Au III° millénaire, le Terre n’est plus peuplée que de cinq millions d’habitants. Le Soleil a changé de forme et s’est rapproché de notre planète, entraînant une formidable diminution des terres émergées, envahies désormais par la jungle où des reptiles colossaux ont remplacé les mammifères. Comment survivre dans ces conditions, surtout quand des bandes de pirates recherchent sans relâche les trésors engloutis ?

Un classique de la science-fiction écologique.

James Graham Ballard

Le monde englouti

1. Sur la plage du Ritz

Bientôt, il ferait trop chaud.

Il était un peu plus de huit heures ; du balcon de l’hôtel, Kerans observait le soleil se lever derrière les bosquets touffus de gymnospermes géants qui envahissaient les toits des grands magasins abandonnés à quelque quatre cents mètres de là, sur la rive est de la lagune. On ressentait pleinement l’implacable ardeur du soleil, même à travers la masse vert olive des frondes. Les durs rayons réfractés qui frappaient ses épaules et sa poitrine nues faisaient perler les premières gouttes de sueur et il mit une paire d’épaisses lunettes de soleil pour se protéger les yeux. Le disque solaire ne formait plus une sphère aussi nette, mais une grande ellipse étalée qui, à l’orient, se déployait sur l’horizon, comme une boule de feu colossale ; son reflet dans la lagune transformait la surface de plomb éteint en une carapace de cuivre éblouissant.

Dans moins de quatre heures, vers midi, l’eau semblerait brûler.

D’habitude, Kerans se levait à cinq heures et arrivait à la station d’essais biologiques assez tôt pour travailler au moins quatre à cinq heures avant que la chaleur ne devienne insupportable. Mais ce matin-là il se sentait peu disposé à quitter son appartement, havre frais entouré d’un rideau d’air. Il était resté deux heures pour prendre son petit déjeuner et avait ensuite achevé un article de six pages dans son journal de bord, retardant délibérément son départ jusqu’à ce que le colonel Riggs passe à l’hôtel à bord de son bateau de patrouille ; il savait qu’alors il serait trop tard pour se rendre à la station. Le colonel était toujours avide d’une heure de conversation, surtout soutenue par quelques apéritifs et il ne partirait pas avant au moins onze heures et demie, uniquement soucieux du déjeuner qui l’attendait à la base.

Mais, pour une raison quelconque, Riggs avait-il été retardé ? Il avait sans doute passé plus de temps que d’habitude à inspecter les lagunes adjacentes, ou alors il devait attendre l’arrivée de Kerans à la station d’essais. Celui-ci se demanda un moment s’il n’essaierait pas de le joindre par le poste émetteur que l’unité de transmission avait installé dans le salon ; mais le meuble disparaissait sous une pile de livres et la batterie était à plat. Le caporal responsable de la station de radio de la base s’était plaint à Riggs parce que sa joyeuse émission matinale de vieilles chansons populaires entrecoupées de nouvelles locales – deux iguanes avaient attaqué l’hélicoptère la nuit précédente ; les tout derniers relevés des niveaux de température et d’humidité – avait été brusquement interrompue en plein milieu de la première partie. Mais Riggs se rendait compte que Kerans essayait inconsciemment de couper ses liens avec la base : le soin avec lequel il avait, par exemple, caché le poste émetteur sous une pile de livres contrastait trop manifestement avec l’ordre, par ailleurs méticuleux, de Kerans ; il acceptait, tolérant, ce besoin d’isolement.

Accoudé au garde-fou du balcon, ses épaules minces et anguleuses et son profil étique se reflétant dix étages plus bas dans l’eau étale, Kerans contemplait une de ces innombrables tempêtes thermiques crever sur un massif de prèles au bord du ruisseau qui débouchait de la lagune. Emprisonnées par les immeubles environnants et les assises renversées à trente mètres au-dessus de l’eau, les poches d’air allaient s’échauffer rapidement, puis exploser en s’élevant, comme un lâcher de ballons, en laissant brusquement derrière elles un vacuum détonant. En quelques secondes, les nuages de vapeur suspendus au-dessus du ruisseau se dissipèrent et une furieuse tornade en miniature fouetta les plantes hautes de vingt mètres, les culbutant comme des allumettes. Puis la tempête s’apaisa aussi subitement et les colonnes des grands troncs s’affaissèrent dans l’eau, les uns sur les autres, désormais semblables à de paresseux alligators.

