Un cargo chargé d’armes est attaqué par des pirates somaliens. Le commandant réussit à photographier l’un d’eux. La photo parvient à la CIA qui découvre ainsi que les pirates somaliens se sont alliés aux « Shebabs », les taliban somaliens et qu’ils préparent des actions terroristes. Malko, qui a déjà travaillé sur la Somalie file au Kenya, base arrière des pirates. Après avoir été kidnappé par leurs complices, il découvre que la seule « source » capable de les renseigner se trouve à Mogadiscio, l’endroit le plus dangereux du monde. Il s’y rend en compagnie d’une « stringer » somalienne de la CIA, Hawo et parvient à contacter la « source », qui sert désormais d’interprète aux pirates. Ce dernier promet de le rejoindre à Mombasa, dès qu’il aura l’information.Ce qu’il fait, mais les shebabs l’ont surveillé et il est abattu avant d’avoir pu parler à Malko. Cependant, son dernier geste, avant de mourir, permet à Malko de déduire le nom du bateau qui doit être attaqué : un énorme « gazier », qui transporte 80.000 m3 de gaz liquéfié.

Gérard de Villiers

Pirates

CHAPITRE PREMIER

Le « Burah Océan » faisait des ronds dans l’eau, au beau milieu de l’océan Indien, par une belle nuit claire, filant à dix nœuds pour économiser le fuel, à environ deux cent miles nautiques à l’est de Hobyo, petit port de pêche somalien situé à deux cent quatre-vingts kilomètres au nord de Mogadiscio, jadis capitale de la République Populaire de Somalie.

Hélas, depuis 1991, la Somalie avait explosé, lorsque le dictateur Syad Barré avait été chassé par un consortium de « warlords », bien décidés à démembrer le pays et à s’en partager les dépouilles.

Leur plan avait réussi au-delà de toute espérance. L’ancienne Somalie, grande comme trois fois la France, avait éclaté en trois grandes entités — du nord au sud, le Somaliland, le Puntland et la Somalie, où régnait l’anarchie la plus totale, lieu d’affrontement entre des milices féroces et surannées qui s’expliquaient à l’arme lourde au milieu de la population.

Au-delà de tout affrontement religieux. D’ailleurs, à Mogadiscio même, la Grande Mosquée et la cathédrale catholique avaient toutes deux été réduites à des tas de gravats.

Or, l’ex Somalie était un pays homogène : même ethnie, même religion — musulmane — et même langue. Donc, à l’abri des guerres tribales qui décimaient l’Afrique depuis la décolonisation. Partant de ce constat en apparence encourageant et armés de leur bonne foi, les Américains avaient, en 1994, tenté une opération de sauvetage en débarquant à Mogadiscio armés de probité candide et de sacs de riz. But avoué et avouable de l’opération : mettre fin au règne des « warlords » qui tenaient le pays en coupe réglée.

Hélas, le résultat n’avait pas été à la hauteur des espérances américaines. Quelques années plus tard, ce qui restait de l’opération « Restore Hope » était un excellent film, « Black Hawk Down » relatant la perte de deux hélicoptères US, le massacre de 18 Rangers américains par les milices somaliennes et le nettoyage qui avait suivi, laissant environ 4000 Somaliens, miliciens et civils, sur le carreau.

Depuis, le monde civilisé avait oublié la Somalie. Aux « Warlords » avaient succédé des « Tribunaux Islamiques » cherchant à instaurer la charia, eux-mêmes chassés par une expédition de l’armée éthiopienne sponsorisée par Washington.

Les Éthiopiens avaient entamé le dialogue avec les Islamistes à l’arme lourde, massacrant encore plus de civils et se contentaient depuis, modestement, de tenu quelques points d’appuis à Mogadiscio et à Baidoa, permettant l’établissement à Mogadiscio d’un Gouvernement Transitoire Fédéral dont l’autorité ne dépassait pas un jet de pierre. Appuyés mollement par un contingent militaire de l’Union Africaine — l’AMISOM — dont les soldats, terrés peureusement autour de l’aéroport de Mogadiscio, vendaient leurs armes à ceux qu’ils étaient chargés de combattre pour améliorer un ordinaire., il faut le reconnaître, extrêmement médiocre.

Les « Warlords » plus ou moins éliminés, les Tribunaux Islamiques en déroute, une nouvelle milice était née : les Shebabs, jeunes islamistes radicaux, admirateurs d’Al Qaida, bien décidés à établir un Émirat islamiste en Somalie. Se heurtant à quelques milices privées, mais à l’armement considérable, qui subsistaient encore.

En dépit de cette déliquescence, ce pays, sans vrai gouvernement, sans administration, sans police, sans armée, sans douane, sans infrastructures, parvenait à survivre. En effet, sur les huit millions de Somaliens, au moins deux se trouvaient à l’étranger, une dispora qui faisait vivre ceux restés au pays.

Et puis, on se débrouillait ! Au principal marché de Mogadiscio, Bakara, on trouvait de tout. Des boutres yéménites, omanais, dubaiotes, y déversaient les biens les plus sophistiqués. Le dollar avait remplacé le shilling somalien dont il fallait désormais 30000 pour obtenir un dollar.

On mourait toujours beaucoup en Somalie, de maladie ou de guerre, mais les Somaliens, nomades, habitués à prévoir l’avenir, avaient développé toutes sortes de combines pour survivre. La plus récente et la plus juteuse était la piraterie.

Sport qui avait toujours prospéré autour du golfe d’Aden mais sur une petite échelle. Seulement, depuis un an, des pêcheurs, poussés par le désir légitime de nourrir leurs familles, s’étaient attaqués aux chalutiers venant écumer les eaux territoriales de ce pays sans loi, bordé par 2600 kilomètres de côtes. Les premières victimes avaient donc été quelques chalutiers de différentes nationalités. Les Somaliens en avaient rendu certains contre des rançons confortables et en avaient gardé d’autres. La vue des liasses de dollars leur avait donné des idées... D’artisanale, la piraterie était devenue industrielle. Et de plus en plus rentable.

Le « Buruh Océan » était l’exemple parfait de cette transformation. Extérieurement, il ressemblait à ce qu’il avait été dans une vie précédente : un modeste chalutier russe de soixante-dix pieds en campagne de pêche... Seulement, la sienne s’était interrompue six mois plus tôt, lorsque le « Buruh Océan » s’était approché un peu trop des côtes somaliennes.

Pris à l’abordage par un « speedboat » de huit mètres hérissé de Somaliens munis de filets de pêche, mais, aussi de Kalachnikovs et de lance-roquettes RPG7, il avait dû gagner le port d’Hobyo où son équipage avait été débarqué puis échangé, quelques semaines plus tard, contre une rançon de 45000 dollars.

Bien que le système bancaire somalien ne soit plus qu’un souvenir, l’argent était parvenu facilement aux pirates d’Hobyo. Versé à une officine de « Hawala » à Dubai et transféré à la « branche » de Hobyo. Ce réseau financier était tenu par des familles somaliennes installées un peu partout sur la planète. On ne travaillait qu’en famille car tout reposait sur une confiance absolue. Dans ces circuits, il n’y avait pas de chèques sans provision, seulement des gorges tranchées.

L’argent de ces premières rançons avait été judicieusement utilisé. De Mombasa, au Kenya, on avait fait venir des barques rigides d’une grande solidité, de Chine, des moteurs de 75 chevaux trois cylindres, solides et bon marché, et, de Dubai, une petite merveille technologique : l’Automatic Identification System.

Vendu pour la modeste somme de 1300 euros chez tous les shipshandlers.

CHAPITRE II

L’AIS représentait le rêve impossible de tout pirate en puissance. D’usage récent — moins de dix ans — il permettait à n’importe quel navire équipé d’un récepteur d’identifier les bâtiments se trouvant en mer dans un rayon d’une quarantaine de miles nautiques. Grâce à une combinaison de deux écrans et d’une.« souris », le tout relié à une antenne fixée au point le plus haut du bateau.

Cerise sur le gâteau : un règlement international, ignorant évidemment l’existence de la piraterie, obligeait tout bâtiment de plus de 300 tonneaux à être équipé d’un émetteur AIS. Comme ce matériel, censé augmenter la sécurité, était en vente libre, n’importe qui pouvait se le procurer, même par correspondance.

C’est grâce à l’AIS que le « Buruh Océan » avait entamé sa seconde carrière comme « mothership » de pirates.

Il quittait Hobyo avec le plein de vivres et de fuel, traînant derrière lui deux barques rigides, et un équipage mixte, moitié pirates, moitié marins.

Il n’y avait plus qu’à se poster sur le « rail » maritime emprunté par les navires se dirigeant vers le sud, à activer le récepteur AIS, et à choisir sa proie. Délicate attention, l’écran de l’AIS donnait le nom du navire repéré, sa nationalité, sa vitesse, son cap, et le cap qu’il fallait prendre pour le rejoindre.

En sus des proies, il permettait de repérer les navires de guerre de la Ve flotte Ils ou ceux de la Task Force 150 croisant dans l’Océan Indien. En cas de danger, le « Buruh Océan » s’éloignait prudemment.

Cette nuit-là, il était à l’affût depuis déjà deux heures et Ibrahim Issaq Yarow, l’opérateur de l’AIS, commençait à avoir mal aux yeux à force de fixer son écran.

Soudain, il sursauta : un petit triangle orange venait d’apparaître en haut, à droite, de son grand écran, souligné d’un numéro de neuf chiffres, son code OMI dont les trois premiers chiffres donnaient la nationalité du navire.

Fiévreusement, Ibrahim Issaq Yarow passa au plus petit écran et tapa le numéro OMI. Quelques secondes plus tard, une série d’indications s’affichèrent sur l’écran : MV FAINA, battant pavillon de Belize, cargo. Port d’attache Sebastopol, port de destination Mombasa. Suivaient la taille du navire, son tirant d’eau, sa position, latitude et longitude, son cap, sa vitesse et son statut. En utilisant sa souris, l’opérateur obtint le dernier renseignement, le plus important à ses yeux : en suivant le cap 320, le « Buruh Océan » ne se trouvait qu’à 32 miles nautiques du MV Faina. C’est-à-dire deux heures de mer.

Toutes ces indications étant actualisées toutes les vingt secondes, c’était un jeu d’enfant d’intercepter leur proie. Prodigieusement excité, Ibrahim Issaq Yarow se leva pour aller avertir le chef des pirates, Garda Abdi, surnommé « l’homme qui ne dort jamais ».

Garda Abdi ne sentait même pas la chaleur poisseuse de l’étroit réduit situé sous la dunette, à l’atmosphère irrespirable, baptisé pompeusement la cabine du commandant. Des parois d’acier, un hublot toujours fermé, une sourde odeur de gas-oil et des matelas posés à même le sol.

Le pirate venait de regagner son antre, après un bref tour sur le pont. Frappé d’insomnie chronique, il avait du mal à dormir plus de quatre heures par nuit. Il regarda quelques instants la fille endormie sur un des matelas, enroulée dans un long pagne, Saida, sa troisième épouse qu’il venait de s’offrir avec une partie de l’argent de sa précédente rançon. Une ravissante vierge de quatorze ans et demi que sa famille lui avait cédée pour cinq mille dollars...

Dans sa hâte de la consommer, il l’avait emmenée dans l’expédition du « Buruh Océan », privilège du chef, mais la laissait enfermée à double tour, afin de ne pas susciter la concupiscence de ses hommes qui, eux, n’avaient pas droit à cette gâterie.

Il se laissa tomber sur le matelas, s’approcha, puis écarta doucement le pagne, dévoilant les jambes de Saida qui se réveilla en sursaut. Croisant le regard luisant de lubricité de son mari, elle comprit immédiatement la raison de sa visite.

D’ailleurs, déjà, il défaisait son pantalon de toile, exhibant un caleçon mauve gonflé par un sexe déjà en érection. Il n’avait pas eu le temps de l’enlever quand, docilement, Saida défit son pagne, apparaissant entièrement nue. Il faisait trop chaud pour porter des dessous et, d’ailleurs, elle n’en mettait jamais. Son nouveau mari tenait à ce qu’elle soit toujours prête à être utilisée.

Sans un mot, elle s’allongea sur le dos, les cuisses déjà ouvertes, prête à se faire saillir. Priant pour qu’il ne soit pas trop brutal. Garda contempla longuement son corps gracile, avec ses petits seins hauts, sa peau mate, luisante de transpiration. Le tangage du chalutier l’excitait. Machinalement, il commença à se masturber à travers son caleçon, sous le regard inquiet de son épouse.

Il n’eut pas le temps de se manueliser longtemps. À vingt-six ans, même en se goinfrant de Khat, il pouvait faire l’amour plusieurs fois par jour. Il fit enfin glisser son caleçon mauve, découvrant le long sexe recourbé comme un cimeterre dont il était très fier. Saida écarta encore plus les cuisses. Garda n’était pas du genre câlin et ignorait même l’existence du clitoris. La plupart des Somaliennes étaient d’ailleurs excisées, ce qui réglait la question... Soudain, en contemplant le triangle de fourrure noire, le jeune pirate eut envie d’autre chose.

— Retourne-toi ! lança-t-il.

Saida obéit sans discuter, se mettant automatiquement à quatre pattes, le visage contre la paroi de la cabine. Garda sentait son cœur cogner contre ses côtes. La vue de cette croupe merveilleusement callipyge lui mettait l’eau à la bouche. Les Somaliennes étaient réputées pour la beauté de leur chute de reins et le grain de leur peau.

Il prit son sexe de la main gauche et tâtonna entre les cuisses disjointes jusqu’à ce qu’il trouve l’ouverture du sexe juvénile. Légèrement humide, mais, hélas, ce n’était pas l’excitation, seulement la transpiration... Il se cala bien et, de toutes ses forces, donna un violent coup de rein en avant, faisant pénétrer son « cimeterre » aux trois quarts dans le ventre de sa très jeune épouse.

Saida poussa un cri bref. L’imposante massue était disproportionnée pour son sexe déjà peu enthousiaste...

Garda n’en eut cure.

Une fois bien abuté, il saisit Saida par les hanches et donna un second coup de rein, afin de faire pénétrer tout son sexe. La jeune femme poussa encore un cri de souris. Avec l’impression d’être ouverte en deux. Garda se retira presque entièrement, et repartit aussitôt à l’assaut. Avec tant de vigueur que, poussée en avant, la tête de Saida heurta la paroi d’acier de la cabine.

Son mari continua de plus belle. Peu à peu, les muqueuses de Saida se dilataient et il la prenait plus facilement. Volontairement, il retenait son plaisir car il avait bien l’intention de terminer sa récréation dans ses reins.

Il adorait être serré à se faire mal.

Maintenant, à chacun de ses coups de reins, la tête de Saida cognait la paroi d’acier avec un bruit sourd, ce dont Garda se moquait. Au contraire, il prenait son élan pour mieux s’enfoncer en elle. Il allait se retirer pour violer enfin ses reins — la première fois, il avait dû la menacer de l’égorger si elle ne se laissait pas faire — quand on tambourina à la porte d’acier.

— On l’a repéré ! cria Ibrahim Issaq.

Garda regarda son sexe raide, rouge et brûlant.

— J’arrive ! cria-t-il.

À la fois joyeux et frustré, il s’enfonça une seule fois dans les reins de sa femme qui hurla de douleur. Il eut quand même le temps de lâcher sa semence, aplatissant Saida sur le matelas et se retirant aussitôt. Le temps de remettre son caleçon et son pantalon de toile, il sortait, prenant le temps de refermer soigneusement la porte de la cabine et de glisser la clef dans une poche secrète de son pantalon.

— Où est Hashi ? demanda-t-il.

— Au pied de la dunette.

— Réveille les autres, je m’occupe de lui.

Le reste de l’équipage et les pirates dormaient dans l’entrepont, au-dessus de la cale. Garda Abdi se dirigea vers la passerelle et aperçut une forme enroulée dans une couverture, d’où ne dépassait qu’un keffieh rose.

Hashi Farah, en dépit de son jeune âge, était déjà un héros des Shebabs, les milices islamistes qui étaient en train de grignoter la Somalie, village après village. Il militait depuis plus de dix ans. Au départ, en 1998, il avait accueilli en Somalie les rescapés de l’équipe d’Al Qaida qui avait fait sauter l’ambassade des États-Unis à Nairobi. Ensuite, grâce à leurs contacts, il avait été combattre en Afghanistan pendant plus d’un an. À son retour, il avait rejoint comme chef la milice d’un des tribunaux islamiques les plus radicaux, Ifka Halane Court.

Se distinguant par sa haine des gaalo. À Mogadiscio, il avait installé un camp d’entraînement dans un ancien cimetière italien dont il avait déterré tous les corps pour les jeter à la mer, afin qu’ils ne souillent pas ce lieu devenu musulman. Garda Abdi le secoua légèrement et il se réveilla en sursaut.

— Inch Allah, mon frère ! annonça le pirate, nous allons accomplir la volonté de Dieu.

Le jeune shebab s’ébroua, écartant la couverture. Il portait une longue tunique blanche avec un pantalon traditionnel, très large, et son torse disparaissait sous les étuis de toile des chargeurs d’AK 47. S’il dormait sur le pont, c’est qu’il souffrait du mal de mer et ne supportait pas de rester dans un espace confiné. Il ramassa sa Kalach, vérifia le pistolet glissé dans sa ceinture et demanda :

— C’est bien le Faina ?

— Viens voir toi-même. C’est affiché sur l’écran.

Spontanément, le shebab étreignit Garda Abdi.

— Tu vois que tu as bien fait de suivre mes conseils ! remarqua-t-il.

— C’est vrai ! reconnut Garda Abdi.

Depuis le début de la piraterie, c’était la première opération « mixte », entre shebabs et pirates. Au départ, les shebabs, dans leur intégrisme, avaient déclaré que la piraterie était un crime contre l’Islam et qu’ils la désapprouvaient. Tout en ne se mêlant pas des opérations menées au Puntland et à Hobyo.

Les pirates établis à Hobyo n’avaient que peu de contacts avec les shebabs, ceux-ci se trouvant beaucoup plus au sud, vers Mogadiscio, à une exception près. À Haradhère, 410 kilomètres au nord de Mogadiscio, et à une centaine de kilomètres au sud d’Hobyo, les shebabs avaient installé une tête de pont et se rendaient fréquemment à Hobyo. C’est ainsi que Garda Abdi et Hashi Farah s’étaient retrouvés. Tous deux membres du clan Darod et de son sous-clan, les Majarteen, ils étaient, en plus, vaguement cousins.

C’est lui qui, un jour, avait fait une proposition à Garda Abdi.

— Nous avons appris qu’un bateau chargé d’armes doit arriver à Mombasa, avait-il expliqué. Grâce à nos contacts à Mombasa, nous sommes en mesure de connaître sa date d’arrivée.

— D’où vient-il ?

— D’Europe. D’Ukraine. Nous aimerions nous emparer des armes légères et des munitions qu’il transporte. Ensuite, vous ferez ce que vous voulez avec le bateau et l’équipage.

Garda Abdi avait réuni ses amis et leur avait soumis la proposition du shebab. Sans beaucoup d’hésitations, ils avaient accepté : même sans sa cargaison, un navire de la taille du Faina pouvait rapporter une très grosse rançon.

Tout le monde était gagnant...

En plus, grâce à l’information donnée par les Shebabs, ils ne perdraient pas de temps.

Voilà comment Hashi Farah et deux de ses hommes s’étaient retrouvés sur le Buruh Océan.

— Viens dans la passerelle, conseilla Garda Abdi. Mes hommes se préparent. Pour le moment, il n’y a rien à faire.

Ils se retrouvèrent quelques instants plus tard devant les écrans de TAIS. Désormais, le Buruh Océan et le MV Faina étaient matérialisés par deux petits triangles qui se rapprochaient l’un de l’autre. En poussant ses machines, le chalutier russe pouvait atteindre vingt nœuds.

Sur le pont, les pirates attendaient, après avoir vérifié leurs armes et leur équipement.

Rien ne se passa pendant plus d’une heure, puis Garda Abdi montra au shebab un point lumineux droit devant eux.

— C’est le Faina ! annonça-t-il. Il ne se trouve plus qu’à cinq miles environ.

Il sortit de la dunette et lança un ordre à ses hommes. Ceux-ci se mirent à haler les deux barques attachées à l’arrière du chalutier, de façon à les mettre à couple avec le Buruh Océan. Ensuite, en utilisant des échelles lancées le long de la coque, la première équipe, avec ses armes et son matériel, prit place dans la première embarcation.

Dès qu’elle fut pleine, elle largua son amarre et s’éloigna, tandis que les derniers hommes commençaient à descendre l’échelle pour s’installer dans la seconde barque.

— Allons-y, mon frère ! lança Garda Abdi à Hashi Farah.

Normalement, il aurait dû partir avec la première barque, mais, connaissant l’aversion du shebab pour l’élément marin, il était resté avec lui.

Courageusement, Hashi Farah enjamba le bastingage et commença à descendre maladroitement le long de l’échelle. Ceux qui étaient déjà installés dans la barque l’aidèrent à y atterrir. La partie la plus délicate : il suffisait d’un coup de houle pour se casser une cheville.

Dès que Garda Abdi fut descendu à son tour, la seconde embarcation se décolla à son tour du Buruh Océan.

Les deux mirent ensuite le cap sur le Faina dont on apercevait les feux de position. À 35 nœuds, ils l’auraient rejoint en un quart d’heure.

L’abordage réussi, le « mothership » repartirait vers la côte, tandis que les pirates emmèneraient leur « prise » en face d’Hobyo pour y commencer les négociations.

Heureusement, la mer était calme, la lune pleine et la nuit plutôt claire. Debout, à l’avant, se retenant à un bout, Garda Abdi regardait les lumières du Faina se rapprocher.

Assis derrière lui, Hashi Farah essayait de faire bonne figure. Lui qui avait connu les combats d’Afghanistan et les bombardements éthiopiens, se sentait mal à l’aise sur cette étendue noire et mouvante.

La barque tanguait violemment et, de nouveau, il se sentit mal, mais, pour rien au monde, il n’aurait avoué sa faiblesse. L’odeur de l’essence lui donnait la nausée. Pour se changer les idées, il décida de ne plus quitter des yeux les lumières du Faina.

Si tout se passait bien,dans quelques minutes, ils seraient à bord.

Viktor Nikolski, le commandant en second du MV Faina, vracquier ukrainien battant pavillon de Bélize, parcourait distraitement un vieil exemplaire de « Kommerçant » dans le poste de commandement, à côté de l’homme de barre, Piotr, un Letton barbu aux yeux bleus, silencieux comme un sphinx.

Il abandonna son journal pour aller se pencher sur la table des cartes, afin de vérifier la position du navire. Ils longeaient la côte somalienne, à environ 200 miles nautiques après avoir franchi le détroit d’Aden. Viktor Nikolski calcula qu’ils avaient encore environ cinquante trois heures de mer avant d’arriver à Mombasa, au Kenya, leur destination finale. Le MV Faina ne dépassait guère quinze nœuds en croisière.

Un long voyage depuis Sebastopol où le vracquier naviguant pour le compte de Kaabyle Shipping, un armateur enregistré au Belize pour des raisons fiscales, avait chargé 3200 tonnes d’armements divers, dont trente-trois chars lourds T.72, des blindés légers sur roues BRB, des mitrailleuses, des explosifs, des munitions. Une commande de l’État kenyan.

Viktor Nikolski retourna s’asseoir. Le calme était absolu sur le vracquier. À part lui, l’homme de barre, l’officier de permanence aux machines, les autres membres d’équipage, tous ukrainiens, sauf trois Russes et Piotr le Letton, dormaient dans leurs couchettes. L’Océan Indien était relativement calme, le vent faible et la nuit plutôt claire.

L’itinéraire qu’ils suivaient était le « rail » emprunté par des centaines de navires contournant la Corne de l’Afrique et descendant ensuite vers le sud. Avec son énorme château arrière flanqué de deux hautes cheminées bleues, le MV Faina n’était pas très beau. Ce château occupait presque le tiers du pont, ce qui lui donnait une silhouette particulière. Après trois jours à Mombasa, ils repartiraient vers une autre destination, selon les ordres de leur armateur.

Le commandant en second reprit son journal, luttant pour ne pas céder au sommeil. Encore trois heures avant le changement de quart prévu à six heures du matin.

* * *

De la surface de l’océan agité par une houle légère, la coque du MV Faina ressemblait à un impressionnant mur noir et luisant de quinze mètres de haut. Un immeuble de cinq étages.

Hashi Farah n’arrivait pas à détacher les yeux du château arrière, se demandant comment les deux petites barques allaient pouvoir attaquer un tel mastodonte. Afin de s’écarter du remous des hélices, elles bifurquèrent pour se placer parallèlement au vracquier. Heureusement, leur moteur de trois cylindres chinois de 75 chevaux leur donnait une grande maniabilité et une vitesse de pointe de plus de trente nœuds.

L’une derrière l’autre, les deux barques arrivèrent à la hauteur du MV Faina et réglèrent leur vitesse sur la sienne, éloignées d’une quinzaine de mètres de leur cible.

Un des pirates se dressa à l’avant de la première, en équilibre sur le plat-bord, malgré la houle. Tenant fermement un lance-harpon, long tube relié à une bouteille d’air comprimé à 80 bars, posée dans le fond de la barque. L’homme braqua son engin avec un angle de 45° sur le bastinguage du vracquier.

Fasciné, Hashi Farah ne le quittait pas des yeux, assistant pour la première fois à cette opération audacieuse. À l’extrémité du long piston coulissant dans le tube du lance-harpon, était fixé un gros grappin, lui-même relié par un mousqueton à deux échelles de spéléologue lovées à l’avant de l’embarcation. L’homme en équilibre sur le plat-bord abaissa la main gauche. Aussitôt, son partenaire, accroupi au fond de la barque, actionna le levier libérant l’air comprimé. Le grappin entraînant les deux échelles de spéléologue fila vers le pont du MV Faina. L’opération ne générait qu’un « pschitt » léger, noyé dans le bruit de la houle.

Déjà, l’homme de barre à l’arrière de la barque donnait un coup de moteur pour se rapprocher du vracquier et venir se coller contre sa coque. Il était temps : le grappin avait disparu quelque part sur le pont du MV Faina et les deux échelles de spéléologue pendaient le long de la coque sombre. Le vracquier continuait sa course, la barque des pirates collée à lui comme une sangsue, évitant les chocs trop violents contre la coque du navire grâce à un bordage de vieux pneus.

C’était le moment délicat.

Celui qui avait lancé le grappin jeta le lanceur au fond de l’embarcation, et se pencha en avant, saisissant un des barreaux d’acier de l’échelle. Il tira dessus de toutes ses forces et elle ne s’abaissa pas : le grappin avait croche dans quelque chose de solide.

L’homme se retourna.

Garda Abdi, le chef de l’expédition, était déjà debout. Il gagna l’avant de la barque et, à son tour, attrapa l’échelle. C’était à lui de monter le premier. Accroché des deux mains aux barreaux longs d’une vingtaine de centimètres, il commença à grimper le long de la coque, enfilant ses baskets à toute vitesse dans les barreaux, suivi par l’autre pirate. Pointe-talon, il s’élevait comme un singe dans un cocotier, avec une facilité déconcertante, un pistolet automatique Tokarev dans un sac en plastique suspendu à son cou par un lacet.

Il était déjà à plusieurs mètres de hauteur lorsqu’un coup de houle brutal éleva la barque presque à sa hauteur, avant de la faire plonger à nouveau.

Hashi Farah crut se trouver dans un manège de foire. On ne voyait déjà plus les deux hommes, parvenus presque au bastingage du MV Faina et les autres pirates commençaient à monter à leur tour.

Aborder de cette façon un navire lancé à 15 nœuds, en pleine mer, la nuit, demandait des nerfs d’acier.

Heureusement, la récompense était au bout : plusieurs millions de dollars à se partager. Dans un pays où une famille arrivait à survivre avec 3 dollars par jour, cela motivait...

Il ne restait plus dans la barque que l’homme de barre, un dernier pirate et Hashi Farah. Celui-ci prit son courage à deux mains et se leva, gagnant l’avant de la barque. Le dernier pirate le soutint tandis qu’il attrapait l’échelle et commençait à grimper maladroitement. Arrosé par un paquet de mer, trempé, gêné par la Kalach accrochée dans son dos, il se demanda s’il allait arriver en haut.

Grimpé derrière lui, le dernier pirate l’encourageait de la voix.

Hashi Farah n’avait même pas peur : il avait tout simplement envie de se laisser tomber... Enfin, il aperçut la barre horizontale du bastingage et s’y accrocha, comme un chat qui parvient à s’extirper d’une baignoire.

À la surface de la mer, la première barque venait de s’éloigner, laissant la place à la seconde dont les occupants commencèrent à grimper à leur tour, apportant l’armement « lourd » : deux RPG7 et leurs roquettes.

* * *

Fedor Nemichenko, en train d’arpenter le pont du MV Faina pour une ronde, s’immobilisa, alerté par un bruit métallique derrière lui. Il se retourna, examinant le pont et ne vit rien de suspect. Il continua son chemin, sans s’inquiéter. Il y avait tant de bruits bizarres sur un gros navire comme le Faina...

Cinq minutes plus tard, il avait regagné sa couchette.

* * *

Garda Abdi atteignit, épuisé, le bastingage du vraquier. Tous ses muscles étaient douloureux mais il avait envie de hurler de joie en enjambant la barre d’acier et en sentant sous ses pieds le pont métallique. Il s’appuya au plat-bord pour reprendre son souffle, grelottant de froid, et fit passer par-dessus sa tête le lacet au bout duquel était pendue son arme.. En un clin d’oeil, il l’eut sortie du plastique et fait passer une balle dans le canon.

Un à un, ses hommes le rejoignirent. Il dut aider Hashi Farah à franchir le bastingage. Visiblement, le shebab n’en pouvait plus. Il demeura immobile, muet, aspirant avidement l’air marin.

Ils se trouvaient à l’arrière du Faina devant la masse du château arrière où s’ouvrait une porte aux angles arrondis qui menait certainement à la dunette. À part le bruit de la mer et du vent, le silence était absolu.

Le plus dur était fait. Les équipages des navires de commerce ayant l’interdiction d’être armés, ils ne risquaient pas de se heurter à une résistance dangereuse.

Garda Abdi attendit que tous ses hommes soient sur le pont pour manœuvrer le levier ouvrant la porte donnant accès au château arrière.

Devant lui, s’ouvrait un escalier métallique. Il s’y engagea silencieusement, suivi d’une partie de ses hommes et de Hashi Farah.

* * *

Viktor Nikolski ne leva pas la tête en entendant la porte de la passerelle de commandement s’ouvrir. Quand, enfin, il se tourna dans la bonne direction, il crut que son cœur s’arrêtait : un jeune homme au teint sombre, vêtu d’une longue chemise marron à carreaux visiblement trempée et d’un pantalon trop large, venait de surgir dans le local et le menaçait d’un pistolet !

L’officier ukrainien se leva et l’intrus lui lança en mauvais anglais :

— You no move !

Piotr, l’homme de barre, pétrifié, n’avait pas bougé, accroché à son volant de bois. N’en croyant pas ses yeux. Certes, il avait déjà entendu parler des pirates, mais il n’aurait jamais cru en voir en chair et en os. Ne recevant pas d’ordre de son chef, il demeura à son poste, conservant le même cap, sud, sud-ouest.

Fou de rage, Viktor Nicolski pointa son index sur l’homme au pistolet et lança :

— You, bandit !

Le mot russe désignant les criminels.

— No bandit, soldier ! répliqua le Somalien.

Deux hommes venaient de surgir derrière lui, armés de Kalachs à crosse pliante, l’un coiffé d’un keffieh rose, jeune et barbu, le regard farouche.

— You have weapons ? demanda le premier arrivé. L’officier ukrainien secoua la tête négativement.

— No, we are a merchant veassel.

Il se rapprocha discrètement de la radio VHF. Avant tout, prévenir le monde extérieur de ce qui se passait. S’il y avait un navire de guerre dans les parages, il se précipiterait à leur secours.

— You captain ? continua le pirate.

— No, he is sleeping.

Le Somalien arbora un large sourire et se frappa la poitrine de la main gauche.

— Now, I captain. You obey me.

— You are bandits ! rugit l’officier ukrainien, révulsé.

Le visage de son interlocuteur s’assombrit.

— No. We are soldiers of the Army of Somalia. From now, I am the somalese officer in command of this ship. If you do not resist, everything will be ail right.

Le Somalien s’approcha de la table des cartes, y jeta un coup d’oeil et se retourna vers Viktor Nicolski.

— You take cape 120. I repeat One Two Zéro. You understand "broken English" ?

L’Ukrainien inclina la tête affirmativement. Il n’avait pas besoin d’aller consulter une carte pour savoir que le cap 120, c’était la direction de la côte somalienne. Il tentait de se souvenir de quel port ils étaient le plus proche.

Ce qui avait finalement peu d’importance.

— I want tea ! lança le chef des pirates. Very hot tea.

Il regarda en contrebas, au travers des parois vitrées. Ses hommes étaient en train d’amarrer leurs deux barques à l’arrière du MV Faina.

Viktor Nicolski prit la barre et demanda à Piotr d’aller chercher du thé aux cuisines. Inutile d’exciter les envahisseurs. Lui aussi avait aperçu les autres pirates sur le pont : le MV Faina était bel et bien entre les mains. Un de ceux qui avaient envahi la dunette s’était assis par terre et parlait dans un Thuraya avec de grands éclats de rire.

L’homme au keffieh, silencieux et semblant épuisé, s’était installé dans le vieux fauteuil de bois réservé au capitaine et semblait lutter contre le sommeil.

Désormais, le vracquier ukrainier filait vers la côte somalienne, bien au nord de Mogadiscio.

* * *

Christopher Whitcomb, commandant le destroyer « Howard » appartenant à la Vème Flotte de l’US Navy, regardait pensivement le message que venait de lui apporter l’officier radar.

Le « Howard » appartenant à la Task Force 150, ratissait l’océan Indien, à la recherche de tous événements suspects liés potentiellement au terrorisme. La chasse aux pirates n’était pas dans ses attributions, mais le radar venait de signaler le brutal changement de course d’un navire en route pour Mombasa, qui se dirigeait désormais droit vers les côtes somaliennes.

Or, personne n’allait dans cette direction sans y être forcé. Malheureusement, le « Howard » se trouvait à la latitude de Eyl, dans le Puntland, à environ 300 miles du navire qui venait d’effectuer ce changement de cap suspect. Soit à une douzaine d’heures de mer, à pleine vitesse.

Il était trop loin pour pouvoir identifier ce navire par l’AIS, ce qui lui aurait apporté de précieuses indications. Il se contenta donc d’expédier un message « flash » au CentCom de Manama, signalant la manœuvre anormale et demandant de suivre au radar l’itinéraire du mystérieux navire.

Après avoir terminé son quart, il allait prendre un peu de repos lorsqu’on lui apporta un message « urgent high priority » du CentCom.

Après diffusion de son alerte sur toutes les fréquences marines, on venait d’identifier, grâce à un appel de son armateur, le navire qui avait changé de course. Il s’agissait d’Un cargo ukrainien chargé de 3 200 tonnes de matériel de guerre destiné au Kenya !

Vraisemblablement attaqué par des pirates et qui se dirigeait désormais vers le port somalien de Hobyo. Le CentCom donnait donc l’ordre au « Howard » de faire route vers Hobyo pour tenter d’y arriver avant le MV Faina et, de toute façon, à s’opposer si besoin était par la force, au déchargement de ce matériel de guerre.

Dans une zone comme la Somalie, c’était verser de l’essence sur un feu déjà bien allumé.

Si les chars lourds T.72 ne semblaient pas être utiles aux milices somaliennes, l’armement léger et les munitions du MV Faina valaient sûrement de l’or à leurs yeux.

Jusque-là, les autorités américaines avaient toujours appliqué aux pirates la politique du « benign neglect ». Elles ne connaissaient qu’une seule mission : la guerre contre le terrorisme. Le cas du Faina était différent. Les groupes islamistes somaliens, comme les Shebabs, étaient considérés comme des filiales d’Al Qaida et il n’était pas question de les laisser se renforcer.

* * *

Le jour s’était levé. Désormais, dans le poste de commandement du MV Faina, ils étaient quatre. Le commandant en second Viktor Nikolski, un marin à la barre et deux pirates. Celui qui avait fait irruption, pistolet au poing, et l’autre, coiffé du keffieh rose, qui n’avait pas ouvert la bouche et paraissait épuisé. Il avait juste avalé un peu de thé. Impossible même de savoir s’il comprenait l’anglais.

Fedor Nemichenko, l’officier radio, vint se joindre à eux, détendu. Grâce au message qu’il avait envoyé sur la fréquence MAYDAY, durant la nuit, le monde entier savait désormais que le MV Faina était aux mains des pirates somaliens. Or, le vracquier ukrainien se trouvait encore dans les eaux internationales. Ce qui laissait un mince espoir à l’équipage du vracquier. N’importe quel navire de guerre de n’importe quelle nation avait le droit d’intervenir par la force pour le libérer.

Les pirates n’étaient qu’une douzaine, la plupart très jeunes. Certains même n’étaient armés que de coutelas... En tout, ils avaient six Kalachnikovs, deux RPG7 et des pistolets. Hélas, pour le moment, l’horizon restait vide. Or, dans cinq heures au plus, ils seraient dans les eaux somaliennes.

Soudain, l’homme au keffieh rose eut une sorte de hoquet, pâlit et échangea quelques mots dans sa langue avec l’autre pirate avant de sortir de la dunette. Les deux Ukrainiens le virent émerger sur le pont et se pencher au-dessus du bastingage, vomissant tout ce qu’il avait dans le corps...

— Le salaud, s’il pouvait crever ! fit à mi-voix Fedor Nemichenko.

Hélas, on ne mourait pas du mal de mer...

D’ailleurs, le pirate remonta et reprit sa place dans le fauteuil de bois.

Quelques instants plus tard, il s’endormait. Son compagnon lança aux deux officiers ukrainiens, menaçant.

— You stay same cap !

Avant de s’éclipser. Lui aussi émergea sur le pont et se mit à parler avec ses hommes.

Fedor Nemichenko et Viktor Nikolski échangèrent un regard, après avoir fixé le pirate endormi. Il avait un pistolet dans un étui à sa ceinture, et sa Kalach à crosse pliante était posée à terre. À deux, ils pouvaient facilement le neutraliser et s’emparer de ses armes.

— On pourrait... commença l’officier radio.

Viktor Nikolski secoua la tête.

— Cela ne servirait à rien. En bas, ils ont des Kalachs. On va se faire tuer pour rien. Va plutôt prendre ta caméra et fais une photo. On va la transmettre par e-mail. Il est peut-être connu...

L’officier radio s’éclipsa et fut de retour quelques instants plus tard.

Le pirate au keffieh dormait toujours.

Tranquillement, Fedor Nemichenko prit plusieurs clichés. Il venait de terminer lorsque le chef des pirates réapparut. Juste au moment où l’officier radio quittait la dunette. Sa caméra à la main.

Le Somalien lui jeta un regard soupçonneux mais ne réagit pas, ne s’étant pas encore aperçu que l’homme au keffieh rose s’était endormi. Lorsqu’il le réalisa, Fedor Nemichenko avait disparu.

Le pirate secoua l’homme au keffieh qui se réveilla en sursaut. Les deux hommes eurent une brève conversation en somalien et l’homme au keffieh rose sauta sur ses pieds braquant son pistolet sur Viktor Nikolski en vociférant. Son compagnon jeta :

— You take picture !

— No, jura l’officier ukrainien.

Déjà, l’autre glapissait dans son dos, désignant la porte menant au pont inférieur.

— Where he go ? You tell or I kill you. Viktor Nikolski tenta de le calmer :

— In his cabin ! I suppose.

— Take me there !

Poussé par le canon du pistolet, il dut s’engager dans l’escalier métallique, priant pour que Fedor Nemichenko ait eu le temps de dissimuler sa caméra.

Fedor Nemichenko avait immédiatement glissé le chargeur de sa caméra numérique dans son ordinateur, pour expédier les photos à son armateur.

Lorsque la porte de la cabine radio s’ouvrit à la volée, l’opération était déjà terminée. Le pirate au keffieh rose brandit son pistolet sous son nez en hurlant :

— Caméra ! Caméra !

L’Ukrainien, sans perdre son calme, se retourna et lui montra la caméra posée à côté de l’ordinateur.

— Hère.

L’autre pirate tendit la main.

— Give me film !

Demande impossible à satisfaire avec une caméra numérique. L’officier ukrainien écarta les bras avec un sourire.

— No film !

Méfiant, le pirate se mit à examiner l’appareil sous toutes les coutures. Il allait le reposer quand, brusquement, son regard tomba sur l’écran de l’ordinateur qui affichait en plein écran sa photo en train de dormir. Il poussa un hurlement de fureur, braqua son pistolet sur l’écran et appuya sur la détente de l’arme.

L’écran explosa et la photo disparut.

Hélas, cela ne suffît pas à le calmer. Il avait compris. Sans un mot, il se tourna vers Fedor Nemichenko et appuya sur la détente. Une seule fois.

Le projectile pénétra dans le crâne de l’officier de marine ukrainien, à la base du nez, le foudroyant. Il tomba comme une masse, aussitôt bourré de coups de pieds par son meurtrier, déchaîné. Ce dernier ne se calma que lorsque deux des pirates attirés par la détonation surgirent, Kalachnikov au poing. C’était trop tard pour la photo et pour celui qui l’avait envoyée.

Ivre de fureur, Hashi Farah regardait ce qui restait de l’ordinateur, se demandant si sa photo avait pu être envoyée ou non.

Lui savait que c’était d’une importance cruciale.

CHAPITRE III

La partie gauche de l’écran de l’ordinateur de Mark Roll, le chef de station de la CIA à Nairobi, était occupée par une photo représentant un homme en train de dormir. Moustache, barbe courte et bien taillée, un keffieh rose sur la tête, plutôt jeune. La peau sombre et les traits fins des Somaliens.

À droite, d’autres photos sorties de la banque de données de la CIA regroupant tous les individus fichés comme djihadistes, défilaient lentement, chacune accompagnée d’une légende résumant le « pedigree » de l’individu.

Chaque photo demeurait un certain temps sur l’écran, afin de permettre la comparaison entre les deux documents. Celui de gauche avait été transmis aux stations de la CIA traitant la Somalie : Djibouti, au nord et Nairobi, au sud. Djibouti s’occupait principalement du Somaliland, autogéré depuis quelques années par un gouvernement installé à Berbera, sur le golfe d’Aden. Et, également de sa continuation vers le sud, le Puntland, englobant la « Corne de l’Afrique » et une partie de la côte somalienne de l’océan Indien. Deux morceaux de l’ancienne Somalie, relativement calmes sur le plan du terrorisme, ce qui permettait aux Américains, désormais installés en force à Djibouti, de se concentrer sur le Yemen, juste de l’autre côté de la mer Rouge, où les « malfaisants » pullulaient.

Grâce à des drones « Predator », équipés de missiles « Hellfire » lancés du camp des Spécial Forces Lemonnier, les Américains arrivaient à frapper de petits groupes terroristes en plein désert yéménite où ils se croyaient en sûreté jusqu’au moment où ils étaient pulvérisés par ce feu venu du ciel.

Le travail de la station de Nairobi était beaucoup plus important, car c’est dans la partie sud du pays démantelé qui avait gardé le nom de Somalie et conservé Mogadiscio comme capitale d’un pays fantôme, que pullulaient les groupes islamistes plus ou moins liés à Al Qaida. Même si l’armée éthiopienne en avait chassé certains, ils renaissaient sans cesse de leurs cendres, sous de nouvelles appellations. C’est ainsi que les Tribunaux Islamiques avaient cédé la place aux « Shebabs », sorte de talibans somaliens.

Là aussi, les drones faisaient merveille, à condition d’avoir localisé la cible.

Pour ce faire, la CIA avait recruté les plus avides des « warlords » qui se partageaient le territoire pour traquer et, ensuite, kidnapper les terroristes supposés. Quelques rares « field officers », triés sur le volet, dirigeaient les opérations sous des couvertures de journalistes ou d’humanitaires. Ensuite, lorsque le « suspect » avait été échangé contre une valise de dollars, il n’y avait plus qu’à appeler par téléphone satellite un hélicoptère basé sur un des navires de guerre américains croisant au large de la côte somalienne.

Emprisonnés et interrogés dans ces prisons flottantes, les suspects étaient ensuite répartis dans différents pays, pas trop regardants sur les droits de l’homme.

Fin 2006, les Américains étaient passés à la vitesse supérieure, en finançant et encourageant une invasion éthiopienne dont les troupes avaient mis les infâmes Tribunaux Islamiques en déroute.

Hélas, trois fois hélas, dix-huit mois plus tard, tout était à recommencer. Une nouvelle race d’Islamistes déchaînés, les Shebabs, repartaient à l’assaut, menaçant de submerger tout le pays, se noyant dans les centaines de milliers de réfugiés chassés de Mogadiscio.

Dernier pathétique effort pour contrer le chaos, le Gouvernement Fédéral Transitoire, installé d’abord à Baidoa, puis à Mogadiscio, sous le double parapluie américain et éthiopien, se révélait un échec à peu près total.

Le président de cette entité floue, Abdullahi Yusuf Ahmed, 82 ans, parkinsonien, plus vieux greffé du foie au monde, passait beaucoup plus de temps à Londres ou à Nairobi que dans sa « green zone » de Mogadiscio, protégée par quelques centaines de fidèles. Quant à son « gouvernement » et aux membres de son Parlement dont la corruption faisait exploser les normes africaines plutôt tolérantes dans ce domaine, ils se contentaient de toucher leurs subsides et de les faire fructifier... Quasi impuissante, la CIA regardait le chaos monter, priant pour que les deux derniers fléaux somaliens, les Shebabs et les pirates, ne fassent pas leur jonction.

C’est pourquoi la photo de l’homme au keffieh rose endormi dans la dunette du MV Faina, transmise aux Américains par son armateur, avait fait dresser les cheveux sur la tête des analystes de Langley.

Le keffieh rose était le signe distinctif des Shebabs, mais les pirates aimaient bien se déguiser.

Mark Roll, qui n’en pouvait plus de voir défiler des barbus djihadistes sur son écran, repoussa son fauteuil à roulettes et lança à Tom Kricker, son « deputy ».

— OK, y ou take over. Je vais prendre un sandwich à la cafétéria.

Il y avait rendez-vous avec une ravissante de l’US Aid dont le bâtiment était situé juste derrière le leur. Et Mark Roll faisait partie de ceux qui ne croyaient pas à un rapprochement Shebabs pirates.

Même le fait que cet homme au keffieh rose ait abattu l’officier radio du Faina, simplement parce qu’il l’avait photographié, ne l’ébranlait pas. En Afrique, on tue pour le motif le plus futile. La vie humaine n’a strictement aucune valeur. De plus, les pirates qui s’étaient emparés d’une trentaine de navires depuis le début de l’année 2008, étaient connus pour leur brutalité : très jeunes, analphabètes, ivres de khat, il leur arrivait même de s’entretuer... Et surtout, la doctrine officielle de Langley affirmait que les groupes de pirates opérant à partir du Puntland et de la Somalie, n’avaient rien à voir avec les groupes islamistes. C’était du pur banditisme, soutenu en sous-main par les autorités locales qui prélevaient leur dîme. En Somalie, tout était possible : le contenu des cargos du PAM qui débarquaient à Darka était pour la plus grande partie « confisqué » par les groupes armés qui le revendaient ensuite à ceux qui auraient dû les recevoir gratuitement. Impavides, les Nations Unies, drapées dans leur bonne conscience, continuaient à les goinfrer sans état d’âme.

Ce n’était pas leur argent...

Mark Roll était presque arrivé à la porte lorsqu’une exclamation le fit se retourner.

— Bingo ! venait de lancer Tom Kricker.

Le chef de Station revint sur ses pas et s’arrêta devant l’écran ; son pouls s’envola : cette fois, les deux photos, à droite et à gauche de l’écran, représentaient manifestement le même individu ! À droite, il était en tenue afghane — camiz-charouar coiffé d’un pacol une longue barbe, une Kalach accrochée à l’épaule et des chargeurs ceinturant sa poitrine, au milieu d’un groupe de combattants armés comme lui, dont un homme âgé portant trois roquettes de RPG 7 sur le dos.

Lorsque Mark Roll lut la légende de la photo, il sentit le sang se retirer de son visage ; « Al Afghani », Hashi Farah, Somalien né à Baidoa, ayant combattu en Afghanistan au sein d’Al Qaida, en 2002 et 2003. Portant le n°5 dans la liste des djihadistes « wanted ».

Fiévreusement, le chef de Station tapa le code secret permettant l’accès à une bio plus complète et l’imprimante cracha quelques instants plus tard des abominations.

Hashi Farah avait rejoint Al Qaida en Afghanistan en 2002, juste après la défaite des talibans. Il avait combattu dans le sud et l’est, en compagnie de plusieurs autres Somaliens dont le plus « connu » était un certain Farug Abdullah « Ayro », son beau-frère. Celui-ci était accusé de nombreux crimes et enlèvements, en Somalie et dans le Puntland. Entre autres, le meurtre en 2005 d’une journaliste britannique, Kate Peyton.

Dans l’entourage somalien de Hashi Farah, on avait repéré des membres d’Al Qaida ayant participé à l’attentat contre l’ambassade américaine de Nairobi, en 1998, qui avait fait 243 morts.

Tout cela constituait déjà un beau pedigree, mais le dernier paragraphe de la « bio » envoya le pouls de Mark Roll au plafond. Hashi Farah « Al Afghani » était le « deputy » de celui considéré par les Américains comme le chef militaire des Shebabs. Moktar Ali Robow, 40 ans, ayant combattu en Afghanistan de 2001 à 2003, connu aussi sous le nom de « Abu Mansour », opérant désormais à partir de Mogadiscio et considéré comme responsable de toutes les opérations importantes des shebabs.

Son alter ego, Haweys, un ancien officier du NSS, le KGB somalien, sous le dictateur Syad Barré, représentait l’idéologue de l’équipe.

Mark Roll contempla longuement les deux photos affichées sur l’écran.

La présence de Hashi Farah sur le MV Faina ne pouvait pas être un hasard. Donc, cette opération de piraterie était une « joint-venture », Shebabs pirates.

Logique : les Shebabs avaient besoin d’argent, ayant promis à leurs combattants une « solde » de 70 dollars par mois. On savait peu de choses de leur financement sinon qu’il était assuré par la diaspora somalienne et les Services soudanais. Désormais, il semblait y avoir une troisième source. L’alliance des pirates et des Shebabs pouvait s’avérer explosive.

Mark Roll décida de renoncer provisoirement à sa pause sandwich et s’installa à son bureau pour préparer une note urgente à destination de Langley. Qui allait s’ajouter à la litanie des mauvaises nouvelles quotidiennes. Les colonnes de Shebabs progressaient régulièrement depuis Kismayo, en direction de Mogadiscio. Prenant possesssion, sans tirer un coup de feu, de toutes les villes côtières. Dès qu’ils étaient installés, ils établissaient la charia, flagellant les fumeurs de khat, lapidant les femmes infidèles, forçant les boutiques à fermer aux heures de la prière, interdisant les cinémas et la musique, tout ce qui pouvait offenser leur rigorisme rétrograde.

Mais comme ils coupaient la main des voleurs et avaient chassé les warlords, la population les accueillait plutôt bien.

La CIA voyait monter du sud cette vague inquiétante qui ne se déplaçait pourtant qu’avec quelques 4x4, des Toyota armées d’une mitrailleuse, entourées de Shebabs équipés d’armes légères. Après avoir pris le port de Marka, ils n’étaient plus qu’à une cinquantaine de kilomètres de Mogadiscio où d’autres Shebabs combattaient, noyés dans la population, et de plus en plus actifs. Pour la première fois, on avait été obligé de fermer l’aéroport international de Mogadiscio, qui servait pourtant de support à tous les trafics et à l’arrivée du précieux khat... Le GFT multipliait les réunions à Nairobi, à Baidoa ou à Djibouti, sans obtenir le moindre résultat. Comble de l’horreur : le Premier Ministre de Yussuf se déclarait maintenant ouvertement en faveur des Islamistes !

La piraterie, nouveau sport national somalien, se développait à toute vitesse. Au début de 2008, les pirates n’étaient qu’une centaine, opérant surtout dans le golfe d’Aden et, plus au sud à partir du petit port de Eyl.

Depuis, ils s’étaient multipliés comme des petits pains et on évaluait désormais leur nombre à 1200 ! Équipés de « motherships », de chalutiers de haute mer, de matériel sophistiqué comme les AIS, de barques rapides. Leur activité avait explosé, déversant sur ce pays misérable des dizaines de millions de dollars. Les armateurs de navires kidnappés préféraient payer pour récupérer leur bien...

Jusque-là, Langley avait considéré cela comme un phénomène désagréable certes, mais déconnecté de la sacro-sainte lutte contre le terrorisme : les pirates somaliens étaient des bandits qu’on pourrait toujours acheter, comme leurs cousins les « warlords ». L’administration américaine n’était pas loin de considérer, au contraire, que toute cette agitation pouvait pousser les feux de la lutte contre ce que Washington considérait comme le vrai danger : les Shebabs, qui risquaient de transformer la Corne de l’Afrique en base d’Al Qaida... C’est eux qu’il fallait combattre : on s’occuperait des pirates plus tard.

Et voilà que la présence d’Hashi Farah sur le MV Faina faisait exploser cette vision rassurante...

Le fait que le MV Faina transporte une importante cargaison d’armes, dont 33 chars lourds équipés de canons tirant des projectiles à uranium appauvri, et un stock important d’armes légères et de munitions, était peut-être l’explication de cette nouvelle alliance.

