolisme était suffisamment clair. Le Prêcheur représentait l’ancien esprit de spéculation débridée, l’esprit de l’hérésie libre et vivant dans le désert de l’orthodoxie d’Alia. Telle était sa force. Peu importait qu’il fût Paul… aussi longtemps que le doute subsisterait. Mais ses facultés Bene Gesserit disaient à Alia que la faiblesse du Prêcheur ne pouvait résider que dans sa force.
Il y a en lui une faille que nous découvrirons. Je vais le faire espionner, le surveiller sans cesse. Et, dès que la moindre occasion se présentera, je briserai son image.
17
Je ne répondrai pas aux Fremen qui prétendent à l’inspiration divine pour propager la révélation religieuse. C’est leur prétention parallèle à une révélation idéologique qui m’inspire, moi, la dérision dont je les douche. Bien sûr, ils avancent cette double prétention avec l’espoir que leur mandarinat en sera renforcé et qu’ils pourront encore durer dans un univers qui ne veut plus supporter leur oppression. C’est au nom de tous les peuples opprimés que je lance cet avertissement aux Fremen : l’opportunisme à court terme échoue toujours à long terme.
Dans la nuit, avec Stilgar, Leto avait gagné l’étroite saillie au sommet de la croupe rocheuse que les gens du Sietch Tabr avaient baptisée le Serviteur. De là, sous la pâle clarté de la Deuxième Lune, ils contemplaient un immense panorama : le Mur du Bouclier avec le Mont Idaho au nord, la Grande Étendue vers le sud et les vagues des dunes qui couraient vers l’orient, vers la Chaîne de Habbanya. Les derniers tourbillons de poussière d’une tempête occultaient encore l’horizon sud. La crête du Bouclier était une ligne de gel brillant sous la lune.
Stilgar était venu là contre son gré, cédant sans doute à la curiosité que Leto avait su éveiller en lui. Pourquoi cette périlleuse promenade dans le sable à cette heure de la nuit ? L’enfant avait menacé le vieux naib de se lancer seul à l’aventure s’il refusait de l’accompagner. Tout cela, néanmoins, dérangeait beaucoup Stilgar. Deux cibles si importantes isolées dans la nuit !
Leto était assis, jambes croisées, regardant vers le sud. De temps à autre, il se frappait le genou comme sous l’effet d’une frustration. Stilgar attendait. C’était un art dans lequel il excellait. Il était resté debout, bras croisés, à deux pas de Leto, les plis de sa robe flottant doucement à la brise.
Pour Leto, traverser le sable constituait une réponse au désespoir intérieur, à un besoin de chercher une nouvelle disposition de son existence, en un conflit silencieux auquel Ghanima ne pouvait plus se risquer. Il avait manœuvré afin que Stilgar l’accompagne dans cette excursion parce qu’il y avait certaines choses que Stilgar devait connaître en préparation des jours à venir.
Une fois encore, Leto martela son genou. Il était difficile de reconnaître un commencement ! A certains moments, il n’était plus qu’une extension de toutes ces vies qui étaient en lui, toutes aussi réelles et présentes que la sienne. Dans leur flux, il n’y avait nul terme, nul accomplissement, rien qu’un éternel commencement. Mais ces vies pouvaient être une foule, tout aussi bien, dont il recevait l’énorme clameur comme s’il était une fenêtre unique à laquelle chacun voulait apparaître. Et c’était en cela que résidait le danger qui avait eu raison d’Alia.
Il leva les yeux vers les ultimes traînées d’argent de la tempête. Les plis de sable des dunes roulaient sous la lune, dans la Grande Étendue. Grains de silice semés par le vent, façonnés en crêtes : gravier, sable et cailloux. Une fois encore, Leto était prisonnier d’un instant figé, juste avant l’aube. Et le temps exerçait sa pression sur lui. Déjà, on était au mois d’Akkad et il avait derrière lui une si longue attente : jours interminables et torrides dans les chemins desséchés des vents, nuits de tourbillons et de tornades jaillies des terres-fournaises du Désert Faucon. Par-dessus son épaule, il regarda en direction du Bouclier, ligne brisée sur fond d’étoiles. Là-bas, derrière ce mur qui les séparait du Bassin du Nord se trouvait le centre de tous ses problèmes.
Dans l’ombre brûlante, l’aube pointait, maintenant. Le soleil se glissait entre les turbans de poussière, et de minces franges blêmes se dessinaient entre les replis rouges de la tempête qui s’éloignait. Fermant les yeux, Leto essaya d’imaginer la venue de ce jour sur Arrakeen, et la cité fut là, soudain, au centre de son esprit, comme un jeu de boîtes dispersées entre la lumière et les ombres nouvelles esquissées par le jour. Le désert… les boîtes… le désert…
Il ouvrit les yeux, et seul le désert subsista. Une plage sans mer, couleur de curry, taraudée par les vents changeants. Au pied de chaque dune, une mare d’ombre huileuse rappelait le fleuve de la nuit. Elles coulaient parfois l’une vers l’autre. Un instant, les pensées de Leto retrouvèrent cette nuit, avec Stilgar à son côté, silencieux et troublé, inquiet des raisons secrètes qui avaient poussé son jeune maître à gagner ce lieu. Il avait dû vivre tant de fois ce moment avec son Muad’Dib tant aimé. Aujourd’hui encore, il était sur le qui-vive, à l’affût du moindre danger, ses yeux fouillant sans cesse le désert. Stilgar détestait se trouver exposé dans la pleine lumière. C’était un Fremen dans la pure tradition.
A regret, Leto abandonna le souvenir de cette nuit et de la fatigue si douce de leur marche dans le sable. Il partageait les craintes de Stilgar sous le soleil levant. Le noir de la nuit, avec son silence, était une seule et simple chose, même lorsque rôdaient les terreurs en suspens. La lumière, elle, pouvait être trop de choses. Les peurs de la nuit avaient leur odeur, le bruit des choses rampantes. La nuit avait ses dimensions et tout y était amplifié. Les cornes étaient plus acérées, les lames plus aiguisées. Mais les terreurs du jour pouvaient être pires.
Stilgar s’éclaircit la gorge et Leto déclara sans se retourner : « J’ai un problème grave, Stil. »
« Je m’en doutais. » La voix de Stilgar était profonde et tendue. L’enfant avait eu les intonations de son père, de façon troublante. Il y avait là une trace de la magie interdite et la répulsion était apparue en Stilgar. Les Fremen connaissaient les terreurs de la possession. Ceux qui étaient possédés étaient de plein droit mis à mort et leur eau répandue sur le sable afin de ne pas contaminer la citerne tribale.
Les morts devaient rester morts. Un enfant pouvait porter l’immortalité mais il n’avait en aucune façon le droit d’assurer une forme du passé.
« Mon problème, reprit Leto, c’est que mon père a laissé tant de choses inachevées. Tout spécialement au centre de nos vies. L’empire ne peut continuer ainsi, Stil, sans que la vie humaine ait un centre véritable. Je parle de la vie, Stil, me comprends-tu ? De la vie, non de la mort. »
« Votre père, une fois, m’a parlé en ce sens, alors qu’il était troublé par une vision. »
Leto fut tenté d’échapper à cette interrogation et à cette peur par une réponse désinvolte. En prenant conscience de sa faim, il faillit suggérer qu’ils interrompent leur jeûne. Ils avaient mangé la veille à midi et Leto avait insisté pour qu’ils jeûnent toute la nuit. Mais c’est une autre faim qui le poussait à présent.
Le mal de ma vie est le mal de ce lieu, songea-t-il. Pas de création préliminaire. Je vais toujours en arrière, toujours plus loin jusqu’à ce que les distances s’estompent. Je ne peux voir la Chaîne de Habbanya. Je ne peux retrouver le lieu original de l’épreuve.
« Il n’existe aucun substitut à la prescience, dit-il. Peut-être devrais-je tenter l’épice…»
« Pour être détruit comme votre père ? »
« C’est un dilemme. »
« Votre père m’a confié une fois qu’une connaissance trop parfaite de l’avenir équivalait à être prisonnier de cet avenir, sans la moindre possibilité de changement. »
« C’est le paradoxe qui est notre problème. La prescience est une chose puissante et subtile. L’avenir, c’est ce qui commence maintenant. Être voyant au pays des aveugles, cela comporte bien des risques. Si l’on essaie d’interpréter ce que l’on voit pour le bénéfice des aveugles, on a tendance à oublier que les aveugles, par leur cécité même, sont animés d’un mouvement inhérent. Ils sont comme de monstrueuses machines lancées sur des trajectoires bien définies. Avec leurs vitesses, leurs fixations propres. Les aveugles me font peur, Stil. Ils peuvent si aisément broyer ce qui se trouve sur leur chemin. »
Stilgar contemplait le désert. L’aube de craie était devenue l’acier du jour.
« Pourquoi être venus ici ? » demanda-t-il.
« Parce que je voulais que tu voies l’endroit où il se peut que je meure. »
Stilgar se roidit. « Ainsi, vous avez eu une vision ! »
« Mais peut-être n’était-ce qu’un rêve ? »
« Pourquoi cet endroit si dangereux ? insista Stilgar, et son regard chargé de reproche se posa sur lui. Il nous faut partir immédiatement. »
« Je ne mourrai pas aujourd’hui, Stil. »
« Non ? Qu’y avait-il dans cette vision ? »
« J’ai vu trois chemins, répondit Leto, et sa voix avait la lourdeur ensommeillée du souvenir. Dans l’un de ces avenirs, je devais tuer notre grand-mère. »
Comme s’il craignait que Dame Jessica pût les entendre malgré la distance, Stilgar jeta un regard nerveux vers le sietch.
« Pourquoi ? » demanda-t-il.
« Pour ne pas perdre le monopole de l’épice. »
« Je ne comprends pas. »
« Pas plus que moi. Mais il y avait cette préoccupation dans mon esprit quand j’ai levé mon couteau. »
« Ohhh… (Stilgar comprenait le couteau. Il inspira profondément.) Et sur le second chemin ? »
« Ghani et moi étions unis pour sceller le sang des Atréides. »
« Pouaah ! » lança Stilgar en un violent sursaut de dégoût.
« Jadis, c’était courant chez les rois et les reines, dit Leto. Mais Ghani et moi avons pris la décision de ne pas nous accoupler. »
« Je vous conseille de vous en tenir absolument à cette décision ! » dit Stilgar d’un ton mortel. De par la Loi fremen, l’inceste était puni par la mort sur le trépied de pendaison. Il se racla la gorge, demanda :
« Et le troisième chemin ? »
« On me conduit à ramener l’image de mon père à des proportions humaines. »
« Il était mon ami », murmura Stilgar.
« Il était ton dieu ! Je dois lui ôter sa déité ! »
Tournant le dos au désert, Stilgar posa les yeux sur le Sietch Tabr, sur cette oasis qu’il aimait tant. De tels échanges éveillaient toujours un malaise en lui.
Leto eut conscience du mouvement de son compagnon par l’odeur de sa sueur. Il devait lutter pour ne pas céder à la tentation de repousser tous les sujets importants. Ils pouvaient bavarder jusqu’à la mi-journée, passer du spécifique à l’abstrait, s’éloigner des véritables décisions, des nécessités les plus impérieuses. Il ne faisait pas le moindre doute que la Maison de Corrino était une menace tangible dirigée contre des existences tangibles – la sienne et celle de Ghani. Mais tout ce qu’il entreprendrait désormais devrait être éprouvé et soupesé par rapport aux nécessités secrètes. Stilgar avait voté une fois en faveur de l’assassinat de Farad’n, préconisant l’emploi subtil du chaumurky, le poison dans le breuvage. Il était notoire que Farad’n avait un penchant certain pour certaines liqueurs douces. Mais on ne pouvait tolérer cela.
« Si je meurs ici, dit Leto, tu dois te garder d’Alia. Elle n’est plus ton amie, désormais. »
« Que signifie ce discours sur la mort et sur votre tante ? » explosa Stilgar. Quoi ? Tuer Dame Jessica ? Se garder d’Alia ? Mourir ici ?
« Sur son ordre, les hommes petits changent de visage, dit Leto. Celui qui gouverne n’a nul besoin d’être un prophète. Il ne doit même pas prétendre à être un dieu. Il doit seulement être sensible. Je t’ai amené ici afin de rendre clairs les besoins de l’Imperium. Il lui faut un bon gouvernement. Cela ne dépend pas des lois ou des précédents historiques, mais des qualités personnelles de celui qui gouverne. »
« Notre Régente s’acquitte plutôt bien des tâches impériales, remarqua Stilgar. Lorsque vous aurez l’âge de…»
« J’ai largement cet âge ! Je suis le plus vieux de tous, ici ! Tu n’es qu’un bébé à côté de moi ! Mes souvenirs remontent à plus de cinquante siècles dans le temps. Oui ! Je me souviens de l’époque où les Fremen vivaient encore sur Thurgrod ! »
« Et à quoi vous sert de jouer avec ces rêveries ? » demanda Stilgar d’un ton sévère.
Leto ne répondit rien. Oui, à quoi cela lui servait-il ? Pourquoi chercher ainsi à retrouver les siècles passés ? C’étaient les Fremen du présent qui posaient un problème urgent, les Fremen qui n’étaient pour la plupart que des sauvages à demi domptés, prompts à rire du malheur de l’innocent.
« Le krys se dissout à la mort de son possesseur, dit-il enfin. Muad’Dib s’est dissous. Pourquoi les Fremen existent-ils encore ? »
C’était là un de ces brusques retournements de pensée qui déconcertaient tant Stilgar. Un instant, il demeura sans réaction : s’il comprenait ces paroles, il n’en discernait pas le sens.
« On veut que je sois Empereur, reprit Leto, mais je dois demeurer le serviteur. (Par-dessus son épaule, il jeta un bref coup d’œil à Stilgar.) Mon grand-père, dont je porte le nom, ajouta une phrase à sa devise lorsqu’il arriva sur Dune : Ici je suis, ici je reste. »
« Il n’avait pas le choix », remarqua Stilgar.
« C’est exact, Stil. Pas plus que je ne l’ai. Je dois être Empereur de par ma naissance, de par la qualité de mon intellect, et par tout ce dont je suis fait, et même par ce que je sais. L’Imperium a besoin d’un bon gouvernement. »
« Le titre de Naib a un sens très ancien. Il signifie : serviteur du Sietch. »
« Je me souviens de ce que tu m’as enseigné, Stil. Pour être bien gouvernée, la tribu doit avoir la possibilité de choisir des hommes dont la vie est le reflet de ce que devrait être un gouvernement. »
La réponse de Stilgar vint des profondeurs de son âme Fremen.
« S’il en est ainsi pour vous, vous revêtirez le Manteau Impérial. Mais d’abord, il vous faut prouver que vos actes seront ceux d’un chef ! »
Leto eut un rire inattendu.
« Douterais-tu de ma sincérité, Stil ? »
« Certes non. »
« De ma naissance ? »
« Vous êtes ce que vous êtes. »
« Et si j’accomplis ce que l’on attend de moi, je donne ainsi la mesure de ma sincérité ? »
« C’est la coutume Fremen. »
« Alors, je ne puis faire appel à mes sentiments profonds pour guider mes actes ? »
« Je ne comprends pas ce que vous…»
« Si j’agis constamment avec justesse, quoi qu’il m’en coûte de réprimer mes désirs propres, en ce cas, je donne ma mesure. »
« Telle est l’essence de la maîtrise de soi, jeune homme. »
« Jeune homme ! Leto secoua la tête. Ah, Stil ! Tu viens de me donner la clé d’une éthique rationnelle de gouvernement. Il me faut être constant, enraciner chacun de mes actes dans le passé. »
« C’est raisonnable. »
« Mais mon passé remonte plus loin que le tien ! »
« Quelle différence…»
« Je ne suis pas une première personne du singulier, Stil. Je suis une personne multiple qui possède le souvenir de traditions plus anciennes que ce que tu pourrais imaginer. Et c’est là mon fardeau, Stil. Je suis orienté sur le passé. Je suis empli d’un savoir inné qui résiste au changement et à la nouveauté. Pourtant, Muad’Dib a changé tout cela. »
Leto, d’un geste, montra le désert, tout le désert par-delà le Mur du Bouclier.
Stilgar se retourna pour observer le vaste rocher. Un village avait été construit sous le Mur depuis l’époque du Muad’Dib. Les planétologues qui vivaient là-bas ensemençaient le désert, propageaient la végétation. Les yeux de Stilgar étaient fixés sur ce signe évident de la présence de l’homme dans le paysage d’Arrakis. Le changement ? Oui. Le dessin du village, son évidence étaient une offense. Immobile, indifférent à la morsure des grains de sable glissés sous son distille, Stilgar réfléchissait. Ce village était une offense à ce monde tout entier, à ce qu’il avait été. Et soudain, Stilgar appela de toutes ses forces le vent, le tourbillon hurlant de la tempête sur ces dunes, sur ce village. Il fallait effacer ce lieu. Sa haine le laissa tremblant.
« As-tu remarqué, Stil, demanda Leto, que les nouveaux distilles sont de fabrication plutôt négligée ? Nous perdons trop d’eau. »
Stilgar faillit demander : Ne l’ai-je point déjà dit ? Il se contenta de remarquer : « Nos gens dépendent de plus en plus de ces pilules. »
Leto acquiesça. Les pilules réduisaient la perte en eau, équilibraient la température du corps, elles étaient moins coûteuses et plus pratiques que les distilles. Mais ceux qui les adoptaient connaissaient d’autres inconvénients : les réactions se faisaient plus lentes et la vision, parfois, devenait floue.
« Est-ce pour cette raison que nous sommes là ? demanda Stilgar. Pour discuter de la fabrication des distilles ?
« Pourquoi pas ? Du moment que tu refuses d’affronter ce que je dois te dire. »
« Pourquoi faudrait-il que je me garde de votre tante ? »
Il y avait une trace de colère dans la voix de Stilgar.
« Parce qu’elle joue sur la résistance au changement des vieux Fremen, mais qu’elle peut amener des changements plus terribles que tu ne peux l’imaginer. »
« Vous faites un drame de peu ! Elle est une vraie Fremen. »
« Oui… et le vrai Fremen s’attache aux usages du passé et mon passé à moi est ancien, Stil. Si je cédais à cette tendance, je construirais une société fermée, totalement dépendante des coutumes sacrées de jadis. Je contrôlerais les migrations, parce qu’elles drainent des idées nouvelles et que les idées nouvelles constituent une menace dirigée contre toute la structure de la vie. Chaque petite polis planétaire serait livrée à elle-même, suivrait son évolution propre. Et finalement, l’Empire s’effondrerait sous le poids de ses disparités. »
Stilgar avait la gorge sèche. Ces mots, Muad’Dib aurait pu les prononcer tout aussi bien. Ils portaient son sceau. Ils étaient chargés de paradoxe, effrayants. Mais si quiconque permettait un changement… Il secoua la tête.
« Le passé peut t’indiquer la bonne voie si tu vis dans le passé, Stil, mais les circonstances changent. »
Stilgar ne pouvait qu’accepter cet argument. Oui, les circonstances changeaient. Comment agir, alors ? Son regard, par-delà Leto, se posa à nouveau sur le désert. Il le voyait sans le voir. Dans ce paysage, Muad’Dib avait marché. Comme le soleil montait dans le ciel, des ombres d’or se déployaient sur le désert, et des ombres violettes, et des vapeurs de poussière flottaient sur les ruisseaux gréseux. Dans le lointain, l’habituel brouillard de poudre était visible au-dessus de la Chaîne de Habbanya, une île sombre au bout du grand océan des vagues de sable dont les crêtes finissaient par se confondre. Derrière les premiers rideaux d’air torride, Stilgar distinguait les franges vertes des plantes, à la lisière du désert. Muad’Dib avait apporté la vie en ce lieu de désolation. De l’autre côté des ombres denses des buissons, il y avait des fleurs couleur d’or, de cuivre et de sang, des fleurs rousses, des fleurs de rouille, des feuilles pâles, des épines noires. Déjà, les ombres aiguës vibraient sur le sable.
« Je ne suis que chef parmi les Fremen, dit Stilgar. Vous êtes fils de Duc. »
« Sans savoir ce que tu disais, tu l’as dit », fit Leto.
Stilgar fronça les sourcils. Autrefois, Muad’Dib l’avait tancé de la même façon.
« Tu t’en souviens, n’est-ce pas, Stil ? Nous étions près de la Chaîne de Habbanya et il y avait ce capitaine Sardaukar – Aramsham, tu ne l’as pas oublié, non ? Il avait tué son ami afin de sauver sa propre vie. Plusieurs fois, ce jour-là, tu avais grommelé contre l’idée d’épargner la vie des Sardaukars qui avaient surpris nos secrets. Et finalement, tu dis qu’ils ne pourraient que révéler ce qu’ils avaient vu : il fallait les tuer. C’est alors que mon père t’a dit : Sans savoir ce que tu disais, tu l’as dit. Et cela t’a blessé. Tu lui as dit que tu n’étais qu’un simple chef parmi les Fremen. Les ducs doivent avoir connaissance de choses plus importantes. »
Stilgar le regarda. Nous étions près de la Chaîne de Habbanya ! Quoi, ce… cet enfant qui n’avait pas même été conçu alors connaissait chaque détail de cet instant, des détails que seul pouvait connaître quelqu’un qui avait vécu cet instant. Encore une fois, cela prouvait que les enfants Atréides ne pouvaient être jugés selon les normes ordinaires.
« A présent, tu vas m’écouter, dit Leto. Si jamais je meurs ou disparais dans le désert, tu devras fuir le Sietch Tabr. Je te l’ordonne. Tu prendras Ghani et…»
« Vous n’êtes pas encore mon Duc ! Vous êtes un… un enfant ! »
« Je suis un adulte dans un corps d’enfant ! (Leto tendit le doigt, désignant une étroite fissure dans la roche, juste en dessous de l’endroit où ils se trouvaient.) Si je meurs, ce sera là, exactement. Tu verras mon sang. Tu le sauras. Alors, tu prendras ma sœur et…»
« Je vais faire doubler votre garde, dit Stilgar. Et vous ne viendrez plus ici. Maintenant, nous allons rentrer…»
« Stil ! Tu ne peux me retenir. Pense encore à ce qui s’est passé près de la Chaîne de Habbanya. Tu n’as pas oublié ? La chenille de l’usine était là, dans le désert, et un grand Faiseur approchait. Il était impossible que l’engin échappe au ver. Mon père déplorait cette perte inévitable. Mais Gurney, lui, ne pensait qu’aux hommes qui étaient là, condamnés à périr dans le sable. Te rappelles-tu ce qu’il dit alors ? Votre père se serait plutôt soucié des hommes qu’il ne pouvait sauver. Stil, je te charge de sauver des vies. Elles sont plus importantes que les choses. Et Ghani entre toutes parce que, moi disparu, elle restera l’unique espoir des Atréides. »
« Je ne veux plus vous écouter », dit Stilgar. Sur ce, il se détourna et entreprit de redescendre des rochers en direction de l’oasis. Derrière lui, il entendit les pas de Leto qui ne tarda pas à le rattraper, puis à le dépasser. Il se retourna alors, regarda le vieux Naib et dit : « Stil, as-tu remarqué comme les jeunes femmes sont belles, cette année ? »
18
La vie d’un humain, tout comme la vie d’une famille ou celle de tout un peuple, persiste en tant que mémoire. Mon peuple doit en venir à considérer cela comme faisant partie de son processus de maturation. Il constitue un organisme et, par cette mémoire persistante, il accumule ses expériences dans un réservoir subliminal. L’humanité espère pouvoir utiliser si besoin est ce matériau dans un univers changeant. Mais une grande part de ce qui est stocké dans ce réservoir peut être perdue par ce jeu de hasard accidentel que nous appelons « le destin ».
Une autre grande part peut ne pas être intégrée aux relations évolutionnaires ; ainsi, elle ne peut pas être évaluée et activée par ces modifications permanentes de l’environnement qui affectent la chair. L’espèce peut oublier ! Voici la valeur spéciale du Kwisatz Haderach que le Bene Gesserit n’a jamais soupçonnée : le Kwisatz Haderach ne peut oublier.
Inexplicablement, Stilgar fut profondément troublé par la remarque futile de Leto. Ses paroles se diffusèrent jusqu’au centre de son esprit tandis qu’ils franchissaient le détroit de sable qui les séparait du Sietch Tabr. Stilgar prit conscience qu’elles étaient maintenant plus importantes pour lui que tout ce que Leto avait pu dire, cette nuit, là-bas, sur le Serviteur.
C’était vrai que les jeunes femmes d’Arrakis étaient particulièrement belles cette année. De même que les jeunes hommes. Les visages avaient la riche sérénité de l’eau. Les regards étaient dirigés vers l’extérieur, très loin. Souvent, les jeunes Fremen allaient le visage nu, refusant le masque du distille, l’écheveau des tubes. Fréquemment, au-dehors, ils ne portaient même pas de distille, préférant ces nouveaux vêtements flous qui, à chacun de leurs mouvements, révélaient les lignes sveltes de leur corps.
Cette beauté humaine répondait à la beauté nouvelle du paysage. Par contraste avec l’ancienne Arrakis, c’était un choc pour le regard que ces touffes de tiges vertes éclatant sur le brun rouge des rochers. Et les sietchs de la civilisation des métropoles troglodytes, avec leurs sceaux d’humidité et leurs pièges à vent aussi nombreux que complexes, cédaient peu à peu la place à des villages construits à l’extérieur, souvent avec des briques de boue. De la boue !
Pourquoi ai-je souhaité voir le village détruit ? se demanda Stilgar, et il trébucha dans le sable. Il n’ignorait pas qu’il appartenait à une race agonisante. Les vieux Fremen observaient, stupéfaits, les marques de la nouvelle prodigalité de leur monde, comme cette eau que l’on gaspillait dans l’air à seule fin de pouvoir façonner des briques. L’eau que dépensait une seule famille du village aurait permis à tout un sietch de survivre une année durant.
Ces nouvelles constructions avaient même des ouvertures transparentes qui permettaient à la chaleur du soleil de pénétrer dans les demeures et de dessécher un peu plus les corps. Des fenêtres qui ouvraient sur l’extérieur, qui permettaient aux Fremen des maisons de boue de contempler leur nouveau paysage. Ils n’étaient plus prisonniers d’un sietch. Et, comme la vision changeait, l’imagination changeait aussi. Stilgar en avait conscience. Cette vision nouvelle unissait les Fremen à tout l’univers impérial, leur rendait sensible l’espace sans limites. Eux qui autrefois avaient été liés à ce monde aride par l’esclavage de ses rudes nécessités. Jamais encore, ils n’avaient connu cette ouverture de l’esprit qui était la marque des habitants de la plupart des planètes de l’Imperium.
Stilgar percevait ces changements par contraste avec ses propres craintes et ses doutes. Dans les jours anciens, rares avaient été les Fremen à oser imaginer qu’ils pourraient un jour quitter Arrakis pour commencer une vie nouvelle sur l’un des mondes riches en eau. C’était un rêve d’évasion interdit.
Les yeux de Stilgar se posèrent sur la silhouette de Leto qui cheminait à quelques pas devant lui. Leto avait fait allusion à une interdiction de l’émigration. Ma foi, cela avait toujours été la réalité pour une grande partie des étrangers. Mais l’isolement planétaire n’avait nulle part été aussi total que sur Arrakis. Les Fremen s’étaient repliés sur eux-mêmes, ils s’étaient barricadés dans leurs esprits tout comme ils s’étaient barricadés dans leurs cavernes.
Le sens véritable du sietch – refuge pour les périodes troublées – avait été perverti, transformé en un lieu monstrueux de réclusion pour tout un peuple.
Leto avait dit la vérité : Muad’Dib avait changé tout ceci.
Stilgar se sentait perdu. Ses vieilles certitudes s’effritaient. Cette vision nouvelle sur l’extérieur suscitait la vie, une vie qui voulait échapper à la contrainte.
« Comme les jeunes femmes sont belles cette année ! »
Les anciens usages (mes usages ! admit Stilgar) avaient obligé le peuple à ignorer toute histoire qui ne concernait pas directement son propre labeur. Les Fremen d’autrefois avaient lu l’histoire au travers de leurs terribles migrations, de leurs exodes de persécution en persécution. L’ancien gouvernement planétaire n’avait fait qu’appliquer la politique imposée par l’ancien Imperium. Il avait étouffé la créativité et la notion de progrès, d’évolution. La prospérité était dangereuse pour l’ancien Imperium et ceux qui le gouvernaient.
Brutalement, Stilgar comprit que ces éléments étaient tout aussi dangereux pour la ligne que suivait Alia.
Une fois encore, il trébucha et perdit encore quelques pas sur Leto.
Pour les usages anciens, les religions anciennes, il n’y avait pas eu d’avenir, rien qu’un présent immuable. Avant Muad’Dib, les Fremen avaient été conditionnés à croire en l’échec, jamais en l’accomplissement possible. Bien sûr, ils avaient eu foi en Liet-Kynes, mais sa projection embrassait quarante générations. Ce n’était pas un accomplissement, non, Stilgar se l’avouait maintenant, mais un rêve qui s’était aussi refermé sur lui-même.
Muad’Dib avait changé cela !
Pendant le Jihad, les Fremen avaient beaucoup appris sur le vieil Empereur Padishah, Shaddam IV. Le quatre-vingt-cinquième Padishah de la Maison de Corrino à s’asseoir sur le Trône du Lion d’Or, à régner sur cet Imperium de mondes innombrables, avait utilisé Arrakis comme banc d’essai de toutes les politiques pouvant renforcer l’empire. Les gouverneurs planétaires qui s’étaient succédé sur Arrakis avaient entretenu un pessimisme endémique à seule fin d’étayer leur pouvoir. Ils s’étaient appliqués à ce que chacun, sur ce monde, y compris les libres nomades qu’étaient les Fremen, devînt familier d’injustices multiples et de problèmes insolubles. On avait appris au peuple à se considérer comme désespéré, hors de toute assistance.
« Comme les jeunes femmes sont belles cette année ! »
Regardant une fois encore Leto qui s’éloignait, gagnant du terrain sur lui, Stilgar se demanda comment cet enfant avait pu libérer ce flot de pensées en lui, par cette seule remarque anodine. Il avait suffi de ces quelques mots pour qu’il considère Alia et son propre rôle au sein du Conseil sous un jour totalement nouveau.
Alia se plaisait à déclarer que les anciens usages cédaient du terrain lentement. Stilgar admit en lui-même qu’il avait toujours été à demi rassuré par ce constat. Le changement était dangereux. L’initiative devait être réprimée et la volonté individuelle combattue. N’était-ce donc pas la fonction des prêtres que de combattre la volonté de l’individu ?
Alia répétait que les occasions de compétition ouverte devaient être ramenées à l’intérieur de strictes limites. Mais cela signifiait que la menace récurrente de la technologie ne pouvait servir qu’à contenir les peuples – tout comme elle avait servi ses maîtres d’autrefois. Toute technologie autorisée devait être enracinée dans un rituel. Autrement… autrement…
Stilgar trébucha à nouveau. Il avait atteint le qanat, à présent. Il aperçut Leto qui l’attendait, au-delà du verger d’abricotiers, sur la berge. Stilgar s’aperçut alors que ses pieds foulaient l’herbe folle.
De l’herbe folle ! A quoi puis-je croire ?
Un Fremen de sa génération considérait que tout individu devait avoir un sens profond de ses limitations propres. Les traditions étaient très certainement l’élément de contrôle le plus efficace d’une société stable. Les gens devaient connaître les frontières de leur temps, de leur société, de leur territoire. Le sietch fournissait le modèle de toute pensée : quoi de néfaste en cela ? Le sentiment de clôture devait pénétrer chaque choix individuel, imprégner la famille, la communauté et tous les actes d’un bon gouvernement.
Stilgar s’arrêta. Il regarda Leto et vit son sourire.
Sait-il seulement quel tourbillon j’ai dans la tête ?
Le vieux Naib des Fremen essaya de se réfugier dans le catéchisme traditionnel de son peuple. Chacun des aspects de la vie requérait une seule forme, sa circularité propre étant fondée sur la connaissance secrète de ce qui fonctionnerait et de ce qui échouerait. Le modèle de la vie, pour la communauté, pour chaque élément de cette société plus vaste qui allait plus haut et plus loin que la cime des gouvernements – ce modèle devait être le sietch et sa contrepartie dans le sable : Shai-Hulud. Le ver géant était certes une créature formidable, mais il se réfugiait dans les profondeurs impénétrables du sable lorsqu’on le menaçait.
Le changement est dangereux ! se répéta Stilgar. L’uniformité et la stabilité devaient être les objectifs du gouvernement.
Mais les jeunes gens étaient beaux.
Et ils se souvenaient des paroles de Muad’Dib lorsqu’il avait déposé Shaddam IV : « Je ne souhaite pas une longue vie pour l’Empereur, je souhaite une longue vie pour l’Empire. »
N’est-ce pas ce que je me suis dit à moi-même ? se demanda Stilgar.
Il se remit en marche, se dirigeant vers l’entrée du sietch. Il se trouvait sur la droite de Leto et celui-ci obliqua pour le rejoindre.
Muad’Dib avait dit autre chose, se souvint Stilgar : « Les sociétés, les gouvernements et les civilisations, tout comme les individus, naissent, grandissent, se reproduisait et meurent. »
Dangereux ou non, le changement viendrait. Ces jeunes Fremen si beaux le savaient. Ils pouvaient déjà le voir en regardant au loin, et s’y préparer.
Stilgar dut s’arrêter. Leto lui barrait le chemin. Il lui adressa un regard perçant et dit : « Tu vois, Stil ? La tradition n’est pas ce guide absolu que tu croyais. »
19
Lorsqu’un Fremen, trop longtemps, se trouve éloigné du désert, il meurt ; nous disons que c’est « le mal de l’eau ».
« Il est difficile pour moi de te demander cela, dit Alia, mais… je dois veiller à ce que les enfants de Paul héritent d’un empire. La Régence n’a pas d’autre raison d’être. »
Elle se détourna du miroir devant lequel elle était assise pour sa toilette matinale. Elle regarda son époux, mesurant la pénétration de ses paroles. En de pareils moments, il convenait de guetter ses réactions avec vigilance. Il ne faisait aucun doute qu’il était infiniment plus subtil et dangereux que le Duncan Idaho d’autrefois, maître d’armes de la Maison des Atréides. Son apparence n’avait pas changé. Ses traits restaient anguleux et sombres sous sa longue chevelure noire mais, durant toutes ces années, depuis qu’il avait quitté son état de ghola, il avait subi une profonde métamorphose intérieure.
Comme tant de fois auparavant, Alia se demanda ce que la renaissance-après-la-mort du ghola avait pu laisser comme marque dans le moi secret de Duncan. Avant que les Tleilaxu aient exercé sur lui leur science subtile, les réactions de Duncan avaient été frappées du sceau des Atréides : loyauté, adhésion fanatique au code moral de ses ancêtres mercenaires, prompt au calme. Il s’était montré implacable dans sa vengeance contre la Maison des Harkonnens et il était mort en sauvant Paul. Mais les Tleilaxu avaient acheté son corps aux Sardaukar et, dans leurs cuves de régénération, ils avaient conçu un zombi-katrundo, avec la chair de Duncan Idaho, sans aucun de ses souvenirs conscients. Il avait reçu l’éducation d’un mentat avant d’être adressé comme présent à Paul, ordinateur humain, outil d’absolue précision armé d’une compulsion hypnotique de meurtre dirigée contre son possesseur. La chair de Duncan Idaho avait résisté à cette compulsion et, dans cette terrible lutte, son passé cellulaire avait resurgi.
Alia avait décidé depuis longtemps qu’il était dangereux de songer à lui en tant que Duncan Idaho dans ses pensées intimes. Mieux valait le nommer par son nom de ghola : Hayt. Infiniment mieux. Et il était essentiel que jamais il ne puisse entrevoir, aussi brièvement que ce soit, l’image du vieux Baron Harkonnen, là, dans son esprit.
Duncan, s’apercevant qu’Alia l’étudiait, se détourna. L’amour ne pouvait dissimuler les changements intervenus en elle, pas plus qu’il ne pouvait rendre opaques ses motivations. Les yeux de métal à facettes que les Tleilaxu avaient donnés à Duncan étaient d’une cruelle clairvoyance quant à la traîtrise. Ils lui faisaient maintenant apparaître Alia comme un être irradiant la méchanceté, presque masculin, et cette vision lui était insupportable.
« Pourquoi ne veux-tu pas me regarder ? » demanda-t-elle.
« Il faut que je réfléchisse, dit-il. Dame Jessica est… une Atréides. »
« Et tu es loyal envers la Maison des Atréides et non envers moi, n’est-ce pas ? »
« Ne me prête pas des raisonnements aussi inconstants. »
Alia pinça les lèvres. Avait-elle agi trop vivement ?
Duncan s’approcha de la lucarne par laquelle on pouvait observer un coin de la plazza. Les pèlerins avaient commencé de se rassembler, suivis par les marchands qui se pressaient autour comme des prédateurs encerclant un troupeau. Le regard de Duncan se fixa sur un groupe particulier. Ces gens-là se frayaient leur chemin d’un air décidé. Ils portaient des paniers en fibre d’épice, et des mercenaires Fremen les suivaient, un pas en arrière.