Après une réflexion, Kerans se dit qu’il avait été prudent de rester à l’hôtel – les tempêtes étaient de plus en plus fréquentes à mesure que la température s’élevait. Mais son vrai motif, et il le savait, c’est qu’il considérait qu’il ne restait maintenant plus grand-chose à faire. La cartographie biologique n’était plus qu’un jeu sans rime ni raison : la flore nouvelle suivait exactement dans les grandes lignes les prévisions faites il y avait vingt ans et il était sûr que personne au Camp Byrd dans les Greenland du Nord ne se donnait plus la peine de classer ses rapports ; il restait le seul à les lire.

En réalité, l’assistant de Kerans à la station d’essais, le vieux docteur Bodkin, s’était amusé à préparer une prétendue description faite par un témoin oculaire, un des sergents du colonel Riggs, selon laquelle celui-ci aurait vu un grand lézard ailé, à l’arête dorsale gigantesque, rôder dans une des lagunes, semblable en tout point à un pélycosaure, reptile pennsylvanien des premiers âges. Si le rapport – qui proclamait un retour important à l’ère des grands reptiles – avait été pris à la lettre, une armée d’écologistes leur serait immédiatement tombé sur le dos, escortée d’une unité munie d’un armement tactique atomique, avec ordre de filer vers le sud à une vitesse régulière de vingt nœuds à l’heure ! Mais en dehors des signaux de reconnaissance habituels, il n’avait été question de rien de tout cela. Les spécialistes du Camp Byrd étaient sans doute trop fatigués, même pour faire une bonne blague.

À la fin du mois, le colonel Riggs et sa petite unité de maintien auraient terminé leur étude de la ville – s’agissait-il de Berlin, de Paris ou de Londres ? se demanda Kerans – et feraient cap vers le nord, remorquant derrière eux la station d’essais. Kerans pouvait difficilement s’imaginer qu’il allait un jour quitter cet appartement en terrasse où il avait vécu pendant les six derniers mois. Le Ritz, il en convenait volontiers, méritait amplement sa réputation. La salle de bains, par exemple, avec ses lavabos de marbre noir et ses robinets plaqué or, faisait penser à la chapelle latérale d’une cathédrale. L’idée qu’il était sans doute le dernier client de cet hôtel lui donnait une curieuse satisfaction ; il se rendait compte qu’il identifiait cette phase à la dernière de son existence. Cette odyssée vers le nord, en passant par les cités englouties du sud se terminerait bientôt par le retour au Camp Byrd et à ses disciplines tonifiantes. De la même façon, ce coucher de soleil qui avait l’air d’un adieu semblait retracer la longue et merveilleuse histoire de l’hôtel.

Il avait réquisitionné le Ritz dès le lendemain de leur arrivée, impatient de quitter l’étroite cabine entourée des installations de laboratoire de la station d’essais pour les immenses salles de réception à plafond élevé de l’hôtel abandonné. Le somptueux mobilier, les brocarts, les statues d’art moderne en bronze dans les niches des couloirs, tout cela représentait pour lui le décor naturel de sa vie ; il savourait cette subtile atmosphère de mélancolie qui enveloppait les derniers vestiges d’un niveau de civilisation qui avait maintenant pratiquement disparu. Beaucoup d’immeubles aux alentours de la lagune avaient glissé et s’étaient écroulés dans la vase depuis longtemps, révélant par là, la mauvaise qualité de leur construction ; le Ritz, lui, se dressait, superbement isolé, sur la rive ouest et les abondantes moisissures bleues qui poussaient sur les tapis des sombres couloirs ajoutaient encore à sa dignité du XIXe siècle.

L’appartement, autrefois destiné à un financier milanais, avait été somptueusement meublé et équipé. Les parois isolantes contre la chaleur étaient encore parfaitement hermétiques, malgré les six premiers étages immergés et les murs qui commençaient à se craqueler ; l’installation d’air conditionné à deux cent cinquante ampères n’avait jamais cessé de fonctionner. Bien que l’appartement fût inoccupé depuis dix ans, il y avait peu de poussière sur les cheminées et les consoles dorées. Le triptyque de photographie posé sur le bureau recouvert de peau de crocodile – le financier et sa famille resplendissante et repue, le financier et son immeuble de bureaux à cinquante étages, plus resplendissant encore – était à peine abîmé. Fort heureusement pour Kerans, son prédécesseur était parti dans la précipitation et placards et garde-robes regorgeaient de trésors : raquettes de jeu de balle au mur à manches d’ivoire, robes de chambre imprimées à la main… et le bar contenait une bonne réserve de ce qu’on pouvait appeler maintenant de vieux cognac et whisky.