Dans ce cas, le choix du cargo ukrainien n’était pas une coïncidence...

Mark Roll se demanda soudain si le MV Faina n’avait pas été « ciblé » par les pirates à la demande des Shebabs. Pour récupérer à la fois des armes et de l’argent. Cette idée lui donnait la chair de poule.

Il fallait coûte que coûte savoir ce qui se passait vraiment en Somalie.

Or, c’est là que le bât blessait : ce n’était même pas la peine de demander à un « case-officer » normal de se rendre là-bas. Même en l’y poussant avec une baïonnette, il refuserait. Il y avait bien quelques hommes des « Spécial Forces » avec les Éthiopiens, mais ils se garderaient bien de faire du Renseignement. Un Américain lâché dans Mogadiscio avait autant de chances de survivre qu’une langouste plongée dans de l’eau bouillante.

Si les Américains n’avaient pas oublié le sinistre épisode de 1993 où les miliciens somaliens avaient abattu deux hélicoptères US, massacrant ensuite sauvagement dix-huit Rangers, les Somaliens avaient toujours gardé en mémoire la riposte américaine qui avait fait 4000 morts somaliens. civils compris.

« Black Hawk Down » avait traumatisé les Américains, qui considéraient la Somalie comme une terre où il était suicidaire d’aller, mais les Somaliens nourrissaient à leur égard une haine qui ne cessait de grandir. Si les Shebabs arrivaient à capitaliser sur cette haine, ils risquaient de créer la base djihadiste la plus dangereuse du monde.

Donc, il fallait coûte que coûte faire quelque chose. Mark Roll se demanda comment ses chefs allaient résoudre la quadrature du cercle. Envoyer un « case-officer » dans un pays en plein chaos, sans autorité ni vrai gouvernement, avec une sécurité bien en dessous de zéro et pas la moindre structure locale d’appui. Sauf à emprunter un kamikaze aux islamistes, il ne voyait pas la solution.

CHAPITRE IV

La chaleur poisseuse de Nairobi, après le froid humide de l’Autriche, créait une sorte de cocon tiède, amollissant, engourdissant, contrastant avec le froid glacial régnant dans la Buick envoyée à l’hôtel Serena par le chef de Station de la CIA de Nairobi, Mark Roll. D’un œil distrait, Malko regardait défiler les propriétés magnifiques de Muthansa road, des villas cossues entourées de végétation luxuriante, refuge de tous les ambassadeurs un peu argentés et de quelques autres qui l’étaient moins. On se serait cru en pleine jungle alors qu’on n’était qu’à la périphérie chic de Nairobi. Il aperçut au passage un drapeau américain planté au centre d’une immense pelouse : la résidence de l’ambassadeur. Et, un peu plus loin, un drapeau grec : c’est là qu’il avait récupéré, quelques années plus tôt, Àbdullah Ocalan, le leader kurde du PKK, qui pourrissait désormais dans une île-prison turque.

Grâce à la rapacité des Services kenyans...

La limousine tourna à droite, découvrant les hideux bâtiments des Nations-Unies, et, en face, un majestueux building blanc planté au milieu d’une immense pelouse et séparé de la route par de hautes grilles noires : la nouvelle ambassade américaine, isolée dans ce quartier résidentiel. Les Américains avaient de bonnes raisons d’être prudents : la précédente, érigée en pleine ville, avenue Jomo Kenyatta, avait été transformée en un tas de gravats par une puissante explosion en 1998, entraînant la mort de deux cent quatre-vingt-dix Kenyans et de onze Américains. Un des premiers attentats d’Al Qaida.

Lorsque Malko s’était rendu pour l’affaire Ocalan à Nairobi, les diplomates américains s’étaient réfugiés dans deux immeubles jumeaux en brique rouge de Crescent street, où ils étaient entassés comme des sardines. Désormais, avec ce bunker ultramoderne, tout était rentré dans l’ordre.

La Buick, après avoir franchi trois portiques, une barrière escamotable et avoir été inspectée par un vigile qui avait passé un miroir sous la carrosserie, s’était enfin arrêtée devant le bâtiment principal, face à celui de l’US AID. Malko dut encore passer sous un portique magnétique surveillé par une Noire superbe, sanglée dans un uniforme impeccable. Tout y passa : ceinture, chevalière, montre, stylo. Si Mark Roll n’était pas arrivé, elle l’aurait probablement déshabillé...

Mince, de petite taille, un petit bouc noir bien taillé, le chef de Station de la CIA ressemblait à un instituteur, il s’excusa d’emblée.

— J’aurais dû venir vous chercher hier soir à Jomo Kenyatta, mais je suis resté coincé dans les embouteillages... Ici, c’est épouvantable : les rues sont défoncées et il y a de plus en plus de voitures. Heureusement, il n’y a presque plus de touristes depuis les troubles de l’année dernière...

À la suite d’une élection présidentielle, les Kenyans avaient contesté les résultats à l’africaine, en se massacrant joyeusement...

— La grand-mère de Barack Obama n’attire pas les touristes ? demanda ironiquement Malko.

— Même pas, laissa tomber l’Américain. En plus, elle habite au diable. Depuis qu’Obama a été élu, les Kenyans la considèrent comme une icône. C’est elle, la seconde épouse de son grand-père, qui l’a élevé. Pourtant, il ne s’en occupe pas beaucoup. Il n’a même pas prévu de venir au Kenya. Il faut dire que cette grosse Noire, en boubou multicolore, ferait désordre à la Maison Blanche.

Malko ne fit aucun commentaire. Mark Roll avait dû voter Mac Cain... Ils venaient d’arriver à son bureau, au quatrième étage, dont les baies donnaient sur une mer de verdure. Des murs nus, à part la photo de Georges W. Bush et une grande carte du Kenya.

L’habituel café abominable les attendait. Mark Roll tira soigneusement sur le pli de son pantalon et laissa tomber.

— Je crois que vous connaissez bien le Kenya.

— Un peu, reconnut Malko. Du temps des Britanniques, c’était un beau pays...

Mark Roll ne releva pas cette remarque politiquement incorrecte et se versa un Coca.

— Moi, je n’y suis que depuis six mois, avoua-t-il, et ma femme s’y ennuie beaucoup. Une fois qu’on a fait le tour de tous les parcs d’animaux, il n’y a pas grand-chose à faire. Moi encore, j’ai du boulot... D’ici, je « traite » aussi la Somalie.

— Vous y allez ? demanda innocemment Malko. L’Américain eut un sursaut horrifié.

— Of course, no ! Aller là-bas, c’est suicidaire.

— Ah bon ! fit Malko, sans commentaires...

C’est justement pour s’occuper de la Somalie que la Station de la CIA de Vienne lui avait demandé de s’envoler pour le Kenya. Apparemment, ce n’était pas suicidaire pour tout le monde... Mark Rou regarda sa montre.

— On va y aller. On a rendez-vous avec quelqu’un qui connaît la Somalie beaucoup mieux que moi. Vous connaissez le restaurant « Tamarind » ?

— J’y ai été.

— C’est le meilleur de la ville, affirma avec enthousiasme le chef de station de la CIA, en enfilant sa veste.

Accroché à sa ceinture, Malko remarqua l’étui d’un petit « deux pouces ». En principe, dans un pays ami, les agents de la CIA n’étaient pas armés. Après tout, peut-être que le Kenya n’était pas ami à 100%...

Tandis qu’ils roulaient vers le centre, Malko se permit de demander.

— On m’a dit à Vienne que je devais m’occuper de la Somalie. C’est exact ?

— Tout à fait ! confirma Mark Roll. C’est pour cela que nous allons déjeuner avec « Wild Harry ».

— Pourquoi « wild » ?

— Il a passé sa vie à faire des trucs de folie. Sa dernière mission, c’était la Somalie. Il est parti en retraite, il y a presque un an. Seulement, Langley l’a repris sous contrat pour six mois.

— Ah bon ? fit Malko, surpris.

Ce n’était pas dans les habitudes de la CIA. Sauf, après le 11 septembre, lorsqu’on avait battu le rappel de tous les anciens d’Afghanistan et du Pakistan, ceux qui avaient vu des terroristes ailleurs qu’à la télévision.

— Vous n’avez pas assez de monde à Nairobi ? demanda Malko.

— Oh, si ! affirma Mark Roll. Seulement, « Wild Harry » est « spécial »...

— « Spécial » ?

L’Américain baissa la voix, comme pour avouer un secret honteux.

— « Wild Harry » est resté deux ans à Mogadiscio entre 2005 et 2006. Comme N.O.C.

— Qu’est-ce qu’il y faisait ?

— On lui avait donné une liste de « malfaisants » à récupérer, djihadistes, membres d’Al Qaida, islamistes somaliens. Il avait une couverture humanitaire, et quelques valises de dollars. Ce qui lui permettait d’acheter un certain nombre de warlords qui chassaient pour lui. Ensuite, quand on lui livrait les types, il n’y avait plus qu’à les exfiltrer vers un de nos navires, Bien entendu, c’était une « covert opération ». Moi, je n’aurais jamais pu faire ça.

Mark Roll ne semblait pas avoir réalisé que, depuis longtemps, on ne faisait plus la guerre en dentelles. Ils avaient atteint le centre avec ses buildings modernes et ses larges avenues noyées de verdure. Nairobi, bien que décati par la chaleur, le manque d’entretien et l’humidité, avait encore une certaine allure...

Les Kenyans, formés par les Britanniques, étaient plutôt soignés, portant costume et cravate, même en pleine saison humide.

La Buick s’arrêta sur une place, coincée entre deux énormes buildings. On accédait au Tamarind par une entrée discrète. Une grande salle à la décoration vaguement africaine où la plupart des tables étaient occupées par des expatriés. Un maître d’hôtel, noir comme de l’ébène, les conduisit à une table ronde, au fond de la salle.

— Tiens, « Wild Harry » est en retard, c’est rare, remarqua Mark Roll.

Il n’avait pas terminé sa phrase qu’un personnage surgit, venant du bar, et s’avança vers eux.

Un homme d’une cinquantaine d’années, corpulent, des lunettes, des cheveux en broussaille, boitant visiblement de la jambe droite. Un verre de Pimm’s à la main, reconnaissable à sa feuille de menthe. Malko remarqua que son regard pétillait d’intelligence. En dépit de son allure vaguement négligée, et de son côté « Gros Nounours », il dégageait quelque chose de puissant. Après avoir posé son verre, il tendit la main à Malko.

— Harold Chestnut. On ne s’est jamais croisés mais on aurait pu ! J’ai passé les trente dernières années de ma vie dans les coins les plus pourris de la planète. Y compris au Vatican...

— J’ai connu aussi le Vatican, remarqua Malko.

Instantanément, le personnage lui avait été hautement sympathique... . Il sortait nettement du monde des « case-officers » de la CIA qui ne pensaient qu’à leurs mutations et à leurs retraites.

Harold Chestnut s’assit et ramena à deux mains sa jambe sous la table, avec une grimace de douleur.

— Ces enfoirés de chirurgiens de l’US Navy m’ont saboté ! soupira-t-il. Il devait y avoir trop de houle...

— Qu’est-ce qu’ils vous ont fait ? demanda Malko.

Harold Chesnut eut un sourire sans complaisance.

— C’était à l’époque où je chassais le « terro » à Mogadiscio. J’en ai taxé un qui avait une mauvaise opinion de Guantanamo, et qui avait été mal fouillé... Alors, il m’en a mis deux dans la jambe... Les toubibs de la Cinquième Flotte m’ont bourré la jambe de fils en platine en me jurant que je courrai comme un lapin... Si c’était le cas, je les aurais rattrapés pour leur faire payer leurs conneries... En plus, maintenant, je déclenche tous les portails magnétiques et il faut que j’explique pourquoi...

Il éclata de rire. Anyway, cela vaut mieux que d’être dans un fauteuil roulant. Un Pimm’s ?

— Merci, déclina Malko, qui commanda un Strawberry Daiquiri.

Harold Chestnut eut un hochement de tête désapprobateur.

— Vous avez tort, c’est très rafraîchissant, à cause de la menthe.

— Il y a aussi de l’alcool, remarqua discrètement Mark Roll, qui venait de commander un jus de mangue.

« Wild Harry » sourit.

— Je n’ai jamais autant bu que dans les pays sans alcool, comme le Pakistan ou le Yemen ! Quand on empêche l’homme de boire, il redouble...

Visiblement, il n’était pas prêt à se laisser faire. Le chef de station n’insista pas et ils se plongèrent dans les menus.

— Je vous recommande les langoustes, proposa Harold Chestnut. Elles sont excellentes.

Ils suivirent son conseil et il recommanda un nouveau Pimm’s. Posant un regard vif sur Malko.

— Vous connaissez la Somalie ? demanda-t-il.

— J’y ai été du temps de Syad Barré et, brièvement, il y a deux ans.

« Wild Harry » hocha la tête.

— Il y a deux ans, c’était déjà chaud. Vous avez des couilles...

— Je ne suis pas resté longtemps, corrigea Malko.

— Vous auriez pu y rester définitivement ! fit Harold Chestnut avec un petit rire... Bon, on ne va pas jouer à se faire peur. Vous savez pourquoi vous êtes là ?

— Pas vraiment, reconnut Malko.

Harold Chetsnut émit un ricanement étouffé, avec un coup d’œil à Mark Roll.

— Ça ne m’étonne pas.

Malko n’eut pas le temps de lui demander la raison de son ricanement. Le maître d’hôtel venait de déposer devant lui une langouste qui semblait avoir grandi à Tchernobyl, tant elle était imposante... Par contre, celles de Malko et de Mark Roll étaient nettement plus modestes. « Wild Harry » était bien vu dans la maison... Tandis qu’il attaquait le monstre qui dépassait de son assiette, Mark Roll, visiblement désireux de reprendre la main, expliqua.

— Depuis fin 2007, nous n’opérons plus directement en Somalie. Trop dangereux. Lorsque nous avons réuni assez d’éléments sur un « suspect », nous frappons avec des missiles de croisière ou des drones. Quelques membres des Spécial Forces se trouvent à Moga, dans la « green zone », avec les Éthiopiens, et nous avons des bâtiments de la Ve Flotte au large, prêts à envoyer des hélicos.

La bouche pleine de langouste, « Wild Harry » lança, hilare.

— C’est moi qui ai mis en place tout cela...

Impavide, le jeune COS continua.

— Jusqu’à une période très récente, Langley ne souhaitait pas s’occuper de la question de la piraterie qu’elle considérait comme déconnectée du terrorisme. Les pirates étaient des criminels de droit commun, un point c’est tout.

— Ce n’est plus le cas ? demanda Malko.

Sans répondre, Mark Roll se pencha et sortit de sa serviette posée par terre une photo qu’il posa à côté de l’assiette de Malko : un homme en train de dormir dans un fauteuil, coiffé d’un keffieh rose, le torse bardé de cartouchières de toile.

— Qui est-ce ? demanda Malko.

— Un membre du mouvement Shebab. Un certain Hashi Farah. Je vous communiquerai sa fiche. Il a combattu en Afghanistan contre nous et a dirigé une milice importante à Mogadiscio. Considéré par Langley comme extrêmement dangereux.

— Où cette photo a-t-elle été prise ?

— À bord du MV Faina, le cargo ukrainien transportant du matériel de guerre, juste après qu’il eut été attaqué par un groupe de pirates venant d’Hobyo. C’est l’officier radio du Faina qui l’a prise et a pu la transmettre à son armateur qui nous l’a communiquée. Ce document est la preuve que le piratage du Faina a été organisé conjointement par les pirates et les Shebabs.

Un ange, un bandeau noir sur l’œil, traversa le restaurant. Malko avait compris.

— Donc, conclut-il, contrairement à l’opinion de l’Agence, il y a bien des liens entre les pirates somaliens et les Shebabs ? Ce n’est pas vraiment surprenant.

Un bruit de succion suivi d’un ricanement jaillit de l’autre côté de la table. « Wild Harry » venait d’aspirer la chair d’une des pattes de sa langouste géante et adressait un clin d’œil ironique à Mark Roll.

— Je l’avais dit ! Ils appartiennent tous au même clan, les Darods et au sous-clan des Majarteens, pratiquement sur le même territoire. En plus, les pirates gagnent beaucoup d’argent alors que les Shebabs n’en ont pas ; un Mongolien de quatre ans en aurait tiré la conclusion...

Il termina son troisième Pimm’s pour scander son affirmation. Mark Roll repoussa son assiette.

— Harold a raison. Désormais, nous sommes certains qu’il y a des liens entre pirates — certains groupes en tous cas — et les Shebabs...

— Et il va y en avoir de plus en plus ! compléta sereinement Harold Chestnut. Parce que les Shebabs sont en train de reprendre possession de toute la Somalie. Ils avancent le long de la côte et s’emparent de toutes les villes les unes après les autres, sans même tirer un coup de feu. Ils vont contourner la « green zone » de Mogadiscio et continuer plus au nord. Pour rejoindre ceux d’entre eux qui se trouvent déjà à Harardhere, à moins de cent kilomètres de Hobyo, une des places fortes des pirates.

Il rota légèrement et Mark Roll en profita pour soupirer.

— C’est, hélas, très possible...

— Donc, renchérit Harold Chestnut, les Shebabs vont pouvoir s’acheter des armes. Et le prochain stade, c’est qu’ils s’allient avec les pirates pour préparer un attentat spectaculaire, à l’aide d’un navire saisi par ces derniers. C’est le nouveau cauchemar de Langley...

Malko se dit que c’était tout à fait justifié.

— Vous avez remercié l’officier-radio du Faina, j’espère ? dit-il.

Mark Roll hocha la tête avec tristesse.

— Nous avons envoyé un message de condoléances à sa veuve. Hashi Farah l’a abattu pour avoir pris cette photo. Ce qui prouve bien qu’ils veulent garder secrets ces liens.

— Où se trouve le Faina, désormais ?

— En face de Hobyo, sous la garde du USS « Howard » qui a ordre de tirer à vue sur toute embarcation débarquant des armes. Nous nous demandons maintenant si la prise de ce navire n’était pas une « commande » des Shebabs, pour obtenir un armement qu’ils n’ont pas. Des chars T.72 par exemple, pour combattre ceux des Éthiopiens.

— Pourquoi ne pas donner l’assaut au Faina ? s’étonna Malko.

— On attend les Russes qui ont envoyé un destroyer. Et il y a vingt-six hommes d’équipage à bord.

— Et ce Hashi Farah, il est toujours à bord ?

— Nous l’ignorons. Il y a un va et vient incessant entre le Faina et Hobyo pour apporter des vivres et permuter les équipes de pirates ; il a pu très bien se défiler sans qu’on le repère, mais c’est secondaire.

— Que cherchez-vous exactement ? s’enquit Malko. Entre les navires de la Ve Flotte, les Éthiopiens, vos drones et les écoutes, vous devez être assez bien informés...

Mark Roll secoua la tête tristement.

— Non, justement. Les navires restent en mer et les écoutes techniques ne sont guère efficaces. Il faudrait aller sur le terrain.

— Quel terrain ? L’Américain eut un geste vague.

— Là où évoluent tous ces malfaisants...

— Pour quoi faire ? Il se gratta la gorge :

— Langley m’a assigné une mission précise : il faut, coûte que coûte, savoir ce que préparent les Shebabs en liaison avec les pirates, pour, éventuellement, les contrer. Qu’une énorme opération terroriste ne nous éclate pas à la gueule sans crier gare.

— Comment ?

— Harold avait un réseau là-bas. Il suffit de le réactiver...

Malko croisa le regard de « Wild Harry » qui, les mains croisées sur sa panse pleine de langouste, souriait aux anges, les yeux mi-clos. L’image même du bonheur.

— Mark, remarqua Malko sans élever la voix, il me semble qu’il y a à cette table quelqu’un de particulièrement qualifié pour cette tâche...

Harold Chestnut leva l’index droit, sans abandonner son sourire angélique.

— Erreur, je ne suis plus dans le coup... Malko se tourna vers Mark Roll.

— Je pensais que Harold avait repris du service...

— Comme « consultant », précisa suavement Harold Chestnut. Uniquement comme consultant. Désormais, je me consacre, avec ma copine, à la culture des roses. Nous fournissons d’ailleurs l’ambassade américaine.

— Des roses ? fit Malko, suffoqué.

— Eh oui ! Le Kenya est un gros exportateur de fleurs. J’ai ramené de Somalie Hawo, qui était mon interprète. Nous avons décidé de créer une petite affaire d’exportation qui ne marche pas mal. Elle va d’ailleurs nous rejoindre. La voilà.

Malko tourna la tête vers l’entrée du restaurant et aperçut une longue jeune femme à la peau café au lait, le visage fin, les yeux étirés, moulée dans un tailleur-pantalon extrêmement sexy qui soulignait une chute de reins à mourir et une poitrine aiguë. « Wild Harry » était déjà debout. Il baisa la main de la nouvelle arrivante en s’inclinant profondément.

— Je vous présente Hawo. Sans elle, je serais enterré à Mogadiscio.

Malko baisa, à son tour, la main de la Somalienne et ils se rassirent.

— Quel rôle m’attribuez-vous exactement ? demanda Malko.

C’est Harold Chestnut qui répondit avec un sourire en coin.

— Un rôle de premier plan, mon cher, digne de votre expérience et de votre réputation. Reprendre le flambeau à Mogadiscio.

Malko se tourna vers Mark Roll.

— Vous avez dit qu’il était suicidaire d’aller là-bas.

— Exact, reconnut Harold Chestnut, mais vous ne serez pas seul.

— Ah bon ?

— Oui, je suis prêt à être votre « coach ». J’ai encore quelques amis somaliens qui ne demandent qu’à gagner des dollars. Notamment un type qui m’avait beaucoup aidé. Ahmed Mohammed Omar. Un warlord. Désormais, c’est un honorable membre du Parlement somalien fantôme, mais il aime toujours autant le pognon... Grâce à lui, vous pouvez aller en Somalie et ne pas vous faire tuer dans les cinq minutes qui suivront votre arrivée. Apparemment, notre ami Mark a concocté un autre plan pour cela. Je n’y crois pas beaucoup, mais on peut toujours essayer... C’est lui le chef.

Satisfait, il commanda son quatrième Pimm’s.

Malko croisa le regard de Hawo qui s’était assise en face de lui. Elle souriait, avec visiblement un certain intérêt pour lui dans ses prunelles.

Pourtant, il se demanda s’il n’allait pas reprendre tout de suite l’avion.

On était en train de le transformer en kamikaze.

CHAPITRE V

Mark Regardait le regard obstinément fixé sur la carcasse de sa langouste, qui, pourtant, ne méritait pas autant d’attention. Hawo souriait aux anges et « Wild Harry » avait commencé à aspirer son Pimm’s avec un bruit assez répugnant. Malko rompit le silence tendu.

— Mark, quelle est votre idée pour m’envoyer à Mogadiscio ?

Brutalement revigoré de voir que Malko ne lui avait pas encore jeté les restes de sa langouste à la figure, le chef de station de la CIA arbora un sourire épanoui.

— Ce serait formidable de reprendre pied en Somalie ! Langley y tient absolument et ils ont raison. J’apprécie beaucoup votre coopération. C’est un sacré risque.

Partage des risques inégal, forcément inégal. Mark Roll ne bougerait pas de son bureau climatisé pendant que Malko irait jouer à la roulette russe en Somalie... Ce dernier reprit la parole.

— O.K., Mark, j’ai compris que vous vouliez m’envoyer en Somalie. Pour quoi faire exactement ?

Le regard de Mark Roll dérapa vers « Wild Harry ».

— Harold va vous expliquer.

L’ex « case-officer » abandonna son Pimm’s à regret et fixa Malko.

— Pendant ma « campagne » somalienne, expliqua-t-il, je « traitais » dans le plus grand secret un jeune Somalien. Amin Osman Said. Un type plutôt éduqué qui travaillait dans une agence de voyage du marché de Baraka. Il parlait anglais et connaissait énormément de gens. C’est lui qui me signalait les « cibles ». Ensuite, j’envoyais les voyous de Ahmed Mohammed Omar qui me les livraient dans la « green zone ».

— Pourquoi coopérait-il avec vous, cet Amin ? questionna Malko.

Wild Harry » eut un sourire las.

— Le fric, bien entendu ! Mais lui, c’était pour la bonne cause. Il voulait économiser assez d’argent pour aller faire des études à l’étranger.

— Il n’a pas pu partir ?

Harold Chestnut jeta un regard noir à Mark Roll.

— Non. Pour deux raisons : d’abord, il n’avait pas encore assez d’argent, et, ensuite, l’Agence n’a jamais pu lui procurer une « green card ». D’ailleurs, si on le recontacte, c’est sûrement la première chose qu’il va réclamer.

Mark Roll sursauta, avec un sourire douloureux.

— Harold, vous savez bien que c’est impossible. Le State Department...

« Wild Harry » interrompit brutalement le chef de station de la CIA.

— Mark, vous êtes une merde ! Une sous-merde, même. Vous êtes prêt à envoyer Malko à Mogadiscio où il n’y a pas d’assurance vie, alors qu’il n’y a pas un seul « case-officer » dans toute la Division des Opérations qui accepterait d’y mettre les pieds, même cinq minutes, et vous n’êtes pas prêt à tout faire pour lui donner le maximum de chances... Vous avez de la chance qu’il soit là, assis en face de vous et qu’il ait besoin de blé pour entretenir son foutu château ! Il n’y a plus de vieux cons de mon espèce pour vous tirer les marrons du feu.

Mark Roll était devenu écarlate.

— Well, Harold, vous savez bien que le consul, ou plutôt la consule, est une vieille gouine acariâtre, qui nous déteste. Elle envoie toutes nos demandes au State Department avec un avis négatif.

« Wild Harry » siffla le reste de son Pimm’s d’un seul trait et cracha.

— Si elle reçoit un télégramme de Washington, elle se couchera ! Si Langley veut savoir ce qui se trafique à Mogadiscio, vous payez le prix ou vous allez vous faire foutre.

Un ange traversa le restaurant et s’enfuit, en brisant une fenêtre, épouvanté par ces écarts de langage. On n’était plus entre gentlemen...

Malko, touché par la réaction de Harold Chestnut, décida de calmer le jeu.

— Harold, demanda-t-il, savez-vous où se trouve Amin actuellement ?

L’ex case-officer secoua la tête.

— Nope. Je ne sais même pas s’il est encore vivant.

J’ai cinq numéros de portable, mais je ne veux pas les essayer à l’aveuglette, d’ici. Ce serait trop dangereux pour lui. Il faut aller sur place. Personne n’a jamais su qu’il travaillait avec moi. Sinon, on lui aurait coupé la gorge depuis longtemps.

— Même l’honorable Ahmed Mohammed Omar ?

— Surtout lui ! Il l’aurait balancé pour se faire un peu de fric.

Belle mentalité.

— Mais vous pensez qu’Omar pourrait quand même m’aider ?

— Oui, au niveau de la sécurité. Il a de bons contacts avec celle du président Youssouf.

— Il est où, lui ?

— Je pense, quelque part à Nairobi. Il se planque...

— À Nairobi ? Pourquoi ?

— Une embrouille, sûrement, fit évasivement « Wild Harry ». Ce type vendrait sa mère et la livrerait. Mais on devrait pouvoir mettre la main dessus.

Malko demeura silencieux quelques secondes. « Wild Harry » méritait bien son surnom. En dépit de sa bonne volonté évidente, son plan partait un peu dans tous les sens. Tourné vers Mark Roll, il demanda avec un sourire suave.

— Et vous, Mark, quel est votre plan pour m’envoyer dans ce délicieux pays ?

Il crut que le chef de station allait lui sauter au cou.

— Vous parlez allemand ? lança-t-il.

Malko ne put s’empêcher de sourire.

— En principe, oui. C’est ma langue maternelle. Pourquoi ?

— Well, nos homologues du BND m’ont envoyé les représentants d’un armateur de Hambourg dont un cargo, le « Moselle », a été hijacké par des pirates. Le « Moselle » se trouve en ce moment à Hobyo. L’armateur et les pirates se sont entendus sur une rançon de deux millions de dollars, payée en liquide. Ses représentants ont débarqué à Nairobi, plutôt paumés, avec leur argent et un numéro de téléphone à contacter. Mon homologue du BND me les a envoyés.

— Vous voulez que je serve d’interprète ?

Mark Roll secoua vigoureusement la tête.

— Non, je voudrais que vous preniez la place d’un de ces types en vous faisant passer pour le représentant de l’armateur. Les autres n’y verront que du feu.

— Et ensuite ?

— Vous pouvez remonter la filière et demander de remettre la rançon directement en Somalie. Vous auriez déjà fait un sérieux pas en avant.

— Vers le précipice, ricana « Wild Harry ». Ces pirates sont vachement méfiants. Mark, il n’en a vu qu’à la télé. Moi, je les connais un peu mieux.

Malko n’était pas loin de partager son opinion, mais il se dit que, dans un premier temps, il ne risquait pas grand-chose. Si l’opération tournait court, comme c’était prévisible, on pourrait toujours revenir au plan B de « Wild Harry ».

— Je peux toujours les rencontrer, conclut-il. Vous leur avez fait part de votre projet ?

— Pas explicitement, reconnut Mark Roll, mais ils sont tellement paumés, qu’ils accepteront sûrement. Ils doivent venir à mon bureau à quatre heures.

— Eh bien, on va les voir, conclut Malko.

Mark Roll se tourna vers Harold Chestnut.

— Harold, j’aimerais bien que vous soyez là aussi. Vous connaissez tout cela mieux que moi.

— O.K., bougonna « Wild Harry », mais avant, je dois aller m’occuper de mes roses avec Hawo.

Avant de se lever, la somptueuse Hawo coula un regard brûlant à Malko et s’éloigna vers la sortie, le bras de « Wild Harry » autour de la taille, s’adaptant à sa claudication.

Étrange couple.

— Je pense que cela devrait marcher, fit Mark Roll d’un ton convaincu.

La méthode Coué.

* * *

Les deux hommes semblaient sortir d’une série télé allemande. Costume cravate d’une tristesse à mourir, visages de petits fonctionnaires, lunettes, lourdes serviettes de cuir noir, raides comme des parapluies. Par contre, Malko tomba en arrêt devant la blonde qui les accompagnait. Nez retroussé, bouche épaisse, cheveux en queue-de-cheval, un blouson en denim bleu et un jean extrêmement moulant. Lorsqu’elle se tourna pour attraper une chaise, Malko sentit son pouls s’envoler. Sa chute de reins pouvait rivaliser avec celle de Hawo.

Mais, elle était blanche...

Mark Roll fit les présentations : Heinrich Steiner, Ludwig Klein et Anna Litz.

Ils étaient à peine assis quand Harold Chestnut se glissa dans la pièce, aussitôt présenté comme « consultant ». Mark Roll résuma la situation pour Malko.

— Ils sont arrivés hier à Nairobi par Lufthansa, pour débloquer la situation de leur cargo, le « Moselle » arraisonné par des pirates, il y a un mois. Depuis, ils négocient par téléphone et mail. Les pirates demandaient dix millions de dollars et ils ont pu finalement traiter à deux millions. Ils ont hâte de régler l’affaire pour que le navire et l’équipage soient libérés. Apparemment, il se trouve encore en face d’Hobyo.

— Pourquoi êtes-vous à Nairobi ? demanda Malko en allemand. Cela ne pouvait pas se régler par un virement bancaire ? Beaucoup de rançons transitent par des banques de Dubai.

Curieusement, c’est la blonde à la croupe de rêve qui répondit.

— Nein ! Ils ne veulent que du cash.

— Vous l’avez avec vous ? interrogea Malko.

— Ja wohl ! confirma la jeune femme. Nous l’avons amené avec une autorisation des douanes allemandes.

Ces messieurs sont chargés de veiller dessus jusqu’à la remise de cette somme contre un reçu.

Un peu étonné par le silence des deux hommes, Malko demanda.

— Qui est le représentant de l’armateur ?

— Moi, fit Anna Litz. Dièse Herren appartiennent au BND. Ils sont là pour sécuriser la remise de la rançon.

— Où est l’argent ?

— Pour l’instant, dans le coffre de notre ambassade.

— Et comment comptez-vous contacter les pirates ?

La blonde sortit de son sac Hermès un papier plié qu’elle tendit à Malko. Il le déplia et lut : Ali Moussa 0725063338.

— Faites voir, demanda Harold Chestnut.

Malko lui remit le papier. Après un bref coup d’oeil, « Wild Harry » laissa tomber.

— Je connais.

Ce fut au tour de Malko d’être surpris.

— C’est un de vos contacts ? demanda-t-il.

— Non, un « businessman » à la somalienne, installé à Nairobi. Il est mêlé à des tas de trafics, joue les intermédiaires. C’est un voyou.

Malko traduisit la réponse. Anna Litz sembla choquée. Visiblement, si le rendez-vous n’avait pas eu lieu à l’ambassade américaine, lieu où, par définition, il n’y avait que d’honnêtes gens, les Allemands se seraient enfuis à toutes jambes. « Wild Harry » lança avec un large sourire.

— Dites-leur qu’ils ont bien fait de s’adresser à nous. On va les aider.

Au moins, il jouait le jeu.

— Nous allons vous aider, confirma Malko. Tout se passera bien.

— Dites-leur qu’on va tous dîner ensemble, proposa Harold Chestnut. On leur expliquera la marche à suivre.

Après que Malko eut traduit, le regard d’Anna Litz s’assombrit.

— On ne peut pas contacter cet homme avant le dîner ? Nous voudrions être de retour à Hambourg lundi. Mon boss est très impatient de voir cette affaire se terminer.

Ce dernier pensait sans doute qu’on se rendait en Somalie comme on va de Berlin à Hambourg.

— Il y a certains préparatifs à faire, tempéra Malko.

Il y avait surtout à expliquer aux Allemands le rôle qu’il allait jouer. En espérant qu’ils ne se braquent pas. Surtout les deux agents du BND chargés de convoyer le trésor.

* * *

Hawo, qui avait gardé son tailleur pantalon, et Anna Litz, qui avait troqué son jean pour une longue jupe moulée sur son exceptionnelle chute de reins, se contemplaient avec l’expression de deux panthères face à face au même trou d’eau... Il faut dire que l’atmosphère du « Carnivore » renforçait le côté « jungle » du dîner.

Situé à côté de Wilson Airport, le restaurant, immense, ne servait que de la viande. « Classique » et plus exotique, comme le crocodile ou l’autruche.

Des garçons en tenue zébrée passaient entre les tables, armés de longues piques, remplissant les assiettes tant qu’on ne retournait pas le petit drapeau présent sur chaque table. Au centre, des quartiers de viande grillaient sur un énorme grill circulaire et des hordes de chats gras à lard se faufilaient nonchalamment entre les tables, pouvant à peine se traîner, en dépit des écriteaux avertissant : « Do not feed the cats ».

Des haut-parleurs diffusaient de la musique africaine et les serveurs n’arrêtaient pas de remplir les verres. Depuis le début du repas, les deux agents du BND carburaient à la bière, « Wild Harry » au Pimm’s, et le reste de la table au Champagne Taittinger dont Malko avait commandé un magnum. Probablement desséchée par la proximité de l’énorme grill, Anna Litz vidait sa flûte avec l’automatisme d’une machine-outil teutonne.

La musique changea. Du N’dombolo, le rythme endiablé d’Afrique Centrale. Hawo, assise entre Malko et « Wild Harry », commença à se trémousser sur sa chaise.

— Qui veut danser ? lança-t-elle à la cantonade.

Raides comme la mort, les deux Allemands plongèrent le nez dans leur bière. À cause de sa jambe, Harold Chestnut n’était pas dans la course et Mark Roll se débattait avec un énorme morceau d’autruche.

Hawo lança un regard implorant à Malko, qui se dévoua.. La minuscule piste se trouvait juste en face de la broche géante et ils avaient la sensation d’évoluer dans un four. La jeune femme dansait avec souplesse, frôlant parfois Malko, avec une sensualité toute africaine.

— Je suis contente que vous soyez là ! fit-elle en tournant.

— Pourquoi ?

— Harold n’aime pas sortir et encore moins danser. Moi, j’adore.

Lorsqu’ils regagnèrent la table, Malko réalisa que personne ne se parlait. Or, ils n’étaient pas au Carnivore uniquement pour déguster de la viande de crocodile. Il rompit le silence pour demander à Heinrich Steiner :

— La récupération d’otages est toujours une opération délicate, dit-il. Que savez-vous de la situation des vôtres ?

— Ils sont restés sur le « Moselle » à Hobyo, répondit l’Allemand. L’homme qui parle au nom des pirates, un certain Youssouf, nous a dit que dès qu’ils auraient l’argent, le navire et l’équipage seraient relâchés. Vous pensez qu’ils disent la vérité ?

— Oui, confirma Harold Chestnut. Ils ont toujours procédé ainsi, mais il faut faire très attention à la « pollution » par des intermédiaires ; il ne faudrait pas payer deux fois...

Malko traduisit. Les deux Allemands semblaient épouvantés par cette perspective. Anna Litz demanda.

— Vous pensez qu’on ne peut pas leur faire confiance ?

— Pas plus qu’à un cobra affamé, affirma Malko. Ces gens sont des bandits. Aussi, voici ce que je suggère. Je vais mener les tractations à votre place, en me faisant passer pour un membre de votre délégation.

— C’est-à-dire ?

— Je parle allemand, précisa Malko et ils ne vous connaissent pas physiquement.

Anna Litz lança, inquiète.

— Il faudra qu’on vous confie l’argent ?

— Cela vous éviterait des contacts dangereux. L’Allemande secoua la tête.

— Nein. Je représente l’armateur. Je dois assister à toutes les négociations.

— Si vous le souhaitez, accepta Malko, mais cela ne sera pas facile. Laissez-moi au moins prendre les premiers contacts, comme si j’arrivais d’Allemagne. Tant que l’argent est dans le coffre de votre ambassade, vous ne risquez rien...

— Richtig ! accepta la jeune femme, après une brève hésitation.

— Dans ce cas, demain matin, j’appelle le numéro qu’on vous a donné et je vous tiens au courant des instructions que je vais recevoir.

— Ganz korrect, approuva Anna Litz.

Déchargés de toute responsabilité, les deux agents du BND reprirent des bières. Malko commanda une autre bouteille de Taittinger Comtes de Champagne, Blanc de Blancs et, dès que les flûtes furent pleines, leva la sienne.

— Buvons au succès de notre opération !

L’atmosphère s’était détendue subitement... Le N’dombolo faisait claquer les haut-parleurs. Malko se leva et prit la main d’Anna Litz.

— Venez découvrir le N’dombolo !

Elle le suivit, aussitôt imitée par Mark Roll et Hawo. « Wild Harry », lui, commanda un dernier Pimm’s. Anna Litz dansait d’une façon un peu raide, jetant des regards étonnés tout autour d’elle.

— C’est la première fois que vous venez en Afrique ? demanda Malko.

— Oui. C’est étonnant. Tous ces Noirs, cette atmosphère, cette musique.

Le N’dombolo semblait la dégeler peu à peu. Il se rapprocha et Anna Litz se laissa aller contre lui. Au bout d’un moment, elle remarqua, d’une voix mal assurée.

— Je suis contente de vous avoir rencontré.

— Pourquoi ? Vous n’étiez pas seule.

— Ach ! fit-elle, ce sont des braves garçons, mais ils sont un peu perdus ici. Or, ils étaient venus pour me protéger... C’est moi qui ai la responsabilité de l’argent vis-à-vis de l’armateur...

— Vous êtes très jeune...

— Je viens d’avoir quarante ans, dit-elle, et j’ai deux enfants. Je suis divorcée, ajouta-t-elle aussitôt, alors que Malko ne lui demandait rien.

C’était presque un appel du pied. Encouragé, il laissa glisser un peu plus sa main autour de la taille d’Anna Litz.

— Tout se passera bien, promit-il. Quand ce sera terminé, je vous emmènerai au Ngoro-Ngoro.

— C’est une discothèque ?

— Non, le plus beau parc d’animaux d’Afrique. De l’autre côté de la frontière, en Tanzanie. Une demi-heure de vol en petit avion...

— Ach, wunderbar ! approuva-t-elle. Son visage se rembrunit. Mais, Heinrich et Ludwig ?

— On les emmènera aussi, mentit Malko. Maintenant, on va rentrer. Demain va être une longue journée. À quel hôtel êtes-vous descendue ?

— Au Serena.

— Comme moi. Cela facilitera les choses.

— Vous n’habitez pas Nairobi ?

— Non, je suis de passage, comme vous...

— Mais...

— J’appartiens à la Central Intelligence Agency et je suis ici en mission, expliqua-t-il. Harold Chestnut, lui, vit à Nairobi et son amie est Somalienne. Cela peut être utile.

Ils regagnèrent la table. Les gros chats étaient tous partis se coucher, sauf un. Effectivement, la journée du lendemain allait être cruciale. Peut-être que grâce à l’idée de Mark Roll, il allait se retrouver en Somalie à ses risques et périls...

CHAPITRE VI

Malko composa le 0725 063338, un peu tendu. La veille, il avait dit sagement bonsoir à Anna Litz dans le lobby du Serena et il devait la tenir au courant de ce premier contact. Harold Chestnut était à côté de lui, dans le bureau de Mark Roll et, grâce à une petite manip, ils avaient branché le portable allemand de Anna Litz sur le haut-parleur.

À la troisième sonnerie, une voix d’homme répondit :

— Ndio ?

— You are 725 063338 ? répondait Malko en anglais, mais avec un fort accent allemand.

— Yes. Who are you ? répondit son interlocuteur en anglais.

— J’arrive de Hambourg, dit Malko. On m’a dit d’appeler ce numéro.

— Je ne vous connais pas.

Néanmoins, l’inconnu ne raccrocha pas. Malko se hâta de compléter :

— C’est au sujet du cargo « Moselle ».

Il y eut un long silence, puis son interlocuteur demanda :

— Vous désirez rencontrer quelqu’un ?

— Ja wohl !

— O.K. Prenez un taxi et faites-vous conduire à Eastleigh. Demandez le City View Hôtel dans Wood street et attendez devant. Avec The Standard à la main. Dans une heure.

À peine eut-il raccroché que Wild Harry explosa de bonheur.

— Ils sont accrochés !

— Eastleigh, remarqua Malko, c’est un coin pourri de chez pourri. Je connais.

Un quartier mal famé à l’est de Nairobi, peuplé de Somaliens et d’Éthiopiens, centre géographique de tous les trafics.

— Vous ne risquez rien tant que vous n’y allez pas avec l’argent, assura Harold Chestnut. Il faut déjà voir à qui on a affaire.

— O.K. Je préviens Anna Litz.

Dès que la jeune Allemande fut au courant du rendez-vous, elle n’hésita pas.

— Je viens avec vous !

— Vous croyez que c’est vraiment nécessaire ? objecta Malko. C’est un quartier où les Blancs ne vont jamais. Et vous êtes une femme...

La jeune Allemande explosa dans le portable.

— Vous êtes machiste ?

— Non, prudent.

— Je tiens à venir. C’est mon boulot.

Toujours la conscience professionnelle allemande.

Malko se dit que, finalement, la présence de la jeune femme ajouterait à la vraisemblance de l’opération.

— O.K. Je vous attends à l’ambassade US. Prenez un taxi et venez.

Harold Chestnut était déjà au téléphone. En swahili. Lorsqu’il raccrocha, il annonça.

— J’étais avec Paul, le responsable de ma sécurité.

Dans une heure, il sera en face du City View en 4x4 avec deux ascaris et des riot-guns. Au cas où. Ici, un Blanc, ça vaut un million de dollars...

* * *

Depuis qu’ils avaient quitté Juja Road, ils avaient l’impression d’être dans un manège d’autos-tamponneuses. Rebondissant contre les parois du taxi, qui, lui-même sautait de trou en trou. La chaussée était totalement défoncée. Accroché au volant, le chauffeur essayait d’éviter les gosses, les charrettes à bras, les marchants ambulants, les animaux errants, y compris des chèvres.

Eastleigh était un gigantesque bidonville aux rues boueuses, poussiéreuses, sans la moindre signalisation, contrairement au reste de la ville. Cela tenait de la décharge publique, du marché tropical, du coupe-gorge. Effarée, Anna Litz écarquillait les yeux.

— Les gens ont l’air très pauvres, ici, remarquât-elle.

— Ils sont très méchants aussi, souligna Malko. Ils vous égorgent pour cent shillings. C’est pour cela que je ne voulais pas que vous veniez...

— Je vous demande pardon, fit la jeune Allemande.

C’est idiot, mais je suis toute la journée dans un bureau à Hambourg. Je n’ai jamais vu de choses comme ici. Ni rencontré de gens comme vous... Des gens qui...

Elle s’arrêta sans terminer sa phrase. Le taxi fit un violent écart qui la projeta contre lui et il sentit la masse tiède d’un sein. Le chauffeur jura, zigzaguant entre un énorme camion en loques et un bus qui avait jadis été jaune et ne tenait plus que par la peinture.

Enfin, il tourna à droite, dans une rue écrasée de soleil, bruyante, et s’arrêta devant un modeste bâtiment de trois étages, à la façade délavée. Il manquait plusieurs lettres à l’enseigne du City View Hôtel et on se demandait bien quelle vue il pouvait avoir, à part un toit de tôle où achevait de pourrir un énorme rat crevé.

— C’est ici, Bwana, annonça le chauffeur. C’est 400 shillings.

— Vous ne voulez pas attendre ?

Le Noir secoua la tête.

— Non, Bwana, pas ici. Ils vont me voler mes roues ou me dévaliser. Ce n’est pas bien d’avoir emmené une aussi jolie dame ici. Il y a d’autres hôtels à Nairobi.

Persuadé que Malko voulait sauter Anna Litz au City View Hôtel... Il paya et ils descendirent. Aussitôt pris à la gorge par la puanteur qui montait des tas d’ordures entourant le City View Hôtel. Le taxi démarra dans un nuage de poussière et Malko regretta de ne pas avoir pris une arme... Heureusement, il aperçut un peu plus loin une vieille Toyota avec deux Noirs à bord. Les « baby-sitters » de « Wild Harry ». Anna Litz avait perdu toute sa superbe. Elle se rapprocha de Malko.

— Quel endroit horrible ! souffla-t-elle. Je crois que j’ai peur.

Malko essaya de la rassurer.

— Vous voyez la voiture là-bas ? Ce sont des « baby-sitters » Ils sont armés.

Elle le fixa, de l’incompréhension plein les yeux.

— Des « baby-sitters ». Mais il n’y a pas d’enfants.

Malko dut lui expliquer. Visiblement, elle découvrait un autre monde.

Un Noir s’approcha, une liasse de billets à la main. Un changeur clandestin. Malko l’envoya promener et il s’éloigna avec un regard de concupiscence abjecte pour Anna Litz. Malko, machinalement, rabattit sa manche sur sa Breitling. Ici, on vous coupait le poignet pour une Swatch. Les passants leur jetaient des regards étonnés. Aucun muzungu ne venait jamais ici, à part quelques dealers de maraa... Le soleil tapait fort. Malko se dit qu’il valait mieux se réfugier dans l’hôtel. Au moment où il y poussait Anna Litz, un fil de fer flottant dans une chemise jaune se matérialisa, exhibant une denture de cannibale. Les Somaliens avaient souvent des dents énormes et très blanches.

— Jambo.

Il s’éloigna, faisant signe du regard à Malko de le suivre... Vingt mètres plus loin, ils tournèrent dans une sente étroite encore plus nauséabonde, bordée d’échoppes et ils durent se faufiler entre d’énormes marnas visiblement stupéfaites de voir deux muzungus dans ce coupe-gorge. Anna Litz prit Malko par le bras.

— Je préfère vous attendre à l’hôtel...

— Non, fit Malko, sauf si vous tenez à vous faire violer. Je pense que nous ne risquons rien. Pour le moment.

Ils passèrent près d’un groupe de femmes, exhibant des bagues à tous les doigts, qui tentèrent de les harponner. Des Somaliennes marchandes de bijoux. Puis, leur guide disparut. Il fallut à Malko quelques secondes pour comprendre qu’il s’était engagé dans un escalier de bois branlant et sombre, à peine visible de la rue.

Il le suivit.

Le Somalien s’était arrêté devant une porte bleue en métal, où s’étalait l’inscription « Somali Travels » Daily flights to Mogadiscio, Baidoa, Kimsayo.

Il s’éclipsa après avoir ouvert la porte. La pièce était grande comme un placard à balais avec un petit bureau occupé par un homme de grande taille, au menton prognathe, le teint très sombre, le visage anguleux et allongé. Lorsqu’il se leva, sa tête touchait presque le plafond et un ventre énorme jaillissait de sa chemise bleue mal boutonnée. Il désigna à ses deux visiteurs les deux uniques chaises.

— Sit down.

Les murs étaient recouverts de vieilles affiches de voyage. Malko brisa le silence.

— Vous êtes le représentant de Youssouf ?

— Je le connais.

— Vous savez pourquoi nous sommes ici ?

— Oui. Vous venez régler un litige sur des droits de pêche.

C’était joliment dit.

— Comment procédons-nous ? C’est à vous que...

L’énorme Somalien secoua la tête.

— Non, non, je suis seulement chargé de vous recevoir. Vous devez remettre le règlement du litige à une autre personne que je vais vous désigner.

— Où ?

— À Mombasa.

— Et ensuite ?

— Dès que cette personne aura l’argent, elle me préviendra et je transmettrai un message pour que le « Moselle » puisse appareiller avec son équipage.

Donc, il n’irait pas en Somalie : le plan échafaudé par Mark Roll s’effondrait. Malko dissimula sa déception.

— Vous allez revenir ici avec l’argent, enchaîna le gros Somalien. Nous le compterons ensemble et nous le mettrons dans un sac en plastique, fermé hermétiquement, où j’apposerai ma signature. Ensuite, vous irez à Mombasa.

Anna Litz tira Malko par la manche.

— Qu’est-ce qu’il dit ?

Il le lui expliqua et elle sursauta.

— Comment savoir s’ils vont vraiment libérer le « Moselle » après avoir eu l’argent ?

— Il faut leur faire confiance.

Elle secoua la tête, têtue.

— Nein ! Je ne peux pas faire cela, je suis responsable. Je veux remettre l’argent aux pirates...

— Dans ce cas, il faut aller en Somalie... C’est extrêmement dangereux.

— Vous me protégerez.

Superman allait reprendre du service.

Le gros Somalien suivait leur échange, inquiet.

— Il y a un problème ? demanda-t-il.

— Non, affirma Malko.

— Parfait, je vous attends ici, à deux heures. Avec l’argent et 10000 dollars en plus pour mes frais.

Ils se retrouvèrent dans la rue défoncée. Anna Litz n’en menait pas large.

— Vous croyez qu’il est sérieux ?

— Je le crois, mais je vais prendre le conseil de Harold.

Ils durent marcher jusqu’à Juja street pour trouver un taxi, stupéfait de trouver des muzungus dans ce quartier pourri.

* * *

— C’est Ali Moussa ! s’exclama « Wild Harry ». La description physique correspond. J’ignorais qu’il servait d’intermédiaire aux pirates. C’est un homme respecté. Cela prouve qu’ils sont sérieux.

— Anna Litz ne veut pas remettre l’argent à Mombasa...

« Wild Harry » ricana.

— Il ne faut pas qu’elle fasse de caprices. On ne leur fera pas changer leur processus. Je pense qu’une fois que vous aurez compté l’argent avec Ali Moussa, vous pourrez décrocher. Anna Litz peut très bien aller à Mombasa avec ses deux clowns du BND. Il suffira juste de donner l’argent au représentant des pirates. Un enfant de quatre ans peut le faire.

— C’est ce que je pense aussi, conclut Malko. Il n’y a plus qu’à passer au plan B.

— Qui aurait dû être le plan A, lâcha « Wild Harry ». J’espère, qu’un jour, Dieu nous débarrassera des bureaucrates.

Malko se dit, avec une légère frustration, qu’il allait échanger un job relativement facile pour une aventure beaucoup plus risquée.

CHAPITRE VII

Mark Roll faisait la gueule. N’arrivant pas à admettre que son plan ne fonctionne pas.

— À Mombasa, avança-t-il, vous pourriez insister pour aller porter l’argent là-bas.

Malko lui jeta un regard ironique.

— Anna Litz insistera pour venir aussi. Vous êtes prêt à prendre cette responsabilité ?

Silence. Lourd. Le chef de station botta en touche.

— Vous n’avez encore rien dit aux Allemands ?

— Non.

— O.K., vous pouvez quand même aller à Mombasa. Là-bas, il y a une chance de trouver une filière. Sinon, nous reviendrons à la suggestion de Harold.

Malko s’inclina. Après tout, un aller-retour à Mombasa, ce n’était pas le bout du monde. Surtout avec la pulpeuse Anna Litz.

— Bien, accepta-t-il. J’attends Anna Litz qui vient ici avec l’argent. Harold a mis à notre disposition un chauffeur et une voiture.

Cette fois, ils étaient cinq, les deux Allemands du BND, Paul, un grand Noir prêté par Harold Chestnut, Anna Litz et Malko. Dans une vieille Range Rover qui ressemblait à une épave. Le 4x4 s’arrêta à l’entrée de la sente menant au bureau d’Ali Moussa et les Allemands du BND accompagnèrent Anna Litz et Malko juqu’à la porte du Somalien. On ne se promenait pas dans Eastleigh sans protection.

Seuls l’Allemande et Malko montèrent. Le Somalien, avant de compter les billets, ferma soigneusement sa porte à clef. Puis, il ouvrit le sac souple et renversa les liasses de billets de cent dollars sur son bureau. Il se mit à les compter, passant son pouce à toute vitesse sur les liasses avec une dextérité de prestidigitateur. Il releva la tête, la dernière liasse comptée. La sienne — 10000 dollars — se trouvait à l’écart.