« Ils vendent des morceaux de marbre corrodé, dit Duncan en les désignant. Savais-tu cela ? Ils les déposent dans le désert et les vents de sable les sculptent. Parfois, les formes sont intéressantes. Ils disent que c’est une nouvelle forme d’art, très populaire, de véritables œuvres du vent de Dune. J’ai acheté une de ces pièces la semaine dernière, un arbre doré à cinq branches. Gracieux mais très fragile. »
« Ne change pas de sujet », dit Alia.
« Je n’ai pas changé de sujet. C’est beau, mais ça n’est pas de l’art. Les humains créent l’art par leur violence propre, par leur seule volonté. (Il posa la main droite sur le rebord de la lucarne.) Les jumeaux détestent cette cité et je crains de comprendre leurs motifs. »
« Je ne parviens pas à comprendre le rapport, dit Alia. Enlever ma mère n’est pas la supprimer. Elle sera sauve en étant ta prisonnière. »
« Cette cité a été construite par des aveugles, continua Duncan. Savais-tu que Leto et Stilgar ont quitté le Sietch Tabr, la semaine dernière, et qu’ils se sont rendus dans le désert ? Ils ont été absents toute la nuit. »
« On m’a rapporté cela. Ces babioles de marbre – veux-tu que j’interdise leur vente ? »
« Ce serait mauvais pour le commerce, dit Duncan en se retournant. Sais-tu ce que Stilgar m’a répondu quand je lui ai demandé pourquoi ils étaient sortis ? Il m’a dit que Leto souhaitait communier avec l’esprit de Muad’Dib. »
Alia ressentit soudain le froid de la panique et elle riva son regard au miroir pour recouvrer son calme. Jamais Leto n’aurait quitté le sietch de nuit pour une raison aussi absurde. Avait-elle donc affaire à une conspiration ?
Idaho leva une main devant ses yeux pour oblitérer l’image de son épouse.
« Stilgar a ajouté qu’il a accompagné Leto parce qu’il continue de croire en Muad’Dib. »
« Bien sûr qu’il continue d’y croire ! »
Idaho eut un rire bizarrement creux. « Il prétend qu’il continue d’y croire parce que Muad’Dib prenait toujours le parti des petites gens. »
« Que lui as-tu répondu, toi ? » demanda Alia, et sa voix ne pouvait cacher sa peur.
Il baissa la main. « Je lui ai dit : cela te range parmi les petites gens. »
« Duncan ! Voilà un jeu dangereux ! En harcelant ce Naib des Fremen, tu pourrais bien éveiller une bête qui nous détruirait tous ! »
« Il continue de croire en Muad’Dib, c’est notre protection. »
« Qu’a-t-il répondu ensuite ? »
« Qu’il savait qui il était. »
« Je vois. »
« Non… je ne crois pas que tu voies. Les choses qui mordent ont les dents plus longues que Stilgar. »
« Je n’arrive pas à te comprendre, aujourd’hui, Duncan. Je te demande d’accomplir une chose importante, vitale… Pourquoi tout ce verbiage ? »
Elle semblait si irritée… Duncan revint à la lucarne.
« Lorsque j’ai reçu l’éducation de mentat… C’est très difficile, Alia, de comprendre comment fonctionne ton propre esprit. On t’apprend d’abord que tu dois laisser ton esprit fonctionner par lui-même. C’est très étrange. Tu peux faire jouer tes muscles, les exercer, les développer, mais l’esprit ne dépend que de lui-même. Quelquefois, quand tu as réussi à apprendre cela, il te montre des choses que tu ne désires pas voir. »
« Et c’est pour cela que tu as voulu insulter Stilgar ? »
« Stilgar ne connaît pas son esprit. Il ne le laisse pas libre. »
« Sauf pour les orgies d’épice. »
« Même pas. C’est ce qui fait de lui un Naib. Il est un chef, il contrôle et limite ses réactions. Il fait ce que l’on attend de lui. Lorsque tu sais cela, tu connais vraiment Stilgar et tu peux mesurer la longueur de ses dents. »
« C’est ainsi que font les Fremen… Eh bien, Duncan, feras-tu ce que je te demande ? Il faut l’enlever et que l’on croie que la Maison de Corrino est derrière cela. »
Il demeura silencieux, soupesant le ton de sa voix et les arguments qu’elle invoquait avec ses facultés de mentat. Ce plan pour l’enlèvement de Dame Jessica révélait une cruauté et une froideur dont les dimensions, tout soudain, le choquaient. Ainsi, Alia mettait en jeu la vie de sa propre mère pour les raisons qu’elle avait avancées ? Non, elle mentait. Peut-être les bruits qui couraient à propos de Javid et d’Alia étaient-ils fondés. A cette pensée, il ressentit comme un aiguillon de glace au creux de son estomac.
« Tu es le seul en qui je puisse avoir confiance », dit Alia.
« Je sais. »
Elle prit ces simples mots pour un assentiment et sourit à son image dans le miroir.
« Tu sais, reprit Idaho, le mentat apprend à considérer chaque être humain comme une chaîne de relations. » Elle ne répondit pas. Elle s’était assise et un souvenir lui revenait. Ses traits étaient vides, tout à coup. Idaho, l’observant par-dessus son épaule, vit son expression. Il frissonna. Alia semblait en communion avec des voix intérieures.
« Des relations », murmura-t-il. Et il songea :
On doit se débarrasser de ses vieilles souffrances comme le serpent se débarrasse de sa peau pour en acquérir de nouvelles et accepter leurs limites. C’est la même chose pour les gouvernements, même la Régence. Les gouvernements anciens sont comme autant de mues abandonnées. Ce plan doit être exécuté, mais pas ainsi que me l’ordonne Alia.
Haussant les épaules, Alia dit enfin : « Leto ne devrait pas sortir ainsi en ce moment. Je le réprimanderai. »
« Pas même avec Stilgar ? »
« Pas même avec lui. »
Elle se leva, s’approcha d’Idaho et posa une main sur son bras.
En elle, quelque chose le révoltait. Il réprima un nouveau frisson, se réfugia dans une brève évaluation mentat.
Il y avait quelque chose en elle.
Il ne parvenait plus à la regarder vraiment. Le parfum du Mélange de son maquillage parvenait à ses narines. Il s’éclaircit la gorge.
« Aujourd’hui, dit-elle, il faut que j’examine les présents de Farad’n. »
« Les vêtements ? »
« Oui. Ce qu’il fait ne correspond jamais aux apparences. Et il ne faut pas oublier que son Bashar, Tyekanik, est un adepte du chaumurky, du chaumas et autres subtilités dans l’art du régicide. »
« Le prix du pouvoir, dit Duncan en s’écartant. Mais nous sommes mobiles et Farad’n ne l’est pas. »
Elle étudia son profil acéré. Parfois, il lui était difficile d’imaginer ses pensées. Croyait-il que la liberté d’action engendrait la puissance militaire ? Ma foi, l’existence sur Arrakis était depuis trop longtemps tranquille. Les gens jadis en éveil par des dangers permanents dégénéraient au repos.
« Oui, dit-elle, nous avons encore les Fremen. »
« La mobilité, répéta Duncan. Nous ne pouvons dégénérer en une armée d’infanterie. Ce serait de la folie. »
Irritée, elle dit : « Farad’n usera de tous les moyens pour nous détruire ! »
« Nous y voilà. Voilà une forme d’initiative, une mobilité que nous n’avions pas autrefois. Nous avions un code, le code de la Maison des Atréides. Nous achetions toujours notre passage et laissions à l’ennemi le rôle de pillard. Cette restriction ne tient plus, bien entendu. Nous sommes aussi mobiles l’un et l’autre, la Maison des Atréides et la Maison de Corrino. »
« Nous écartons ma mère du pouvoir pour la mettre hors de danger autant que pour toute autre raison, dit Alia. Nous vivons toujours selon le code ! »
Duncan baissa les yeux sur elle. Elle connaissait le danger qu’il y avait à inciter un mentat à la réflexion. Ne voyait-elle donc pas à quoi il était parvenu ? Pourtant… il l’aimait encore. Il passa la main devant ses yeux. Elle paraissait si jeune. Dame Jessica avait raison : Alia donnait réellement l’impression de n’avoir pas vieilli d’un jour depuis le temps qu’ils vivaient ensemble. Elle possédait la douceur de traits de sa mère Bene Gesserit, mais ses yeux étaient ceux d’une Atréides – calculateurs, impérieux, dominateurs. Et maintenant, une chose, rusée et cruelle, semblait guetter au fond de ces yeux.
Idaho avait servi la Maison des Atréides trop d’années pour ne pas en connaître les faiblesses aussi bien que les forces. Mais cette chose qu’il percevait chez Alia… Oui, cette chose était nouvelle. Les Atréides étaient capables de duplicité envers leurs ennemis, mais jamais envers leurs alliés ou leurs amis, et certainement pas avec la Famille. C’était une racine de la morale des Atréides : soutiens ton peuple au mieux de tes capacités ; montre-lui combien l’existence est meilleure sous la bannière des Atréides. Donne la preuve de ton amitié par la sincérité de ton comportement. Mais ce qu’Alia demandait, maintenant, n’était pas d’une Atréides. Duncan le sentait, dans toute sa chair, par chacun de ses nerfs. En cet instant, il n’était plus qu’un détecteur vivant qui enregistrait l’attitude nouvelle et étrangère d’Alia.
Brusquement, son sensorium mentat s’établit au plus haut niveau de perception et son esprit bascula dans la transe glacée où le Temps n’existait pas, où seule était la computation. Alia comprendrait aisément ce qui advenait en lui, mais il n’y pouvait rien. Il s’abandonna à la computation mentat.
Computation : il y avait, dans la conscience d’Alia, un reflet de Dame Jessica qui vivait une pseudo-vie. Il perçut ce reflet aussi nettement que celui du pré-ghola Duncan Idaho qui demeurait une constante de sa propre conscience. Alia possédait cette conscience parce qu’elle était une pré-née. Lui, Duncan, l’avait acquise dans les cuves de régénération tleilaxu. Pourtant, Alia rejetait ce reflet, mettait la vie de sa mère en question. Donc, elle n’était pas vraiment en contact avec cette pseudo-Jessica qui se trouvait en elle. Donc, elle était totalement possédée par une autre pseudo-vie qui excluait toutes les autres.
Possédée !
Aliénée !
Abomination !
Parce qu’il était mentat, il accepta cela et examina d’autres facettes du problème. Tous les Atréides étaient présents sur cette unique planète. La Maison de Corrino oserait-elle attaquer depuis l’espace ? L’esprit de Duncan passa en revue, en un éclair, tous les accords qui avaient mis fin aux formes primitives de conflit armé :
— Un : toutes les planètes étaient vulnérables à une attaque spatiale. Ergo : tous les dispositifs de représailles/vengeance devaient être sis hors-planète par chaque Maison Majeure. Farad’n devait parfaitement savoir que les Atréides n’avaient pu omettre cette précaution élémentaire.
— Deux : les boucliers énergétiques constituaient un moyen de défense absolue contre les projectiles et explosifs de type non atomique, et c’était la raison première du retour à des formes de combat au corps-à-corps. Mais l’infanterie avait ses limitations. Il était possible que la Maison de Corrino eût reconstitué les Sardaukar tels qu’ils étaient avant la bataille d’Arrakeen, mais ils ne pouvaient être à la mesure de la joyeuse cruauté des Fremen.
— Trois : le féodalisme planétaire se trouvait constamment exposé au danger venant d’une vaste classe de techniciens, mais les effets du Jihad Butlérien tempéraient encore les excès technologiques. Les Tleilaxu, Ixiens et quelques autres mondes dispersés des Marches constituaient à cet égard la seule menace, et ces mondes étaient tout aussi vulnérables que les autres au courroux de l’ensemble de l’Imperium. Le Jihad Butlérien ne serait pas défait. La guerre mécanisée requérait une importante classe technicienne. L’Imperium des Atréides avait canalisé cette force sur d’autres voies. Aucune classe à haute technicité n’échappait à sa vigilance. Et l’Empire demeurait résolument féodal, naturellement, puisque c’était là la meilleure forme de société qui fût lorsqu’il s’agissait d’essaimer par-delà les frontières lointaines et mal connues, vers des mondes nouveaux.
Duncan eut conscience du scintillement de sa perception mentat transperçant les strates de souvenir qui lui étaient propres, totalement imperméables au passage du Temps. Il atteignit une conviction : la Maison de Corrino ne se risquerait pas à une attaque atomique illégale. Le chemin de la décision, la computation-éclair l’avaient conduit à cette certitude mais, dans le même temps, il était absolument conscient des éléments qui étayaient sa conviction : l’Imperium contrôlait autant d’armes nucléaires et assimilées que toutes les Grandes Maisons réunies. La moitié au moins de ces dernières réagiraient sans réfléchir si la Maison de Corrino violait la Convention. Le dispositif de représailles des Atréides sis hors-planète serait soutenu par une force écrasante sans qu’il soit besoin de battre le ban. La peur seule suffirait à rameuter les autres Maisons. Salusa Secundus et ses alliés s’évanouiraient en nuages torrides. Non, la Maison de Corrino ne courrait pas le risque d’un tel holocauste. Elle était certainement très sincère lorsqu’elle soutenait la thèse qui voulait que l’arme atomique fût gardée en réserve à une seule fin : défendre l’humanité contre la menace d’une éventuelle « intelligence étrangère », que nul n’avait rencontrée jusque-là.
Les pensées de computation avaient des bords nets, un relief aigu. Elles ne recelaient aucune zone intermédiaire floue. Alia avait choisi l’enlèvement et la terreur parce qu’elle était devenue étrangère, non-Atréides. La Maison de Corrino était une menace, mais une menace qui ne correspondait nullement au tableau qu’Alia en avait donné devant le Conseil. Si elle voulait écarter Dame Jessica, c’était uniquement parce que l’intelligence pénétrante de la Bene Gesserit avait découvert ce qui ne lui était, à lui, apparu clairement qu’à l’instant.
Idaho s’arracha à la transe mentat et découvrit Alia, immobile devant lui, l’observant avec une expression froide et calculatrice.
« Ne préférerais-tu pas faire assassiner Dame Jessica ? » demanda Duncan.
L’éclair-étranger de sa joie filtra entre ses paupières avant d’être éteint par le faux rideau de l’outrage.
« Duncan ! »
Oui, cette Alia étrangère préférait le matricide.
« Tu as peur de ta mère et non pour ta mère », dit-il.
Lorsqu’elle lui répondit, il n’y eut pas le moindre changement dans son regard.
« Oui, j’ai peur. Elle a fait son rapport sur moi aux Sœurs. »
« Que veux-tu dire ? »
« Est-ce que tu ignorerais donc ce qui tente par-dessus tout une Bene Gesserit ? (Elle se rapprocha de lui, l’observa entre ses cils, soudain séductrice.) Mon seul désir était de demeurer forte et vigilante pour le bien des jumeaux. »
« Tu parles de tentation », remarqua Duncan, et il y avait la froideur du mentat dans sa voix.
« C’est ce que les Sœurs dissimulent le plus profondément, ce qu’elles redoutent avant tout. C’est pour cela qu’elles m’ont appelée Abomination. Elles savent que leurs inhibitions ne suffiront pas à me retenir. La Tentation… Mais non, elles parlent avec emphase, elles disent : La Grande Tentation. Tu vois, nous autres qui employons les enseignements Bene Gesserit, nous pouvons influer sur des choses telles que l’équilibre interne des enzymes dans nos organismes. Ce qui peut prolonger notre jeunesse, plus encore que le Mélange. Discernes-tu les conséquences que cela pourrait avoir si les Bene Gesserits se livraient à cela ? Chacun pourrait le remarquer. Je suis certaine que tu peux mesurer l’exactitude de mes propos. C’est le Mélange qui fait de nous la cible de tant de complots. Nous avons le contrôle d’une substance qui prolonge la vie. Qu’adviendrait-il si l’on venait à apprendre que le Bene Gesserit détient un secret plus important encore ? Tu vois ! Aucune Révérende Mère ne serait plus en sûreté. L’enlèvement et la torture des Sœurs deviendraient une pratique courante…»
« Tu es parvenue à cet équilibre des enzymes », dit Duncan, et c’était une constatation, non une question.
« J’ai défié les Sœurs ! Les rapports que ma mère enverra aux Sœurs feront des Bene Gesserits les alliées inconditionnelles de la Maison de Corrino. »
C’est très plausible, pensa Duncan.
« Mais il est certain que ta mère ne se tournerait pas contre toi ! »
« Elle a été une Bene Gesserit longtemps avant d’être ma mère. Duncan, elle a accepté que son fils, mon frère, soit soumis à l’épreuve du gom jabbar ! Elle l’a organisée. Et elle savait qu’il pourrait ne pas y survivre ! Les Bene Gesserits ont toujours eu peu de foi et beaucoup de pragmatisme. Elle se retournera contre moi si elle pense qu’il y va de l’intérêt du Bene Gesserit. »
Il acquiesça. Oui, Alia était si convaincante, songea-t-il avec tristesse.
« Nous devons conserver l’initiative, reprit-elle. C’est notre meilleure arme. »
« Il y a le problème de Gurney Halleck. Faudra-t-il que je tue mon vieil ami ? »
« Gurney est parti en mission d’espionnage dans le désert. Il ne nous gênera pas », répondit-elle, sachant pertinemment que Duncan était déjà au courant.
« Très bizarre. Le Gouverneur Régent de Caladan exécutant des missions ici, sur Arrakis. »
« Pourquoi pas ? Il est son amant. Sinon en fait, du moins dans ses rêves. »
« Oui, bien sûr », admit Duncan, et il se demanda si elle décelait le mensonge dans sa voix.
« Quand comptes-tu l’enlever ? »
« Il vaut mieux que tu ne le saches pas. »
« Oui… oui, je vois. Et où l’emmèneras-tu ? »
« Là où on ne pourra pas la retrouver. Sois certaine qu’elle ne sera plus une menace pour toi. »
Il lut nettement la joie dans ses yeux.
« Mais où vas-tu ?…»
« Si tu l’ignores, tu ne pourras le révéler à un Diseur de Vérité. Tu diras que tu ne sais rien. »
« Ahh… très habile, Duncan. »
Maintenant, elle croit vraiment que je vais tuer Dame Jessica, se dit-il.
« Au revoir, ma bien-aimée. »
Elle ne comprit pas ce qu’il y avait de définitif dans sa voix et elle l’embrassa furtivement lorsqu’il la quitta.
Et, tandis qu’il suivait les couloirs du labyrinthe du Temple pareils à ceux d’un sietch, Idaho se frottait les yeux, car même les yeux tleilaxu ne sont pas immunisés contre les larmes.
20
Toi qui aimais Caladan,
Tu te lamentais de son hôte perdu,
Mais la souffrance t’a dit
Que les amants nouveaux ne peuvent effacer
Cet éternel fantôme du passé.
Stilgar fit quadrupler la garde des jumeaux dans le sietch, tout en sachant bien que c’était inutile. Le garçon était bien comme son grand-père. Tous ceux qui avaient connu le Duc le remarquaient. Il avait son regard évaluateur, sa prudence, certes, mais cela devait être mesuré par rapport à la fureur latente, l’inclination à de dangereuses décisions.
Ghanima ressemblait plus à sa mère. Elle avait les cheveux roux de Chani, ainsi que ses yeux, et une façon très calculée de s’adapter aux difficultés. Elle disait souvent qu’elle ne faisait que ce qu’elle devait faire mais, lorsque Leto ordonnait, elle suivait.
Et Leto allait les entraîner vers le danger.
Pas une seule fois, Stilgar n’envisagea de s’ouvrir de ce problème auprès d’Alia. Ce qui éliminait Irulan, qui consultait Alia à propos de tout et de rien. Prenant cette décision, Stilgar eut conscience qu’il admettait que Leto avait correctement jugé Alia.
Elle utilise les êtres avec dureté et désinvolture, songea-t-il. Même Duncan. Non seulement elle pourrait se retourner contre moi et me tuer, mais elle irait jusqu’à me rejeter.
Tandis que la garde était renforcée, Stilgar arpentait son sietch comme un spectre voilé, observant tout. Dans le même temps, il ne cessait de torturer son esprit avec les doutes que Leto y avait semés. Si l’on ne pouvait plus se fier à la tradition, alors, sur quel roc pouvait-on ancrer son existence ?
Durant l’après-midi de la Convocation de Bienvenue pour Dame Jessica, Stilgar avait surpris Ghanima en compagnie de sa grand-mère, au seuil de la salle d’assemblée du sietch. Il était tôt et Alia n’était pas encore arrivée. Déjà, pourtant, les participants affluaient et les regards, au passage, se posaient sur l’adulte et l’enfant.
Stilgar s’était réfugié dans la pénombre d’une alcôve, à l’écart du mouvement de la foule. Il observait Ghanima et Jessica sans pouvoir deviner les paroles qu’elles échangeaient dans le bourdonnement qui montait de la multitude. La population des tribus affluait en masse pour rendre hommage à son ancienne Révérende Mère. Le regard de Stilgar était rivé sur Ghanima, cependant. Sur ses yeux, sur la façon qu’ils avaient de danser lorsqu’elle parlait ! Cela le fascinait. Ces yeux bleus, profonds, calmes, impérieux et calculateurs. Et ce mouvement brusque de la tête qu’elle avait pour rejeter ses longs cheveux roux de son épaule. C’était Chani. La ressemblance était surnaturelle, comme s’il rencontrait un fantôme.
Lentement, il se rapprocha, gagna une autre alcôve.
Ghanima avait une façon d’observer qu’il ne pouvait comparer à celle d’aucun enfant, son frère excepté. Où était Leto ? Stilgar fouilla du regard le couloir envahi par la foule. Ses gardes auraient déjà certainement donné l’alerte si quelque fait inquiétant était survenu. Il secoua la tête. Ces jumeaux étaient une menace contre sa santé mentale. Jour après jour, ils érodaient la paix de son esprit. Il en venait presque à les détester. Nulle famille n’était à l’abri de la haine, mais le sang (et l’eau précieuse qu’il recelait) appelait un soutien qui transcendait tout autre souci. Les jumeaux étaient la plus haute responsabilité de Stilgar.
Ghanima et Jessica étaient deux silhouettes sur le fond de brume ambrée de la grande salle. Un reflet couleur de rouille dessinait les épaules de Ghanima, auréolant ses cheveux tandis qu’elle se tournait pour observer la foule. Elle portait sa nouvelle robe blanche.
Pourquoi Leto a-t-il semé ces doutes en moi ? songea Stilgar. Il était certain que l’enfant l’avait fait délibérément. Peut-être voulait-il que je partage un peu de son expérience mentale ? Stilgar savait que les jumeaux étaient différents mais, constamment, il avait dû admettre que ses processus de raisonnement étaient impuissants à accepter ce qu’il savait. La matrice, pour lui, n’avait pas été la prison d’une conscience éveillée, d’une perception développée dès le second mois de la gestation, à ce que l’on murmurait.
Leto lui avait dit une fois que sa mémoire était semblable à « un hologramme intérieur, dont la forme ne changeait jamais, mais qui s’accroissait et se précisait depuis le choc initial de cet éveil ».
Pour la première fois, tandis qu’il observait Ghanima et Dame Jessica, Stilgar commença de comprendre ce que ce devait être de vivre dans l’inextricable réseau de ces mémoires, sans pouvoir se replier ni se réfugier dans une chambre secrète de l’esprit. Devant une telle situation, il fallait intégrer la folie, sélectionner et rejeter une multitude d’offres provenant d’un système dans lequel les réponses changeaient aussi rapidement que les questions.
Il ne pouvait exister de tradition fixe. Il ne pouvait y avoir de réponses absolues à des questions à double sens. Qu’est-ce qui a un sens ? Ce qui n’a pas de sens. Qu’est-ce qui n’a pas de sens ? Ce qui a un sens. Il reconnaissait ce schéma. C’était celui du vieux jeu de devinettes Fremen. Question : « Il apporte la mort et la vie ? » Réponse : « Le vent Coriolis. »
Pourquoi Leto veut-il donc que je comprenne cela ? se demanda Stilgar. Ses prudentes investigations lui avaient appris que les jumeaux avaient une vue identique de leur différence : ils la considéraient comme une affliction. Le canal de la naissance ne serait donc qu’un égout pour eux, se dit-il. L’ignorance atténue le choc de certaines expériences, mais, pour les jumeaux, il n’était pas question d’ignorance quant à la naissance. A quoi pouvait ressembler une vie dont on connaissait tous les éléments qui pouvaient mal tourner ? Ce devait être une guerre permanente contre les doutes. Un fossé qui vous séparait de tous les êtres proches. Alors, il pouvait bien vous venir à l’idée de leur faire goûter ce que vous éprouviez. Et votre première question serait : « Pourquoi moi ? » Question sans réponse.
Et que me suis-je donc demandé ? songea Stilgar avec un sourire douloureux. Pourquoi moi ?
Considérant les jumeaux de cet œil neuf, il comprenait les risques mortels qu’ils prenaient avec leurs corps inachevés. Ghanima l’avait exprimé succinctement lorsqu’il lui avait interdit d’escalader la face ouest escarpée de la falaise, au-dessus du Sietch Tabr :
« Pourquoi redouterais-je la mort ? Je me suis déjà trouvée là… bien des fois. »
Comment puis-je prétendre éduquer de tels enfants ? se demanda Stilgar. Comment quiconque pourrait-il le prétendre ?
Bizarrement, les pensées de Jessica prenaient un cours similaire tandis qu’elle parlait avec sa petite-fille. Elle songeait à la difficulté qu’il y avait à entretenir des pensées mûres dans des corps immatures. Le corps devait apprendre ce que l’esprit connaissait déjà, il devait ajuster réponses et réflexes. L’ancien entraînement prana-bindu pouvait être une aide mais, ici encore, l’esprit devançait la chair. C’était pour Gurney une tâche suprêmement difficile que d’exécuter ses ordres.
« Stilgar nous observe depuis une alcôve », dit Ghanima.
Jessica ne bougea pas. Mais elle était soudain frappée par ce qu’elle venait de lire dans la voix de sa petite-fille : Ghanima aimait le vieux Fremen comme un parent. Elle le provoquait, elle le taquinait, elle parlait de lui avec désinvolture, mais elle l’aimait. Prenant conscience de cela, Jessica porta un regard neuf sur le naib et elle eut une révélation gestalt de ce que Stilgar et les jumeaux partageaient. Ce nouveau monde qu’était Arrakis ne convenait guère à Stilgar. Pas plus que ce nouvel univers n’était adapté à ses petits-enfants.
Un adage Bene Gesserit s’imposa à son esprit : « Soupçonner sa propre mortalité, c’est connaître le commencement de la terreur. Apprendre irréfutablement que l’on est mortel, c’est connaître le terme de la terreur. »
Oui, la mort ne serait pas un joug trop pesant, mais la vie était un feu qui couvait et brûlait lentement Stilgar et les jumeaux. Ils ne rencontraient qu’un monde difficile et aspiraient à d’autres chemins dont les variations pourraient être explorées sans évoquer de menace. Ils étaient les enfants d’Abraham, ils apprenaient plus d’un faucon tournoyant au-dessus des sables que de tous les livres jamais écrits.
Ce matin même, Leto avait surpris Jessica. Ils se trouvaient sur la berge du qanat qui coulait juste en dessous du sietch. Il avait dit : « L’eau nous prend à son piège, grand-mère. Nous ferions mieux de vivre comme la poussière car le vent, alors, pourrait nous porter plus haut que les plus hautes falaises du Bouclier. »
Aussi familière qu’elle fût avec l’étrange maturité des propos de ces enfants, Jessica avait été prise à l’improviste, se contentant de répondre tant bien que mal : « Ton père aurait pu dire cela. »
Leto avait lancé une poignée de sable en l’air et la regardant retomber, dit :
« Oui, il aurait pu le dire… Mais mon père n’avait pas compris avec quelle rapidité l’eau peut ramener au sol tout ce qui en a surgi. »
En cet instant, auprès de Ghanima, Jessica éprouvait de nouveau le choc de ces paroles. Se retournant, elle regarda brièvement la foule mouvante, accrocha la silhouette sombre de Stilgar, dissimulé dans son alcôve. Le Naib n’avait rien d’un Fremen domestiqué, il n’avait pas été dressé à rassembler des brindilles pour le nid : c’était encore un faucon. Lorsqu’il pensait rouge, il voyait du sang et non des fleurs.
« Vous êtes bien silencieuse, soudain, remarqua Ghanima. Quelque chose ne va pas ? »
Jessica secoua la tête. « C’est seulement ce que Leto m’a dit ce matin, c’est tout. »
« Quand vous êtes allés dans les plantations ? Qu’a-t-il dit ? »
Jessica revit l’étrange expression de sagesse adulte qui était sur le visage de son petit-fils ce matin même. Elle la retrouvait à présent sur le visage de Ghanima.
« Il se rappelait l’arrivée de Gurney, lorsqu’il revint de chez les contrebandiers pour rallier la bannière des Atréides », dit-elle.
« Alors vous parliez de Stilgar…»
Jessica ne s’interrogea pas sur cette nouvelle divination. Les jumeaux semblaient capables de se transmettre leurs pensées.
« Oui, c’est vrai. Stilgar n’aimait pas que Gurney appelle Paul… son Duc. Mais, à cause de Gurney, l’usage s’est répandu chez tous les Fremen. Gurney n’a jamais cessé de dire Mon Duc. »
« Je vois, dit Ghanima. Et, bien sûr, Leto a fait observer qu’il n’était pas encore, lui, le Duc de Stilgar. »
« C’est exact. »
« Bien entendu, vous savez ce qu’il visait. »
« Je n’en suis pas certaine », avoua Jessica, et elle en fut particulièrement troublée parce qu’il ne lui était pas apparu que Leto eût tenté de la manœuvrer.
« Il essayait de réveiller en vous les souvenirs de notre père, dit Ghanima. Il est toujours avide de connaître notre père du point de vue des autres, de ceux qui l’ont connu. »
« Mais… Leto ne peut-il…»
« Oui, il peut écouter sa vie intérieure. Mais ce n’est pas la même chose. Vous avez parlé de lui, bien sûr. De notre père, je veux dire. Vous en avez parlé comme de votre fils. »
« Oui », dit Jessica, et elle ne continua pas. Elle éprouvait un sentiment désagréable à l’idée que ces enfants pouvaient la faire réagir selon leur bon vouloir, lui extraire des souvenirs afin de les examiner, sonder toute émotion susceptible de les intéresser. C’était ce que Ghanima faisait en ce moment même !
« Leto a dit quelque chose afin de vous troubler. »
Jessica dut lutter pour réprimer sa colère et cela la bouleversa.
« Oui…» admit-elle.
« Le fait qu’il connaisse notre père tel que notre mère l’a connu ne vous plaît guère, de même qu’il connaisse notre mère telle que notre père l’a connue… Ce que vous n’aimez pas, ce sont les implications – ce que nous pourrions apprendre sur vous, par exemple…»
« Je n’ai jamais envisagé cela ainsi », dit Jessica, d’une voix crispée.
« Habituellement, dit Ghanima, c’est la connaissance des choses sensuelles qui est la plus troublante. C’est votre conditionnement. Vous vous êtes aperçue qu’il est extrêmement difficile pour vous de nous considérer autrement que comme des enfants. Mais il n’est pas un geste de nos parents, privé ou public, qui échappe à notre connaissance. »
Pour un bref instant, Jessica se surprit à réagir ainsi qu’elle l’avait fait au bord du qanat mais, à présent, sa réaction était dirigée contre Ghanima.
« Il vous a probablement parlé de la “sensualité en rut” de votre Duc, dit Ghanima. Quelquefois, je pense que Leto mériterait d’être bâillonné. »
N’y a-t-il donc rien que ces jumeaux ne puissent profaner ? se demanda Jessica, passant du choc à l’outrage, puis à la révulsion. Comment osaient-ils faire allusion à la sensualité de son Leto ? L’homme et la femme qui s’aimaient d’amour partageaient le plaisir de leurs corps ! C’était une chose aussi privée que belle et que l’on ne pouvait galvauder dans n’importe quelle conversation entre une enfant et une adulte…
Une enfant et une adulte !
Brutalement, Jessica comprit que Leto pas plus que Ghani n’avaient parlé à la légère.
Voyant que sa grand-mère demeurait silencieuse, Ghanima déclara : « Nous vous avons choquée. Je vous présente nos excuses. Connaissant Leto, je sais bien qu’il ne songerait même pas à s’excuser. Parfois, lorsqu’il suit un sentier précis, il en vient à oublier à quel point nous sommes différents… de vous, par exemple…»
Jessica pensa : Et c’est pour cette raison que vous faites cela, l’un et l’autre. Vous m’enseignez ! Mais qui d’autre enseignez-vous encore ? Stilgar ? Duncan ?
« Leto essaie de voir les choses telles que vous les voyez, dit Ghanima. Les souvenirs ne suffisent pas. Même lorsque vous vous y essayez de toutes vos forces, vous échouez le plus souvent. »
Jessica soupira.
La main de Ghanima se posa sur son bras.
« Bien des choses que votre fils n’a pas dites doivent pourtant l’être, et même à vous. Pardonnez-nous, mais… il vous aimait. Ne le savez-vous pas ? »
Jessica se détourna pour cacher les larmes dans ses yeux.
« Il connaissait vos peurs, continua Ghanima. Tout autant que celles de Stilgar. Cher Stil… Notre père était son “Docteur des Bêtes” et Stil n’était rien de plus que l’escargot vert replié dans sa coquille. »
Et elle fredonna la musique de la chanson dont elle venait de citer quelques paroles. Et la chanson tout entière, fit irruption dans l’esprit de Jessica :
« Ô, Docteur des Bêtes,
Vers cette coquille d’escargot verte
Et son timide miracle,
Cachée dans l’attente de la fin,
Tu viens comme le divin !
Les escargots eux-mêmes n’ignorent point
Que les dieux oblitèrent
Et que les remèdes sont sévères,
Que le paradis n’est entrevu
Qu’à travers une porte de flamme
Ô, Docteur des Bêtes,
Je suis l’homme-escargot,
Et je vois ton œil unique
Qui transperce ma coquille !
Pourquoi, Muad’Dib ? Pourquoi ?
« Malheureusement, déclara Ghanima, notre père a laissé bien des hommes-escargots dans notre univers. »
21
Le postulat selon lequel les humains vivent dans un univers fondamentalement impermanent, s’il est considéré comme un précepte opératoire, exige que l’intellect devienne un instrument d’équilibration totalement conscient. Mais l’intellect ne peut réagir de la sorte sans impliquer l’organisme entier. Un tel organisme pourrait être décelé à son comportement ardent et tendu vers une fin. Ainsi en est-il avec une société considérée comme un organisme. Mais nous affrontons ici une vieille inertie. Les sociétés sont mues par des impulsions anciennes, réactionnelles. Elles demandent la permanence. Toute tentative pour révéler l’univers de l’impermanence éveille des schèmes de rejet, de peur, de colère et de désespoir. Comment, dès lors, expliquer l’acceptation de la prescience ? Simplement ainsi : celui qui livre ses visions prescientes, parce qu’il évoque un futur absolu (permanent), peut être accueilli avec allégresse par l’humanité même quand il prédit les plus funestes événements.
« C’est comme si je me battais dans l’obscurité », dit Alia.
Elle arpentait furieusement la Chambre du Conseil, allant sans cesse des hautes draperies argentées qui adoucissaient le soleil du matin aux fenêtres d’Orient jusqu’aux divans qui avaient été rassemblés sous les grands panneaux décoratifs, à l’autre extrémité de la salle. Sans cesse, elle foulait de ses sandales les rêches tapis de fibre d’épice, les lattes du parquet, puis les dalles de grenat, et les tapis, à nouveau. Enfin, elle s’arrêta devant Irulan et Idaho, qui étaient assis face à face sur les divans tendus de fourrure de baleine grise.
Idaho n’était revenu qu’à regret du Sietch Tabr. Alia avait dû lui adresser un ordre péremptoire. Plus que jamais l’enlèvement de Jessica était nécessaire, mais pourtant, il fallait attendre. Elle avait besoin des pouvoirs mentat de Duncan.
« Tous ces faits dérivent du même schéma, dit-elle. Ils sentent le complot en profondeur. »
« Peut-être pas », suggéra Irulan, mais, dans le même temps, elle adressait un regard perplexe à Duncan.
Alia eut une brève expression de mépris. Comment Irulan pouvait-elle se montrer si naïve ? A moins que… Elle eut un regard perçant et interrogateur à l’adresse de la Princesse. Irulan portait une simple robe aba noire qui allait parfaitement avec les ombres qui hantaient l’indigo de ses yeux. Ses cheveux blonds étaient ramenés en un chignon serré sur la nuque, accentuant la maigreur de son visage, durci par toutes ces années d’Arrakis. Elle conservait un peu de l’attitude hautaine qui lui avait été enseignée à la cour de son père et, souvent, Alia se surprenait à songer que ce maintien orgueilleux pouvait dissimuler des pensées de conspiration.
Idaho paradait nonchalamment en uniforme noir et vert de la Garde de la Maison des Atréides, sans insignes. Ce que réprouvaient en secret la plupart des gardes d’Alia, tout spécialement ses amazones, qui arboraient fièrement l’insigne de leur fonction. La présence même de ce ghola-maître d’armes et mentat leur déplaisait d’autant plus qu’il était l’époux de leur maîtresse.