— Voilà comment nous allons procéder, annonça-t-il, tendant à Malko un bristol avec un numéro de téléphone et un prénom : Andrew.

— En arrivant à Mombasa, vous appelez Andrew et vous suivez ses instructions.

— Qui est Andrew ? demanda Malko.

— Un ami de ceux qui ont pris le bateau. Ils ont confiance en lui. Dès qu’il aura l’argent, il me préviendra. Je donnerai alors l’ordre par e-mail de relâcher le bateau.

— Que va devenir l’argent ?

Ali Moussa eut un geste évasif.

— Il parviendra très vite à ceux à qui il est destiné. Ce n’est pas votre problème.

— Nous pourrons vérifier ce qui se passe, nous sommes en liaison avec le « Moselle », souligna Malko.

Ali Moussa arbora un sourire plein de réprobation.

— Nous ne sommes pas des voleurs. C’est seulement une taxe pour préserver les intérêts de la Somalie...

Il se leva et alla prendre un grand sac en plastique transparent dans lequel il enfourna les liasses de billets. Ensuite, il en ferma le rabat et le « verrouilla » avec un autocollant sur lequel il inscrivit quelques mots en arabe et il signa.

— De cette façon, ils sauront que l’argent a été vérifié par moi.

Malko récupéra les deux millions de dollars, sous le regard inquiet d’Anna Litz, tandis que les 10000 dollars disparaissaient au fond d’un tiroir.

Cinq minutes plus tard, ils étaient dehors.

— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda la jeune Allemande.

Malko se dit que c’était le moment de lancer un ballon d’essai.

— Désormais, tout est calé, répondit-il, vous n’avez plus besoin de moi. La remise de la rançon à Mombasa est une formalité. Les pirates n’ont pas intérêt à manquer de parole. Ce sont des businessmen. À leur façon. Avec vos deux agents du BND, vous pouvez faire un aller-retour...

La jeune femme le fixait, comme frappée par la foudre.

— Comment ! fit-elle d’une voix étranglée, vous ne voulez plus venir avec moi ?

Malko arbora un sourire innocent.

— Vous n’êtes pas seule...

Elle secoua la tête, prête à taper du pied.

— Je veux que vous veniez ! Vous me l’avez promis. Das ist nicht korrekt !

Dans sa rage, elle reparlait allemand. Malko lui prit le bras. Gentiment.

— O.K. Je viendrai avec vous. Mais je ne serai pas très utile.

— Si, fit Anna Litz. Sans vous, j’aurais horriblement peur. Ce pays me fait peur. Les Noirs me font peur. J’ai hâte d’être revenue en Allemagne.

Ils regagnèrent la Range-Rover. Il n’y avait plus qu’à mettre Harold Chestnut au courant et à le lancer sur la piste de l’honorable Ahmed Mohammed Omar. La « clef » de Mogadiscio.

* * *

Harold Chestnut attendait Malko au bar du Serena. Devant un Pimm’s. En apprenant les dernières nouvelles, il sourit.

— Ce n’est pas une corvée d’aller à Mombasa avec cette ravissante blonde. Et puis, vous glanerez bien quelques infos là-bas. Je suis sûr que les pirates y ont une importante tête de pont. Vous allez en avion, bien sûr ?

— Oui.

— Bon, je vais voir avec Paul si je peux vous procurer un peu de quincaillerie sur place. On ne sait jamais. C’est plein de malfaisants et il suffit qu’on sache ce que vous apportez pour avoir envie de vous le prendre. Enfin, j’espère que Ali Moussa n’a pas bavardé.

— C’est-à-dire ?

« Wild Harry » eut un sourire entendu.

— Il suffirait qu’il vous balance à des voyous qui vous piquent les deux millions de dollars. Il prendrait bien 20 %. Ça vaut la peine. Je vais m’occuper de ça. On vous appellera de la part de Paul.

* * *

Anna Litz ne quittait pas des yeux le sac de cuir posé à ses pieds, contenant la rançon, tandis que l’Embraer des Kenyan Airways prenait de l’altitude, au-dessus d’un paysage qui ressemblait à la Suisse. Quarante-cinq minutes de vol jusqu’à Mombasa, le grand port qui desservait toute l’Afrique centrale. Et accessoirement, une des bases en Afrique d’Al Qaida qui y avait préparé des attentats anti-israéliens. La jeune femme se tourna vers Malko, rayonnante.

— Vous ne pouvez pas savoir comme je suis contente que vous veniez. Heinrich et Ludwig sont ravis eux aussi. J’ai l’impression que le Serena est plein de prostituées...

— Assez pour les satisfaire, reconnut Malko.

— C’est comment, Mombasa ? enchaîna-t-elle.

— Horrible, autant que je m’en souvienne !

— Il y a des hôtels ?

— Il y avait... Le « Four Seasons » a fermé depuis trois ans.

— Où va-t-on alors ?

— Au Serena Beach. Vingt-cinq minutes de taxi, mais cela vaut mieux que d’avoir des cafards dans les draps. Ce soir, ce sera trop tard pour appeler « Andrew ». On ne se promène pas de nuit avec deux millions de dollars. On appellera demain matin.

Ils somnolèrent jusqu’à l’arrivée. Un tout petit aéroport flambant neuf et ensuite, une route étroite bordée d’abominables bidonvilles, encombrée de charrettes à bras, de cyclistes, de taxis. La chaleur était poisseuse, très différente de Nairobi et Anna Litz déboutonna son chemisier, laissant apercevoir un soutien-gorge blanc bien rempli.

— J’ai chaud ! murmura-t-elle.

Lorsqu’ils arrivèrent au Serena Beach, ils crurent entrer dans une pension de famille du quatrième âge... Un cadre magnifique, en bordure de l’océan Indien, mais des groupes de touristes plus qu’amortis qui mâchouillaient leur bouillie. Un Noir athlétique les conduisit à un bungalow face à la mer. L’air était délicieusement tiède. Une brise agréable soufflait de l’Océan Indien, faisant bruisser les cocotiers, on n’entendait que le bruit du ressac. Pas une lumière sur l’eau. Des petits singes, aux testicules étrangement bleus, couraient partout, pas farouches pour un sou.

Malko inspecta d’un coup d’œil le bungalow : une chambre avec un grand lit à baldaquin protégé par une moustiquaire et une seconde avec un petit lit, sans moustiquaire...

— J’avais demandé une suite avec deux chambres ! fit-il, je vais leur dire de prendre deux bungalows, ce sera plus confortable...

— Non, non, protesta Anna Litz, je ne veux pas me retrouver seule. J’ai vu les singes, en arrivant. J’ai affreusement peur des singes.

— Bien, conclut Malko, résigné, je coucherai dans cette pièce, dans ce cas...

— J’ai faim, dit la jeune Allemande.

Cinq minutes plus tard, ils redescendaient et gagnaient la réception. Horreur, il n’y avait qu’un menu, servi dans une ambiance crépusculaire avec des gens âgés qui pariaient à voix basse.

— On va aller ailleurs, suggéra Malko. Je connais un très bon restaurant à Nyali, le même qu’à Nairobi, le Tamarind. Il faut prendre un taxi, mais ce sera plus gai...

Visiblement, Anna Litz l’aurait suivi au bout du monde. Une demi-heure plus tard, il débarquaient au Tamarind, dans le quartier chic de Mombasa, juste avant le Nyali Bridge. Une grande salle éclairée aux chandelles, donnant sur un bras de mer, une clientèle élégante et, même un orchestre.

— C’est superbe ! s’extasia Anna Litz.

* * *

— Les langoustes étaient délicieuses ! soupira Anna Litz, le regard dans le vague.

Ils avaient partagé inégalement une bouteille de Taittinger Comtes de Champagne, la jeune femme en vidant les trois quarts. Malko profitait de cette détente inespérée. Après un coup d’œil à sa Breitling Bentley, il annonça :

— Demain, dès neuf heures, je téléphone à « Andrew ».

Anna Litz se rembrunit, inquiète.

— Qu’est-ce qui va se passer ?

— On va le rencontrer, probablement. Et lui remettre l’argent...

— Comme ça, sans un papier ? Sans garantie ? J’en suis responsable...

— Je sais, reconnut Malko. L’autre solution, c’est d’exiger de le donner directement aux pirates. Sur le « Moselle ». Mais c’est beaucoup trop dangereux... Nous risquerions de devenir otages à notre tour...

Elle médita sa réponse en silence, visiblement contrariée. La chanteuse noire chantait du blues et Malko se leva, entraînant la jeune Allemande sur la piste.

— Demain sera un autre jour...

C’était un slow langoureux et ils n’étaient que trois couples à danser. Très vite, Anna Litz s’abandonna à la musique. Sans retenue. Se fondant à Malko d’une façon très sensuelle.

Ils dansèrent un long moment, jusqu’à ce que la chanteuse fasse une pause. Ensuite, dans le taxi les ramenant au Serena, Anna Litz somnola. Ce n’est qu’en regagnant le bungalow qu’elle se serra soudain contre Malko.

— Il y a des singes !

— Les singes dorment la nuit, assura Malko.

Il faisait une chaleur étouffante dans le bungalow : ils avaient oublié de mettre la clim. Il gagna sa chambre et avait commencé à se déshabiller lorsqu’il entendit un cri perçant. Dix secondes plus tard, Anna Litz surgit, les yeux hors de la tête, en slip et soutien-gorge blancs et se jeta dans ses bras.

— Il y a une énorme bête dans le lit ! lança-t-elle.

Malko ne profita qu’un court instant du contact de son corps tiède et la suivit. À travers la moustiquaire, il aperçut un gros lézard noir terrifié, immobile sur le drap blanc, cherchant à passer inaperçu... Un gekko. Totalement inoffensif.

Il écarta la moustiquaire et le chassa, après avoir ouvert la porte du bungalow.

— Voilà, conclut-il. Ils n’aiment pas la clim.

Appuyée à un des montants du baldaquin, Anna Litz le fixait, incroyablement sexy avec son soutien-gorge très échancré.

Semblant oublier sa tenue involontairement provocante.

— Eh bien, bonne nuit ! fit Malko.

Il n’eut pas le temps de parcourir cinquante centimètres. Anna Litz s’était collée à lui, écrasant sa bouche contre la sienne. Elle n’interrompit son baiser que pour dire d’un ton suppliant :

— Ne partez pas !

Malko n’en avait plus tellement envie. Pendant de longues minutes, ils flirtèrent, soudés l’un à l’autre, puis il dégrafa le soutien-gorge, découvrant deux seins en poire. Anna Litz ne se défendait pas. Lorsque Malko effleura son sexe par-dessus sa culotte, elle commença à haleter, puis, d’elle-même, s’en débarrassa. Ensuite, elle se laissa tomber en arrière sur le lit, ce qui eut pour effet d’arracher une partie de la moustiquaire. Fiévreusement, elle acheva de déshabiller Malko, faisant jaillir un membre déjà prêt qui ne demandait qu’à servir.

Malko, sans même la caresser, s’enfonça en elle de toute sa longueur, la clouant au lit qui se mit à grincer au rythme de ses coups de reins. Accrochée des deux mains à ce qui restait de la moustiquaire, Anna Litz le recevait, cuisses grandes ouvertes. Au bout d’un certain temps, elle poussa une sorte de couinement extasié puis ses jambes retombèrent... Encore raide, Malko la retourna et la prit alors en levrette, appuyé au bois du lit, s’enfonçant encore plus loin en elle.

Ce décor « Back to Africa » ajoutait à l’érotisme de la situation.

Il n’osa pas la sodomiser, mais lorsqu’il se répandit en elle, la jeune femme poussa un cri rauque.

Ils restèrent allongés l’un sur l’autre, puis Anna Litz dit d’une voix gênée.

— J’ai honte ! Je ne vous connais pas...

— Vous ne me connaissiez pas, corrigea Malko. Moi non plus, d’ailleurs, mais je vous ai trouvée très attirante tout de suite.

Elle tourna la tête.

— Vous ne direz rien aux deux autres. Sinon, ils le mettront dans leur rapport. Ils diront que je suis une putain...

— Les putains se font payer, corrigea Malko.

Elle rit. Un rire étouffé et joyeux.

— Il y a plusieurs semaines que je n’avais pas fait l’amour, avoua-t-elle. En Allemagne, j’étais si tendue avec cette affaire que je ne voulais pas le faire avec mon copain. Je ne comprends pas ce qui s’est passé...

— C’est l’Afrique, conclut Malko.

* * *

Il venait de composer sur son portable le numéro d’Andrew lorsqu’il sentit quelque chose ramper sur lui. Ce n’était pas un lézard mais la tête blonde d’Anna Litz qui s’approchait de son ventre. Il ferma les yeux de plaisir en sentant sa bouche l’envelopper et commencer à le faire grossir. La jeune femme s’appliquait, agenouillée sur les draps : ils avaient définitivement fait connaissance...

Une voix fit soudain « allô ».

— Andrew ? demanda Malko.

— Yes. Who are you ?

— Je suis un ami de Moussa Ali. J’ai quelque chose pour vous...

Un court silence, puis Andrew lança.

— You come at noon, Royal Castle Hôtel.

Il avait déjà raccroché. Malko ne put s’empêcher de lancer à Anna Litz.

— Nous avons le rendez-vous.

La jeune femme fit « hon-hon » sans s’interrompre. Cette première bonne nouvelle éveilla les instincts les plus sulfureux de Malko. Après s’être dégagé de la bouche d’Anna Litz, il vint se placer derrière elle, admirant pour la première fois la croupe inouïe. Ensuite, il s’enfonça doucement dans le ventre d’Anna Litz et demeura immobile. Surprise, la jeune femme tourna la tête.

— Ça ne va pas...

— Si, dit Malko. Vous savez ce dont j’ai envie...

Anna Litz eut un soupir résigné.

— Oui... Vous êtes tous les mêmes, les hommes...

Faites ce que vous voulez.

Elle rehaussa encore un peu son bassin, comme pour lui faciliter la tâche. Malko la contempla un moment sans bouger : le rêve absolu du sodomite. Lorsqu’il effleura la corolle bistre, il put alors mesurer l’immensité de l’hypocrisie de la jeune femme. Il s’enfonçait dans ses reins comme dans du beurre. Ce qui n’en était pas moins délicieux. Cette docilité le rendit fou et il se mit à la chevaucher sauvagement, ses genoux dans le creux des siens, comme à l’arrivée d’un concours hippique, les deux mains crochées dans les épaules de la jeune Allemande, qui criait et soupirait à son rythme... Lorsqu’il explosa, il crut que le ciel lui tombait sur la tête, tant la sensation était violente.

— Vous aimez cela ! soupira-t-elle, avec une certaine complicité. La plupart des hommes le font seulement pour avoir un trophée... C’est fou : il y a deux jours, je ne vous connaissais pas, et maintenant...

— C’est la vie ! conclut Malko en gagnant la salle de bains.

Le séjour à Mombasa commençait plutôt bien, mais le plus dur restait à faire...

* * *

Le taxi défilait entre deux rangées de bidonvilles et de bâtiments détruits : comme on agrandissait la route de Mombasa, on détruisait systématiquement les baraques au toit de tôle ondulée érigées le long de la route.

Anna Litz prit la main de Malko.

— J’ai peur.

— De quoi ?

— Je ne sais pas.

Ils arrivaient au pont de Nyali lorsque le portable de Malko sonna : c’était « Wild Harry ».

— Je ne vous ai pas oublié, dit l’Américain. Quelqu’un vous attend à la terrasse du Royal Castle avec un cadeau pour vous. Il a votre signalement.

— Tiens, remarqua Malko, j’ai justement rendez-vous là avec « Andrew ».

« Wild Harry » pouffa.

— Pas étonnant : c’est le seul endroit de Mombasa à peu près potable. Les crevettes au piri-piri ne sont pas mauvaises. O.K., take care ...

Ils entraient dans Mombasa. Le plus grand port d’Afrique de l’Est ressemblait à une vieille ville coloniale anglaise, avec ses buildings décrépis, ocres ou jaunâtres, délavés, pas entretenus, au milieu de quelques bâtiments modernes. Une circulation intense, surtout des minibus et des taxis.

Ils remontèrent N’Krumah Road, qui se prolongeait par Moi avenue, coupant Mombasa d’est en ouest. Le Royal Castle, un bâtiment blanc sale de quatre étages, ressemblait à un dinosaure de la colonisation, avec sa grande terrasse, rafraîchie par des ventilateurs. Quelques étrangers y étaient attablés, surtout des « backpackers »... Deux ou trois putes, plutôt affriolantes. Des garçons en chemise verte assuraient un service à l’indolence très tropicale. Malko baissa les yeux sur sa Breitling. Onze heures vingt : ils étaient en avance. Ils s’installèrent à une table, en face du bar intérieur.

Il venait de finir son expresso quand un jeune Africain moustachu en polo rouge s’approcha de leur table, souriant.

— Mister Malko ?

— Yes.

— Hâve a good stay in Mombasa.

Déjà, il s’éloignait, après avoir déposé sur la table une boîte à chaussures. Malko la soupesa discrètement : ce n’était pas des chaussures... Il la prit et se dirigea vers les toilettes, abandonnant Anna Litz à la concupiscence des « backpackers ». Lorsqu’il ouvrit le paquet, il ne fut pas déçu. C’était un très beau « Glock 28 » avec trois chargeurs scotchés à la crosse. « Wild Harry » avait de bons amis à Mombasa.

Il glissa l’arme sous sa chemise, après avoir fait monter une balle dans le canon et regagna la terrasse. Anna Litz semblait nerveuse.

— Il est en retard...

— Nous sommes en Afrique, objecta Malko. Encore une demi-heure. À midi et demi, Malko rappela « Andrew » qui répondit tout de suite.

— Vous êtes où ?

— Pas loin de vous.

Il y avait bien une quinzaine d’Africains installés à la terrasse.

— Pourquoi ne venez-vous pas ?

— Qui est l’homme qui vous a apporté quelque chose ? demanda Andrew d’une voix méfiante... Vous ne me tendez pas un piège ?

— Non, assura Malko, c’est quelqu’un qui m’a apporté quelque chose pour ma sécurité.

— Vous avez ce qui est prévu ?

— Non, pas ici. Je voulais vous voir avant.

— Ce n’est pas la peine. Revenez quand vous l’aurez.

— Quand ?

— Vous êtes au Serena, non ? Dans deux heures. Mais il n’y aura pas de troisième rendez-vous. Nous ne voulons pas d’embrouilles.

— Je serai là dans deux heures, promit Malko.

* * *

Un aller-retour dans la voiture de l’hôtel. Désormais, Anna Litz serrant contre son cœur le paquet scellé contenant les deux millions de dollars, n’en menait pas large. Cette fois, ils n’étaient pas installés à la terrasse du Royal Castle depuis trois minutes que le portable sonna.

— You go to Al Nasser Hôtel, ordonna la voix d’Andrew. Your driver knows...

Le chauffeur connaissait. C’était vers la sortie nord de la ville, en plein quartier Somali. Le chauffeur se gara dans une petite rue et désigna une façade jaune.

— Al Nasser Hôtel.

Cela ne payait pas de mine. Le vacarme était insoutenable, avec le ballet des minibus et leurs racoleurs hurlant à pleins poumons. Les haut-parleurs d’une mosquée se mirent à psalmodier un appel à la prière. Malko arriva devant le Nasser Hôtel. Un espace était dégagé en face de son entrée, délimité par des fauteuils en plastique. Certains étaient occupés par des Somaliens, en train de boire du thé ou de méditer. Il regarda autour de lui : n’importe qui pouvait être « Andrew ». Ici, l’ambiance était nettement moins rassurante qu’au Royal Castle. Anna Litz ouvrait des yeux comme des soucoupes.

— Qu’est-ce qu’on fait ?

Malko n’eut pas le temps de répondre : son portable sonnait.

— That’s me, fit Andrew. You cross the boulevard and you take the road besides the Koboil station.

Malko se lança dans la circulation, contournant la station-service : en face, c’était le marché somalien : un entrelacs de ruelles bordées de petits commerces, remplies d’une foule compacte. Anna Litz sur ses talons, il se glissa dans la ruelle, entre les postérieurs démesurés de deux marnas. Les cheveux blonds d’Anna Litz faisaient taire les conversations sur leur passage. Depuis le départ des Britanniques, ils n’avaient jamais vu de Blancs ici. Une odeur pestilentielle s’élevait des halles voisines où l’on débitait de la viande couverte de mouches énormes de toutes les couleurs.

C’était tout simplement un souk.

Malko se retourna : on ne voyait plus l’avenue ; il était noyé dans la foule. Il continua, sans savoir où il allait. La ruelle était de plus en plus étroite, c’était le coin des marchands de tissus. Soudain, son pouls grimpa à la verticale. Il venait d’apercevoir dans la foule plusieurs jeunes gens qui venaient dans sa direction. Pas vraiment le profil des clients du souk : jeunes, barbus, les traits creusés, la peau très sombre, habillés à la somalienne.

Il s’arrêta, le pouls à 150. Anna Litz n’avait encore rien remarqué.

— On est arrivés ? demanda-t-elle.

— Non, fit Malko. On retourne.

Il était en train de faire demi-tour lorsqu’il aperçut sur ses talons d’autres jeunes gens qui se préparaient à faire la jonction avec les premiers. Automatiquement, sa main se glissa sous sa chemise, saisissant la crosse du « Glock 28 ». Une très bonne arme, mais, dans cette foule, après avoir vidé un chargeur, il aurait le choix entre se faire égorger ou être lynché. Il était tombé dans un piège ! Les deux millions de dollars allaient changer de mains. Mais pas forcément au profit des pirates.

Quelque part, il y avait eu une « pollution ». Anna Litz vit son expression et pâlit.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Nous sommes dans la merde ! fit Malko, sauf si vous êtes prête à abandonner les deux millions de dollars. On nous a attirés dans un piège.

— Jamais ! lança-t-elle. J’en suis responsable.

Le cri d’une chatte à qui on veut arracher ses petits. Malko lui jeta un regard presque amusé. Visiblement, elle ne savait pas ce que c’était que de se faire violer par une centaine de Somaliens.

— Bien, soupira-t-il. On assure.

Tirant le « Glock 28 » de sous sa chemise, ij fit face au groupe le plus proche déjeunes gens. Même en les abattant tous, il avait à peine une chance sur un million de sortir vivant de ce piège.

Amèrement, il se dit que le proverbe allemand « Nachrichtung dienst ist Herrendienst » était juste. Si sa galanterie ne l’avait pas poussé à accompagner Anna Litz à Mombasa, il n’en serait pas là.

Il leva lentement le Glock à la hauteur de sa ceinture, serrant le précieux paquet sous son bras gauche et se dirigea vers les jeunes gens.

— Restez près de moi ! recommanda-t-il à Anna Litz.

Protection totalement illusoire : ils allaient être massacrés tous les deux.

CHAPITRE VIII

Malko reprit sa marche en avant, tenant son arme à l’horizontale, à hauteur de la ceinture, presque invisible dans cette foule compacte. Il se dirigeait vers les jeunes gens qui barraient la ruelle. Trois marchands de tissus virent le pistolet et plongèrent immédiatement sous leur comptoir. La cohue était telle que les passants se bousculaient sans même voir le Glock.

Il fit encore quelques pas, bousculant une « marna » qui se retourna, furieuse, et resta figée, les yeux exorbités devant le pistolet. Il n’était plus qu’à un mètre du « barrage » et il croisa le regard d’un des jeunes gens : sombre, inexpressif, dur. Ils se ressemblaient comme des clones : grands, très minces, les traits fins, les cheveux frisés très courts, le teint sombre. Des Somaliens.

Il adressa une prière muette au ciel, surveillant leurs mains. Et soudain, une voix fit derrière lui :

— Have no fear. They are friends.

Il se retourna et vit un Africain, coiffé d’un chapeau beige rejeté en arrière du front, un nez épaté, une chemise rouge flottant sur un torse maigre.

— I am Andrew, mister Malko, continua le Noir d’une voix douce. Have no fear.

Malko laissa retomber son bras le long du corps, sans lâcher son arme.

Andrew souffla à son oreille :

— Vous avez beaucoup d’argent avec vous. Ici, il y a des gens très pauvres. Suivez-moi.

Il passa devant, rejoignit les jeunes gens qui s’écartèrent. Rassuré, Malko remit le Glock sous sa chemise. Anna Litz tourna un regard inquiet vers lui.

— Ailes gut ?

— Ja wohl, assura Malko.

Malko continua son chemin, isolé au milieu des jeunes gens, comme dans une bulle protectrice. Andrew ouvrait la marche. Ils débouchèrent dans une ruelle un peu plus large, longeant le vieux port de Mombasa, en plein cœur du quartier somalien.

— Où allons-nous ? demanda Malko à Andrew.

— Livrer ce que vous avez apporté, répondit ce dernier.

Ils atteignirent une petite place bordée à gauche par un vieil immeuble blanchâtre à la façade duquel étaient accrochés des balcons de bois, portant sur son crépi une inscription un peu pompeuse « Rasanis Arcade ».

En face, il y avait une grille bleue, à travers laquelle on apercevait la mer en contrebas et quelques vieux rafiots en train de pourrir.

— C’est le vieux port de Mombasa, expliqua Andrew. Ici, il n’y a que les « dhows » et les bateaux de pêche somaliens qui viennent vendre leur poisson séché. Le vrai port est de l’autre côté de la ville, à Kilindini. Venez.

Malko et Anna Litz le suivirent et franchirent la grille, salués respectueusement par un douanier kenyan, assis par terre, en train de mâcher du khat. On se serait cru revenu un siècle en arrière. Une vingtaine d’hommes, pieds nus, vêtus de hardes, étaient entassés sur le sol au soleil. Les dockers.

D’autres faisaient la navette entre un hangar, situé à droite de la grille, et un « dhow » ventru amarré plus bas, descendant un raidillon et franchissant une passerelle pour atteindre les cales ouvertes. Pieds nus, cinq sacs de quinze kilos de ciment en équilibre sur la tête.

Ils jetaient les sacs dans le « Dhow » et remontaient avec des cartons remplis de matériel électroménager.

— Qu’est-ce que c’est que ce bateau ? demanda Malko.

— Le Kismayo, répondit Andrew. Il arrive de Merka en Somalie avec un chargement d’électroménager, acheté à Dubai. Comme il n’y a pas de douane en Somalie, c’est facile. Et ici, il n’y a pas de douane non plus... le Kismayo va décharger son ciment à Merka. Ils en ont beaucoup besoin là-bas, il n’y a plus d’usine en Somalie.

D’ailleurs, il n’y avait plus de Somalie depuis longtemps, se dit Malko, serrant toujours son précieux paquet contre lui.

Andrew continua d’une voix douce.

— Nous allons descendre dans le Dhow pour remettre à quelqu’un ce que vous avez apporté.

— Qui ?

— L’envoyé du clan Majarteen d’Hobyo. Il va l’apporter à ses amis.

— Et s’il arrive quelque chose ?

— Ce n’est plus votre problème, assura Andrew. C’est Ali Moussa qui vous sert de garantie. Dès que j’aurai remis l’argent ici, je l’appellerai et lui donnerai le feu vert pour que le bateau allemand soit libéré.

— O.K., conclut Malko. Allons-y. Anna, vous venez ?

La jeune Allemande regarda le Dhow, les fourmis aux pieds nus, et dit d’une voix mal assurée.

— Ja wohl.

Ils descendirent le raidillon à côté des dockers qui, parfois, perdaient un sac ou deux, et franchirent la passerelle. Une trappe s’ouvrait sur le pont donnant accès à un escalier de bois qui, lui-même, menait à l’entrepont. Une pièce minuscule, exhalant une odeur fétide dans une chaleur poisseuse. En dépit des hublots ouverts, on y voyait à peine.

Malko distingua dans l’ombre plusieurs hommes assis le long des parois, en tenue somalienne, pieds nus. Trois AK 47 étaient appuyés à la paroi et des étuis de chargeurs en toile jonchaient le sol, ainsi qu’un lance-roquette RPG7.

Pas vraiment des pêcheurs...

Andrew s’accroupit en face d’eux et commença à discuter à voix basse, Malko gardant toujours le précieux paquet sous le bras. Quant à Anna Litz, la stupéfaction la rendait muette. Elle s’accroupit sur ses talons, derrière Malko. À travers la cloison, on percevait les échos sourds des sacs de ciment jetés dans la cale avant. En quelques minutes, Malko fut en nage. L’atmosphère était quasiment irrespirable. Andrew se retourna et dit :

— Ils sont d’accord pour prendre l’argent. Le navire part cette nuit, dès qu’il a fini de charger. Il va à Kismayo et ensuite à Mogadiscio.

— Mais le « Moselle » se trouve à Hobyo, objecta Malko.

— Certains vont aussi à Hobyo ! Ils vont prendre une petite commission pour le transport, mais il n’y a rien à craindre, ce sont des gens honnêtes, des bons musulmans.

Qui considéraient la piraterie comme un aimable hobby... Malko se retourna vers Anna.

— Notre voyage se termine ici, annonça-t-il. Nous leur donnons l’argent et ils s’en vont.

— Ils peuvent me faire un reçu ?

Malko transmit la demande à Andrew qui répercuta. La réponse fut sans appel.

— Ils ne savent pas écrire.

— Le seul moyen serait d’embarquer avec eux, conclut Malko. Je ne vous le conseille pas. Une blonde comme vous vaut très cher en Somalie. Beaucoup plus d’un million de dollars.

Cela ne dérida pas la jeune femme.

— Alors ? insista-t-il.

— Allez-y, fit-elle du bout des lèvres.

Il tendit le paquet à Andrew qui, à son tour, le remit à un des pirates. Aucune formule de politesse, pas de poignée de main. Rien. Ils remontèrent à l’air libre et quittèrent le Dhow. À peine arrivé en face du hangar, Andrew prit son portable et composa un numéro pour une courte discussion en somalien. Il tendit ensuite l’appareil à Malko.

— Parlez-lui. C’est Ali Moussa.

La voix du gros Somalien était particulièrement chaleureuse.

— Tout est en ordre, annonça-t-il. Andrew me l’a confirmé. Je vais envoyer tout de suite un mail à Hobyo. Si tout se passe bien, le « Moselle » pourra repartir demain matin.

— Et si tout ne se passe pas bien ?

Ali Moussa éclata de rire.

— Ce serait seulement un problème technique, pour quelques heures. Nous ne sommes pas des bandits. Seulement des espèces de douaniers afin de protéger notre pays...

— Inch Allah, conclut Malko. Je vais repartir ce soir à Nairobi. Vous savez que nous sommes en contact avec le navire.

— Bien sûr ! Ne craignez rien.

Malko rendit le portable à Andrew. Ce dernier souleva son drôle de chapeau en lui adressant un sourire édenté.

— Je vous laisse. Appelez votre chauffeur. Dites-lui que vous êtes en face du vieux port.

Il traversa la place et s’enfonça dans une ruelle. La procession des fourmis continuait derrière eux. Un minaret se mit à appeler à la prière tandis que Malko joignait le chauffeur du Serena. Anna Litz était défaite.

— J’espère que je n’ai pas fait une bêtise ! soupira-t-elle. Je risque de me retrouver au chômage.

— Ça vaut mieux que d’être otage, conclut Malko, avec un brin de cynisme... Si vous voulez, puisque nous sommes à Mombasa, je vous invite à dîner au Tamarind.

— Non, non, je veux rentrer à Nairobi. Il faut que je rende compte.

* * *

L’Embraer grimpait entre les nuages. Très vite, le sol ne fut plus visible. Anna Litz, épuisée par les émotions, dormait contre l’épaule de Malko. Ils avaient eu juste le temps de repasser par le Serena Beach prendre leurs affaires.

Malko était à la fois soulagé et déçu. La manip imaginée par Mark Roll avait accouché d’une souris. Certes, il connaissait désormais le « contact » des pirates à Mombasa, il savait comment ceux-ci se déplaçaient, mais cela ne lui apportait rien sur le noyau dur de sa mission : savoir ce que les Shebabs préparaient avec leurs alliés pirates. Il n’y avait plus qu’à passer au Plan B de « Wild Harry ».

À son tour, il somnola et ne se réveilla que lorsque les roues touchèrent la piste de Nairobi.

À peine dans le hall de l’aéroport, il appela Mark Roll, le chef de station. Ce dernier sembla soulagé.

— Les gens du BND m’appellent tous les quarts d’heure ! soupira-t-il. Ils s’imaginent Dieu sait quoi.

— Tout s’est bien passé, assura Malko. Normalement, le « Moselle » est relâché demain matin... .

— J’espère. Langley m’a reproché d’avoir embarqué nos amis allemands dans un truc tordu.

— O.K., conclut Malko, dites aux gens du BND qu’on peut faire le point ensemble. Pourquoi ne pas dîner tous au Carnivore ?

— Excellente idée, conclut l’Américain, je les préviens.

— Moi, j’appelle « Wild Harry », ajouta Malko.

Il alla rejoindre Anna Litz qui attendait les bagages.

— Ailes gut ! lança-t-il. Vous allez pouvoir raconter à vos amis du BND notre expédition. Nous dînons tous ensemble.

— Il faut que je me change, je sens la transpiration.

— Moi aussi.

Du taxi, il appela Harold Chestnut.

— Ça s’est bien passé ? demanda l’ex-case-officer.

— Sans problème majeur. Je vous raconterai... On dîne au Carnivore.

— Je vous rejoins là-bas.

* * *

Anna Litz était éblouissante, dans une longue robe fluide noire qui la moulait comme un gant. « Wild Harry », arrivé le premier, sans Hawo, avait déjà un Pimm’s en face de lui. Il se leva pour baiser la main d’Anna Litz. Les deux croque-morts du BND arrivèrent, cravatés, tirés à quatre épingles, accompagnés de Mark Roll, et se lancèrent aussitôt dans un interrogatoire serré d’Anna Litz.

Malko en profita pour prendre à part « Wild Harry ».

— Je crois qu’il faut activer la filière de votre ami Omar.

— Dès demain matin, promit Harold Chestnut. Sinon, on est mal. C’était de la connerie, votre truc.

Ou alors, il fallait partir avec eux sur le « Dhow », mais c’était suicidaire.

— Rien de neuf ?

— Si. D’après Mark, la station d’écoutes de camp Lemonnier à Djibouti a intercepté, au cours des derniers mois, des appels téléphoniques en provenance de Nairobi, à destination d’un « shipshandler » de Dubai. Tous ces appels concernaient l’achat de matériel électronique. Des AIS. Soi-disant destinés à des bateaux de pêche kenyan. L’adresse de livraison était le Yacht Club de Mombasa.

— On a identifié le donneur d’ordre ?

— Oui. C’est une femme. Une certaine Agathe Kilimaro. Elle a envoyé déjà plusieurs fois de l’argent pour payer ses AIS via une officine de Hawala.

— On sait où elle habite ?

— Non. Mark essaie de le découvrir avec l’aide du NSD. À travers son portable.

— Ça ne nous concerne pas directement, observa Malko. Cela ne fait qu’un point de chute des pirates supplémentaire.

Harold Chestnut se servit d’un gros morceau de crocodile et commanda un autre Pimm’s.

— On ne sait jamais ! Je m’occupe dès demain matin d’Omar.

Anna Litz semblait rassérénée, les deux croque-morts du BND ayant approuvé sa démarche.. Pendant un moment, ils se contentèrent de se goinfrer de viande arrosée d’un blanc sud-africain. Malko, pour fêter la fin heureuse de l’opération, commanda une bouteille de Taittinger « Brut » millésime.

— Je vous demande pardon, lui souffla Anne à l’oreille. J’ai été parfois désagréable. Je ne suis pas habituée à ce genre d’affaires. Mes « baby-sitters » trouvent que nous nous sommes bien débrouillés.

Elle adoptait la terminologie barbouze.

Malko sourit.

— Rassurez-vous. Je garderai un très bon souvenir de notre voyage à Mombasa.

Les deux Teutons, rassurés, forçaient sérieusement sur la bière. Deux heures plus tard, Anna Litz avait les pommettes très roses et « Wild Harry » ressemblait de plus en plus à un Bouddha heureux. Dans la voiture qui les ramenait au Serena, Anna Litz soupira :

— Je ne vais pas fermer l’œil de la nuit ! On ne sera fixé que demain matin...

— Restons éveillés ensemble, suggéra Malko.

L’Allemande secoua la tête.

— Oh, non ! Je suis trop crispée pour faire l’amour... Pourvu qu’ils tiennent parole.

Du coup, Malko alla se coucher seul, repoussant courageusement une très jolie pute, sûrement une ancienne Miss Sida, qui le suivit jusque dans l’ascenseur.

* * *

Anna Litz hurlait dans le combiné, sanglotant de joie.

— Ils l’ont relâché ! Il est déjà en haute mer ! bredouilla-t-elle. Il s’est mis sous la protection d’une frégate indienne qui passait par là. C’est merveilleux !

Ach ! Mein Gott. Es ist wunderbar !

— Bravo ! dit Malko, en baissant les yeux sur sa Breitling qui indiquait six heures et demie du matin.

Anna avait l’enthousiasme matinal.

— Oh, je veux vous voir maintenant ! lança la jeune femme. Je suis très excitée.

Malko eut juste le temps de passer un peignoir. Une tornade se rua dans sa chambre : Anna, enveloppée dans un peignoir du Serena. Il glissa de ses épaules dès qu’elle entra et elle se jeta dans les bras de Malko, uniquement vêtue d’un slip blanc très seyant.

— Wunderbar, wunderbar ! répétait-elle.

Peu à peu, son enthousiasme changea de nature. Malko sentit son pubis presser impérativement le sien.

— Faites-moi l’amour ! souffla Anna. Maintenant.

Je suis dénouée.

Déjà, elle faisait glisser son slip. Malko n’eut qu’à s’allonger sur elle pour la pénétrer jusqu’à l’estomac. Elle était dénouée et inondée. Bondissant comme une carpe sous lui, à chacun de ses coups de rein.

Déchaînée, elle lança :

— Ach, Sie wissen vie mon eine Frau fickt ...

Cela déchaîna encore plus Malko, qui lui replia les jambes sur la poitrine pour la pénétrer encore plus profondément. À l’accélération de ses mouvements, Anna sentit qu’il était sur le point de jouir. Elle le repoussa, presque avec brutalité.

— Hait ! Kommen siejetz. Ich môchte sie zwischen meine Titten spitzen !

En même temps, elle emprisonnait le membre tendu entre ses seins, les rapprochant l’un de l’autre.

Il ne tarda pas à exploser, tandis qu’Anna le buvait tant bien que mal, le pressant comme une orange pour ne pas perdre une goutte de sperme. Finalement, Malko, arcquebouté au-dessus d’elle, s’enfonça tout entier dans sa bouche... Lorsqu’il se retira, Anna murmura d’une voix énamourée.

— Es ist ein schôner Schwanz ...

Malko roula sur le côté et entendit Anna dire à voix basse.

— Je n’avais jamais osé demander cela à un homme, mais aujourd’hui, c’est différent...

Il allait répondre lorsque son portable sonna. Il faillit ne pas répondre, mais cela pouvait être « Wild Harry ». Ce n’était pas lui, mais il reconnut la voix rocailleuse d’Ali Moussa, le gros Somalien.

— Good morning, fit ce dernier, je suis désolé de vous réveiller, mais j’ai des amis qui souhaiteraient vous rencontrer.

— Pour quoi faire ?

— Ils ont besoin de conseils, fit d’un ton mystérieux le gros Somalien. Je crois qu’il s’agit d’une affaire similaire.

— Je dois repartir ce soir en Allemagne, mentit Malko.

— Il n’y en aura pas pour longtemps, promit Ali Moussa. Pouvez-vous venir à l’hôtel Safari Park vers six heures ? Tous les vols pour l’Europe partent très tard,vers minuit. Vous demandez le bungalow du block « Flamingo ». Vous verrez, c’est un très bel hôtel. Tout le monde connaît.

— Je vais essayer de venir, promit Malko.

Il coupa, intrigué par ce rendez-vous inattendu. Sachant déjà qu’il irait. Ali Moussa était très branché sur la Somalie, et, même avec le plan B de « Wild Harry », il ne pouvait négliger aucune piste.

Anna Litz avait remis son peignoir. Elle vint s’asseoir sur le lit, à côté de lui, épanouie.

— C’était merveilleux ! dit-elle.

— Quoi ?

— Tout. Je me souviendrai toute ma vie de ces quelques jours. J’ai eu l’impression de me dédoubler, d’être un autre personnage. Maintenant, c’est fini. Ganzfertig, ajouta-t-elle avec un sourire empreint de tristesse.

— La vie n’est pas finie, remarqua Malko.

— La vie, non. Seulement, je ne veux pas vous revoir. Jamais. Cela perturberait trop ma vie. Mais je ne vous oublierai pas. Vous et ce que nous avons vécu.

Elle se pencha et effleura tendrement ses lèvres avant de se lever et de quitter la pièce.

Malko s’ébroua intérieurement. La récréation était terminée. Il allait replonger dans le danger.

Sans Anna Litz.

Quelque chose l’intriguait dans le rendez-vous de Ali Moussa. Il décida de s’en ouvrir à « Wild Harry ». Il avait affaire à des gens tordus et dangereux. Très dangereux.

CHAPITRE IX

— Je suis intrigué par ce coup de fil de Moussa Ali, fit pensivement Harold Chestnut. Normalement, cette affaire est terminée : ils ont l’argent, nous avons récupéré les otages et le bateau. Je ne vois pas pourquoi. Il veut vous rencontrer...

Mark Roll l’interrompit.

— Je pense qu’il faut aller voir. C’est quand même une ouverture vers les pirates. On ne peut pas rester « inertes ». Vous n’avez pas encore remis la main sur votre Omar. Le Safari Park est un des plus luxueux hôtels de Nairobi, vous ne risquez pas grand-chose.

— Je vais quand même venir avec vous, conclut Harold Chestnut. C’est à quelle heure ?

— Six heures. Je partirai du Serena à cinq heures et demie.

— Je serai là, décida Harold Chestnut.

— N’oubliez pas que votre job, Harold, c’est d’assurer le déplacement en Somalie de Malko, dans de bonnes conditions, souligna Mark Roll. Le plus vite possible.

— Demain matin, je me mets en chasse pour Omar, je vous l’ai dit, bougonna « Wild Harry ».

* * *

Hadj Aidid Ziwani regarda la haute silhouette d’Andrew Mboya s’éloigner vers la grille de sa propriété. Soucieux. Le « contact » des pirates somaliens à Mombasa qui travaillait sous les ordres de Hadj Aidid Ziwani n’était visiblement pour rien dans le problème qui avait surgi sur l’opération du cargo « Moselle ».

Un problème qu’Hadj Aidid Ziwani se devait de résoudre, coûte que coûte, sous peine de perdre de très bons clients : depuis des mois, il servait de banquier et d’intermédiaire à plusieurs clans de pirates. Veillant à l’encaissement et à l’acheminement des rançons, à travers un système complexe de banques discrètes et de bureaux de Hawalas. Achetant pour le compte des clans d’Hobyo du matériel introuvable en Somalie qu’il facturait au prix fort.

Tout cela risquait de s’écrouler à la suite du mail comminatoire qu’il venait de recevoir de Somalie. En tant que responsable de la partie kenyane de l’organisation pirate, c’était à lui de réparer les dégâts.

Dès la réception du mail, il avait réagi en alertant son antenne de Nairobi. Maintenant, il devait trouver une solution. Sous peine de perdre une dizaine de millions de dollars par an, au bas mot.

Cette perspective le rendait fou.

Pourtant, Hadj Aidid Ziwani n’avait pas vraiment besoin d’argent.

Après avoir été, durant plusieurs années, membre du Parlement kenyan et avoir amassé grâce à la corruption ambiante un honnête pécule, il s’était lancé dans la culture de la maraa destinée à la Somalie. La demande étant de plus en plus pressante, il avait racheté une petite compagnie aérienne, la Blue Bird Airlines, de façon à maîtriser le transport de la marchandise qu’il faisait cultiver sur les pentes du mont Kenya.

Quelques dizaines de millions de dollars plus tard, il avait ajouté une corde à son arc déjà bien rempli : le blanchiment d’argent pour les warlords somaliens et ensuite, les pirates.

Activité encore plus lucrative.

Dans la foulée, il s’était converti à l’islam, ce qui ne coûtait qu’un pèlerinage à La Mecque et inspirait confiance à ses « clients ».

Abandonnant Nairobi, il s’était fait construire à Nyali, la banlieue chic de Mombasa, une somptueuse résidence dans Kangocho Road, entre le golf et la plage, important de Syrie des blocs de granit rose. Afin d’éviter les fastidieux déplacements en avion de ligne, il s’était offert un hélicoptère Bell dont l’héliport mordait légèrement sur sa pelouse. Ce qui lui permettait de rejoindre Nairobi en deux heures, directement de chez lui.

Il remonta dans sa chambre, se versa un jus de mangue et se mit à réfléchir. Ses partenaires somaliens étaient des brutaux qui ne se payaient pas de mots. Non seulement, ils réclamaient un dédommagement, mais il leur fallait aussi une preuve tangible de l’autorité de leur associé. Ce dernier se dit qu’il allait être obligé de sacrifier un « fusible ». Triste certes, mais moins que de diminuer son train de vie.

Sa décision fut vite prise et d’abord, il envoya un mail à son correspondant somalien précisant ce qu’il avait décidé et réclamant son accord.

La réponse arriva dix minutes plus tard : c’était « oui ».

Il se mit au téléphone, afin de mettre en place son dispositif, à Nairobi et à Mombasa.

Il avait presque terminé lorsqu’il se heurta au regard caressant de sa dernière épouse, Jamila, à peine seize ans, la peau très claire, de grands yeux de biche et un sexe pratiquement imberbe. Comme tous les matins, elle venait le provoquer gentiment, ayant compris qu’elle pouvait obtenir beaucoup de lui en déployant une docilité sexuelle sans limite.

Hadj Aidid Ziwani sentit des picotements monter de son bas-ventre devant ce sexe imberbe qu’il adorait défoncer sans modération, mais il se fit une raison.

— Va-t’en, dit-il, je suis obligé de partir en voyage.

Jamila fit demi-tour, ravie : elle allait pouvoir jouer avec ses Barbies.

Dès qu’il fut seul, Hadj Aidid Ziwani passa une chemise et un pantalon, puis appela le pilote de son hélicoptère afin qu’il dépose un plan de vol à la tour de contrôle de l’aéroport de Mombasa. Il se serait bien passé de ce voyage à Nairobi, mais c’était indispensable.

* * *

Le Safari Park était excentré, non loin des Nations Unies, étalé sur un domaine de 30 hectares à la végétation luxuriante. Quand « Wild Harry » franchit l’entrée monumentale au volant de son vieux 4x4, Malko eut l’impression de pénétrer dans un « lodge » en pleine jungle.

De grands bungalows en bois sombres qui ressemblaient aux « long houses » malaises, regroupant chacun plusieurs chambres avec des galeries extérieures, étaient plantés au milieu de pelouses soigneusement entretenues. La réception se trouvait dans un bâtiment rond au toit de chaume. Chaque bungalow portait le nom d’un animal africain.

— Bel endroit ! remarqua l’ex case-officer. Cela ne doit pas être donné...

Il s’était arrêté dans le parking, face à la réception.

— Je vous appelle s’il y a un problème, dit Malko.

Il avait ramené de Mombasa le Glock en bagage accompagné et, prudemment, l’avait glissé dans sa ceinture sous sa chemise. Sans réellement penser avoir à s’en servir. Le Safari Park ressemblait à tout sauf à un coupe-gorge. Il pénétra dans la rotonde abritant la réception, occupée par un énorme éléphant empaillé et demanda Ali Moussa. Ce dernier avait dû laisser des consignes, car l’employé lui dit aussitôt :

— Mister Ali Moussa est au Block 6, « Flamingo ». Vous prenez à droite en sortant. Bungalow n° 20.

Malko ressortit, suivant les « blocks » qui semblaient déserts, à quelques exceptions près. Quelques bonnes faisaient des chambres. Il arriva au bout du block « Flamingo » et aperçut, tout au fond, un bungalow isolé, tout près de la clôture.

Un panneau était planté au milieu de la pelouse : « bungalow N° 20 ». Malko sonna et la porte s’ouvrit aussitôt sur un homme au teint sombre, très maigre, qui, sans un mot, lui fit signe d’entrer. En tout, il y avait quatre hommes dans la pièce. Tous du même type. Très minces, le teint sombre, vêtus de tenues blanches. Celui qui avait ouvert désigna un fauteuil à Malko.

— Sit down. Ali Moussa is coming.

Malko s’installa et ils se contemplèrent en chiens de faïence pendant d’interminables minutes.

L’atmosphère était lourde, humide, car la clim ne marchait pas. Malko éprouva une sensation bizarre. Ces hommes étaient visiblement des Somaliens. Que voulaient-ils ? Il regretta de ne pas avoir emmené « Wild Harry ».

Il sortit son portable pour lui dire où il se trouvait. Aussitôt, l’homme qui avait ouvert lança, sans élever la voix.

— No mobile, please.

Malko faillit passe outre, puis il se dit qu’il était inutile de s’affronter avant l’arrivée de Ali Moussa. L’un d’eux alluma la télé. Ils ne semblaient pas agressifs.

Dix minutes plus tard, il entendit le bruit d’un véhicule qui s’arrêtait devant le bungalow. Celui qui lui avait ouvert se leva et, à peine la sonnette avait-elle retenti, ouvrit la porte.

L’imposante silhouette du gros Somalien s’y encadra. Dès qu’il aperçut Malko, il lui adressa un sourire chaleureux, se penchant en avant. Dans cette petite pièce, il semblait encore plus grand avec son énorme panse et son drôle de crâne en pain de sucre.

— Pourquoi vouliez-vous me voir ? demanda Malko.

Ali Moussa désigna celui qui avait ouvert la porte.

— C’est lui qui voulait vous rencontrer. Il paraît qu’il y a eu un problème avec le « Moselle ».

Malko sentit son pouls s’accélérer.

— Un problème ? Quel problème ?

— Ils ne me l’ont pas dit. Je devais seulement vous demander ce rendez-vous.

Il engagea la conversation en somalien. Son interlocuteur parlait d’une voix basse, presque imperceptible. Les premiers échanges se firent sur un ton modéré, puis Malko vit les traits d’Ali Moussa se crisper. Même s’il ne comprenait pas un mot de ce que disait le gros homme, il sentait la tension monter visiblement. Ali Moussa se défendait avec véhémence de quelque chose.

— Que se passe-t-il ? demanda Malko.

Ali Moussa se tourna vers lui et jeta.

— Ils prétendent que les billets que vous m’avez donnés étaient faux !

— Faux !

Malko n’en revenait pas. C’était l’argent remis par Anna Litz.

— C’est impossible ! protesta-t-il, cet argent venait d’Allemagne, d’une banque.

Ali Moussa se tourna vers les autres Somaliens et les apostropha violemment.

Il se retourna ensuite vers Malko. Cette fois, il semblait sincèrement bouleversé.

— Ils disent que ceux qui les ont réceptionnés là-bas avaient une machine à détecter les faux billets !

Ils en ont testé plusieurs. Ce sont des faux. Il y en a déjà eu. Ils disent qu’ils se sont fait voler. Maintenant, le « Moselle » est loin, avec son équipage. Ils prétendent que je suis responsable, que j’aurais dû vérifier les billets.

— Vous avez des détecteurs de faux ?

— Oui, avoua le gros homme, mais je n’y ai pas pensé.

— Qu’est-ce qu’ils veulent ?

— Leur argent.

Malko se demandait où était l’arnaque.

— C’est impossible, répéta-t-il. Ils mentent ; ces billets sortaient d’une banque, ils ne peuvent pas être faux. C’est eux qui veulent se faire payer deux fois.

Ali Moussa ne répondit pas. Planté au milieu de la pièce, il semblait perdu, dépassé, en dépit de sa taille immense. Il tourna un visage bouleversé vers Malko.

— Il faut faire quelque chose, dit-il d’une voix suppliante. Ils me rendent responsable...

C’était un comble... Malko commençait à sentir que la situation tournait au vinaigre. Il bougea légèrement afin de pouvoir plus facilement atteindre son pistolet plaqué dans son dos et proposa d’une voix conciliante.

— Dites-leur que, si c’était vrai, par impossible, ils recevront une compensation...

Celui qui faisait face à Ali Moussa cracha quelques mots après la traduction.

— C’est ce qu’ils ont prévu...

Le ton était nettement menaçant.

Malko n’eut pas le temps de répondre. Sans un mot, le Somalien venait de tirer de ses vêtements un très long poignard effilé. Sans crier gare, d’un geste brutal et précis, il le plongea dans le ventre d’Ali Moussa, en biais. Puis, avec un « han » de bûcheron, tenant le manche à deux mains, remonta, ouvrant en biais, le ventre du Somalien.

La bouche d’Ali Moussa s’ouvrit à se décrocher la mâchoire, son regard vacilla. Automatiquement, il porta ses deux mains à son ventre, essayant de retenir ses intestins qui commençaient à jaillir de l’affreuse blessure.

Une odeur fade, écœurante, se répandit instantanément dans la pièce. Le géant titubait, sans pouvoir articuler un mot. Il tournoya sur lui-même, puis tomba à genoux.

Malko était déjà debout, arrachant le Glock de sa ceinture. Il n’eut même pas le temps de tendre le bras. Un des autres Somaliens avait bondi et il sentit la pointe d’un poignard s’appuyer sur sa gorge...

Même s’il tirait, l’autre aurait le temps de l’égorger. Du coin de l’œil, il vit l’assassin de Moussa Ali lui relever la tête de la main gauche et promener délicatement le tranchant de sa lame sur sa gorge, faisant jaillir deux jets de sang des carotides. Puis, d’une bourrade, il le poussa en avant et le gros homme demeura immobile sur le parquet sombre.

Malko sentit qu’on lui arrachait son pistolet. La pointe appuyait toujours sur sa gorge. On le délesta de son portable et on le força à se rasseoir. Les quatre hommes semblaient parfaitement calmes.

Le chef sortit un stylo à bille et une feuille de papier de sa poche, puis lança à Malko.

— Vous écrivez : « Les billets étaient faux. Nous voulons trois millions de dollars d’ici trois jours. Sinon, l’otage sera exécuté ».

L’otage, c’était lui...

À peine eut-il terminé d’écrire qu’un des Somaliens ouvrit un sac de toile et y prit une cagoule qu’il enfila sur la tête de Malko, serrant un lacet autour de son cou. Ce dernier sentit qu’on lui attachait les poignets et les chevilles. Ensuite, l’un des hommes le chargea sur son épaule et, quelques secondes plus tard, il sentit l’air de la nuit. Il entendit coulisser la porte d’un véhicule et fut brutalement lâché sur le plancher métallique. Son portable était resté dans le bungalow.

La porte coulissa à nouveau, puis il entendit un bruit de moteur et le véhicule démarra. Quelques minutes plus tard, il se rendit compte qu’ils roulaient dans une grande artère, en entendant le bruit des voitures...

Cette fois, il était mal parti. Le sort réservé à Ali Moussa, qui était pourtant des leurs, n’était pas pour le rassurer.

Est-ce que la CIA allait payer trois millions de dollars pour le récupérer ?

CHAPITRE X

La nuit était tombée depuis longtemps et « Wild Harry » commençait à s’inquiéter. Il appela le portable de Malko qui passa directement sur messagerie. Après cinq minutes de grâce, il gagna la réception.

— J’ai rendez-vous avec M. Ali Moussa, annonça-t-il.

— Block « Flamingo ». Bungalow 20, lança l’employé.

« Wild Harry » erra un peu dans les sentiers peu éclairés mais arriva enfin devant le bungalow 20.

Pas de lumière, pas de véhicule. Il écouta un moment, puis appela Mark Roll.

— Il y a un loup ! annonça-t-il. Je vais explorer le bungalow 20 du Block « Flamingo » au Safari Park.

Si je ne donne pas de nouvelles dans cinq minutes, envoyez la cavalerie...

Il sonna à la porte du bungalow. Pas de réponse. Pourtant, quand il tourna la poignée de la porte, celle-ci s’ouvrit sans problème. L’odeur du sang frais lui sauta instantanément aux narines. Sans se démonter, il trouva le commutateur et alluma. Le cadavre de Moussa Ali formait un gros monticule au milieu de la pièce. « Wild Harry » ne chercha pas à savoir comment était mort le gros Somalien. S’approchant de la table, il aperçut le portable de Malko posé sur une feuille de papier où étaient écrites quelques lignes... Le temps de les lire, il rappela Mark Roll.

— Malko a été kidnappé, annonça-t-il, Moussa Ali égorgé et les pirates prétendent que les deux millions de dollars étaient des faux billets.

La réponse du chef de station de la CIA « fusa ».

— My God !

— Convoquez votre homologue du BND immédiatement. Celui qui vous a mis sur ce coup foireux. Je vous rejoins à l’ambassade. Inutile de prévenir les Kenyans pour le moment. Il faut réagir vite.

* * *

Gerd Frolich, le représentant du BND à Nairobi, blanc comme un linge, faisait face à Mark Roll, de toute évidence dépassé. Il était presque neuf heures du soir et l’appel du chef de station de la CIA l’avait arraché à un dîner chez les Britanniques.

— Je ne suis au courant de rien, affirma-t-il. Pullach m’a seulement donné l’ordre d’assister mes collègues.

Assis dans un coin du canapé, « Wild Harry » mâchonnait une allumette nerveusement II laissa tomber.

— Envoyez un télégramme tout de suite à Pullach.

Il nous faut la vérité. Si les billets de la rançon étaient faux. Si c’est le cas, savoir qui a eu cette brillante idée.

— Vous y croyez ? demanda Mark Roll.

L’ex-case-officer haussa les épaules.

— Je ne vois pas pourquoi les pirates et leurs copains se seraient lancés dans cette opération sans raison. Il y a eu déjà plusieurs versements de rançons. Lorsqu’ils ont l’argent, les pirates agissent correctement.

— Je fais immédiatement le nécessaire, promit Gerd Frolich avant de filer.

Dès que le fonctionnaire du BND fut parti, « Wild Harry » lança.

— Il faut retrouver Malko, coûte que coûte.

— Comment ?

— Appelez vos homologues du NSI. Essayez de trouver un fil à tirer. Ils peuvent interroger le personnel de l’hôtel. Une chose m’intrigue : Ali Moussa ne jetait pas l’argent par les fenêtres. Pourquoi ce rendez-vous dans un endroit aussi luxueux que le Safari Park ?

Mark Roll regarda sa montre.

— À cette heure-ci, cela ne va pas être facile.

— Ils ont bien une permanence au NSI, grommela « Wild Harry ».

* * *

Hadj Aidid Ziwani s’était installé au onzième étage de l’hôtel Panari, route de Mombasa, où il avait ses habitudes, posant son hélico dans l’immense terrain vague s’étendant en face de l’hôtel. L’appareil avait gagné ensuite Wilson Airport.

Le téléphone fixe sonna. C’était la réception.

— Un certain Hassan Timir vous demande, sir, annonça l’employé.

— Qu’il monte.

Hassan Timir était son principal acheteur de maraa et, aussi, le contact des pirates à Nairobi. Hadj Aidid Ziwani gagna le hall d’entrée de sa suite, l’estomac noué. Pourvu que Timir ait de bonnes nouvelles !

Il ouvrit au premier coup de sonnette et le filiforme Somalien se glissa dans la suite, à la fois servile et sûr de lui, s’inclinant profondément devant Hadj Aidid Ziwani.

— Tout s’est bien passé, annonça-t-il sans préambule. Ali Moussa a été puni de sa légèreté et nous nous sommes emparés de l’espion américain. En laissant une note disant que nous le rendrons contre trois millions de dollars.

Hadj Aidid Ziwani se laissa tomber dans un profond fauteuil, soulagé. Il était venu pour rien de Mombasa.

— Très bien ! approuva-t-il, je pense que les Américains ne vont pas faire de difficultés pour payer.

Moi, je vais repartir demain matin à Mombasa.

Son interlocuteur demeura impassible, mais ce qu’il dit tétanisa Hadj Aidid Ziwani.

— C’est dangereux de traiter cette affaire à Nairobi. Le NSI mange dans la main des Américains et des Israéliens. Ils possèdent des moyens électroniques très perfectionnés et risquent de nous localiser.

— Qu’est-ce que vous comptez faire, alors ?

— Transporter l’otage en Somalie.

— De Nairobi, c’est loin et les routes sont surveillées, objecta aussitôt Hadj Aidid Ziwani.

— C’est vrai, aussi nous avons décidé de le faire partir de Mombasa, dans un dhow de pêcheurs. Une fois qu’il sera de l’autre côté, nous serons en position de force.

Hadj Aidid Ziwani fit la moue.

— Il n’y a qu’une seule route pour Mombasa et les Kenyans vont sûrement y installer des « check-points ».

— Nous ne prendrons pas la route...

— Comment ferez-vous ?

— Vous êtes venu en hélicoptère, n’est-ce pas ?

Hadj Aidid Ziwani sentit le sang se retirer de son visage. Hassan Tirnir lui demandait un engagement personnel qui pouvait lui coûter cher. Certes, il était riche, estimé, protégé, mais la main de l’oncle Sam était lourde au Kenya. Et les Américains n’hésitaient jamais à venger les leurs.

— C’est difficile et dangereux, objecta-t-il.

— On l’amènera à Wilson Airport dans un sac, comme un chargement de maraa, assura le Somalien.

Dès demain matin, juste avant votre départ...

Hadj Aidid Ziwani réalisa qu’il s’était involontairement piégé en annonçant son retour rapide sur Mombasa. Toujours impassible, Hassan Timir se leva, s’inclina profondément devant lui et dit de sa voix douce.

— Je viendrai ici demain matin vers huit heures. Nous attendrons la dernière minute pour effectuer le transfert. C’est facile, à Wilson Airport, il n’y a aucun contrôle pour les vols domestiques. Et puis, vous êtes très connu et respecté.

Sur ce dernier compliment, teinté de menace, il gagna la porte et s’esquiva. Laissant Hadj Aidid Ziwani ivre de rage. L’autre ne lui laissait pas le choix. Or, en participant au kidnapping d’un agent de la CIA, il franchissait une ligne rouge. Les autorités kenyanes se moquaient de la corruption et même des activités des pirates, mais là, c’était politique. Et si les Américains découvraient son rôle, il risquait de se retrouver à Guantanamo ou avec deux balles dans la tête.

* * *

L’odeur pestilentielle montait du sol, traversant le tissu de la cagoule et s’infiltrant jusque dans les poumons de Malko. Celui-ci avait été transporté comme un sac, jusqu’à un sous-sol où on l’avait jeté à terre, en lui laissant sa cagoule. Il ignorait l’heure : près de dix heures, probablement. Aucun bruit ne parvenait de l’extérieur. À tâtons, il avait essayé de bouger, en dépit de ses chevilles entravées, se cognant à des murs humides, et à ce qui ressemblait à des sacs de riz.

Finalement, il avait entendu une porte s’ouvrir et il avait perçu des voix, une féminine et une masculine, discuter à voix basse.

Un peu plus tard, on lui avait enlevé sa cagoule et il avait distingué dans la pénombre la silhouette d’une femme en tenue traditionnelle somalienne. Elle avait déposé sur un tabouret de l’eau dans un bol et un plat de riz, avant de s’éclipser. Les mains liées dans le dos, Malko en était réduit à manger et boire comme un animal. Prudent, il n’avait pas touché à l’eau qui devait être un précipité de choléra et d’amibes.

Il se dit qu’il avait probablement été transporté dans Eastleigh, le quartier somalien de Nairobi, dédale de ruelles nauséabondes où même la police ne mettait pas les pieds. Personne ne viendrait le chercher au fond de ce sous-sol humide. Il pensa à « Wild Harry ». L’Américain avait sûrement trouvé son message et le cadavre de Moussa Ali. Donc, les opérations de sauvetage avaient dû commencer.

Ce qui ne voulait pas dire qu’elles réussissent...

Il s’appuya au mur et tenta de trouver le sommeil. Pour l’instant, c’est ce qu’il avait de mieux à faire.

* * *

Gerd Frolich, le chef de poste du BND à Nairobi, était livide, fuyant le regard de Mark Roll et de « Wild Harry ». Il était minuit dix. Depuis trois heures, l’Allemand remuait ciel et terre au téléphone, sortant ses collègues du lit à Pullach pour découvrir la vérité.

— Es war richtig, commença-t-il en allemand tant il était mal à l’aise, puis continuant en anglais. C’est vrai, les billets de cent dollars étaient faux.

Mark Roll poussa un soupir accablé.

— My God ! Qui a décidé cette connerie ?

— C’est une idée du BKA. Ils venaient de saisir une tonne de billets de cent dollars, bien imités. Ils se sont dit que c’était une bonne idée pour prendre les pirates à leur propre piège. Evidemment, on ne pouvait pas prévoir.

« Wild Harry » secoua la tête, effondré.

— Et s’ils s’en étaient rendu compte avant le départ du « Moselle » ; ils étaient capables d’exécuter les otages. L’armateur était au courant ?

— Oui, il paraît. Il était d’accord, cela lui évitait de débourser une grosse somme...

Ces Allemands, qui avaient l’air tellement « korrekts », payant la rançon en fausse monnaie ! On ne pouvait plus se fier à personne.

Mark Roll planta son regard dans celui de son homologue.

— Herr Frolich, il vous reste une seule chose à faire : remettre à notre disposition immédiatement trois millions de dollars afin que nous puissions récupérer Malko Linge.

L’Allemand devint rouge comme une tomate et bredouilla.

— Mes chefs m’ont dit que ce n’était pas au BND de fournir cette somme. C’est l’armateur qui est censé payer cette rançon.

« Wild Harry » lui jeta un regard noir.

— Vous allez me donner le téléphone de l’armateur.

Si jamais ils font des manières, je convoque le Washington Post, le New-York Times et Der Spiegel pour leur raconter l’histoire. Je pense que cela fera mauvais effet...

Il s’était levé et l’Allemand en fit autant, s’enfuyant littéralement du bureau. « Wild Harry » secoua la tête.

— Ces enfoirés de bureaucrates ! Ils croient qu’ils jouent au Monopoly...

— Vous avez des nouvelles du NSI pour le bungalow ?

— Je n’ai eu qu’une permanence. La police est là-bas. Apparemment, Ali Moussa n’était pas le locataire du bungalow, mais la direction du Safari Park refuse de coopérer en donnant le nom du véritable locataire. Et comme le propriétaire de l’hôtel est un homme politique très puissant, les flics y vont sur la pointe des pieds...

— Les enfoirés ! gronda « Wild Harry » Puis, d’une brusque inspiration, il lança. Qu’est devenu le colonel Makuka ?

— Il a quitté le National Intelligence Service, sans même accéder au grade de général, dit Mark Roll. Moi, je ne l’ai pas connu.

— Qu’est-ce qu’il fait ?

— Il paraît qu’il a un bureau de change dans Mama Ngina, au rez de chaussée du building « Century Plaza ».

« Wild Harry » ne se trouvait pas à Nairobi lors de l’affaire Abdullah Ocalan, mais il avait lu les archives et savait comment le colonel kenyan avait récupéré frauduleusement cinq millions de dollars de la CIA pour livrer le leader du PKK aux Turcs. Après dix ans au NSI, il avait sûrement encore des relations. Il suffisait de le motiver.

* * *

Malko se réveilla en sursaut, entendant la porte s’ouvrir. Ignorant combien de temps il avait dormi. Il sentit qu’on défaisait le lacet retenant sa cagoule qu’on lui arracha. Il cligna des yeux, sous la lumière crue d’une ampoule nue. Debout, en face de lui, se tenait le Somalien qui avait éventré Ali Moussa. Pour ne pas se sentir trop en état d’infériorité, il réussit à se mettre debout.

L’homme lui jeta un regard froid et annonça en mauvais anglais.

— Vous nous avez menti. Vous n’êtes pas venu d’Allemagne avec cette rançon. Vous travaillez avec la CIA à Nairobi. Nous avons communiqué avec nos frères qui se trouvent à Haradhere. Ils ne veulent pas que vous soyez échangé contre une rançon. Malko affronta son regard et dit.

— Vous allez m’assassiner.

— Non, vous allez être transféré dans notre pays, comme prisonnier de guerre. Les Américains ont commis beaucoup de crimes chez nous.

— Je ne suis pas Américain.

— Vous travaillez pour les Américains, c’est pareil.

Il fit un geste discret et l’homme qui se trouvait avec lui remit sa cagoule à Malko, qui se retrouva seul dans sa « cellule ». Face à une perspective peu réjouissante : les frères de Harardhere, ce ne pouvait être que les « Shebabs », les militants extrémistes islamistes, les talibans de Somalie. C’était pire qu’une condamnation à mort. Ils haïssaient viscéralement les Américains et risquaient de lui faire payer très cher ses liens avec la CIA.

CHAPITRE XI

Harold Chestnut pénétra dans la galerie du rez-de-chaussée du Century Plaza, dans Marna Ngina road qui abritait le « Dahab Sheel » du colonel Mukaka. Une galerie marchande animée d’où partait un grand escalier menant au premier étage. Le bureau de change, sur la droite, se signalait par une longue façade de verre dépoli, couverte de slogans proposant des transferts partout dans le monde au meilleur prix.

Lorsqu’il entra, il y avait la queue à tous les guichets et des clients attendaient sur un banc. « Wild Harry » gagna la cage vitrée du caissier et annonça :

— Je viens voir le colonel John Makuka.

— Il vous attend ? Je ne sais pas s’il est là, fit la caissière, nettement réservée.

« Wild Harry » prit une carte de l’ambassade américaine et la lui tendit.

— Donnez-lui ça et dites-lui que c’est urgent...

Il alla s’asseoir sur un banc et déplia « The Standard ». Trois minutes plus tard, la fille vint le chercher. Ils suivirent un couloir contournant tous les comptoirs jusqu’à un petit bureau au fond, à la porte vitrée portant l’inscription « Manager ».

Un Africain de haute taille l’attendait debout, jouant avec sa carte de visite. Noir comme de l’anthracite, un peu boudiné dans une chemise rose qui détaillait son embonpoint, le front dégarni, les cheveux très courts et des yeux de saurien en amande, presque inexpressifs sous les lourdes paupières. Il adressa un sourire à « Wild Harry ».

— Je croyais que vous étiez à la retraite.

L’Américain s’assit et lui rendit son sourire.

— J’étais. Puis on m’a rappelé, à cause de ce qui se passe au nord.

— Je vois. Vous avez de l’argent à transférer ? Je vous ferai un prix intéressant.

« Wild Harry » alla droit au but.

— Nope. J’ai besoin d’une information. Que vous pouvez sûrement me donner.

L’ex-colonel Makuka secoua son poignet où scintillait un énorme chronographe Breitling en or plus que massif.

— Oh, j’ai décroché ! affirma-t-il. Maintenant, je ne pense qu’au business.

« Wild Harry » ne se laissa pas intimider.

— Un de nos agents a été kidnappé hier soir, commença-t-il et je suis chargé de le retrouver ; vous pouvez m’aider...

Il lui raconta ce qui s’était passé au Safari Park, concluant :

— Je dois savoir qui loue ce bungalow. Très vite.

Officiellement, on y arrivera, mais cela prendra du temps. Trop de temps. Alors, j’ai pensé à vous.

John Makuka ferma presque les yeux.

— Les gens vous oublient vite, fit-il. Je vais essayer de me renseigner mais je ne vous garantis rien.

Il se retourna, prit une carte sur son bureau et la tendit à « Wild Harry ».

— Rappelez-moi dans deux ou trois jours.

L’Américain regarda la carte, la mit dans sa poche, fixa les yeux de saurien et dit d’une voix égale.

— Ce n’est pas avec vos économies que vous avez monté cette affaire.

John Makuka fronça les sourcils.

— Que voulez-vous dire ?

— Il y a quelques années, vous avez aidé l’Agence à s’emparer d’Abdullah Ocalan, le leader indépendantiste kurde, répondit « Wild Harry ». Moyennant cinq millions de dollars en billets qui avaient été dérobés aux amis d’Ocalan. Je pense que cela vous a beaucoup aidé à vous mettre à votre compte. Évidemment, peu de gens sont au courant, y compris dans votre ancienne maison. Et surtout, les Kurdes ne sont pas au courant. Or, les Kurdes sont des gens vindicatifs... Imaginez qu’ils découvrent votre rôle dans cette affaire... Un jour, un « client » entrera dans ce bureau de change, viendra jusqu’à ce bureau et vous rafalera.

Il fit une courte pause et continua.

— J’ai besoin du nom de cette personne aujourd’hui. Je serai là à cinq heures.

Il se leva et sortit du bureau sans même serrer la main de John Makuka et gagna la sortie. Plutôt optimiste. L’ex-colonel du NSI savait jauger les gens : il avait bien vu que « Wild Harry » ne plaisantait pas.

Ce dernier claudiqua jusqu’au Hilton le long duquel il avait garé son vieux 4x4. Essayant de ne pas penser au temps qui s’écoulait.

* * *

Malko ne put s’empêcher de sursauter en entendant la porte du local où il était détenu s’ouvrir pour la seconde fois. À vue de nez, deux heures s’étaient écoulées depuis l’annonce de son transfert en Somalie. Cette fois, on ne lui ôta pas sa cagoule. Quelqu’un le prit sous les aisselles pour le mettre debout, puis d’autres mains lui saisirent les chevilles, le faisant décoller du sol. En sentant un tissu glisser le long de ses jambes, il comprit ce qui se passait : on le mettait dans un sac !

Il en eut la confirmation lorsqu’on lui arracha sa cagoule. Il eut le temps de voir un sac de jute remonté à hauteur de sa poitrine.

Trois hommes s’affairaient autour de lui. L’un d’eux lui appliqua une large bande de scotch marron sur la bouche afin de l’empêcher de parler ou de crier. Et ensuite, on lui remit sa cagoule. Il sentit qu’on remontait le sac jusqu’au-dessus de sa tête.

Ensuite, quelqu’un le chargea sur son épaule. En franchissant la porte, sa tête cogna violemment contre le montant et il eut un éblouissement.

En haut de l’escalier, il sentit de l’air tiède, puis on le bascula sur le plancher métallique d’un véhicule.

Il était en route pour la Somalie.

* * *

Hadj Aidid Ziwani était en train de profiter de la prestation d’une des jeunes putes attachées au Panari, lorsqu’un de ses portables sonna. Celui qui lui servait à communiquer avec ses amis somaliens. Depuis le matin, il priait pour qu’ils aient changé d’avis et il s’était offert cette petite distraction pour se changer les idées.

Sans interrompre la fille, il répondit.

La voix froide d’Hassan Timir lui envoya de la glace dans les veines.

— Je suis en bas, annonça le Somalien. Je peux monter ?

— Dans cinq minutes.

Hadj Aidid Ziwani dut se concentrer pour que la jeune prostituée arrive à ses fins. À peine se fut-il répandu dans sa bouche, qu’il courut prendre une douche tandis que son secrétaire donnait 200 shillings à sa fellatrice. Au onzième étage, les tarifs étaient plus élevés. Il était parfaitement convenable, en djellaba blanche, lorsque Hassan Timir s’inclina devant lui.

— Tout est prêt, Bwana, annonça-t-il.

— Quoi ?

— L’otage se trouve dans un fourgon garé dans le parking de l’hôtel. Dès que vous partirez, on vous suivra et on le chargera avec vos bagages sur votre hélicoptère.

Hadj Aidid Zawani demeura silencieux, cherchant une échappatoire... Hélas, il n’y en avait pas.

— Je dois demander un créneau de décollage, précisa-t-il. Je ne sais pas quand je vais l’avoir.

— Hakuna matata, nous ne sommes pas pressés.

— Et après ?

— Quand vous serez chez vous, à Nyali, on viendra le chercher pour l’emmener directement sur le « dhow » qui partira pour Mogadiscio. Dans le vieux port, il n’y a aucun contrôle.

— Bien, se résigna le milliardaire. J’appelle la tour de contrôle.

Il appela son pilote et lui expliqua qu’il devait repartir d’urgence à Mombasa. Dix minutes plus tard, le pilote le rappelait.

— Nous avons un créneau de décollage dans une heure, Bwana. Il faut partir tout de suite. Après, cela nous ramène à demain matin, à cause de la nuit... Hadj Aidid répercuta la nouvelle à Hassan Timir.

Le Somalien approuva de la tête. C’était le timing idéal. Ils arriveraient juste avant la nuit dans la propriété du milliardaire. L’otage pourrait être embarqué le soir même sur le « dhow » qui appareillerait aussitôt pour la Somalie.

* * *

— C’est bizarre que ces enfoirés n’aient pas donné signe de vie, remarqua « Wild Harry ».

— Ils doivent être en train de le transporter dans un endroit sûr, répondit Mark Roll. Ensuite, ils vont se manifester.

Les deux hommes faisaient le point dans le bureau du chef de station de la CIA. De plus en plus inquiets. Le silence des ravisseurs pouvait signifier que Malko avait été exécuté ou tué accidentellement.

— Je n’aime pas cela, dit sombrement « Wild Harry ». O.K., je vais voir John Makuka.

* * *

Cette fois, la caissière, dès qu’elle vit « Wild Harry » pénétrer dans le bureau de change, disparut dans le couloir pour réapparaître quelques instants plus tard, tout sourires, et faire signe à « Wild Harry » de la suivre.

L’ex-colonel Makuka était à son bureau, toujours avec son air de vieux crocodile. « Wild Harry » s’assit en face de lui et demanda.

— Vous avez l’information ?

Le Kenyan leva sur lui un regard torve.

— Personne ne doit jamais savoir que je vous ai aidé.

— Personne ne le saura, confirma l’Américain.

— Le bungalow N° 29 est loué à l’année par un des hommes les plus riches du Kenya. L’honorable Hadj Aidid Ziwani.

— Pourquoi « honorable » ?

— Parce qu’il a été longtemps membre du Parlement. C’était un ami du Président Arap Moi.

Un des plus grands prédateurs d’Afrique...

— Comment il a gagné son argent ?

— Kito Kidogo fit avec un sourire en coin l’ex-colonel du NSI. Ensuite, il a acheté des plantations de maraa sur les pentes du mont Kenya. Il en expédie tous les jours en Somalie. Il a aussi une affaire à Mombasa qui lui sert à faire entrer au Kenya des tas de marchandises en provenance de Somalie.

— Où habite-t-il ?

— À Nyali, le quartier élégant de Mombasa. Une résidence magnifique, avec même une hélipad.

— Il est lié aux Somaliens ?

— Oui, bien sûr, par le business. Il s’est d’ailleurs converti à l’Islam.

— Et aux pirates ?

— Je ne sais pas, fit prudemment John Makuka.

— Son adresse à Nyali.

— Tout le monde la connaît. C’est à côté du golf.

— Et à Nairobi ?

— Il n’a pas de maison. C’est pour cela qu’il a ce bungalow au Safari Park.

— C’est tout ?

John Makuka ajouta, après une brève hésitation :

— Quand il ne reste pas longtemps, il descend au Panari sur Mombasa road.

— Vous savez où il est en ce moment ?

— Non. Et ne me reparlez jamais de lui, compléta-t-il d’un ton menaçant. Vous pouvez me remercier. Personne n’aurait pu vous renseigner aussi vite, à Nairobi.

« Wild Harry » se leva et pointa son index vers l’ex-colonel du NSI avec un sourire.

— C’est vrai ! Mais personne n’aurait pu vous donner cinq millions de dollars pour monter un business, non plus... Remember.

Il était déjà hors du bureau. Paul, son fidèle chauffeur, l’attendait au volant du 4x4.

— On va à l’hôtel Panari sur Mombasa Road, annonça « Wild Harry ». Vous connaissez ?

— Oui. Beaucoup de Somaliens y descendent. À son dernier séjour, le Président Youssouf y a séjourné.

Tandis qu’ils roulaient vers Mombasa Road, ralentis par un embouteillage monstrueux, « Wild Harry » appela Mark Roll et le mit au courant de sa découverte.

— C’est la seule piste, conclut-il. Peut-être qu’elle est mauvaise, mais ce Hadj Aidid Ziwani a un lien direct avec ceux qui ont kidnappé Malko.

— Les Kenyans ne vont pas nous aider, soupira l’Américain. Un type comme ça doit acheter tout le monde.

— Je n’ai besoin de personne, assura « Wild Harry ». Restez au bureau. Je vous rappelle du Panari. De votre côté, voyez ce que vous pouvez apprendre sur ce Hadj Aidid Ziwani.

* * *

Avec une sorte de grille jaune en travers de sa façade, le Panari ressemblait à une Buick des années cinquante. Planté au milieu des concessionnaires autos, le long de l’interminable Mombasa Road à la chaussée défoncée.

Laissant Paul dans le 4 x 4, « Wild Harry » gagna la réception. Comme toujours en Afrique, les fauteuils du hall étaient occupés par des hommes à l’allure inquiétante : flics, trafiquants ou gardes du corps. Ils suivirent « Wild Harry » d’un regard intrigué. Au Panari, on ne voyait pas beaucoup de muzungus.

Un grand noir à la denture éblouissante l’accueillit à la réception.

— Yes, Sir ?

— On m’a dit que Mister Hadj Aidid Ziwani était en ville, attaqua à tout hasard « Wild Harry ».

Le réceptionniste arbora aussitôt une mimique désolée.

— Sir, vous n’avez pas de chance : il était là depuis hier, mais il vient juste de partir !

« Wild Harry » sentit son pouls grimper en flèche. Avec la présence à Nairobi du milliardaire kenyan, son hypothèse se renforçait.

— Il est en ville ? insista-t-il.

— Non, il vient de repartir pour Mombasa. Vous l’avez raté de vingt minutes. On vient juste de terminer le chargement de ses bagages.

— Il repart par Wilson ou Jomo Kenyatta ?

— Oh, il met toujours son hélicoptère à Wilson, Sir, c’est plus pratique. Autre chose ?

— Vous avez son portable ?

— Non, hélas !

« Wild Harry » ressortit du Panari, le cerveau en ébullition. Les pensées s’entrechoquaient sous son crâne. Les ravisseurs de Malko ne réclamaient plus de rançon. Ce Hadj Aidid Ziwani était venu pour vingt-quatre heures à Nairobi et repartait sur Mombasa. Or, si les ravisseurs de Malko voulaient l’exfiltrer vers la Somalie, ils devaient passer par Mombasa... Dans un hélicoptère privé, on pouvait parfaitement transporter un homme kidnappé. Il sauta à la voltige dans le 4 x 4 et lança à Paul :

— On va à Wilson Airport, vite.

Tandis qu’ils remontaient Mombasa Road, il appela Mark Roll et lui fit part de ses soupçons.

— Je me demande si ce type n’est pas venu chercher Malko...

— Je me suis renseigné, fit aussitôt le chef de station de la CIA. On ne peut pas compter sur les Kenyans. Hadj Aidid Ziwani jouit de la protection du nouveau président. Que voulez-vous faire ?

— Je ne sais pas encore, avoua « Wild Harry ». Je vais à Wilson Airport. J’aimerais bien vérifier le chargement de son hélicoptère.

— Soyez prudent. C’est un VIP.

— C’est peut-être, aussi, un kidnappeur, grommela « Wild Harry ».

* * *

Adj Aidid Ziwani sentit sa poitrine se dilater de soulagement lorsque le Bell, après un point fixe qui lui avait semblé interminable, s’arracha enfin du sol. Il passa au dessus des hangars de Wilson Airport et prit la direction du sud. Jusqu’à la dernière seconde, Hadj Aidid Ziwani avait tremblé, s’attendant à voir surgir les Américains.

Pourtant, le chargement de l’hélico s’était passé sans problème. Le fourgon de ses « amis » avait apporté, alors que le rotor tournait déjà, le grand sac qu’on avait jeté dans la cabine, à côté de ses bagages.

Il était trop connu pour que le moindre policier s’intéresse à ce qu’il emportait. Son seul contact était avec la tour de contrôle, pour les formalités de décollage.

Assis à côté du pilote, il se détendit enfin. Dans quelques heures, tout serait réglé.

* * *

Installé à l’avant du 4x4 garé en face du bâtiment des départs de Wilson Airport, « Wild Harry » attendait le retour de Paul qu’il avait envoyé dans l’aéroport s’enquérir de Hadj Aidid Ziwani.

Trépignant intérieurement.

Paul surgit en courant de l’aérogare et remonta au volant.

— Il a décollé il y a dix minutes pour Mombasa ! annonça-t-il.

L’Américain n’hésita pas.

— Retournez fouiner. Essayez de savoir ce qu’il avait comme bagages, où il va se poser, combien de temps il prend pour le trajet.

Tandis que Paul s’engouffrait de nouveau dans le terminal, il appela Mark Roll.

— On l’a raté ! annonça-t-il, à dix minutes près.

— C’est bête.

— Écoutez, fit « Wild Harry », j’ai une sale intuition. Je veux absolument arriver à Mombasa avant lui.

— Mais c’est impossible ! protesta le chef de station de la CIA. Et puis, vous n’avez aucun élément qui...

— C’est vrai, reconnut « Wild Harry », mais j’ai mal dans ma jambe et ça ne trompe pas. Démerdez-vous, trouvez-moi un jet privé qui puisse décoller maintenant.

Il coupa, pour ne pas laisser Mark Roll tergiverser, et dut attendre vingt bonnes minutes avant de voir réapparaître Paul, très excité.

— Je crois que j’ai quelque chose, bwana, annonça-t-il. J’ai été traîner sur la piste et j’ai pu parler aux bagagistes qui ont chargé l’hélico. Ce sont toujours les mêmes qui s’en occupent. Ils m’ont dit que, hier, Hadj Aidid Ziwani n’avait que deux valises. Or, quand il est reparti tout à l’heure, on a chargé un grand sac dans l’appareil. Ils ont pensé que c’était de la maraa.

« Wild Harry » bouillait littéralement.

— Combien de temps il met pour atteindre Mombasa ?

— Deux heures et demie environ, il va directement dans sa propriété.

— Super, Paul ! lança « Wild Harry », vous aurez droit à un énorme ice-cream.

Paul aurait vendu son âme pour un ice-cream... « Wild Harry » rappelait déjà Mark Roll.

— Je suis à peu près sûr que Malko est dans cet hélico, annonça-t-il.

Il expliqua au chef de station les raisons de sa conviction. Mark Roll ne discuta pas, cette fois.

— Je n’ai pas trouvé de jet, avoua-t-il. Juste un turbo-prop qui peut décoller dans une demi-heure. Vous n’êtes pas certain d’arriver avant l’hélico.

— Tant pis. On va faire avec.

— O.K. C’est la Blue Bird Aviation. Allez directement à leur bureau.

« Wild Harry » se tourna vers Paul.

— Appelez vos copains à Mombasa. Qu’ils mettent tout de suite une surveillance en place autour de la propriété de Hadj Aidid Ziwani et qu’ils viennent nous chercher à Mombasa Airport avec de la « quincaillerie ».

Ils partaient tout nus...

— Hakuna matata, bwana, fit Paul avec son sourire de cannibale.

Il était déjà en train de sortir son portable. Le hangar de la Blue Bird Aviation était facile à repérer, peint d’un magnifique bleu cobalt. Tandis qu’il remplissait les papiers du charter, « Wild Harry » se demanda s’il allait arriver à temps pour récupérer Malko. La frontière franchie, c’était fini.

CHAPITRE XII

Hadj Aidid Ziwani, assourdi par le grondement du rotor, regardait les collines vertes défiler sous le Bell. Dans cette zone, le Kenya ressemblait à la Suisse. Étreint par un sale pressentiment. C’était la première fois depuis longtemps, qu’il se mêlait directement à une opération. Et quelle opération ! Le kidnapping d’un agent de la CIA. Il n’ignorait pas l’acharnement avec lequel les Américains traquaient ceux qui se conduisaient comme lui. Khamsi Youssouf, le Pakistanais qui avait tiré sur des agents de la CIA à l’entrée de Langley, avait été traqué pendant des années à travers le monde, jusqu’à ce qu’il soit « vendu » aux Américains par son meilleur ami à Islamabad, alors qu’il se croyait sorti d’affaire...

C’est le sort qui attendait Hadj Aidid Ziwani si les Américains apprenaient son implication. Le reste de sa vie en prison. Ou une bombe qui explose dans l’hélico. Il était sûr d’Hassan Timir, l’homme qui lui avait demandé ce service mais il craignait les bavardage plus tard : il était un homme en vue, avec des ennemis.

Il y eut quelques trous d’air et il resserra son harnais. Il jeta un coup d’œil sur sa Breitling : encore une heure avant de se poser dans sa propriété, à Nyali. Ensuite il allait compter les minutes pour être débarrassé de son encombrant colis... Plongé dans sa méditation morose, il sursauta quand le pilote, un Néerlandais, ôta ses écouteurs radio et se pencha vers lui.

— Sir, je viens de recevoir un message de Wilson Airport. Après notre départ, un type bizarre est venu poser des questions sur vous et sur ce que nous emportions à Mombasa. Ils se demandent si ce n’est pas un agent de la lutte antidrogue...

Le milliardaire kenyan sentit son cœur se rétrécir. Comment avaient-ils pu savoir ?

— C’était un muzungu!

— Non. Un Kenyan. Donc, c’était moins mauvais. Il se força à sourire.

— Merci. Il y a toujours des emmerdeurs.

Il se retourna, fixant le sac de jute, à l’intérieur duquel était enfermé le prisonnier. Refrénant une furieuse envie de le balancer par-dessus bord. Provisoirement, cela résoudrait son problème. Mais on découvrirait bien le corps, et alors... Sans parler de ses partenaires qui seraient furieux. Jeter par-dessus bord trois millions de dollars... Il refréna une envie pressante d’appeler ceux qui devaient venir prendre livraison de son encombrant passager à Mombasa. Il ne voulait pas laisser de trace...

Il ne restait plus qu’à prier Allah pour que le transfert à Mombasa se fasse rapidement. Une fois débarrassé de l’otage, on ne pourrait plus rien prouver contre lui...

Le Turbo-Prop filait à 240 nœuds à l’heure dans un ciel limpide. Déjà, on apercevait la ligne de la côte dans le lointain. « Wild Harry » trépignait intérieurement, consultant sa montre toutes les trois minutes. La Station de la CIA de Nairobi était sens dessus dessous. Tout tournait autour de la récupération de Malko. À côté de lui, Paul, la bouche ouverte, somnolait.

Normalement, on devait les attendre à l’aéroport de Mombasa, avec de la « quincaillerie » et un véhicule. Paul était bien organisé.

Enfin, l’aéroport apparut dans le lointain, situé à une vingtaine de kilomètres de Mombasa, à l’intérieur des terres. Aucun appareil ne se trouvait sur le tarmac. Il y avait très peu de vols, sauf en saison touristique.

Le Turbo-Pop commença sa descente et ils attachèrent leur ceinture. En sentant les roues toucher le sol, « Wild Harry » poussa un soupir de soulagement intérieur. Il restait à gagner sa course contre la montre.

* * *

Bashir Aden, assis sur ses talons, à l’extrémité du promontoire dominant le marché aux poissons du vieux port de Mombasa, regardait le petit « dhow » en train de remonter le bras de mer pour venir s’amarrer en face de la berge. Il venait de Merka et faisait escale régulièrement à Mombasa pour y vendre son poisson séché avant de repartir en Somalie avec des vivres et différentes marchandises. Le patron du « dhow » était le cousin d’un des chefs pirates d’Hobyo. Il avait été prévenu de la cargaison particulière qu’il allait ramener en Somalie. Bashir Aden qui travaillait en liaison étroite avec les pirates, avait tout organisé. Dès que le « dhow » serait prêt à repartir, il enverrait un fourgon chez Hadj Aidid Ziwani pour ramener le « colis » qui prendrait aussitôt la mer.

Le déchargement et la vente du poisson allaient prendre environ trois heures. Il ferait donc totalement nuit. Discrétion parfaite, et, dans ce quartier somalien, personne ne posait de question.

* * *

Le 4x4 Hyundai rebondissait de trou en trou, fonçant vers la route côtière, Mombasa-Kilifi. Celle de l’aéroport était entièrement bordée de bidonvilles qui s’étendaient sans arrêt. Une marée de tôle ondulée. « Wild Harry », assis à côté du conducteur, un ami de Paul, petit, moustachu et trapu, regardait le paysage, distrait, baissant sans arrêt les yeux sur son chronographe. Problème : ils n’avaient pu trouver personne pour aller planquer devant la résidence du milliardaire. Impossible donc de savoir si l’hélico s’était déjà posé. Et si on était déjà venu prendre livraison de Malko, si ce dernier se trouvait dans l’hélico.

Ils arrivèrent à la route côtière, la franchirent et s’enfoncèrent dans Nyali, laissant le Nyali Bridge à leur droite. L’environnement changea complètement.

Plus de bidonvilles mais des propriétés luxueuses, des hôtels modernes et une énorme balle de golf annonçant le Nyali Beach Golf. On se serait cru en Floride.

Plus ils s’approchaient de la mer, plus les villas étaient somptueuses.

Le chauffeur se perdit plusieurs fois : les rues ne portaient pas de noms. Enfin, à force de se renseigner, ils débouchèrent dans une allée au sol inégal, parallèle à la mer, bordée de propriétés entourées de hauts murs.

— This is Kangocho road ! annonça l’homme qui conduisait. The Honorable Hadj Aidid Ziwani leaves here.

Il désignait une énorme villa en pierres roses, isolée au milieu d’un parc plein de flamboyants et de bougainvilliers. Une merveille. Ils s’approchèrent et arrêtèrent le véhicule. Un vigile Noir en tenue bleu bâillait aux corneilles devant la grille et une plaque de cuivre annonçait que la propriété était protégée électroniquement par « Texas Security ».

« Wild Harry » s’approcha du vigile, qui salua automatiquement. Un homme simple qui avait encore le respect de l’homme blanc.

— Dis donc, elle est belle la maison ! lança l’Américain. J’en cherche une comme ça.

L’autre se rengorgea, fier comme Artaban.

— Oh, Bwana, des comme ça, il n’y en a pas ! L’Honorable a fait venir toutes les pierres de Syrie pour la construire. C’est la plus belle de Nyali.

— C’est qui ton patron ?

— Un homme très riche et très bon, récita le vigile, l’Honorable Hadj Aidid Ziwani. Il était au Parlement. Maintenant, il fait seulement le bien et il s’occupe de sa nouvelle femme.

« Wild Harry » sourit à ce portrait idyllique.

— Il est là, en ce moment ?

— Il vient juste d’arriver avec son hélicoptère de Nairobi. il y a un quart d’heure à peine.

— Personne ne l’attendait ?

Le vigile regarda son interlocuteur, surpris par la question.

— Sa dernière femme. C’est tout. Quand l’Honorable n’est pas là, il n’y a pas de visites, ce ne serait pas convenable...

« Wild Harry » sentit son cœur se dilater de bonheur. Si son hypothèse était bonne, tous les espoirs étaient permis. Il avait gagné la course contre la montre.

— Écoutes, dit-il, je voudrais rencontrer ton patron. Le vigile le fixa, soudain méfiant.

— Vous le connaissez ?

— Non, mais je suis sûr qu’il voudra me rencontrer. L’Ascari secoua la tête.

— Bwana, je ne peux pas le déranger.

Sans se démonter, « Wild Harry » tira une carte de sa poche et y ajouta un billet de 100 shillings.

— Tu vas aller lui donner ceci.

Paniqué, l’ascari bredouilla.

— Moi, Bwana, je n’ai pas le droit de parler à l’Honorable.

— Alors, va porter cette carte à quelqu’un qui lui parle, insista « Wild Harry ».

Il souriait toujours. Le vigile empocha les 100 shillings, prit une énorme clef dans sa poche et ouvrit la serrure de la grille. Il était à peine à l’intérieur que Paul surgit derrière lui, passa son énorme bras autour de son cou et serra jusqu’à ce que le malheureux tombe, à moitié étranglé. Paul le posa délicatement sur le sol. Ce n’était pas de la méchanceté gratuite, mais le seul moyen pour que le propriétaire de la villa ne punisse pas le pauvre ascari.

Après avoir tiré le corps sous un flamboyant, les cinq hommes se dirigèrent vers le perron de marbre. Au fond de la pelouse, « Wild Harry » aperçut un hélicoptère garé sur son aire.

— Paul, va voir ! souffla-t-il.

La nuit était en train de tomber... Paul se précipita et revint, quelques instants plus tard.

— Il n’y a rien dans l’appareil.

— O.K. On y va.

Ils montèrent le perron. La lourde porte de fer forgé était fermée, mais il y avait une sonnette. « Wild Harry » appuya et laissa son doigt enfoncé.

* * *

Hadj Aidid Ziwani susauta en entendant la sonnette. Normalement, personne ne l’utilisait : lorsqu’un visiteur se présentait, le vigile prévenait par walkie-talkie un membre du personnel qui venait s’enquérir auprès de lui s’il était attendu.

— Il y a des gens qui viennent ? demanda Jamila, déçue.

Elle avait passé une partie de la journée à se maquiller et avait hâte de montrer à son époux à quel point il lui avait manqué. Drapée dans un long sari orange, elle se savait extrêmement désirable. D’habitude, à chacun de ses retours, Hadj Aidid Ziwani s’en servait, utilisant tous ses orifices, n’étant pas sectaire...

— Peut-être, répondit prudemment Hadj Aidid.

Pensant brusquement à ceux qui devaient venir chercher le « colis ». Normalement, ils auraient dû l’appeler avant, afin de s’assurer de son retour, mais ils avaient pu oublier. On était en Afrique...

— Envoie Said, suggéra Jamila.

— Non, j’y vais moi-même.

Il descendit l’escalier majestueux menant à l’immense hall d’entrée. Apercevant de l’autre côté de la porte plusieurs silhouettes. Ce qui le rassura.

Souriant, il avança, allumant le projecteur éclairant le perron.

Il eut l’impression que son cœur s’arrêtait. Il y avait cinq personnes dehors : quatre Africains et un Blanc. Costaud, des lunettes, les cheveux courts.

Ce n’étaient pas ceux qu’il attendait. Il faillit faire demi-tour, remonter et appeler la police. Les policiers de Nyali lui obéissaient au doigt et à l’œil. S’il appelait au secours, ils arriveraient immédiatement... Seulement, il y avait ce Blanc. Qui était-il ?

Tandis qu’il hésitait, celui-ci frappa le verre épais de la porte pour attirer son attention.

Le pouls d’Hadj Aidid Ziwani grimpa vertigineusement. L’homme avait frappé le verre avec la crosse d’un pistolet ! Ce n’étaient pas des amis. Il sentit ses jambes se dérober sous lui. Bien sûr, la porte était fermée à clef, le « colis » était dans le sous-sol et il pouvait appeler la police.

Mais après ?

D’un effort surhumain, il plaqua un sourire sur son visage, s’avança, ouvrit la lourde porte et demanda.

— Gentlemen, good evening ! Who are you ?

« Wild Harry » lui rendit son sourire. Il avait remis dans sa ceinture qui le boudinait un peu le Coït 45 fourni par les amis de Paul. Derrière lui, les quatre Kenyans, massifs et silencieux, n’étaient pas rassurants. « Wild Harry » lui tendit sa carte. Hadj Aidid Ziwani crut s’évanouir en lisant la mention « American Embassy. First Secretary ».

— Vous êtes diplomate, demanda-t-il. Pourquoi cette visite inopinée ?

« Wild Harry » continuait à sourire. Il entra, suivi de ses acolytes et reprit sa carte.

— Je ne suis pas diplomate, dit-il paisiblement. Je travaille pour le Service de Renseignements qui s’appelle la Central Intelligence Agency.

Hadj Aidid eut l’impression qu’il s’enfonçait dans le sol.

— Mais que...

— J’ai des raisons de penser, continua « Wild Harry » que vous détenez un de nos agents, un certain Malko Linge, qui a été kidnappé par des amis à vous, à Nairobi, dans le bungalow N° 20 du block Flamingo de l’hôtel Safari Park que vous louez à l’année. Il est possible que vous l’ayez amené ici, dans votre hélicoptère.

Hadj Aidid Ziwani avala trois fois sa salive avant de pouvoir protester.

— C’est complètement fou ! Je suis un citoyen respectable et respecté. J’ai été pendant quinze ans membre du Parlement. Je peux appeler la police et vous faire arrêter immédiatement. Vous vous êtes introduit illégalement dans ma propriété. Nous ne sommes plus au temps de la colonisation. Le Kenya est un pays souverain.

Il postillonnait tellement que « Wild Harry » recula un peu, mais enchaîna du même ton neutre.

— Je vais donc vous faire une proposition. Vous maintenez n’être pour rien dans cette affaire. O.K. Nous allons fouiller cette propriété. Si nous ne trouvons rien, je repartirai et vous recevrez une lettre d’excuses de son Excellence l’ambassadeur des États-Unis. Dans le cas contraire, si je retrouve ici la personne que je recherche, je vous tirerai une balle dans le ventre, de façon à ce que vous ayez le temps de réfléchir à ce que vous avez fait, avant de vous en mettre une dans la tête. Décidez-vous.

* * *

Hadj Aidid Ziwani n’arrivait pas à articuler un mot. Cet homme massif, courtois et, visiblement très dangereux, le terrifiait. Il sentait que ce n’était pas une menace en l’air.

Said, son maître d’hôtel, avait surgi et attendait ses ordres en silence, ne comprenant rien à la situation. On aurait dû l’appeler pour offrir des boissons aux visiteurs. Hadj Aidid Ziwani oscillait sur lui-même, en proie à un vertige. Les lèvres scellées. Quoi qu’il dise, il en résulterait des catastrophes. Finalement, sous le regard perçant du Blanc, il baissa la tête et se tourna vers le maître d’hôtel, lui lançant une longue phrase en somalien... L’autre disparut aussitôt.

— Je crois que vous avez pris la bonne décision, laissa tomber « Wild Harry ». Cela allonge votre espérance de vie. Avec tout ce que vous possédez, ce serait bête de mourir prématurément...

* * *

Malko était plongé dans une sorte de torpeur malsaine lorsqu’il se rit qu’on le remettait debout. Il avait réalisé avoir été transporté en hélicoptère, et s’attendait à un second transport, par mer cette fois.

Soudain, quelqu’un défit les liens fermant le sac qui retomba autour de lui. Il aperçut deux visages inconnus et terrifiés, la peau très sombre. Les deux hommes l’aidèrent à se dégager du sac, arrachèrent avec précaution son bâillon de scotch, tranchèrent les liens qui immobilisaient ses chevilles et ses poignets, puis lui firent signe de les suivre.

Ils montèrent un escalier de pierre en colimaçon, débouchant dans un hall éclairé, au plafond très haut. Un homme s’y tenait de dos, et face à lui, il aperçut la bonne bouille de « Wild Harry », accompagné de quatre Africains, dont Paul.

Il était sauvé.

« Wild Harry » lui adressa un signe joyeux et demanda.

— Vous êtes O.K. ?

— Ça va, fit Malko, j’ai soif.

— Donnez-lui un jus de mangue, lança « Wild Harry » au maître d’hôtel. C’est frais. Si on s’asseyait quelque part, je crois que nous avons des choses à nous dire...

Ils gagnèrent un salon meublé à l’arabe, avec des rideaux verts et des canapés assortis le long des murs, des tables basses et des tapis. « Wild Harry » désigna Hadj Aidid Ziwani à Malko.

— C’est ce gentleman qui vous a amené de Nairobi dans son hélicoptère. Et qui a eu l’obligeance de vous libérer à ma demande...

Hadj Aidid Ziwani baissa la tête. En dépit de ses milliards, il se sentait tout petit et tout faible. « Wild Harry » se tourna vers lui et demanda suavement.

— Dites-nous donc ce que vous aviez l’intention de faire de mon ami, Honorable. Vous ne vouliez pas l’enterrer dans votre parc...

Le Somalien sursauta.

— Je n’ai jamais eu l’intention de lui faire du mal...

— Mais encore ? Il baissa la tête.

— On devait venir le chercher.

— Pour en faire quoi ?

— L’emmener en Somalie. En bateau, je pense. Silence. « Wild Harry » laissa le Somalien cuire dans son jus un long moment avant de dire.

— Honorable Aidid Ziwani, je pense que vous êtes conscient d’avoir participé à un crime extrêmement grave. Le kidnapping d’un agent de la CIA et, qui plus est, en mission. Vous savez comment nous traitons ce genre d’affaire. Certes, au Kenya, vous ne risquez rien, grâce à vos protections. Mais nous ne laissons jamais ce genre de crime impuni. Il y a un « executive order » du Président des Etats-Unis qui nous permet de punir les coupables, même de façon illégale...

Vous pouvez, à votre tour, être kidnappé et envoyé en prison aux États-Unis pour le restant de vos jours. Ou subir un sort plus brutal.. Bref, vous êtes dans une situation délicate... Hadj Aidid Ziwani leva un regard misérable.

— Voulez-vous un don ? Un don important.

« Wild Harry » ne put s’empêcher de sourire.

— C’est un geste qui vous honore, Honorable, mais nous ne manquons pas d’argent. Bien, je pourrais repartir d’ici avec vous, mais j’ai peut-être une autre solution à vous proposer. Une question : si on vous avait prévenu que je vous attendais ici, qu’auriez-vous fait de votre « colis » ?

Hadj Aidid Ziwani baissa la tête.

— Je m’en serais débarrassé, avoua-t-il d’une voix imperceptible.

— Comment ?

— Pendant le vol, bredouilla-t-il.

— Autrement dit, continua impitoyablement « Wild Harry », vous l’auriez jeté par-dessus bord.

Le Somalien ne répondit pas, la tête sur sa poitrine.

— Eh bien, conclut « Wild Harry », voici ce que je vous propose : quand les gens chargés de « transférer » notre ami en Somalie vont se présenter pour prendre livraison de leur otage, expliquez leur que vous avez été obligé de vous en débarrasser en le jetant par-dessus bord. Parce qu’on vous avait dit que des policiers vous attendaient ici. Ils vont donc repartir sans lui. Nous serons déjà partis. Donc, personne ne pourra rien prouver.

Hadj Aidid Ziwani releva la tête.

— Pourquoi voulez-vous que je fasse cela ?

Le sourire de « Wild Harry » s’épanouit.

— Parce que désormais, nous sommes alliés... Il se trouve que nous aurons peut-être besoin de vous...

— Pour quoi faire ?

— Je ne peux pas vous le dire encore. Mais si vous coopérez de façon satisfaisante, nous oublierons cet épisode désagréable et vos amis ne pourront pas vous reprocher un moment d’affolement... Qu’en dites-vous ?

Un long moment s’écoula avant qu’il entende les mots qu’il attendait.

— Je suis d’accord, bredouilla l’Honorable Hadj Aidid Ziwani.

— Parfait, conclut « Wild Harry » en tendant un bloc au Somalien. Inscrivez ici tous vos numéros de téléphone ; je vais vous laisser le mien. Il faudra toujours répondre.

Lorsque le Somalien eut terminé, il reprit son bloc, se leva et lui lança.

-It’s good to know that, now, we have a friend in Mombasa.

CHAPITRE XIII

Jamais Malko n’avait trouvé une langouste aussi délicieuse !

En sortant de chez Hadj Aidid Ziwani, Paul et ses amis les avaient déposés au Tamarind, là où il avait emmené Anna Litz, et devaient venir les reprendre pour les déposer au Royal Castle où ils passeraient la nuit. L’avion charte par la CIA repartirait le lendemain à huit heures de Mombasa.