« Ainsi, les tribus souhaitent que Dame Jessica soit réintégrée dans le Conseil de Régence, dit Idaho. Comment cela peut-il…»
« Leur demande est unanime ! s’écria Alia tout en désignant la feuille de papier d’épice gaufré posée sur le divan à côté d’Irulan. Farad’n est une chose, mais ceci… ceci sent à plein nez la manœuvre ! »
« Qu’en pense Stilgar ? » demanda Irulan.
« Ce papier porte sa signature ! »
« Mais s’il…»
« Comment pourrait-il renier la mère de son dieu ? » lança Alia, méprisante.
Idaho leva les yeux sur elle et songea : Elle va trop loin avec Irulan ! A nouveau, il se demanda pourquoi Alia l’avait rappelé ici alors qu’elle savait qu’il devait absolument être présent au Sietch Tabr pour mener à bien l’enlèvement de Jessica. Se pouvait-il qu’elle ait eu vent du message que lui avait adressé le Prêcheur ? A cette pensée, quelque chose pesa au creux de sa poitrine. Comment ce mendiant mystique pouvait-il donc connaître le signal secret dont Paul Atréides s’était toujours servi pour convoquer son maître d’armes ? Duncan bouillait d’impatience : il fallait mettre un terme à cette réunion inutile et recommencer à chercher une réponse à cette question.
« Il ne fait aucun doute que le Prêcheur a quitté cette planète, reprit Alia. La Guilde n’oserait pas nous tromper. Je vais le faire…»
« Prudence ! » dit Irulan.
« Oui, prudence, intervint Duncan. La moitié de la population de ce monde considère qu’il est… (Il haussa les épaules.) ton frère. »
Il espérait que son ton restait suffisamment désinvolte. Mais comment cet homme connaissait-il le signal ?
« Mais s’il est un messager, ou un espion de…»
« Il n’a eu aucun contact avec la CHOM ou la Maison de Corrino, dit Irulan. Nous pouvons être certains que…»
« Nous ne pouvons être certains de rien ! » Alia, à présent, n’essayait plus de voiler son mépris. Elle tourna le dos à la Princesse pour faire face à Idaho. Il savait pourquoi il se retrouvait ici ! Pourquoi ne réagissait-il pas comme elle l’avait escompté ? Il était dans la Chambre du Conseil à cause d’Irulan. Jamais nul n’oublierait l’histoire qui avait amené une Princesse de la Maison de Corrino sous la bannière Atréides. Lorsque l’allégeance changeait une fois, elle pouvait changer encore. Les pouvoirs mentat de Duncan devaient lui révéler les failles du comportement d’Irulan, ses plus subtiles déviations.
Idaho parut s’éveiller. Son regard se posa sur la Princesse. Il y avait des moments où il ne pouvait supporter les obligations rigides imposées à ses dons de mentat. Il savait ce qu’Alia pensait. Et Irulan le savait aussi, sans doute. Mais cette épouse-Princesse de Paul Muad’Dib avait surmonté les décisions qui avaient fait d’elle l’inférieure de Chani, la concubine royale. On ne pouvait douter de sa dévotion aux jumeaux. Elle avait renoncé à sa famille et au Bene Gesserit en se consacrant aux Atréides.
« Ma mère fait partie de ce complot ! insista Alia. Pour quelle autre raison les Sœurs l’auraient-elles envoyée ici en ce moment ? »
« Ce n’est pas l’hystérie qui nous aidera beaucoup », dit Duncan.
Comme il l’avait espéré, Alia se détourna brusquement de lui. Il préférait ne pas avoir à regarder ce visage qu’il avait tant aimé et qui était maintenant déformé par une possession étrangère.
« Ma foi, dit Irulan, on ne peut absolument se fier à la Guilde…»
« La Guilde ! » ricana Alia.
« Nous ne pouvons écarter l’hostilité de la Guilde ou du Bene Gesserit, dit Idaho, mais il nous faut leur assigner une catégorie particulière, celle de combattants passifs. La Guilde s’en tiendra à son principe de base : Ne jamais Gouverner. Ils sont une excroissance parasite, et ils le savent. Ils ne feront jamais rien qui risque de tuer l’organisme qui les fait vivre. »
« Il se pourrait qu’ils se fassent une autre idée que nous de cet organisme, insinua Irulan. Et elle avait ce ton paresseux qui se rapprochait le plus chez elle de l’ironie et qui signifiait présentement : « Tu as oublié un point, mentat. »
Alia parut décontenancée. Elle ne s’était pas attendue à l’intervention d’Irulan sur ce sujet. Une conspiratrice ne saurait souhaiter que l’on examine un tel point de vue.
« Sans doute, admit Duncan, mais la Guilde n’affrontera pas directement la Maison des Atréides. D’un autre côté, les Sœurs risqueraient une cassure politique…»
« Si elles bougent, il leur faudra trouver une couverture, un groupe ou une personnalité qu’elles puissent désavouer, dit Irulan. Le Bene Gesserit n’a pas traversé tous ces siècles sans connaître la valeur de l’effacement. Les Sœurs préfèrent se trouver derrière le trône plutôt que de s’y asseoir. »
L’effacement ? pensa Alia. Était-ce donc là le choix qu’avait fait Irulan ?
« Exactement la position que je définis pour la Guilde », souligna Duncan. Il trouvait un certain soulagement dans le jeu de la discussion et de l’explication. Cela détournait son esprit d’autres problèmes.
Alia s’approcha des fenêtres illuminées par le soleil. Elle connaissait la tache aveugle de Duncan. C’était celle de tous les mentats. Ils devaient se prononcer. Ce qui développait en eux une tendance à dépendre d’absolus, à tracer des limites définies. Ils en étaient avertis car cela faisait partie de leur éducation. Pourtant, ils continuaient d’agir à l’intérieur de paramètres définis, se limitant d’eux-mêmes.
Je n’aurais pas dû le rappeler du Sietch Tabr, se dit Alia. Il aurait mieux valu livrer Irulan à Javid pour qu’il la soumette à la question…
Au centre de son crâne, une voix gronda : « Exactement ! »
Taisez-vous ! Taisez-vous ! supplia-t-elle. Elle devinait une faute dangereuse, en cet instant, sans pouvoir en définir la forme. Elle avait seulement conscience du péril. Idaho devait l’aider à sortir de cette passe. C’était un mentat. Les mentats étaient nécessaires, depuis que les ordinateurs humains avaient remplacé les appareils mécaniques que le Jihad Butlérien avait détruits. Tu ne feras point de machine à l’esprit de l’homme semblable ! Mais Alia aurait tant aimé disposer d’une machine obéissante. Une machine affranchie des limitations d’Idaho, dont jamais elle n’aurait à se méfier.
« Une ruse dans une ruse qui cache une ruse, dit la voix paresseuse de la Princesse. Nous connaissons tous la forme ordinaire de l’attaque contre le pouvoir. Je ne puis en vouloir à Alia de ses soupçons. Bien sûr, elle soupçonne n’importe qui – nous y compris. Mais, pour l’heure, il faut ne pas en tenir compte. Ce qui demeure l’arène première des motivations est notre premier souci. Quelle est la source de danger la plus fertile pour la Régence ? »
« La CHOM », déclara Duncan, et il avait le ton neutre du mentat.
Alia eut un sourire dur. La Compagnie Universelle ! Le Combinat des Honnêtes Ober Marchands ! Mais la Maison des Atréides était majoritaire de la CHOM avec cinquante et un pour cent des actions. La Prêtrise de Muad’Dib possédait une autre part de cinq pour cent, ce qui impliquait le consentement pratique des Grandes Maisons au contrôle de Dune sur le précieux Mélange. Ce n’était pas sans raison que l’épice était souvent appelée « la monnaie secrète ». Privés du Mélange, les Navigateurs de la Guilde Spatiale étaient paralysés. C’était le Mélange qui suscitait cette « transe de navigation » qui leur permettait de « voir » le sentier transluminique que devait suivre le vaisseau. Sans le Mélange et le développement du système immunitaire humain qu’il assurait, les plus riches verraient leur espérance de vie divisée par quatre. Même la classe moyenne de l’Imperium absorbait le Mélange en petite quantité, mais au moins une fois par jour, au cours d’un repas.
Alia, pourtant, avait su lire la sincérité du mentat dans les paroles de Duncan ; c’était un son particulier qu’elle avait guetté avec angoisse.
La CHOM. La grande Compagnie était bien plus que la Maison des Atréides, bien plus que Dune, que la Prêtrise ou le Mélange. Elle était le vinencre, la fourrure de baleine, la shigavrille, les artefacts et les jeux ixiens, le commerce entre les gens, entre les lieux, Le Hajj, ces produits qui venaient de la technologie semi-légale du Tleilax. C’était aussi les drogues à accoutumance et les techniques médicales, les transports (la Guilde) et tout l’hyper-complexe commercial d’un empire qui embrassait des milliers de mondes connus, plus quelques autres qui vivaient sur les franges, tolérés pour services rendus. Lorsque Duncan Idaho disait CHOM, il évoquait un ferment permanent, un nœud d’intrigues, un réseau de forces dans lequel un changement de la douzième décimale des intérêts versés pouvait amener la chute du propriétaire d’une planète.
Alia revint vers la Princesse et Duncan.
« A propos de la CHOM, vous avez une inquiétude précise ? »
« Certaines Maisons continuent de spéculer activement sur le stockage de l’épice », dit Irulan.
Alia se frappa nerveusement les cuisses avant de désigner la feuille de papier d’épice, à quelques centimètres d’Irulan.
« Cette exigence ne vous intrigue donc pas, venant ainsi…»
« Très bien ! éclata Duncan. Finissons-en. Que me dissimules-tu ? Tu ne peux quand même pas garder des informations secrètes et exiger de moi que je fonctionne comme…»
« Récemment, dit Alia, le commerce des hommes s’est développé de façon très significative dans quatre spécialités particulières. » Dans le même instant, elle se demandait si cette information serait tellement neuve pour Duncan et Irulan.
« Quelles spécialités ? » demanda Irulan.
« Maîtres d’armes, Mentats “tordus” du Tleilax, Médecins conditionnés de l’école Suk et trésoriers comptables… plus particulièrement ces derniers. Pourquoi une telle demande de vagues employés aux écritures en ce moment ? »
La question visait Duncan.
Raisonnement mental ! se dit-il, et c’était un ordre qu’il s’adressait car cela valait mieux que d’affronter ce qu’Alia était devenue. Il se concentra sur ses paroles, les soumit au filtre de son esprit. Des maîtres d’armes ? Jadis il avait porté ce titre. Les maîtres d’armes étaient, certes, bien plus que des spécialistes du combat : ils pouvaient réparer les boucliers énergétiques, dresser des plans de campagnes militaires, organiser l’intendance des armées, improviser des armes… Les mentats « tordus » ? Il semblait évident que les Tleilaxu avaient décidé de poursuivre cette duperie. En tant que mentat, Duncan était au fait de la fragilité de cette prétention tleilaxu. Les Maisons Majeures qui faisaient l’acquisition de tels mentats espéraient les contrôler totalement. C’était impossible ! Même Piter de Vries, qui avait servi les Harkonnens pendant leur guerre contre la Maison Atréides avait réussi à maintenir l’essentiel de sa dignité, allant jusqu’à préférer la mort à l’abandon de son intégrité. Des docteurs Suk ? Leur conditionnement était censé garantir leur loyauté envers leurs patients propriétaires. Ils étaient devenus très coûteux. Un accroissement de la demande impliquerait des échanges de fonds très importants.
Idaho compara ces facteurs à l’augmentation du marché des trésoriers comptables.
« Computation première, dit-il, indiquant ainsi qu’il avait l’assurance soigneusement pesée de parler d’un fait induit. Un accroissement de richesse a récemment été enregistré chez les Maisons Mineures. Certaines s’apprêtent à acquérir discrètement le statut de Maison Majeure. Cet accroissement financier ne peut provenir que de modifications spécifiques dans les alignements politiques. »
« Et nous en venons au Landsraad », dit Alia, exprimant sa propre conviction.
« La prochaine réunion du Landsraad aura lieu dans deux années standard », lui rappela Irulan.
« Mais les marchandages politiques ne s’interrompent jamais, dit Alia. Et je suis bien certaine (elle désigna une fois encore le document posé près d’Irulan) que certains signataires de ces tribus appartiennent à ces Maisons Mineures qui ont quitté leur alignement. »
« Peut-être », dit Irulan.
« Le Landsraad… Quelle meilleure couverture pour le Bene Gesserit ? Et quel meilleur agent pour les Sœurs que ma propre mère ? (Alia se planta devant Idaho.) Eh bien ? »
Pourquoi ne pas raisonner en mentat ? se demanda-t-il. Il discernait le grand soupçon d’Alia, maintenant. Après tout, il avait été le garde personnel de Dame Jessica durant bien des années.
« Duncan ? » insista Alia.
« Il faut enquêter minutieusement sur toute législation consultative qui serait en préparation pour la prochaine session du Landsraad. Ils pourraient s’opposer sur une base légale au veto de la Régence sur certaines catégories de législation – plus précisément à propos des réajustements de taxations et de la direction des cartels. Il en existe d’autres, mais…»
« Ce genre de pari ne serait guère pragmatique de leur part, s’ils adoptaient une telle position », dit Irulan.
« Je suis d’accord, fit Alia. Les Sardaukar n’ont plus de crocs et il nous reste encore nos légions Fremen. »
« Prudence, Alia, dit Idaho. Nos ennemis ne souhaiteraient rien de mieux que de nous faire apparaître monstrueux. Quel que soit le nombre de légions dont on dispose, le pouvoir, en définitive, s’appuie sur la souffrance populaire dans un empire aussi dispersé que celui-ci. »
« La souffrance populaire ? » s’étonna Irulan.
« Tu veux dire la souffrance des Grandes Maisons », dit Alia.
« Combien de Grandes Maisons allons-nous affronter avec cette nouvelle alliance ? demanda Idaho. L’argent s’amasse en des lieux bien étranges ! »
« Les franges ? » demanda Irulan.
Il haussa les épaules. On ne pouvait répondre à une telle question. Chacun d’eux se doutait bien qu’un jour viendrait où le Tleilax ou les apprentis technologues des franges de l’Empire réussiraient à annuler l’Effet Holtzmann. Ce jour-là, les boucliers deviendraient inutiles. L’équilibre précaire qui maintenait les féodalités planétaires serait rompu.
Alia repoussa cette possibilité.
« Nous ferons avec ce que nous avons. Et ce que nous avons, c’est la conviction du directorat de la CHOM que nous pouvons détruire l’épice s’ils nous y forcent. Ils ne courront pas un tel risque. »
« Et nous voici revenus à la CHOM », remarqua Irulan.
« A moins, dit Idaho, que quelqu’un ne soit parvenu à reproduire le cycle truite-ver des sables sur une autre planète. (Il posa un regard méditatif sur Irulan, que cette hypothèse semblait exciter.) Salusa Secundus ? »
« Mes contacts y sont encore sûrs. Non, pas Salusa…»
« Je maintiens donc ma réponse, dit Alia. Nous ferons avec ce que nous avons. »
A moi de jouer, songea-t-il. Et il demanda : « Pourquoi m’avoir arraché à un travail important ? Tu aurais pu en arriver là par toi-même. »
« Tu n’as pas à employer un tel ton avec moi ! »
Les yeux de Duncan s’agrandirent. Durant un bref instant, il avait entraperçu l’étranger sur les traits d’Alia, et ç’avait été une vision troublante. Il regarda Irulan, mais elle semblait ne rien avoir vu – à moins qu’elle jouât l’indifférence.
« Je n’ai pas besoin de sermons élémentaires ! » ajouta Alia, et il y avait encore la trace d’une fureur étrangère dans sa voix.
Duncan parvint à sourire tristement, mais il éprouvait tout à coup une douleur sourde au creux de la poitrine.
« Lorsque nous abordons le problème du pouvoir, dit Irulan de son ton nonchalant, nous ne nous éloignons jamais vraiment de la richesse et de tous ses masques. Paul était une mutation sociale et nous ne devons pas oublier qu’il a modifié l’ancien équilibre de cette richesse. »
« De telles mutations ne sont pas irréversibles, dit Alia en se détournant, comme si elle n’avait pas déjà révélé sa terrifiante différence. Où que soit la richesse dans cet empire, ils le savent. »
« Ils savent aussi, dit Irulan, qu’il existe trois personnes pour perpétuer cette mutation : les jumeaux et…» Elle désigna Alia.
Sont-elles folles, toutes les deux ? se demanda Duncan.
« Ils vont tenter de m’assassiner ! » lança Alia.
Idaho resta silencieux, perplexe pris dans le tourbillon de sa réflexion mentat. Assassiner Alia ? Pourquoi ? Ils pouvaient la discréditer plus aisément. Ils pouvaient la couper facilement de la masse Fremen et la réduire aux abois selon leur bon vouloir. Mais les jumeaux… Duncan savait qu’il ne disposait pas du calme mentat qui convenait à une telle évaluation. Il lui faudrait être aussi précis que possible. Dans le même temps, il n’ignorait pas que la pensée précise contenait des absolus inassimilés. La nature n’était pas précise. L’univers, ramené à son échelle, n’était pas précis : il était vague, flou, saturé de variations et de mouvements inattendus. L’humanité considérée comme un tout devait être incluse en tant que phénomène naturel dans cette computation. Tout ce processus d’analyse précise représentait une partition, retranchée du courant incessant de l’univers. Il lui fallait parvenir à ce courant, l’observer en mouvement.
« Nous avions raison de nous concentrer sur la CHOM et le Landsraad, dit Irulan. Et la suggestion de Duncan nous offre une première ligne d’enquête pour…
« L’argent considéré comme une traduction de l’énergie ne peut être séparé de l’énergie qu’il exprime, dit Alia. Nous le savons tous. Mais il nous faut répondre à trois questions spécifiques : Quand ? Avec quelles armes ? Où ? »
Les jumeaux… Les jumeaux ! pensa Idaho. C’est eux qui sont en danger et non Alia !
« Qui et comment, cela ne vous préoccupe pas ? » demanda Irulan.
« Si la maison de Corrino, la CHOM ou tout autre groupe emploie des instruments humains sur cette planète, dit Alia, nous avons plus de soixante pour cent de chances de les découvrir avant qu’ils passent à l’action. L’instant et le lieu de cette action sont notre levier. Comment ? Cela revient à demander avec quelles armes, non ? »
Pourquoi ne le voient-elles pas comme moi ? songea Duncan.
« Très bien, dit Irulan. Quand ? »
« Quand notre attention sera fixée sur quelqu’un d’autre », dit Alia.
« Lors de la Convocation, remarqua Irulan, l’attention était fixée sur votre mère et il n’y a pas eu de tentative. »
« Le lieu ne convenait pas. »
Mais que fait-elle donc ? se demanda Duncan.
« Où donc, en ce cas ? » insista Irulan.
« Ici même, dans le Donjon, dit Alia. C’est l’endroit où je me sens le plus en sûreté. »
« Avec quelles armes ? »
« Des armes conventionnelles. Ce qu’un Fremen peut avoir sur lui : un krys empoisonné, un pistolet maula, un…»
« Ils n’ont pas essayé de chercheur-tueur depuis fort longtemps. »
« Impossible dans la foule. Et il leur faut la foule. »
« Une arme biologique ? » demanda Irulan.
« Un agent infectieux ? » Alia ne put dissimuler son incrédulité : comment Irulan pouvait-elle seulement imaginer qu’un agent infectieux pût venir à bout des barrières immunologiques des Atréides ?
« Je pensais plutôt à quelque animal, dit Irulan. Un petit animal domestique dressé à mordre une victime désignée. C’est la morsure qui serait empoisonnée. »
« Les furets de la Maison le dépisteraient. »
« Mais s’il s’agissait de l’un d’eux ? »
« C’est impossible. Les furets repousseraient un étranger, ils le tueraient. Vous le savez bien. »
« J’examinais seulement certaines possibilités dans l’espoir de…»
« Je vais alerter mes gardes », dit Alia.
A l’instant où elle prononçait le mot gardes, Duncan porta la main à ses yeux tleilaxu, essayant de lutter contre la force qui déferlait soudain en lui. C’était le Rhajia, le mouvement de l’Infini tel que la Vie l’exprime, le calice latent de l’immersion totale en perception mentat qui attendait à l’affût en chaque mentat. La perception de Duncan se déploya comme un filet à travers l’univers, retomba, dessinant les formes prises dans ses mailles. Il vit les jumeaux accroupis dans les ténèbres et des griffes géantes qui fauchaient l’air autour d’eux.
« Non », murmura-t-il.
« Qu’y a-t-il ? » Alia le regardait avec surprise, comme si elle ne s’était pas attendue à le voir encore là, auprès d’elle.
Il écarta les mains de ses yeux.
« Ces vêtements que la Maison de Corrino a envoyés ? Ont-ils été donnés aux jumeaux ? »
« Bien sûr, dit Irulan. Ils sont absolument sans danger. »
« Nul ne s’attaquera aux jumeaux dans le Sietch Tabr, dit Alia. Pas avec les gardes de Stilgar aux alentours. »
Idaho la regarda. Il ne disposait d’aucun élément susceptible d’étayer un argument issu de la computation mentat, mais il savait. Il savait. Ce qu’il venait de vivre était très proche du pouvoir visionnaire de Paul. Jamais Irulan ni Alia n’ajouteraient foi à cette révélation, venant de lui.
« J’aimerais alerter les autorités portuaires, dit-il, afin qu’elles interdisent l’importation d’animaux étrangers. »
« Tu ne peux prendre l’hypothèse d’Irulan au sérieux ! » s’exclama Alia.
« Pourquoi courir le moindre risque ? »
« Adresse-toi aux contrebandiers, alors… Je préfère me fier aux furets. »
Il secoua la tête. Que pourraient les furets de la Maison contre des griffes comme celles qu’il avait vues ? Mais Alia avait raison, cependant. Quelques pots-de-vin aux bons endroits, un navigateur de la Guilde consentant, et tout lieu du Quart Vide pouvait devenir un port. La Guilde refuserait certes de figurer en première ligne lors d’une attaque directe contre la Maison des Atréides, mais si le prix offert était assez élevé… Ma foi, il conviendrait de considérer la Guilde comme une espèce de barrière géologique qui rendait une attaque difficile mais non impossible. Ils pourraient toujours faire valoir qu’ils n’étaient qu’une « agence de transport ». Comment pourraient-ils savoir quel usage serait fait de telle ou telle cargaison ?
Alia intervint dans le silence. Elle eut un geste purement Fremen : le poing levé, le pouce horizontal. Ce qui signifiait : « Je libère le Conflit Typhon. » À l’évidence, elle se considérait comme l’unique cible logique des assassins et, par son geste, elle se dressait contre un univers empli de menaces encore informulées, elle déclarait qu’elle lancerait le vent mortel contre quiconque oserait l’attaquer.
Duncan Idaho était conscient de la vanité de toute protestation de sa part tout en comprenant qu’Alia n’avait plus de soupçons à son égard. Il allait regagner le Sietch Tabr et elle espérait qu’il exécuterait parfaitement l’enlèvement de Dame Jessica. La colère l’effleura et il s’arracha au divan, pensant : Si seulement Alia était la cible ! Si seulement les assassins pouvaient la frapper ! Une fraction de seconde, sa main se posa sur le manche de son arme… mais il n’avait pas le cœur de le faire. Il eût mieux valu pourtant qu’elle meure en martyre plutôt que d’être déconsidérée et traquée vers un tombeau de sable.
« Oui, dit Alia, croyant déchiffrer le souci sur le visage de son époux, il vaut mieux que tu regagnes rapidement le Sietch. » Et elle songea : Quelle folie que d’avoir soupçonné Duncan ! C’est à moi qu’il appartient, et non à Jessica !
Elle dut s’avouer qu’elle avait été bouleversée par cette revendication des tribus. Comme Duncan quittait la salle, elle agita la main.
Lui s’éloignait avec un sentiment de désespoir. Non seulement Alia était aveuglée par cette possession, mais à chaque crise elle se montrait plus folle. D’ores et déjà, elle avait franchi la limite dangereuse : elle était condamnée. Mais que pouvait-on encore faire pour les jumeaux ? Qui pouvait-il espérer convaincre ? Stilgar ? Mais Stilgar pouvait-il faire plus que ce qu’il faisait déjà ?
Et Dame Jessica ? songea Duncan.
Oui, il lui fallait envisager cette possibilité. Mais il se pouvait que Dame Jessica, elle aussi, fût engagée dans un complot avec ses Sœurs. Il ne conservait guère d’illusions quant à cette concubine Atréides. Elle pouvait exécuter n’importe quel ordre de ses Bene Gesserits. Elle irait même jusqu’à se retourner contre ses petits-enfants.
22
Le bon gouvernement ne dépend jamais des lois, mais des qualités personnelles de ceux qui gouvernent. La machine gouvernementale est toujours subordonnée à la volonté de ceux qui l’administrent. Il s’ensuit donc que l’élément le plus important de l’art du gouvernement est la méthode selon laquelle les chefs sont choisis.
Pour quelle raison Alia souhaite-t-elle que je sois présente à la séance du matin ? se demanda Jessica. Ma réintégration dans le Conseil n’a pas encore été votée.
Elle se trouvait dans l’antichambre de la Grande Salle du Donjon. Sur tout autre monde qu’Arrakis, cette antichambre eût été la Grande Salle. Le pouvoir des Atréides, la concentration de la richesse et de la puissance avaient encore accru le gigantisme des constructions. Cette salle semblait habitée de toutes les craintes de Jessica. Elle haïssait son immense carrelage qui représentait la victoire de son fils sur Shaddam IV.
La porte de plastacier poli qui la séparait de la Grande Salle lui renvoyait son image et elle examina les signes du temps sur ses traits : des lignes infinies sillonnaient l’ovale de son visage et le regard de ses yeux indigo était plus dur. Elle se souvenait d’un temps où il y avait eu du blanc autour de ses prunelles bleues. Il lui fallait désormais les soins attentifs d’un coiffeur professionnel pour garder à sa chevelure ce lustre de bronze qu’elle avait eu. Son nez était demeuré petit, le dessin de sa bouche généreux et son corps était encore svelte, mais les muscles – même ceux d’une Bene Gesserit – avaient tendance à s’amollir avec le temps. Cela pouvait échapper à bien des humains qui disaient : « Vous n’avez changé en rien ! » Mais l’éducation Bene Gesserit était une arme à double tranchant : les changements les plus subtils de l’être échappaient difficilement à celles qui avaient été ainsi éduquées.
Et l’absence totale de changements chez Alia n’avait pas échappé à Jessica.
Javid, qui tenait le rôle d’huissier auprès d’Alia, était campé près de la grande porte en une attitude très officielle. Il y avait un sourire cynique sur sa figure ronde. Jessica le vit tel un djinn en robe. Aux yeux de Jessica, Javid était un paradoxe : un Fremen bien nourri.
Conscient de l’examen de Jessica, Javid haussa les épaules avec un sourire entendu. Ainsi qu’il l’avait prévu, son séjour dans le proche entourage de Jessica avait été bref. Il avait de la haine pour les Atréides mais il était l’homme d’Alia de plus d’une façon, si l’on en croyait les rumeurs.
Jessica nota sa réaction et pensa : Cet âge est celui du haussement d’épaules. Il sait que j’ai entendu toutes les histoires qui courent à son sujet et il ne s’en soucie point. Notre civilisation pourrait bien périr d’indifférence avant même que de succomber à une attaque de l’extérieur…
Les gardes que Gurney lui avait assignés avant de rejoindre les contrebandiers dans le désert n’avaient pas apprécié sa décision de venir seule. Mais Jessica se sentait étrangement en sécurité. S’il venait à quiconque l’idée de faire d’elle une martyre en ce lieu, Alia n’y survivrait pas. Et elle le savait.
Voyant que Jessica ne réagissait pas à son haussement d’épaules ni à son sourire, Javid toussota. Pour un Fremen, c’était une sorte de torture du larynx qui demandait une longue pratique. C’était comme un langage secret, et ainsi Javid venait de dire : « Nous comprenons l’absurdité de toute cette pompe, Ma Dame. N’est-ce point merveilleux ce que l’on peut faire croire aux humains ? »
Merveilleux ! se dit Jessica, mais il n’y eut pas le moindre reflet de cette pensée sur son visage.
L’antichambre était presque comble, maintenant que tous les suppliants du matin avaient reçu le droit d’entrer. Les portes extérieures avaient été refermées. Suppliants et serviteurs se tenaient à distance respectueuse de Jessica, mais ils pouvaient tous remarquer qu’elle portait la traditionnelle robe aba des Révérendes Mères. Ce qui allait susciter bien des questions. Elle n’arborait aucun insigne de la prêtrise de Muad’Dib. La foule bourdonnante partageait donc son attention entre Jessica et la petite porte dérobée par laquelle Alia ferait son entrée afin de les accueillir dans la Grande Salle. Il était évident pour Jessica que le vieux schéma qui définissait les pouvoirs de la Régence venait d’être quelque peu bousculé.
Et il m’a suffi de venir, se dit-elle. Pourtant, je ne suis venue que parce qu’Alia m’a invitée.
Tout en relevant les signes de trouble, Jessica prit conscience qu’Alia prolongeait délibérément cette attente afin de permettre aux courants subtils qui s’étaient formés de mieux se dessiner. Certainement, elle observait toute la scène par quelque regard secret. Il était peu de ruses de sa part qui fussent encore ignorées de Jessica. Au fil des minutes, Jessica mesurait à quel point elle avait eu raison d’accepter la mission des Sœurs.
« On ne peut permettre aux événements de suivre ce cours plus longtemps, lui avait déclaré le chef de la délégation Bene Gesserit. Assurément les signes du déclin n’ont pu vous échapper. A vous, surtout ! Nous savons pourquoi vous nous avez quittées, mais nous savons aussi comment vous avez été éduquée. Rien ne vous a été épargné. Vous êtes une adepte de la Panoplia Prophetica et vous devez savoir à quel moment le pourrissement d’une religion puissante nous menace toutes. »
Les lèvres serrées, Jessica avait réfléchi intensément, immobile devant la fenêtre, lisant les premières traces douces du printemps de Castel Caladan. Il lui déplaisait de donner ce cours logique à ses pensées. L’une des premières leçons du Bene Gesserit était de conserver une attitude d’interrogation méfiante envers tout ce qui s’habillait de logique. Mais les membres de la délégation le savaient, elles aussi.
L’air avait été si humide, ce matin-là, se rappela Jessica tout en promenant son regard dans l’antichambre. Si frais et si humide. Ici, l’air était moite, comme imprégné de sueur, et Jessica, découvrant le malaise qu’il provoquait en elle, songea : J’ai retrouvé mes sens Fremen. Oui, l’air était trop humide dans ce sietch-au-dessus-du-sol. Que faisait donc le Maître des Distilles ? Jamais Paul n’aurait toléré semblable négligence.
Javid, remarqua-t-elle, le visage lisse, l’air composé, le regard vif, ne semblait pas s’être aperçu de la moiteur anormale qui régnait dans l’antichambre. Une faute grave pour un natif d’Arrakis.
Les membres de la délégation Bene Gesserit lui avaient demandé si elle voulait des preuves de leurs allégations. Rageusement, elle leur avait cité un de leurs propres manuels : « Toutes les preuves conduisent inévitablement à des propositions qui n’ont pas de preuves ! Toutes choses sont connues parce que nous voulons croire en elles ! »
« Mais ces questions ont été soumises à des mentats ! » avait protesté le chef de la délégation.
Jessica lui avait adressé un regard de surprise.
« Je m’étonne que vous ayez atteint votre présente situation sans connaître encore les limitations des mentats. »
Les Sœurs s’étaient alors détendues. Apparemment, tout cela n’avait été qu’un test, qu’elle avait réussi. Elles avaient craint, bien sûr, qu’elle eût perdu tout contact avec les pouvoirs d’équilibre qui constituaient le noyau de l’éducation B.G.
Elle se fit plus attentive en voyant que Javid quittait son poste près de la porte pour s’approcher d’elle.
Il s’inclina.
« Ma Dame. Il m’apparaît qu’il se pourrait que vous n’ayez point entendu relater le dernier exploit du Prêcheur.
« Je reçois des rapports quotidiens sur tout ce qui se passe ici », répondit Jessica. Et elle se dit : Qu’il aille donc répéter ça à Alia !
Javid sourit.
« Alors vous savez qu’il se répand en invectives contre votre famille. La nuit dernière, il a prêché dans le faubourg sud et nul n’a osé porter la main sur lui. Bien sûr, vous savez pourquoi. »
« Parce qu’ils croient que mon fils est revenu parmi eux », dit-elle d’une voix lasse.
« Cette question n’a pas encore été soumise au mentat Idaho. Peut-être cela permettrait-il d’y répondre définitivement et de régler ce problème. »
Jessica songea : En voilà un qui ignore certainement les limitations des mentats, encore qu’il fasse porter des cornes à Duncan – en rêve, sinon en fait.
« Les mentats, dit-elle, partagent les faiblesses de ceux qui les utilisent. L’esprit de l’homme, comme celui de n’importe quel animal, est un résonateur. Il répond aux résonances de l’environnement. Le mentat a appris à étendre sa conscience sur différentes boucles parallèles de causalité et à induire de longues chaînes de conséquences à partir de ces boucles. »
Qu’il rumine ça !
« Ainsi, ce Prêcheur ne vous inquiète pas ? »
Le ton de Javid était tout à coup sombre et compassé.
« C’est un signe bienfaisant, dit-elle. Je ne veux pas qu’on l’importune. »
Javid ne s’était visiblement pas attendu à une réponse aussi tranchante. Il tenta vainement de sourire.
« Bien sûr, si vous insistez, le Conseil de l’église qui a défié votre fils s’inclinera devant votre volonté. Mais il est certain que quelque explication…»
« Peut-être préféreriez-vous que je vous explique, moi, comment je m’insère dans vos plans. »
Javid l’observa attentivement.
« Je ne vois aucune raison logique, Ma Dame, à votre refus de dénoncer ce Prêcheur. Il ne peut être votre fils. Je fais une demande raisonnable : dénoncez-le. »
Tout cela était préparé, songea-t-elle. Il suit les instructions d’Alia.
« Non », dit-elle.
« Mais il défie le nom de votre fils ! Il prêche des choses abominables, vitupère votre sainte fille. Il incite la populace à se tourner contre nous. Lorsqu’on le questionne, il ose dire que vous avez en vous la nature du Mal et que votre…»
« Il suffit de ces commérages ! Allez dire à Alia que je refuse. Depuis mon retour, je n’ai entendu que des histoires à propos de ce Prêcheur ! Il m’ennuie. »
« Ma Dame trouve-t-elle ennuyeux son dernier discours profane où il a dit que Ma Dame ne s’opposerait point à lui ? Et voici que, clairement, Ma Dame…»
« Même avec tout le mal que je porte en moi, je ne le dénoncerai pas. »
« Il n’y a pas là matière à plaisanterie, Ma Dame ! »
Jessica leva la main d’un geste irrité.
« Disposez ! » lança-t-elle d’une voix assez forte pour que chacun pût l’entendre et que Javid soit obligé de se retirer.
Ses yeux luisaient de colère, mais il s’inclina avec raideur et regagna son poste près de la porte.
Cette altercation, se dit Jessica, correspondait parfaitement aux observations qu’elle avait déjà faites. Lorsqu’il parlait d’Alia, la voix de Javid avait les accents rauques d’un amant, sans conteste. Les rumeurs étaient très certainement fondées. Alia avait laissé son existence dégénérer d’une façon terrible. Et Jessica, pour la première fois, fut gagnée par le soupçon qu’Alia pouvait être consentante à l’Abomination. Était-ce là l’expression d’un désir pervers d’autodestruction ? Car, cela ne faisait aucun doute, elle travaillait à sa fin et à l’effondrement du pouvoir né des enseignements de son frère.
De faibles signes de malaise devinrent apparents dans l’antichambre. Les aficionados du lieu devaient savoir quand Alia tardait trop et, maintenant, tous avaient pu entendre Jessica renvoyer péremptoirement le favori d’Alia.
Elle soupira. Elle sentait bien que son corps était entré ici d’abord, son âme rampant à la suite. Les mouvements des courtisans étaient si transparents ! Leur quête des personnages importants était comme la danse des épis sous le vent dans un champ de céréales. Les résidents informés de cet endroit fronçaient les sourcils et situaient pragmatiquement leurs voisins sur une échelle d’évaluation, selon leur importance. A l’évidence, Javid avait été touché par sa rebuffade. Bien peu lui adressaient la parole depuis cet instant. Mais les autres ! L’œil exercé de Jessica lui permettait de lire la cote de tous les satellites attendant l’arrivée de la vraie puissance.
Ils se défient de moi parce que je suis dangereuse. Alia a peur de moi et c’est cette odeur que je porte.
Elle regarda autour d’elle et les yeux se détournèrent. Ces gens étaient si sérieusement futiles qu’elle fut sur le point de se mettre à hurler contre leurs justifications toutes faites pour des existences sans but. Oh, si seulement le Prêcheur pouvait voir l’antichambre en cet instant !
Son attention fut attirée par une bribe de conversation proche. Un Prêtre, grand et maigre, s’adressait à sa coterie, formée, sans nul doute, des suppliants placés sous ses auspices.
« Souvent, je dois parler autrement que je pense, disait-il. On appelle cela : diplomatie. »
Les rires furent trop bruyants, et trop vite suspendus : certains, dans le groupe, voyaient que Jessica avait surpris ces paroles.