Malko se sentait sale, fripé, ses vêtements ressemblaient à ceux d’un clochard, mais son appétit de vivre était intact. Il se resservit de Taittinger Comtes de Champagne Blanc de Blancs, sous l’œil attendri de « Wild Harry ». Toujours fidèle à ses Pimm’s. Le gros Américain aspira une patte de langouste et laissa tomber :

— Maintenant qu’on a bien déconné, on peut passer aux affaires sérieuses. Je ne pensais pourtant pas que l’idée tordue de Mark mettrait votre vie en danger. .. Juste qu’on perdrait quelques jours.

— Moi non plus ! avoua Malko. Vous pensez qu’Anna Litz savait pour les faux billets ?

« Wild Harry » eut un geste évasif.

— Il faudrait lui demander. Mais c’est du passé.

De toute façon, Malko n’avait même pas son numéro de téléphone...

La chanteuse avait commencé son numéro et il se pencha au dessus de la table pour demander.

— Quel est votre plan, maintenant ?

« Wild Harry » aspira un peu de Pimm’s avant de répondre.

— D’abord mettre la main sur cet enfoiré de Ahmed Mohammed Omar.

— Il est à Nairobi ?

— Oui. Mais il se planque. Il a fait tellement d’embrouilles. On va s’y mettre demain matin.

— Et une fois qu’on l’aura trouvé ?

— Il vous organise votre voyage à Mogadiscio. Il est copain avec le chef de la sécurité du président Abdullahi Youssouf. Donc, il a de la main d’œuvre sur place.

— C’est indispensable ?

« Wild Harry » lui jeta un regard de commisération.

— Je vais vous expliquer. A Mogadiscio, maintenant, il y a trois « green zones ». Celle où se trouve l’aéroport, tenue par les Forces de l’Union Africaine, l’AMISOM. La plus grande où séjourne le président Youssouf, à la Villa Somalia, entourée par sept ou huit cents types de son clan, et enfin, celle du port, contrôlée par les troupes éthiopiennes. Celle-là ne nous intéresse pas. Le hic, c’est que mon gars, Amin Osman Said, est en dehors de ces zones, soit dans le quartier de Baraka, soit ailleurs. Et qu’un Blanc seul tient cinq minutes en dehors des « green zones ». Je vais demander à Omar de vous organiser une escorte pour vous accompagner où vous devrez aller. Sans, bien sûr, lui dire qui vous devez rencontrer.

— Et si cet Amin Said Osman est mort ?

— Vous aurez fait le voyage pour rien... Mais c’est l’unique moyen de réactiver un réseau d’infos sur les Shebabs.

La chanteuse interprétait « Night and Day ». On aurait pu se croire ailleurs, dans le temps et dans l’espace. Malko regarda « Wild Harry » à court de Pimm’s, qui agitait le bras pour appeler le garçon.

— Vous m’avez sauvé la vie, dit-il.

Le gros Américain haussa les épaules et laissa tomber.

— Mark est un gentil enculé. D’abord, il voulait vous envoyer à Moga comme si c’était le Club Med et, quand ça a merdé, avec les faux billets, il a paniqué. Heureusement, je connais un peu ce putain de pays. Il regarda sa montre. Demain matin, il va falloir que je donne un coup de main à Hawo pour les expéditions de fleurs... Je ne serai libre que vers midi.

— C’est sérieux, votre affaire de roses ?

L’Américain éclata de rire.

— Bien sûr ! Quand j’ai pris ma retraite, il y a dix-huit mois, je m’étais dit que j’allais retourner aux États-Unis. J’y ai fait un saut. Pour régler la succession de ma mère et prendre un peu de sous... Je suis veuf, mes enfants sont grands, dispersés un peu partout. Je me demandais ce que j’allais devenir quand Hawo m’a donné un coup de fil. Je l’avais exfiltrée de Mogadiscio sur le Kenya et obtenu des autorités de Nairobi un visa de longue durée. Elle voulait monter un petit business de fleurs mais elle n’avait pas assez d’argent, malgré sa « prime de démobilisation ».

Moi, j’en avais et, sans elle, je ne serais jamais revenu de Somalie. Alors, je lui ai dit que j’arrivais avec mes sous. On s’est associés. Puis, un soir où je manquais de Pimm’s, on a fait l’amour. En Somalie, on n’y avait pas pensé. Trop tendus. Là, je me suis dit que j’étais con de vouloir quitter l’Afrique. Alors, on a pris un appartement et on s’est lancés dans les fleurs. Tout allait bien jusqu’au mois dernier. Un type de Langley a fait le voyage avec une moustiquaire pour me demander de reprendre du service. Comme « consultant », à cinq fois mon ancien salaire...

— Ils n’ont personne ?

— Si, des bras cassés... Il y avait peu de monde sur mon programme. Et ceux qui y étaient ne veulent plus entendre parler de Somalie... Vous avez vu le film « Black Hawk down » ?

— Oui, bien sûr.

— C’était ça tous les jours... La Somalie est devenue une contrée sans loi, sans autorités, avec des gens qui passent leur temps à s’entretuer, mais dont le plaisir favori est de kidnapper ou d’égorger un étranger.

— Même à Mogadiscio ?

— À part les « green zones », tout le reste est une jungle. De plus en plus périlleuse.

Il bâilla, vida son nouveau Pimm’s d’un coup. Son portable sonna. Il dit quelques mots et se leva.

— Paul est revenu nous chercher. On va au Royal Castle. Demain, on se lève tôt.

Il restait un peu de Champagne Taittinger et Malko décida de ne pas en faire cadeau au Tamarind. Cela ne les retarda que de quelques minutes.

Les chambres du Royal Castle n’avaient pas dû être refaites depuis la fin de la colonisation. Malko, épuisé, s’allongea tout habillé et s’endormit instantanément.

En se posant à Nairobi, Malko avait l’impression de revenir d’un très long voyage. Surprise : Hawo les attendait dans l’aérogare. Elle étreignit « Wild Harry » et ensuite Malko, avec presque autant de chaleur.

Toujours en pantalon, elle portait un fin pull de cachemire qui moulait ses seins aigus. Malko eut du mal à en détacher les yeux. Après avoir frôlé la mort, il éprouvait comme d’habitude, une puissante pulsion sexuelle.

— Je vous dépose au Serena, annonça « Wild Harry ». Vous avez besoin d’une douche...

C’était un understatement. Malko avait l’impression d’être un clochard.

Quand il claqua la portière du 4x4, la glace descendit et refusa obstinément de remonter. Philosophe, « Wild Harry » remarqua.

— La piste, c’est pas bon pour les bagnoles.

Il conduisait très vite, frôlant les trottoirs, comme s’il n’était pas habitué à la conduite à gauche. Lui non plus ne s’était pas rasé, et cela le vieillissait. À la barrière du Serena, le vigile promena longuement son miroir sous la voiture, sans quitter des yeux les seins de Hawo, ce qui diminuait beaucoup l’efficacité de son contrôle.

— Je vais donner quelques coups de fil avant de repartir, annonça « Wild Harry ».

Ils se retrouvèrent au bar, sous l’œil furibond de deux superbes putes qui jetaient des regards meurtriers à Hawo, la prenant pour une concurrente.

Deux Pimm’s et quelques coups de fil plus tard, « Wild Harry » lança à Malko.

— O.K. On commence par le « 680 ».

Un hôtel étrange, plutôt mal fréquenté, connu de toute la faune de Nairobi.

— Il existe toujours ?

Gros rire.

— Plus que jamais ! En plus des Zaïrois, des Congolais et de tous les « résistants » d’Afrique, il y a les Somaliens maintenant ! Je vais bien trouver une info là-bas, ou un mec qui a croisé Omar. OK. On se retrouve là-bas dans une heure.

* * *

Au beau milieu de l’avenue Mouindi-Mbingo, l’hôtel « 680 » ne payait pas de mine. On n’y voyait guère de Blancs, mais c’était un des « must » de Nairobi. Une institution.

Rasé, douché, Malko se sentait nettement mieux. « Wild Harry », lui, ne s’était pas rasé. Après avoir grimpé le perron menant au lobby surélevé par rapport à la rue, ils s’immobilisèrent, observant le spectacle. À gauche, se trouvait une cafétéria, avec de très hauts tabourets, tous occupés. Un peu plus loin, s’ouvrait l’entrée de la salle de bingo du « Babylon Casino ». Des gens étaient assis sur des bagages, en instance de départ ou attendant d’accéder à la réception, tout au fond, en face des ascenseurs.

« Wild Harry » avança la tête dans la salle de bingo où une voiture japonaise était exposée sur une estrade.

Puis, au fond, dans la salle des tables de roulette, désertes.

Un flot de gens traversait le hall sans arrêt. Circulant entre la boutique Bâta, à gauche, et l’escalier sur la droite menant à une minigalerie commerciale au premier, qui donnait aussi sur Standard street.

Ils revinrent à la cafétéria.

Aussitôt, un Africain en T-shirt orange glissa de son tabouret, s’approcha de l’Américain et, la bouche pratiquement collée à son oreille, lui glissa quelques mots.

« Wild Harry » se dégagea en riant.

— Il dit qu’il a un lot de diamants Zaïrois ramenés directement de Goma. À un prix formidable...

Il continua sa tournée, engageant la conversation avec une demi-douzaine de types, puis il se fit alpaguer par un Noir trapu en chemise à fleurs. La conversation dura un peu plus longtemps. Hilare, « Wild Harry » se retourna vers Malko.

— Il a une jeune fille, presque neuve, une soi-disant Masai, qui arriverait de sa cambrousse avec son pucelage en bandoulière. Deux mille shillings. Je le connais, c’est un petit mac.

Ils s’installèrent autour d’un tabouret et « Wild Harry » soupira :

— Ici, on trouve de tout : des armes, de la drogue, des filles et surtout des histoires à dormir debout ! Au milieu de ce merdier, il y a parfois de vraies infos.

Tout en parlant, il suivait des yeux une Noire incroyablement cambrée, perchée sur des escarpins rouges, qui sortait de la boutique BATA ; tout à coup, il se frappa le front.

— Je suis con !

Il se leva et Malko le vit s’engouffrer dans la boutique BATA, dont il ressortit, épanoui.

— J’ai un copain qui vend des escarpins aux putes, expliqua-t-il, ou plutôt qui les leur prête contre une petite pipe. Il les connaît toutes. Je lui ai expliqué ce que je cherchais et il m’a dit qu’il en connaissait une spécialisée dans les Somaliens haut de gamme. Pour 200 shillings, il l’a appelée en lui disant qu’un muzungu de ses amis cherchait une fille. Elle arrive.

Il n’y a plus qu’à attendre...

Ils recommandèrent un café pour Malko, un Pimm’s pour « Wild Harry ». Un Noir, très bien habillé, avec une magnifique cravate rouge et un costume rayé s’approcha d’eux et déposa sa carte sur le tabouret.

— Je suis à l’appartement 28, dit-il, j’ai de très bonnes choses à vendre.

— Quoi donc ? demanda « Wild Harry ». L’autre baissa la voix.

— De l’uranium, Bwana. Ça vient du Zaïre. « Wild Harry » éclata de rire.

— Alors, tu dois être radioactif depuis le temps ! Sérieux comme un pape, le Noir affirma aussitôt :

— Non, Bwana. Moi, je suis immunisé. J’ai un très bon gri-gri.

Quelques « marnas » énormes roulèrent à côté d’eux, se dirigeant vers la salle de bingo. Malko commençait à trouver le temps long. Enfin, il aperçut une Noire, très grande, dont la robe orange boutonnée devant contenait à peine l’énorme poitrine, qui venait d’entrer dans le lobby. Hautaine comme une princesse, elle filait vers la boutique BATA.

— Ça doit être elle, souffla « Wild Harry ».

La fille ressortit de la boutique. Regarda autour d’elle et fonça vers leur tabouret : elle ne risquait pas de se tromper : ils étaient les deux seuls Blancs. Elle s’arrêta à un mètre, gonfla sa poitrine à faire exploser les boutons de sa robe et lança.

— Jambo, Bwana. C’est toi qui veux me voir ?

Son énorme bouche s’ouvrait sur des dents d’un blanc éblouissant.

— C’est moi, confirma « Wild Harry ». Elle se rapprocha à le toucher et souffla :

— Alors, tu es debout... Discrètement, sa main s’était plaquée sur le ventre de « Wild Harry ». Celui-ci ne se troubla pas, prit dans sa poche cinq billets de 100 shilings et les glissa dans la main gauche de la fille.

— Il y a longtemps que je ne bande plus ! fit-il, mais je cherche une information.

La Noire se rembrunit.

— Je ne te plais pas ?

— Si, affirma « Wild Harry ». Tu vas avec des Somaliens ?

— J’en connais, fit-elle, après une courte hésitation. Pourquoi ?

— L’Honorable Ahmed Mohammed Omar, ça te dit quelque chose ?

Silence.

— J’aime pas les questions, fit-elle, boudeuse. « Wild Harry » réinjecta 500 shilings.

— Comment il est ?

— Grand, costaud, les cheveux très plats, la peau sombre. Il adore les cravates roses.

Une lueur brève passa dans le regard langoureux de vache marchant au Prozac.

— Il a un gros bâton ?

— Je sais pas, fit « Wild Harry », j’ai pas baisé avec lui.

Ça ne dérida pas la fille à la robe orange, qui laissa tomber.

— Je suis montée avec un type qui a plein de cravates roses et une queue énorme. Il est méchant. J’ai cru qu’il allait m’arracher les seins.

— Ça serait dommage, ils sont très beaux, affirma « Wild Harry ». C’était où ?

— Au Grand Regency.

— Tu te souviens du numéro de la chambre ?

— Non.

— De l’étage ?

— Non.

« Wild Harry » comprit qu’il n’en sortirait plus rien.

— Merci, conclut-il. Je t’enverrai des copains. La fille sortit une carte de son sac et la lui tendit.

— Tiens.

Sans un mot de plus, elle s’éloigna en balançant son incroyable croupe.

— Beaucoup de Somaliens sont au Regency, dit l’Américain. Je pense que c’est lui.

— On y va ?

— Attendez. Je connais Omar. Il est prudent. Si on le demande à l’hôtel, ils diront qu’il n’habite pas là. Les employés de la réception sont des tombes, là-bas. Sinon, ils perdent leurs clients. Donc, on va faire une petite manip... Venez.

Ils s’engagèrent dans l’escalier menant à la galerie du premier. Plusieurs jeunes Noirs traînaient devant les boutiques.

« Wild Harry » s’approcha de l’un d’eux et échangea quelques mots avec lui. Aussitôt, le Noir dégringola l’escalier menant à Standard street et disparut.

Il fut de retour quelques instants plus tard, tenant à la main un paquet enveloppé de papier journal. Qui changea de main contre trois billets de 1000 shilings.

— On est parés, lança « Wild Harry » à Malko avec un large sourire.

Ils revinrent sur l’avenue Mouindi-Mbingo et montèrent dans le premier taxi. À la grande surprise de Malko, le jeune Noir monta avec eux, à côté du chauffeur.

CHAPITRE XIV

— Grand Regency ! lança « Wild Harry » au chauffeur.

Dix minutes plus tard, le taxi stoppait sous l’auvent du Grand Regency, le plus moderne de Nairobi. Ils descendirent tous les trois et « Wild Harry » échangea quelques mots avec le Noir qui se dirigea vers le lobby de l’hôtel, loin devant eux.

La réception se trouvait tout de suite à droite, avant un escalier monumental menant à l’atrium de vingt étages, desservi par des ascenseurs transparents. Ils aperçurent le jeune Noir, son paquet à la main, qui discutait avec un employé de la réception. Il se dirigea ensuite vers les ascenseurs. « Wild Harry » et Malko sur ses talons.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Malko.

— Je lui ai acheté de la maraa, expliqua l’Américain. Il a dit au concierge qu’il venait la livrer à Ahmed Mohammed Omar. C’est courant. Donc, il lui a donné le numéro de sa chambre...

Ils sortirent de l’ascenseur tous les trois au septième étage. Laissant le « livreur » prendre quelques mètres d’avance. Ce dernier frappa à la porte du 722. Il parlementa quelques instants à travers le battant puis recula, l’air penaud, revenant vers les deux Blancs, avec son paquet.

— Il n’a pas voulu ouvrir ! fit-il. Il dit qu’il n’a rien commandé...

— C’est bon ! assura « Wild Harry ». Tu peux la garder.

Ravi, le Noir fila vers les ascenseurs, tandis que les deux hommes s’approchaient de la porte du 722. « Wild Harry » dépassa la chambre et s’arrêta devant le 726 dont la porte était ouverte, une femme de ménage étant en train de faire la chambre.

« Wild Harry » passa la tête dans la porte entrebâillée et lança avec un grand sourire.

— Jambo ! J’ai oublié ma clef. Je suis au 722. Vous pouvez m’ouvrir ?

— Hakuna matata, Bwana ! accepta aussitôt la femme de chambre, avec un grand sourire.

Elle les accompagna et glissa son passe magnétique dans la fente. Aussitôt, un voyant vert s’alluma, avec un léger claquement. La serrure était déverrouillée.

« Wild Harry » fit un clin d’oeil à Malko.

— On y va !

* * *

L’honorable membre du Parlement somalien Ahmed Mohammed Omar, allongé sur son lit, la tête bien calée sur des oreillers, contemplait avec une satisfaction non dissimulée son « bâton » de plus de vingt centimètres disparaître partiellement dans la bouche distendue d’une très jeune Noire qui n’avait gardé que son slip et une capeline rose...

C’est cette capeline qui avait excité l’honorable membre du parlement somalien. Il adorait le rose. D’ailleurs, après avoir levé la jeune pute dans le hall du Grand Regency, il ne s’était même pas déshabillé, gardant sa chemise et sa cravate rose, ouvrant simplement son pantalon. La fille s’était aussitôt mise au travail et faisait de son mieux. Pas assez pour l’honorable Ahmed Mohammed Omar. Se penchant en avant, 0 posa sa grande main sur la capeline, appuyant de toutes ses forces.

— Suck me off ! lança-t-il.

Son membre imposant coincé au fond de son gosier, la jeune pute eut un sursaut et faillit vomir. Des larmes plein les yeux, elle s’interrompit quelques secondes pour lâcher d’une voix plaintive.

— Bwana, tu es trop debout !

Elle fit cependant un effort, parvenant à avaler presque entièrement l’énorme bâton noir.

L’honorable Ahmed Mohammed Omar en ferma les yeux de bonheur. Ce séjour prolongé à Nairobi était quand même agréable. Il continuait à toucher ses indemnités parlementaires versées par les Nations-Unies et les activités qu’il avait exercées pour le compte de la CIA lui avaient permis d’amasser un joli pécule. En dollars, dans une banque dubaiote.

Revers de la médaille : quelques malfaisants auraient bien aimé le découper en morceaux. Son ultime coup d’éclat avait été d’attirer là où l’attendaient des membres des « Spécial Forces » américaines, un des dirigeants des tribunaux islamistes, lié à Al Qaida, recherché pour le meurtre de trois humanitaires américains.

Ce Somalien avait donc été transporté gratuitement par un hélicoptère Ils de la Ve Flotte sur l’USS Shamrock où un « spécial agent » du FBI lui avait lu ses droits, qui se résumaient à pas grand-chose, avant de lui plonger la tête dans une baignoire dont l’eau, selon le code militaire US, devait avoir au moins 20°.

Au-dessus, c’était de la torture.

Le lendemain de cette exfiltration réussie, Ahmed Mohammed Omar s’envolait pour Nairobi en compagnie du président du Gouvernement Transitoire Somalien, Abdelhalli Youssouf Ahmed. Financé par les Nations-Unies et les États-Unis, cette entité ne servait strictement à rien, sauf à entériner l’occupation éthiopienne de la Somalie destinée, en principe, à en faire revenir l’ordre dans ce no man’s land féroce.

Plus tard, le président Youssouf était retourné à Mogadiscio, mais Ahmed Mohammed Omar s’était installé à Nairobi, où il changeait souvent de résidence, afin d’allonger son espérance de vie. N’ayant aucune obligation, il se partageait entre la maraa et les innombrables putes de Nairobi, pour la plupart somaliennes, ce qui facilitait le dialogue. Soudain, le balancement de la croupe cambrée de sa fellatrice lui donna des idées.

Fouillant dans sa poche, il en sortit un préservatif roulé qu’il jeta à la fille.

— Arrête ! Je vais te casser le cabinet ! lança-t-il.

L’idée de sodomiser cette jeune croupe avec son membre imposant le mettait en transe.

Alors que la fille avait commencé à enfiler le préservatif sur son membre dressé à la verticale, il entendit un léger clic venant de la porte.

Son pouls grimpa comme une fusée et, inversement, son membre triomphant s’affaissa un peu.

— Eh, Bwana, je t’ai fait mal ? demanda la jeune pute, inquiète.

Ahmed Mohammed Omar ne répondit pas. Fixant la porte, sa main droite refermée autour de la crosse du vieux Colt 11,43 qui ne le quittait jamais, une balle dans le canon. Il se garda bien de dire à sa fellatrice de s’écarter. Disposée comme elle l’était, elle ferait un excellent bouclier, au cas où...

* * *

« Wild Harry » pesa sur la porte de la chambre 722, qui s’écarta de quelques centimètres, retenue par une chaîne. Sans hésiter, l’Américain prit son élan et projeta ses quatre-vingt-dix kilos sur le battant.

La porte se rabattit avec fracas, exposant l’intérieur de la chambre.

Au premier plan, une Noire gracile, agenouillée sur le lit, de trois quarts, devant un grand Noir qui braquait un gros pistolet automatique sur les intrus.

La détonation assourdissante fit trembler l’air. Le Noir venait de tirer, ratant « Wild Harry ». Ce dernier s’immobilisa, levant les mains au-dessus de sa tête et lança.

— Ahmed ! Tu ne reconnais plus tes amis ?

L’honorable Ahmed Mohammed Omar reposa son pistolet sans le lâcher, les yeux plissés de fureur, et de frustration.

— Qu’est-ce que vous foutez là ? gronda le Somalien.

— Surprise ! lança d’un ton volontairement léger « Wild Harry ». Je voulais prendre de tes nouvelles.

Malko se dit que l’honorable membre du parlement somalien avait vraiment une sale tête. Le front bosselé, comme frappé à coups de marteau, le nez comme une pomme de terre, une expression pleine de méchanceté sous des cheveux crépus très courts.

Le téléphone de la chambre sonna et le Somalien décrocha. Bredouillant quelques mots rassurants. La réception s’inquiétait du coup de feu.

— Tu as terminé avec Mademoiselle ? demanda « Wild Harry » d’un ton exquis. Je voudrais te parler.

— Go away ! lança le Somalien à la jeune pute déjà en train de se rhabiller. Terrifiée. Avant qu’elle n’atteigne la porte, « Wild Harry » lui glissa un billet de 1000 shilings dans la main, avec un sourire complice.

Elle n’aurait pas tout perdu.

Ahmed Mohammed Omar se reculotta, gardant quand même son Colt à portée de la main. Il avait tellement trahi au cours de son existence, qu’il se méfiait toujours, même des vieux amis. Surtout des vieux amis...

— Tu n’as rien à boire ? demanda « Wild Harry ». Le Somalien secoua la tête.

— Non.

— On va au bar ?

— Non. Je ne sors pas. Comment vous m’avez trouvé ?

« Wild Harry » eut un geste évasif.

— On retrouve toujours ses amis. Il y a longtemps que tu es à Nairobi ?

— Quelques semaines.

— Tu retournes à Mogadiscio ?

— Pas pour le moment.

Le Somalien l’observait, le regard minéral, tendu comme un fauve. « Wild Harry » se pencha vers lui.

— Ahmed, je ne suis pas venu te causer des ennuis. Au contraire, je peux te faire gagner de l’argent.

Le Somalien le regarda par en-dessous, méfiant.

— Comment ? Ça fait un moment que vous avez décroché.

« Wild Harry » éclata d’un rire joyeux.

— Ils ne pouvaient plus se passer de moi. J’ai repris du service. Et j’ai besoin de toi.

— Pourquoi faire ?

— Mon ami ici présent doit aller à Mogadiscio. Il a besoin d’une protection.

Le Somalien secoua la tête.

— Vous savez bien que je n’ai plus personne là-bas. Ce salaud de président Youssouf m’a forcé à démanteler ma milice.

— Je sais, mais tu as encore des relations. Mon ami doit pouvoir se déplacer sans trop de risques dans la ville.

— Qu’est-ce qu’il va faire ?

— Rencontrer quelqu’un.

— Je peux lui donner des contacts...

« Wild Harry » secoua lentement la tête.

— Ahmed, tu sais bien qu’on ne règle pas ce genre de truc au téléphone. Je veux que tu sois là-bas, quand il arrive, que tu l’accueilles et que tu le mettes en bonnes mains.

Le Somalien secoua la tête, le regard fuyant, buté.

— No way. Mogadiscio, c’est trop dangereux.

— Même pour cent mille dollars ?

— Même pour un million de dollars.

« Wild Harry » se leva du lit avec un soupir à fendre l’âme.

— O.K., Ahmed, je n’insiste pas, mais tu devrais déménager d’ici. Vite.

— Pourquoi ?

« Wild Harry », avec un sourire angélique, enchaîna :

— Parce que je vais te balancer, Ahmed ! Je suis sûr que certaines personnes ignorent que tu te trouves ici, bien au chaud. Tu as fait courir le bruit que tu étais parti aux États-Unis. Tu te souviens de « Atto » Abu Ayub ?

— Cet enculé !

— Je ne connais pas ses mœurs sexuelles, mais tu m’as aidé, dans une autre vie, à envoyer ses deux frères à Guantanamo. Lui est toujours en liberté, quelque part à Mogadiscio. Je suis sûr qu’il aimerait bien te retrouver. Même si c’est en plusieurs morceaux...

L’Honorable Ahmed Mohammed Omar ne dit rien, mais sa grosse main noire saisit son Coït posé sur le lit et le braqua sur « Wild Harry ». Malko vit son pouce relever le chien.

— Salope ! siffla entre ses dents le Somalien.

« Wild Harry » ne broncha pas, mais remarqua d’une voix douce.

— Ahmed, je t’ai dit que je travaillais de nouveau pour la Maison. On sait que je te cherche. Tu aurais de gros ennuis si tu te laissais aller à tes mauvais instincts.

Pendant d’interminables secondes, l’arme resta braquée sur les deux hommes. Malko se dit que « Wild Harry » jouait à la roulette russe et qu’à ce jeu, on perdait quelquefois. Le Somalien était un tueur.

Lentement, celui-ci baissa son arme et lâcha entre ses dents.

— O.K., tu m’as dit 100000. Je commence à réfléchir quand j’en ai 50000.

— Voilà le langage de la raison, reconnut « Wild Harry » d’un ton conciliant. Je reviens te voir avant la fin de la journée. Maintenant que je connais le numéro de ta chambre. J’étais sûr que je pourrais compter sur toi.

Il se dirigea vers la porte et fit sortir Malko le premier. Le Somalien les regarda partir, tenant toujours son pistolet.

Dans le couloir, « Wild Harry » éclata de rire.

— Ce vieux voyou n’a pas changé ! Il ne peut pas résister à l’odeur du pognon. Pourtant, Mogadiscio, pour lui, ça craint... O.K., on va à l’ambassade. Que je vous montre à quoi ressemble Amin Osman Said.

Ma « source ».

* * *

« Wild Harry » cliqua pour imprimer la photo apparue sur l’ordinateur. Celle d’un homme jeune, très maigre, longiligne, les cheveux courts, des lunettes noires, vêtu d’une chemise flottante et d’un pantalon de toile.

Dès que le cliché fut sorti de l’imprimante, l’Américain le tendit à Malko.

— Voilà. Avec ça, je vais vous donner une adresse — celle de sa maison — et les numéros de ses anciens portables.

— Où habitait-il ?

— Son bureau était au marché de Bakara, et lui demeurait un peu plus au nord, sur la Via Lénine, en face de l’hôpital Médina, juste avant un embranchement où il y a une station-service. Si, en deux, trois jours, vous ne le trouvez pas, il faudra démonter. Trop de gens sauront que vous êtes là et ça peut devenir très dangereux. Même avec les amis d’Ahmed.

— Qui tient Mogadiscio maintenant ?

« Wild Harry » sourit.

— Tout le monde. Plusieurs groupes de Shebabs, des milices travaillant avec les gens du marché de Bakara, quelques restes des warlords. Les Éthiopiens, les hommes du président, mais juste autour de la villa Somalia. Ça bouge tout le temps. Même avec la protection d’Ahmed, c’est comme si je vous envoyais en enfer sans combinaison ignifugée.

— Ça vous est vraiment impossible de venir ?

« Wild Harry » demeura impassible.

— Je suis connu comme le loup blanc... On saura que j’arrive avant même que l’avion se soit posé. Et, pour moi, ils feront des efforts exceptionnels. Vous, vous êtes neutre. Un bon petit Blanc inconnu. Et si on veut savoir ce qui se trame entre les Shebabs et les pirates, il n’y a que Amin Osman Said qui puisse le découvrir. Mais ne rêvez pas, c’est un « long shot ».

Vous reviendrez peut-être les mains vides. Si vous revenez.

Après ce trait d’humour douteux, il sourit à Malko.

-On va aller dîner dans un petit resto que je connais. Entre-temps, j’aurai revu Ahmed et je saurai quand vous partez.

CHAPITRE XV

— Vous partez après-demain matin pour Mogadiscio, annonça d’une voix égale « Wild Harry ». Sur Dalo Airlines. Probablement un Ilyouchine 19 turbo-prop. C’est encore les moins dangereux, parce qu’ils sont faciles à entretenir. Et les Ukrainiens qui les pilotent ont survécu à tout. Donc, ils sont bons.

Satisfait de son annonce, « Wild Harry » commanda un Pimm’s. Il n’y avait pas beaucoup de clients au « Moonflower », caché au fond d’une impasse, Kitale Lane, donnant dans Dennis Rutt Road.

Une terrasse surplombant un petit jardin où était installé un orchestre.

« Wild Harry » était venu chercher Malko dans un vieux 4x4 déglingué, accompagné de Hawo, drapée dans un superbe sarong framboise coupé dans une soie si souple qu’elle moulait toutes les aspérités de son long corps aux courbes harmonieuses.

— Il y a beaucoup d’avions pour Mogadiscio ? demanda Malko, un peu étonné.

— Tous les jours, affirma « Wild Harry » et les vols sont bourrés. J’ai eu toutes les peines du monde à trouver deux places.

— Deux ? Vous venez ?

— Non. Hawo va vous accompagner. Stupéfait, Malko fixa la jeune femme.

— Pourquoi prendre ce risque ? Hawo sourit.

— Oh, ce n’est pas plus dangereux que pour tous les Somaliens qui se rendent à Mogadiscio. Leur famille ou des amis viennent les chercher. La plupart de ceux qui vivent à Nairobi se rendent régulièrement là-bas.

— Je crois que Hawo va vous être très utile, enchaîna « Wild Harry ». Elle parle somalien, elle a du cran et elle veillera à ce que cette crapule d’Ahmed ne joue pas au con. Et puis, cela va lui faire plaisir de revoir son pays... Allez, on commande. La viande est excellente ici.

Ils prirent tous les trois des « T-bone steaks », arrosés de vin sud-africain.

Malko était partagé entre plusieurs sentiments. La surprise d’abord. Pourquoi « Wild Harry » lui faisait-il ce cadeau ? Et puis un mélange de culpabilité et de désir. Comment imaginer que rien ne se passe entre Hawo et lui, en tête à tête dans ce pays de fou ?

La Somalienne le fixait avec un drôle de sourire.

— Ça vous ennuie ? demanda-t-elle. Je ne vous causerai pas de problème, vous savez.

Sauf celui de trahir un ami, éventuellement... Heureusement, la viande arrivait.

— Et votre ami Ahmed, il ne vient pas ?

— Si, bien sûr, lui part demain. Voici ce qu’il m’a proposé : il connaît bien le chef de la garde personnelle du président Youssouf. Abdulkhadir Kalif. Pour 2 000 dollars par jour, ce dernier va mettre à votre disposition une escorte qui viendra vous chercher dans la « green zone » de l’aéroport et vous emmènera où vous voulez. Quatre Land-Rover et une vingtaine d’hommes du clan Youssouf. Ça ne vous met pas à l’abri de tous les problèmes, mais c’est ce qu’on peut trouver de mieux.

— Ahmed nous accompagnera ?

— Non, il repartira le soir de votre arrivée. C’est pour cela que la présence de Hawo est très utile.

— Et cette escorte, ils sont fiables ?

— Ils sont fiables, affirma « Wild Harry » avec un sourire en coin. Notre ami Ahmed s’en porte garant. Il sait ce que cela lui coûterait en cas de pépin.

Un ange passa. Sous son air de gros nounours, « Wild Harry » savait inspirer une sainte terreur aux malfaisants. On apportait les desserts. Malko qui avait commandé une banane flambée regarda l’étrange chose qui se trouvait dans son assiette et demanda au garçon.

— C’est une banane flambée ?

— Non, Bwana, fit le Noir avec un sourire désarmant. C’est un crumble à la rhubarbe.

Pour lui, cela ne faisait aucune différence. Docile, il repartit faire l’échange. « Wild Harry » bâilla.

— OK, demain matin, Hawo vient vous chercher pour prendre le visa au consulat somalien.

Malko faillit en faire tomber sa fourchette.

— Il faut un visa ?

Pour entrer dans un pays qui n’existait pas, c’était inattendu.

— C’est 30 dollars, laissa tomber « Wild Harry ». Il faut bien que le consul mange à sa faim. Mogadiscio ne lui envoie pas d’argent.

En quittant le « Moonflower », Malko ne put s’empêcher de suivre du regard la silhouette gracieuse de Hawo. « Wild Harry » était-il totalement détaché des choses de la chair ou jouait-il, lui aussi, à la roulette russe ?

* * *

Hadj Aidid Ziwani était en train de regarder les manifestes de ses vols de maraa à destination de Mogadiscio lorsque son secrétaire vint chuchoter à son oreille.

— Honorable, Andrew Mboya vient vous voir. Je lui ai dit que vous n’étiez pas là, mais il ne m’a pas cru.

— Mets le dans le salon vert, ordonna le Kenyan, pressentant un problème. Lorsque Andrew Mboya, trois jours plus tôt, était venu chercher son « colis », il lui avait livré sa version de la disparition de l’otage. Prétendant l’avoir jeté par-dessus bord, au dessus d’une zone déserte.

Son interlocuteur avait semblé accepter cette version et s’était retiré sans commentaires. Comme les pêcheurs étaient censés repartir la nuit même vers la Somalie, Hadj Aidid Ziwani avait considéré le problème réglé. Apparemment, ce n’était pas le cas...

Il se drapa dans sa dignité et descendit. Trois hommes s’étaient installés sur les chaises tendues de vert du salon. L’un d’eux était Andrew Mboya, accompagné de deux Somaliens à la peau sombre.

— Que se passe-t-il ? demanda le milliardaire.

Andrew Mboya le fixa droit dans les yeux.

— Honorable, tu nous as menti !

— De quoi parles-tu ?

— Tu n’as pas jeté cet homme de ton hélicoptère, continua Andrew Mboya. Nous le savons.

— Comment ! s’indigna Hadj Aidid Ziwani. Je le jure sur le Coran.

— Ne blasphème pas, répliqua Andrew Mboya, qui n’était pas pratiquant. Nous avons interrogé ton ascari. Il nous a dit que tu as reçu la visite d’un muzungu avec des Africains, juste avant la nôtre. Et qu’ils sont repartis avec un autre muzungu. Celui que tu as amené dans ton hélicoptère.

Hadj Aidid Ziwani ravala sa fureur. Il aurait dû penser au vigile ! Muet, il entendit comme dans un cauchemar Andrew Mboya continuer.

— Tout le monde peut commettre une erreur, mon frère, mais si tu veux conserver notre confiance, il faut que tu répares la tienne. D’abord, pourquoi as-tu épargné cet homme ?

— Ils ont débarqué chez moi, avoua le Kenyan. Des gens dangereux. Un Américain. L’imbécile qui vous a parlé leur avait parlé aussi : ils savaient que je l’avais ramené de Nairobi. Ils m’ont menacé. Ils étaient armés. Après, j’ai eu honte de vous dire la vérité.

Le Somalien le fixa longuement.

— Tu as deux choses à faire. D’abord, cet homme valait trois millions de dollars. Tu dois nous les donner, très vite.

— Je le ferai, promit Hadj Aidid Ziwani. Trop heureux de s’en tirer à si bon compte. Il lui suffisait d’augmenter un peu le prix de la maraa...

— Demain, tu dois apporter cet argent à la Bank of Dubai, précisa son interlocuteur. Sur N’Krumah road. À midi. Ensuite, tu dois retrouver cet homme et le tuer.

Hadj Aidid Ziwani sentit ses jambes se dérober sous lui.

— Mais je ne sais pas où il est ! protesta-t-il. C’est vous qui l’avez kidnappé. Il est sûrement retourné à Nairobi.

— Nous t’aiderons, promit le Somalien. Mais c’est toi qui dois en prendre soin. Si j’étais toi, après nous avoir remis l’argent, je partirais pour Nairobi. Nous savons où habite cet agent américain et nous te donnerons tous les détails nécessaires.

Hadj Aidid Ziwani n’osa pas protester. Se souvenant de ce qui était arrivé à Ali Moussa. Mais d’un autre côté, s’attaquer à un agent de la CIA, était suicidaire.

Déjà, ses visiteurs battaient en retraite. Il maudit sa lâcheté. Il aurait dû les tuer, mais il était trop riche désormais pour se lancer dans ce genre d’aventure. Il valait mieux payer... Et, à Nairobi, il pouvait facilement recruter des tueurs qui lui obéiraient.

* * *

Hawo gara le vieux 4x4 en face d’un portail bleu dans Jawabu road, une petite voie tranquille de l’ouest de Nairobi.

— C’est là ! annonça-t-elle à Malko.

Elle sauta avec grâce du véhicule. Plus sexy que jamais, dans un bafto, la robe traditionnelle éthiopienne en coton blanc, qui moulait son corps longiligne dans les moindres détails.

Ils poussèrent le portail, découvrant une pelouse pelée au milieu de laquelle s’élevait un pylône métallique de télécommunication. Au fond, se trouvait une piscine, désespérément vide. Le consulat était un petit bungalow avec une véranda, où une femme hurlait dans un portable. Une jeune fille au visage doux trônait à la réception et les installa dans une sorte de salon moisi, à droite du hall. Ils y furent rejoints par une Somalienne filiforme, la tête couverte d’une hijab, qui se lança dans une longue conversation avec Hawo.

Celle-ci annonça à Malko.

— Donnez-lui votre passeport et 30 dollars, elle va vous faire le visa tout de suite.

Malko obtempéra : c’était surréaliste : obtenir un visa pour un pays qui n’existait plus, n’avait plus ni gouvernement, ni monnaie, ni quoi que ce soit. Juste le Gouvernement Provisoire de Transition, qui ne tenait que quelques kilomètres carrés de Mogadiscio.

L’employée du consulat revint quelques instants plus tard avec le passeport, où toute une page était occupée par un visa donnant droit à l’entrée en Somalie. Sans préciser où...

Hawo sourit. En dépit de son vêtement extrêmement pudique, elle dégageait une sensualité que Malko avait beaucoup de mal à ignorer. Il ne put s’empêcher de remarquer.

— Vous êtes superbe dans cette robe ! La jeune Somalienne sourit.

— Oh, c’est pourtant très simple. Du coton.

Qui découpait ses seins comme au scalpel et laissai deviner les contours d’un slip taille basse. Elle se hissa dans le 4 x 4 et lança :

— Je vous ramène au Serena. N’oubliez pas de prendre pas mal d’argent liquide. Là-bas, c’est le seul moyen de paiement. Je viendrai vous chercher avec Harry vers sept heures au Serena.

— Vous n’avez pas peur ? ne put s’empêcher de questionner Malko. Ce n’est pas un voyage de tout repos.

Hawo lui adressa un sourire apaisant.

— Vous savez, lorsque je travaillais avec Harry, tous les matins, on se demandait si on verrait le soleil se coucher... Alors...

* * *

Hadj Aidid Ziwani broyait du noir. Certes, c’était un tout petit geste d’apposer sa signature au bas d’un ordre de transfert de trois millions de dollars, de banque à banque. Mais, quand même, il avait eu l’impression de se plonger un poignard dans le cœur. Son hélicoptère venait de le déposer en face du Panari. Il aurait préféré s’installer au Safari Park, mais le bungalow N° 20 était toujours sous scellés.

En pénétrant dans le hall de l’hôtel, il sentit son cœur se contracter. Hassan Timir, le « contact » des pirates à Nairobi, était installé dans un des fauteuils du hall. Dès qu’il le vit, il se leva vivement et vint le saluer en s’inclinant profondément.

— Honorable, avez-vous fait bon voyage ? demanda-t-il poliment.

Hadj Aidid Ziwani marmonna une réponse inintelligible. S’il avait pu transformer l’autre en poussière, il l’aurait fait sans hésiter.

— Je suis un peu fatigué, prétendit-il. Pouvons-nous discuter un peu plus tard ?

— Je n’en ai pas pour longtemps, assura Hassan Timir. Je viens vous apporter des informations précieuses. Cet agent de la CIA part demain matin pour Mogadiscio.

— Pour Mogadiscio ? répéta Hadj Aidid Ziwani. Mais aucun muzungu ne va là-bas...

— Ce n’est pas un muzungu comme les autres. J’ai appris cela par quelqu’un au consulat. Il semble qu’il ait des amis dans l’entourage du président Youssouf. Tout ce que je sais c’est qu’il arrivera par le vol de Dalo Airlines et qu’il ira d’abord au compound des Nations-Unies. Vous avez des gens à Mogadiscio ?

— Oui, bien sûr.

— Eh bien, il faut les alerter. Et faire en sorte qu’il ne revienne pas de là-bas. Vous avez de la chance, Honorable, à Mogadiscio, c’est beaucoup plus facile d’agir qu’ici à Nairobi. Voilà, je compte sur vous.

Il s’inclina de nouveau, et Hadj Aidid Ziwani réussit à lui sourire, alors qu’il aurait adorer l’étrangler.

* * *

Malko avait dîné avec Mark Roll dans un restaurant italien où le chef de station de la CIA lui avait remis discrètement une enveloppe contenant 20000 dollars.

Il semblait soucieux, en dépit du départ de Malko pour Mogadiscio.

— La station de Camp Lemonnier à Djibouti a intercepté ces derniers jours des communications entre les shebabs qui se trouvent à Harardhère et le clan des pirates de Hobyo. Ils parlent un dialecte somalien difficile à décrypter, mais nous avons quand même compris qu’ils mentionnaient une très grosse opération d’abordage.

— Ce n’est pas nouveau, objecta Malko.

— Ce qui est nouveau, c’est que cela semble une « joint venture » entre le clan d’Hobyo et les Shebabs. Il faut absolument découvrir de quoi il s’agit.

— C’est pour cela que je vais à Mogadiscio...

— Faites attention...

Malko retint un sourire.

Cela revenait à conseiller à quelqu’un qui met sa tête dans la gueule d’un lion de le faire avec précautions.

Le chef de la CIA arrêta sa Buick blindée devant le Serena et dit soudain.

— Allez, on va prendre un verre au bar ! Je n’ai pas envie de me coucher.

En pénétrant dans le lobby, ils entendirent de la musique : il y avait encore du monde au bar, en face du léopard empaillé collé au mur. Brutalement, Malko n’avait plus envie de se coucher tout de suite. Quelques expats, affalés dans les fauteuils du bar résistaient courageusement aux attaques en piqué d’une demi-douzaine de putes souriantes et résignées qui, du haut de leurs tabourets, croisaient leurs jambes de plus en plus haut pour éveiller leur libido... Un petit orchestre jouait au bord de la piscine et quelques couples dansaient. Dont une grande Noire dont le déhanchement aurait fait fondre un iceberg.

Au moment où il allait commander une vodka, une bouteille de Taittinger Brut Millésimé surgit sur le comptoir.

— On va arroser votre départ ! lança Mark Roll.

Comme à chaque fois qu’il allait affronter une situation difficile, Malko essayait de penser à quelque chose d’agréable. Mogadiscio, c’était la plongée en enfer et pourtant, il avait hâte de partir, en repensant au regard impénétrable de Hawo.

CHAPITRE XVI

On avait l’impression de se poser sur l’eau. L’lyouchine 19 plein comme un œuf, qui avait quitté Nairobi trois heures plus tôt, avait commencé son approche finale en tournant au dessus de l’océan Indien, pour perdre de l’altitude, assez loin de la côte, à cause du risque toujours possible d’un missile sol-air, avant de virer à 180° pour se rapprocher de la piste parallèle au rivage.

Assis en face d’un hublot à la gauche de l’appareil, Malko retrouvait Mogadiscio avec une certaine émotion. C’était toujours la même ville plate, aux maisons blanchâtres perdues au milieu d’îlots de verdure, avec çà et là, les innombrables ruines de, pratiquement, tous les bâtiments officiels. Dans le lointain, vers le nord, il distingua les maisons serrées les unes contre les autres de la médina, l’immense bidonville indigène où plus aucun Blanc ne mettait les pieds depuis 1993.

Un quadrillage de rues étroites se coupant à angle droit, animé comme un souk mais aussi inaccessible que s’il se trouvait sur une autre planète...

Hawo se pencha vers lui pour apercevoir le paysage. Sur son bafto de coton blanc, elle portait une abaya bleue qui l’enveloppait complètement, ne laissant libre que l’ovale du visage.

— Qu’est-ce que vous voyez ? demanda-t-elle.

— Pas grand-chose, fit Malko. Quelque chose brûle, au nord de Bakara market.

Une grande colonne de fumée noire s’élevait, en effet, dans le lointain. Rien d’étonnant dans cette ville où on se battait sans arrêt.

Un silence de plomb régnait dans l’Ilyouchine 19. Tout le monde retenait son souffle pour l’atterrissage.

Malko aperçut des bâtiments en ruines. Deux espèces de bunkers dont l’un portait en lettres énormes le sigle ONU, la peinture presque effacée, quelques cratères d’obus, puis les roues touchèrent la piste et les hurlements des turbo-props passés en inverseurs firent trembler tout le vieil avion.

Ils étaient à Mogadiscio.

Dans la « green zone » N° 1, environ un kilomètre sur deux, abritant ce qui restait du personnel des Nations-Unies et l’AMISOM le contingent ougandais chargé de garder l’aéroport. Des barbelés, des mitrailleuses lourdes, des mortiers. L’avion tourna en bout de piste pour revenir vers l’aérogare, passant devant un bâtiment totalement détruit.

À part eux, rien sur le tarmac.

Malko s’attendait à trouver une aérogare en ruines, elle aussi, mais pas du tout ! Elle avait été visiblement refaite, offrant une image presque pimpante. On aurait dit un pays normal. Les passagers se hâtaient vers le bâtiment, humant l’air, chargés comme des baudets de leurs emplettes kenyanes. Au moment où ils débarquaient, ils perçurent une explosion sourde, pas très loin. Un obus de mortier.

Les passagers faisaient déjà la queue devant les guichets de l’Immigration. Des fonctionnaires en tenue bleue contrôlaient consciencieusement les passeports, extorquant 50 dollars à ceux qui ne possédaient pas de visa.

Malko vit son passeport tamponné par un type à l’allure chafouine qui le regarda longuement, se demandant visiblement ce qu’un Blanc venait faire là...

La récupération des bagages fut rapide et ils se retrouvèrent devant l’aérogare.

Surprise, il y avait même des taxis !

Que personne ou presque ne prenait.

Chaque passager était attendu par de la famille en voiture. Pour les Somaliens, la ville était dangereuse, certes, mais ils ne risquaient pas de se faire kidnapper à chaque coin de rue. Simplement un obus de char éthiopien ou une embuscade. Malko se tourna vers Hawo.

— J’espère que les amis de Ahmed vont venir.

— Moi aussi, fit-elle, sinon, nous sommes mal partis.

Elle prit un de ses portables et composa un numéro. Son visage s’éclaira quelques secondes plus tard.

— Ils sont en route ! annonça-t-elle. Ils arrivent de la Villa Somalia.

— Qui ?

— Darwish, le chef de la sécurité du président Youssouf. Du clan Majarteen. Ils sont quelques centaines à le protéger. Lui était conducteur de Fenwick en Grande-Bretagne, mais vaguement cousin de Youssouf.

Ils attendirent. Presque tous les passagers étaient partis lorsqu’ils virent déboucher sous le regard bovin de quelques soldats ougandais, un petit convoi de quatre Land-Rover poussiéreuses, qui avaient déjà une longue vie derrière elles. Elles stoppèrent en faisant hurler leurs pneus en face de l’aérogare, crachant des hommes armés dans des tenues disparates. Si farouchement agressifs qu’ils en étaient comiques.

Une asperge en tenue bleue, terminée par une mâchoire de cannibale, s’approcha de Hawo et ils engagèrent la conversation. La jeune femme revint vers Malko, radieuse.

— Tout est organisé. Il faut lui donner tout de suite 2000 dollars, c’est la coutume. Ensuite, il va nous emmener à l’hôtel.

— À l’hôtel. Ce n’est pas...

— C’est un hôtel sécurisé, le Ramada, dans le quartier Shingani, entre la Villa Somalia — la « green zone » qui abrite le gouvernement — et le port qui est tenu par les Éthiopiens. Ce qu’on peut trouver de mieux au point de vue sécurité.

Ils se tassèrent à l’arrière de la première Land-Rover, dans une odeur de transpiration et de khat.

Passant devant le check-point ougandais sans ralentir. D’ailleurs, les soldats de l’Union Africaine devaient surveiller ce qui entrait, pas ce qui sortait.

Le convoi filait vers le nord sur Airport road, croisant de plus en plus de véhicules.

— Nous allons arriver à un des endroits les plus dangereux de la ville, avertit Hawo, le carrefour du kilomètre 4 : Tribunka Square. Il y a souvent des IED posés par les Shebabs ou les warlords et, comme il y a beaucoup de circulation, il faut ralentir.

— Qu’est-ce qu’on peut faire ? demanda Malko. Hawo sourit.

— Prier.

Deux kilomètres plus loin, ils y étaient. Il n’y avait bien entendu plus de feu de signalisation, et un embouteillage dément. Airport road se jetait dans une grande avenue, Maka Al Mukaraba road, filant d’est en ouest, mais s’incurvant vers le nord pour rejoindre la route de Baidoa. Deux autres voies déversaient leurs véhicules, Médina road et Lenin road, qui montait vers la zone du marché Bakara.

Malko aperçut l’enseigne d’un hôtel assez important, l’Ambassador.

— Il a l’air pas mal, remarqua-t-il.

— Il est sécurisé, reconnut Hawo, mais la zone est très dangereuse. Quelquefois, des Shebabs font des duels de katioushka avec les milices de Bakara market et il y a des attentats à l’explosif...

Ils avaient tourné à gauche et filaient vers l’est. Deux kilomètres plus loin, ils aperçurent les check-points hérissés de sacs de sable, de casemates et de barbelés, de la « green zone » abritant la Villa Somalia, siège du gouvernement transitoire... Là, c’était beaucoup plus sérieux que chez les Ougandais. Dès qu’ils approchèrent, des mitrailleuses se mirent en batterie, des miliciens sortirent de tous les coins, comme des fourmis hargneuses.

Darwish l’Asperge dut sortir de son véhicule et traînaient dans tous les coins à pied, dans des 4x4 ou des « Technicals », pick-ups aux plateaux hérissés de mitrailleuses.

Le Président Youssouf était bien gardé.

Ils ressortirent par un autre check-point sur Mohud Arabi road, filant vers le sud dans le quartier du port. Au passage, Hawo désigna à Malko un bâtiment qui, de six étages, était passé à trois, légèrement déglingués.

— La Primature. Maintenant, le Premier Ministre siège à Baidoa.

Encore un kilomètre, les rues étaient plus étroites, grouillantes d’animation. Un quartier populaire. Le convoi s’ouvrait un chemin à grands coups de klaxon.

Darwish se retourna, souriant de toutes ses dents de cannibale et jeta quelques mots à Hawo.

— Nous sommes presque arrivés, dit-elle. Nous allons gagner le Ramada avec juste ce véhicule.

— Pourquoi ?

— Parce qu’en arrivant avec tout le convoi, cela éveillerait l’attention, les nouvelles vont vite en ville. Et une personnalité importante, cela attise les convoitises. Il vaut mieux être discret. Dans ce coin, ça ne craint pas, entre les Éthiopiens et la Villa Somalia.

Ils s’arrêtèrent devant un bâtiment blanc qui avait connu des jours meilleurs, cerné de galeries extérieures. À moitié effacée, on lisait encore l’inscription « Ramada » Hôtel. Il ne manquait que deux lettres.

Tout rétablissement était entouré d’un grillage épais de six mètres de haut, l’entrée protégée par une série de barrières, gardées par des miliciens armés comme des porte-avions. Partout, des projecteurs et des caméras. En face, il n’y avait qu’un terrain vague, où stationnaient d’autres miliciens.

Lorsqu’ils pénétrèrent dans le hall, entourés de leurs quatre gardes du corps, l’employé de la réception vint balayer le sol devant Darwish, visiblement bien en cour. Deux boys s’emparèrent de leurs sacs et les menèrent au premier étage. Délicate attention : les deux chambres qui leur étaient attribuées donnaient sur un mur aveugle.

— C’est plus sûr ! laissa tomber Hawo.

Le confort était succinct, mais il y avait la clim et de l’eau courante.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Malko.

— Moi, je prends une douche, fît Hawo. On se retrouve dans une demi-heure et on se met au travail.