Celui-là, mon Duc l’aurait jeté dans l’oubliette la plus lointaine qu’il aurait pu trouver ! se dit Jessica. On ne peut pas dire que je sois revenue trop tôt !
Elle savait à présent que, sur la lointaine Caladan, elle avait vécu dans une capsule étanche que seuls les excès les plus outranciers d’Alia avaient réussi à percer. En cela, songea-t-elle, je n’ai fait que contribuer à mon existence rêvée. Caladan avait été comme une de ces frégates de première classe que les long-courriers de la Guilde emportaient dans leurs flancs et qui réagissaient à peine aux manœuvres les plus violentes.
Il est si séduisant de vivre en paix, pensa-t-elle.
Plus elle découvrait la cour d’Alia, plus elle éprouvait de sympathie pour les déclarations du Prêcheur qui lui avaient été rapportées. Oui, Paul aurait pu émettre de tels jugements en voyant ce qu’il était advenu de son royaume. Et Jessica se demanda ce que Gurney avait bien pu découvrir chez les contrebandiers.
Le jour de son retour, sa première réaction, en Arrakeen, avait été la plus juste. Lorsqu’elle était entrée dans la cité en compagnie de Javid, son attention avait été attirée par les écrans armés disposés autour des demeures, par les chemins et les allées lourdement gardés, les sentinelles vigilantes à chaque carrefour, les hautes murailles et les fondations épaisses qui annonçaient autant de profonds abris souterrains. Arrakeen était devenu un lieu hostile, assiégé, une cité folle et pharisienne à l’image dure.
Brusquement, la petite porte de l’antichambre s’ouvrit. Les prêtresses-amazones qui précédaient Alia jaillirent dans la pièce et formèrent un bouclier roide et mouvant, chacun de leurs mouvements suggérant une force réelle et terrifiante. Alia avait une expression composée et il n’y eut pas la moindre trace d’émotion sur ses traits lorsqu’elle posa son regard sur sa mère. Mais Jessica, tout comme elle, savait que l’heure de la bataille avait sonné.
Sur l’ordre de Javid, les portes gigantesques de la Grande Salle furent ouvertes dans un silence absolu qui évoquait de formidables énergies cachées.
Alia vint se placer au côté de sa mère tandis que les gardes se refermaient en rideau sur elles.
« Pouvons-nous entrer, mère ? » demanda-t-elle.
« Il est grand temps », dit Jessica. Et, lisant la joie dans les yeux d’Alia, elle se dit : Elle pense qu’elle peut me détruire et demeurer indemne ! Elle est folle !
Et elle se demanda soudain si ce n’était pas ce dont Duncan avait cherché à la prévenir en lui adressant ce message auquel elle avait été incapable de répondre tant il était énigmatique : « Danger. Je dois vous voir. » Le message avait été rédigé dans une variante de l’ancien Chakobsa, où le mot particulier choisi pour désigner le danger signifiait complot.
Je dois le voir immédiatement, dès que je regagnerai le Sietch Tabr, décida Jessica.
23
Telle est l’erreur du pouvoir : il ne s’exerce, en définitive, que dans un absolu, un univers limité. Mais la grande leçon de notre univers relativiste est que les choses changent. Tout pouvoir doit toujours affronter un pouvoir plus grand. Paul Muad’Dib enseigna cette leçon aux Sardaukar dans les plaines d’Arrakeen. Ses descendants ont encore à l’apprendre pour leur compte.
Le premier suppliant de l’audience du matin était un troubadour kadeshien, un pèlerin du Hajj qui s’était fait vider sa bourse par des mercenaires de la cité. Immobile sur les dalles vert d’eau, il ne semblait pas mendier une faveur.
Deux trônes identiques avaient été mis en place sur la plate-forme qui dominait la salle de ses sept degrés. C’étaient les trônes de la mère et de la fille, mais Jessica remarqua qu’Alia était placée à sa droite, ce qui correspondait à la position masculine.
Jessica admirait l’air décidé du troubadour. Il était bien évident que les gens de Javid ne l’avaient admis que pour cette qualité. Ils escomptaient que le troubadour distrairait les courtisans présents. C’était la seule forme de paiement qu’il pouvait assurer, puisqu’il n’avait plus d’argent.
Selon le rapport du Prêtre-Avocat qui plaidait à présent le cas, le Kadeshien n’avait plus que son vêtement et la balisette qu’il portait sur l’épaule, maintenue par une lanière de cuir.
« Il déclare qu’on lui a fait absorber un breuvage sombre, disait l’Avocat, réprimant difficilement un sourire. Qu’il n’en déplaise à Votre Sainteté, cette boisson l’aurait maintenu éveillé mais hors d’état de rien faire tandis qu’on lui prenait sa bourse. »
Jessica observa le troubadour tandis que l’Avocat continuait de bourdonner son plaidoyer pétri de fausse soumission, la bouche pleine de fausses morales. Le Kadeshien était grand, il atteignait près de deux mètres. Il avait un regard inquisiteur où elle lut de l’intelligence et de l’humour. Suivant la mode de sa planète, il portait ses cheveux blond doré longs jusqu’aux épaules. La robe grise du Hajj ne pouvait dissimuler la virilité de son corps élancé, de sa poitrine puissante. Il répondait au nom de Tagir Mohandis et il était le descendant d’ingénieurs marchands ; il était fier de lui et de ses ancêtres.
Alia interrompit le plaidoyer d’un simple geste et déclara sans détourner la tête : « Dame Jessica, pour honorer son retour parmi nous, va rendre ce premier jugement ! »
« Merci, ma fille », dit Jessica, mettant l’accent sur son ascendance afin que chacun entendît. Ma fille ! Ainsi donc, ce Tagir Mohandis faisait partie de leur plan… Ou bien n’était-il qu’une dupe innocente ? Ce jugement marquait l’ouverture des hostilités contre elle, se dit Jessica. L’attitude d’Alia le confirmait clairement.
« Sais-tu bien jouer de cet instrument ? » demanda-t-elle en désignant la balisette à neuf cordes du troubadour.
« Aussi bien que le grand Gurney Halleck lui-même ! »
Tagir Mohandis s’était exprimé d’une voix forte, à l’intention de toute l’audience et il y eut quelques mouvements révélateurs parmi les courtisans.
« Tu es en quête de l’argent nécessaire à ton voyage, dit Jessica. Où te conduira-t-il ? »
« Jusqu’à Salusa Secundus, à la cour de Farad’n, dit-il. J’ai entendu dire qu’il recherchait des ménestrels et troubadours, qu’il encourage les arts et qu’il édifie une manière de renaissance et de nouvelle culture autour de lui. »
Jessica se retint de regarder Alia. Ils savaient tous, bien sûr, ce que Mohandis demanderait. Mais cette comédie lui plaisait. La croyaient-ils incapable de parer le coup ?
« Voudrais-tu jouer pour payer ton passage ? demanda-t-elle. Mes conditions sont à la manière Fremen. Si ta musique me plaît, je pourrai te garder ici pour apaiser mes soucis ; si elle offense mes oreilles, je pourrai t’envoyer gagner l’argent de ton voyage dans le désert… Mais si je juge que ta façon de jouer puisse convenir à Farad’n, qu’on dit un ennemi des Atréides, je t’enverrai à lui avec ma bénédiction. Veux-tu jouer selon ces conditions, Tagir Mohandis ? »
Le troubadour rejeta la tête en arrière et partit d’un immense rire rauque. Ses cheveux blonds voletèrent tandis qu’il prenait sa balisette en main et l’accordait habilement, indiquant par-là qu’il acceptait le marché.
La foule voulut se rapprocher, mais elle fut maintenue à distance par les courtisans et les gardes.
Mohandis pinça une note, éveillant et soutenant le chant grave des cordes sises sur le côté de la balisette, averti de leur vibration qui forçait l’attention. Puis il chanta, d’une voix mélodieuse de ténor. Il était évident qu’il improvisait, mais le ton était si juste que Jessica tomba sous le charme avant de se concentrer sur les paroles :
« Tu dis pleurer Caladan et ses mers
Où les Atréides autrefois régnèrent
Sans rémission.
Mais les exilés sont en terres étrangères !
Tu dis qu’en des heures amères, des hommes rudes
Ont vendu tes rêves de Shai-Hulud
Pour nourritures fades.
Et les exilés vivent en terres étrangères !
Tu fis pousser Arrakis infirme
Et rendis silencieux le passage du ver
Et tu conclus ton temps
Tandis qu’exilés vivent en terres étrangères.
Alia ! Toi qu’on nomme Coan-Teen,
L’esprit invisible qui chemine
Jusqu’au moment de…»
« Assez ! cria Alia. Elle se dressa à demi. Je vais te faire…»
« Alia ! » Jessica s’était exprimée avec suffisamment de force, ajustant sa voix afin d’éviter l’affrontement tout en captivant l’attention de l’audience. C’était là un usage émérite de la Voix et tous ceux qui l’avaient entendue ne pouvaient que reconnaître une puissance parfaitement contrôlée dans cette démonstration. Alia s’était rencognée dans son trône et Jessica remarqua qu’elle ne montrait pas le moindre signe de contrariété.
Cela également était prévu, se dit-elle. Très intéressant…
« Ce premier jugement m’appartient », rappela Jessica.
« Très bien », acquiesça Alia d’une voix presque inaudible.
« Voici un présent qui conviendrait à Farad’n, dit Jessica. Sa langue a le tranchant du krys. La saignée que cette langue pourrait administrer ferait du bien à notre cour, mais je préférerais qu’il la réserve à la Maison de Corrino. »
Une vague légère de rires parcourut la salle. Alia souffla violemment :
« Savez-vous de quoi il m’a traitée ? »
« Mais de rien, ma fille. Il n’a fait que rapporter ce qu’il a entendu comme tant d’autres dans les rues. On vous a surnommée la Coan-Teen…»
« L’esprit-femelle de la mort qui marche sans pieds », grinça Alia.
« Si vous écartez ceux dont les rapports sont exacts, remarqua Jessica d’une voix douce, il ne vous restera que ceux qui savent ce que vous voulez entendre. Pour moi, il n’est rien de plus toxique que de croupir dans la puanteur de ses propres reflets. »
Elle put entendre les exclamations étouffées de ceux qui étaient proches de l’estrade.
Elle concentra son attention sur Mohandis. Celui-ci demeurait silencieux, indifférent. Il semblait que n’importe quel jugement lui serait absolument étranger. C’était là, songea Jessica, le type d’homme que son Duc aurait aimé avoir à ses côtés en des temps difficiles : confiant en son propre jugement, mais acceptant ce qui en résultait, même la mort, sans maudire son destin. Pourquoi avait-il donc choisi d’agir ainsi ?
« Pourquoi as-tu chanté de telles paroles ? » demanda Jessica.
Il leva la tête pour mieux se faire entendre.
« J’ai entendu dire que les Atréides étaient gens d’honneur et qu’ils avaient l’esprit ouvert. Je voulais les mettre à l’épreuve et ainsi, peut-être, demeurer ici à votre service, ce qui me donnerait le temps de retrouver mes voleurs et de disposer d’eux à ma manière. »
« Il ose nous mettre à l’épreuve ! » marmonna Alia.
« Pourquoi pas ? » demanda Jessica.
Elle sourit au troubadour pour lui signifier son assentiment. Il n’était venu dans cette salle que pour une autre aventure, un autre voyage dans son univers. Jessica éprouvait l’envie de l’attacher à son propre entourage, mais la réaction d’Alia ne présageait que le mal pour le brave Mohandis. Et puis, il y avait tous ces signes qui indiquaient nettement que c’était bien la conduite que l’on attendait de Dame Jessica, qu’elle prenne à son service un beau et brave troubadour, tout comme elle avait pris Gurney Halleck. Non, il valait mieux que Mohandis fût autorisé à poursuivre sa route, même si la pensée d’un tel présent entre les mains de Farad’n était ulcérante.
« Qu’on l’envoie à Farad’n, dit Jessica. Veillez à ce qu’il reçoive l’argent de son passage et que sa langue aille donc tirer le sang de la Maison de Corrino. Nous verrons bien comment il survivra. »
Alia regarda fixement le sol avant d’esquisser un sourire tardif.
« Que la sagesse de Dame Jessica décide », déclara-t-elle et, d’un geste, elle ordonna à Mohandis de se retirer.
Cela ne s’est pas passé comme elle le désirait, pensa Jessica, mais certains détails de l’attitude d’Alia lui annonçaient une épreuve plus décisive.
On amenait un nouveau suppliant.
Observant la réaction de sa fille, Jessica fut assaillie par les premiers doutes. Elle aurait besoin des enseignements de la leçon des jumeaux. Alia pouvait être l’Abomination, mais elle était une pré-née. Elle pouvait connaître sa mère aussi bien qu’elle se connaissait. Et elle ne pouvait méjuger de ses réactions dans cette affaire du troubadour. Pourquoi a-t-elle donc monté cette confrontation ? se demanda Jessica. Pour faire diversion ?
Elle n’avait plus le temps de réfléchir. Le second suppliant attendait, au bas des deux trônes, son Avocat près de lui.
C’était un Fremen, un vieil homme qui portait les marques d’un natif du désert sur son visage. Il n’était pas de très haute taille, mais son corps sec et nerveux et la longue dishdasha d’ordinaire portée sur un distille lui conféraient une certaine majesté. La robe s’accordait à son visage long et étroit, à son nez d’aigle et au regard intense de ses yeux bleus d’ibad. Il ne portait pas de distille et ne semblait pas être à son aise ainsi. La Salle d’Audience immense devait ressembler pour lui à l’air libre qui vole la précieuse humidité de la chair. Il avait rejeté à demi son capuchon et Jessica put voir qu’il portait le chignon keffiya d’un Naib.
« Je suis Ghadhean al-Fali, dit-il en posant un pied sur la première marche pour marquer son rang. J’appartenais aux commandos de la mort de Muad’Dib et je suis ici pour un sujet qui concerne le désert. »
Alia ne se trahit que par un infime tressaillement. Le nom d’al-Fali figurait au bas de la requête présentée par les tribus pour la réintégration de Jessica au sein du Conseil.
Un sujet qui concerne le désert ! pensa Jessica.
Ghadhean al-Fali avait parlé avant même que son Avocat ait entamé sa plaidoirie. Par cette simple phrase Fremen, il venait de notifier à chacun qu’il allait s’ouvrir d’une affaire qui concernait Dune tout entière et qu’il parlait nanti de l’autorité d’un Fedaykin qui avait risqué sa vie aux côtés de Paul Muad’Dib. Jessica doutait qu’il se fût annoncé ainsi auprès de Javid ou de l’Avocat Général. Ce qui lui fut confirmé aussitôt : un membre de la Prêtrise accourait du fond de la salle, brandissant le chiffon noir de l’intercession.
« Mes Dames ! N’écoutez pas cet homme ! lança-t-il. Il est venu ici sous une fausse…»
A l’instant où elle vit le Prêtre, Jessica entrevit le geste d’Alia, à la limite de son champ visuel. Dans l’ancien langage de bataille des Atréides, la main de sa fille faisait le geste : « Allez ! » Sans chercher à savoir à qui ce signal pouvait s’adresser, elle réagit instinctivement. Elle se jeta violemment sur la gauche, entraînant le trône avec elle. Elle tomba et elle roula loin du trône à la seconde où il s’écrasait. Elle se redressa et perçut le claquement net d’un pistolet maula… Puis un autre. Elle courait déjà. Quelque chose frappa sa manche droite. Elle plongea dans la foule des courtisans et suppliants rassemblés sous le dais. D’un bref regard, elle constata qu’Alia n’avait pas fait un mouvement.
Au sein de la foule, elle s’arrêta. Elle vit que Ghadhean al-Fali s’était jeté de l’autre côté du dais, mais son Avocat était resté là où il se trouvait.
Tout s’était déroulé avec la rapidité d’une embuscade, mais ceux qui se trouvaient dans la Salle savaient à quoi des réflexes entraînés auraient conduit quelqu’un pris par surprise. Alia, de même que l’Avocat, était demeurée figée sur place.
L’attention de Jessica fut attirée par un remous au centre de la salle. Elle se fraya un chemin dans la foule et vit alors quatre suppliants qui s’étaient emparés du Prêtre. Le chiffon noir de l’intercession était tombé à ses pieds, révélant le pistolet maula.
Al-Fali devança Jessica, s’arrêta et regarda successivement le pistolet et le Prêtre. Avec un cri de rage, il leva la main gauche, les doigts rigides, et frappa en achag. Les doigts de pierre atteignirent la gorge du Prêtre et il s’effondra. Sans même un regard en arrière, le vieux Naib se tourna vers le dais, une expression de fureur sur le visage.
« Dalal-il’an-nubuwwa ! lança-t-il, plaçant les paumes de ses mains sur son front, puis les abaissant. Le Qadis as-Salaf ne permettra pas que je sois réduit au silence ! Si je ne terrasse pas ceux qui interfèrent, d’autres le feront ! »
Il pense que c’était lui qui était visé ! se dit Jessica. Ses yeux se portèrent sur sa manche et elle enfila un doigt dans le trou laissé par la fléchette maula. Empoisonnée, sans doute.
Les suppliants avaient lâché le Prêtre. Le larynx écrasé, il était agité d’ultimes convulsions. Jessica désigna deux courtisans effrayés qui se trouvaient à sa gauche : « Je veux que cet homme soit sauvé et soumis à la question. S’il meurt, vous mourrez aussi ! » Les deux courtisans hésitèrent, regardant désespérément vers le dais, et elle fit usage de la Voix : « Allez ! »
Ils obéirent.
Jessica se porta au côté d’al-Fali :
« Ne soyez pas stupide, Naib ! C’était à moi qu’ils en voulaient, pas à vous ! »
Quelques-uns parmi ceux qui les entouraient, l’entendirent. Il y eut un silence stupéfait. Al-Fali leva les yeux sur le dais, sur le trône renversé et brisé, et sur Alia, toujours immobile. La compréhension se fit jour sur ses traits, si clairement qu’un novice pouvait la lire.
« Fedaykin », dit Jessica, lui rappelant le vieil attachement qu’il avait avec sa famille, « nous qui avons connu le feu, savons nous tenir dos à dos. »
« Ayez confiance en moi, Ma Dame », dit-il, comprenant aussitôt.
Il y eut un cri étouffé. Jessica pivota, et al-Fali, accompagnant son mouvement, demeura rivé à son dos. Une femme Fremen, vêtue dans le style excentrique de la cité, se redressait. Le Prêtre gisait à ses pieds et les deux courtisans étaient invisibles. La femme n’accorda pas le moindre regard à Jessica. D’une voix aiguë, elle entonna l’ancienne lamentation de son peuple, l’appel aux servants des distilles de mort à l’heure où l’eau d’un corps doit être recueillie dans la citerne tribale. C’était un appel incongru dans la bouche d’une femme ainsi vêtue. Mais Jessica sentait la marque des usages de jadis aussi sûrement qu’elle voyait l’image vaine de la cité dans cette créature qui venait de tuer le Prêtre pour assurer son silence.
Pourquoi s’être donné cette peine ? se demanda Jessica. Il suffisait d’attendre qu’il meure d’asphyxie.
Ç’avait été là un geste de désespoir, le signe d’une peur profonde.
Alia se pencha en avant, le regard brillant, vigilant. Une femme élancée, portant les tresses nouées qui étaient l’insigne de la garde personnelle d’Alia dépassa Jessica, se pencha brièvement sur le corps du Prêtre puis, se redressant, annonça : « Il est mort. »
« Qu’on l’enlève ! ordonna Alia. Puis, faisant signe aux gardes qui se trouvaient en bas : Redressez le siège de Dame Jessica ! »
Tu vas donc essayer de sauver la face ! pensa Jessica. Alia pensait-elle vraiment que quelqu’un avait été dupe ? Al-Fali avait évoqué le Qadis as-Salaf, appelant sur lui la protection des saints pères de la mythologie Fremen. Mais ce n’était pas une organisation surnaturelle qui avait introduit le pistolet maula dans ce lieu où aucune arme n’était tolérée. La seule explication était un complot de Javid et de ses gens, et l’impavidité d’Alia quant à sa propre existence ne plaidait pas pour son innocence.
Le vieux Naib se pencha sur l’épaule de Jessica.
« Acceptez mes excuses, Ma Dame. Nous, gens du désert, nous venons à vous car vous êtes notre ultime espoir. Nous comprenons maintenant que vous avez encore besoin de nous. »
« Le matricide ne sied pas à ma fille. »
« Les tribus entendront parler de cela », promit al-Fali.
« Mais si je suis votre dernier espoir, demanda Jessica, pourquoi ne pas m’avoir approchée à la Convocation du Sietch Tabr ? »
« Stilgar ne l’aurait point permis. »
Ahhh, se dit-elle, c’est vrai… La règle des Naibs ! A Tabr, la parole de Stilgar fait loi.
On avait redressé le trône. Alia fit signe à sa mère et déclara :
« Que tous aient connaissance de la mort de ce Prêtre qui nous a trahis. Ceux qui me défient meurent. (Elle posa son regard sur al-Fali.) Mes remerciements, Naib. »
« C’était une erreur, grommela al-Fali. Il regarda Jessica : Vous aviez raison. Ma colère nous a ôté quelqu’un que nous aurions dû interroger. »
« Souvenez-vous de ces deux courtisans et de cette femme en robe bariolée, Fedaykin, murmura Jessica. Je veux qu’ils soient soumis à la question. »
« Ce sera fait. »
« Si nous sortons d’ici vivants. Venez… Il faut jouer nos rôles. »
« Comme vous voudrez, Ma Dame. »
Ensemble, ils revinrent vers le dais. Jessica regagna sa place auprès d’Alia et al-Fali reprit la position du suppliant.
« Avançons », dit Alia.
« Un instant, ma fille. (Jessica leva le bras, montrant du doigt sa manche trouée.) Cette agression était dirigée contre moi. Le projectile a failli m’atteindre alors même que je tombais. Vous remarquerez tous que le pistolet maula ne se trouve plus ici. (Elle tendit le doigt.) Qui l’a pris ? »
Il n’y eut pas de réponse.
« Peut-être pourrait-on le chercher », suggéra Jessica.
« Absurde ! s’exclama Alia. C’était moi qui étais…»
Jessica se tourna à demi vers sa fille, leva la main gauche.
« Quelqu’un, dans cette salle, a ce pistolet. Ne crains-tu pas…»
« C’est l’une de mes gardes qui l’a récupéré ! »
« Alors qu’elle me l’amène », dit Jessica.
« Elle l’a déjà emporté. »
« Comme c’est pratique. »
« Que voulez-vous dire ? »
Jessica se permit un sourire grinçant.
« Ce que je veux dire ? Je veux dire que deux de tes gens avaient mission de sauver ce prêtre-traître. Je les ai prévenus que s’il venait à mourir, ils mourraient aussi. Ils mourront. »
« Je l’interdis ! »
Jessica se contenta de hausser les épaules.
Alia désigna al-Fali : « Nous avons ici un brave Fedaykin. Notre discussion peut attendre. »
« Elle peut attendre éternellement », dit Jessica, employant le langage Chakobsa afin que ses paroles prennent un double sens pour Alia, qu’elles lui disent qu’aucun argument ne pouvait s’opposer à sa sentence de mort.
« Nous verrons ! dit Alia. Elle se tourna de nouveau vers al-Fali. Pourquoi es-tu ici, Ghadhean al-Fali ? »
« Pour voir la mère de Muad’Dib, dit le Naib. Ce qui reste des Fedaykin, de cette poignée de frères qui a servi son fils, tous se sont unis et ont rassemblé leurs pauvres ressources afin que je puisse acheter mon passage aux gardiens avaricieux qui protègent les Atréides des réalités d’Arrakis. »
« Ce que les Fedaykin requièrent, commença Alia, il leur suffit de…»
« C’est moi qu’il est venu voir, coupa Jessica. De quoi avez-vous désespérément besoin, Fedaykin ? »
« Je parle au nom des Atréides ici, dit Alia. Qu’est-ce…»
« Silence, Abomination meurtrière ! cria Jessica. Tu as tenté de me faire tuer, ma fille ! Je le dis pour que tous l’entendent. Tu ne peux faire tuer tous ceux qui se trouvent dans cette salle pour leur imposer silence, comme tu l’as fait pour ce prêtre. Oui, le coup que lui a porté le Naib aurait pu le tuer, mais on aurait pu le sauver. Et l’interroger ! Ton seul souci était de le faire taire ! Proteste tant que tu voudras : ta culpabilité est inscrite dans chacun de tes actes ! »
Alia demeura dans un silence glacé, le visage blême. Jessica épia le jeu complexe des émotions sur le visage de sa fille. Puis elle surprit un mouvement affreusement familier de ses mains, une réaction inconsciente qui, autrefois, avait été la marque d’un ennemi mortel des Atréides. Les doigts d’Alia pianotaient selon un rythme précis : deux fois le petit doigts, trois fois l’index, deux fois l’annulaire, une fois le petit doigt, deux fois l’annulaire… et la même chose à nouveau.
Le vieux Baron !
Alia suivit le regard de sa mère, sa main s’immobilisa. Lorsque ses yeux rencontrèrent à nouveau ceux de Jessica, elle y lut la terrible révélation. Un sourire méchant apparut sur ses lèvres.
« C’est ainsi que vous vous vengez de nous », murmura Jessica.
« Êtes-vous devenue folle, mère ? » demanda Alia.
« Je préférerais cela », dit Jessica. Et elle songea : Elle sait que je vais confirmer cela aux Sœurs. Elle le sait. Elle peut même se douter que je vais le révéler aux Fremen et la faire soumettre au Jugement de Possession. Elle ne peut me laisser sortir vivante d’ici.
« Notre courageux Fedaykin attend pendant que nous discutons », dit Alia.
Jessica reporta son attention sur le vieux Naib. Elle reprit tout son contrôle et demanda : « Ainsi, tu es venu me voir, Ghadhean ? »
« Oui, Ma Dame. Nous, gens du désert, nous assistons à de terribles événements. Les Petits Faiseurs sortent du sable ainsi qu’il avait été dit dans les anciennes prophéties. On ne peut plus trouver Shai-Hulud que dans les profondeurs du Quart Vide. Nous avons abandonné notre ami, le désert ! »
Jessica jeta un coup d’œil à Alia qui lui fit signe de poursuivre. Elle observa la foule et lut la même inquiétude sur tous les visages. L’importance de la lutte entre la mère et la fille n’avait pas échappé à l’assistance qui se demandait pourquoi l’audience se poursuivait.
« Ghadhean, que signifie cette histoire à propos des Petits Faiseurs et de la rareté des vers des sables ? »
« Mère de l’Humidité, répondit-il en lui donnant son ancien titre Fremen, nous avons été prévenus de cela dans le Kitab al-Ibar. Nous t’implorons. Fais que l’on n’oublie pas qu’au jour de la mort de Muad’Dib, Arrakis a été livrée à elle-même ! Nous ne pouvons abandonner le désert. »
« Haha ! ricana Alia. La racaille superstitieuse du Désert Intérieur redoute la transformation écologique ! Elle…»
« Je t’entends, Ghadhean, interrompit Jessica. Si les vers s’en vont, l’épice s’en va. Si l’épice s’en va, avec quelle monnaie achèterons-nous notre vie ? »
Dans toute la salle, il y eut des exclamations de surprise, des chuchotements qui revinrent en écho dans la chambre d’audience.
« Superstition absurde ! » s’exclama Alia avec un haussement d’épaules.
Al-Fali leva la main droite et désigna Alia :
« Je m’adresse à la Mère de l’Humidité, pas à la Coan-Teen ! »
Alia demeura assise, mais ses deux mains se crispèrent sur les accoudoirs.
Al-Fali revint à Jessica : « Jadis, sur ce territoire, il ne poussait rien. Maintenant, il y a des plantes. Elles prolifèrent comme la vermine autour d’une blessure. Il y a eu des nuages et de la pluie le long de la ceinture de Dune ! De la pluie, Ma Dame ! Oh ! précieuse mère de Muad’Dib, le sommeil est le frère de la mort, de même que la pluie qui tombe sur la ceinture de Dune. Elle est notre mort à tous ! »
« Nous ne faisons qu’exécuter ce que Liet-Kynes et Muad’Dib lui-même nous ont enseigné, intervint Alia. Que signifie ce jargon superstitieux ? Nous révérons les paroles de Liet-Kynes qui nous a dit : Je souhaite voir cette planète prise dans un filet de plantes vertes. Et il en sera ainsi. »
« Et que deviendront les vers et l’épice ? » demanda Jessica.
« Il y aura toujours une espèce de désert. Les vers survivront. »
Elle ment, pensa Jessica. Oui, mais pourquoi ?
« Aide-nous, Mère de l’Humidité », dit al-Fali.
Avec le brusque sentiment d’une double vision, Jessica sentit sa conscience s’éveiller, projetée au loin par les paroles du vieux Naib. C’était l’adab, la mémoire qui exige et s’impose. Elle ne l’avait pas appelée, mais ses sens étaient paralysés tandis que défilait la leçon du passé dont elle était absolument prisonnière, tel un poisson pris au filet. Pourtant, l’exigence de l’adab, telle qu’elle l’éprouvait, était un moment de l’extrême-humain dont chaque parcelle portait le souvenir de la création. Chaque élément de la mémoire-leçon était réel mais insubstantiel dans son changement constant, et Jessica savait que jamais elle n’avait été plus proche de l’expérience de prescience qui s’était abattue sur son fils.
Alia a menti parce qu’elle est possédée par un esprit qui veut la destruction des Atréides. Elle est elle-même une première destruction. Ainsi, al-Fali a dit la vérité : les vers sont condamnés à disparaître si l’on ne modifie pas le cours de la transformation écologique.
Sous la pression de la révélation, Jessica eut une image ralentie de la foule et chaque rôle lui devint apparent. Elle identifia ceux qui devaient veiller à ce qu’elle ne quitte pas vivante cette salle ! Et le chemin qu’elle devait suivre pour leur échapper était une ligne lumineuse au centre de sa conscience. La confusion se répandait, l’un feignait de heurter l’autre, les groupes devenaient une mêlée. Mais elle vit aussi qu’elle n’échapperait à la Grande Salle que pour tomber en d’autres mains. Alia se souciait peu de faire d’elle une martyre… Non, c’était la chose qui la possédait qui n’avait pas ce souci…
En cet instant de temps figé, Jessica choisit un chemin. Il fallait sauver le vieux Naib et l’envoyer comme messager. Le tracé de la fuite était indélébile et tellement simple ! Elle voyait des bouffons dont les yeux étaient protégés par des barricades, dont les épaules étaient roidies en une défense inamovible. Elle lisait chaque position sur la vaste carte du sol comme une collision atropique arrachant autant de squelettes à la chair morte. Les corps, les vêtements, les visages étaient révélateurs d’enfers particuliers, de terreurs contenues, de souffles retenus. L’hameçon rutilant d’un bijou était un substitut d’armure, les bouches étaient des jugements pleins d’absolus glacés et, dans les prismes cathédrales érigés sous les sourcils, il y avait des sentiments religieux et élevés que le ventre rejetait.
Dans ces forces qui se rassemblaient sur Arrakis, Jessica pouvait percevoir la dissolution. La voix d’al-Fali avait été comme un signal distrans dans son âme, elle avait éveillé une bête qui dormait au plus profond d’elle.
En un clin d’œil, elle passa de l’adab à l’univers du mouvement, mais c’était un univers différent de celui qu’elle avait quitté la seconde auparavant.
Alia s’apprêtait à prendre la parole et Jessica dit : « Silence ! »
Puis elle reprit : « Il en est qui craignent que je sois revenue entièrement acquise aux Sœurs. Mais depuis ce jour où, dans le désert, les Fremen nous firent don de la vie, à mon fils et à moi, je suis restée Fremen ! (Elle continua alors dans l’ancien langage, car seuls ceux auxquels elles étaient destinées comprendraient ses paroles.) Onsar akhaka zeliman aw maslumen ! Soutiens ton frère quand il en a besoin, qu’il soit ou non dans son droit ! »
Elle obtint l’effet souhaité : les positions changèrent subtilement. Mais elle poursuivit, sur le ton de la colère :
« Cet honnête Fremen, Ghadhean al-Fali, est venu me dire ici ce que d’autres auraient dû me révéler. Nul ne peut le nier ! La transformation écologique est devenue une tempête qui échappe à tout contrôle ! »
Les confirmations silencieuses étaient évidentes à son regard.
« Et ma fille se repaît de ceci ! poursuivit Jessica. Mektub al-mellah ! Vous avez inscrit des blessures dans ma chair et vous y avez écrit avec du sel. Pourquoi les Atréides ont-ils établi leur demeure ici ? Parce que le Mohalata était naturel à leurs yeux. Pour eux, le gouvernement a toujours été une association de protection, le Mohalata tel que les Fremen l’ont toujours connu. Maintenant, regardez-la ! (Jessica désigna Alia.) Seule, la nuit, elle rit devant le spectacle du mal qu’elle a fait ! La production d’épice sera réduite à néant, au mieux à une fraction de ce qu’elle était au début ! Et quand la nouvelle se répandra…»
« Nous aurons le monopole du produit le plus précieux dans tout l’univers ! » cria Alia.
« Nous aurons le monopole de l’enfer ! »
« A présent, vous savez, mère ! dit lentement Alia, passant à l’ancien langage Chakobsa, avec ses clappements et ses coups de glotte si complexes. Pensiez-vous qu’une petite-fille du Baron Harkonnen ne saurait pas tirer profit de toutes les vies que vous avez répandues dans ma conscience avant même que je sois née ? Lorsque je maudissais vos actes, il me suffisait de me demander ce que le Baron aurait fait. Et il me répondait ! Vous comprenez cela, chienne Atréides ? Il me répondait, à moi ! »
Jessica reçut la charge de venin en même temps que la confirmation de ce qu’elle avait soupçonné. L’Abomination ! Alia avait été investie, possédée de l’intérieur par ce cahueit du mal, le Baron Vladimir Harkonnen. C’était le Baron lui-même qui s’exprimait par sa bouche, sans plus se soucier de révéler la vérité. Il voulait que Jessica voie sa vengeance, qu’elle comprenne que rien ne pourrait le chasser.
Et je devrais demeurer ici, impuissante, se dit-elle. Alors, sur cette pensée, elle s’élança sur le chemin révélé par l’adab en criant : « Fedaykin, suivez-moi ! »
Il y avait six Fedaykin dans la salle et, finalement, cinq parvinrent à la quitter avec elle.
24
Quand je suis plus faible que vous, je vous demande la liberté car cela s’accorde à vos principes ; quand je suis plus fort que vous, je prends votre liberté car cela s’accorde à mes principes.
Leto se pencha à l’extérieur par l’issue secrète. La muraille de la falaise se perdait au-dessus de lui, hors de portée de sa vue. Le soleil de fin d’après-midi dessinait de larges stries d’ombre dense entre les plis verticaux de la roche. Un papillon-squelette dansait dans la lumière et ses ailes, à contre-jour, étaient une transparente dentelle. Leur fuite, pensa Leto, commençait dans la beauté.
Là-bas, il découvrait le verger d’abricotiers et les enfants occupés à ramasser les fruits tombés. Plus loin brillait le qanat.
Les jumeaux avaient faussé compagnie à leurs gardiens en se mêlant à un groupe de travailleurs à l’instant où ceux-ci faisaient irruption dans le sietch. Ensuite, il leur avait été plutôt aisé de s’insinuer dans un boyau d’aération qui donnait sur l’escalier et menait à cette issue dissimulée. Maintenant, il leur suffisait de rejoindre les enfants dans le verger, puis de gagner le qanat et de sauter dans le tunnel. Ils nageraient au milieu des petits poissons prédateurs qui empêchaient les truites des sables d’enkyster les voies d’irrigation de la tribu. Les Fremen ne penseraient pas qu’un humain puisse se risquer à l’immersion.
Leto rampa hors du passage. A droite comme à gauche, la falaise semblait maintenant horizontale, jusqu’à l’infini.
Ghanima le suivit. Ils portaient chacun un petit panier à fruits en fibre d’épice mais qui contenait un paquet soigneusement enveloppé : Fremkit, pistolet maula, krys… et les nouvelles robes que Farad’n leur avait envoyées.
A la suite de son frère, Ghanima s’engagea entre les abricotiers. Ils se mêlèrent aux enfants. Les visages étaient dissimulés sous les distilles. Maintenant, ils n’étaient plus que deux travailleurs comme les autres. Pourtant, en quelques secondes, en quelques gestes, Ghanima sentit que son existence quittait les chemins connus, s’écartait des limites sûres. Le pas avait été si simple à franchir, d’un danger à un autre !
Ces vêtements que leur avait offerts Farad’n avaient un rôle à jouer, un rôle dont ils n’ignoraient rien. Ghanima, symboliquement, avait brodé leur maxime personnelle en Chakobsa, Nous Partageons, au-dessus de la crête de faucon qui ornait le devant des robes. Le crépuscule viendrait bientôt et, au-delà du qanat qui délimitait les terres cultivées du sietch, ce serait le soir, tel qu’il n’existait peut-être nulle part ailleurs dans l’univers. La douce clarté du désert, son éternelle solitude, le sentiment absolu que chaque créature qui vivait là était seule dans un univers nouveau.