* * *

Malko se sentait tout nu, sans arme, dans cet environnement plutôt hostile. Heureusement qu’il avait ses « baby-sitters ». Un coup léger fut frappé à sa porte. Hawo avait changé de couleur, en rouge désormais.

Elle sortit de son sac cinq téléphones portables et les étala sur la petite table.

— Vous avez les numéros que Harry vous a donnés ? demanda-t-elle. Ceux de Amin Osman Said.

— Oui, bien sûr.

Il lui tendit le papier. Il n’y en avait que quatre. Hawo mit un des portables de côté, expliquant :

— Ici, les réseaux ne communiquent pas entre eux... Il faut donc une puce par réseau. On va commencer par le réseau Hormund.

Malko la regarda composer le premier numéro. S’interrompant aussitôt.

— Disconnected, annonça-t-elle, après avoir recommencé trois fois.

Ensuite, ce fut le réseau Hiran, commençant par le préfixe 736.

Même résultat.

Une demi-heure plus tard, Malko avait le moral dans les chaussettes. Aucun des numéros ne répondait. Tous hors service, sauf un qui avait été attribué à une inconnue... Ils se regardèrent. Malko était atterré.

— Qu’est-ce qu’on peut faire ? demanda-t-il. Bien entendu, il n’y a pas d’annuaire, à Mogadiscio.

Hawo sourit.

— Non, bien sûr. Je ne vois qu’une solution. Harry m’a expliqué où habitait Amin Osman Said. Tout au nord de Lenin road, entre la base éthiopienne de l’ancien Digfer Hospital et Bakara Market. Une zone relativement calme. Harry m’a dit que sa maison se trouvait juste avant une station-service détruite, il n’y en a pas beaucoup dans le coin.

— Vous croyez qu’on peut aller là-bas ?

Hawo sourit.

— Moi, oui. Vous, non. Vous êtes un gaal, un infidèle. Moi, je suis somalienne. Je peux dire que je cherche mon mari et avec l’escorte, je ne risque pas grand chose.

— C’est loin ?

— Cinq ou six kilomètres.

— Il y a qui dans cette zone ?

— Personne de précis, expliqua-t-elle. La Médina plus à l’ouest — le quartier de Wadajir — est tenue par le clan Glubal. Le warlord Inda Addé contrôle Bakara Market mais il deale avec les Shebabs qui ont besoin de lui pour leur ravitaillement. C’est la zone la plus active de la ville avec le grand marché à bestiaux, dans l’est, qui s’étend le long de la route de Baidoa.

Malko était partagé. D’un côté, c’était idiot de repartir les mains vides, avec le mal qu’ils avaient eu pour organiser ce voyage. Mais il répugnait à faire courir des risques à la ravissante Hawo. Comme si elle avait deviné ses pensées, la Somalienne effleura son abaya, plongea la main dans une fente invisible et la ressortit, tenant un petit pistolet automatique.

— Il est fixé à ma cuisse par un élastique, expliqua-t-elle. Beaucoup de femmes font la même chose. Même sans garde de sécurité, je peux me défendre. Et puis, c’est mon pays. Je connais la ville. Si vous veniez avec moi, vous me feriez courir des risques. Ou alors, il faudrait vous déguiser en Somalien et vous n’avez pas vraiment le type.

Une espèce de tendresse flottait dans son regard et Malko ne put s’empêcher de demander.

— C’est Harry qui vous a demandé de venir ?

Elle secoua la tête.

— Non, je le lui ai proposé. Je savais que seul, c’était très dangereux pour vous, même avec la protection de Darwish. Je ne voulais pas qu’il vous arrive quelque chose.

Leurs regards se croisèrent et demeurèrent accrochés. Il se rappela soudain la façon dont ils avaient dansé ensemble au Carnivore. Hawo avait écrit sur son front en lettres de feu : baisez-moi.

S’il n’y avait pas eu « Wild Harry », il l’aurait immédiatement prise dans ses bras, mais il chercha à gagner du temps.

— Quand voulez-vous aller là-bas ? demanda-t-il.

— Demain matin.

— Et que va-t-on faire d’ici là ?

— Vous ne pouvez pas vous promener dans les rues. D’ailleurs, pour aller où : la cathédrale n’est plus qu’un tas de pierres que deux warlords se disputent, au cas où. La ville grouille de miliciens prêts à tout pour gagner quelques dollars. Le shilling somalien ne vaut pratiquement plus rien.

— Il a encore cours ?

Elle haussa les épaules.

— Il faut 30 000 shillings pour un dollar ! Youssouf en a fait imprimer des tonnes pour payer ses miliciens. Les gens s’en servent encore pour leurs petits achats.

— Il y a un restaurant, dans le coin ?

— Dans l’hôtel, mais cela ne doit pas être fameux. De toute façon, dans une heure, il fait nuit. Le mieux, c’est de manger quelque chose ici. Je vais aller me renseigner et donner des consignes à Darwish pour demain matin.

Elle s’éclipsa et il fonça sous la douche. La chaleur était effroyable et le climatiseur ne laissait passer qu’un filet d’air tiède. Il ressortit et s’étendit sur le lit étroit, enroulé dans une serviette grisâtre. Ici, on n’entendait pas grand-chose des bruits de la ville.

Pour se distraire, il mit la télé. Surprise : elle marchait, et il y avait même trois chaînes ! Il se cala sur Hornafrica, une chaîne en anglais et somalien sans grand intérêt. Tombant sur un reportage sur le nouveau port de Mogadiscio, tenu par l’armée éthiopienne, ayant remplacé le vieux port, totalement détruit. Il y avait une animation incroyable. Un petit pétrolier déchargeait sa cargaison, grâce à une manche souple, directement dans des camions citernes qui se relayaient en une noria incessante. Des barges amenaient des marchandises. C’était presque la vie normale.

* * *

Ibrahim Muse avait pris un taxi pour suivre le convoi qui avait emmené l’homme que Hadj Aidid Ziwani lui avait demandé de « traiter ». Bien avant l’arrivée du vol de Nairobi, le Somalien savait tout sur son crient et surtout qu’il voyageait avec une Somalienne. De toute façon, il n’aurait pas pu le rater : c’était le seul passager étranger du vol... À bonne distance des quatre Land-Rover, il avait pu pénétrer, lui aussi, dans la « green zone » de la Villa Somalia. Il y était connu comme le loup blanc grâce à ses livraisons quotidiennes de khat. Comme il en donnait aux gardes, ceux-ci ne vérifiaient même pas sa voiture.

Il était sacré : c’était lui qui apportait le rêve tous les jours, vers quatorze heures.

Il s’était arrêté ensuite à bonne distance de l’hôtel Ramada. Il en savait assez pour le moment. Il ne lui restait plus qu’à se procurer le matériel pour accomplir les désirs de son patron : faire en sorte que cet étranger ne reparte pas vivant de Mogadiscio. Là, où il regagna son taxi et prit la direction de Bakara Market. C’est là qu’il allait se procurer ce dont il avait besoin. Il connaissait les employés du Ramada et savait n’avoir aucune difficulté à pénétrer dans l’hôtel sans être fouillé. Eux aussi broutaient le khat.

CHAPITRE XVII

Malko avait étalé sur le lit la carte satellite de Mogadiscio établie par les Nations-Unies, répertoriant les zones les plus dangereuses, piquetée de points colorés signalant les « incidents », c’est-à-dire les attentats, les tirs de mortiers, les combats spora-diques entre milices. C’était assez effrayant : en gros, Mogadiscio s’étendait sur un rectangle de quinze kilomètres sur dix, le long de la mer. Tout ce qui avait constitué le centre de cette ancienne colonie italienne avait été réduit en poussière par les combats depuis 1991. L’ancien port, la cathédrale, la grande mosquée, les villas élégantes et les restaurants.

Quelque chose lui sauta aux yeux, après une courte observation. L’endroit où était censé habiter Amin Osman Said, le « contact » de « Wild Harry », sur qui la CIA mettait tous ses espoirs, se trouvait situé juste entre les deux quartiers les plus dangereux de la ville ! À l’ouest, Houdan où était installée une des grandes bases éthiopiennes et, à l’est, Hawl-Wadag où se trouvait le Bakara market, le centre commerçant de la ville où s’entassaient 300 000 personnes au minimum.

Envoyer Hawo là-bas revenait à lui faire prendre des risques insensés. À vol d’oiseau, ce n’était qu’à six ou sept kilomètres, mais, entre deux points d’appuis éthiopiens, c’était une jungle féroce où tout le monde s’entre-tuait...

Il était encore penché sur sa carte lorsque Hawo revint, portant un plateau. Elle souriait.

— J’ai vu Darwish, dit-elle, je lui ai expliqué que je devais retrouver un cousin. Il viendra lui-même, avec quatre de ses hommes, demain à huit heures. Le matin, c’est un peu moins dangereux.

-Ha une voiture blindée ? Hawo secoua la tête, amusée.

— À Mogadiscio, personne n’a de véhicule blindé, sauf les Éthiopiens et ils ne les prêtent pas. Pas de gilets pare-balles, non plus. C’est une guerre primitive.

— Il ne faut pas y aller ! lança Malko. C’est une des zones les plus dangereuses de la ville. Regardez.

Hawo se pencha à son tour sur la carte, tandis que Malko lui désignait les innombrables taches de couleur signalant des « incidents ». Une sorte de petite vérole qui grêlait toute la ville et surtout cette zone-là.

— C’est vrai, soupira la Somalienne, mais, vous savez, je suis restée ici longtemps. Chaque fois que nous bougions, on avait la peur au ventre.

— Vous en êtes sortie. Pourquoi retenter le sort ?

Elle affronta son regard avec un sérieux soudain.

— C’est la vie. S’il n’y avait pas cette mission, je ne serais sûrement pas revenue ici, je préfère vendre des roses à Nairobi. Seulement, vous êtes arrivé et Harry n’est pas en état de venir ici. Dès son arrivée, on aurait su qu’il était là et on aurait ensuite tenté de le tuer. Moi, je suis une femme, on ne fait pas attention à moi.

— Il y a un avion demain ?

— Oui, je pense, dit-elle, il y en a tous les jours. Pourquoi ?

— Nous allons repartir. C’est stupide de jouer les kamikazes.

Le regard de la jeune femme s’assombrit.

— J’ai promis à Harry ! dit-elle, je ne peux pas faire cela. Et vous non plus. Ils vous font confiance. Vous avez du courage. Personne ne veut venir à Mogadiscio. Vous verrez, tout se passera bien. Vous n’avez pas faim ?

Il n’était que six heures du soir, mais ils n’avaient rien avalé depuis le matin et s’étaient levés très tôt.

— Si, un peu, avoua Malko.

— Nous allons dîner, proposa Hawo, ensuite, nous nous reposerons. Demain, vous ne bougerez pas de l’hôtel tant que je ne serai pas revenue. Il ne faut pas vous faire repérer. Déjà, c’est ennuyeux que les gens de la réception vous aient vu. J’espère qu’ils ne parleront pas.

— À qui ?

Elle sourit tristement.

— À n’importe qui. Ici, on hait les étrangers, surtout les Américains, bien sûr. Mais tous les gaal. Alors, on peut vouloir vous tuer ou vous kidnapper.

— Nous n’avons même pas d’armes, remarqua Malko.

Hawo haussa les épaules.

— Cela ne servirait à rien. Ici, quand on tue, c’est à la Kalach ou à l’explosif. Nous sommes protégés.

En plus des gardes dans l’hôtel, Darwish a laissé six de ses hommes. Il y en a dans le hall et d’autres dehors. Vous aimez le lait de chamelle ?

— J’en ai déjà goûté. Ici, il y a trois ans.

— Eh bien, j’espère que vous aimerez celui-là ! fit gaiement Hawo. J’ai aussi pris du riz et du mouton.

Il la rejoignit à table et il trempa les lèvres dans le breuvage tiède, un peu écœurant. En un quart d’heure, ils eurent terminé. La nuit était complètement tombée. Malko avait laissé la télé, sans le son.

Une série de coups de feu claquèrent, pas très éloignés. Des armes légères.

— Ça vient du port, remarqua Hawo. Des pillards qui se heurtent aux Éthiopiens.

Malko s’essuya le front. Il faisait une chaleur de bête. Près de 20° de plus qu’à Nairobi. Il baissa les yeux sur les aiguilles lumineuses de sa Breitling : sept heures et quart.

— Vous voulez vous reposer ? demanda-t-il à Hawo.

— Je vais fumer une cigarette avant, fit-elle.

Elle ne semblait pas pressée de le quitter. Ils s’installèrent, tant bien que mal, sur le lit, devant la télé. Étrange ambiance. Les coups de feu avaient cessé. Hawo se leva.

— Vous avez mon numéro de portable local.

— Non.

Elle le lui donna et lui en tendit un, fonctionnant sur le même réseau.

— De cette façon, conclut-elle, nous pouvons communiquer.

Évidemment, il n’y avait pas de téléphone dans l’hôtel. Hawo glissa l’appareil dans son sac et s’approcha de Malko.

— Bonsoir, dormez bien !

Elle l’embrassa, chastement, sur la joue, mais le contact de son corps était „beaucoup moins chaste, pressé doucement contre le sien. Il sentit la masse tiède de ses petits seins contre sa chemise de voile humide de transpiration et faillit la prendre dans ses bras. Seule l’évocation de « Wild Harry » l’en empêcha.

Hawo était-elle une allumeuse, ou désirait-elle sincèrement une aventure ?

Il n’avait pas répondu à la question lorsqu’elle referma la porte. Il reprit une douche et s’allongea. La télé parlait désormais somalien. Il n’avait pas sommeil, se demandant comment, dans cette ville immense et sans loi, il allait pouvoir retrouver la « source » de la CIA. Peut-être Amin Osman Said était-il mort depuis longtemps.

Une sonnerie le fit sursauter.

Il mit quelques secondes à réaliser que cela venait d’un des portables dont le cadran s’était allumé.

Il le prit.

— Vous dormiez ? demanda la voix douce de Hawo.

— Non, fit Malko, surpris, que se passe-t-il ?

— Rien, rien.

Silence quasi interminable, puis il demanda.

— Vous regardiez la télé ? Hawo rit.

— Oh, non, c’est trop nul ! Non, je pensais...

— À quoi ?

— À vous.

— À moi ?

Son pouls grimpa quand même un peu, à cause de l’intonation de la jeune Somalienne. Il se força pour demander :

— Pourquoi ?

— Je me demandais pourquoi, tout à l’heure, vous ne m’aviez pas embrassée.

Il en resta muet de surprise. Se sentant complètement idiot. Il avait soudain l’impression de parler à une très jeune fille, pas à une femme expérimentée de quarante ans, vivant avec un homme.

— Vous êtes l’amie de Harry, dit-il et je respecte Harry.

Elle émit un petit rire léger.

— Moi aussi, je respecte Harry, mais j’ai envie de faire l’amour avec vous.

Au moins, c’était direct. Les pensées s’entrechoquaient dans la tête de Malko. Donc, son instinct ne l’avait pas trompé. Hawo l’avait bien, sciemment, provoqué. Il eut envie de demander « pourquoi », mais c’était idiot.

— Parlez-moi, dit-elle.

— De quoi ?

— De ce que vous voulez.

Comme il ne trouvait pas tout de suite, elle demanda doucement.

— Vous aimeriez me caresser ?

— Oui, bien sûr, fit-il, pris de court.

— Dites-moi ce que vous aimeriez me faire.

Sa voix s’était faite plus pressante et il lui sembla que sa respiration, elle aussi, s’était accélérée. Brutalement, il réalisa que Hawo était sûrement en train de se caresser et décida d’entrer dans le jeu.

— J’aimerais réveiller vos seins, dit-il, les épanouir. Elle eut un petit soupir étranglé.

— C’est déjà fait, ils sont très durs, même s’ils sont petits. Je peux à peine les toucher. Continuez.

— J’aimerais ouvrir votre sexe. L’apprivoiser. Et puis...

— Et puis ? demanda-t-elle avidement.

— Et puis plonger le mien jusqu’au fond, vous défoncer, vous ouvrir. Vous faire jouir.

— Oui, fit-elle. Oui, continuez !

Il continua, lui détaillant tout ce qui lui passait par la tête, s’apercevant que son sexe tendu avait repoussé la serviette. Ce jeu érotique l’excitait au plus haut degré.

— J’ai envie de m’enfoncer dans votre ventre, lâcha-t-il,je...

— Caressez-vous ! lança-t-elle d’une voix haletante. Caressez-vous. Dites-moi que vous me voulez. Je vais...

Tout à coup, il entendit dans le portable un soupir étranglé qui se termina par un cri bref, aigu, primitif.

Hawo venait de se faire jouir. Lui-même était au bord de l’explosion. Il regarda son membre dressé, encore serré dans sa main et dit doucement.

— Hawo ?

— Oui, fit la Somalienne, d’une voix changée. C’était bon. Merci. J’ai joui magnifiquement.

— Venez.

— Vous voulez vraiment ?

— Oui. Je veux vous faire l’amour.

Elle eut une sorte de petit rire joyeux et lâcha, à voix basse.

— J’arrive.

* * *

Encore en érection, il se leva et enroula, par pudeur, sa serviette autour de sa taille. Il était encore à trois mètres de la porte quand un coup léger fut frappé au battant. Hawo venait le rejoindre.

Il eut le temps de parcourir les trois mètres et de mettre la main sur la poignée avant que la sonnerie du portable ne se déclenche.

Il s’arrêta net, regarda l’appareil, ne comprenant plus. Seule, Hawo possédait ce numéro.

Il appuya sur « talk » et, instantanément, entendit la voix de la Somalienne. Haletante, mais pas de plaisir, nouée par l’angoisse.

— Éloignez-vous de la porte ! lança-t-elle. Vite. Couchez-vous !

Il obéit sans réfléchir, s’allongeant le long du lit, le plus loin possible de la porte.

— Qu’est-ce que...

Il n’eut pas le temps de continuer.

Une formidable déflagration secoua tout l’hôtel. La porte de la chambre, soufflée de l’extérieur, vola à travers la pièce et disparut par la fenêtre, emmenant le bâti de bois avec elle ! Un souffle brûlant balaya la chambre, charriant des débris, de la poussière, des morceaux de bois et de plâtre, arrosant Malko, allongé par terre.

Étourdi, stupéfait, il mit de longues secondes à se redresser et à risquer un œil. Il ne vit d’abord qu’un trou noir, de la fumée, puis plusieurs silhouettes surgirent, des hommes armés de Kalachs, visiblement affolés eux aussi.

Des miliciens de l’hôtel ou de Darwish.

Malko se remit debout. Son dos était couvert de petites brûlures légères et il n’entendait plus rien. Il vit surgir Hawo, drapée dans son Bafto blanc et vit ses lèvres bouger mais il ne perçut aucun mot de ce qu’elle disait. Les hommes l’entouraient, l’époussetaient.

Enfin, la Somalienne hurla à son oreille gauche et il entendit.

— C’était une bombe !

* * *

— Je sortais de ma chambre pour vous rejoindre, expliqua Hawo, quand j’ai vu un homme déposer un paquet devant, votre porte et puis frapper au battant, avant de s’enfuir dans l’escalier. Heureusement, j’avais encore mon portable à la main...

Il la regarda : ses yeux étaient soulignés de bistre, sans qu’il puisse savoir si c’était le plaisir éprouvé avant l’attentat ou l’émotion. Il entendait un peu mieux, mais était encore choqué. De sa chambre dévastée par l’explosion, il ne restait rien et il avait déménagé ses affaires dans la chambre de Hawo.

— À quoi servent les gardes ? demanda-t-il.

Elle haussa les épaules.

— On est à Mogadiscio... Ils disent qu’ils avaient déjà vu cet homme qui livre régulièrement du khat. Ils pensaient qu’il venait en apporter à un client.

— D’où cela peut-il venir ?

— Je n’en sais rien, avoua-t-elle. C’est peut-être tout simplement quelqu’un qui a vu un Blanc et a voulu le tuer. Ou une intimidation. Tout est possible.

Alors qu’ils n’avaient même pas commencé leur mission, cela commençait bien !

— Demain, j’irai avec vous, dit Malko. Pas question de vous laissez prendre des risques seule. S’il le faut, je mettrai un keffieh.

Hawo sourit.

— D’accord, mais vous ne sortirez pas de la voiture. Ce serait nous faire prendre des risques à tous les deux. Pour ce soir, il n’y a plus rien à faire. J’ai demandé à ce que deux des hommes de Darwish restent ici, sur le palier, et je leur ai donné cent dollars à chacun.

Malko réalisa qu’il n’avait que le pantalon passé à la hâte après l’attentat.

Hawo lui appuya doucement sur les épaules et le força à s’allonger sur le lit étroit. En un clin d’oeil, elle se fut débarrassée de son bafto et elle vint s’allonger contre Malko. Elle fit glisser le pantalon et le prit dans sa main, le caressant avec douceur. Il ne mit pas longtemps à retrouver sa vigueur et la Somalienne colla alors sa bouche à son oreille.

— Venez dans mon ventre.

Elle était onctueuse, brûlante, et commença à bouger dès qu’il se fut enfoncé en elle. Comme pour l’empêcher de la prendre à un rythme trop rapide, elle noua ses longues jambes fines autour des siennes, afin qu’il ne puisse bouger que très légèrement.

Malko aurait voulu que ce va et vient sensuel et lent dure jusqu’à l’aube, mais à un moment, il sentit qu’il ne pouvait plus se retenir. Aussitôt, Hawo pesa sur ses reins, comme pour mieux le clouer à elle et l’embrassa furieusement. Soulevée pour mieux le sentir, elle exhala un long soupir ravi lorsqu’il se vida dans son ventre.

* * *

— Voilà le breakfast ! annonça Hawo.

Déjà habillée dans sa tenue bleue. Malko regarda ce qu’elle avait apporté sur un plateau. Pas ragoûtant.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

— Ça, expliqua la Somalienne, c’est du foie de chèvre rôti avec des oignons. Ça, de la soupe de riz.

Un cloaque plutôt écœurant... Mais il y avait aussi du pain brioché italien, souvenir de la colonisation, des papayes, des mangues et du thé.

Quand ils eurent mangé, Hawo ressortit et revint avec une sorte de salopette bleuâtre et une casquette de base-bail ainsi qu’un gros pistolet automatique Tokarev 9 mm.

— Voilà, habillez-vous avec ça, dit-elle, vous resterez dans la Land-Rover.

Il glissa le pistolet dans la salopette et ils descendirent. La chaleur était déjà effroyable. Malko, rendu prudent par ce qui s’était passé la veille au soir, regarda autour de lui, mais il était impossible de distinguer une menace précise.

Hawo monta à l’avant de la Land-Rover et Malko se retrouva sur la seconde banquette coincé entre deux miliciens en T-shirt vert, bardés de chargeurs, lunettes noires, bouteille d’eau minérale à la ceinture, mâchant déjà leur khat matinal.

Derrière le véhicule de tête, se trouvait un pick-up Toyota dont le plateau était équipé d’une « Douchka », mitrailleuse lourde russe et deux autres Land Rover.

Le convoi se mit en route.

— Nous allons contourner le port, pour retrouver Maka Ala Mukaraba Road, expliqua Hawo.

Les moteurs des véhicules tournaient déjà... Malko retint un haut-le-cœur. L’odeur de khat et de transpiration était épouvantable. Tous les miliciens étaient très jeunes, le regard halluciné. Coincé entre deux d’entre eux, Malko regarda le pare-brise fêlé et rafistolé. Par toutes les glaces ouvertes, les canons des armes pointaient vers l’extérieur.

Le moteur de la Land Rover rugit et il eut l’impression de se trouver sur la catapulte d’un porte-avions tant le conducteur démarra sec.

Tout de suite à fond la caisse, bien qu’il y ait déjà beaucoup de monde dans les rues, et, devant chaque boutique ou presque, un générateur.

Ils passèrent devant un « technical » équipé d’un bi-tube antiaérien, puis il aperçut des hommes faisant la queue devant une mosquée.

— On leur donne du riz, lança Hawo en se retournant.

Le convoi fonçait en klaxonnant, zigzaguant entre les piétons, les carcasses de véhicules, les charrettes. À certains endroits, la vie semblait presque normale, puis on trouvait des quartiers inhabités aux maisons détruites, dont peu avaient plus de 1 m 50 de hauteur. Des gosses et des femmes étaient accroupis au bord de la route, devant des éventaires squelettiques. Parfois, ils passaient devant un homme seul, la Kalach sur les genoux, bâillant aux corneilles.

Le convoi ne ralentissait jamais, même en longeant les murs de l’ancien stade transformé par les miliciens en école de conduite. Du coin de l’œil, Malko repéra même une enseigne totalement irréaliste « Travel Agency », surmontée d’un Boeing 747 grossièrement dessiné au pastel. Dans ce pays, sans gouvernement, sans monnaie, sans douane, sans impôt, sans administration et, surtout, sans touristes. Et où la tête du moindre étranger étant mise à prix à un million de dollars...

Ils coupèrent par un chemin poussiéreux bordé d’épineux, doublant des piétons, surtout des femmes et des enfants, pour déboucher dans Maka Al Muka-bara road. En arrivant à Tribunka Square, le km 4, le véhicule ralentit à la grande surprise de Malko, les miliciens sortirent les canons de leurs armes, visant le ciel.

— Qu’est-ce qu’ils font ? demanda-t-il.

Hawo désigna plusieurs cocotiers, plantés le long de la voie.

— Ils vérifient s’il n’y a pas de types planqués dans les arbres pour déclencher une charge explosive.

Comme ici, le terrain est très plat, ils se mettent là.

Il n’y avait pas de malfaisants dans les cocotiers et ils s’engagèrent dans la Via Lénine montant vers le nord. Bordée surtout de ruines et de terrains vagues avec quelques maisons blanches et des petits marchés.

Au bout de dix minutes, ils aperçurent un hôpital sur la gauche et Hawo annonça.

— Ce n’est pas loin.

Effectivement, cinq cents mètres plus loin, la route se scindait en deux et Malko aperçut une station-service explosée, au toit de guingois. Hawo lança quelques mots au conducteur qui bifurqua et se dirigea vers un groupe de maisons de l’autre côté de la route, dans la direction de Bakara Market. Hawo se retourna vers Malko.

— Restez là, je vais me renseigner.

Elle sauta à terre et s’éloigna, escortée par un des miliciens. Juste au moment où une traînée rouge montait dans le ciel du côté de Bakara Market. Dans le lointain, on entendait un grondement d’artillerie. Malko croisa les doigts, priant pour que Amin Osman Said soit encore dans les parages.

Sinon, ils auraient risqué leur vie pour rien.

* * *

Plus d’une demi-heure s’était écoulée. De la Land-Rover, Malko observait Hawo en train de faire son enquête, allant d’une maison à l’autre, traversant Lénine road, revenant. À côté de lui, les miliciens mâchonnaient leur khat comme des bovins heureux, serrant quand même leur Kalach de près quand un véhicule s’approchait.

Un 4x4 plein d’hommes en keffiehs roses passa à toute vitesse. Vraisemblablement des Shebabs. Et puis, des tas de mataton, taxis collectifs, pleins comme des huîtres, avec des monceaux de bagages sur le toit.

Il ne voyait presque plus Hawo qui se trouvait désormais à un kilomètre.

Enfin, il la vit revenir et elle rejoignit la Land-Rover. Le visage couvert de sueur, les yeux cernés, mais souriant courageusement.

Dès qu’elle fut remontée dans le 4x4, elle se retourna vers Malko.

— J’ai trouvé sa maison !

Il sentit sa poitrine se dilater de joie.

— Il y est ?

— Non, elle est fermée, on dirait qu’elle est abandonnée.

— Il est parti ?

Elle eut un sourire de triomphe.

— J’ai retrouvé sa trace, par un voisin. Amin Osman Said est toujours vivant. Seulement, il a eu des problèmes...

— Lesquels ?

— D’abord, des gens lui veulent du mal, alors il a été obligé de quitter sa maison et d’envoyer sa famille à Baidoa. Sinon, ils auraient tous été assassinés. Il a chargé le voisin que j’ai vu de veiller dessus. Ce dernier a creusé une tranchée devant et, la nuit, il planque dedans pour empêcher les pillards de venir. Il y a beaucoup de pauvres à Mogadiscio.

— Et lui, Amin Osman Said ?

— Il a eu un accident de moto et il est à l’hôpital Médina. Avec le genou très abîmé.

— Vous savez où est l’hôpital Médina ?

— Bien sûr.

— Il faut y aller.

Hawo ne répondit pas tout de suite et Malko sentit qu’il y avait un loup...

— L’homme qui m’a renseignée m’a donné une information importante, dit la jeune femme. D’après lui, Amin Osman Said travaillerait avec Moktar Robow...

Malko crut avoir mal entendu. Moktar Robow était le chef « historique » des Shebabs, l’homme dont les Américains avaient mis la tête à prix, un des rares Islamistes à avoir échappé à la campagne de « nettoyage » de « Wild Harry ».

— Vous voulez dire qu’il a changé de camp ?

Hawo eut un sourire résigné.

— Ici, c’est courant. La question est de savoir si vous voulez toujours entrer en contact avec lui. Cela peut se révéler extrêmement dangereux.

Pas besoin de faire un dessin. Même avec les miliciens de Darwish, si Malko se trouvait avec les Shebabs à ses trousses, il ne reprendrait jamais l’avion. L’idée l’effleura un instant que l’attentat de la veille au soir était peut-être lié à ce changement de camp.

Mais comment Amin Osman Said aurait-il pu savoir qu’on venait le voir ? Il ne fallait pas devenir parano.

Un bus surchargé passa dans un nuage de gas-oil. Malko regarda la masse indistincte et blanchâtre de la Médina sur sa droite. Dans cette ville plate comme la main, on se voyait de loin. Sa décision fut vite prise.

— On va prendre le risque, dit-il. On ne peut pas être venus pour rien.

Un nouveau coup de roulette russe. Presque de la roulette belge où il y a une cartouche dans chaque alvéole du barillet, vu les circonstances.

CHAPITRE XVIII

Hawo regarda longuement Malko. Comme pour sonder ses véritables intentions.

— Pour moi, dit-elle, ce n’est pas très dangereux de me rendre au Médina Hospital et de tenter de trouver Amin. Mais il est hors de question que vous veniez. Je vais garder une seule voiture et vous allez retourner au Ramada avec les autres. Il ne faut pas trop nous attarder ici. On risquerait d’avoir un incident...

— D’accord, admit Malko. Une question : Amin vous connaît-il ?

— Non.

— Comment allez-vous l’aborder, dans ce cas ?

— Je vais lui dire que, sachant que je venais à Mogadiscio retrouver des membres de ma famille, Harry avec qui je suis associée pour un commerce de fleurs, m’a demandé de voir ce qu’il était devenu. De cette façon, c’est complètement neutre. J’essaierai évidemment d’en savoir plus sur sa vie actuelle. Quitte à ne pas trop insister.

— Faisons comme cela, conclut Malko.

Hawo lança des instructions aux miliciens et il changea de voiture, repartant vers le sud. Il suivit des yeux la Land-Rover filant au milieu du no man’s land vers le quartier de Wadajir. L’hôpital Médina se trouvait en lisière de la ville indigène, à deux ou trois kilomètres.

Très vite, il ne pensa plus qu’à éviter de jouer au punching bail avec ses voisins : le chauffeur conduisait pied au plancher, écartant les taxis collectifs à grands coups de klaxon, comme s’il disputait un rallye... ils mirent moins d’une demi-heure à regagner l’hôtel.

Il était temps pour Malko de faire le point avec Nairobi. « Wild Harry » lui avait remis un Blackberry crypté et un Thuraya.

Encadré comme un chef d’État par quatre miliciens, il pénétra dans le petit hall sombre du Ramada. Un homme barbu, en turban, le torse ceint de cartouchières, l’attendait dans un des vieux fauteuils de rotin du hall. Il vint à sa rencontre et prit sa main dans les siennes. Darwish, le responsable de la sécurité du Président Youssouf, l’homme qui avait aussi organisé la sienne. Malko se dit qu’il venait probablement pour réclamer un peu plus d’argent et s’assit avec lui.

Le Somalien commanda du thé et des fruits, puis se pencha vers Malko.

— I am very sorry fit-il à voix basse.

— De quoi ? demanda Malko surpris. Darwish eut un sourire féroce et embarrassé.

— hast night. Boum...

L’attentat qui aurait dû transformer Malko en chaleur et en lumière... Celui-ci, qui avait du mal à comprendre l’anglais haché et cotonneux de l’ancien conducteur de Fenwick, aggravé par un horrible accent cockney appris en Angleterre, posa sa main à plat sur sa poitrine.

— I promise to my friend Omar to keep you alive.

— I am ashamed.

Il enchaîna sur des explications confuses tendant à prouver que, pour 3 dollars par jour, les miliciens n’étaient plus ce qu’ils étaient. Il avait viré les deux qui se trouvaient de garde ce soir-là, et ils ne retravailleraient plus jamais pour lui.

Malko le remercia pour ce beau geste et allait se lever lorsque Darwish se pencha au-dessus de la table, collant presque sa grosse moustache noire au visage de Malko.

— J’ai fait enquêter, souffla-t-il. Je sais qui a voulu vous tuer.

Du coup, Malko n’avait plus envie de se lever.

— Qui ? demanda-t-il.

Le Somalien sortit un papier de sa poche et le lui tendit. Il était couvert d’inscriptions en arabe avec deux mots écrits en capitales en caractères romains : Ibrahim Muse.

— That’s him,chuchota-t-il.

Le nom ne disait absolument rien à Malko qui leva sur lui un regard interrogateur.

— Qui est-ce ?

Darwish baissa encore la voix.

— Un Majarteen. Il distribue du khat qu’il va chercher tous les jours à l’aéroport. C’est pour cela qu’il a pu entrer à l’hôtel. Tout le monde le connaît... Malko ne dissimula pas son étonnement.

— Pourquoi a-t-il tenté de me tuer ?

Le Somalien frotta son pouce contre son index avec un sourire entendu.

— Money...

— Il travaille avec les Shebabs ? Le Somalien secoua la tête.

— Il ne travaille avec personne et il vend à tout le monde. J’ai trouvé où il habite. Il est à Bakara market, j’ai l’adresse. Lui seul sait qui lui a donné l’ordre de déposer cette bombe.

— Il ne le dira peut-être pas, remarqua Malko, qui connaissait la nature humaine.

Sourire féroce de Darwish.

— Nous allons le surprendre avec mes hommes et ensuite, on le fera parler. Seulement, il faut faire attention : à Bakara market, il y a beaucoup de miliciens...

Malko écoutait, sans trop s’engager. Il n’avait pas envie de se lancer dans une vendetta douteuse, au cœur du quartier le plus dangereux de Mogadiscio. D’autant qu’une idée venait de se faire jour dans son esprit.

— Vous me dites qu’il travaille avec Nairobi. Vous savez avec qui ?

Darwish baissa encore la voix et souffla, dans une haleine amère de khat.

— Il représente un homme très riche et très puissant : Hadj Aidid Ziwani, qui vend beaucoup de khat en Somalie. Vous le connaissez ?

— Non, jura Malko.

Il avait la réponse à sa question. Et une nouvelle interrogation. Pourquoi le trafiquant de khat, qui avait failli le kidnapper, le poursuivait-il de sa rancœur, jusqu’à le faire assassiner à Mogadiscio ?

Pour le moment, ce n’était pas très important. Il adressa un sourire reconnaissant à Darwish.

— Vous avez bien travaillé. J’ai encore beaucoup de choses à faire à Mogadiscio en peu de temps. Si je le peux, nous irons à Bakara market essayer de retrouver cet homme.

— Please, fit d’une voix pressante Darwish, avec un bon sourire dégoulinant de cruauté. Il m’a fait perdre la face, je veux lui couper la gorge moi-même.

Une telle conscience professionnelle, de nos jours, était admirable.

Malko se leva et, après plusieurs embrassades, parvint à se débarrasser du Somalien. En montant l’escalier, il jeta un coup d’œil à sa Breitling. Se demandant où était Hawo.

À peine dans sa chambre, il essaya le Blackberry avec une puce locale. Impossible de sortir. Il passa au Thuraya et dut s’approcher de la fenêtre pour attraper un satellite. Et, enfin, cela sonna.

— Allô ?

La voix chaude de « Wild Harry » lui fit du bien. Il essaya de ne pas repenser à ce qui s’était passé la veille au soir entre sa fiancée et lui... Il n’avait même pas eu le temps d’interroger Hawo sur sa véritable relation avec le vieil Américain.

— Comment se passent les choses ? demanda celui-ci.

Malko le lui expliqua. La conversation dura près de vingt minutes. « Wild Harry » était stupéfait que son agent, Amin Osman Said, ait changé de camp.

— C’est incroyable ! fit-il, sûrement une fausse rumeur. Je le connais bien : c’est un type évolué, laïc, pas religieux pour un sou, très attiré par l’Occident. Bien sûr, vivant en Somalie, il est tenu au service minimum. Mais il n’a qu’une seule femme et n’a jamais été attiré par les thèses de Bin Laden ou des Wahabites.

— J’espère en savoir plus, très vite, conclut Malko. Quelquefois, les gens changent sous la pression des événements. J’ai l’impression que l’emprise des Shebabs se fait de plus en plus forte.

— Amin m’a aidé à capturer plusieurs des lieutenants de Robow, rétorqua « Wild Harry ». Sans aucun état d’âme. U n’a pas pu changer à ce point, car il ne le faisait pas seulement pour l’argent, mais il pensait que ces islamistes avaient une influence néfaste pour son pays.

— On va savoir très vite la vérité, conclut Malko. À propos, Hadj Aidid Ziwani a voulu me faire assassiner.

— No kidding !

Lorsqu’il eut raconté l’attentat, « Wild Harry » émit un ricanement inquiétant.

— Quand vous serez revenu, on ira lui rendre visite dans sa belle maison de Nyali, promit-il.

* * *

Malko regardait d’un œil la présentrice de Hornafrica lorsque la porte s’ouvrit sur Hawo. La jeune Somalienne semblait épuisée et elle se précipita sur une bouteille d’eau minérale. Malko la laissa se désaltérer, puis demanda, anxieusement.

— Vous l’avez trouvé ? .

La jeune Somalienne s’assit sur le lit, à côté de lui. Son bafto était maculé de taches de transpiration.

— Oui ! fit-elle.

Avant de continuer, elle se pencha et ses lèvres effleurèrent celles de Malko, comme un rappel de ce qui s’était passé entre eux.

— Comment avez-vous fait ? demanda Malko.

Hawo sourit.

— J’ai cherché dans tout l’hôpital. Heureusement que j’y ai été, il sort aujourd’hui.

— Il est guéri ?

— Non, mais ils n’ont rien pour le soigner. Son genou est très abîmé et il faudrait une opération sophistiquée, qu’ils sont bien incapables de faire.

Malko posa la question qui lui brûlait les lèvres.

— Vous lui avez parlé de « Harry » ?

— Bien sûr ! Il était fou de joie d’avoir de ses nouvelles. Il pensait qu’il était retourné aux États-Unis.

Malko fronça les sourcils.

— Il n’avait pas son téléphone ?

— Il avait plusieurs numéros mais ils n’étaient plus en service. Je sais que c’est exact. Lorsque Harry a terminé son opération à Mogadiscio, tous les moyens de communication ont été déconnectés. Afin de ne laisser aucune trace... Il a écrit à Nairobi, à l’ambassade américaine, continua Hawo, et il a fait téléphoner. On a dit à son ami qu’il n’y avait pas de Harry Chestnut à l’ambassade.

Tout cela était typique d’une opération clandestine.

Les téléphones qui ne répondent plus, les gens qui n’ont jamais existé...

— Que lui avez-vous dit de vos liens avec Harry ?

— Le moins possible, fit-elle, que nous étions associés et, qu’à l’occasion de mon voyage ici, il m’avait demandé de me renseigner sur Amin.

— Il l’a cru ?

— Je pense, oui. Il était ému aux larmes lorsque j’ai mentionné son nom. Tout de suite, il m’a demandé si Harry pourrait l’aider à quitter la Somalie.

C’était plutôt bon signe. Pourtant, Malko était méfiant.

— Dites m’en plus, insista-t-il. Pourquoi veut-il quitter la Somalie s’il travaille pour les Shebabs ? Si c’est vrai...

— C’est vrai ! confirma la jeune femme, mais c’est une histoire incroyable. Personne ne sait qu’il a travaillé avec Harry. On l’a toujours considéré comme un journaliste et un informaticien. Il a vécu de journalisme comme correspondant de The Nation, pendant pas mal de temps. Puis, les choses se sont gâtées. Les Islamistes lui ont reproché certains articles qu’il avait écrits. Ils l’ont menacé. Par prudence, il a envoyé sa femme et ses deux enfants à Baidoa, pour les mettre à l’abri. Il a été obligé de quitter son bureau de Bakara market. C’était trop dangereux. C’est alors qu’il a été contacté par un de ses cousins, du clan de Hobyo, qu’il allait voir régulièrement. Cet homme lui a demandé s’il voulait travailler avec les pirates d’Hobyo.

— Comme pirate ? Hawo sourit.

— Non, comme interprète ! Aucun ne parle anglais et ils sont désormais tout le temps en contact avec des étrangers pour discuter des rançons. Eux, ne savent même pas ce qu’est un compte en banque. C’est comme ça qu’il a commencé une nouvelle vie, entre Mogadiscio et Hobyo. Chaque fois, on lui donne un petit pourcentage sur les rançons.

— Donc il ne travaille pas avec les Shebabs ?

— Il ne travaillait pas... Seulement, ceux d’Hobyo avec qui il est en contact, depuis quelques mois, se sont associés avec les Shebabs pour certaines opérations. Pour ne pas être rackettés. Les Shebabs, eux, ont besoin d’argent. Donc, Amin s’est trouvé pris dans l’engrenage. Il a même rencontré Robow, qui, bien entendu, ne sait rien de son passé. Il le considère comme un membre du clan d’Hobyo.

C’était incroyable. Si c’était exact.

— Donc, tout va bien pour lui, conclut Malko.

Hawo secoua la tête.

— Non, il donnerait n’importe quoi pour quitter Mogadiscio. Il me l’a dit.

— Pourquoi ?

— D’abord, ici, il est séparé de sa femme et de ses enfants. Mogadiscio est trop dangereux. Ensuite, il a peur tout le temps et il pense que les Shebabs vont prendre le pouvoir et instaureront la charia. Il ne veut pas vivre comme ça. En plus, depuis son accident de moto, il y a son genou. Le médecin de l’hôpital lui a dit que si on ne l’opérait pas rapidement dans un vrai hôpital, il resterait infirme : il boiterait toute sa vie. Il m’a demandé si je pouvais faire quelque chose pour lui...

Malko avait envie de se pincer. Tout cela était inespéré... Presque trop beau pour être vrai.

— Que lui avez-vous dit ?

— Que je connaissais peut-être quelqu’un...

Un ange passa et s’enfuit, épouvanté. Hawo se leva et alluma une cigarette. Malko pensa soudain à quelque chose.

— Pourquoi ne pas lui avoir fait vous-même une proposition ?

Hawo eut un sourire désarmant.

— Je ne suis pas crédible, je suis une femme. Dans ce pays, les femmes ne se mêlent pas de ce genre d’affaires. C’est vous qui devez lui parler.

— Comment ?

— Il nous attend aujourd’hui, à quatre heures de l’après-midi, dans la station service détruite à côté de sa maison.

* * *

Leurs regards se croisèrent.

— Vous pensez qu’il y a un risque ?

Hawo ne cilla pas et dit d’une voix douce.

— Bien sûr qu’il y a un risque. Il m’a peut-être menti. Même s’ils ne sont pas convertis à l’idéologie des Shebabs. il sait très bien qu’un Américain, ici, cela vaut une fortune ! Il pourrait être tenté de vous livrer à ses amis.

— Comment le savoir ?

Hawo eut un geste fataliste.

— Il n’y a qu’un seul moyen : le rencontrer. En sachant que cela peut être un piè£e. Donc, en y allant avec une protection solide.

Malko demeura silencieux.

Le jeu en valait la chandelle. Si ce n’était pas un piège, il avait une chance de remplir sa mission impossible en Somalie. Ou, au moins, d’essayer.

— Il parle anglais ? demanda-t-il.

— Très correctement.

— Très bien, conclut-il, je vais aller à ce rendez-vous, mais c’est vous qui allez rester ici. Si les choses se passent mal, je ne veux pas que vous soyez entraînée dans une sale affaire. Ils vous tueront s’ils découvrent que vous travaillez avec des Américains.

Hawo secoua la tête.

— C’est vrai, il y a un risque, mais je ne veux pas vous laisser y aller tout seul. Les hommes de Darwish ne parlent que somalien. Il faut pouvoir s’expliquer.

Lourd silence. Il sentit qu’il ne pourrait pas la faire changer d’avis.

Soudain, Hawo se pencha vers lui et il sentit sa bouche se poser sur la sienne.

— Nous avons encore un peu de temps pour faire quelque chose d’agréable, murmura-t-elle. Nous ne partirons d’ici que dans deux heures.

Malko laissa sa main courir le long de ses reins. En quelques secondes, il sentit sa tension se dénouer. Puis Hawo enfonça sa langue dans sa bouche, lentement et profondément, et son corps se souda au sien. S’il devait risquer sa vie ou pire, un peu plus tard, autant profiter de la vie avant.

Carpe Diem...

Hawo était déjà en train de faire glisser son bafto sous lequel elle était nue. Le contact de sa peau tiède et lisse embrasa Malko. Il ne savait toujours pas pourquoi elle aimait faire l’amour avec lui, mais cela n’avait pas d’importance. Lorsqu’elle bascula sous lui et ouvrit doucement les cuisses, il oublia le rendez-vous à haut risque qui l’attendait deux heures plus tard.

CHAPITRE XIX

Allongé de tout son long sur le corps moite de Hawo, Malko demeurait immobile, plongé dans une espèce de sérénité sensuelle, déconnecté du monde extérieur. Encore fiché au fond de la jeune femme.

Immobile, sentant le sang battre dans son ventre, délicieusement.

Hawo, tenant le lit à deux mains, comme elle aurait étreint un autre amant, cambrée, les jambes ouvertes, n’arrivait pas à se rassasier de sexe, comme si elle avait des années de manque à rattraper. Malko se souleva légèrement et elle émit un petit cri de protestation.

— Non !

— C’est l’heure, dit-il, après un coup d’œil à sa Breitling.

Ils se retrouvèrent sous la douche. Dix minutes plus tard, ils étaient en bas. Les quatre véhicules de Dar-wish étaient déjà là, les miliciens mâchant leur khat, le regard dissimulé derrière leurs lunettes noires fantaisie.

Hawo et Malko prirent place dans la première Land-Rover. Elle, à l’avant, la tête couverte, lui, à l’arrière, entre les miliciens.

— Vous pouvez joindre Amin ? demanda Malko.

— Oui, il m’a laissé son numéro de portable. On l’appellera quand on approchera.

Et, de nouveau, ce fut « Mad Max ». Cette fois, ils passèrent en trombe le carrefour mortel du kilomètre 4, la voie étant libre, pour tourner dans la Via Lenin. C’est le pick-up Toyota, avec sa mitrailleuse lourde, qui avait pris la tête, roulant une centaine de mètres devant eux. Malko distinguait mal la route, à travers le pare-brise sale et les passagers de l’avant.

Soudain, le conducteur de la Land-Rover donna un coup de frein si violent que le 4 x 4 se mit en travers de la route. Les miliciens s’interpellèrent bruyamment. Hawo se retourna mais n’eut pas le temps de parler. Des rafales de coups de feu venaient d’éclater en avant du convoi. Les voisins de Malko jaillirent du 4x4 comme des fous et filèrent prendre position dans un fossé et derrière les ruines d’une maison.

Les coups de feu continuaient, sporadiques. Le voisin de Malko leva sa Kalach et tira une courte rafale en l’air. Un autre traversa la route en courant, un RPG 7 sur l’épaule et alla se planquer dans les ruines.

Malko voulut descendre, mais un des miliciens resté à bord le plaqua contre son siège avec un grognement furieux. Visiblement, ça craignait...

— Qu’est-ce qui se passe ? lança-t-il à Hawo.

— Je ne sais pas, avoua-t-elle. Le pick-up est bloqué par des tirs.

Soudain, plusieurs silhouettes apparurent sur la route, devant eux. Une demi-douzaine de jeunes, coiffés d’étranges keffiehs roses qui leur donnaient un air de fête, en tenue blanche, le visage dissimulé sous les plis de leur keffieh. Ils barraient la route, armes braquées sur leur convoi. Trois des miliciens du pick-up parlementaient avec eux. Hawo se retourna, les traits tendus.

— Ce sont des Shebabs !

Un des hommes qui discutaient avec les Shebabs accourut et eut une brève conversation avec elle.

— Ils viennent de chasser les miliciens d’Indo Adde liés aux gens de Bakara market. Ils disent que, désormais, ils contrôlent la route.

— Ils refusent de nous laisser passer ?

— Ils discutent entre eux, car ils n’aiment pas le président Youssouf et Darwish leur a dit qu’il travaillait pour lui, mais comme nous sommes nombreux, ils ne veulent pas engager le combat.

— Où est le problème, alors ?

— Ils veulent fouiller les véhicules... S’ils vous trouvent, ils risquent de vous tuer ou de vous emmener.

— On ne peut pas les contourner ?

Autour d’eux, il n’y avait que du terrain plat, du sable et des ruines.

— Non. Trop dangereux. Il y a des mines partout. Il faut négocier. Vous avez cinq cents dollars ?

— Oui, bien sûr.

— Donnez-les-moi.

Il lui donna les billets et, à son tour, elle les donna au milicien du pick-up avec de longues explications.

— Je leur ai dit de leur dire qu’il me transportaient à l’hôpital, avec mes cousins.

Le milicien partit en courant.

Soudain, Malko entendit des vociférations venant de la route. Shebabs et miliciens s’invectivaient en se menaçant mutuellement. Puis, cela se calma d’un coup ! À travers le pare-brise, Malko vit les Shebabs s’écarter. Le milicien descendu du pick-up leur adressa un grand signe, avant de courir vers son véhicule.

Les miliciens couraient vers les leurs.

— Dissimulez-vous le plus possible, recommanda Hawo, il ne faut surtout pas qu’ils vous voient.

Malko obéit, se couchant en travers sur la banquette, de façon à ce qu’on ne voie pas sa tête de l’extérieur. En Somalie, les cheveux blonds n’étaient pas vraiment une valeur ajoutée.

Les véhicules démarrèrent en trombe, passant à la queue leu leu devant les Shebabs. Malko commençait à se détendre lorsqu’une violente fusillade éclata, derrière eux, mais toute proche, assourdissante. La glace gauche arrière de la Land-Rover vola en éclats et Malko entendit un cri étouffé. Un des jeunes miliciens assis à l’arrière avait pris une balle en pleine tête. Son visage n’était plus qu’une masse sanglante.

Geste de mauvaise humeur des Shebabs...

Un de ses camarades, éructant des injures, cassa avec le canon de sa Kalach la glace arrière, et commença à arroser la route derrière eux...

Puis tout le convoi tourna à gauche, dans une piste courant à travers un quartier détruit où erraient encore quelques vaches.

Malko se redressa, choqué. Le milicien, après avoir vidé son chargeur, continuait à éructer des insultes. Ils zigzaguaient dans un lacis de pistes qui les ramenèrent sur Lenin road. Quelques instants plus tard, il aperçut la station service démolie, à quelques centaines de mètres devant eux. Là où les attendait, théoriquement, Amin Osman Said.

Nouvel arrêt.

Hawo sortit un portable.

Pendant qu’elle parlait, Malko examinait le terrain autour d’eux. L’interception par les Shebabs l’inquiétait. Et si c’était lié à leur rendez-vous.. Et si Amin Osman Said avait changé de camp ? Hawo se retourna.

— Il nous attend.

Elle jeta quelques mots au milicien assis à côté d’elle et une demi-douzaine sautèrent à terre, se déployant autour du convoi arrêté. Deux miliciens sur leurs talons, Hawo et Malko partirent en direction de la station-service. Tout semblait calme. Peu de circulation. Malko était pourtant tendu comme une corde à violon : l’incident des Shebabs avait montré que le danger pouvait surgir très vite. Et, dans ce paysage plat comme la main, on les voyait de loin.

Jusqu’à une dizaine de mètres des débris de la station-service, Malko ne vit personne. Puis, une silhouette frêle surgit de derrière un mur de béton écroulé.

Un jeune homme très maigre, flottant dans une chemise jaune, barbu, qui s’appuyait sur une canne.

Lorsqu’il arriva à leur hauteur, Malko reconnut la photo affichée sur l’écran de l’ordinateur de la CIA. C’était bien Amin Osman Said, l’ancien collaborateur de « Wild Harry ». Le jeune Somalien lui tendit la main, sans sourire.

— Welcome, fit-il, sans se rendre compte de son humour involontaire. Venez avec moi.

Us le suivirent dans un dédale de poutrelles tordues, de murs écroulés, jusqu’à un espace protégé par des pans de mur. Par terre, il y avait une couverture, une bouteille d’eau minérale, et ce qui ressemblait à un sac de couchage sur lequel était posée une Kalachnikov. Équipement standard en Somalie.

— Vous vivez ici ? demanda Malko.

— Je suis sorti de l’hôpital tout à l’heure. Je vais rester là quelques jours, pour surveiller ma maison.

Amin Osman Said s’accroupit sur ses talons et Malko s’installa en face de lui. Le jeune Somalien l’enveloppa d’un regard curieux.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il, de sa voix douce. C’était le moment de se jeter à l’eau.

— Un ami de Harry.

— Vous travaillez avec lui ?

— Cela m’arrive.