« On nous a vus », souffla Ghanima en se penchant près de son frère, sans cesser de ramasser les fruits.
« Les gardiens ? »
« Non… Les autres. »
« Bien. »
« Il faut faire vite. »
Leto commença aussitôt à s’éloigner de la falaise en s’avançant dans le verger. Il pensait avec les pensées de son père : Dans le désert, tout est mobile ou bien périt. Au loin, il distinguait Le Serviteur. Ils devaient se mouvoir. Les rochers, eux, étaient immobiles, rigides et vigilantes énigmes. Année après année, ils subissaient l’assaut du vent de sable. Un jour, Le Serviteur retournerait au sable.
En approchant du qanat, ils entendirent de la musique, venant d’une entrée du sietch perchée haut sur la falaise. Un groupe de Fremen jouait d’instruments dans le style ancien : des flûtes à deux trous, des tambourins et des timbales faites de peau tendue sur des caisses en plastique d’épice. Nul ne demandait jamais de quel animal sur cette planète provenait une peau de cette taille.
Stilgar se rappellera ce que je lui ai dit à propos de cette faille du Serviteur, songea Leto. Il viendra dans la nuit, quand il sera trop tard – et il comprendra.
Ils avaient atteint le qanat. Ils se glissèrent dans un tube ouvert et descendirent à l’aide de l’échelle d’inspection jusqu’à la corniche. Il faisait sombre, humide et froid dans le qanat. Autour d’eux, invisibles, ils entendaient sauter les poissons prédateurs. Les truites des sables dont la surface interne s’amollissait au contact de l’eau qu’elles essayaient de voler, ne pouvaient résister aux carnassiers. Les humains eux-mêmes se méfiaient des poissons, gardiens de l’eau.
« Attention », murmura Leto en s’avançant sur la corniche glissante. Sa mémoire se fixait sur des moments et des lieux que jamais sa chair n’avait connus. Ghanima le suivait.
Au bout du qanat, ils découvrirent leurs distilles et revêtirent par-dessus leurs nouvelles robes. Ils abandonnèrent leurs vieilles robes Fremen avant de regagner le désert par un autre tube d’inspection. Ils rampèrent au flanc d’une première dune et redescendirent l’autre versant. Là, hors de vue du sietch, ils ceignirent leurs couteaux et leurs pistolets maula, passèrent les Fremkits sur leurs épaules. Ils n’entendaient plus la musique.
Leto se redressa et se mit en marche entre les dunes. Ghanima lui emboîta le pas. Elle se déplaçait avec l’aisance arythmique de l’expérience sur l’étendue de sable.
Ils s’arrêtaient sous la crête de chaque dune et rampaient jusqu’au versant abrité avant de regarder derrière eux. Lorsqu’ils atteignirent les premiers rochers, cependant, aucun poursuivant ne s’était encore montré.
Ils firent le tour du Serviteur dans l’ombre des rochers et gagnèrent un surplomb qui dominait le désert. Les couleurs du soir scintillaient sur toute l’étendue du bled. L’air teinté par la nuit avait la fragilité d’un fin cristal. Le paysage que découvrait leur regard était au-delà de la pitié ; jamais il ne s’interrompait, pas plus qu’il n’hésitait. Le regard, sans repère dans cette immensité, semblait accompagner le paysage dans sa course immobile.
C’est l’horizon de l’éternité, pensa Leto.
Ghanima s’accroupit auprès de lui et songea : Ils attaqueront bientôt. Elle prêtait l’oreille au moindre son, tout son corps n’était plus qu’un unique sens, d’une absolue vigilance.
Leto était également sur le qui-vive. Il atteignait en cet instant le paroxysme de tout ce que lui avaient appris ces vies qui partageaient la sienne. Dans ce paysage farouche, l’homme en venait à dépendre totalement de ses sens, de tous ses sens. La vie devenait un trésor de perceptions engrangées dont chacune était liée à un moment de survie.
Ghanima escalada les rochers et observa par un interstice le chemin qu’ils venaient de suivre. La sécurité du sietch lui semblait appartenir à une autre vie, maintenant qu’elle découvrait les formes brunes et pourpres des falaises dans le lointain. Les ultimes rayons du soleil soulignaient les franges de poussière des crêtes. Entre le sietch et le serviteur, elle ne découvrit aucune trace de vie. Elle revint auprès de Leto.
« Ce sera un animal prédateur, lui dit-il. C’est ma computation tertiaire. »
« Je pense que tu t’es arrêté trop vite, dit Ghanima. Il n’y aura pas qu’un animal. La Maison de Corrino a appris à ne pas mettre tous ses espoirs dans un seul panier. »
Il acquiesça.
Son esprit, soudain, lui semblait extraordinairement lourd de cette multitude de vies qui était l’héritage de sa différence, de ces vies qui remontaient dans le temps, longtemps avant sa naissance, qui le saturaient au point qu’il avait envie de fuir sa propre conscience. Ce monde intérieur était une bête énorme et affamée qui pourrait bien le dévorer.
Nerveusement, il se redressa et remplaça Ghanima à son poste d’observation entre les rochers. Là-bas, en dessous de la falaise, il pouvait voir la ligne nette du qanat, entre la mort et la vie. Au seuil de l’oasis, les touffes de sauge, les épis de fromental, l’alfalfa sauvage et l’herbe de gobi. Dans la lumière déclinante, les oiseaux qui picoraient l’alfalfa étaient de mouvantes taches noires. Les aigrettes des graminées se couchaient au souffle du vent qui dessinait de grandes ombres mouvantes jusqu’au verger. Ce mouvement pénétra la conscience de Leto. Il vit que les ombres portaient dans leur forme fluide un changement plus vaste, et que ce changement payait rançon aux arcs-en-ciel changeants du ciel chargé de poussière d’argent.
Que va-t-il se passer là-bas ? se demanda Leto.
Il savait : ce serait la mort, ou bien le jeu de la mort, et il en serait l’objet. Ghanima reviendrait seule, elle croirait à la réalité de sa mort, parce qu’elle l’aurait vue ou bien parce qu’elle obéirait à une compulsion hypnotique profonde. Elle rapporterait le meurtre de son frère.
Les inconnues de ce lieu le hantaient. Il aurait été si facile de succomber à la tentation de la prescience, de projeter sa conscience vers un avenir absolu, immuable. Mais la brève vision de son rêve était suffisamment mauvaise. Il ne pouvait risquer d’en voir plus.
Il retourna auprès de Ghanima.
« Toujours pas de poursuite », dit-il.
« Les bêtes qu’ils vont lancer à nos trousses seront grosses, dit Ghanima. Nous aurons le temps de les voir approcher. »
« Pas si elles viennent de nuit. »
« Il fera sombre, bientôt. »
« Oui. Il est temps de gagner notre place. » Il désigna les rochers, sur leur gauche un peu en dessous, là où le vent de sable avait creusé une mince crevasse dans le basalte, juste assez large pour les accueillir, juste assez étroite pour que des créatures plus grosses ne puissent s’y introduire. Leto n’avait pas envie de gagner ce refuge mais il savait qu’il ne pouvait en être autrement. C’était l’endroit qu’il avait indiqué à Stilgar.
« Ils pourraient réussir à nous tuer », remarqua-t-il.
« C’est le risque que nous devons courir. Il le faut, pour notre père. »
« Je le sais. »
C’est le bon chemin, songea-t-il. Nous faisons ce qu’il est juste de faire.
Mais il savait à quel point il était dangereux d’être juste dans cet univers. Leur survie, maintenant, exigeait de l’adaptation et de la vigueur ainsi que la compréhension des limitations de chaque instant. Les mœurs Fremen étaient leur meilleure armure, et leur science Ben Gesserit une force qu’ils gardaient en réserve. Ils pensaient désormais comme des soldats vétérans Atréides sans nulle autre défense que la dureté Fremen que ne suggéraient pas leurs corps d’enfants ni leurs vêtements de parade.
Leto posa le doigt sur le manche du krys à la pointe empoisonnée, à sa ceinture et, inconsciemment, Ghanima imita son geste.
« Nous descendons ? » demanda-t-elle. Et, à l’instant où elle parlait, elle entrevit un mouvement, loin en dessous, un mouvement rendu moins inquiétant par la distance.
Elle se raidit et Leto fut en alerte avant qu’elle ait pu dire un mot.
« Des tigres », fit-il.
« Des tigres Laza », corrigea-t-elle.
« Ils nous ont vus. »
« Il vaudrait mieux nous hâter. Un maula n’arrêtera jamais ces bêtes. Elles ont sûrement été entraînées pour ça. »
« Il devrait y avoir un moniteur humain aux alentours », dit Leto tout en s’engageant rapidement entre les rochers.
Ghanima hocha la tête sans répondre : il lui fallait économiser ses forces. Mais il devait y avoir un humain quelque part, c’était certain. Ces tigres ne seraient pas livrés à eux-mêmes avant le moment opportun.
Les tigres bondissaient rapidement de rocher en rocher dans la dernière clarté du jour. Ils obéissaient à leurs yeux, mais, bientôt, il ferait nuit, ce serait le domaine des créatures qui obéissaient à leurs oreilles. L’appel d’un oiseau nocturne s’éleva des rochers du Serviteur comme pour annoncer le changement. Déjà, les créatures de l’obscurité chassaient dans les ombres des crevasses.
Les tigres demeuraient visibles au regard des jumeaux. Ils étaient l’image de la puissance. Dans chacun de leurs mouvements, elle se lisait en ondulations dorées.
Leto sentit qu’il était venu dans cet endroit pour se débarrasser de son âme. Il courait, certain que lui et Ghanima atteindraient à temps le refuge de la crevasse mais, sans cesse, ses yeux fascinés se portaient sur les fauves qui approchaient.
Une chute et nous sommes perdus, pensa-t-il.
Cette seule pensée ébranla sa certitude et il se mit à courir plus vite.
25
Vous autres, Bene Gesserits, vous avez donné à votre activité de Panoplia Prophetica le nom de « Science de la Religion ». Très bien. Moi, chercheur héritier d’un autre genre de scientifique, je trouve cette définition appropriée. Bien sûr, vous édifiez vos propres mythes, mais ainsi font toutes tes sociétés. Cependant, je dois vous avertir. Vous agissez comme bien d’autres scientifiques abusés l’ont fait avant vous. Vos actions révèlent que vous cherchez à prendre (arracher) quelque chose à la vie. Il est temps de vous rappeler ce que vous avez si souvent professé : on ne peut avoir une seule chose sans son contraire.
Dans l’heure qui précédait l’aube, Jessica se tenait immobile sur un tapis d’épice élimé. Les roches nues qui l’entouraient étaient celles d’un sietch ancien et pauvre, un des tout premiers refuges. Il était situé sous la Faille Rouge, abrité des vents d’ouest. C’était ici que al-Fali et ses frères l’avaient conduite. Ils attendaient à présent un mot de Stilgar. Les Fedaykin s’étaient cependant montrés prudents dans leurs communications : Stilgar ne devait pas connaître leur retraite.
Les Fedaykin savaient déjà qu’ils faisaient l’objet d’un procès-verbal[4], un rapport officiel pour crimes commis contre l’Imperium. Alia avait donné comme version que sa mère avait été subornée par des ennemis du royaume, sans nommer toutefois le Bene Gesserit. La nature tyrannique et arbitraire de son pouvoir était pleinement révélée, désormais, et elle allait avoir l’occasion de vérifier si, en contrôlant la Prêtrise, elle contrôlait les Fremen, ainsi qu’elle le croyait.
Le message que Jessica avait adressé à Stilgar était simple et direct : « Ma fille est possédée et doit être jugée. »
La peur détruit les valeurs, cependant, et l’on savait déjà que certains Fremen préféraient ne pas croire à cette accusation. Les tentatives faites pour utiliser l’accusation comme un passeport avaient entraîné deux batailles durant la nuit. Les ornithoptères volés par les gens d’al-Fali avaient permis de ramener les fugitifs jusqu’au refuge précaire du Sietch de la Faille Rouge. De là, ils cherchaient à entrer en contact avec les autres Fedaykin, mais il ne devait pas en rester plus de deux cents sur Arrakis. La plupart occupaient des postes aux quatre coins de l’Empire.
Réfléchissant à tout cela, Jessica en vint à se demander si elle n’avait pas abouti au lieu de sa mort. Certains des Fedaykin le croyaient, mais les commandos de la mort acceptaient assez facilement cette idée. Lorsque certains parmi les plus jeunes avaient exprimé leurs craintes, al-Fali s’était contenté de lui sourire.
« Quand Dieu a ordonné à une créature de mourir en un lieu particulier, avait dit le vieux Naib, Il fait en sorte que les désirs de cette créature la guident vers ce lieu. »
Les rideaux rapiécés s’écartèrent en bruissant et al-Fali entra. Le visage mince et buriné du Naib était sombre et son regard fiévreux. Il était évident qu’il n’avait pas pris un moment de repos.
« Quelqu’un arrive », dit-il.
« Envoyé par Stilgar ? »
« Peut-être. » Il baissa les yeux vers la gauche, à la façon des vieux Fremen quand ils étaient porteurs de mauvaises nouvelles.
« Qu’y a-t-il ? » demanda Jessica.
« Tabr nous a fait savoir que vos petits-enfants ne sont plus là-bas », dit-il sans la regarder.
« Alia…»
« Elle a ordonné que les jumeaux soient confiés à sa garde, mais le Sietch Tabr rapporte que les enfants ne sont pas là. C’est tout ce que nous savons. »
« Stilgar les a envoyés dans le désert », dit-elle.
« C’est possible, mais on sait qu’il les a cherchés toute la nuit. Peut-être était-ce une ruse de sa part…»
« Ce n’est pas dans sa façon », dit-elle. Et elle pensa : A moins que les enfants ne l’y aient incité. Mais cela non plus ne semblait pas probable. Elle s’interrogea alors à son propre sujet : elle n’avait pas à lutter contre la panique. Ses craintes pour la vie des jumeaux étaient tempérées par ce que Ghanima lui avait révélé. Elle regarda al-Fali. Il l’observait et il y avait de la pitié dans ses yeux.
« Ils sont partis dans le désert seuls », dit-elle.
« Seuls ? Ces deux enfants ? »
Elle ne prit pas la peine de lui expliquer que « ces deux enfants » en savaient probablement plus sur la survie dans le désert que la plupart des Fremen vivants. Ses pensées revenaient plutôt au comportement bizarre de Leto, lorsqu’il avait insisté pour qu’elle accepte de se laisser enlever. Elle voulait repousser ce souvenir mais il s’imposait à elle. Il lui avait dit qu’elle saurait à quel moment elle devrait obéir.
« Le messager devrait être dans le sietch, maintenant, dit al-Fali. Je vais vous l’amener. »
Il disparut derrière les rideaux. Le regard de Jessica se posa sur le tissu. Il était rouge, fait de fibres d’épice tissées, mais les pièces rapportées étaient bleues. On disait que ce sietch avait refusé de tirer profit de la religion de Muad’Dib, qu’il s’était ainsi fait l’ennemi de la Prêtrise d’Alia. Les gens de ce sietch auraient fait le projet d’élever des chiens grands comme des poneys, pour leur intelligence qui leur permettait de garder les enfants. Mais tous les chiens étaient morts. On avait prétendu que c’était l’œuvre du poison et que les Prêtres étaient les coupables.
Jessica secoua la tête pour chasser ces idées, les reconnaissant pour ce qu’elles étaient : le ghafla, la mouche qui vous distrait. »
Où sont donc allés ces enfants ? A Jacurutu ? Ils avaient un plan. Ils ont essayé de m’éclairer jusqu’aux limites de ce que je pouvais accepter. Et, lorsqu’ils avaient atteint ces limites telles qu’ils les définissaient, Leto lui avait ordonné d’obéir.
Il lui avait ordonné d’obéir, à elle !
Il avait reconnu ce que faisait Alia, cela était évident. Les deux jumeaux avaient évoqué « l’affliction » de leur tante, alors même qu’ils la défendaient. Alia pariait sur la justesse de sa position dans la Régence. Elle ne faisait que confirmer cette position en exigeant la garde des jumeaux. Un rire rauque monta dans la poitrine de Jessica : La Révérende Mère Gaïus Helen Mohiam s’était plu, autrefois, à expliquer cette erreur à son élève, Jessica : « Si tu concentres ta conscience seulement sur la justesse de ton attitude, tu appelles les forces d’opposition à te balayer. C’est une erreur très commune. Moi-même, qui suis ton professeur, je l’ai commise. »
« Et moi-même, qui fus votre élève, je l’ai répétée », murmura Jessica.
Elle perçut alors le bruissement des étoffes dans le passage, au-delà des rideaux. Puis deux jeunes Fremen firent leur apparition. Ils faisaient partie des réfugiés arrivés durant la nuit. Ils étaient visiblement impressionnés de se trouver ainsi en présence de la mère de Muad’Dib. Jessica les avait sondés : des non-pensants, prêts à s’attacher à n’importe quel pouvoir pour l’identité qu’il leur conférerait. Ils étaient vides, donc dangereux.
« Al-Fali nous a envoyés afin de vous préparer », dit l’un d’eux.
Quelque chose se referma sur la poitrine de Jessica. Elle avait soudain du mal à respirer mais elle maîtrisa sa voix : « Me préparer à quoi ? »
« Le messager de Stilgar est Duncan Idaho. »
Elle abaissa d’un geste inconscient le capuchon de son aba sur ses cheveux. Duncan ? Mais il était l’instrument d’Alia.
Le jeune Fremen qui avait parlé fit un demi-pas en avant.
« Idaho déclare qu’il est venu afin de vous conduire en lieu sûr, mais al-Fali ne voit pas comment cela pourrait être. »
« Cela semble très étrange, en vérité, dit Jessica. Mais il est bien des choses plus étranges encore dans notre univers. Qu’on l’introduise. »
Ils échangèrent un bref regard avant d’obéir, et se retirèrent si vivement qu’ils firent un nouvel accroc dans le rideau usé.
Idaho fit son entrée. Les deux jeunes Fremen étaient sur ses talons, suivis par al-Fali, la main posée sur la poignée de son krys. Idaho avait un air solennel. Il portait la tenue d’exercice des Gardes de la Maison des Atréides, un uniforme qui avait peu changé en quatorze siècles. Arrakis avait seulement remplacé la lame de plastacier à poignée d’or par un krys, mais c’était un détail mineur.
« On me dit que vous souhaitez me venir en aide », dit Jessica.
« Aussi bizarre que cela puisse paraître », dit-il.
« Mais Alia ne vous a-t-elle pas envoyé afin de m’enlever ? »
Il haussa à peine ses noirs sourcils. Ce fut l’unique marque de surprise dans son visage. Ses yeux tleilaxu continuaient de la dévisager.
« Tels étaient ses ordres », dit-il enfin.
Les doigts d’al-Fali devinrent blancs sur la poignée de son krys, mais il ne le tira pas.
« J’ai passé la plus grande partie de cette nuit à repenser à toutes les fautes que j’ai commises avec ma fille », dit Jessica.
« Elles sont nombreuses, dit Idaho, et j’ai participé à la plupart. »
Jessica remarqua alors que ses maxillaires tremblaient.
« Il était bien facile de prêter l’oreille aux arguments qui nous ont séparés, dit-elle. Je voulais ne plus revoir ces lieux… Et vous… vous vouliez une fille qui était une image plus jeune de moi. »
Il accepta ces paroles en silence.
« Où sont mes petits-enfants ? » demanda-t-elle, la voix soudain rauque. Il battit des paupières avant de répondre :
« Stilgar croit qu’ils se sont enfuis dans le désert, qu’ils se cachent. Peut-être ont-ils vu la crise approcher. »
Jessica entrevit le hochement de tête d’al-Fali.
« Que fait Alia ? »
« Elle risque la guerre civile », dit Idaho.
« Croyez-vous qu’on ira jusque-là ? »
Il haussa les épaules. « Probablement pas. Les temps ne s’y prêtent pas. Trop de gens préfèrent écouter des arguments plus séduisants. »
« J’en conviens. Bon, une fois pour toutes : Et mes petits-enfants ? »
« Stilgar les retrouvera, si…»
« Oui, je vois. (C’était au tour de Gurney Halleck de jouer, maintenant. Elle se tourna pour observer la paroi rocheuse à sa gauche.) Alia tient fermement le pouvoir, désormais. (Elle regarda Idaho.) Vous comprenez ? On utilise le pouvoir en le tenant avec légèreté. Si on le serre trop fort, on est pris par lui, on en devient la victime. »
« C’est ce que mon Duc m’a toujours dit », fit Idaho.
Jessica comprit qu’il faisait allusion à Leto, et non à Paul.
« Si j’accepte que l’on… m’enlève… où me conduira-t-on ? »
Idaho lui adressa un regard perçant, comme s’il tentait de lire sur son visage en dépit des ombres portées par sa capuche.
Al-Fali s’avança. « Ma Dame, vous ne pensez pas sérieusement à…»
« N’est-ce pas mon droit que de décider de mon propre destin ? » demanda Jessica.
« Mais ce…» Al-Fali, de la tête, désigna Idaho.
« Cet homme était mon gardien le plus loyal avant la naissance d’Alia, avant qu’il meure en sauvant la vie de mon fils et la mienne. Les Atréides honorent toujours certaines obligations. »
« Vous viendrez donc avec moi ? » demanda Idaho.
« Où avez-vous l’intention de la conduire ? » intervint al-Fali.
« Il vaut mieux que vous l’ignoriez », dit Jessica.
Le Naib fronça les sourcils et demeura silencieux. L’indécision se lisait sur son visage : il comprenait la sagesse des paroles de Jessica mais il conservait un doute profond envers le loyalisme de Duncan Idaho.
« Et les Fedaykin qui m’ont accordé leur aide ? » demanda Jessica.
« Ils auront le soutien de Stilgar s’ils parviennent à gagner Tabr », dit Idaho.
Jessica fit face à al-Fali : « Je vous ordonne de vous rendre là-bas, mon ami. Stilgar aura besoin des Fedaykin pour rechercher mes petits-enfants. »
Le vieux Naib baissa les yeux.
« Il en sera ainsi que l’ordonne la mère de Muad’Dib. »
C’est encore à Paul qu’il obéit, pensa Jessica.
« Nous devrions quitter cet endroit rapidement, intervint Idaho. Il est certain que les recherches s’étendront jusqu’ici, et très vite. »
Jessica se redressa et se leva avec cette grâce fluide qui n’abandonnait jamais vraiment les Bene Gesserits, même avec le poids des ans. Et Jessica ressentait ce poids, maintenant, après cette nuit de vol. Son esprit demeurait fixé sur cette entrevue avec son petit-fils. Que faisait-il ? Elle secoua la tête tout en ajustant son capuchon. Il était trop facile de sous-estimer Leto, ce qui était un piège. La vie avec des enfants ordinaires ne pouvait que donner une fausse vision de l’héritage psychique des jumeaux.
L’attention de Jessica fut alors attirée par l’attitude d’Idaho. Il se détendait, se préparant à la violence, un pied devant l’autre, immobile, ainsi qu’elle le lui avait enseigné. Jessica décocha un regard rapide aux deux jeunes Fremen, à al-Fali : le vieux Naib était toujours assailli par le doute et les deux jeûnes gens le sentaient.
« Je suis prête à confier ma vie à cet homme, dit-elle en s’adressant à al-Fali. Et ce n’est pas la première fois. »
« Ma Dame, protesta al-Fali, c’est seulement que… (Il lança un regard brûlant à Idaho.) C’est l’époux de la Coan-Teen ! »
« Et il a été formé par mon Duc et par moi. »
« Mais il est un ghola ! » Et ce fut comme si l’on arrachait ces mots à al-Fali.
« Le ghola de mon fils », ajouta Jessica.
C’en était trop pour un ancien Fedaykin qui avait jadis fait serment de défendre Muad’Dib jusqu’à la mort. Al-Fali soupira, s’écarta et fit signe aux deux jeunes gens d’écarter les rideaux.
Jessica s’avança, et Idaho la suivit. Sur le seuil, elle se retourna pour s’adresser à al-Fali : « Rends-toi auprès de Stilgar. Tu peux lui faire confiance. »
« Oui », dit simplement le Naib, mais sa voix était encore chargée de doutes.
Idaho posa la main sur le bras de Jessica.
« Il nous faut partir. Y a-t-il quelque chose que vous souhaitiez emporter ? »
« Rien que mon bon sens. »
« Pourquoi ? Craignez-vous de commettre une erreur ? »
Elle le regarda. « Vous avez toujours été notre meilleur pilote d’orni, Duncan. »
Il ne trouva rien d’amusant à cela. Sans un mot, il la précéda d’un pas rapide, suivant très exactement le chemin qu’il avait suivi à l’aller. Al-Fali s’approcha de Jessica :
« Comment saviez-vous qu’il était venu en orni ? »
« Il ne porte pas de distille », dit-elle.
Al-Fali parut stupéfait de cette évidente déduction. Mais cela ne le réduisit pas au silence pour autant.
« Notre messager l’a conduit ici directement, dit-il. On a pu les voir. »
« Est-ce que l’on vous a vus, Duncan ? » demanda-t-elle.
« Vous devriez le savoir, dit-il. Nous sommes restés en dessous des crêtes. »
Ils s’engagèrent dans un passage latéral qui accédait à un escalier en spirale. Ils se retrouvèrent dans une vaste salle éclairée par des brilleurs. Un ornithoptère était posé près de la muraille opposée, comme un gros insecte prêt à déployer ses élytres. La muraille devait être fausse, elle dissimulait l’ouverture sur le désert. Le sietch était pauvre, mais il n’en maintenait pas moins les moyens du secret et de la mobilité.
Idaho ouvrit la porte de l’orni et aida Jessica à prendre place dans le siège de droite. Comme elle passait devant lui, elle vit la transpiration qui brillait sur son front où flottait une mèche de cheveux noirs. Aussitôt, une image lui revint, celle de ce même visage ensanglanté dans une caverne emplie du fracas de la bataille. Le regard d’acier des yeux tleilaxu l’arracha à ce souvenir. Rien ne correspondait plus à l’apparence du passé. Elle boucla en hâte sa ceinture.
« Il y a bien longtemps que vous n’avez été mon pilote, Duncan », dit-elle.
« Si longtemps », dit-il. Il se penchait déjà sur les contrôles.
Al-Fali et les deux jeunes Fremen se tenaient prêts devant les commandes de la fausse paroi.
« Croyez-vous que je conserve des doutes à votre égard ? » demanda Jessica d’une voix douce.
Idaho, sans quitter les cadrans des yeux, lança les turbines et surveilla une aiguille. Un sourire effleura sa bouche, un sourire bref et dur dans son visage acéré, qui s’effaça aussi rapidement qu’il était né.
« Je suis encore une Atréides, reprit Jessica. Alia ne l’est plus. »
« N’ayez crainte, dit-il. Je sers encore les Atréides. »
« Alia n’est plus une Atréides », insista Jessica.
« Vous n’avez pas à me le rappeler ! Maintenant, taisez-vous et laissez-moi piloter cet engin ! »
Il y avait dans sa voix un accent désespéré qui la surprit : il ne correspondait pas à l’Idaho qu’elle avait connu. Repoussant à nouveau sa peur, elle demanda : « Où allons-nous, Duncan ? Vous pouvez me le dire, à présent. »
Mais il se contenta de hocher la tête à l’adresse d’al-Fali et la fausse muraille rocheuse s’abaissa, laissant entrer la clarté argentée du jour. L’orni s’élança dans le vrombissement grave de ses ailes, le grondement de ses tuyères. Ils montaient dans le ciel vide. Idaho mit le cap sur la Chaîne de Sahaya qui apparaissait comme une ligne noire sur le désert.
« N’ayez pas des pensées aussi sévères à mon égard, Ma Dame », dit-il enfin.
« Je n’ai pas eu la moindre pensée sévère à votre égard depuis cette fameuse nuit où vous avez fait irruption dans la grande salle d’Arrakeen, ivre de bière d’épice », dit-elle. Mais les paroles d’Idaho n’avaient fait que réveiller ses craintes et elle se relaxa, se préparant à une complète défense prana-bindu.
« Je me souviens très bien de cette nuit-là, dit Idaho. J’étais très jeune et… encore inexpérimenté. »
« Mais le meilleur maître d’armes dans la suite de mon Duc. »
« Pas vraiment, Ma Dame. Gurney se montrait meilleur que moi six fois sur dix. (Il se tourna vers elle.) Où est-il ? »
« Il exécute mes instructions. »
Idaho se contenta de hocher la tête.
« Savez-vous où nous allons ? » demanda Jessica.
« Oui, Ma Dame. »
« Alors, dites-le-moi. »
« Très bien. J’ai promis de mettre au point un complot crédible contre la Maison des Atréides. Il n’y a vraiment qu’un moyen pour ça. »
Il appuya sur un bouton près du volant de pilotage. Un cocon de protection jaillit du siège de Jessica et l’enveloppa, fermement et doucement. Seule sa tête demeura libre.
« Je vous conduis sur Salusa Secundus, dit Idaho. Vers Farad’n. »
En un spasme exceptionnel, instinctif, Jessica lutta contre la pression des sangles. Elle les sentit se resserrer, répondant à ses mouvements, ne se relâchant que lorsqu’elle se détendait. Elle redevint calme en devinant la mortelle présence de la shigavrille dans le tissu de renforcement.
« La fermeture de la shigavrille a été bloquée, dit Idaho sans la regarder. Et n’essayez pas d’utiliser la Voix contre moi : autrefois, vous pouviez me dompter ainsi mais les années ont passé. (Il la regarda enfin.) Les Tleilaxu m’ont immunisé contre ce genre d’artifice. »
« Vous obéissez à Alia, et elle…»
« Pas à Alia. Nous exécutons les ordres du Prêcheur. Il veut que vous éduquiez Farad’n comme vous avez jadis éduqué… Paul. »
Elle conserva un silence glacé, se souvenant soudain des paroles de Leto : elle devait être confrontée à un étudiant particulièrement intéressant.
« Ce prêcheur, dit-elle, est-ce mon fils ? »
La voix d’Idaho semblait venir d’une infinie distance :
« J’aimerais le savoir. »
26
L’univers est simplement là : c’est la seule manière dont un Fedaykin puisse le voir et rester maître de ses sens. L’univers ne menace ni ne promet. Il contient des choses qui échappent à notre influence : la chute d’un météore, l’éruption d’épice, la vieillesse et la mort. Telles sont les réalités de l’univers et il faut les affronter sans se soucier de ce que l’on ressent à leur propos. On ne peut les écarter par des mots. Elles n’auront pas de mots quand elles viendront à vous et alors, alors vous comprendrez ce que l’on entend par « la vie et la mort ». Et, comprenant cela, vous serez plein de joie.
« Voilà les choses que nous avons mises en mouvement, dit Wensicia. Les choses que nous avons faites pour toi. »
Farad’n n’eut pas un geste. Il était assis en face de sa mère, dans le salon matinal de celle-ci. La clarté dorée du soleil projetait son ombre sur le tapis blanc qui couvrait le sol. La lumière reflétée par les murs clairs dessinait un halo autour de la chevelure de Wensicia. Elle portait la robe blanche brodée d’or qui datait des jours du royaume. Son visage en forme de cœur avait une expression calme et composée, mais Farad’n n’ignorait pas que sa mère épiait ses moindres réactions. Il venait juste de prendre son petit-déjeuner, et pourtant son estomac semblait étrangement creux.
« Tu n’approuves pas ? » demanda Wensicia.
« Que puis-je approuver ? »
« Eh bien… que nous t’ayons caché cela jusqu’à présent. »
« Oh, ça…» Il étudia sa mère, essayant de situer sa position complexe dans cette occasion. Une seule chose lui venait à l’esprit : depuis quelque temps, Tyekanik n’appelait plus Wensicia « Ma Princesse ». Mais quel autre titre lui donnait-il alors ? Reine Mère ?
Pourquoi cette impression de perte ? songea Farad’n. Que suis-je donc en train de perdre ? La réponse était évidente : l’insouciance et la liberté, toutes ces heures durant lesquelles il pouvait s’adonner à ces jeux de l’esprit qui l’attiraient tant. Si le complot de sa mère aboutissait, tout cela serait à jamais perdu. Il devrait se consacrer à ses nouvelles responsabilités et, il en prenait conscience à présent, cela lui répugnait. Comment osaient-ils prendre de telles libertés avec son temps ? Sans même le consulter !
« Il suffit ! Parle ! ordonna Wensicia. Qu’y a-t-il ? »
« Et si ce plan échoue ? » demanda Farad’n. C’était la première chose qui lui fût venue à l’esprit.
« Comment pourrait-il échouer ? »
« Je ne sais pas… N’importe quel plan peut échouer. Quel est le rôle d’Idaho dans tout cela ? »
« Idaho ? Pourquoi cet intérêt dans… Oh, oui, ce mystique que Tyek a introduit ici sans me consulter. Il a eu tort. Le mystique a parlé d’Idaho, n’est-ce pas ? »
C’était un mensonge bien maladroit et Farad’n leva sur sa mère un regard surpris. Elle n’avait rien ignoré du Prêcheur !
« C’est seulement que je n’ai jamais vu un ghola », dit-il.
Elle accepta son argument.
« Nous réservons un rôle important à Idaho. »
Farad’n se mordit la lèvre supérieure en silence.
Wensicia réalisa qu’il lui rappelait ainsi son père défunt. Dalak était parfois ainsi, complexe, intériorisé, difficile à percer à jour. Il était parent du Comte Hasimir Fenring, se souvint-elle. Il y avait eu chez ces deux êtres un peu du dandy et du fanatique. Farad’n suivrait-il cette voie ? Elle commençait à regretter d’avoir demandé à Tyekanik d’initier le garçon à la religion d’Arrakis. Qui savait où cela pouvait le conduire ?
« Comment Tyek vous appelle-t-il à présent ? » demanda tout à coup Farad’n.
« Comment ? » fit Wensicia, déconcertée par ce changement de sujet.
« J’ai remarqué qu’il ne vous disait plus “Ma Princesse”. »
Il est très observateur, se dit-elle, tout en se demandant pourquoi elle en éprouvait de l’inquiétude. Croit-il que Tyek est devenu mon amant ? Absurde. Cela n’aurait aucune importance. Alors, pourquoi cette question ?
« Il dit : “Ma Dame” », répondit-elle.
« Pourquoi ? »
« Parce que telle est la coutume dans toutes les Grandes Maisons. »
Y compris celle des Atréides, songea Farad’n.
« C’est moins suggestif, expliqua-t-elle. Certains penseront que nous avons renoncé à nos légitimes aspirations. »
« Qui serait assez stupide pour le croire ? »
Elle plissa les lèvres, renonçant à argumenter. C’était un détail, mais les grandes campagnes étaient faites de tant de petits détails.
« Dame Jessica n’aurait pas dû quitter Caladan », dit-il.
Elle secoua violemment la tête. Que signifiait cela ? L’esprit de son fils allait soudain en tous sens.
« Que veux-tu dire ? » demanda-t-elle.
« Qu’elle n’aurait jamais dû regagner Arrakis. Mauvaise stratégie de sa part. On peut s’interroger : n’était-il pas préférable que ses petits-enfants lui rendent visite sur Caladan ? »
Il a raison, pensa Wensicia, étonnée que cette évidence lui ait échappé. Il faudrait que Tyek explore cela sur l’heure.
Une fois encore, elle secoua la tête. Non ! Que faisait donc Farad’n ? Il devait savoir que la Prêtrise n’accepterait jamais que les deux jumeaux ensemble courent le risque d’un voyage spatial.
Elle le lui dit.
« La Prêtrise ou Dame Alia ? » demanda-t-il, remarquant que les pensées de sa mère avaient pris le cours qu’il souhaitait. Il en ressentit une certaine exaltation : les jeux de l’esprit pouvaient servir aux intrigues de la politique. Depuis longtemps, il avait perdu tout intérêt pour l’esprit de sa mère. On la manœuvrait trop facilement.
« Tu penses qu’Alia vise le pouvoir personnel ? » demanda Wensicia.
Il détourna le regard. Bien sûr qu’Alia voulait le pouvoir pour elle seule ! Tous les rapports qui émanaient de cette maudite planète confirmaient cela. Les pensées de Farad’n prirent un cours nouveau.
« J’ai lu ce qui a été écrit sur ce planétologue, dit-il. Il doit exister une indication concernant les vers et les haploïdes quelque part…»
« Laisse cela aux autres ! lança Wensicia, perdant brusquement patience. Est-ce tout ce que tu as à dire à propos de ce que nous avons fait pour toi ? »
« Vous n’avez pas fait cela pour moi. »
« Com… Comment ? »
« Vous l’avez fait pour la Maison de Corrino, et la maison de Corrino, c’est vous. Je n’ai pas encore été investi. »
« Mais tu as des responsabilités ! Toute cette population qui dépend de toi…»
Comme si les paroles de sa mère avaient libéré quelque mystérieuse détente, il ressentit brusquement le poids de tous les espoirs et de tous les rêves qu’avait drainés la Maison de Corrino.
« Oui, dit-il, je comprends, mais je trouve que certaines choses accomplies en mon nom sont répugnantes ! »
« Repu… Comment peux-tu dire cela ? Nous n’avons fait que ce que toute Grande Maison doit faire pour assurer ses intérêts ! »
« Vraiment ? Je pense quand même que vous y êtes allés un peu fort. Non ! Ne m’interrompez pas ! Si je dois être Empereur, vous feriez bien d’apprendre à m’écouter. Croyez-vous vraiment que je ne sache pas lire entre les lignes ? Comment ces tigres ont-ils été entraînés ? »
Elle demeura sans voix devant cette cinglante démonstration des capacités analytiques de son fils.