Ils se fixèrent en silence quelques instants, puis Malko enchaîna.

— Hawo m’a dit que vous vouliez quitter Mogadiscio ?

Le jeune Somalien inclina affirmativement la tête.

— Oui, la vie est impossible ici.

— C’est si difficile de partir pour le Kenya ?

Amin Osman Said eut un sourire triste.

— C’est presque impossible. D’abord, il faut de l’argent, et surtout, un visa pour le Kenya. Les Kenyans sont très stricts. Et puis, je veux emmener ma femme et mes deux enfants qui sont à Baidoa.

D se tut et but un peu d’eau minérale. Malko comprit que c’était inutile de tourner autour du pot.

— Harry m’a beaucoup parlé de vous, dit-il, et des services que vous lui aviez rendus. Je continue son travail. Hawo m’a dit que vous aviez des contacts avec les Shebabs. C’est exact ?

— Oui.

— Ils vous tiennent au courant de leurs projets ?

— Pas de tout, mais de ce qui touche aux opérations de piraterie effectuées avec le clan Majarteen d’Hobyo. D’ailleurs, il y a quelque chose en préparation.

— Quoi ?

— Je ne sais pas encore exactement. Il s’agit d’attaquer un très gros navire, un pétrolier, je crois, mais pas pour réclamer une rançon.

— Pour quoi faire, alors ?

— Une opération spectaculaire. Une sorte d’attentat.

Malko l’aurait embrassé : c’était exactement le genre d’information qu’il était venu chercher à Mogadiscio. Qui confirmait les soupçons de la CIA.

— Pensez-vous en apprendre assez sur cette opération pour nous permettre de la contrer ?

Amin Osman Said frotta brièvement sa courte barbe.

— Oui, c’est possible, dit-il. L’adjoint de Robow m’a déjà prévenu qu’il aurait recours à moi très vite.

— Pour quoi faire ?

— Recevoir une information d’une de leurs sources, dans le golfe persique, qui ne parle pas somalien.

Une rafale de vent brûlant balaya les ruines de la station service, les enveloppant d’un nuage de poussière jaunâtre. Malko échangea un regard avec Hawo qui ne dissimulait pas sa nervosité.

— Il ne faudrait pas trop s’attarder, dit-elle.

— OK, conclut Malko. Voilà ce que je vous propose : dès que vous serez en possession de cette information, vous me prévenez. Je vais vous donner plusieurs numéros où me joindre.

— Et ensuite ? demanda le jeune Somalien.

— J’organiserai votre exfiltration de Mogadiscio dans un délai de vingt-quatre heures.

— Comment ?

— Comme Harry procédait avec ceux qu’il kidnappait. Il faudra nous fixer un lieu de rendez-vous où un hélicoptère viendra vous récupérer.

— Et ma famille ?

— Vous irez les chercher ensemble. Baidoa est une zone à peu près safe. Ensuite, vous serez transféré au Kenya. Je m’occuperai de vos visas, pour vous et votre famille.

Amin Osman Said lui jeta un long regard inquiet.

— Vous ne me laisserez pas tomber ?

Malko sourit.

— Vous serez en possession d’une information très importante pour nous...

Le Somalien hocha la tête.

— Mister Harry ne m’a jamais trahi. Je vous fais confiance. Vous allez le voir ?

— Oui, bien sûr.

— Dites lui que je serai si content de le revoir...

Il se leva et serra longuement la main de Malko, mais pas celle de Hawo. Celui-ci voulut obtenir une dernière information.

— Vous ne savez rien de plus, à ce stade, sur ce que les Shebabs projettent ?

Amin Osman Said regarda autour de lui, comme s’il y avait des fantômes et baissa la voix.

— Le secrétaire de Robow m’a dit qu’ils allaient faire quelque chose d’aussi spectaculaire que le 11 septembre ! Afin de montrer au monde que les taliban somaliens sont Ses plus forts.

Même en tenant compte du lyrisme africain, c’était inquiétant...

— Vous m’avez parlé du Golfe persique, insista Malko. C’est très loin... Les pirates peuvent aller jusque-là ?

— Oui. Le « mother-ship » qui participe à l’opération a déjà quitté Hobyo. Il peut aller à plus de 800 miles.

Autrement dit, à la sortie du détroit d’Hormouz...

— Il faut y aller, conseilla Hawo.

Le Somalien et Malko échangèrent une dernière poignée de mains. Et ils s’éloignèrent en direction du convoi. Lorsque Malko se retourna, Amin Osman Said avait disparu derrière les tas de gravats. Le convoi repartit à fond la caisse, effectuant un grand détour par le nord, afin d’éviter une nouvelle confrontation avec les Shebabs. Malko se pencha vers Hawo, et cria pour dominer le vacarme du convoi.

— Vous pensez que c’est sérieux ?

— Oui, dit-elle. Il est sérieux et veut absolument quitter Mogadiscio.

— J’espère que personne n’apprendra ce contact, soupira Malko. Sinon, il est mort.

* * *

Lorsque la Land-Rover stoppa devant l’hôtel Ramada, Malko aperçut Darwish entouré de ses gardes du corps. Le Somalien se précipita vers lui dès qu’il mit pied à terre.

— Vous avez fini votre travail ?

— Oui, je pense. Pourquoi ?

— Nous avons eu des informations : les Shebabs veulent attaquer la « green zone » de l’aéroport demain matin. Alors, nous avons avancé le vol à aujourd’hui. Il faudrait partir immédiatement.

— Pas de problème, assura Malko.

Dix minutes plus tard, ils contournaient la « green zone » de la Villa Somalia pour gagner Muka Al Mukaraba road puis Airport road. À un train d’enfer.

Visiblement, les Ougandais de la Force Interafricaine étaient sur leurs gardes, nerveux, retranchés derrière leurs sacs de sable.

Le vieil Ilyouchine 19 était devant l’aérogare, en train d’embarquer ses passagers.

Hawo et Malko montèrent parmi les derniers, après une chaleureuse étreinte avec Darwish qui les assura qu’il serait toujours heureux de les recevoir à Mogadiscio...

Malko s’écroula dans son siège. Épuisé nerveusement. Déjà, les turbo-props sifflaient. L’appareil s’ébranla en direction de la piste. Soudain, il aperçut plusieurs véhicules militaires ougandais qui filaient en direction du grillage entourant le périmètre de l’aéroport. D’abord, il ne comprit pas, puis, il aperçut de l’autre côté du grillage, dans le no man’s land jouxtant la médina, un gros camion qui fonçait droit vers la clôture. Lorsqu’il l’atteignit, sans ralentir, il passa carrément au travers et continua en direction de la piste d’où allait décoller l’Ilyouchine.

Hawo poussa une exclamation terrifiée.

— Un kamikaze !

Le camion se trouvait encore à un kilomètre, environ. Malko sentit l’adrénaline lui geler les artères. Si le camion kamikaze arrivait à proximité de l’Ilyouchine 19 et se faisait exploser, c’était terminé...

Des cris de terreur montaient de tous les sièges. Tous ceux qui étaient assis du « bon » côté, pouvaient suivre la progression du camion en direct...

Comme une volée de moineaux, les « Technicals » des Ougandais convergeaient vers le camion, tirant de toutes leurs armes. Son conducteur fit un écart, essayant de les contourner. À cause du bruit des réacteurs, la scène était totalement silencieuse, ce qui la rendait encore plus surréaliste.

Malko ne pensait plus, le regard glué au camion.

Soudain, il y eut une énorme déflagration qui couvrit le hurlement des tubo-props et le camion se désintégra dans une gerbe de flammes et de fumée.

Quelques instants plus tard, l’Ilyouchine 19 prit de la vitesse. Malko comptait les secondes. Ils pouvaient encore recevoir un obus de mortier. Enfin, ils furent au dessus de l’eau et il eut l’impression que son cœur se remettait à fonctionner normalement.

De Mogadiscio, il ne distinguait plus qu’une étendue jaunâtre, plate, lunaire. Il repensa au fragile jeune Somalien terré dans les débris de la station-service. Allait-il être vraiment le grain de sable dans la mécanique infernale des Shebabs ?

CHAPITRE XX

Malko s’ébroua intérieurement. Ayant du mal à réaliser que son séjour à Mogadiscio avait duré à peine quarante-huit heures. Le brouhaha des conversations, la musique, les visages détendus des dîneurs du Tamarind paraissaient presque artificiels...

Il croisa le regard de Hawo. Indéchiffrable. Elle était arrivée en compagnie de « Wild Harry », toujours aussi attentionnée. Ce dernier avait accueilli Malko avec chaleur et participé à son debriefing en compagnie de Mark Roll. Ce dernier leva sa flûte de Champagne Taittinger et lança, euphorique.

— Bravo à vous et à Hawo ! Vous avez accompli un travail formidable !

Ils cognèrent leurs flûtes au verre de Pimm’s de « Wild Harry » qui grommela.

— Il y a encore beaucoup à faire...

— Vous pensez que cet Amin Osman Said va réellement tenir ses engagements ? demanda le chef de station de la CIA.

— Quand il travaillait avec moi, coupa « Wild Harry », il a toujours « délivré »... Dès demain matin, il faut mettre en place le dispositif de récupération avec la Navy.

— Cela passe par le CentCom de Bahrein, précisa Mark Roll. Je vais les alerter.

— Vous n’allez pas demander leur aide pour contrer l’opération des pirates, lorsque nous aurons les éléments nécessaires ? interrogea Malko. La Ve Flotte est très présente dans le coin.

— C’est vrai, reconnut l’Américain, mais je dois en parler d’abord à Langley...

— Vous n’avez pas de navires de guerre à la CIA, objecta Malko.

Mark Roll sourit.

— C’est vrai, mais nous pouvons utiliser les « Blackwater ». Ils ont positionné un navire à Djibouti, le « Mac Arthur », et ils le louent pour escorter des navires de commerce. Ils ont un hélicoptère et une quinzaine de types très bien armés à bord.

— C’est quand même moins efficace qu’un porte-avions, objecta Malko.

— C’est vrai, reconnut Mark Roll, mais je vous rappelle qu’il s’agit d’une « covert opération » et que l’Agence voudrait la mener seule de bout en bout... Enfin, c’est Langley qui décidera... D’ailleurs, je suis étonné par les révélations de cet Amin. Il a parlé d’un pétrolier détourné. Quel genre d’attentat peut-on commettre avec un pétrolier ? Le pétrole est quelque chose qui s’enflamme difficilement...

— Je ne suis pas un expert, répliqua Malko, un peu agacé, mais je pense que c’est la réponse à la question que vous vous posiez : savoir ce que manigancent les Shebabs...

Mark Roll piqua du nez dans son assiette.

— C’est vrai ! reconnut-il, mais vous êtes certain qu’il n’a pas inventé l’histoire uniquement pour se faire exfiltrer ? Je n’ai pas confiance dans ces Somaliens.

Malko crut que « Wild Harry » allait sauter à la gorge du chef de Station.

— Amin a pris des risques insensés pour nous aider ! protesta-t-il. S’il est traqué aujourd’hui, c’est à cause de nous, des familles de ceux qu’il a aidé à capturer et qui sont à Guantanamo. C’est un type O.K.

Je me porte garant de lui. Nouveau silence. Lourd.

— OK, conclut Mark Roll, on verra tout cela demain. Vous devez être fatigués.

C’était une litote...

Devant le restaurant, Malko déposa un chaste baiser sur la joue de Hawo qui monta dans le vieux 4x4 de « Wild Harry » dont la glace était toujours bloquée.

Mark Roll déposa Malko au Serena, qui bruissait encore de musique et d’animation. Le bar était bourré. Malko gagna sa chambre et se déshabilla. Quelque part, il espérait qu’Hawo lui téléphonerait, mais rien ne se passa. La récréation était terminée. Il n’avait plus qu’à attendre le coup de fil d’Amin Osman Said.

S’il venait.

* * *

Malko avait dormi jusqu’à dix heures. C’est Mark Roll qui le réveilla.

— Nous avons un meeting à quatre heures, au bureau, annonça-t-il. D’ici là, j’aurai tous les éléments.

Malko faillit appeler « Wild Harry » pour l’inviter à déjeuner, mais il se sentait un peu gêné. Et il n’avait pas vraiment faim. Il se traîna jusqu’à la piscine et s’allongea au milieu des quelques putes de service qui le couvaient des yeux. Un muzungu seul et pas d’âge canonique, c’était une proie de choix...

La voiture de l’ambassade Ils arriva à trois heures et demie. Malko avait encore du mal à chasser Mogadiscio de sa tête.

Mark Roll semblait s’être bourré d’amphétamines, tant il paraissait anormalement nerveux. Et ce n’était pas le café américain qu’il avalait à longueur de journée qui le mettait dans cet état.

— Vous voulez les good news ou les bad news ? demanda-t-il dès que Malko fut installé dans son bureau.

— The bad news ! laissa tomber Malko.

— La Navy refuse catégoriquement de coopérer en envoyant un hélicoptère chercher des Somaliens. Ce n’est prévu que pour des individus recherchés par le FBI.

Première douche glaciale.

— Donc, je suis allé là-bas pour rien, conclut Malko.

— Attendez, tempéra l’Américain, on va sûrement trouver une solution avec « Wild Harry ». En tout cas, j’ai l’accord des Kenyans pour les visas de la famille Amin.

— Si on ne peut pas les faire venir... Vous avez d’autres « bonnes » nouvelles ?

— Oui. Comme je le pensais, Langley ne veut pas mêler la Navy à notre « covert opération ».

— Cela ne va pas simplifier les choses...

— J’ai parlé avec les « Blackwater » répliqua Mark Roll. Ils sont d’accord pour travailler avec nous sur ce coup. Leur patrouilleur, le « Mac Arthur », quitte aujourd’hui Djibouti pour rejoindre Mombasa. Il sera là dans moins de quarante-huit heures. Pour ne pas attirer l’attention des Somaliens, il ne débarquera personne.

— Pourquoi le faire venir à Mombasa ?

— Ces pirates opèrent à partir de Haradhère, c’est très au sud de Djibouti, beaucoup plus près d’ici.

— C’est vrai, reconnut Malko, mais dans notre cas, il ne s’agit pas d’emmener un navire « hijacké » dans un port somalien, mais de s’en servir comme arme pour commettre un attentat. Dont nous ignorons tout... Cela peut viser l’Arabie Saoudite, le Yemen, un navire de guerre dans l’océan Indien, un autre pétrolier...

Mark Roll se leva pour aller se planter devant la grande carte de la région, occupant tout un pan de mur.

— À partir de Mombasa, dit-il, le « Mac Arthur » peut gagner l’entrée du golfe d’Oman en trente-six heures au plus. Il file 35 nœuds. Or, s’il s’agit d’un pétrolier, il passera forcément par là, quelle que soit sa route. En plus, je tiens à ce que vous embarquiez, le moment venu, sur le « Mac Arthur » pour suivre cette opération jusqu’au bout. Il n’est pas question de laisser aux « Blackwater » la maîtrise de l’opération.

— Pour l’instant, trancha Malko, il n’y a pas d’opération. Pas tant que nous n’aurons pas trouvé un moyen d’exfiltrer Amin.

— J’ai essayé de joindre Harry, fit Mark Roll, mais il est parti avec sa copine à Niery pour ses trucs de fleurs.

— Bien, conclut Malko, je n’ai plus qu’à retourner à la piscine pour attendre l’appel d’Amin. Et lui annoncer la « bonne » nouvelle.

Mark Roll sursauta.

— Ne lui annoncez rien du tout ! Ce qui serait bien...

Malko lui jeta un regard glacial.

— Ce serait qu’il me communique au téléphone l’information et que je lui annonce que, finalement, on ne peut pas venir le chercher et qu’on lui enverra une lettre d’excuses. Je ne pense pas qu’il soit assez idiot pour ça.

— On va trouver une solution, promit le chef de Station de la CIA. Nous avons un peu de temps devant nous...

— Pas beaucoup ! avertit Malko. Si Amin appelle, je serai bien obligé de lui dire la vérité.

Mark Roll l’accompagna jusqu’à l’ascenseur, défait.

— On va y arriver ! jura-t-il. Harry aura sûrement une idée...

Malko secoua la tête, sombre.

— Si on rate cette opération, ce sera à cause de la connerie des bureaucrates, lâcha-t-il. Moi, je m’étais engagé auprès d’Amin.

Il avait envie de vomir.

* * *

Depuis vingt-quatre heures, Amin Osman Said se trouvait à Harardhere, à une centaine de kilomètres de Hobyo, là où les Shebabs avaient établi leur QG, en liaison avec les pirates. Les hommes de Robow étaient venus le chercher dans sa station-service en 4x4, pour l’amener jusque-là. Il disposait d’une chambre dans le bâtiment où se trouvait le groupe de protection de Robow. Avantage : c’était plus confortable que le sac de couchage. Inconvénient : il était étroitement surveillé par les Shebabs sourcilleux constituant la garde rapprochée du chef islamique. Non parce qu’ils se méfiaient de lui, mais parce qu’ils se méfiaient de tout le monde.

Un jeune Shebab pénétra dans sa chambre, portant un bol de lait de chamelle et une assiette de riz.

— Comment va ton genou, mon frère ? demanda-t-il affectueusement.

— Je souffre beaucoup. Il faut que j’aille me faire soigner au Kenya.

L’autre le regarda, intrigué.

— Comment vas-tu aller là-bas ?

Amin ne se démonta pas. Depuis son arrivée à Harardhere, il avait réalisé que le plan échafaudé avec l’ami « Wild Harry » était impossible à mettre en œuvre. Pas question de fixer un rendez-vous à un hélicoptère américain à Harardhere. Il avait donc imaginé une autre solution.

— Mes cousins d’Hobyo, expliqua-t-il, partent pêcher tous les jours. Ensuite, ils vont vendre leurs poissons à Mombasa. Je pense qu’ils accepteront de m’emmener là-bas.

— Comment feras-tu ensuite ?

— J’ai une cousine qui a un magasin à Mombasa. Elle m’aidera. Peux-tu demander à Cheikh Robow pendant combien de temps il a encore besoin de moi ?

— Je vais le faire, mon frère, promit le Shebab.

Il fut de retour trois heures plus tard pour annoncer.

— Cheikh Robow approuve ton désir de te faire soigner au Kenya. Ici, nous ne pouvons rien pour toi. Il te fait dire que d’ici deux ou trois jours, nous aurons le contact que nous attendons avec notre frère de Bahrein. Ensuite, tu pourras partir. Nous t’emmènerons à Hobyo.

— Qu’Allah et le Prophète bénissent le Cheikh Robow, fit Amin.

— Allah ou Akbar, conclut le jeune Shebab, avant de ressortir.

Resté seul, Amin Osman Said se mit à réfléchir. Si le navire que comptaient attaquer les Shebabs partait de Bahrein, c’était probablement un pétrolier. Comme celui « hijacké » par une autre équipe avec ses deux millions de barils, en plein océan Indien.

C’était bizarre. Si les Shebabs voulaient commettre un attentat avec un pétrolier, ils en avaient un sous la main. Pourquoi aller en attaquer un autre ?

Il cessa de penser, traversé par une douleur aiguë. Maladroitement, il essaya de masser son genou, pensant à sa famille à Baidoa. Priant pour que ses amis de Nairobi l’aident à la faire venir.

* * *

Malko tournait comme un lion en cage, entre le Serena, l’ambassade américaine et les rares boutiques du centre ville. Deux jours d’inactivité totale, sauf la piscine. « Wild Harry » et Hawo n’étaient toujours pas revenus. Mark Roll appelait toutes les heures pour avoir des nouvelles. Le « Mac Arthur », le patrouilleur des « Blackwater », était arrivé de Djibouti et s’était ancré en face du nouveau port de Mombasa. Il ne manquait plus que l’essentiel : l’information de Amin. Malko n’osait pas lui téléphoner. Il fallait attendre et prier... Il sursauta : une longue liane noire venait de s’installer sur le transat voisin. Une ravissante pute en deux pièces fuschia, avec de longues cuisses fuselées, une poitrine bien refaite et un regard caressant.

— Jambo ! Tu es seul, Bwana demanda-t-elle.

— Oui.

— Tu as l’air fatigué. Tu ne veux pas que je te masse ?

Malko sourit, pensant au genre de massage pratiqué.

— Ici ?

— Oh, non, Bwana, je sais que tu as une très belle chambre. Je peux te rejoindre là-haut.

Elle s’était tournée vers lui, toute sensualité. Magie de l’Afrique et de ce regard soumis et provoquant : Il avait presque envie d’accepter l’offre de cette Miss Sida... La sonnerie de son portable l’arracha à sa brève rêverie. Aucun numéro ne s’affichait. Il prit la communication.

— Mister Malko ? L’adrénaline manqua l’étouffer.

— Yes.

— C’est Amin. Je n’ai presque plus d’unités. Vous pouvez me rappeler dans deux heures, exactement. Deux heures.

Discrète, la pute s’était éloignée dans un balancement langoureux.

— Deux heures, répéta Malko. No problem.

— Ça y était ! Maintenant, il restait à dire la vérité au jeune Somalien. Il appela Mark Roll.

Le chef de Station explosa de joie.

— Fantastique ! Je viens d’avoir Harry. Il est enfin rentré. Je le préviens.

« Wild Harry » appela dix minutes plus tard. La voix fatiguée.

— Je suis crevé ! dit-il. Quatre cents kilomètres de piste depuis ce matin. Je vous envoie Hawo.

— Qu’est-ce qu’on va dire à Amin ?

— La vérité, fit le vieil Américain. Il faut toujours dire la vérité. On va trouver un truc.

* * *

Hawo frappa à la porte de la chambre de Malko à six heures moins le quart. Les traits creusés, le regard éteint, en jean et longue tunique marron.

— Harry s’est endormi comme une masse, dit-elle.

J’ai cru qu’on ne reviendrait jamais.

Malko la mit au courant.

— On va lui dire de gagner Baidoa, dit la Somalienne. De là, il y a des vols pour Nairobi et pour Addis Abbeba, en Ethiopie. Sinon on devrait pouvoir lui envoyer un avion d’ici. J’ai soif, vous pouvez me donner quelque chose ?

Malko prit un jus de mangue dans le minibar et elle le but avidement. Elle semblait détachée, comme s’ils se connaissaient à peine. Quand elle reposa le verre vide, il ne put s’empêcher de s’approcher d’elle et de passer un bras autour de sa taille ; miracle, elle ne se dégagea pas, et, même elle s’appuya contre Malko. Son regard avait changé.

— Je me sens sale. Je suis morte, dit-elle doucement.

Malko baissa les yeux sur le cadran de sa Breitling. Six heures pile.

— Il faut appeler Amin, dit-il.

Il dut composer cinq fois le numéro avant d’accrocher. Le jeune Somalien répondit en une fraction de seconde, d’une voix hachée, tendue.

— Il faut changer nos plans, fit-il, je suis trop surveillé. Je vais venir avec des cousins pêcheurs. Ils me déposeront à Mombasa.

— Quand ?

— Je ne sais pas encore, très vite, je crois.

— Comment vais-je vous retrouver ? demanda Malko.

— J’ai une cousine à Mombasa. Elle s’appelle Lui. Voilà son portable : 0733 6573961. Dès que j’arriverai, elle sera prévenue. Ne m’appelez surtout plus. Maintenant, c’est l’heure de la prière, je suis seul.

Il avait coupé. Brutalement. Malko transmit le message à Hawo qui sembla soulagée.

— C’est bien qu’il vienne de cette façon, conclut-elle.

Leurs regards se croisèrent.

— Je vais prendre une douche, dit Hawo.

— Bonne idée.

En un clin d’œil, il l’eut débarrassée de sa longue tunique. Puis de son soutien-gorge. Elle apparut torse nu, seins dressés, n’ayant plus que son jean. Doucement, sans même le lui ôter, Malko l’entraîna jusqu’à la douche et y entra avec elle.

Hawo ferma les yeux tandis qu’il massait ses seins gonflés, comme pour en ôter la fatigue. Puis, il fit glisser le jean trempé, la culotte, et se colla contre la jeune femme, sous la gerbe d’eau tiède. Sans un mot, elle eut un petit sursaut lorsqu’il la pénétra, debout derrière elle, et dut se retenir à la douche pour ne pas tomber.

CHAPITRE XXI

Malko avait l’impression de vivre un remake. Le Boeing 737 des Kenyan Airways venait de décoller de Nairobi, à destination de Mombasa, comme dix jours plus tôt. Même horaire, même destination, seulement la femme assise à côté de lui n’était plus la blonde Anna Litz mais Hawo, la compagne de « Wild Harry ». C’est d’ailleurs le vieil Américain qui l’avait déposée à l’aéroport, pour la plus grande gêne de Malko.

À la suite de la conversation avec Amin Osman Said, il avait été décidé que, dans un premier temps, Malko se rendrait à Mombasa pour y rejoindre les « Blackwater » accompagné par Hawo, qui, elle, prendrait contact avec la cousine d’Amin Osman Said. Ce qui serait plus discret. « Wild Harry » arriverait plus tard, pour accueillir Amin. Prudent, il s’était renseigné sur Hadj Aidid Ziwani et avait appris que le milliardaire, qui avait encore tenté de faire assassiner Malko à Mogadiscio, se trouvait à Dubai. Pour l’instant, il ne risquait donc pas d’interférer avec leurs projets.

— À quel hôtel allons-nous ? demanda Hawo d’une voix égale.

Entre deux étreintes, elle se comportait comme une simple camarade de travail...

— Au Serena Beach, dit Malko, c’est un peu loin, mais, à Mombasa, il n’y a rien.

Ils n’échangèrent plus un mot jusqu’à l’atterrissage à l’aéroport de Mombasa. La voiture de l’hôtel les attendait et ils retrouvèrent presque la chaleur de Mogadiscio. Hawo ne fit aucun commentaire en s’installant dans la suite comportant deux chambres.

— Appelez cette Lui, conseilla Malko. Qu’on établisse le contact.

Hawo s’exécuta. La conversation fut brève et lorsqu’elle raccrocha, Hawo annonça.

— Je lui ai annoncé que j’avais vu son cousin à Mogadiscio et que je voulais lui donner des nouvelles.

Elle m’a dit de passer demain à sa boutique, dans Mzizima street, au numéro 29.

Un problème résolu.

Ils allèrent dîner au restaurant situé sur la plage, un peu moins sinistre que celui de la piscine. Et, quand ils regagnèrent le bungalow, Hawo lui dit simplement « bonsoir » avant de gagner sa chambre.

* * *

Hawo était partie seule à Mombasa prendre contact avec Lui. Malko composa le numéro donné par Mark Roll, celui du responsable des « Blackwater » qui devait se trouver désormais à Mombasa.

Une voix au fort accent sud-africain lui répondit aussitôt.

— This is Malcolm ? demanda Malko.

— Speaking.

— My nome is Malko. We are supposed to meet.

— Right, confirma le « Blackwater ». Nous sommes ancrés dans Kilindiri Harbor.

— OK, dit Malko. Descendez à terre, prenez un taxi et faites-vous conduire au Serena Beach Hôtel. Demandez le bungalow 43.

Le dispositif de la CIA se mettait en place. Seulement, si Amin Osman Said ne parvenait pas à s’échapper de Somalie, ils pourraient avoir un porte-avions, cela ne changerait rien.

Hawo réapparut une demi-heure plus tard.

— C’est fait ! annonça-t-elle. J’ai rencontré Lui, elle a une boutique de souvenirs dans le quartier somalien. Amin, son cousin, lui a effectivement dit qu’il allait essayer de venir, mais elle ne sait encore rien de précis. Je lui ai donné mon portable, elle me préviendra dès qu’elle aura du nouveau.

— Bravo ! approuva Malko. Moi, j’attends les « Blackwater ».

Hawo eut une petite grimace.

— Vous n’avez pas besoin de moi. Je vais à la piscine.

Elle ressortit de sa chambre dans un deux-pièces noir très pousse au viol. Hélas, le téléphone sonnait. La réception.

Ils étaient deux. L’un, blanc, déjà très musculeux, dix centimètres de plus que Malko. L’autre, on se demandait à quelle race il appartenait. Il ressemblait à Hulk, le géant vert des bandes dessinées. Tout noir, un peu plus de deux mètres, des épaules moulées par un tricot de corps d’un blanc immaculé, le front bas, des mains comme des battoirs et le reste à l’avenant.

— C’est Mike, annonça Malcolm. Mon second. Il vient de Capetown et c’est un formidable combattant.

Ils avaient été s’installer dans le petit bar dominant la piscine. Les rares clients de l’hôtel présents les regardaient, éberlués. Ce n’était pas vraiment le profil de la clientèle.

Pour plus de discrétion, ils gagnèrent la pelouse qui descendait jusqu’à la plage. A chaque pas, Malko se demandait si Mike n’allait pas s’amuser à arracher un cocotier, juste pour rire.

Face à l’océan Indien, Malko entreprit de faire le point.

— Combien avez-vous d’hommes à bord ?

— Quinze. Plus les deux pilotes d’hélicoptère.

— De quel armement disposez-vous ?

— Deux canons à tir rapide Gatling, des RPG7 et l’hélico a des missiles « hellfire ». Quatre.

— D’où tenez-vous tout cela ?

— On était en Irak avant... Qu’est-ce que vous attendez de nous ?

Malko leur expliqua le principe de l’opération. Dès qu’ils auraient pris en charge le navire ciblé par les pirates, il faudrait intercepter ces derniers et les détruire, avant qu’ils ne puissent monter à bord de leur cible.

— La seule façon de faire, conclut Malcolm, c’est de se coller dans le sillage du navire-cible et d’intervenir lorsqu’ils montent à l’assaut. Avec l’hélico, c’est faisable. Seulement, on n’aura pas beaucoup de temps...

— Les bateaux des pirates vont partir d’un « mother-ship », objecta Malko, ce ne serait pas plus simple de s’attaquer à celui-ci avant qu’il n’ait envoyé les pirates ?

— Sure ! reconnut Malcolm, seulement, tant qu’il n’a pas lâché ses esquifs d’attaque, le « mothership » ressemble à n’importe quel chalutier. Il ne possède pas d’armement apparent. Il faut donc attendre un commencement d’exécution. En plus, nous devons rester en retrait jusqu’au dernier moment. Les pirates sont méfiants : s’ils nous aperçoivent, ils vont faire demi-tour... Il faut donc qu’on intervienne au dernier moment. Cela va se jouer dans une demi-heure, au plus. Pourvu que la mer soit belle.

— Ils ne peuvent pas vous repérer grâce à l’AIS ?

— Le nôtre sera coupé.

Tout cela n’était pas simple.

— Je risque de connaître le nom du navire et son port d’attache peu de temps avant son départ, expliqua Malko. Je pense qu’il viendra du Golfe Persique.

Combien de temps vous faut-il de Mombasa pour le prendre en charge dès qu’il pénétrera dans l’Océan Indien ?

Malcolm réfléchit rapidement.

— Nous filons à 35 nœuds, dit-il. On a 2000 miles d’autonomie. Nous sommes prêts à appareiller dans l’heure. Tout l’équipage est à bord. Il nous faut un jour et demi de mer pour traverser l’Océan Indien. Au maximum.

Malko faisait ses comptes et ce n’était pas réjouissant. Si le « mothership » des pirates se trouvait, lui, déjà à la sortie du Golfe Persique, il aurait le temps de lancer son attaque bien avant que le « Marc Arthur » ait rallié la zone.

En dépit des réticences de la CIA, il allait peut-être devoir faire appel à la Ve Flotte US. À condition qu’elle ait des navires disponibles sur la zone.

Soudain, il se rendit compte que « Hulk » était en train de se décrocher la mâchoire, le regard fixe. Il suivit son regard et découvrit au bout Hawo, qui remontait de la plage, avançant vers eux d’une démarche dansante. Avec le contre jour, elle avait l’air nue.

Les yeux de « Hulk » lui sortirent de la tête lorsqu’elle se pencha vers Malko, ce qui permit d’admirer la plus grande partie de ses seins, et dit d’une voix douce.

— Je vais au bungalow.

Elle s’éloigna et il crut que « Hulk » allait décoller de sa chaise pour la courser.

— O.K., conclut-il, je vais rendre compte. Je vous rappelle très vite.

L’interception des pirates n’allait pas être une partie de plaisir.

* * *

Amin Osman Said fut arraché à sa torpeur par la porte qui s’ouvrait brutalement. Mohammad, le jeune Shebab qui s’occupait de lui, venait de pénétrer dans la chambre, visiblement très excité.

Il tendit à Arnin le portable qu’il avait à la main, et lança :

— Vite, mon frère ! C’est notre ami de Bahrein. Donne-lui le code.

— Le code ? Quel code ?

Abruti de douleur, Amin ne tenait le coup qu’en mâchant du khat toute la journée. Le seul médicament disponible à Harardere. Il ne bougeait plus de son lit.

— Wadajir, lança Muhammad. Dis-lui que tu es Wadajir.

Asmin Osman Said prit l’appareil et lança le mot code. Aussitôt, son interlocuteur annonça en mauvais anglais :

— Le navire s’appelle Venus Star. Il bat pavillon libérien. Il est très gros, avec un équipage de 26 hommes. Il doit appareiller de Bahrein dans quarante-huit heures, à destination de Rotterdam, en passant par le Cap de Bonne Espérance. Il est trop gros pour franchir le canal de Suez. Il navigue à 14 nœuds.

Tu as compris ? Répète.

Amin Osman Said répéta à haute voix, en détachant bien les mots. En face de lui, Mohammad était tellement excité qu’il dansait littéralement de joie.

Soudain, la communication fut coupée et Amin Osman Said tendit le portable à Mohammad avant de retomber sur son lit. Le jeune Shebab se ruait déjà hors de la pièce.

Dans un état second, Amin se dit que son calvaire allait peut-être prendre fin. Désormais, les Shebabs n’avaient plus aucune raison de le retenir. Il allait enfin pouvoir se faire soigner dans un vrai hôpital où il ne fallait pas amener ses médicaments... Il ne pensait même pas, en cette seconde, à la précieuse information à transmettre aux Américains, tant il souffrait.

* * *

Le petit groupe de Shebabs entourant Cheikh Robow était penché sur une grande carte de l’Océan Indien et du Golfe Persique qu’ils avaient sortie de sa cachette. En effet, sur ce document étaient indiquées les zones de travail des « motherships » des pirates. Jour après jour, grâce à la radio et aux téléphones satellites, ils suivaient leur position. Un surtout les intéressait : le Buruh Océan, qui devait mener l’opération mixte pirates-Shebabs. En ce moment, il tournait en rond dans l’océan Indien, à la latitude des Maldives, à près de 600 miles nautiques de la côte somalienne. Traînant derrière lui ses deux barques d’assaut munies de moteurs de 75 chevaux leur permettant d’atteindre 30 nœuds.

Cheikh Robow se pencha sur la carte, posant l’index sur un point tout près de l’Arabie Saoudite : le port de Manama, dans l’île de Bahrein. Au beau milieu du golfe persique, à mi-chemin entre Koweit et le détroit d’Ormouz.

En appareillant de Manama, le Venus Star allait probablement plein est pendant 300 miles environ, jusqu’au détroit d’Ormouz. Après l’avoir franchi, il piquerait alors vers le sud, très au large des côtes africaines pour contourner d’abord Madagascar, puis ensuite l’Afrique du Sud.

Il ne restait plus qu’à calculer sa course et à transmettre les éléments aux pirates qui attendaient de l’intercepter. Tant qu’il se trouvait à l’intérieur du Golfe Persique, il n’y avait rien à faire : les navires de guerre américains, saoudiens, iraniens, y pullulaient. Ensuite, la zone était encore infestée d’ennemis, à cause de la surveillance étroite que les Américains exerçaient sur les côtes iraniennes.

Après, c’était plus cool. La Task Force 150 se trouvait beaucoup plus au nord, vers Aden, et, seules quelques grosses unités américaines patrouillaient cette zone de l’océan Indien, arraisonnant les navires qui leur paraissaient suspects. Seulement, la zone était immense et, sans renseignements précis, ils n’étaient guère dangereux pour les pirates. Le Cheikh Robow se redressa, le regard brillant.

— Inch Allah, lança-t-il, nous allons servir la cause d’Allah, le Tout Puissant et le Miséricordieux.

Et aussi, celle des Shebabs, que personne ne prenait au sérieux, décimés par les chars éthiopiens, obligés de s’enfuir des villes. Ils allaient prendre leur revanche.

Muhammad se pencha vers son,chef.

— Le frère Amin souffre beaucoup. Peut-il rejoindre son clan à Hobyo ? Ils doivent le transporter à Mombasa.

— Oui, approuva le Cheikh. Nous avons toutes les informations nécessaires.

* * *

Le visage d’Amin Osman Said était couvert de sueur lorsque Muhammad retourna auprès de lui. Lorsque le jeune Somalien ouvrit les yeux, Muham-mad réalisa à quel point il souffrait.

— Le Cheikh est d’accord pour que tu partes, dit-il.

— Il faut me transporter à Hobyo, souffla Amin. Hobyo se trouvait à trois heures de route de Harardere, par une piste effroyable, mais il n’y avait pas d’autre moyen d’y arriver. Amin Osman Said se dit que le parcours allait être un véritable supplice. Sa dernière épreuve.

— Tu partiras demain matin, annonça Muhammad.

Amin leva vers lui un visage ravagé par la douleur.

— J’ai mal, mon frère, on ne peut pas partir aujourd’hui ? Je n’en peux plus.

— Je vais voir s’il y a un véhicule pour t’emmener, promit le Shebab en sortant de la pièce.

De Hobyo à Mombasa, il y avait environ 400 miles nautiques. Les dhows de pêche filaient au maximum à 12 nœuds. Cela représentait plus de trente heures de mer.

* * *

Malko mit la clef dans la serrure du bungalow. Après le départ des Blackwaters, il avait eu une longue conversation téléphonique cryptée avec Mark Roll, expliquant les difficultés de leur projet. Il était plus prudent, dès qu’ils auraient obtenu le renseignement essentiel, de le transmettre à l’US Navy. La Ve Flotte avait des moyens d’intervention infiniment supérieurs à ceux de la CIA.

Le chef de Station avait bondi au plafond.

— Jamais ! C’est une affaire que nous traitons. Nous le ferons jusqu’au bout.

— Et si cela cause une catastrophe, à cause des délais trop courts ?

— À vous de faire que cela ne se produise pas ! avait tranché Mark Roll.

* * *

Le dhow était parti de Hobyo avec la marée. Cap au sud. Une petite embarcation de douze mètres, utilisée pour la pêche. Six hommes d’équipage. Amin Osman Said avait été installé sur une toile, à l’arrière, à côté de l’homme de barre, avec de l’eau, du khat et du riz. Les trépidations du diesel semblaient se répercuter directement dans son genou. Heureusement, la mer était calme et la houle supportable. Aucun pavillon, un seul feu en haut du mât, pas de nom ni de port d’attache. L’équipage dormait, à l’exception de l’homme de barre.

À une trentaine de miles de la côte somalienne, se dirigeant au GPS, invisibles pour les radars, ils ne risquaient aucune interception.

L’arrivée à Mombasa ne poserait aucun problème.. Tous les jours, ou presque, des dhows similaires y relâchaient pour y vendre leur poisson, repartant ensuite avec des marchandises de contrebande. Pour quelques centaines de shillings kenyans, les douaniers fermaient les yeux.

Amin Osman Said finit par s’endormir, abruti par le khat et bercé par la houle.

* * *

Muhammad était en train de nettoyer la chambre qui avait été occupée par Amin Osman Said lorsqu’il aperçut un portable tombé à terre. Vraisemblablement celui du jeune interprète somalien. Il le prit et, machinalement, l’alluma.

Un numéro s’afficha aussitôt. Commençant par (214), l’indicatif du Kenya. Un portable. Intrigué, Muhammad faillit le composer, mais décida de le porter à son chef.

Cheikh Robow l’écouta attentivement, prit le portable et passa en revue les numéros. Il n’y en avait que deux. Tous les deux kenyans. Cela l’intrigua, puis il se dit qu’il s’agissait sûrement de la cousine du jeune Amin. Il ferait appeler quelqu’un pour vérifier.

CHAPITRE XXII

Une brise tiède faisait frémir les cocotiers ombrageant la grande pelouse, face à l’Océan Indien ; la plupart des clients du Serena Beach Hôtel s’ébattaient dans la piscine ou exploraient la plage. Un « glass-bottom » boat emmenait quelques touristes émerveillés explorer ce qui restait des coraux.

De jeune Africains jouaient bruyamment en s’aspergeant d’eau tiède.

Idyllique.

Malko, lui, n’arrivait pas à se dénouer. Certes, le dispositif de la CIA était en place et, du côté de Mogadiscio, rien n’indiquait un problème. Seulement, cette attente était épuisante pour les nerfs. En plus Malko allait porter sur ses épaules tout le poids de l’opération, à cause de l’entêtement de la CIA à ne pas vouloir collaborer avec l’US Navy, ce qui augmentait les risques, dont il porterait la responsabilité... Pour tromper son angoisse, il se tourna vers Hawo, allongée sur le transat voisin.

— Si vous rappeliez Lui ? Elle a peut-être des nouvelles...

— Pourquoi pas... Je vais attendre jusqu’à midi.

Le portable de Malko se mit à sonner, mais s’arrêta aussitôt. Deux fois de suite. Intrigué, il le prit. Aucun numéro ne s’affichait sur l’écran. Pourtant, il se remit à sonner. Cette fois, Malko enclencha la communication. D’abord, il n’entendit que du bruit de fond.

— Who is calling ? lança-t-il.

Une réponse inintelligible, dans une langue inconnue. Soudain, il réalisa que l’appel venait peut-être de Mogadiscio.

— Amin, lança-t-il, c’est Mister Malko, parlez.

La communication fut coupée. Il n’osait pas rappeler le Somalien. Que signifiait cet appel bizarre ? Il n’avait pas reconnu la voix d’Amin Osman Said.

En avance sur le timing, Hawo était en train d’appeler Lui, la cousine du jeune Somalien. Lorsqu’elle raccrocha, elle semblait soucieuse.

— Lui vient de recevoir un appel de Mogadiscio, dit-elle. Quelqu’un qui voulait vérifier son numéro.

— C’est tout ?

— Non, cet homme lui a dit qu’Amin avait quitté Mogadiscio par la mer.

— Quand ?

— Il ne l’a pas précisé.

— Je vais prévenir Nairobi tout de suite. Au pire, Amin sera là dans quarante-huit heures.

Enfin, les choses bougeaient.

— C’est peut-être un ami d’Amin qui m’a appelé tout à l’heure, conclut Malko, pour m’avertir de son départ.

— C’est possible, admit Hawo, mais c’est bizarre qu’il ait aussi appelé sa cousine. J’espère que personne ne se doute de rien là-bas.

* * *

Pwani Shimba prenait son « early morning tea » avec des galettes dans l’arrière-boutique de son modeste bureau de Kaounda avenue, tout en préparant une expédition, lorsqu’on frappa à la porte de son bureau. Il cria d’entrer et une mince silhouette se faufila dans la petite pièce. Un long Somalien en robe blanche, coiffé d’un calot, la barbe bien taillée, des lunettes à monture dorée.

Pwani Shimba se leva d’un bond, renversant sa tasse de thé sur les papiers, et embrassa trois fois son visiteur. Presque servilement.

Celui-ci, Ibrahim Ahmed Nur, demeurait à la mosquée Bohra, la plus belle du quartier somalien, bien qu’il n’y occupe aucun poste officiel.

— Qu’Allah le Tout Puissant et le Miséricordieux étende sa protection sur toi, mon frère, lança Pwani Shimba. As-tu faim ? as-tu soif ?

— Je suis seulement venu te rendre visite, assura Ibrahim Ahmed Nur. Peut-être peux-tu m’aider ?

— Inch Allah, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir, assura Pwani Shimba.

Il n’avait rien à refuser à cet homme.

Lorsque, de nombreuses années plus tôt, Pwani Shimba était parti travailler à Sharjah, dans les Emirats Arabes Unis, il était pauvre. Très pauvre, et avait dû emprunter auprès de sa famille l’argent du voyage. Kenyan, il n’était pas musulman mais animiste et se souciait peu de religion. À Sharjah, la vie n’avait pas été facile : traité comme un esclave, sous-payé, il parvenait quand même à mettre un peu d’argent de côté pour rembourser sa famille. Jusqu’au jour où un de ses employeurs — un musulman — lui avait demandé pourquoi il ne se convertissait pas à l’Islam.

Pour améliorer son sort, Pwani Shimba aurait fait n’importe quoi. Son employeur l’avait emmené à la grande mosquée de Sharjah où il avait fait la connaissance d’un mollah onctueux comme du miel qui l’avait pris en main. Peu à peu, il s’était initié au Coran, avait pris l’habitude de venir prier régulièrement et de se mêler aux autres musulmans du cru. Accueilli à bras ouverts. Il y avait trouvé une nouvelle famille. Et, comme par miracle, son sort s’était amélioré : mieux payé, il était considéré, on ne le traitait plus comme un chien. Au bout de dix ans, il avait intégré la communauté. Et accumulé un peu d’argent.

Lorsqu’il avait fait part à son mentor de son désir de retourner dans son pays, ce dernier lui avait demandé ce qu’il comptait y faire.

— Du transport, avait répondu Pwani Shimba. Je voudrais acheter un camion.

— Tu as l’argent ?

Le Kenyan avait dû avouer qu’il n’en avait pas assez. Son mentor l’avait pourtant encouragé.

— Tu es un bon musulman, désormais, et nous devons nous entraider. C’est la volonté de Dieu.

Quand tu vas revenir chez toi, à Mombasa, je vais te donner une lettre pour un de nos frères, Ibrahim Ahmed Nur. Tu le trouveras à la mosquée Bohra.

Pwani Shimba avait suivi son conseil et, effectivement, Ibrahim Ahmed Nur l’avait accueilli comme un « frère ». Grâce à un prêt sans intérêt, selon le code islamique, il avait pu acheter tout de suite deux camions.

Aujourd’hui, il en avait dix et c’était presque un homme riche. Sa ferveur religieuse s’était un peu refroidie, mais il entretenait toujours des liens étroits avec son bienfaiteur. À son tour, il avait pu rendre quelques services. Un jour, sous le sceau du secret, Ibrahim Ahmed Nur lui avait confié qu’il était en contact avec les groupes d’Islamistes somaliens et qu’il les aidait dans la mesure du possible. Ceux-ci avaient besoin d’armes et de munitions. Surtout de munitions... C’est ainsi que Pwani Shimba avait monté un petit réseau qui achetait à des militaires kenyans les munitions dont ils n’avaient pas l’usage. Grâce à ses camions, il les transportait facilement à Mombasa où des dhows venus de Somalie les récupéraient.

En plus de la reconnaissance de son bienfaiteur, ces opérations lui laissaient un petit bénéfice. Il venait justement de livrer près de deux tonnes de munitions d’AK 47. Pensant que son visiteur venait lui en réclamer d’autres, il l’avertit aussitôt.

— Frère Ibrahim, je n’aurai rien avant une quinzaine de jours. Mais peut-être des obus de mortier...

Ibrahim Ahmed Nur écarta les obus de mortier d’un geste désinvolte.

— J’ai besoin de toi pour autre chose.

Il lui expliqua le problème. Un jeune Somalien dont il lui donna le nom allait arriver à Mombasa. Il y retrouverait sa cousine qui tenait une boutique de souvenirs dans Mzizima road. Ibrahim Ahmed Nur souhaitait que cet homme soit surveillé dès son arrivée. On le soupçonnait de contacts avec des ennemis de l’Islam. Contacts qu’il fallait empêcher à tout prix. Dans l’hypothèse où on le verrait s’approcher d’un étranger, il fallait agir sans hésiter. Ibrahim Ahmed Nur parlait d’une voix douce, lente, mais pressante.

Pwani Shimba avait tout noté.

La main appuyée contre son cœur, il assura à son bienfaiteur :

— Frère Ibrahim, va en paix. Je vais faire surveiller étroitement cet homme. Et, Inch Allah, je ferai le nécessaire.

Ibrahim Ahmed Nur se leva, étreignit Pwani Shimba et l’embrassa trois fois, puis sortit du bureau. Rassuré.

Le transporteur était un bon musulman, sur qui on pouvait compter. Comme il n’avait pas le cœur mauvais, il souhaita que ses amis Shebabs de Harardhere aient nourri de faux soupçons. Amin, ce Somalien, était musulman, lui aussi, et seuls les ennemis de Dieu méritaient châtiment.

* * *

Lui s’était levée à quatre heures du matin, de façon à se trouver, dès l’ouverture, au marché aux poissons de Mzizima road. Selon ses calculs, le dhow transportant son cousin, devait normalement arriver à l’aube.

Elle suivit le sentier rocailleux serpentant le long de l’eau, pour gagner un promontoire d’où on apercevait les bateaux entrer dans le bras de mer formant l’ancien port de Mombasa. Elle s’assit sur ses talons, anxieuse, priant Dieu pour que tout se passe bien.

Soudain, son cœur battit plus vite : un dhow venait d’apparaître à l’entrée du bras de mer, en face du Four Seasons, l’hôtel abandonné. Il avançait à sept ou huit nœuds et mit un certain temps à venir s’ancrer près du bord, en face de la rampe menant au marché aux poissons. À peine amarré, les pêcheurs commencèrent à décharger les caisses de poisson.

Lui se précipita pour gagner le petit marché aux poissons, ne sentant même pas l’odeur épouvantable, n’ayant d’yeux que pour un groupe qui avançait tout doucement sur la passerelle de planches reliant le dhow au quai : deux hommes, qui en soutenaient un troisième, qui avait visiblement beaucoup de mal à marcher.

Elle poussa un cri et se précipita.

— Amin !

Amin Osman Said leva la tête et esquissa un sourire dans sa barbe hirsute. Ses traits étaient creusés, son regard vide. Chaque pas lui arrachait une grimace de souffrance. Lui écarta un des deux hommes et prit sa place. Comme elle ne possédait pas de voiture, elle avait prévu de prendre un taxi. Il y en avait toujours sur la place, en face du fish-market.

— Je reviens ! lança-t-elle.

Elle partit en courant et, dix minutes plus tard, revint avec un taxi jaune qui s’arrêta dans la rue étroite. Le temps de remercier l’équipage, elle démarrait. Amin Osman semblait somnoler. Elle ne fut tranquille qu’après l’avoir installé sur son propre lit. Il sentait la mer, le poisson, le gas-oil. Comme un enfant, elle le déshabilla, ne lui laissant que son caleçon, demandant pardon à Dieu d’être en contact avec un homme nu. Cependant, aucune pensée impure ne la traversait : c’était son cousin. En voyant le gros pansement qui enveloppait son genou droit, elle eut envie de pleurer. Lorsqu’elle l’effleura, Amin poussa un cri de douleur.

Elle alla lui chercher de l’eau et des galettes de maïs. Il but mais ne mangea pas.

Il somnolait et Lui attendit respectueusement qu’il reprenne ses esprits pour connaître ses intentions. Il serait toujours temps de lui parler de Hawo, la femme qui voulait le voir dès son arrivée.

* * *

Khamis Makamé, l’homme choisi par Pwani Shimba pour surveiller Amin, avait suivi le taxi en courant jusqu’à la maison de Lui, dans Mzizima road. Ensuite, il s’était installé en face, dans les ruines d’une maison détruite, d’où il pouvait surveiller l’entrée.

Le gros pistolet automatique qu’il avait glissé sous sa chemise pesait sur son estomac. Son patron lui avait promis 10000 shillings s’il avait à s’en servir. Une somme considérable pour ce pauvre hère venu du nord désertique du Kenya pour trouver un travail sur la côte. Bien qu’il ne nourrisse aucun sentiment hostile envers le jeune blessé, il souhaita quand même avoir à se servir de son arme, ce qui lui permettrait d’envoyer de l’argent à sa femme, demeurée à Isiolo.

* * *

Amin Osman Said venait de se réveiller. Il but encore, avidement, puis se mit à mâcher du khat pour oublier la douleur de son genou. Assise à côté du lit, Lui l’observait tendrement.

— Que veux-tu faire ? demanda-t-elle. Il faut te soigner. Veux-tu que je t’emmène à l’hôpital ?

Le jeune homme secoua la tête.

— Non, pas ici. Je dois aller à Nairobi. Est-ce que quelqu’un m’a demandé ?

— Oui, une femme, Hawo. Il parait qu’elle t’a rencontré là-bas, c’est vrai ?

— C’est vrai, confirma Amin.

Soulagé. Les Américains tenaient leur promesse. Bientôt, il serait soigné, aidé, et on ferait venir sa famille. Il se redressa et lança à Lui.

— Je voudrais que tu appelles cette femme. Dis-lui que je voudrais la retrouver à l’entrée du port de Kalindini, dès qu’elle le pourra.

— Pourquoi si loin ? C’est de l’autre côté de la ville, objecta Lui. Elle devrait venir te chercher ici...

Amin secoua la tête.

— Non. Je dois retrouver un muzungu, je ne veux pas que cela se sache. Ici, dans ce quartier, tout le monde serait au courant. Fais ce que je te dis. Lui n’insista pas. Une femme ne se mêle pas des affaires des hommes.

— Je vais faire comme tu dis, conclut-elle. Maintenant, repose-toi.

* * *

— Il est arrivé. Il est chez sa cousine Lui, annonça Hawo, en reposant son portable.

— On va le chercher ?

— Oui, mais pas dans Mzizima Road. Il nous donne rendez-vous à l’autre bout de la ville, à l’entrée du nouveau port de Kilindini.

— Quand ?

— Je dois l’appeler, dès que nous y serons.

— On y va.

* * *

Malko trépignait, assis à l’arrière de la voiture du Serena Beach. Le chauffeur, un brave Kenyan au crâne rasé, faisait ce qu’il pouvait, mais la circulation était effroyable sur la route côtière.