« Je vois, reprit-il. Eh bien, je garderai Tyek car je sais que c’est vous qui l’avez obligé à cela. C’est un bon officier dans la plupart des circonstances, mais il ne combattra pour ses principes personnels que dans une arène amicale. »
« Ses… principes ? »
« La différence entre un bon et un mauvais officier est la force de caractère et… environ cinq battements de cœur. Le bon officier maintient ses principes lorsqu’ils sont défiés. »
« Les tigres étaient nécessaires », dit Wensicia.
« Je le croirai s’ils réussissent. Mais je n’excuserai pas ce qui a été fait pour les entraîner. Ne protestez pas. C’est évident. Ils ont été conditionnés. Vous l’avez dit vous-même. »
« Que vas-tu faire ? »
« Attendre et voir, dit-il. Peut-être deviendrai-je Empereur. »
Elle porta la main à sa poitrine et soupira. Pendant quelques instants, il l’avait terrifiée. Elle avait failli croire qu’il allait la dénoncer. Des principes ! Mais elle pouvait voir maintenant qu’il s’était résigné.
Il se leva, marcha jusqu’à la porte et sonna les serviteurs.
« Nous en avons fini, n’est-ce pas ? » demanda-t-il en regardant Wensicia.
« Oui. (Elle leva la main alors qu’il s’apprêtait à quitter le salon.) Où vas-tu ? »
« A la bibliothèque. Depuis quelque temps, je me passionne pour l’histoire de Corrino. »
Il sortit, conscient de l’engagement qu’il avait désormais avec sa mère.
Qu’elle aille au diable ! pensa-t-il. Mais, il le savait, son engagement existait bel et bien. Et il s’avoua qu’il existait une profonde différence émotionnelle entre l’histoire telle qu’elle était enregistrée sur shigavrille, celle qu’on lisait selon son bon plaisir, et l’histoire que l’on vivait. Cette histoire nouvelle et vivante qui se rassemblait autour de lui plongeait vers un avenir irréversible. Il était emporté désormais par les désirs de tous ceux dont les destinées accompagnaient la sienne. Et il trouvait étrange qu’il ne pût inscrire ses désirs propres dans ce courant.
27
On rapporte que Muad’Dib, apercevant une herbe qui tentait de croître entre deux rochers, écarta l’un des rochers. Plus tard, lorsqu’il apprit que l’herbe était florissante, il vint et la recouvrit du deuxième rocher. « Tel était son destin », expliqua-t-il.
« Maintenant ! » cria Ghanima.
Leto la précédait de deux foulées. Il n’hésita pas et plongea dans l’étroite crevasse. Il rampa jusqu’à ce que les ténèbres l’avalent. Il entendit Ghanima plonger à sa suite, puis il y eut un brusque silence et sa voix lui parvint, sans frayeur ni panique :
« Je suis coincée. »
Il se redressa, sachant que sa tête se trouvait ainsi à la merci de coups de griffes aveugles. Il fit demi-tour dans l’étroite fissure, sans hésiter. Sa main rencontra celle de Ghanima.
« C’est ma robe, dit-elle. Elle est accrochée. »
Il entendit les rochers qui roulaient à quelques mètres, tira désespérément sur la main de Ghanima.
Quelque chose haletait, tout près, grondait.
Leto rassemblait ses forces, prit appui contre la roche et pesa sur le bras de sa sœur. Le tissu se déchira et elle bascula vers lui. Elle siffla entre ses dents et il sut qu’elle souffrait, mais il tira une fois encore, plus fort. Elle s’effondra à ses côtés. Mais ils étaient encore trop près de l’orifice. Leto se retourna et, à quatre pattes, progressa dans l’obscurité. Ghanima le suivit. Il lut dans son souffle et dans ses mouvements qu’elle avait été blessée. En atteignant le fond de la crevasse, il se retourna et leva les yeux vers l’ouverture béante de leur refuge, à moins de deux mètres au-dessus d’eux. Il vit le ciel. Mais quelque chose occultait les étoiles.
Un rugissement sourd leur parvint. C’était un son profond, ancien et menaçant : celui du chasseur parlant à sa proie.
« Tu es gravement blessée ? » demanda Leto, maîtrisant sa voix.
Elle l’imita, s’efforçant au calme.
« L’un d’eux m’a griffée. Mon distille est déchiré sur la jambe gauche. Je saigne. »
« Très fort ? »
« Une veine. Je peux l’arrêter. »
« Appuie, dit-il. Ne bouge pas. Je vais m’occuper de nos amis. »
« Attention. Ils sont plus gros que je l’avais prévu. »
Leto, sans répondre, sortit son krys et brandit la lame au-dessus de sa tête. Il savait que le tigre essayait de les atteindre. Ses griffes crissaient sur les parois du passage étroit où son corps ne pouvait s’engager.
Lentement, très lentement, il levait le couteau. Brusquement, quelque chose frappa la lame. Il ressentit le choc dans tout son bras et faillit lâcher son arme. Puis le sang gicla sur sa main, ruissela sur son visage et il y eut un miaulement assourdissant. Les étoiles redevinrent visibles. Au-dehors, quelque chose bondissait et roulait entre les rochers dans un concert de feulements.
Puis, à nouveau, les étoiles disparurent et ils entendirent un grondement. Le deuxième tigre était là, insouciant du sort de son compagnon.
« Ils sont têtus », dit Leto.
« Tu en as eu un, c’est certain, dit Ghanima. Écoute ! »
Les plaintes et les rauquements étaient plus faibles. Mais le deuxième tigre était encore là, masse noire sur le fond étoile du ciel.
Leto remit son arme au fourreau et posa la main sur le bras de sa sœur.
« Donne-moi ton couteau. Pour celui-là, il me faut une pointe neuve. »
« Crois-tu qu’ils en aient un troisième en réserve ? » demanda Ghanima.
« C’est peu probable. Les tigres Laza chassent par paire. »
« Tout comme nous. »
« Tout comme nous », répéta-t-il. Il sentit la poignée du krys de sa sœur se glisser dans sa paume et referma les doigts. Une nouvelle fois, il leva le couteau et fouailla vers le haut, prudemment, lentement. Mais sa lame ne rencontra que le vide, même lorsqu’il se hissa jusqu’à un niveau où il se trouvait à portée des griffes. Il redescendit, perplexe.
« Il n’est pas là ? » demanda Ghanima.
« Il ne se comporte pas comme l’autre. »
« Il est pourtant toujours là. Tu le sens ? »
Il déglutit, la gorge sèche. Il perçut une senteur fétide en même temps que le parfum de musc du chat. Les étoiles étaient toujours occultées et le premier fauve s’était tu : le poison du krys avait fait son effet.
« Je crois qu’il faut que je me lève », dit-il.
« Non ! »
« Il faut que je l’excite pour qu’il soit à portée de couteau. »
« Oui, mais nous avons décidé que si l’un de nous pouvait éviter d’être blessé…»
« Et tu es blessée, et c’est donc toi qui dois revenir. »
« Mais si tu es gravement blessé à ton tour, je ne pourrai pas te laisser. »
« Tu as une meilleure idée ? »
« Rends-moi mon couteau. »
« Mais ta jambe ! »
« Je peux me tenir sur l’autre. »
« Mais cette bête peut t’arracher la tête d’un seul coup de patte. Peut-être que le maula…»
« Si quelqu’un nous entend, il risque de comprendre que nous nous attendions à…»
« Je ne veux pas que tu coures ce risque ! »
« Celui qui nous guette ne doit pas savoir que nous avons des maulas. (Elle toucha le bras de son frère.) Je serai prudente, je baisserai la tête. »
Comme il demeurait silencieux, elle ajouta : « Tu sais que c’est à moi de faire cela. Rends-moi ce couteau. »
A regret, il tâtonna, trouva sa main tendue et lui rendit le krys. C’était la seule démarche logique mais, en lui, la logique était en conflit avec l’émotion.
Il devina que Ghanima s’écartait de lui, il perçut le bruissement de sa robe contre le sable et la roche. Elle eut un cri étouffé et il comprit qu’elle venait de se redresser. Prudence ! pensa-t-il, de toutes ses forces. Il faillit la retenir au dernier instant, insister pour qu’ils se servent de leurs pistolets. Mais quiconque était posté aux alentours saurait alors qu’ils étaient armés. Pire encore : le tigre pouvait leur échapper et ils seraient pris au piège avec un fauve blessé caché quelque part dans les rochers.
Ghanima inspira profondément et s’appuya contre la muraille. Il faut que je fasse vite, songea-t-elle. Elle pointa le couteau vers le haut. Une douleur lancinante s’était éveillée dans sa jambe gauche, déchirée par les griffes. Le sang était brûlant sous la croûte fraîche. L’hémorragie ne tarderait pas à reprendre. Vite ! Tous ses sens plongèrent dans le calme Bene Gesserit qui préparait à la crise, repoussait la douleur ainsi que toutes les autres distractions hors de la conscience. Le félin devait frapper ! Lentement, elle promena la lame dans l’ouverture. Où était passé ce satané chat ? Une fois encore, elle frappa dans le vide. Rien. Il fallait provoquer le fauve.
Prudemment, elle huma les odeurs de la nuit. Sur sa gauche, il y avait une haleine tiède. Elle se prépara, aspira l’air à pleins poumons et cria : « Taqwa ! » C’était l’ancien cri de bataille Fremen dont les vieilles légendes rapportaient le sens véritable : « Le prix de la liberté ! » Dans le même temps, elle frappa vers le haut, et le krys décrivit un arc dans l’ouverture de la faille. Les griffes atteignirent son épaule avant que la pointe du couteau n’ait rencontré la chair du fauve. Elle eut à peine le temps de pivoter le poignet et de viser l’endroit d’où émanait la douleur avant que la souffrance véritable envahisse son bras, du coude au poignet. Confusément, elle sentit que la pointe du krys s’enfonçait dans la chair du fauve, avant que l’arme soit violemment arrachée de ses doigts soudain engourdis. Les étoiles furent libres à nouveau et, une fois encore, un chat mourant miaula au fond de la nuit. Il tombait, entraînant les rochers sur son passage. Puis ce fut le silence.
« Il a eu mon bras », dit Ghanima, tout en essayant de tordre un pan de sa robe autour de la blessure.
« C’est grave ? »
« Je crois. Je ne sens plus ma main. »
« Laisse-moi faire un peu de lumière et…»
« Pas avant que nous soyons à l’abri ! »
« Je ferai vite. »
Elle l’entendit farfouiller, en quête de son Fremkit. Le tissu lisse d’un écran de nuit effleura ses joues, glissa au-dessus de sa tête et Leto l’ajusta dans son dos. Il ne se soucia pas d’en assurer l’étanchéité.
« Le couteau est par-là, dit-elle. Je sens la poignée avec mon genou. »
« Laisse-le. »
Il alluma un petit brilleur et Ghanima cligna des yeux. Il posa le globe sur le sable, s’avança et étouffa un cri en découvrant son bras. La griffe du tigre avait tracé sur la face postérieure du bras un sillon sanglant qui tournait du coude au poignet, déchirant l’intérieur du bras. Le geste de Ghanima se lisait clairement dans cette blessure.
Ghanima regarda une fois la blessure puis ferma les yeux et entreprit de réciter la litanie contre la peur.
Lui aussi avait envie de réciter cette litanie, mais il repoussa la clameur de ses émotions car il lui fallait avant tout s’occuper de cette blessure. Et il devait être assez habile pour arrêter l’hémorragie tout en donnant l’illusion d’une intervention maladroite que Ghanima n’avait pu pratiquer que par elle-même. Il la laissa serrer le dernier nœud de sa main libre, les dents serrées sur le bandage.
« Maintenant, jetons un coup d’œil à la jambe », dit-il.
L’autre blessure n’était pas aussi profonde. Deux griffes avaient entaillé le mollet. Le sang s’était répandu dans le distille. Il nettoya la blessure du mieux qu’il put, la banda sous le distille et rajusta le vêtement par-dessus le bandage.
« J’ai laissé du sable, dit-il. Il faut faire nettoyer cela dès que tu seras de retour. »
« Du sable dans nos blessures, dit Ghanima. Pour les Fremen, c’est une vieille histoire. »
Il s’efforça de sourire tout en s’asseyant.
Ghanima inspira profondément et déclara : « Nous les avons repoussés. »
« Pas encore. »
Elle avala sa salive, luttant pour récupérer des suites du choc. Son visage paraissait pâle dans la clarté du brilleur.
Nous devons faire vite, à présent, pensa-t-elle. Celui qui dirigeait ces tigres ne saurait être loin.
Observant sa sœur, Leto ressentit tout à coup un douloureux sentiment de perte. C’était une souffrance qui s’ancrait profondément dans sa poitrine. Lui et Ghanima devaient se séparer maintenant. Durant les années qui avaient suivi leur naissance, ils n’avaient fait qu’une personne. Mais leur plan exigeait maintenant qu’ils subissent une métamorphose, qu’ils deviennent uniques, indépendants, sans que les expériences du quotidien vécu jour après jour puissent jamais les unir à nouveau, comme ils l’avaient été jadis.
Il choisit de se réfugier dans l’urgence pratique.
« Voici mon Fremkit, dit-il. J’ai utilisé les bandages. Quelqu’un pourrait l’examiner. »
« Oui. » Elle échangea son équipement contre le sien.
« Il y a certainement quelqu’un dans les environs, avec un émetteur pour les fauves. Il va très probablement nous attendre près du qanat, pour s’assurer de notre sort. »
Ghanima porta la main au pistolet maula, posé sur le Fremkit. Elle prit l’arme et la glissa dans sa ceinture sous sa robe.
« Ma robe est déchirée », dit-elle.
« Oui… Écoute, ceux qui nous recherchent seront bientôt ici. Il pourrait y avoir un traître parmi eux. Il vaut mieux que tu rentres seule et discrètement. Harah te cachera. »
« Je… je vais faire rechercher ce traître dès que je serai rentrée », dit Ghanima.
Elle chercha le regard de son frère, partageant l’absolue et douloureuse certitude que, désormais, ils vivraient des heures différentes et que jamais plus ils ne seraient qu’un seul être, partageant un savoir que nul autre ne pouvait comprendre.
« Je vais aller à Jacurutu », dit Leto.
« Fondak », dit-elle.
Il acquiesça en silence. Jacurutu/Fondak… Ce devait être un seul et même lieu. Ce n’était qu’ainsi que la cité légendaire avait pu se dissimuler. C’était le fait des contrebandiers, cela ne faisait pas le moindre doute. Il leur avait été si facile de remplacer un nom par un autre, d’agir sous le couvert de cette convention tacite qui leur permettait d’exister. Toute famille régnant sur un monde devait disposer d’une issue de secours en cas d’urgence. Et une faible participation aux profits de la contrebande suffisait pour que les verrous restent ouverts. A Jacurutu/Fondak, les contrebandiers s’étaient emparés d’un sietch totalement opérationnel que n’encombrait aucune population résidente. Et ils avaient choisi de dissimuler Jacurutu en la plaçant au vu de tous, à l’abri du tabou qui en écartait les Fremen.
« Il ne se trouvera jamais un Fremen pour me chercher là-bas, dit Leto. Bien sûr, ils interrogeront les contrebandiers, mais…»
« Nous ferons ce que nous avons décidé, coupa Ghanima, mais il faut seulement…»
« Je sais. »
Leto, entendant sa propre voix, réalisa qu’ils ne faisaient que prolonger ces moments qu’ils vivaient en commun. Un sourire amer effleura ses lèvres et il eut soudain quelques années de plus. Ghanima comprit qu’elle observait son frère au travers du voile du temps, qu’elle voyait un Leto plus vieux, et des larmes brûlèrent ses yeux.
« Il est encore trop tôt pour donner ton eau aux morts, lui reprocha Leto en effleurant ses joues. J’irai assez loin pour que nul n’entende parler de moi et j’appellerai un ver. (Il montra les hameçons à Faiseur accrochés à son Fremkit.) D’ici deux jours, avant l’aube, je serai à Jacurutu. »
« Ne t’attarde pas, mon vieil ami », murmura Ghanima.
« Je te reviendrai, mon unique amie. N’oublie pas de te montrer prudente au qanat. »
« Et toi, choisis un bon ver », dit-elle, prononçant les paroles qui étaient de tradition chez les Fremen à l’heure de la séparation. De la main gauche, elle éteignit le brilleur et plia le sceau de nuit dans son Fremkit. L’étoffe crissa sous ses doigts et elle entendit Leto qui s’éloignait : il semblait effleurer doucement le sable tout en progressant entre les rochers, chacun de ses gestes se fondant aussitôt dans le silence.
Alors, elle se redressa, prête pour la tâche qu’il lui restait à accomplir. Leto devait mourir pour elle. Elle devait s’en persuader. Dans son esprit, il ne pouvait être question de Jacurutu, son frère ne pouvait être en quête d’un lieu perdu dans la mythologie Fremen. Désormais, elle ne pouvait penser à Leto comme à un être vivant. Elle devait s’auto-conditionner à cette seule pensée : son frère était mort, tué par les tigres Laza. Rares étaient les humains qui pouvaient duper un Diseur de Vérité, mais elle savait qu’elle pouvait y parvenir… qu’elle le devait. Les vies multiples qu’ils partageaient, son frère et elle, leur avaient enseigné la voie à suivre : un processus hypnotique qui était déjà ancien au temps de la Reine de Saba. Mais Ghanima était peut-être le dernier être humain à se souvenir de la Reine de Saba. Les compulsions avaient été soigneusement inscrites en profondeur et, bien après le départ de Leto, Ghanima s’exerça sur sa fausse conscience, construisant et renforçant l’image de la sœur solitaire, de la jumelle survivante, jusqu’à ce qu’elle devînt totalement crédible. Et le monde intérieur devint silencieux, étouffé par cette intrusion, effacé. C’était un effet secondaire qu’elle n’avait pas prévu.
Si seulement Leto avait vécu assez longtemps pour apprendre cela, pensa-t-elle, et cette pensée n’était pas un paradoxe.
Elle se leva et son regard plongea vers le désert où le tigre avait emporté Leto. Un bruit devenait perceptible, un son familier à l’oreille des Fremen, celui du passage d’un ver. Les vers étaient devenus rares dans ces régions, mais il en venait un. Peut-être était-ce l’agonie du premier tigre qui avait… Oui, Leto avait tué l’un des fauves avant que le second ait eu raison de lui. La venue de ce ver était un symbole étrange. La compulsion de Ghanima était si profonde qu’elle distingua nettement trois taches sombres là-bas, loin sur le sable : les deux tigres et Leto. Puis le ver surgit et il ne demeura que de nouvelles vagues de sable dans le sillage de Shai-Hulud. C’était un grand ver, mais pas un géant. Et sa compulsion l’empêcha de distinguer une silhouette perchée sur le dos annelé de la créature.
Luttant contre son chagrin, elle ferma le Fremkit et rampa prudemment hors du refuge. La main sur son pistolet maula, elle inspecta les environs. Il n’y avait aucun signe de la présence d’un moniteur humain. Elle escalada les rochers, se glissant sur l’autre versant entre les ombres denses du clair de lune, s’arrêtant régulièrement pour essayer de deviner où se trouvait l’assassin qui l’attendait.
Dans le lointain, elle distinguait des torches près du sietch, les signes d’une activité fébrile. Un sombre chemin était tracé sur le désert, entre le Serviteur et Tabr. Ghanima choisit de faire un long détour vers le nord pour éviter ceux qui approchaient. Elle se mit en route entre les dunes, attentive à briser le rythme de ses pas pour ne point éveiller un ver. Lentement, elle s’éloignait du lieu où Leto venait de trouver la mort. En atteignant le qanat, se dit-elle, elle devrait être particulièrement vigilante. Rien ne devait l’empêcher de rapporter de quelle façon son frère avait été tué en la sauvant des griffes des tigres.
28
Les gouvernements, lorsqu’ils durent, tendent toujours vers des formes aristocratiques. Aucun gouvernement de l’histoire n’a échappé à ce processus. Et, au fur et à mesure du développement de l’aristocratie, le gouvernement a de plus en plus tendance à n’agir exclusivement que dans l’intérêt de la classe dirigeante, que celle-ci soit une royauté héréditaire, une oligarchie fondée sur des empires financiers ou une bureaucratie installée.
« Pourquoi nous fait-il cette offre ? demanda Farad’n. Elle est essentielle. »
Il se trouvait en compagnie de Tyekanik le Bashar dans le salon de ses appartements privés. Wensicia était assise à quelque distance sur un divan bleu. Elle assistait plus qu’elle ne participait à cet entretien. Elle en éprouvait de l’amertume mais Farad’n avait changé de façon terrifiante depuis ce fameux matin où elle lui avait révélé les plans qu’elle avait dressés pour lui.
C’était la fin de l’après-midi au Château Corrino et la faible lumière qui filtrait dans la pièce soulignait son aspect de tranquille confort. Le salon était empli de véritables livres reproduits en plastino, de bobines entassées sur les rayonnages, de blocs mémo, de bandes shigavrille et d’amplificateurs mnémoniques. Tous les détails révélaient que cette pièce était fréquemment utilisée, comme tout ce qu’elle recelait. Les livres étaient usés, le métal des amplificateurs était patiné et les blocs mémo étaient cornés. Le divan était l’unique meuble important, mais les sièges – des flotteurs sensiformes d’un confort discret – étaient nombreux.
Farad’n tournait le dos à l’une des fenêtres. Il portait l’uniforme strict de Sardaukar, gris et noir, avec les griffes de lion d’or comme simple décoration aux revers de son col. Il avait choisi de convoquer le Bashar et sa mère dans ce salon avec l’espoir de créer une atmosphère plus détendue qu’il n’eût été possible dans un cadre plus officiel. Mais les « Mon Seigneur » et « Ma Dame » répétés de Tyekanik maintenaient les distances.
« Mon Seigneur, je ne pense pas qu’il nous aurait fait cette offre s’il ne pouvait l’honorer. »
« Bien sûr que non ! » intervint Wensicia.
Farad’n se contenta d’un bref coup d’œil pour réduire sa mère au silence avant de demander : « Nous n’avons exercé aucune pression sur Idaho ? Nous n’avons pas fait la moindre tentative pour obtenir cette livraison sur la promesse du Prêcheur ? »
« Aucune », dit Tyekanik.
« Alors, en ce cas, pour quelle raison Duncan Idaho, renommé durant toute son existence pour sa loyauté fanatique envers les Atréides propose-t-il maintenant de nous livrer Dame Jessica ? »
« Ces rumeurs qui circulent à propos de troubles sur Arrakis…», hasarda Wensicia.
« Elles ne sont pas confirmées, dit Farad’n. Est-il possible que le Prêcheur soit à la base de ceci ? »
« Possible, dit Tyekanik, quoique je ne voie pas à quel motif il aurait pu obéir. »
« Il prétend vouloir lui trouver un asile, dit Farad’n. Cela pourrait correspondre à ces rumeurs…»
« Exactement », fit Wensicia.
« A moins que ce ne soit quelque ruse », remarqua Tyekanik.
« Nous pouvons faire quelques suppositions et les analyser, dit Farad’n. Par exemple, Idaho pourrait-il être tombé en disgrâce auprès d’Alia ? »
« Ce qui éclairerait la situation, réfléchit Wensicia, mais il…»
« Toujours aucune nouvelle des contrebandiers ? coupa Farad’n. Pourquoi ne pouvons-nous…»
« Les communications sont toujours lentes en cette saison, dit Tyekanik, et les besoins de la sécurité…»
« Oui, bien sûr, mais pourtant… (Farad’n secoua la tête.) Non, cette supposition ne me plaît pas. »
« Ne l’abandonne pas trop vite, dit Wensicia. Toutes ces histoires qui courent à propos d’Alia et de ce Prêtre… Quel est son nom déjà ? »
« Javid, dit Farad’n. Mais il est évident que cet homme…»
« Il a été une source d’informations précieuse pour nous », dit Wensicia.
« J’allais dire qu’il est évident que cet homme est un agent double. On ne peut lui faire confiance. Il y a trop de signes…»
« Je n’arrive pas à les discerner », remarqua Wensicia.
La lenteur d’esprit de sa mère l’irrita soudain.
« Contentez-vous de ma parole ! Les signes sont là ! Je vous expliquerai plus tard ! »
« Je crains de devoir accepter », dit Tyekanik.
Wensicia conserva un silence vexé. Comment avaient-ils pu oser l’écarter comme cela du Conseil ? Comme si elle n’était qu’une tête folle…
« Il ne faut pas oublier qu’Idaho a été un ghola, reprit Farad’n. Les Tleilaxu…» Il eut un regard de biais à l’adresse du Bashar.
« Nous explorerons cette voie », dit Tyekanik. Il éprouvait de l’admiration pour la manière dont l’esprit de Farad’n fonctionnait : il était vif, curieux, incisif. Oui, les Tleilaxu, en redonnant la vie à Duncan Idaho, avaient peut-être planté en lui un puissant hameçon à leur propre usage.
« Mais je ne trouve aucun motif tleilaxu », ajouta Farad’n.
« Un investissement dans nos projets ? suggéra Tyekanik. Une petite assurance contre des faveurs futures ? »
« Je dirais plutôt un gros investissement », dit Farad’n.
« Dangereux », dit Wensicia.
Farad’n ne put qu’acquiescer. Les pouvoirs de Dame Jessica étaient notoires au sein de l’Empire. Après tout, c’était elle qui avait éduqué Muad’Dib.
« Si l’on venait à savoir que nous la détenons », songea Farad’n.
« Oui, ce pourrait être une arme à double tranchant, dit Tyekanik, mais nul n’a besoin de savoir. »
« Supposons que nous acceptions cette offre. Quelle est son exacte valeur ? Pouvons-nous l’échanger contre quelque chose de plus important ? »
« Pas ouvertement », dit Wensicia.
« Bien sûr que non ! » Farad’n se tourna vers Tyekanik et le regarda d’un air interrogateur.
« Cela reste à voir », dit le Bashar.
Farad’n hocha la tête.
« Oui, je crois que si nous acceptons, nous devons considérer Dame Jessica comme de l’argent placé en banque pour un usage non encore déterminé. Après tout, la richesse n’a pas nécessairement de but particulier. Elle est… potentiellement utile. »
« Ce sera une prisonnière très dangereuse », dit Tyekanik.
« Il faut considérer cela, c’est certain. On m’a dit que ses talents Bene Gesserit lui permettent de manipuler une personne par un usage subtil de sa voix…»
« Ou de son corps, ajouta Wensicia. Irulan m’a rapporté une fois quelques-unes des choses qu’elle a apprises. Elle aimait se vanter, à cette époque, et je n’ai jamais vu aucune preuve de cela. Néanmoins, il est bien évident que les Bene Gesserits ont leurs façons de parvenir à leurs fins. »
« Voulez-vous insinuer qu’elle pourrait me séduire ? » demanda Farad’n.
Wensicia se contenta de hausser les épaules.
« Je dirais qu’elle est peut-être un peu âgée pour moi, non ? » demanda Farad’n.
« Avec une Bene Gesserit, rien n’est jamais certain », dit Tyekanik.
Farad’n ressentit un frisson d’excitation coloré de peur. Ce jeu pour restaurer le pouvoir de la Maison de Corrino l’attirait et lui répugnait dans le même temps. Aussi séduisant qu’il fût, Farad’n avait souvent envie de retourner à ses activités favorites : la recherche historique et l’apprentissage de ses devoirs essentiels de souverain, ici, sur Salusa Secundus. La reconstitution de ses forces Sardaukar était une œuvre en elle-même et, pour une telle tâche, Tyek restait un outil solide. Une planète était, après tout, une énorme responsabilité. Mais l’Empire, certes, était une responsabilité plus vaste et plus attrayante quant à l’exercice du pouvoir. Plus il lisait à propos de Paul Atréides/Muad’Dib, plus il était fasciné par les divers usages du pouvoir. Quelle réussite ce serait pour l’héritier de Shaddam IV et de la Maison de Corrino que de restituer le Trône du Lion à sa lignée. Il voulait cela. Il le voulait ! Et c’était en se répétant souvent cette litanie qu’il en était venu à chasser ses doutes passagers.
«… et, bien sûr, disait Tyekanik, le Bene Gesserit enseigne que la paix encourage l’agression, provoquant ainsi la guerre. Le paradoxe de…»
« Comment en est-on arrivé à ce sujet ? » demanda Farad’n, détournant son attention de ses spéculations intérieures.
« Eh bien, dit Wensicia avec douceur, ayant remarqué l’expression rêveuse de son fils, je demandais simplement à Tyek s’il connaissait la philosophie qui anime les Sœurs. »
« La philosophie devrait être abordée de façon irrévérencieuse, dit Farad’n. Il se tourna vers Tyekanik : Pour en revenir à l’offre d’Idaho, je pense que nous devrions l’examiner encore. C’est lorsque nous croyons savoir quelque chose qu’il faut justement réfléchir un peu plus profondément. »
« Ce sera fait », promit Tyekanik.
Il appréciait la prudence de Farad’n tout en espérant qu’elle ne s’étendait pas aux affaires militaires qui exigeaient de la précision et de la célérité.
Apparemment hors de propos, Farad’n demanda tout à coup : « Savez-vous ce qui m’intéresse le plus dans l’histoire d’Arrakis ? C’est la coutume des anciens Fremen de tuer à vue tous ceux qui ne portaient pas le distille avec son capuchon bien en place. »
« Et qu’est-ce qui vous fascine dans le distille ? » demanda Tyekanik.
« Tu l’as remarqué, n’est-ce pas ? »
« Comment ne pas faire autrement ? » ironisa Wensicia.
Farad’n la regarda avec irritation. Pourquoi l’interrompait-elle constamment ? Il dirigea à nouveau son attention sur Tyekanik.
« Le distille, Tyek, est la clé du caractère de cette planète. C’est la marque de Dune. Les gens ont tendance à se concentrer sur les caractéristiques physiques : le distille conserve l’humidité du corps, il la recycle et permet ainsi de survivre sur un tel monde. Savais-tu que la coutume des Fremen était d’avoir un seul distille pour chacun des membres d’une famille, sauf pour ceux qui nourrissaient la tribu et qui en avaient de rechange. Mais remarquez bien… (Il se tourna pour inclure sa mère) que les vêtements qui ressemblent à des distilles, mais qui n’en sont pas, sont à la mode dans tout l’Empire. C’est une des caractéristiques dominantes des humains que de copier le conquérant ! »
« Vous considérez que cette information a une grande valeur ? » demanda Tyekanik d’un ton perplexe.
« Tyek… Tyek… Sans cette information, on ne peut gouverner. J’ai dit que le distille était la clé de leur caractère et c’est vrai ! C’est une chose conservatrice. Les fautes qu’ils commettront seront des fautes conservatrices. »
Tyekanik regarda Wensicia. Elle observait son fils, les sourcils froncés. Cet aspect du caractère de Farad’n séduisait et ennuyait le Bashar. Cela ne ressemblait pas au vieux Shaddam. Celui-là avait été essentiellement un Sardaukar, un tueur militaire presque dépourvu d’inhibitions. Mais Shaddam avait été défait par les Atréides, par ce maudit Paul. Ce qu’il avait lu à propos de Paul Atréides correspondait aux aspects de Farad’n qu’il découvrait à présent. Il se pouvait que Farad’n hésite moins que les Atréides à retenir des solutions brutales, mais ce n’était que le résultat de sa formation de Sardaukar.
« Bien des gens ont gouverné dans ce genre d’information », dit Tyekanik.
Farad’n se contenta de le fixer du regard avant de répondre : « Gouverné et échoué. »
Tyekanik serra les lèvres devant cette allusion évidente à l’échec de Shaddam. Ç’avait été aussi l’échec d’un Sardaukar et les Sardaukar n’aimaient pas y repenser.
« Vois-tu, Tyek, reprit Farad’n, nul n’a jamais réellement mesuré l’influence d’une planète sur l’inconscient collectif de ses habitants. Pour vaincre les Atréides, non seulement il nous faut comprendre Caladan mais aussi Arrakis : une planète de douceur et une autre qui est le terrain d’exercice des décisions difficiles. Ce mariage des Atréides et des Fremen, ce fut un événement unique. Nous devons savoir comment il s’est produit, sinon nous ne serons pas à même de les affronter, encore moins de les vaincre. »
« Mais quel est le rapport avec l’offre d’Idaho ? » demanda Wensicia.
Il regarda sa mère avec pitié.
« Nous commencerons à les vaincre par les tensions que nous introduirons dans leur société. La tension : voilà un outil très puissant. De même que l’absence de tension. Avez-vous remarqué à quel point les Atréides ont rendu les choses plus douces, plus faciles ici même ? »
Tyekanik acquiesça brièvement. Sur ce point, Farad’n avait raison. Il ne fallait pas que les Sardaukar deviennent trop mous. Mais l’offre d’Idaho continuait de le contrarier.
« Il vaudrait peut-être mieux refuser », dit-il.
« Pas encore, dit Wensicia. Nous avons un éventail de choix possibles. Il nous faut en identifier autant que nous le pourrons. Mon fils a raison : nous avons besoin d’informations supplémentaires. »
Farad’n la regarda, essayant de mesurer son intention autant que ses paroles.
« Mais saurons-nous quand nous aurons atteint le point où nous n’aurons plus d’autre choix ? » demanda-t-il.
Tyekanik eut un rire amer.
« Si vous voulez mon avis, nous avons depuis longtemps passé le point de non-retour. »
Farad’n rit à gorge déployée.
« Mais il nous reste d’autres choix, Tyek ! L’important, c’est de savoir à quel moment on a atteint le bout du rouleau ! »
29
En cet âge où les humains disposent de moyens de transport capables de traverser les profondeurs de l’espace hors-temps ou de survoler des surfaces planétaires virtuellement infranchissables, l’idée d’entreprendre de longs voyages à pied semble étrange. Pourtant, la marche demeure le premier moyen de locomotion sur Arrakis. On attribue ce fait aussi bien à un choix délibéré qu’aux rudes traitements que cette planète réserve à toute espèce de mécanique. Dans les rigueurs d’Arrakis, la chair de l’homme est le recours le plus durable et le plus sûr du Hajj. Peut-être est-ce la conscience implicite de ce fait qui explique qu’Arrakis soit l’ultime miroir de L’âme.
Lentement, prudemment, Ghanima revenait vers le Sietch Tabr, dans les ombres noires des dunes. Elle s’était accroupie, silencieuse, pour laisser passer, plus au sud, ceux qui la cherchaient.
La conscience de la terrible réalité s’était refermée sur elle : le ver avait emporté les tigres et le corps de Leto. Leto était parti, son jumeau ne serait plus jamais là. Il y avait encore d’autres dangers devant elle. Elle refoula ses larmes, et chérit sa rage. En cela, elle réagissait en pure Fremen. Découvrant cela, elle en éprouva de la joie.
Elle comprenait ce que l’on racontait à propos des Fremen. Ils étaient censés ne pas avoir de conscience puisqu’ils l’avaient perdue dans leur soif de vengeance contre ceux qui les avaient chassés de monde en monde au cours d’un long exode. C’était idiot, bien sûr. Seul le primitif le plus cru n’a pas de conscience. Les Fremen avaient une conscience évoluée qui était centrée sur leur propre intérêt en tant que peuple. Ils n’étaient des brutes qu’aux yeux des étrangers, tout comme ceux-ci l’étaient pour les Fremen. Chaque Fremen savait très bien qu’il pouvait commettre un acte brutal sans en éprouver de culpabilité. La culpabilité, chez les Fremen, apparaissait pour des raisons différentes que chez les autres peuples. Leurs rites les libéraient de toutes les culpabilités qui, autrement, auraient pu les détruire. Au plus profond de leur conscience, ils savaient que toute transgression pouvait être attribuée, au moins en partie, à des circonstances atténuantes parfaitement reconnues : « l’échec de l’autorité », ou une « mauvaise tendance naturelle » partagées par tous les humains, ou bien à la « malchance » que n’importe quel être doué de raison était à même de définir comme la collision de la chair mortelle et du chaos extérieur qu’est l’univers.
Dans ce contexte, Ghanima se percevait comme une pure Fremen, le prolongement soigneusement élaboré de la brutalité tribale. Elle n’avait besoin que d’une cible, et celle-ci, à l’évidence, était la Maison de Corrino. Elle n’avait plus qu’une aspiration : voir le sang de Farad’n répandu à ses pieds.
Aucun ennemi ne la guettait près du qanat. Ceux qui la cherchaient s’étaient maintenant éloignés. Elle franchit l’eau sur le pont de terre et, dans l’herbe haute, rampa vers l’entrée secrète du sietch. Une lumière jaillit brusquement devant elle et elle s’aplatit contre le sol. Après un temps, elle risqua un coup d’œil entre les grands épis d’alfalfa. Une femme venait de s’engager dans le passage dissimulé, venant de l’extérieur. Quelqu’un s’était souvenu de préparer ce passage comme devaient l’être toutes les issues du sietch. En période troublée, le nouveau venu était accueilli par une brillante lumière. Il était ainsi ébloui, ce qui accordait aux gardiens le temps de la décision. Mais cette lumière ne devait jamais être projetée vers le désert. Celle que voyait Ghanima signifiait que les sceaux extérieurs avaient été écartés.
Elle éprouva une bouffée d’amertume devant cette trahison de la sécurité du sietch, cette lumière visible. Les mauvais usages des Fremen à dentelle devaient-ils donc se répandre partout ?
La lumière projetait un éventail clair sur le sol, au pied de la falaise. Une jeune fille surgit des ténèbres du verger en pleine lumière. Chacun de ses mouvements était marqué par la frayeur. A présent, Ghanima distinguait le globe d’un brilleur, dans le passage, entouré d’un halo d’insectes. La lumière projetait deux ombres allongées, celle d’un homme et celle de la fille. Ils se tenaient par la main, et leurs regards étaient rivés l’un dans l’autre.
Il y avait en eux quelque chose d’anormal. Ce n’étaient pas deux amoureux venus là pour voler un instant de liberté. La lumière était suspendue au-dessus d’eux et plus loin dans le passage. Ils se parlaient dans cette arche de clarté qui projetait leurs ombres vers le désert comme un spectacle que n’importe qui pouvait observer. De temps à autre, l’homme libérait une main pour accomplir dans la lumière des gestes vifs, presque furtifs, qui, achevés, se dissolvaient dans l’ombre.
Les appels solitaires des créatures de la nuit emplissaient l’obscurité autour de Ghanima, mais elle ne se laissait pas distraire.
Que faisaient donc ces deux-là ?
Les mouvements de l’homme étaient si calmes, si prudents.
Il se retourna. La robe de la fille refléta la clarté et Ghanima découvrit un visage rougeaud et rude au nez cramoisi et épaté. Elle le reconnut et retint soudain sa respiration. Palimbasha ! C’était le petit-fils d’un Naib dont les fils étaient tombés au service des Atréides. Lorsqu’il se tourna et que sa robe s’entrouvrit, l’image fut complète. Il portait en effet une ceinture sous sa robe, et, sur cette ceinture, était fixée une boîte sur laquelle brillaient des cadrans et des touches. Un instrument conçu par les Tleilaxu ou les Ixiens, cela ne faisait pas le moindre doute. Ce devait être l’émetteur qui avait contrôlé les tigres Laza. Palimbasha… Cela voulait dire qu’une autre famille Naibate était passée à la Maison de Corrino.
Mais qui était la fille ? Aucune importance pour l’instant. Elle n’était qu’une créature utilisée par Palimbasha.
Une pensée Bene Gesserit s’imposa à l’esprit de Ghanima : Chaque planète a sa période propre, et chaque vie de même.
Elle se rappelait très bien Palimbasha tandis qu’elle l’épiait, qu’il parlait à cette fille, levant furtivement les mains, et que l’émetteur brillait à sa ceinture. Palimbasha professait les mathématiques à l’école du sietch. Palimbasha était un rustre parfaitement mathématique qui avait essayé d’expliquer Muad’Dib par les mathématiques avant que la Prêtrise ne le censure. Il avait pour don de réduire les esprits en esclavage et le processus s’expliquait fort simplement : il transmettait ses connaissances techniques mais ne transmettait pas les valeurs.
J’aurais dû le soupçonner plus tôt, se dit Ghanima. Ces signes étaient déjà évidents.
Une étreinte acide serra son estomac : Il a tué mon frère !
Elle s’efforça au calme. Palimbasha la tuerait, elle aussi, si elle tentait de pénétrer dans le sietch par l’entrée secrète. A présent, elle comprenait la raison de cette lumière, de cette exhibition absolument anti-Fremen de l’ouverture cachée : Palimbasha et la fille essayaient de voir si leurs victimes étaient parvenues à s’enfuir. Ce devait être une chose terrible, pour eux, que d’attendre là, sans savoir. Ghanima, maintenant qu’elle avait vu l’émetteur, s’expliquait mieux les gestes de Palimbasha. Il appuyait simplement et nerveusement sur l’une des touches. C’était un geste de colère.
Ce couple apprenait bien des choses à Ghanima. Il était vraisemblable que la plupart des accès étaient ainsi gardés.
Elle se gratta le nez. Des élancements douloureux montaient dans sa jambe, et son bras, lorsqu’il ne brûlait pas, était engourdi. Ses doigts demeuraient gourds. Si elle devait se battre au couteau, il lui faudrait se servir de sa main gauche.
Elle songea un instant à faire usage du pistolet maula, mais son bruit caractéristique attirerait par trop l’attention. Il lui fallait trouver un autre moyen.
Une fois encore, Palimbasha s’éloigna de l’entrée du passage. Sa silhouette était nettement dessinée sur le fond lumineux. Tandis qu’il continuait de parler, la femme plongea le regard dans la nuit du dehors. On lisait en elle une sorte de vivacité, de vigilance : elle savait déchiffrer les ombres, utiliser les frontières de son regard. Donc, elle était plus qu’un jouet utile. Elle faisait partie de la conspiration.
Ghanima se souvenait maintenant que Palimbasha aspirait à devenir un Kaymakam, un gouverneur politique dépendant de la Régence. Il était clair que sa démarche s’insérait dans un plan plus vaste. Il y en avait certainement beaucoup d’autres comme lui. Ici même, dans Tabr. Ghanima examina les franges du problème ainsi posé, puis tenta de le pénétrer. Si elle parvenait à prendre vivant un seul de ces gardes, beaucoup d’autres seraient neutralisés ?
Le souffle d’un petit animal venu boire dans le qanat attira l’attention de Ghanima. Des sons naturels et des choses naturelles. Sa mémoire s’aventura par-delà une étrange barrière de silence dans son esprit, découvrit une prêtresse de Jowf capturée en Assyrie par Sennacherib. Les souvenirs de cette prêtresse apprirent à Ghanima ce qui devait être fait ici. Palimbasha et cette fille n’étaient que des enfants, impulsifs, dangereux. Ils ne savaient rien de Jowf, ils ignoraient même le nom de la planète sur laquelle Sennacherib et la prêtresse étaient redevenus poussière. Ce qui allait arriver aux deux conspirateurs n’aurait pu leur être expliqué qu’en termes actuels : cela commençait maintenant. Ici.
Et cela finissait ici. Maintenant.
Roulant sur le côté, Ghanima libéra son Fremkit et extirpa le snorkel des sables de son étui. Elle l’ouvrit, retira le long filtre qui se trouvait à l’intérieur. Maintenant, elle disposait d’un simple tube. Elle choisit alors une aiguille dans la trousse de réparation, sortit le krys de son fourreau et inséra l’aiguille dans le trou empoisonné, à la pointe de la lame, à l’endroit que jadis un nerf de ver des sables avait occupé. Son bras blessé ne lui facilitait pas la tâche. Ses gestes étaient lents et attentifs tandis qu’elle tenait avec précaution l’aiguille et prélevait une touffe de fibre d’épice de son logement dans le sac. La hampe de l’aiguille s’enfonça solidement dans la bourre de fibre, formant un missile qui glissa tout juste dans le tube du snorkel des sables.
Maintenant l’arme soigneusement à l’horizontale, Ghanima rampa en direction de la lumière, veillant à ne créer aucun bruissement dans les tiges d’alfalfa. Elle étudiait les insectes qui tourbillonnaient autour de la lampe. Oui, des mouches piume avaient rejoint le nuage. Elles étaient connues pour piquer les humains. L’aiguille empoisonnée passerait pour un dard : elle serait simplement écartée d’un geste, comme une mouche. Restait l’ultime décision : quelle cible frapper, la femme ou l’homme ?
Muritz. Le nom s’imposa soudain à l’esprit de Ghanima. C’était celui de la fille. Elle se souvint alors de certaines choses à son propos. Elle tournait autour de Palimbasha comme les insectes, en ce moment, autour de la lampe. Elle était faible, vulnérable.
Très bien. Palimbasha n’avait pas choisi la bonne compagne pour cette nuit.
Ghanima porta le tube à sa bouche et, toute la mémoire de la prêtresse de Jowf dans sa conscience, elle visa avec soin et souffla violemment.
Palimbasha porta une main à sa joue. Il y avait du sang sur ses doigts. L’aiguille était invisible. Elle avait dû être arrachée par son mouvement.
La fille murmura quelques mots pour le calmer et Palimbasha répondit par un rire. Il riait encore quand ses jambes se dérobèrent sous lui. Il défaillit, s’appuya contre la fille. Celle-ci vacillait encore sous ce poids mort à l’instant où Ghanima surgit auprès d’elle et appuya la pointe nue du krys sur sa hanche.
D’une voix calme, elle lui dit : « Pas de geste brusque, Muritz. Cette lame est empoisonnée. Tu peux laisser tomber Palimbasha, maintenant. Il est mort. »
30
Dans toutes les forces socialisantes majeures vous trouverez un mouvement sous-jacent visant à gagner et à conserver le pouvoir par l’usage des mots. C’est le même phénomène, du docteur-miracle au bureaucrate en passant par le prêtre. La masse gouvernée doit être conditionnée afin d’accepter les mots-pouvoir comme des choses réelles, afin de confondre le système symbolisé avec l’univers tangible. Dans le maintien d’une telle structure de pouvoir, certains symboles sont tenus à l’écart de la commune compréhension, tels ceux qui ont trait à la manipulation économique ou encore ceux qui définissent l’interprétation locale de la santé mentale. De tels secrets quant aux symboles conduisent au développement de sous-langages fragmentaires, chacun signalant que ses utilisateurs accumulent une certaine forme de puissance. Avertie de ce processus de création de pouvoir, notre Force de Sécurité Impériale devrait être constamment attentive à la naissance de tels sub-langages.
« Sans doute n’est-il pas nécessaire de vous en informer, dit Farad’n, mais, afin d’éviter toute erreur, je tiens à vous prévenir qu’un muet a reçu l’ordre de vous abattre tous deux si je donne signe de succomber à la sorcellerie. »
Il ne s’était pas attendu à une quelconque réaction de la part de Dame Jessica ou de Duncan Idaho et leur mutisme en fut la confirmation.
Il avait choisi avec soin le lieu de ce premier contact : la vieille Salle d’Audience de Shaddam. Le manque de grandeur de la pièce était largement compensé par la décoration exotique. A l’extérieur, c’était un après-midi d’hiver sur Salusa Secundus mais la pièce était baignée dans l’éternelle clarté dorée d’un jour d’été qui émanait de brilleurs taillés dans le cristal ixien le plus pur et habilement distribués.
Les nouvelles venues d’Arrakis emplissaient Farad’n d’un tranquille soulagement. Leto, l’héritier mâle des Atréides, était mort, tué par un tigre-assassin. Ghanima, sa sœur survivante, était, disait-on, un otage entre les mains de sa tante. L’ensemble du rapport expliquait amplement la présence ici d’Idaho et de Dame Jessica. Ils cherchaient un asile. Les espions de Corrino faisaient mention d’une trêve inquiète sur Arrakis. Alia avait accepté de se soumettre à une épreuve appelée « Jugement de Possession » dont le but n’avait pas été clairement défini. Cependant, aucune date n’avait été fixée et deux des espions estimaient que le jugement n’aurait sans doute jamais lieu. Une chose était certaine, en tout cas : il y avait eu combat entre des Fremen du désert et les Militaires Fremen de l’Empire, une guerre civile qui avait temporairement paralysé le gouvernement. Les bases de Stilgar étaient désormais terrain neutre après un échange d’otages. Il était évident que Ghanima faisait partie de ces otages, quoique la démarche fût encore obscure.
Jessica et Idaho avaient été amenés dans la Salle d’Audience soigneusement ligotés dans des sièges suspenseurs. Les liens shigavrille qui les maintenaient se resserreraient de façon cruelle au moindre de leur mouvement. Les deux soldats Sardaukar s’étaient retirés en silence après avoir examiné consciencieusement les liens.
Il était évident que l’avertissement de Farad’n n’était nullement nécessaire. Jessica avait vu le muet armé qui se tenait immobile contre le mur, à sa droite. Son pistolet à projectile était ancien mais efficace. Elle promena le regard sur la salle. Les larges feuilles du précieux buisson de fer avaient été incrustées de perles et tressées de façon à former le croissant central du plafond en dôme. Le sol était composé de blocs de bois-diamant alternant avec des coquilles de kabuzu, entre quatre bordures faites d’os de passaquet. Ces dernières avaient été taillées au laser, puis polies. Les murs étaient décorés de matériaux durs qui faisaient ressortir les quatre positions du symbole du Lion revendiqué par les descendants de Shaddam IV. Les lions étaient faits d’or brut.
Farad’n avait décidé de demeurer debout pour recevoir les prisonniers. Il portait un short militaire et une veste légère en soie d’elfe à col ouvert. Il arborait une seule décoration : l’étoile de prince de sang royal, agrafée sur sa poitrine. Auprès de lui se tenait le Bashar Tyekanik, portant la tenue de cuir et les hautes bottes de Sardaukar, un pistolet laser richement ornementé glissé dans un étui sur la boucle de son ceinturon. Jessica connaissait ce visage aux traits lourds : elle l’avait vu dans les rapports Bene Gesserit. Le Bashar se tenait légèrement en retrait de Farad’n, à trois pas de distance. Derrière eux, il n’y avait qu’un unique trône, de bois sombre, installé à même le sol près d’un mur.
« Et maintenant, dit Farad’n en s’adressant à Jessica, avez-vous quelque chose à dire ? »
« Je voudrais demander pourquoi nous sommes attachés de la sorte », déclara-t-elle en désignant les liens de shigavrille.
« Nous venons juste de recevoir certains rapports d’Arrakis qui expliqueraient votre présence ici. Peut-être vais-je vous libérer à présent (il sourit), si vous…» Il s’interrompit comme sa mère franchissait la grande porte d’État, dans le dos des captifs.
Wensicia passa près de Jessica et de Duncan sans leur accorder un regard. Elle tendit à son fils un cube-message tout en l’activant. Farad’n se pencha sur la face qui s’était illuminée, regardant parfois Jessica. Puis il rendit l’objet à sa mère et lui demanda de le présenter à Tyekanik. Ensuite, il observa Jessica en fronçant les sourcils.
Wensicia vint prendre place à la droite de son fils, le cube au creux de sa main, en partie dissimulé par un pli de sa robe blanche.
Jessica chercha en vain le regard de Duncan Idaho.
« Le Bene Gesserit me reproche la mort de votre petit-fils, dit Farad’n. Les Sœurs croient que j’en suis responsable. »
Jessica effaça toute émotion de son visage et pensa : Ainsi, elles croient l’histoire de Ghanima, à moins que… Les inconnues qu’elle devinait ne lui plaisaient guère.
Idaho ferma les yeux, puis les ouvrit et la regarda. Elle observait Farad’n. Idaho lui avait rapporté sa vision Rhajia, mais elle n’avait pas paru troublée. Il ne savait à quoi attribuer son absence d’émotion. Il était évident qu’elle savait quelque chose qu’elle ne pouvait révéler.
« Telle est la situation », dit Farad’n, et il entreprit d’expliquer tout ce qu’il avait appris des événements survenus sur Arrakis sans rien omettre, concluant : Votre petite-fille est sauve, mais on dit qu’elle est sous la garde de Dame Alia. Cela devrait vous rassurer. »
« Avez-vous tué mon petit-fils ? » demanda Jessica.
Il lui répondit avec sincérité : « Non, je ne l’ai pas tué. J’ai récemment appris l’existence d’un complot, mais il n’était pas de mon fait. »
Jessica regarda Wensicia, lut la joie méchante sur son visage en forme de cœur et songea : C’est elle ! La lionne a comploté pour son lionceau ! La lionne aurait à regretter ce jeu.
« Mais les Sœurs pensent que c’est vous qui l’avez assassiné », dit Jessica, s’adressant de nouveau à Farad’n.
Farad’n se tourna vers sa mère : « Montrez-lui le message. »
Wensicia hésita et il ajouta avec un trait de colère que Jessica nota précieusement : « J’ai dit : montrez-lui le message ! »
Un peu plus pâle, Wensicia s’avança et activa le cube devant les yeux de Jessica. Des mots se formèrent, répondant à son regard : « Le Conseil Bene Gesserit de Wallach IX dépose une plainte officielle contre la Maison de Corrino pour l’assassinat de Leto Atréides II. Les éléments de preuve et les conclusions sont adressés à la Commission de Sécurité Interne du Lansraad. Un terrain neutre devra être choisi et les noms des juges seront soumis à l’approbation de toutes les parties. Votre réponse immédiate est requise. Sabit Rekush, pour le Landsraad. »
Wensicia revint auprès de son fils.
« Qu’avez-vous l’intention de répondre ? » demanda Jessica.
« Puisque mon fils n’est pas encore légalement à la tête de la Maison de Corrino, commença Wensicia, je vais… Où vas-tu ? » Ces derniers mots s’adressaient à Farad’n qui se dirigeait vers une porte dérobée, non loin du muet vigilant.
Il s’arrêta et se tourna à demi.
« Je retourne à mes livres et à tous les sujets qui ont pour moi plus d’intérêt. »
« Comment oses-tu ? » lança Wensicia, les joues empourprées.
« J’ose faire certaines choses en mon nom propre. Vous avez pris certaines décisions en mon nom, décisions qui me déplaisent à l’extrême. Ou bien je prendrai désormais moi-même les décisions faites en mon nom ou bien vous trouverez un autre héritier à la Maison de Corrino ! »
Le regard de Jessica passa rapidement de l’un à l’autre des antagonistes. Elle lut la colère sur le visage de Farad’n. Le Bashar se tenait raide au garde-à-vous, affectant de ne rien avoir entendu. Quant à Wensicia, elle était au bord de la rage. Farad’n semblait prêt à toutes les issues, après ce coup de dés. Jessica admirait son calme. Dans cette dispute, il y avait tant de choses qui lui seraient précieuses plus tard. Il apparaissait que la décision de lancer les tigres assassins contre ses petits-enfants avait été prise sans que Farad’n eût été consulté. Il était difficile de douter de sa sincérité lorsqu’il disait n’avoir appris l’existence de ce complot qu’après son exécution. Et la colère que Jessica percevait dans ses yeux signifiait qu’il était prêt en cet instant à accepter n’importe quelle décision.
Wensicia eut une inspiration profonde, tremblante.
« Très bien. L’investiture officielle aura lieu demain. Tu peux d’ores et déjà agir sans attendre. » Elle regarda Tyekanik, qui détourna les yeux.
Dès qu’ils seront sortis, se dit Jessica, la dispute va reprendre. Ils vont encore hurler, mais je crois bien qu’il a gagné. Ses pensées revinrent au message du Landsraad. Les Sœurs avaient choisi leurs messagers avec une subtilité qui forçait l’admiration pour les capacités d’organisation du Bene Gesserit. Dans cette note officielle de protestation, était caché un message à l’intention de Jessica. Il disait que les espions des Sœurs connaissaient sa situation et qu’ils avaient très précisément prévu que Farad’n montrerait le cube-message à sa prisonnière.
« J’aimerais obtenir une réponse à ma question », dit Jessica, comme Farad’n se tournait de nouveau vers elle.
« Je vais dire au Landsraad que je n’ai rien à voir avec cet assassinat. J’ajouterai que je partage la répugnance des Sœurs pour la manière dont il a été perpétré, quoique l’issue ne puisse totalement me déplaire. Mes excuses pour le chagrin que cela a pu vous causer. La fortune tourne à son gré. »
La fortune tourne à son gré ! se répéta Jessica. C’était un des dictons préférés de son Duc et quelque chose, dans l’attitude de Farad’n, lui disait qu’il le savait. Il lui vint l’idée qu’ils avaient pu vraiment tuer Leto et elle se contraignit à la rejeter. Elle devait présumer que les craintes que Ghanima éprouvait pour son frère l’avaient incitée à révéler l’ensemble de leur plan. Les contrebandiers provoqueraient la rencontre de Gurney et de Leto et les plans des Sœurs seraient alors exécutés. Leto devait être éprouvé. Il le fallait. S’il ne subissait pas l’épreuve, il était condamné, tout comme Alia. Quant à Ghanima… cela pouvait attendre. Il n’y avait aucun moyen d’envoyer les pré-nés devant une Révérende Mère Gaïus Helen Mohiam.
Jessica soupira profondément.
« Tôt ou tard, dit-elle, quelqu’un en viendra à considérer que ma petite-fille et vous pourriez réunir nos deux maisons et guérir ainsi les vieilles blessures. »
« On m’a déjà indiqué cette possibilité, dit-il. J’ai répondu que je préfère attendre le développement des récents événements d’Arrakis. Une décision hâtive n’est pas nécessaire. »
« Il y a toujours la possibilité que vous ayez été joué par ma fille », dit Jessica.
Farad’n se raidit. « Expliquez-vous ! »
« La situation sur Arrakis n’est pas telle qu’elle peut vous sembler. Alia joue son propre jeu, celui de l’Abomination. Si Alia ne trouve pas un moyen de l’utiliser, ma petite-fille est en danger. »
« Vous voudriez me faire croire que vous et votre fille vous vous affrontez ? Que des Atréides combattent des Atréides ? »
Jessica regarda Wensicia, puis revint à Farad’n.
« Corrino se bat contre Corrino. »
Un sourire désabusé apparut sur les lèvres de Farad’n.
« Bien répondu. Mais comment aurais-je été joué par votre fille ? »
« En étant impliqué dans la mort de mon petit-fils, en me faisant enlever. »
« Enlever…»
« N’écoute pas cette sorcière », intervint Wensicia.
« C’est à moi de choisir qui je dois écouter, mère. »
« Pardonnez-moi, Dame Jessica, mais je ne comprends pas cette histoire d’enlèvement. Je croyais que vous et votre servant fidèle…»
« Qui est le mari d’Alia », dit Jessica.
Farad’n posa sur Idaho un regard évaluateur, puis se tourna vers le Bashar.
« Qu’en penses-tu, Tyek ? »
Les pensées de Tyekanik, apparemment, suivaient un cours identique à celles que professait Jessica.
« J’aime son raisonnement, dit-il simplement. Attention ! »
« C’est un ghola-mentat, dit Farad’n. Nous pourrions l’interroger jusqu’à la mort sans obtenir de réponse certaine. »
« Si nous présumons que nous avons été dupés, reprit Tyekanik, nous disposons d’un bon postulat de travail. »
Jessica sut que le moment était venu pour elle de jouer. Si seulement le chagrin d’Idaho pouvait l’enfermer dans le rôle qu’il avait choisi. Il lui déplaisait de l’utiliser ainsi, mais il y avait d’autres considérations, plus vastes, dont elle devait tenir compte.
« Pour commencer, dit-elle, je pourrais annoncer publiquement que je suis venue ici de mon plein gré. »
« Intéressant », dit Farad’n.
« Il faudrait que vous me fassiez confiance et que je sois complètement libre sur Salusa Secundus. Il ne faut absolument pas que je donne l’impression de parler sous la contrainte. »
« Non ! » lança Wensicia.
Farad’n ignora son intervention.
« Et quelle raison invoquerez-vous ? » demanda-t-il.
« Je dirai que je suis une plénipotentiaire des Sœurs venue en mission pour votre éducation. »
« Mais les Sœurs m’accusent…»
« Cela requiert un acte décisif de votre part. »
« Ne lui fais pas confiance ! » dit Wensicia.
Avec une infinie douceur, Farad’n se tourna vers elle et dit : « Si vous m’interrompez encore une fois, je donnerai à Tyek l’ordre de vous escorter hors de cette pièce. Il vous a entendu donner votre accord à mon investiture. Ce qui le met à mon service désormais. »
« Je te dis que ce n’est qu’une sorcière ! »
Le regard de Wensicia était fixé sur le muet, toujours immobile près de la porte dérobée.
Farad’n eut une brève hésitation, puis demanda :
« Tyek, que t’en semble ? Suis-je ensorcelé ? »
« Pas selon mon jugement, Mon Seigneur. Elle…»
« Vous êtes tous les deux ensorcelés ! »
« Mère ! »
Le ton de Farad’n était neutre, définitif.
Wensicia serra les poings, elle voulut parler puis tourna les talons et quitta la pièce.
« Le Bene Gesserit consentirait-il à cela ? » demanda Farad’n.
« Certainement. »
Farad’n réfléchit aux implications possibles avec un furtif sourire.
« Qu’attendent donc les Sœurs de tout cela ? »
« Votre mariage avec ma petite-fille. »
Idaho lança un regard perplexe à Jessica ; il parut sur le point de parler, mais demeura silencieux.
« Duncan, vous étiez sur le point de dire quelque chose », fit Jessica.
« J’allais dire que le Bene Gesserit désire ce qu’il a toujours désiré : un univers qui ne lui résisterait pas. »
« Présomption évidente, dit Farad’n, mais je ne vois pas pour quelle raison vous l’exposez ici. »
Les sourcils d’Idaho exprimèrent le haussement d’épaules que lui interdisaient les liens de shigavrille. Puis, de façon déconcertante, il sourit.
Farad’n aperçut ce sourire et demanda : « Je vous amuse ? »
« Cette situation tout entière m’amuse. Quelqu’un de votre famille a compromis la Guilde Spatiale en l’utilisant pour transporter sur Arrakis les instruments de l’assassinat, instruments dont on pouvait difficilement dissimuler la fonction. Vous avez offensé le Bene Gesserit en tuant un mâle qu’elles réservaient pour leur programme géné…»
« Tu me traites de menteur, Ghola ? »
« Non, je crois que vous ignoriez ce complot. Mais j’ai pensé que la situation devait être nettement posée. »
« N’oubliez pas qu’il est un mentat », dit Jessica.
« Je ne pense qu’à ça, dit Farad’n. Il se tourna de nouveau vers elle : « Admettons que je vous libère et que vous fassiez cette déclaration. Il reste encore le problème de la mort de votre petit-fils. Le mentat a raison. »
« Est-ce le fait de votre mère ? » demanda Jessica.
« Mon Seigneur ! » lança Tyekanik.
« Tout va très bien, Tyek, dit Farad’n en agitant doucement la main. Et si je dis que c’est effectivement ma mère ? »
Risquant le tout pour le tout en sondant cette brèche au cœur de la Maison de Corrino, Jessica déclara :
« Alors, vous devez la dénoncer et la bannir. »
« Mon Seigneur, dit encore Tyekanik, le piège pourrait bien cacher un autre piège ! »
« C’est nous, Dame Jessica et moi, qui avons été pris au piège ! » dit Idaho.
Farad’n serra les mâchoires.
Et Jessica supplia en elle-même : N’interviens pas, Duncan ! Pas maintenant ! Mais les paroles de Duncan avaient eu un résultat immédiat : elles venaient d’éveiller ses facultés logiques de Bene Gesserit. Elle se demanda s’il était possible qu’elle fût utilisée à des fins qu’elle ne comprenait pas. Ghanima et Leto… Les pré-nés pouvaient s’appuyer sur d’innombrables expériences intérieures, une réserve d’informations plus importante encore que celle dont disposait le Bene Gesserit. Et puis, il y avait cette autre question : Les Sœurs avaient-elles été totalement sincères avec elle ? Elles pouvaient encore se défier d’elle. Après tout, elle les avait trahies une fois… pour l’amour de son Duc.
Farad’n se tourna vers Idaho, fronçant les sourcils d’un air intrigué.
« Mentat, je veux savoir ce que le Prêcheur signifie pour toi. »
« Il a arrangé ce voyage. Je… Nous n’avons pas échangé plus de dix mots. Il avait des assistants. Il pourrait être… Il pourrait bien être Paul Atréides, mais je n’ai pas assez d’informations pour en avoir la certitude. Ce dont je suis persuadé, c’est qu’il était temps pour moi de partir et il avait les moyens de me le permettre. »
« Tu as dit que vous aviez été pris au piège », lui rappela Farad’n.
« Alia espère que vous allez nous exécuter bien proprement et que toutes les preuves en seront effacées, dit Idaho. Je l’ai débarrassée de Dame Jessica et je ne lui suis plus utile. Et Dame Jessica, ayant servi les desseins de ses Sœurs, ne leur est plus utile non plus. Alia demandera des comptes au Bene Gesserit, mais les Sœurs gagneront. »
Jessica ferma les yeux et se concentra. Il avait raison ! Elle lisait la fermeté du mentat dans sa voix, la sincérité profonde du jugement. Le schéma se mettait en place parfaitement. Elle prit deux profondes inspirations et déclencha la transe mnémonique. Les informations déferlèrent dans son esprit. Quittant la transe, elle ouvrit les yeux. Durant ce bref intervalle de temps, Farad’n s’était simplement rapproché à moins d’un demi-pas d’Idaho, ce qui signifiait qu’il n’avait pas fait plus de trois pas.
« Ne dis plus rien, Duncan », dit-elle, et elle pensa avec tristesse à ce que Leto lui avait dit de son conditionnement Bene Gesserit.
Duncan, qui avait été sur le point de parler, scella ses lèvres.
« Je te l’ordonne, mentat, dit Farad’n. Poursuis ! »
Idaho demeura silencieux.
Farad’n se tourna à demi pour observer Jessica.
Elle avait les yeux fixés sur un point précis du mur, repensant à ce que Idaho et la transe avaient construit. Bien sûr, le Bene Gesserit n’avait pas abandonné la lignée Atréides. Mais les Sœurs visaient le contrôle d’un Kwisatz Haderach et elles avaient par trop investi dans leur programme de reproduction. Elles voulaient un conflit ouvert entre les Atréides et Corrino, une situation qui les poserait en arbitres. Et Duncan avait raison. Elles sortiraient de ce conflit avec le contrôle absolu de Ghanima et de Farad’n. C’était le seul compromis possible. Le plus étonnant était qu’Alia ne l’ait pas compris. Jessica avait la gorge nouée. Alia… L’Abomination ! Ghanima avait pitié d’elle à juste titre. Mais qui aurait pitié de Ghanima ?
« Les Sœurs ont promis de vous placer sur le trône et de vous donner Ghanima pour compagne », dit-elle.
Farad’n fit un pas en arrière. Cette sorcière lisait-elle dans les esprits ?
« Elles ont travaillé en secret, sans passer par votre mère. Elles vous ont dit que je n’étais pas dans le secret de leurs plans. »
Elle lut clairement la révélation sur les traits de Farad’n. Comme il était ouvert. Mais c’était vrai, toute cette structure était vraie. Idaho avait donné la preuve de la maîtrise de ses dons de mentat en perçant la réalité à partir des données limitées dont il disposait.
« Ainsi, dit Farad’n, elles ont joué le double jeu et vous l’ont dit. »
« Elles ne m’ont rien dit de cela, dit Jessica. Duncan ne s’est pas trompé : elles m’ont prise au piège. J’ai été dupée. »
Elle hocha la tête. C’était une action de retardement classique dans le style traditionnel des Sœurs – une histoire raisonnable, facilement acceptée parce qu’elle cadrait avec ce que l’on pouvait supposer de leurs motivations. Mais elles voulaient écarter Jessica de leur chemin. Elle n’était qu’une sœur suspecte qui avait failli une fois de trop.
Tyekanik s’avança : « Mon Seigneur ! Ils sont trop dangereux pour que…»
« Attends un peu, Tyek… Il y a tant d’éléments en jeu. (Il se tourna vers Jessica.) Nous avons eu toute raison de croire qu’Alia se proposait en mariage. »
Idaho réprima trop tard un mouvement violent. Le sang commença à goutter de son poignet gauche, mordu par le shigavrille.
Jessica ne se permit qu’une furtive réaction : ses yeux s’agrandirent l’espace d’une seconde. Elle, qui avait connu le premier Leto comme amant, comme père de ses enfants, comme ami et confident, il lui fallait donc retrouver ce trait de son caractère, cette capacité à raisonner froidement, filtrée, déformée par l’Abomination.
« Est-ce que vous accepterez ? » demanda Idaho.
« La chose est à considérer. »
« Duncan, je vous ai demandé de garder le silence, dit Jessica. Elle s’adressa à Farad’n : le prix qu’elle demandait était deux morts de peu d’importance – les nôtres. »
« Nous avons soupçonné une perfidie. N’était-ce pas votre fils qui déclarait “la perfidie engendre la perfidie” ? »
« Les Sœurs s’apprêtent à prendre le contrôle des Atréides et des Corrinos, dit Jessica. Cela n’est-il pas évident ? »
« Nous soupesons votre offre, pour l’instant, Dame Jessica. Quant à Duncan Idaho, il devrait être renvoyé à sa chère épouse. »
La douleur est une fonction des nerfs, pensa Duncan. Elle leur parvient comme la lumière parvient à nos yeux. L’effort vient des muscles, et non des nerfs. C’était un vieil exercice mentat. Il le réalisa en un souffle, replia son poignet droit et trancha l’artère sur la shigavrille du lien.
Tyekanik bondit, libéra en un éclair le verrou qui commandait les liens tout en appelant une aide médicale. Des serviteurs surgirent presque aussitôt par des portes secrètes, avec une rapidité éloquente.
Il y a toujours eu un rien de folie chez Duncan, songea Jessica.
Pendant que des médecins se penchaient sur Idaho, Farad’n étudiait sa prisonnière.
« Je n’ai jamais dit que j’allais accepter la proposition de son Alia », dit-il.
« Ce n’est pas pour cette raison qu’il s’est tranché le poignet. »
« Vraiment ? Je croyais qu’il voulait simplement se retirer. »
« Vous n’êtes pas aussi stupide. Cessez de jouer cette comédie avec moi. »
Il sourit. « Je sais parfaitement qu’Alia me détruirait. Même le Bene Gesserit ne peut s’attendre à ce que j’accepte. »
Jessica le soupesa du regard. Quel était donc ce jeune rejet de la Maison de Corrino ? Il ne savait pas jouer à l’idiot. A nouveau, elle se souvint des paroles de Leto : elle devait rencontrer un étudiant intéressant. Et la volonté du Prêcheur était identique, avait déclaré Idaho. Elle souhaita avoir rencontré le Prêcheur.
« Bannirez-vous Wensicia ? » demanda Jessica.
« Cela semble un marché raisonnable. »
Jessica regarda Idaho. Les médecins s’étaient retirés. Il était maintenu par des liens moins dangereux, à présent.
« Les mentats, dit-elle, devraient se méfier des absolus. »
« Je suis fatigué, dit Idaho. Vous ne pouvez imaginer à quel point. »
« La loyauté, lorsqu’elle est trop sollicitée, dit Farad’n, finit par s’user. »
Une fois encore, Jessica le soupesa du regard.
Farad’n s’en aperçut et il songea : Un temps viendra où elle me connaîtra avec certitude et cela pourrait être de quelque prix. Une renégate du Bene Gesserit de mon côté ! C’est là une des rares choses qu’avait son fils et que je n’ai pas. Qu’elle ait donc quelques aperçus de moi maintenant. Elle découvrira le reste plus tard.
« Un échange honnête, dit-il. J’accepte les termes de votre proposition. »
Ses doigts se nouèrent vivement à l’adresse du muet, toujours immobile contre le mur. L’homme hocha la tête et Farad’n, se penchant en avant, libéra Jessica.
« Mon Seigneur, êtes-vous certain ?…» demanda Tyekanik.
« Ne venons-nous pas d’en discuter ? » demanda Farad’n.
« Oui, mais…»
Farad’n se mit à rire et, s’adressant à Jessica :
« Tyek doute de mes sources. Mais ce n’est que dans les livres et les bobines que l’on peut apprendre que certaines choses peuvent être faites. Le véritable enseignement ne se fait qu’en réalisant ces choses. »
En quittant ses liens, Jessica réfléchissait à cela. Puis son esprit revint au message des doigts de Farad’n. C’était un langage de bataille dans le style Atréides ! Farad’n s’était livré à une analyse profonde. Quelqu’un, ici, copiait consciencieusement les Atréides.
« Bien entendu, fit Jessica, vous attendez de moi l’enseignement que dispense le Bene Gesserit. »
Il eut un regard exultant.
« Voilà une offre à laquelle je ne saurais résister ! »
31
Le mot de passe me fut donné par un homme qui est mort dans les oubliettes d’Arrakeen. C’est là, d’ailleurs, que j’ai trouvé cette bague en forme de tortue. C’était dans le SUK, à l’extérieur de la ville, là où les rebelles me cachaient. Le mot de passe ? Oh ! il a changé bien des fois depuis… C’était « persistance ». Et la réponse était « tortue ». C’est grâce à ça que je m’en suis tiré vivant. C’est pour ça que j’ai acheté cette bague : c’est un souvenir.
Leto s’était avancé loin sur le sable quand il entendit derrière lui approcher le ver, obéissant à son marteleur et à l’épice qu’il avait répandue près des tigres. Leur plan semblait bien amorcé par cet heureux présage : les vers étaient plutôt rares, ces derniers temps, dans la région. Certes, le ver n’était pas essentiel à la réussite mais il représentait un appoint majeur. Ghanima, ainsi, n’aurait pas à s’expliquer sur la disparition du corps de son frère.
Leto sut alors que Ghanima était parvenue à s’imposer l’idée de sa mort. Elle ne garderait qu’une minuscule capsule isolée de conscience et de vérité, un souvenir parfaitement muré qui ne pourrait être rappelé que par des mots précis de cet ancien langage qu’ils étaient seuls à connaître dans tout l’univers : Secher Nbiw. Si Ghani entendait ces mots qui signifiaient Le Sentier d’Or… alors, seulement, elle se souviendrait de son vrai destin. Jusque-là, pour elle, il était mort.
Et Leto, désormais, était vraiment seul.