Ils franchirent le Nyali bridge à une allure d’escargot, puis, après quelques kilomètres, tournèrent à gauche pour traverser l’île de Mombasa.

Tandis qu’ils se traînaient dans Moi avenue, passant sous les défenses d’éléphant en ciment enjambant la chaussée, il réalisa qu’il n’était même pas armé !

Durant le trajet, il avait eu le temps d’alerter Mark Roll qui envoyait un jet privé à l’aéroport de Mombasa pour rapatrier Amin Osman Said sur Nairobi. « Wild Harry » jugeait inutile de venir, puisque les choses se passaient bien.

En repensant à l’étrange coup de fil reçu au Serena Beach, Malko eut soudain une idée et appela Malcolm, le patron des « Blackwater ».

Lui expliquant la situation.

Le Sud-Africain n’hésita pas.

— Je saute dans un youyou avec ce qu’il faut, promit-il. J’arriverai peut-être avant vous. Rendez-vous en face du Kenya Ports Service.

Malko trépignait intérieurement. Dans quelques minutes, il allait enfin obtenir l’information pour laquelle il avait risqué sa vie à Mogadiscio : l’identification du bateau qui devait être attaqué par les pirates alliés aux shebabs.

Hawo lui prit doucement la main et la serra.

-Ne soyez pas nerveux, dit-elle, tout va bien se passer.

CHAPITRE XXIII

À l’extrémité de Moi avenue, Malko aperçut sur sa gauche un grand bâtiment jaune, légèrement en retrait, arborant sur sa façade l’inscription « Kenya Ports and Ferry Services ». Un taxi était arrêté devant et il reconnut la silhouette massive de Malcolm, le patron des Blackwaters, appuyé à la portière.

— On s’arrête là une seconde, lança-t-il à son chauffeur.

Il n’eut même pas à descendre de voiture. Malcolm lui tendit par la portière ouverte un sac de toile plutôt lourd.

— Il y a tout ce qu’il faut, affirma-t-il, avant de remonter dans son taxi. J’attends sur le « Mac Arthur ». Nous pouvons appareiller en quinze minutes.

Ils repartirent et la voiture du Serena Beach Hôtel déboucha sur l’esplanade dominant l’entrée du nouveau port de Kilindini.

À gauche de cette entrée, se trouvait un long bâtiment d’un étage abritant la gare des bus et quelques boutiques et cafés. Malko dit au chauffeur de s’arrêter là où ils se trouvaient et se tourna vers Hawo.

— Appelez Lui et dites lui que nous sommes là.

Pendant qu’elle s’exécutait, il ouvrit le sac de toile confié par Malcolm. Découvrant un Glock 9 mm, une mini-Uzi et deux grenades... Il prit le Glock, fit monter une cartouche dans le canon et le posa sur la banquette.

— Ils seront là dans vingt minutes environ, annonça Hawo, après avoir coupé son portable.

* * *

Malko ne quittait pas des yeux le bâtiment tout en longueur de l’autre côté de la place. Des voitures s’arrêtaient devant sans arrêt, taxis ou véhicules particuliers, des piétons passaient devant, venant du port.

Presque une demi-heure plus tard, un taxi s’arrêta devant la boutique « Yodhriba shop ». Il en sortit une femme, la tête couverte d’un foulard, puis un homme qui avait visiblement du mal à marcher.

Amin Osman Said.

Il claudiqua jusqu’à la terrasse d’un bistrot voisin et s’y installa, devant un distributeur de boissons.

Le taxi repartit, un autre arriva. L’animation était permanente. Malko se tourna vers Hawo.

— Allez le chercher. Demandez-lui si on peut amener la voiture là-bas.

Il la suivit des yeux tandis qu’elle traversait l’esplanade. Malko, sur ses gardes, regardait dans toutes les directions sans rien apercevoir de suspect.

Hawo avait atteint la terrasse du bistrot. Malko la vit échanger quelques mots avec Amin Osman Said. Ce dernier se leva et, s’appuyant sur Hawo, commença à traverser l’esplanade, en direction de la voiture de Malko. Il marchait lentement, difficilement. Sa cousine le suivit des yeux quelques instants, puis se dirigea vers la gare des bus.

Soudain, le pouls de Malko grimpa comme une fusée. Un grand Africain aux traits grossiers, vêtu d’une chemise flottante et d’un pantalon de toile, venait d’émerger de la boutique « Yadhriba shop » et suivait Amin et Hawo, d’une démarche dandinante, comme un ours. Il ne semblait pas menaçant, mais sa présence inquiéta Malko.

Saisissant le Glock, il le glissa sous sa chemise et sortit de la voiture, allant au devant du couple.

Il eut tout juste le temps de parcourir une dizaine de mètres avant de voir l’Africain qui suivait Amin et Hawo plonger la main sous sa chemise et en sortir un énorme pistolet. Malko hurla aussitôt :

— Hawo ! Attention !

La Somalienne et Amin se retournèrent. Voyant l’homme brandissant une arme, Amin voulut se mettre à courir, mais, trahi par son genou, il s’étala de tout son long sur l’asphalte. Hawo tenta de s’interposer entre le tueur et Amin, mais l’Africain la balaya d’un violent coup de coude qui la fit tomber, elle aussi.

Malko s’arrêta, arracha son Glock de sa ceinture et visa, tenant l’arme à deux mains.

Le Noir était arrivé à la hauteur d’Amin, en train d’essayer de se relever. Presque sans s’arrêter, il tendit le bras vers le sol et tira trois fois dans le dos du jeune Somalien qui retomba à terre.

Les détonations se confondirent avec celles du Glock. Le tueur sembla frappé par la foudre, tituba, tournoya, puis s’effondra comme une masse, à deux mètres de l’homme qu’il venait d’assassiner.

Hawo s’était relevée et se rua vers Amin. Des gens accouraient de toutes les directions.

Malko arriva quelques secondes plus tard à la hauteur d’Amin Osman Said. Le T-shirt bleu du jeune homme était imprégné de sang à la hauteur des omoplates. Il s’accroupit et, avec mille précautions, le retourna sur le dos. À son teint livide, à ses lèvres serrées, d’où perlaient des bulles de sang, à son regard vitreux, il comprit immédiatement qu’Amin Osman Said était mourant. Les balles du tueur avaient atteint les poumons.

Hawo repoussa les badauds, hurlant d’appeler la police. Malko se pencha vers le blessé.

— It’s gonna be all right lança-t-il. On va vous soigner.

Le regard d’Amin se fixa sur le sien et il murmura quelques mots. Malko dut se pencher encore plus pour entendre.

— Family... Family...

— Oui, promit-il, nous irons les chercher.

Une lueur reconnaissante passa dans le regard presque éteint du mourant et Amin articula un seul mot presque distinctement.

— Manama.

Manama, le port de l’île de Bahrein. Malko colla presque sa bouche au visage du mourant.

— Le bateau ? Le nom du bateau ?

Amin Osman Said eut une quinte de toux, essaya de parler mais il s’étouffait avec son propre sang.

Malko, impuissant, voyait la lueur dans le regard du jeune homme s’éteindre comme une bougie en fin de course. Il répéta :

— Le nom du bateau qui part de Manama ?

Amin Osman Said ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. La bouche entrouverte, lentement, très lentement, il leva le bras vers le ciel.

Ce fut son dernier geste.

Les bulles sur ses lèvres cessèrent de bouillonner, son regard s’éteignit pour toujours et son bras retomba.

* * *

L’atmosphère était lourde. Très lourde. Mark Roll affichait sa déception physiquement, tandis que « Wild Harry » semblait, pour une fois, sincèrement abattu. Il faut dire que l’addition était lourde. Osman Said avait été abattu sous les yeux de Malko et, même si son tueur ne lui avait pas survécu, ce n’était pas une grande consolation... Et, sans l’intervention de l’ambassade US, Malko se serait retrouvé en garde à vue à Mombasa.

Le retour vers Nairobi n’avait rien arrangé. Dans le Falcon envoyé par la CIA, Malko et Hawo n’avaient pas échangé un mot. La jeune femme étant choquée.

Que dire ?

Le réseau islamiste présent à Mombasa les avait pris de vitesse. Malko s’en voulait de ne pas avoir agi autrement. Il aurait fallu aller chercher Amin chez sa cousine au lieu de l’exposer bêtement...

L’identité de l’assassin ne mènerait nulle part. Ce n’était même pas un musulman. Juste un homme de main. Depuis l’affaire Hadj Aidid Ziwani, on savait que le réseau islamiste était très présent à Mombasa, sans en connaître les ramifications.

Mark Roll se gratta la gorge et lâcha dans un silence pesant.

— Langley me demande ce que nous avons l’intention de faire. Le capitaine du « Mac Arthur » m’appelle tous les quarts d’heure. Malko, que conseillez-vous ?

— Vous avez demandé le listing des mouvements de bateaux à partir de Manama ?

— Oui, je l’attends. Mais à quoi bon ? Nous ne connaissons pas le nom de celui qui nous intéresse.

— C’est vrai, dut reconnaître Malko.

Il revoyait Amin Osman Said lever le bras vers le ciel, avant de mourir. Qu’avait-il voulu dire ?

Le trafic des pétroliers à partir de Manama était intense et il était impossible de surveiller tous les bateaux qui en appareillaient. Ils tournaient en rond.

— Je vais décommander les « Blackwaters » conclut Mark Roll. Nous avons échoué, il faut le reconnaître. Sans information précise, on ne va pas les envoyer dans l’océan Indien pour 100000 dollars par jour.

Vous voyez une autre piste, Malko ?

— Non, dut reconnaître Malko. Rien. Amer.

On frappa à la porte du bureau : c’était la secrétaire du chef de Station, apportant une liasse de plusieurs feuillets qu’elle posa sur le bureau de l’Américain.

— Cela vient d’arriver de la Station de Manama, sir, annonça-t-elle. En flash.

L’Américain prit les documents et les examina rapidement, puis se tourna vers Malko.

— C’est ce que vous avez demandé : les mouvements de navires à Manama depuis quarante-huit heures et pour la semaine. Les arrivées et les départs. Vous voulez les voir ?

Il tendit le document à Malko. Celui-ci se plongea dans la liste comportant une cinquantaine de navires, tous désignés par leur nom, leur pavillon et leur type. Surtout des pétroliers, évidemment, au départ. Aucun nom ne lui disait rien de particulier. Un inventaire à la Jacques Prévert : pétroliers, gaziers, vracquiers, porte-containers, de toutes les nationalités.

Il allait rendre la liste à Mark Roll lorsqu’un nom accrocha son regard : le Venus Star, battant pavillon du Libéria.

Il n’arrivait pas à rendre la liste, sans tout à fait comprendre ce qu’il cherchait. Tout à coup, il eut une illumination. Il relut tous les noms des navires au départ, les uns après les autres, et leva la tête.

— Il y a un navire qui s’appelle le Venus Star qui quitte demain Bahrein à destination de Rotterdam.

— Et alors ? demanda Mark Roll.

— De toute cette liste, c’est le seul qui comporte le mot « star » dans son nom.

— Et alors ?

Malko n’était pas vraiment sûr de lui lorsqu’il avança :

— C’est sûrement une hypothèse idiote, mais quand Amin Osman Said a désigné le ciel, il pensait peut-être aux étoiles.

— Il faisait jour, objecta aussitôt l’Américain.

— C’est vrai, reconnut Malko, mais Amin allait mourir, il n’avait pas le temps d’attendre la nuit... Il ne pouvait plus parler non plus, il avait du sang plein la bouche. Personne n’osa répliquer. Malko reprit :

— Je sais que c’est tiré par les cheveux. Peut-être que je me trompe complètement, mais c’est la seule piste qu’il nous reste désormais.

— Vous voulez que j’envoie les « Blackwaters » protéger ce navire, le Venus Star ? demanda, incrédule, le chef de Station de la CIA.

Malko était plongé dans l’examen du dossier. Il releva la tête et dit d’une voix égale.

— Il y a peut-être une raison supplémentaire de risquer un peu d’argent. Vous avez vu la classification de ce navire ?

— Non.

— VLGC. Very Large Gaz Carrier. Il mesure 230 mètres de long et transporte environ 80000 m2 de gaz de pétrole liquéfié. Autrement dit, mis entre de mauvaises mains, c’est une bombe infiniment plus puissante qu’un Boeing 757 avec le plein de kérosène...

Un ange passa, les ailes dégoulinantes de mazout. Malko sentit qu’il avait marqué un point et se tourna vers Mark Roll.

— Même si vous risquez quelques centaines de milliers de dollars, ce n’est rien. Imaginez que vous ne fassiez rien et que le Venus Star soit pris par les pirates. Puis utilisé, par exemple, comme bombe flottante contre un navire de la Ve Flotte. Ou le port de Dubai, ou un autre objectif ?

Le silence qui suivit aurait pu être coupé à la tronçonneuse. Le chef de Station était blême. Il finit par dire :

— J’appelle Langley immédiatement. Quand ce Venus Star appareille-t-il de Manama ?

— Demain, à l’aube, d’après votre document. Il est trop gros pour traverser le canal de Suez, donc, à la sortie du golfe d’Oman, il va piquer vers le sud-ouest pour traverser l’Océan Indien et contourner l’Afrique. C’est une zone que peuvent atteindre les pirates.

— Combien faut-il de temps aux « Blackwaters » pour gagner cette zone ? demanda le chef de Station.

— D’après ce qu’ils m’ont dit, à vitesse maxima, à peine vingt heures de mer. Ils sont équipés d’un AIS et repéreront facilement le Venus Star. S’ils restent dans son sillage, il y a une bonne chance de faire échouer l’opération. Surtout avec un hélicoptère.

Mark Roll regarda sa montre.

— Rendez-vous dans une heure. Je dois appeler pas mal de gens.

* * *

— Vous embarquez le plus vite possible sur le « Mac Arthur » annonça Mark Roll. J’ai le feu vert de Langley. Je tiens à ce que vous supervisiez l’opération jusqu’au bout. Les instructions sont simples : s’il s’agit bien du Venus Star, éviter par n’importe quel moyen qu’il ne tombe aux mains des pirates.

— Y compris en le coulant ?

— Y compris en le coulant.

— Et l’équipage ?

— Il faudra tenter de le sauver.

— Tenter...

— Comment vais-je gagner Mombasa ? demanda Malko.

— Il n’y a plus d’avion régulier ce soir. Je vais en charter un. Vous avez le temps d’aller dîner avec Harry et notre amie Hawo. Je vous appellerai.

Malko sortit du bureau, à la fois excité et amer. Il allait jouer sa dernière carte, mais n’avait pas réussi à sauver Amin qui comptait tellement sur lui. Pendant que « Wild Harry » était parti chercher sa voiture, Hawo se tourna vers lui :

-Je vous souhaite bonne chance, dit-elle. Peut-être ne nous reverrons-nous pas. De la chance, il allait en avoir besoin.

CHAPITRE XXIV

Le dîner se déroulait dans une étrange atmosphère, en face de la piscine du Serena. L’humeur des trois convives était en contraste flagrant avec les flons-flons de l’orchestre qui se démenait, à quelques mètres d’eux, pour les expats affalés au bar et les quelques touristes pas encore couchés. « Wild Harry » enfilait les Pimm’s avec une régularité de métronome, le visage sombre. Visiblement, la mort d’Amin Osman Said l’avait beaucoup atteint.

Hawo tentait d’alléger l’ambiance, sans trop y parvenir. Vêtue d’une longue robe fluide beige, elle était toujours aussi sexy, mais ne semblait pas s’en apercevoir. Parfois, son regard effleurait celui de Malko, sans s’attarder.

Ce dernier n’avait presque rien mangé. Noué. Il allait affronter tout seul une situation qu’il ne maîtrisait pas entièrement et, au moindre problème, risquait d’en supporter le blâme. L’assassinat sauvage du jeune Somalien l’avait remué, lui aussi, même s’il n’avait pas avec lui les mêmes liens que « Wild Harry ».

Celui-ci leva le bras pour appeler le barman.

Hawo pouffa gentiment.

— Arrête, Harry, ce soir, tu bois trop.

Remarque injuste car elle avait largement profité de la bouteille de Taittinger Comtes de Champagne Rosé commandée par Malko. « Wild Harry » ne répondit même pas.

— Vous allez faire venir la famille d’Amin ? demanda Malko, pour relancer la conversation.

— Je vais essayer, grommela le vieil Américain. J’espère que ce motherfucker de Mark ne va pas me mettre des bâtons dans les roues.

— Et ensuite ?

— Je m’arrangerai pour qu’ils aient assez d’argent pour monter un petit business. Pour les papiers, c’est OK, apparemment.

Le portable de Malko sonna.

— Je n’ai pas encore trouvé l’avion, annonça Mark Roll. Par contre, nous avons mis au point un système avec l’armateur du Venus Star qui nous permettra de connaître sa position en temps réel et, donc, de le localiser facilement. Vous êtes au Serena ?

— Oui.

— Prenez un verre au bar. Je viens dès que possible.

— C’est Mark, transmit Malko à « Wild Harry ». Il est retardé.

L’Américain s’ébroua, vida son dernier Pimm’s et se leva.

— No big deal. Je vais me coucher. Je suis fatigué. Je vais prendre un taxi et Hawo ramènera la voiture.

— Je peux très bien attendre Mark seul, protesta Malko.

— No way lâcha « Wild Harry » d’un ton définitif.

Il glissa de son tabouret et s’éloigna vers le lobby, titubant légèrement. Un vieux bison atteint dans ses œuvres vives. Hawo eut un sourire triste.

— Il n’est pas bien, ce soir. Il ne supporte pas la mort d’Amin.

L’orchestre avait cessé de jouer et l’ambiance n’était pas d’une folle gaîté. Hawo et Malko se transportèrent au bar où il commanda une seconde bouteille de Taittinger aussitôt mise à contribution. Hawo semblait presque aussi perturbée que « Wild Harry » et enchaînait les bulles sans beaucoup parler.

Une demi-heure plus tard, le portable de Malko sonna à nouveau.

— Impossible de trouver un avion ce soir, annonça Mark Roll, vous décollez demain matin à cinq heures et demie. Les « Blackwaters » viennent vous chercher à l’aéroport. Je serai au Serena à quatre heures. Bonne nuit.

C’était sûrement de l’humour kenyan...

— Je ne pars que demain matin, annonça Malko à Hawo. Je vais aller me reposer un peu.

La Somalienne esquissa un sourire, désignant la bouteille de Taittinger encore aux trois quarts pleine.

— On ne va pas la laisser perdre ! Je n’ai pas sommeil et Harry doit déjà dormir à poings fermés.

— Ce n’est pas très gai, ici, remarqua Malko. Tant pis, nous aurons tous les deux d’autres occasions de boire du Champagne.

— Mais non, s’insurgea Hawo, on va la finir en haut !

Elle se leva et rafla la bouteille sous le regard effaré du barman, puis se dirigea vers le couloir menant aux ascenseurs. Malko n’eut que le temps de signer sa note. Hawo l’attendait devant l’ascenseur, la bouteille de Champagne à bout de bras. Dès qu’ils furent dans la cabine, elle posa ses lèvres sur celles de Malko, légèrement, et dit d’un ton espiègle.

— Vous ne comprenez rien ! Je n’ai pas seulement envie de Champagne.

Son regard était vrillé dans celui de Malko, avec une expression encore plus précise que les mots.

— À Mombasa, remarqua-t-il, vous n’étiez pas dans les mêmes dispositions.

— Je ne suis pas une machine, rétorqua Hawo. J’obéis à mes pulsions.

À peine dans la chambre, elle posa la bouteille sur la table, prit sa longue robe à deux mains, et la fit passer par-dessus sa tête d’un geste gracieux. Ne gardant qu’un slip de dentelles blanches et ses escarpins. Puis, elle se retourna vers Malko, noua ses bras dans sa nuque et dit simplement.

— Ce soir, j’ai très envie de vous. C’est peut-être le Champagne.

Sans ôter son slip, elle commença à caresser Malko, puis à le déshabiller tout en couvrant son visage et sa poitrine de baisers. Lorsqu’elle constata le résultat de ses câlins, elle se débarrassa prestement de son slip, gagna le lit et s’y allongea sur le ventre, offrant sa croupe cambrée, les jambes légèrement écartées. Malko n’eut qu’à soulever son bassin pour s’enfoncer en elle de toute sa longueur. Hawo bougeait à peine et cela lui rappela l’épisode de Mogadiscio. Sans même s’en rendre compte, il commença à donner des coups de reins violents. Prêt à exploser.

— Attends ! murmura Hawo.

Il s’immobilisa et sentit la main droite de la jeune Somalienne se refermer autour de la racine de son sexe, l’arrachant de son ventre. Elle bougea imperceptiblement et, d’un coup, le pouls de Malko s’envola. D’un geste précis et déterminé, Hawo venait de poser l’extrémité de son membre raidi sur la corolle de ses reins.

Il ne put résister à cette invite muette. D’un coup puissant, il alla de l’avant et son membre pénétra d’un trait dans les reins de la Somalienne. Il la sentit s’aplatir sous lui et se mit à la labourer sans retenue.

Lorsqu’il se répandit tout au fond, Hawo poussa un cri étranglé qui ressemblait à du plaisir.

Ils restèrent un long moment imbriqués l’un dans l’autre, puis Hawo lança d’une voix joyeuse.

— Maintenant, j’ai envie de Champagne.

Malko s’arracha à elle et aller chercher la bouteille de Taittinger et deux flûtes dans le minibar. Quand ils eurent bu, il ne put s’empêcher de demander.

— Harry sait ?

— Oui, je pense, répondit sans hésitation Hawo.

— Cela lui est égal.

La jeune femme secoua la tête.

— Non, mais notre relation n’est pas basée sur le sexe. Bien sûr, nous faisons parfois l’amour mais Harry aime aussi beaucoup le Pimm’s... Alors, Parfois, je m’offre un fantasme.

— Et cela ne le gêne pas que cela se passe avec moi.

— Non, il vous respecte. Vous lui ressemblez.

Elle tendit sa flûte vide à Malko et dit :

— Je veux encore faire l’amour avec vous. Venez, nous sommes tout poisseux.

Elle vida sa flûte pour l’entraîner sous la douche. Au bout d’un moment, elle s’agenouilla en face de lui et le prit dans sa bouche. S’enfuyant dans la chambre dès qu’elle l’eut remis en forme. Gette fois, ils firent l’amour beaucoup plus longtemps, plus lentement aussi, avec des pauses où Malko demeurait fiché au fond du ventre de Hawo, sans bouger. Exactement jusqu’à trois heures et demie du matin.

* * *

Malko regarda la côte kenyane qui s’estompait dans la brume. Il était à peine sept heures du matin et une agréable brise tempérait la chaleur.

Le « Mac Arthur » avait appareillé une demi-heure plus tôt et fonçait vers l’est, coupant l’Océan Indien en biais. Le navire des « Blackwater » ressemblait plus à un rafiot rouillé qu’à un navire de guerre, mais un hélicoptère à turbine était amarré sur la plage arrière et un canon Gatling offrait à l’avant une puissance de feu redoutable.

Malcolm s’approcha de lui.

— Vous devriez aller vous reposer. Pour l’instant, il n’y a pas grand-chose à faire.

Il le mena jusqu’à une cabine exiguë située juste sous le pont. Là, les vibrations des deux gros diesel étaient plus sensibles. Malko s’allongea sur sa couchette, adressant au ciel une dernière prière avant de s’endormir pour qu’il parvienne à déjouer l’attaque des Shebabs.

Mokhtar Ali « Robow » étala son tapis de prière à l’avant du « Burah Océan » et se prosterna dans la direction approximative de la Mecque. Le chalutier fendait l’océan à 13 nœuds, la mer était belle, la brise légère, mais le Cheikh des Shebabs aurait donné n’importe quoi pour être ailleurs : il avait horreur de la mer, comme la plupart des Shebabs qui vivaient sur la terre ferme. Déjà, sur le MV Faina, son bras droit, Hasbir Farah, avait souffert mille morts. Il se prosterna longuement, priant pour le succès de son entreprise et pour ne pas être malade comme un chien...

Depuis leur départ de Hobyo, il n’avait pratiquement rien mangé. L’odeur du gas-oil lui retournait le cœur.

Il se redressa, roula son tapis et se dirigea d’un pas incertain vers l’échelle menant à la cabine qu’on lui avait attribuée, juste derrière la dunette. La seule idée de redescendre lui soulevait le cœur.

Un peu partout, sur le pont, la quinzaine d’hommes composant l’équipage, prenaient le soleil : pêcheurs de profession, ils n’étaient pas sensibles au mal de mer. Deux d’entre eux avaient démonté leur Kalach et la nettoyaient.

Mohktar Ali Robow gagna le bastingage, regardant le sillage où dansaient les deux « navires d’assaut », des barques rigides de huit mètres de long, pouvant accueillir chacune sept ou huit hommes. Avec leur moteur de 75 chevaux, ils dépassaient les 30 nœuds.

Ensuite, il se força à redescendre dans la cabine où le radio, un Somalien, veillait près de l’AIS. Là, l’atmosphère était visqueuse, brûlante, horrible.

— Il y a du nouveau ?

Cela faisait deux jours qu’ils avaient quitté la côte somalienne et ils se trouvaient désormais le long des côtes d’Arabie Saoudite, à la sortie du détroit d’Oman.

— Pas encore, assura le radio.

— Pas d’ennemis en vue ?

— Non.

Grâce à l’AIS, ils pouvaient repérer les navires de guerre et modifier leur course en conséquence. Ne possédant pas d’émetteur, ils ne pouvaient pas se faire repérer.

Le chef Shebab regarda l’écran, sans rien y comprendre. Il aurait donné cher pour être plus vieux de quelques heures. Comme il allait remonter, le radio poussa une exclamation.

— Reste, mon frère !

Un point venait d’apparaître dans le coin gauche de l’écran. Un navire. L’opérateur cliqua sur la souris pour l’identifier. Un code apparut et il se jeta sur le livre posé à côté de lui, répertoriant tous les navires munis d’un AIS. Il regarda longuement et releva la tête.

— Inch Allah ! C’est lui ! fit-il d’une voix étranglée.

Mokhtar Ali « Robow » en oublia son mal de mer. Penché sur l’écran, il demanda.

— Il est loin ?

— 50 miles environ, il se dirige vers le sud. Nous sommes par son travers arrière.

— Combien de temps faut-il pour le rattraper ?

— Deux heures peut-être. Afin d’être assez près pour lancer les barques. Ensuite, une demi-heure. Il ne va pas très vite... Environ 16 nœuds.

Mokhtar Ali « Robow » n’en pouvait plus d’excitation : l’opération qu’il avait conçue des mois plus tôt était sur le point de se réaliser. Il adressa une prière muette au ciel.

— Je vais prévenir mes hommes, dit-il, en se dirigeant vers le pont.

Deux équipes devaient s’emparer du Venus Star. La première, composée de pirates professionnels, monterait à l’assaut et prendrait possession du navire gazier. Ensuite, l’équipage neutralisé, les six hommes de Mokhtar Ali « Robow » géreraient la suite. L’un d’eux était un marin et saurait guider le gros navire vers son objectif : le port saoudien de Dahran, là où se trouvaient les plus grandes installations pétrolières du monde. Grâce aux informations transmises par les affidés d’Al Qaida sur place, ils savaient exactement ce qu’ils devaient faire. Dès qu’ils auraient atteint le port pétrolier, ils déclencheraient les charges explosives qui transformeraient le super-gazier en une bombe d’une puissance inouïe, dont le souffle dévasterait toute infrastructure saoudienne.

Le commando était dirigé par un Shebab, Adam Salad Adam, qui ne survivrait pas. Mokhtar Ali « Robow », lui, resterait sur le chalutier, et, ensuite, de retour en Somalie, convoquerait Al Jeezirah et d’autres chaînes de télé pour répandre la nouvelle de son exploit.

Longtemps, il avait hésité entre faire exploser le super-gazier dans le port de Dahran ou le jeter contre un navire de guerre américain. Dans ce dernier cas, il craignait que les dégâts ne soient pas assez importants. Personne n’avait pu lui donner de garanties...

Une fois sur le pont, il rejoignit ses hommes regroupés à l’avant, à l’écart des pirates.

— Prions ! lança-t-il. Allah nous a envoyé notre cible ; dans très peu de temps, nous allons l’attaquer et, Inch Allah, en prendre possession. Pour la plus grande gloire de Dieu.

* * *

Malko avait dormi comme un loir, épuisé par la fatigue nerveuse. Réveillé par un tangage violent, il s’était levé pour monter sur le pont, découvrant une immensité vide, avec une mer déjà bien formée. Le « Mac Arthur » plongeait son étrave dans les vagues qui inondaient le pont avant régulièrement. Il gagna la dunette, où se tenait l’homme de barre et Malcolm.

— Où sommes-nous ?

Le Sud-Africain lui désigna la carte à côté de la barre.

— Sur le « rail » emprunté par les navires sortant du détroit d’Ormouz, et partant vers Le Cap.

— Où est le « Venus Star » ?

Malcolm désigna l’écran radar.

— À environ 150 miles. Nous allons croiser sa route dans cinq heures environ.

Grâce au GPS du super-gazier, il connaissait sa position en temps réel à quelques mètres près.

— Et les pirates ? demanda Malko.

— Rien en vue, mais ils n’ont pas d’émetteur AIS et au radar, ce n’est pas évident de les repérer. Il y a des chalutiers partout dans le coin, yéménites, saoudiens ou omanais. On ne peut les identifier qu’à vue.

Un marin tendit à Malko un café et il le prit avec plaisir.

Les paquets de mer frappaient le pare-brise sans arrêt, pourtant la mer était belle. Il redescendit prendre une douche, en se cognant un peu partout, inquiet. Pourvu que les pirates ne les prennent pas de vitesse.

* * *

Malko jeta un coup d’oeil à sa Breitling et sursauta : il avait dormi plus de quatre heures. Il se hâta de remonter sur le pont, interpellé aussitôt par Malcolm.

— Nous avons le « Venus Star » dans notre récepteur AIS.

Ils gagnèrent la dunette et le Sud Africain lui montra le cap qu’il fallait garder pour rejoindre le « super-gazier » : 260 et la distance qui les séparait encore : 32 miles nautiques. Les données étaient actualisées toutes les vingt secondes...

— Nous filons à 32 nœuds, annonça Malcolm. Nous devrions l’apercevoir d’ici quarante minutes.

— Que faites-vous ensuite ?

— Nous allons rester dans son sillage, à quelques miles et attendre que les pirates se manifestent. L’escorter, en quelque sorte.

— Vous allez entrer en contact avec lui ?

— Oui, je pense.

Malko n’avait plus envie de redescendre. Il resta à écarquiller les yeux vers l’avant, regardant de temps en temps où la distance entre les deux navires diminuait à vue d’œil. Soudain, l’officier radar poussa une exclamation. Malko se rapprocha de l’aiguille qui balayait le cadran rond et l’homme lui montra un point en haut à gauche, beaucoup plus petit que le « Venus Star ».

— Il y a un autre navire dans les parages, expliqua-t-il, qui n’est pas équipé d’AIS ou qui ne l’a pas activé. Il navigue dans la même direction que le « Venus Star », à une dizaine de miles derrière lui. À peu près à la même vitesse.

— Vous pouvez l’identifier ?

— Non. Je peux seulement le surveiller au radar. Il n’a pas l’air de se rapprocher. Ce peut être un des innombrables boutres qui naviguent dans le coin ou...

— Des pirates, compléta Malko.

Dans très peu de temps, ils allaient le savoir.

* * *

Le « Buruh Océan » avait ralenti et l’activité était fébrile sur le pont de l’ancien chalutier russe. On avait ramené à la hauteur du chalutier les deux barques à la traîne et les pirates étaient en train d’y prendre place, y descendant par deux échelles plaquées à la coque du chalutier. Sept hommes par engin : un chargé du moteur et six de l’assaut. Armés de Kalachnikovs et de RPG7.

Les bouteilles d’air comprimé étaient déjà en bas.

Adam Salad Adam se laissa glisser le dernier le long de l’échelle, pas rassuré ; il n’avait vraiment pas le pied marin.. Il ne fut rassuré qu’en se laissant tomber dans le canot secoué par la houle. Très vite, les deux embarcations s’éloignèrent du « Buruh Océan ».

L’homme de barre de la première barque avait un petit compas lui indiquant le cap à suivre pour rattraper le « Venus Star ». Comme ils étaient très bas sur l’eau, ils ne le voyaient pas encore, mais le super-gazier ne se trouvait qu’à une dizaine de miles devant eux. Vingt minutes de mer.

Adam Salad Adam se tassa à l’arrière, mal à l’aise. Les deux barques « tapaient » de façon effroyable dans la houle et le Shebab se demanda comment ils allaient pouvoir aborder un navire aussi énorme que le « Venus Star ». En dépit du soleil radieux, il grelottait.

C’est le cri de joie d’un des pirates qui attira son attention. Il se souleva à demi et aperçut devant lui un énorme navire noir qui semblait très bas sur l’eau.

Le « Venus Star ».

Ds arrivaient par son arrière et déjà, l’homme chargé de lancer le harpon, s’activait autour de sa bouteille de gaz comprimé. Les autres vérifiaient leur armement. Le silence était absolu. Plus la coque noire grandissait à l’horizon, plus le Shebab se sentait mal à l’aise : cela semblait impossible qu’ils arrivent à grimper à bord de ce mastodonte !

Désormais, ils étaient derrière lui, et, à cause de la houle, le perdaient parfois de vue. Il se demanda si les marins du « Venus Star » les avaient repérés. Ce n’était pas certain : très bas siir l’eau, ils étaient presque invisibles, à cause de la forte houle.

Les deux barques naviguaient désormais côte à côte, moteurs à fond, rebondissant sur les vagues. Tous leurs occupants étaient trempés, mais n’avaient d’yeux que pour le monstrueux navire qu’ils étaient en train de rattraper. Bientôt, ils furent assez près pour déchiffrer l’inscription du tableau arrière :

« Venus Star. MONROVIA »

La première barque accéléra, s’écartant du sillage du super-gazier. Adam Salad Adam la vit arriver à hauteur du navire dont le pont semblait vide. Il devait filer 16 nœuds environ, traçant son sillon dans la mer démontée.

Soudain, un des pirates se leva, braqua son lance-harpon à 45° sur le super-gazier et lâcha l’air comprimé. Le Shebab vit le harpon décrire une courbe gracieuse et retomber sur le pont. Aussitôt, l’homme de barre changea violemment sa course, venant se coller contre l’énorme coque noire.

Celui qui avait lancé le harpon tirait sur la corde afin de s’assurer que le crochet était bien pris. Les deux échelles dé spéléologue tapaient contre la coque. Le cœur battant, Adam Salad Adam vit un des pirates se mettre debout dans une position acrobatique sur l’avant de la première barque et attraper l’échelle. Plaqué contre la coque, il se mit à grimper comme un singe, la Kalach accrochée dans le dos. Déjà, un second lui succédait.

Aucun signe de vie sur le pont du super-gazier.

Le premier pirate enjamba le bastingage et disparut. En moins de deux minutes, tous étaient à bord : l’embarcation s’écarta pour laisser la seconde s’approcher du « Venus Star ». Adam Salad Adam leva les yeux et eut le vertige en voyant l’énorme mur noir et lisse, qui semblait ne jamais finir. On l’aida et, comme les autres, il finit par attraper les filins de l’échelle, grimpant maladroitement, mais ivre de fierté.

Dans quelques minutes, ses hommes seraient maîtres de l’énorme super-gazier et pourraient l’emmener où bon leur semblerait.

Il se retourna et aperçut derrière eux une petite tache blanche, à une dizaine de miles : un autre navire, beaucoup plus petit que le « Venus Star ».

CHAPITRE XXV

Le « Mac Arthur » n’avançait plus qu’à quelques nœuds. Ivre de rage, Malko, de la dunette, observait les marins entourant le « Bell 206 », sur la plage arrière. Deux missiles « Hellfîre » étaient accrochés sous son fuselage, prêts à servir, l’équipage était dans le cockpit, les filins le retenant au pont avaient été largués, mais la turbine refusait de démarrer !

Cela, depuis vingt minutes.

Fiévreusement, un mécanicien auscultait l’appareil, sous le regard désolé des autres membres dé l’équipage.

— Qu’est-ce qui se passe ? lança Malko.

— On n’en sait rien, avoua Malcolm. Avec l’air marin, on a parfois des pépins bénins, mais il faut les trouver...

Malko en aurait hurlé de fureur. Il se retourna vers l’avant et aperçut assez loin devant eux un petit navire qui s’éloignait vers l’est. Ils avaient vu s’en détacher deux barques qui étaient parties à l’abordage du « Venus Star », une demi-heure plus tôt. Normalement, ils auraient eu dix fois le temps de faire décoller le « Bell 206 » pour les intercepter. En plus des « Hellfire », l’hélico avait deux mitrailleuses légères, largement suffisantes pour neutraliser les pirates.

Hélas, le « Bell 206 » était toujours cloué au pont et, dans les jumelles ils avaient pu assister à l’attaque du « Venus Star », menée en quelques minutes !

Désormais les pirates étaient à bord et contrôlaient le super-gazier. Celui-ci continuait sa course à la même allure et les deux barques qui avaient servi à l’aborder avaient regagné leur « mothership ». Pour ce dernier, la mission était terminée.

Un sifflement aigu lui fit tourner la tête.

Les pales du « Bell 206 » tournaient enfin ! Les hommes s’écartèrent de l’hélico qui décolla verticalement puis s’éloigna en direction du « Venus Star ».

Un peu tard, hélas.

Malko se tourna vers Malcolm.

— Contactez le « Venus Star » en VHF.

— Ce sont les pirates qui vont répondre...

— On va voir.

Désormais, il fallait échafauder un autre plan de bataille.

* * *

Adam Salad Adam sortit de sa poche un papier plié et le posa sur la table des cartes à côté de la barre. Le commandant du super-gazier n’en revenait pas. La plupart de ses vingt-six hommes d’équipage se reposaient lorsque l’attaque avait eu lieu, et, d’ailleurs, à part un pistolet rangé dans le coffre de bord, il n’y avait aucune arme sur le super-gazier.

Son équipage, des Yéménites, des Nigérians et des Saoudiens, ne savait même pas encore que le bateau avait été arraisonné.

En arabe, Adam Salad Adam désigna son papier au capitaine.

— Tu vas suivre ce cap et tout se passera bien. Le commandant leva la tête, étonné.

— Tu veux que je revienne dans le Golfe Persique ?

— Exactement.

— Pourquoi ?

— Tu n’as pas à le savoir. Obéis.

Dompté, le commandant répercuta l’ordre au Yéménite qui tenait la barre et le « Venus Star » amorça un très lent virage destiné à le faire revenir sur ses pas.

Laissant un de ses hommes surveiller la dunette, Adam Salad Adam gagna le pont, grand comme un terrain de football. Ses hommes s’y affairaient déjà, ouvrant les sacs qui contenaient les explosifs. Il interpella leur chef, un moudjahid qui avait combattu en Afghanistan, formé au maniement des explosifs dans un des camps de l’organisation Laskhar e Taiba.

— Tu as plusieurs heures pour mettre ton dispositif en place, lança-t-il, mais il vaut mieux être prêt le plus vite possible. Au cas où nous croiserions un navire de guerre américain.

— Je pense que, dans deux heures, nous aurons disposé les charges aux endroits stratégiques, répondit le milicien.

— Viens me rendre compte quand tout sera prêt, ordonna Adam Salad Adam, remontant dans la dunette. Sur le pont, il avait le mal de mer, pourtant l’énorme super-gazier ne bougeait guère à cause de sa masse colossale.

Si Dieu était de leur côté, ils atteindraient le port de Dahran le lendemain matin à l’aube.

Le but était de s’approcher le plus possible des installations pétrolières saoudiennes et de faire ensuite exploser le super-gazier. D’après les spécialistes consultés, la déflagration causerait de tels dégâts qu’il faudrait des mois avant de pouvoir se resservir du plus grand port pétrolier. Juste avant l’explosion, Adam Salad Adam enverrait un message radio revendiquant au nom d’Al Qaida en Somalie l’attentat.. Non seulement les dégâts causés aux Saoudiens seraient terrifiants, mais le mouvement des Shebabs en profiterait et surgirait enfin sur la scène internationale, comme Al Qaida, après le 11 septembre 2001.

Au cas où un navire de guerre américain chercherait à les intercepter ou à prendre possession du « Venus Star », ils se feraient alors sauter, en espérant bien le détruire, mais ce n’était qu’un plan B moins satisfaisant.

Pour lutter contre le mal de mer, il étala son tapis de prière sur le sol métallique et se prosterna, remerciant Allah de l’avoir aidé à s’emparer de ce monstre d’acier plein de gaz.

Une véritable bombe flottante qui allait exploser au nez des infidèles.

Comme pour les avions utilisés le 11 septembre 2001, l’équipage du « Venus Star » serait sacrifié, mais il n’avait pas le choix.

* * *

— Le commandant vient de répondre qu’ils ont été abordés par des pirates et qu’il ne contrôle plus son navire, annonça Malcolm. Il n’a pas pu continuer, c’est un des pirates qui a pris la radio et a lancé des injures.

Malko regarda l’énorme « Venus Star ». Désormais, ils naviguaient de concert, séparés par moins d’un mile. Le « Bell 206 », lui, se tenait à bonne distance des RPG des pirates, volant à quelques centaines de mètres du super-gazier.

— Est-ce qu’on peut tenter de l’aborder ? demanda Malko à Malcolm.

Le Sud-Africain fit la moue.

— Avec le « Mac Arthur » c’est difficile, mes hommes ne sont pas entraînés à ce genre de chose. On peut tenter, à partir de l’hélico, de neutraliser le maximum de pirates, mais ils sont au moins une douzaine.

Il faudra s’approcher et ils peuvent nous faire du mal. En plus, une seule cartouche incendiaire tirée par nous au mauvais endroit et tout saute... Et nous avec, si nous sommes trop près.

Pas vraiment enthousiasmant.

Malcolm poussa soudain une exclamation.

— Regardez, le « Venus Star » change de course !

Effectivement, le sillage n’était plus rectiligne, mais courbe. Le « super-gazier » était en train d’amorcer un virage lent, à cause de sa masse, mais marqué. Les deux hommes l’observèrent. Peu à peu, il tournait vers bâbord et, au bout d’une demi-heure, il n’y eut plus aucun doute : il revenait sur ses pas !

Incompréhensible : le détroit d’Ormuz était une des zones maritimes les mieux protégées, avec des dizaines de navires de guerre occidentaux, iraniens et saoudiens. Qu’allait faire ce super-gazier dans ce goulet étroitement surveillé ?

Malko en tira une conclusion immédiate : l’information donné par Amin Osman Said se vérifiait : il ne s’agissait pas d’une attaque de pirates classique destinée à obtenir une rançon contre le navire et son équipage, mais d’autre chose : un acte terroriste. Ceux qui s’en étaient emparés voulaient utiliser l’énorme super-gazier comme une bombe flottante.

Quelque part dans le Golfe Persique, la zone où il y avait des dizaines de pétroliers... Malko en avait des sueurs froides. Il observa le « Venus Star » continuer son virage puis demanda à Malcolm de lui passer son Thuraya. Il y avait des décisions à prendre et il ne pouvait pas le faire tout seul.

Dès qu’il eut attrapé le satellite, Malcolm lui tendit le téléphone et il composa le numéro de Mark Roll, qui devait attendre anxieusement devant son téléphone. Effectivement, le chef de Station de la CIA répondit instantanément.

— Où en êtes-vous ? lança-t-il anxieusement. Vous avez repéré le « Venus Star » ?

— Nous naviguons de concert, annonça Malko.

— Superbe ! approuva l’Américain.

— Ça, c’est la bonne nouvelle, précisa Malko. La mauvaise c’est que les pirates s’en sont emparés.

Il mit un certain temps, au milieu des vociférations de l’Américain, à expliquer les problèmes de l’hélicoptère et ce qui s’en était suivi.

— C’est une catastrophe, conclut le chef de Station de la CIA. Nous sommes ridiculisés ! Ces enfoirés de « Blackwater » pourraient avoir du bon matériel. Je ne les paierai pas.

Pour le calmer, Malko continua son récit.

— Il y a quelque chose de plus inquiétant, dit-il. Le « Venus Star » a changé de cap, il semble retourner vers le détroit d’Ormuz... L’Américain en resta muet de stupéfaction.

— Qu’est-ce qu’il va faire là-bas ?

— Bonne question ! reconnut Malko. C’est la preuve qu’il ne s’agit pas d’un acte de piraterie ordinaire, mais plutôt d’une action terroriste. Le « Venus Star » est une bombe flottante.

— My God ! explosa l’Américain. Il faut que j’avertisse Langley immédiatement. Donnez-moi le numéro où je peux vous joindre. Nous sommes confrontés à un cas non-conforme...

C’était une litote...

Adam Salad Adam regardait les moutonnements de l’Océan Indien, serein. La joie de réussir son attaque effaçait l’effet du mal de mer. Il s’était installé dans la dunette, d’où il dominait l’immense pont où ses hommes avaient pris position un peu partout. Seul contretemps, un navire les escortait toujours, accompagné d’un hélicoptère sur lequel ils avaient déjà tiré plusieurs rafales pour l’éloigner.

Mais c’était comme une mouche avec un éléphant. Ses hommes veillaient avec leurs lance-roquettes et l’hélico était vulnérable. Ce n’était pas cela qui l’empêcherait de remplir sa mission.

Un homme monta l’échelle et vint murmurer à son oreille.

— Tout le dispositif est en place, annonça-t-il. Nous pouvons provoquer l’explosion du navire en quelques secondes.

— C’est parfait, approuva Adam Salad Adam. Va prier, nous avons encore beaucoup de temps devant nous.

Lui-même se replongea dans une méditation religieuse. Le « Venus Star » filait à 16 nœuds en direction du Golfe Persique.

— Il est hors de question de le laisser pénétrer dans le Golfe Persique, annonça dans le téléphone satellite Mark Roll. Je viens de parler avec Langley qui a alerté la Maison Blanche. C’est un « executive order » du Président. Il faut neutraliser ces pirates.

— Comment ? objecta Malko. Si nous tentons de reprendre le « Venus Star », nous risquons de perdre l’hélico, des hommes et de faire sauter le super-gazier...

Il y eut à l’autre bout du fil un long silence qui lui parut suspect. Il insista :

— Vous m’avez entendu ?

— Parfaitement, répondit l’Américain. Nous sommes en train d’envisager différentes solutions avec la Maison Blanche. Il ne nous reste que quelques heures.

— il n’y a aucun navire de la Ve Flotte dans le coin ?

— Le plus proche, un destroyer, se trouve à huit heures de mer et a une mission à exécuter. Je crains que nous ne soyons livrés à nous-mêmes.

— C’est-à-dire ?

Bref silence. Un ange passa, emporté par les alizés et l’Américain laissa tomber.

— J’ai reçu l’ordre de neutraliser le « Venus Star ». Par tous les moyens.

Malko en eut froid dans le dos.

— Soyez plus explicite, demanda-t-il. Qu’entendez-vous par « neutraliser » ?

— Vous m’avez très bien compris, rétorqua Mark Roll. Il faut le détruire.

— Avec son équipage ? demanda Malko, horrifié. Il y a vingt-six marins à bord.

— Pas nécessairement, admit Mark Roll, mais cela ne doit pas être un obstacle infranchissable. Utilisez les moyens dont vous disposez.

Malko ne répondit pas. Il se trouvait en bout de chaîne et c’était à lui d’accomplir le sale boulot.

— À propos, continua l’Américain, à partir de cet instant, c’est vous qui commandez, je vais prévenir les « Blackwaters ». Les décisions doivent être prises par vous, et vous seul. Vous m’avez compris ?

— Je vous ai compris, répondit Malko.

Tout en parlant, il contemplait l’énorme super-gazier filant paisiblement à quelques encablures...

— Alors, ne perdez pas de temps, conclut l’Américain.

Il coupa la communication. Malko se tourna vers Malcolm.

— Faites revenir l’hélico.

— On décroche ?

— Non, je veux monter à bord.

Rapidement, il lui expliqua les ordres. Le Sud-Africain était blême.

— Vous vous rendez compte ! C’est un crime auquel vous me demandez de participer.

— Je vais le commander, fit froidement Malko. Ce n’est pas la guerre en dentelles : le « Venus Star » représente un risque colossal. Je vais vous poser une question : si, le 11 septembre, on avait pu détruire les deux appareils avec leurs passagers, qui se sont jetés sur les tours du World Trade Center, pensez-vous qu’on aurait hésité ? Nous allons essayer de limiter la casse, conclut Malko. Appelez le « Venus Star » sur la VHF. J’espère que vous tomberez sur un membre d’équipage.

— Qu’est-ce que je leur dis ?

— Que le navire va être détruit : que tous les marins qui le peuvent abandonnent le bord. Qu’ils sautent à la mer. Il fait jour et il n’y pas trop de houle. Nous allons les recueillir et les hélitreuiller ici. Et ensuite...

Il n’eut pas besoin de continuer : l’autre avait déjà empoigné sa radio. Malko suivit tant bien que mal la conversation. D’abord en anglais, puis en arabe. Elle fut très courte.

— J’ai eu le commandant, annonça Malcolm. J’espère qu’il a compris. Je lui ai répété ce que vous m’aviez dit. Ensuite, les pirates lui ont pris le micro.

— Il n’y a plus qu’à prier ! soupira Malko. Prévenez l’hélico.

* * *

Adam Salad Adam n’en crut pas ses yeux lorsqu’il vit le commandant du « Venus Star » sortir de la dunette, descendre sur le pont, parler à plusieurs marins, enjamber le bastingage et sauter à la mer d’une hauteur de dix mètres !

Il était déjà debout, éructant, menaçant de son pistolet l’homme de barre, un Yéménite.

— Qu’est-ce qui se passe ? hurla-t-il. Terifié, le Yéménite bredouilla.

— Il paraît que le navire va sauter... Le Shebab pointa son arme sur sa tête.

— Si tu bouges de ton poste, je te tue ! Accroché à sa barre, le Yéménite se dit qu’il allait mourir de toute façon. À travers les glaces du cockpit, il vit trois des marins sauter à leur tour par-dessus bord.

Décontenancés, les pirates ne réagirent d’abord pas. Puis l’un d’eux lâcha une rafale dans le dos d’un marin en train d’enjamber le bastingage, qui tomba comme une masse dans la mer et ne réapparut pas.

Dans la dunette, Adam Salad Adam cuvait sa fureur, impuissant. Tant qu’il aurait l’homme de barre sous la main, il avait une chance d’accomplir sa mission.

* * *

— Ça en fait seize ! annonça Malcolm. Deux ont été abattus par les pirates. Les autres ne donnent pas signe de vie.

Il manquait donc huit marins, dont l’homme de barre. Le commandant du « Venus Star » venait d’être hélitreuillé à bord, encore choqué. Malko attendit la dernière rotation de l’hélicoptère puis monta à bord, installé dans le troisième poste du cockpit.

Ils redécollèrent et prirent de l’altitude. C’était une lourde décision à prendre. Il décida d’attendre encore une demi-heure. Mais aucun marin ne se montra sur le pont du « Venus-Star » : ou ils avaient été abattus par les pirates ou ils n’avaient pu être prévenus. Les pirates, eux, faisaient les cent pas sur le pont, tirant parfois une rafale en direction de l’hélico, heureusement trop éloigné pour être atteint...

Malko baissa les yeux sur sa Breitling Bentley. Encore une demi-heure de jour.

Il se tourna vers le pilote.

— Vous allez tirer d’abord un « Hellfire » sur le flanc bâbord du « Venus Star ». Si cela ne suffit pas, vous tirerez le second...

Le pilote sursauta.

— Tout va exploser !

— C’est le but recherché, fit simplement Malko.

— Il y a encore des gens à bord...

— Je sais, mais nous n’avons pas le choix. C’est un ordre de la Maison Blanche. Nous devons l’exécuter, afin d’éviter une catastrophe beaucoup plus grave.

L’hélico s’inclina, s’éloignant du « Venus Star », puis se positionna à plus d’un mile du super-gazier.

— Ça va secouer ! avertit le pilote. Accrochez-vous.

Malko serra au maximum son harnais de sécurité.

Il vit le missile partir en laissant une traînée de fumée derrière lui, droit sur la coque noire. Un objectif facile. Malko retenait son souffle. Quand le missile perça la coque noire, il eut l’impression de recevoir le choc lui-même.

* * *

Adam Salad Adam hurlait des insultes sans discontinuer, en suivant des yeux le missile qui se rapprochait à toute vitesse du « Venus Star ». Sans même s’en rendre compte, il vida le chargeur de son pistolet sur l’homme de barre, qui tomba comme une masse, foudroyé.

* * *

Malko avait beau s’y attendre : la puissance de l’explosion dépassa tout ce qu’il avait pu imaginer. Une gigantesque boule de feu, comme un champignon atomique, s’éleva dans le ciel et un souffle violent balaya l’espace aérien. Le « Bell 206 » fut emporté comme un fétu de paille et le pilote n’en garda le contrôle que par miracle.

À la place du « Venus Star », il ne restait qu’une énorme boule de feu surmontée de volutes de fumée noire, comme l’explosion d’un volcan sous-marin. La déflagration avait dû se voir à des centaines de kilomètres. Il eut une pensée pour ceux qui étaient restés piégés à l’intérieur du super-gazier, puis essaya d’imaginer ce qui aurait pu se produire si l’attentat avait été mené à bien.

Une fois de plus, il s’était sali les mains. Dans son métier, on faisait rarement des omelettes sans casser des œufs.

Il avait un goût de cendre dans la bouche, tous les muscles lui faisaient mal et il se demanda si le combat contre ces fous de Dieu qui préféraient la mort à la vie cesserait jamais.