Il progressait selon le rythme brisé qui imitait les échos naturels du désert, trompant le ver formidable aux aguets des bruits réguliers de l’humain. Comme tous les Fremen, Leto avait été élevé dans l’art de cette marche. Il y avait été conditionné à tel point qu’il n’avait plus besoin d’y penser et que ses pieds semblaient se mouvoir d’eux-mêmes selon des rythmes non mesurables. Le son de ses pas pouvait être attribué au vent, au travail de la pesanteur. Nul humain ici.
Quand le ver eut accompli son office, Leto s’accroupit derrière une dune et observa le Serviteur. Oui, désormais, il était suffisamment loin. Alors, il planta un marteleur et appela un ver transporteur. Celui-ci vint si rapidement que Leto eut à peine le temps de se mettre en position avant que le ver n’engloutisse le marteleur. Lorsque le ver passa devant lui, il lança les hameçons à Faiseur et se hissa sur son flanc. Il ouvrit un des anneaux directionnels, et le monstre des sables obliqua vers le sud-est. C’était un ver de petite taille, mais puissant. Leto le sentait à la façon dont il progressait en sifflant entre les dunes. Une brise leur venait par l’arrière et rabattait sur Leto la chaleur qu’engendrait leur passage, la friction par laquelle le ver amorçait l’élaboration de l’épice dans ses entrailles.
Accompagnant la course du ver dans le désert, l’esprit de Leto volait. Stilgar l’avait accompagné lors de sa première chevauchée. Il suffisait à Leto d’ouvrir sa mémoire pour entendre la voix du Naib, calme, précise, pleine d’une courtoisie qui venait d’un âge différent. Loin de Stilgar l’ivresse titubante et menaçante du Fremen saoul de liqueur d’épice. Loin de Stilgar les cris et les imprécations. Stilgar avait ses devoirs. Il était instructeur royal. « Aux temps anciens, les oiseaux étaient dénommés selon leur chant. Chaque vent avait son nom. A six degrés, c’était le Pastaza, à vingt, le Cueshma, et un vent de cent degrés de force devenait le Heinali, le pousseur d’hommes. Et il y avait le vent du démon, dans le grand désert : Hulasikali Wala, le vent qui ronge la chair. »
Et Leto, qui connaissait déjà toutes ces choses, hochait la tête avec gratitude.
Mais la voix de Stilgar pouvait délivrer tant de paroles précieuses :
« Dans les temps anciens, on connaissait certaines tribus qui chassaient l’eau. On les appelait des Iduali, ce qui signifie “insectes d’eau”, parce qu’ils n’hésitaient pas à voler l’eau des autres Fremen. Celui qui les rencontrait seul dans le désert était certain de leur laisser jusqu’à l’eau de sa chair. L’endroit où ils vivaient s’appelait le Sietch Jacurutu. Un jour, les autres tribus s’unirent pour les balayer. C’était il y a bien longtemps, avant Kynes, lui-même, au temps de mon arrière-arrière-grand-père. Et, depuis ce jour, aucun Fremen n’est plus retourné à Jacurutu. C’est un lieu tabou. »
Ainsi, Leto avait retrouvé une connaissance qui était assoupie dans sa mémoire. Cette leçon sur le fonctionnement du souvenir avait été importante. La mémoire seule ne suffisait pas, même lorsqu’elle était composée de passés multiformes. Il fallait en connaître l’usage, et sa valeur devait être révélée au jugement. Jacurutu devait disposer d’eau, d’un piège à vent, de tous les attributs d’un sietch avec, en plus, cette qualité sans comparaison : aucun Fremen ne s’y risquait. La plupart des jeunes Fremen devaient même ignorer son existence. Bien sûr, ils avaient entendu parler de Fondak, mais c’était un repaire de contrebandiers.
Pour un mort, Jacurutu était le lieu de retraite idéal, entre les contrebandiers et les morts d’un autre âge.
Merci, Stilgar.
A l’approche de l’aube, le ver donna des signes de fatigue. Leto se laissa glisser jusqu’au sol et le regarda se creuser un trou entre les dunes pour s’enfouir et dormir au creux du sable.
Il va me falloir attendre toute la journée, se dit-il. Au faîte d’une dune, il promena son regard sur le désert : du vide, du vide, du vide. Les traces du ver étaient le seul signe perceptible dans toute l’étendue de sable.
Le cri lourd d’un oiseau nocturne salua le lambeau de lumière verte qui apparaissait à l’orient. Leto s’enfouit dans le sable, comme l’avait fait le ver, gonfla une tente distille autour de son corps et mit en place le snorkel des sables.
Durant un long moment, avant que le sommeil ne vienne, immobile dans l’obscurité de la tente, il réfléchit à la décision que lui et Ghanima avaient prise. Cela n’avait pas été facile, tout particulièrement pour Ghanima. Il ne lui avait pas tout révélé de sa vision, ni du raisonnement qu’elle lui avait inspiré. Ç’avait été un rêve, initialement, mais, désormais, il y songeait comme à une vision. Mais la singularité de la chose était qu’il la percevait maintenant comme une vision d’une vision. S’il existait un argument susceptible de le convaincre que son père vivait encore, c’était dans cette vision-vision qu’il résidait.
La vie du prophète nous enferme dans sa vision, se dit-il. Et un prophète ne pourrait s’échapper de cette vision qu’en créant sa propre mort, en opposition avec la vision. Cela apparaissait ainsi dans la vision redoublée de Leto et il s’interrogea sur le choix qu’il avait fait. Pauvre Jean-Baptiste, se dit-il. Si seulement il avait eu le courage de mourir autrement… Mais peut-être son choix était-il le plus courageux… Comment puis-je savoir les alternatives qu’il affrontait ? Mais je sais quelles étaient les alternatives qu’affrontait mon père.
Il soupira. Tourner le dos à son père revenait à trahir un dieu. Mais l’Empire des Atréides devait être secoué, qui était tombé dans le pire de la vision de Paul. Il effaçait les hommes avec tant de désinvolture. Sans même y réfléchir. Le ressort de la folie religieuse avait été remonté à fond et abandonné à lui-même.
Et nous sommes enfermés dans la vision de mon père.
Le Sentier d’Or était une issue possible. Leto le savait. Son père l’avait vu. Mais l’humanité pourrait s’écarter de ce Sentier d’Or, regarder en arrière, vers le temps de Muad’Dib, un âge meilleur à ses yeux. L’humanité devait faire l’expérience de l’alternative à Muad’Dib, pourtant, ou ne jamais comprendre ses propres mythes.
La sécurité… la paix… la prospérité…
Devant une telle proposition, on ne pouvait douter du choix des citoyens de l’Empire.
Bien qu’ils me haïssent, pensa Leto. Bien que Ghanima me haïsse.
Comme sa main droite le démangeait, il songea au gant terrible de sa vision-vision. Il sera, se dit-il. Oui, il sera.
Arrakis, donne-moi la force ! Sous lui, autour de lui, cette planète, sa planète, demeurait puissante et vivante. Il le sentait dans l’étreinte du sable sur sa tente : Dune était une géante qui comptait ses richesses. C’était une entité trompeuse, à la fois belle et d’une laideur grossière. L’unique monnaie réellement connue de ses marchands était le pouls de leur propre puissance, quelle que fût la façon dont cette puissance avait été accumulée. Ils possédaient cette planète comme un homme pourrait posséder une maîtresse captive, ou bien comme les Bene Gesserits possédaient les Sœurs.
Il n’était pas surprenant que Stilgar éprouve de la haine pour les prêtres-marchands.
Merci, Stilgar.
Leto se souvint des anciens usages du sietch, de leur beauté, de la vie telle qu’elle existait avant la technocratie impériale. Son esprit suivit le cours des rêves de Stilgar. Avant les brilleurs et les lasers, avant les ornithoptères et les récolteuses d’épice, il avait existé une autre vie : des mères à la peau brune portant leur enfant sur la hanche, des lampes qui brûlaient l’huile d’épice dans un lourd parfum de cannelle, des Naibs qui savaient convaincre leur peuple sans le contraindre. La vie était alors un essaim noir dans les creux des rochers…
Un gant terrible rétablira l’équilibre, pensa Leto.
Il s’endormit.
32
J’ai vu son sang et un fragment de sa robe qui avait été lacéré par des griffes. Sa sœur nous a raconté en détail l’attaque des tigres. Nous avons interrogé l’un des conspirateurs, et d’autres sont morts ou bien détenus. Tous les éléments nous portent à présumer un complot de la Maison de Corrino. Un Diseur de Vérité est garant de ce témoignage.
Par le circuit d’espionnage, Farad’n épiait Duncan Idaho, en quête d’une clé qui lui permettrait de comprendre l’étrange comportement du mentat. C’était peu après midi. Idaho avait demandé audience à Dame Jessica et il attendait devant la porte de son appartement. Accepterait-elle de le recevoir ? Bien sûr, elle ne pouvait ignorer qu’on les espionnait en permanence, mais… accepterait-elle de le recevoir ?
La salle où se trouvait Farad’n était celle-là, précisément, où Tyekanik avait supervisé l’entraînement des tigres Laza, une pièce illégale, emplie d’instruments interdits façonnés par les Ixiens et les Tleilaxu. En manipulant les commandes à portée de sa main droite, Farad’n pouvait observer Idaho sous six angles différents ou bien passer à l’intérieur de l’appartement de Dame Jessica où les systèmes d’espionnage étaient tout aussi sophistiqués.
Farad’n était préoccupé par les yeux d’Idaho. Ces globes de métal que les Tleilaxu avaient donnés à leur ghola dans les cuves de régénération le différenciaient absolument des autres humains. Instinctivement, Farad’n porta la main à ses paupières. Ses doigts rencontrèrent la surface lisse et dure des lentilles de contact qui dissimulaient le bleu absolu de l’œil, l’ibad de l’épice. Les yeux d’Idaho devaient lui révéler un univers bien différent. Farad’n aurait presque voulu rencontrer les chirurgiens tleilaxu pour obtenir lui-même la réponse à cette question.
Pourquoi Idaho a-t-il tenté de se tuer ?
Le voulait-il vraiment ? Il devait savoir que nous ne pouvions permettre cela.
Plus que jamais, il est un point d’interrogation dangereux.
Tyekanik avait demandé à le retenir captif sur Salusa Secundus ou à le tuer.
Peut-être cette dernière solution était-elle préférable…
Farad’n passa à une vue de face : Idaho était assis sur un banc rustique, près de la porte de l’appartement de Dame Jessica. Il était là depuis plus d’une heure, dans ce foyer lambrissé décoré de pennons de lances, et il semblait décidé à attendre durant une éternité. Farad’n se pencha plus près de l’écran. Ce maître d’armes des Atréides, cet instructeur de Paul Muad’Dib avait profité de toutes ces années passées sur Arrakis. Il y avait comme une nouvelle jeunesse dans sa démarche. Certes, le régime à base d’épice avait eu son effet, de même que cet équilibre métabolique qui ne se trouvait que dans les cuves tleilaxu. Mais Idaho se souvenait-il encore de son passé véritable, avant sa renaissance de ghola ? Nul de tous ceux que les Tleilaxu avaient ressuscité ne pouvait le prétendre. Ce Duncan Idaho était une énigme…
Les rapports sur sa mort étaient dans la bibliothèque. Le Sardaukar qui l’avait terrassé avait rapporté que dix-neuf d’entre eux étaient tombés aux pieds d’Idaho. Dix-neuf Sardaukar ! Cette chair méritait bien les cuves de régénération. Pourtant, les Tleilaxu avaient choisi d’en faire un mentat. Étrange créature revenue d’entre les morts. Par-dessus tous ses talents, il était devenu computeur humain. Qu’en éprouvait-il ?
Pourquoi a-t-il tenté de se tuer ?
Farad’n connaissait les talents qui lui étaient propres et il n’entretenait que peu d’illusions à cet égard. Il était archéologue et historien, juge des hommes. La nécessité avait fait de lui un expert dans l’étude de ceux qui allaient le servir, la nécessité et l’analyse attentive des Atréides. Il considérait que tel était le prix que l’on avait toujours exigé de l’aristocratie. Exercer le pouvoir, cela impliquait des jugements précis et incisifs sur ceux qui soutenaient votre pouvoir. Combien de souverains s’étaient effondrés par les fautes et les excès de leurs subordonnés.
L’étude approfondie des Atréides révélait un talent exceptionnel dans l’art de choisir ses serviteurs. Ils avaient su préserver la loyauté, entretenir l’ardeur de leurs soldats.
Idaho ne se conformait pas à ce personnage.
Pourquoi ?
Farad’n plissa les paupières comme s’il voulait voir au-delà de la peau de cet homme. Il émanait d’Idaho une impression de durée, le sentiment qu’il ne pouvait connaître l’usure du temps. Il formait un tout, un ensemble organisé et solidement intégré. Cet être qui était sorti des cuves tleilaxu transcendait l’humain. Farad’n en était persuadé. Il percevait dans ce nouvel homme une sorte de mouvement auto-régénérateur, tout comme s’il agissait en accord avec des lois immuables, renaissant chaque matin, transformé à chaque terme. Il se déplaçait selon une orbite fixe, solidement, comme une planète autour de son étoile. Les pressions ne pouvaient le casser, elles ne parviendraient qu’à modifier imperceptiblement son orbite sans opérer le moindre changement radical.
Pourquoi s’est-il tranché un poignet ?
Quel qu’ait pu être son motif, il n’avait agi que pour les Atréides, pour sa Maison. Il orbitait autour de l’étoile des Atréides à tout jamais.
On dirait qu’il considère que la présence de Dame Jessica ici, en mon pouvoir, ne fait que renforcer celui des Atréides. Mais, se souvint Farad’n, c’est un mentat qui pense ainsi. Cela donnait à cette conclusion une autre profondeur.
Les mentats se trompaient, mais rarement.
Ayant atteint cette conclusion, Farad’n fut sur le point d’ordonner à ses serviteurs de renvoyer Dame Jessica en même temps que Duncan Idaho.
Il hésita, puis renonça. Cet homme et cette femme – ce ghola-mentat et cette sorcière Bene Gesserit – étaient des pions d’une valeur inconnue dans ce jeu du pouvoir. Il fallait renvoyer Idaho sur Arrakis car cela y provoquerait certainement des troubles, mais Dame Jessica devrait demeurer ici et déverser son étrange savoir pour le bien de Corrino.
Farad’n n’ignorait pas qu’il jouait un jeu subtil et mortel, désormais. Mais, depuis des années, il s’était préparé à cette possibilité, depuis qu’il avait pris conscience de son intelligence supérieure, de sa sensibilité supérieure par rapport à tous ceux qui l’entouraient. Pour l’enfant qu’il était, cette découverte avait été effrayante. La bibliothèque avait été un asile, pour lui, de même que son professeur.
Pourtant, il était maintenant assailli par le doute et se demandait s’il était bien à la hauteur du jeu. Il avait rejeté sa mère, avait écarté ses conseils, mais les décisions qu’elle avait prises avaient toujours été dangereuses pour lui. Les tigres ! Leur entraînement avait relevé de l’atrocité et leur usage de la stupidité. Ils avaient été dépistés si aisément ! Wensicia ne pourrait qu’être reconnaissante d’être simplement frappée de bannissement… Sur ce point, se dit-il, le conseil de Dame Jessica épousait parfaitement ses aspirations. Elle devrait lui révéler les voies de cette réflexion Atréides.
Les doutes de Farad’n commençaient à s’estomper. Il pensa à ses Sardaukar qui redevenaient rudes et vifs grâce à l’entraînement rigoureux et à l’existence stricte qu’il avait prescrits. Ses forces étaient minimes mais elles étaient capables, à nouveau, d’affronter les Fremen d’égal à égal. Ce qui ne servait pas à grand-chose aussi longtemps que les limitations du Traité d’Arrakeen s’étendraient à l’importance des forces armées. Les Fremen continueraient de dominer les Sardaukar en nombre, aussi longtemps qu’ils ne seraient pas affaiblis et bloqués par la guerre civile.
Il était encore trop tôt pour envisager une bataille entre Fremen et Sardaukar. Il avait besoin de temps. Il avait besoin d’alliés nouveaux qui lui viendraient des Maisons Majeures mécontentes et des Maisons Mineures récemment consolidées. Il avait besoin du financement de la CHOM. Il avait besoin d’un délai pour permettre à ses Sardaukar de devenir plus forts et aux Fremen de s’affaiblir.
Il revint à l’écran, à l’image du ghola si patient. Pourquoi Idaho désirait-il voir Dame Jessica en un tel moment ? Il devait savoir qu’on les espionnait, que chacun de leurs gestes, de leurs mots était enregistré et analysé.
Pourquoi ?
Le regard de Farad’n s’écarta de l’écran pour se poser sur l’étagère à côté de la console de contrôle. Il pouvait distinguer dans la pâle lumière électronique les bobines qui contenaient les tout derniers rapports d’Arrakis. Il eut une pensée de reconnaissance pour ses espions : ils accomplissaient consciencieusement leur mission, il lui fallait le reconnaître. Il y avait des motifs de plaisir et d’espérance dans ces bobines. Farad’n ferma les yeux, et les passages importants défilèrent dans son esprit, dans ce style bizarrement littéraire qu’il donnait aux bobines pour son usage personnel :
La planète devenant fertile, les Fremen se trouvent libérés des pressions de la terre, et leurs nouvelles communautés perdent le caractère traditionnel du sietch-refuge. Dans la vieille culture du sietch, depuis l’enfance, les Fremen s’entendaient enseigner le dogme : « Tout comme la connaissance de ton être propre, le sietch forme une base ferme à partir de laquelle tu t’avances dans le monde et dans l’univers. »
Les Fremen traditionalistes disent : « Regarde le Massif », entendant par là que la Loi est la science maîtresse. Mais la nouvelle structure sociale a provoqué le relâchement de ces vieilles restrictions légales : la discipline devient laxiste. Les nouveaux chefs Fremen ne connaissent plus que le Bas Catéchisme de leurs ancêtres, et que cette part de leur histoire qui est camouflée dans la structure mythique de leurs chants. La population des communautés nouvelles est plus ouverte, moins constante. Ses membres se querellent plus souvent et réagissent plus difficilement à l’autorité. Le vieux peuple des sietch est plus discipliné, plus enclin à des actions de groupe et à un travail plus intense. De même, il est plus prudent quant à ses ressources. Le vieux peuple continue de croire que l’accomplissement de l’individu est dans la société organisée. Les plus jeunes ont tendance à s’écarter de cette croyance. Les survivants de l’ancienne culture, lorsqu’ils regardent les jeunes, déclarent : « Le vent de mort a rongé leur passé. »
Farad’n aimait le mordant de son propre résumé. Cette nouvelle diversité que connaissait Arrakis ne pouvait engendrer que la violence. Tous les concepts essentiels étaient désormais gravés sur ces bobines :
La religion de Muad’Dib est fermement fondée sur la tradition culturelle de l’ancien sietch Fremen alors que la nouvelle culture s’éloigne de plus en plus de ces disciplines.
Et, une fois encore, Farad’n se demanda pourquoi Tyekanik avait embrassé cette religion. Avec cette nouvelle morale, son comportement était devenu bizarre. Il semblait parfaitement sincère tout en donnant l’impression d’être manipulé contre sa volonté. Comme s’il s’était aventuré dans un tourbillon pour en connaître la force et s’était retrouvé prisonnier de forces contre lesquelles il ne pouvait lutter. Ce qui troublait Farad’n, c’était la plénitude absolument neutre de la conversion du Bashar.
C’était un retour à de très vieux usages Sardaukar. Un avertissement : les jeunes Fremen pourraient bien un jour opérer un tel retour, les traditions infuses, enracinées prévaudraient.
Une nouvelle fois, les pensées de Farad’n revinrent aux rapports inscrits dans les bobines. Il y lisait une chose inquiétante : la persistance d’un vestige culturel hérité du plus lointain passé Fremen – « L’Eau de Conception ». Le liquide amniotique était recueilli à la naissance de l’enfant et, distillé, il devenait la première eau de sa vie. La tradition voulait qu’une marraine serve cette eau à l’enfant en disant : « Voici l’eau de ta conception. » Même les jeunes Fremen continuaient de suivre cette tradition.
L’eau de ta conception.
L’idée de boire une eau distillée à partir du liquide amniotique était révoltante pour Farad’n. Il songea à Ghanima, dont la mère était morte alors qu’elle absorbait cette eau étrange. Avait-elle repensé à ce lien singulier qui l’unissait à son passé ? Probablement pas. Elle avait été éduquée en Fremen. Tout ce qui était naturel et admissible pour les Fremen l’était pour elle.
Farad’n regretta brusquement la mort de Leto II. Il aurait aimé discuter de ce point avec lui. Peut-être en aurait-il l’occasion avec Ghanima.
Mais pourquoi Idaho a-t-il voulu se trancher un poignet ?
La question revenait chaque fois que ses yeux se posaient sur l’écran-espion. Avec ses doutes. Il aurait tant voulu s’abîmer dans la mystérieuse transe de l’épice, comme Paul Muad’Dib, percer l’avenir et connaître les réponses à ces questions qui le hantaient. Quelle que fût la quantité de Mélange qu’il absorbait, sa conscience ordinaire persistait en un flot singulier de maintenant, ne reflétant qu’un univers d’incertitudes.
Sur l’écran, une servante venait d’ouvrir la porte de l’appartement de Dame Jessica. Elle fit signe à Idaho qui se dressa immédiatement et passa le seuil. La servante ne manquerait pas de faire un rapport détaillé à Farad’n mais, sa curiosité à nouveau piquée, il appuya sur une touche pour observer Idaho qui pénétrait dans le salon des appartements de Jessica.
Le mentat semblait si calme et contrôlé. Et ses yeux de ghola étaient insondables.
33
Avant toute chose, le mentat doit être un généraliste, et non un spécialiste. Il est sage que, dans les moments importants, les décisions soient supervisées par des généralistes. Les experts et les spécialistes vous conduisent rapidement au chaos. Chasseurs de poux vétilleux, ils sont une source intarissable de chicaneries inutiles. Le mentat-généraliste, d’un autre côté, doit apporter un solide bon sens à ses décisions. Il ne doit pas se couper du courant principal des événements de l’univers. Il doit demeurer capable de déclarer : « Pour le moment, il n’y a pas de vrai mystère. Ceci est ce que nous voulons maintenant. Cela peut apparaître faux plus tard, mais nous ferons les corrections nécessaires quand le moment sera venu. » Le mentat-généraliste doit comprendre que tout ce que nous pouvons identifier comme étant notre univers fait simplement partie de phénomènes plus vastes. L’expert, au contraire, regarde en arrière, dans les catégories étroites de sa propre spécialité. Le généraliste, lui, regarde au loin ; il cherche des principes vivants, sachant pertinemment que de tels principes changent, qu’ils se développent. Le mentat-généraliste regarde les caractéristiques du changement lui-même. Il ne peut exister de catalogue permanent pour de tels changements, aucun traité ou manuel. C’est sans préconception qu’il faut les regarder, tout en se demandant : « Que fait cette chose ? »
C’était le jour du Kwisatz Haderach, le premier jour Saint pour ceux qui suivaient Muad’Dib. Il célébrait Paul Muad’Dib, devenu dieu, comme une personne qui était partout simultanément, le mâle Bene Gesserit en qui les descendants mâle et femelle s’étaient fondus en une puissance invisible qui faisait de lui Celui-qui-a-Tout. Les fidèles appelaient ce jour Ayil, le Sacrifice, pour commémorer sa mort qui avait rendu sa présence « réelle en tout lieu ».
Le Prêcheur choisit le matin de ce jour pour réapparaître sur la plaza, devant le temple d’Alia, défiant ouvertement l’ordre d’arrestation lancé contre lui et que nul ne pouvait ignorer. La trêve fragile était maintenue entre la Prêtrise et les tribus qui s’étaient rebellées dans le désert, mais elle était un élément tangible et omniprésent qui engendrait le malaise chez tous ceux qui se risquaient dans Arrakeen. Le Prêcheur ne ferait que renforcer cette atmosphère.
C’était le vingt-huitième jour du deuil officiel du fils de Muad’Dib. Six jours s’étaient écoulés depuis la cérémonie du souvenir, à la Vieille Passe, qui avait été retardée par la rébellion. Pourtant, même les combats n’avaient pas interrompu le Hajj. Le Prêcheur savait qu’il y aurait foule sur la plaza en ce jour. La plupart des pèlerins essayaient d’être présents sur Arrakis pour le Ayil « pour sentir la Sainte Présence du Kwisatz Haderach en ce jour qui est le Sien ».
Le Prêcheur arriva à la première lueur du jour sur la place déjà bondée de fidèles. Sa main était posée sur l’épaule de son jeune guide et il sentait dans sa démarche tout l’orgueil cynique que le garçon éprouvait. Comme le Prêcheur s’avançait, les pèlerins épièrent la moindre nuance de son comportement. Une telle attention n’était pas complètement désagréable pour le jeune guide et le Prêcheur acceptait cela comme une simple nécessité.
Il s’arrêta sur le troisième palier du Temple et attendit que s’éteignent les murmures et les chuchotements. Le silence passa comme une vague sur la foule. Aux limites de la plaza, des bruits de pas précipités annoncèrent que d’autres badauds accouraient pour entendre. Le Prêcheur s’éclaircit la gorge. Il faisait encore froid à cette heure et la plaza demeurait plongée dans l’ombre, le soleil effleurant à peine le haut des maisons.
« Je suis venu rendre hommage à Leto Atréides II et prêcher à sa mémoire ! commença le Prêcheur de cette voix puissante qui évoquait irrésistiblement celle des appeleurs de ver. Je le fais par compassion pour tous ceux qui souffrent. Je vous le dis : Leto mort a appris que demain n’est pas encore là et qu’il pourrait bien ne pas venir. Le moment présent est le seul instant et le seul lieu par nous observable dans notre univers. Je vous le dis : savourez ce moment et comprenez ce qu’il vous enseigne. Apprenez que la croissance et la mort d’un gouvernement se lisent dans la croissance et la mort de ses citoyens. »
Un murmure d’inquiétude courut sur la plaza. Le Prêcheur ironisait-il sur la mort de Leto II ? L’assistance se demanda si les Gardes de la Prêtrise n’allaient pas surgir, maintenant, pour arrêter le blasphémateur.
Mais Alia savait que le Prêcheur ne serait pas interrompu. Elle avait ordonné qu’il fût épargné en ce jour. Elle se trouvait au second rang de l’assistance et elle ne perdait pas un seul geste du Prêcheur. Elle avait revêtu un vrai distille dont le masque d’humidité lui dissimulait le nez et la bouche, ainsi qu’une robe dont elle avait rabattu le capuchon sur ses cheveux.
Était-il possible que ce fût Paul ? se demandait-elle. Les années auraient fort bien pu le changer ainsi. Il avait toujours magnifiquement usé de la Voix, ce qui rendait difficile son identification par le discours du Prêcheur. Celui-ci, pourtant, savait obtenir ce qu’il voulait par la Voix et Paul n’aurait pu faire mieux. Alia se dit qu’elle devait absolument connaître l’identité du Prêcheur avant d’agir contre lui. Elle était pour l’heure éblouie par ses paroles.
Elle n’y lisait aucune ironie. Il séduisait par des sentences définitives prononcées avec une sincérité convaincante. Son auditoire pouvait parfois trébucher sur leur sens et comprendre que telle avait été son intention afin de mieux leur enseigner. Conscient de la réaction de la foule, il reprit : « L’ironie dissimule parfois l’impuissance à réfléchir plus loin que les suppositions d’autrui. Je ne suis pas ironique. Ghanima vous a dit que l’on ne pourrait laver le sang de son frère. Je l’approuve.
« On dira que Leto est allé là où son père s’en est allé, qu’il a fait ce qu’il avait fait. L’Église de Muad’Dib dit que, au nom de sa propre humanité, il a choisi un chemin qui pouvait sembler absurde et téméraire, mais que l’histoire reconnaîtra. Dès maintenant, cette histoire est récrite.
« Je vous dis encore, moi, qu’il y a une autre leçon à tirer de ces vies et de leur terme. »
Alia, à l’aguet de la moindre nuance, se demanda pourquoi le Prêcheur parlait de terme et non de mort. Cela impliquait-il que l’un ou l’autre, ou les deux, n’étaient pas réellement morts ? Comment cela était-il possible ? Un Diseur de Vérité avait confirmé le récit de Ghanima. Que cherchait donc ce Prêcheur ? Exposait-il un mythe ou une réalité ?
« Écoutez bien cette autre leçon ! gronda-t-il brusquement en levant les bras. Si vous voulez posséder votre humanité, abandonnez l’univers ! »
Puis il baissa les bras et le regard de ses orbites vides se posa droit sur Alia. Il parut s’adresser intimement à elle. Son attitude était si nette que nombreux furent ceux qui se retournèrent pour observer Alia. Elle frissonna, effrayée par la puissance qui émanait du Prêcheur. Ce pouvait être Paul ! Ce devait l’être.
« Mais je réalise, dit-il, que les humains ne peuvent guère supporter la réalité. Nombreuses sont les vies qui ne sont que des fuites hors de soi-même. Nombreux sont ceux qui préfèrent les vérités de l’écurie. Vous plongez la tête dans le râtelier et vous mâchez tout votre soûl jusqu’à votre mort. Les autres vous utilisent à leurs fins. Jamais vous ne quittez l’écurie, jamais vous ne dressez la tête pour être vous-même. Muad’Dib est venu vous parler de cela. Si vous ne comprenez pas son message, vous ne pouvez le révérer ! »
Quelqu’un réagit, au sein de la foule. Peut-être un Prêtre déguisé dont la mâle voix rauque monta en un cri : « Tu ne vis pas la vie de Muad’Dib ! Comment oses-tu dire aux autres comment ils doivent le révérer ? »
« Parce qu’il est mort ! » tonna le Prêcheur.
Alia tourna la tête pour voir qui avait eu l’audace d’interpeller le Prêcheur. Elle ne parvint pas à l’apercevoir mais sa voix lui parvint à nouveau, entre les têtes innombrables : « Si tu le crois vraiment mort, alors tu es seul désormais ! »
C’est un Prêtre, certainement, pensa Alia. Mais elle n’arrivait pas à identifier cette voix.
« Je ne suis venu que pour poser une simple question, dit le Prêcheur. La mort de Muad’Dib doit-elle être suivie du suicide moral de tous les hommes ? Est-ce donc ce qui suit inévitablement le Messie ? »
« Alors tu admets qu’il est le Messie ! » hurla la voix.
« Pourquoi pas, puisque je suis le prophète de son temps ? » demanda le Prêcheur.
Il y avait une telle assurance, un tel calme dans sa voix et dans son attitude que son contradicteur fut réduit au silence. Un murmure inquiet, comme une plainte sourde et animale monta de la plaza.
« Oui, reprit le Prêcheur, je suis le prophète de ces âges. »
Alia, qui concentrait toute son attention sur lui, décela les subtiles inflexions de la Voix. Certainement, il parviendrait à contrôler la foule. Avait-il reçu l’entraînement Bene Gesserit ? Était-ce encore un nouveau tour de la Missionaria Protectiva ? Peut-être n’y avait-il là rien qui pût se rapporter à Paul. Peut-être n’était-ce qu’un nouvel épisode de l’éternel jeu du pouvoir ?
« J’énonce le mythe, j’énonce le rêve ! Je suis le docteur qui délivre l’enfant et annonce qu’il est né. Pourtant, je viens à vous à l’heure de la mort. N’êtes-vous pas surpris ? Cela devrait secouer vos âmes ! »
Il y avait de la colère dans ces paroles, mais Alia comprit ce qu’elles indiquaient. Avec tant d’autres, elle se rapprocha un peu plus de cet homme immense au vêtement d’un autre temps. Son attention fut alors attirée par son jeune guide : il avait le regard étincelant et il semblait si insolent. Muad’Dib aurait-il pu s’attacher les services de ce jeune cynique ?
« Je veux vous déranger ! cria le Prêcheur. Telle est mon intention ! Je suis venu ici combattre la fraude et les tricheries de votre religion conventionnelle, institutionnalisée ! Comme toutes les autres religions, elle glisse vers la lâcheté, vers la médiocrité, l’inertie et l’autosatisfaction. »
Des murmures de colère se firent entendre au centre de la foule.
Alia perçut les tensions qui venaient d’apparaître et se demanda avec une joie mauvaise si des troubles n’allaient pas éclater. Le Prêcheur pourrait-il les dominer ? Sinon, il risquait fort de mourir ici même.
« Toi, Prêtre qui m’as contredit ! » lança le Prêcheur en tendant le doigt.
Il sait ! se dit Alia, et un frisson d’excitation passa en elle, éveillant une émotion presque sexuelle. Ce Prêcheur jouait un jeu dangereux, mais il le faisait avec art.
« Toi, Prêtre dans ton mufti, tu n’es que l’aumônier de l’autosatisfaction. Ce n’est pas Muad’Dib que je suis venu défier mais toi ! Ta religion peut-elle donc être réelle quand elle ne te coûte rien et ne comporte aucun risque ? Est-elle réelle dès lors que tu t’engraisses sur elle ? Est-elle réelle alors que tu commets des atrocités en son nom ? D’où vient que vous ayez dégénéré depuis la révélation originale ? Réponds-moi, Prêtre ! »
Mais le contradicteur, cette fois-ci, resta silencieux. Et Alia prit conscience que la foule, à nouveau, buvait avidement les paroles du Prêcheur. En attaquant la Prêtrise, il venait de s’acquérir leur sympathie. Et, si les espions ne se trompaient pas, la plupart des pèlerins et des Fremen croyaient que cet homme était Muad’Dib.
« Le fils de Muad’Dib a payé de sa vie ! Ils ont payé le prix ! Et qu’a donc laissé Muad’Dib ? Une religion qui se défait de lui ! »
Comme ces paroles seraient différentes si elles venaient de Paul, songea Alia. Il faut que je sache !
Elle se rapprocha encore et d’autres avec elle. Elle aurait presque pu, maintenant, en tendant la main, toucher ce mystérieux prophète. Il se dégageait de lui une odeur de désert, faite d’épice et de silex. Le Prêcheur et son jeune guide étaient couverts de poussière, comme s’ils arrivaient tout droit du bled. Les mains du Prêcheur étaient marquées de veines saillantes. Il avait dû porter une bague à la main gauche : la trace était encore visible. Paul avait porté une bague, au même doigt, très précisément : le Faucon des Atréides que l’on gardait désormais au Sietch Tabr et que Leto aurait porté à son tour s’il avait vécu… si elle lui avait permis d’accéder au trône.
Une fois encore, le Prêcheur parut fixer Alia de ses orbites vides et son ton redevint intime, alors même que sa voix restait assez forte pour que chacun pût l’entendre.
« Muad’Dib vous a montré deux choses : un futur certain et un futur incertain. En pleine conscience, il a affronté l’ultime incertitude du plus vaste univers. Il s’est écarté aveuglément de sa position sur ce monde. Il nous a montré que les hommes doivent toujours faire ainsi, et choisir l’incertain plutôt que le certain. »
Alia remarqua que sa voix, comme il prononçait ces derniers mots, avait un accent de prière. Elle tourna la tête de tous côtés et glissa la main jusqu’au manche de son krys. Si je le tuais là, maintenant, que feraient-ils ? A nouveau, elle se sentait excitée, à la lisière du plaisir. Si je le tuais avant de me dévoiler et de dénoncer le Prêcheur comme un imposteur, un hérétique ?
Mais s’ils lui prouvaient qu’il était bien Paul ?
Quelqu’un la poussa en avant, encore un peu plus près de lui. Elle luttait contre la colère tout en étant subjuguée par la présence du Prêcheur. Était-ce Paul ? Par les dieux inférieurs, que pouvait-elle faire ?
« Pourquoi nous a-t-on pris un autre Leto ? demanda le Prêcheur, et il y avait un chagrin sincère dans sa voix. Répondez-moi si vous le pouvez ! Ahhhh, leur message est clair : abandonnez la certitude. (Il répéta cela avec une force de stentor.) Abandonnez la certitude ! C’est l’ordre le plus profond de la vie. C’est tout ce qu’est la vie. Nous sommes lancés dans l’inconnu, dans l’incertain. Pourquoi ne pouvez-vous pas entendre Muad’Dib ? Si la certitude revient à la connaissance absolue d’un avenir absolu, alors ce n’est que la mort déguisée ! Un tel avenir devient maintenant ! Il vous a montré cela ! »
Avec une précision terrifiante, le Prêcheur tendit la main et la referma sur le bras d’Alia. Il avait agi sans la moindre hésitation, sans le moindre tâtonnement. Elle essaya de lui échapper, mais il serra les doigts et son emprise devint douloureuse. Il lui parla en face et ceux qui entouraient Alia refluèrent en hâte.
« Que t’a dit Paul Atréides, femme ? » demanda-t-il.
Comment sait-il que je suis une femme ?
Elle aurait voulu plonger dans ses vies intérieures, chercher leur protection, mais le monde qui était en elle était silencieux, effrayé, fasciné tout comme elle par cette figure du passé.
« Il t’a dit que l’achèvement équivaut à la mort ! cria le Prêcheur. La prédiction absolue est un achèvement… elle est la mort ! »
Elle tenta de se dégager. Elle songea à prendre son couteau et à frapper, mais elle n’osa pas. Elle n’avait jamais été paralysée de la sorte.
Il leva la tête pour s’adresser au-delà d’elle à la foule.