Un moustique anophèle géant, aussi gros qu’une libellule, traversa l’air, frôla le visage de Kerans et plongea en direction de la jetée flottante où était amarré son catamaran. Le soleil se cachait toujours derrière la végétation sur la rive est de la lagune, mais en augmentant, la chaleur avait fait sortir de leurs repaires cachés dans la mousse qui couvrait les murs de l’hôtel, d’énormes insectes furieux. Kerans n’avait aucune envie de quitter le balcon pour se retrancher derrière la porte de treillis. Dans la lumière matinale, une beauté étrange et lugubre s’étendait sur la lagune : les sombres frondes vert foncé des gymnospermes resurgies de l’époque du Trias et les immeubles blancs du xx® siècle, à demi submergés… tout cela se reflétait dans le profond miroir de l’eau, deux mondes entremêlés apparemment suspendus à quelque embranchement dans le temps. L’illusion se rompit quelques secondes : à une centaine de mètres de là, une araignée géante surgit, fendant la surface huileuse.

Quelque part dans le lointain, du côté de la masse engloutie d’un grand monument gothique, à plusieurs centaines de mètres au sud, on entendit tousser et pomper un moteur diesel. Kerans quitta le balcon, refermant derrière lui la porte de treillis et passa dans la salle de bains pour se raser. L’eau ne coulait plus des robinets depuis longtemps, mais Kerans gardait dans la baignoire un réservoir d’eau soigneusement purifiée par un alambic de fortune installé sur le toit et amenée par un tuyau qui passait par la fenêtre.

Bien qu’il n’ait que quarante ans, la barbe de Kerans avait blanchi sous l’effet radioactif du fluor contenu dans l’eau. Pourtant, ses cheveux décolorés coupés en brossé et son hâle couleur d’ambre foncé le rajeunissaient d’au moins dix ans. Un manque d’appétit chronique et l’effet d’une nouvelle malaria avaient resserré la peau sèche et tannée sous les pommettes, faisant ressortir ses traits d’ascète. Il examina sa physionomie d’un œil critique en se rasant, tâta les méplats rétrécis de son visage, massant les muscles qui, en changeant, avaient lentement transformé ses traits et relevé une personnalité qui couvait en lui depuis sa vie d’adulte. De son regard bleu clair, il se scruta avec un détachement ironique ; malgré son air renfermé, il semblait maintenant plus reposé, plus équilibré qu’il ne se souvenait l’avoir jamais été. Ce léger retranchement conscient derrière un monde qui lui était propre, avec ses rites et ses observances intimes, était révolu. S’il se tenait à l’écart de Riggs et de ses hommes, c’était simplement plus par commodité que par misanthropie.

Il sortit et alla prendre une chemise de soie crème monogrammée dans la pile laissée par le financier dans la garde-robe, puis enfila un pantalon impeccablement repassé portant une marque de Zurich. Il ferma hermétiquement les doubles portes derrière lui – l’appartement était en effet une boîte de verre enserrée dans des murs en brique – puis descendit l’escalier.

Il atteignit le débarcadère au moment où le canot du colonel Riggs, une péniche de débarquement convertie, allait se ranger contre le catamaran. Riggs, debout à l’avant, frais et pimpant, un pied botté posé sur le talus, examinait les ruisseaux sinueux et les jungles suspendues, faisant penser à un explorateur africain de jadis.

— Bonjour Robert, souhaita-t-il à Kerans. (Il sauta sur la plate-forme flottante faite de bidons de deux cent cinquante litres attachés à l’intérieur d’une armature en bois.) Ravi de vous trouver encore ici ! J’ai un drôle de boulot sur les bras et j’espère que vous allez pouvoir me dépanner. Vous pourriez abandonner la station pour une journée ?

Kerans l’aida à atteindre le balcon en béton qui avait autrefois été celui d’un appartement au septième étage d’un immeuble.

— Bien sûr, Colonel. À dire vrai, j’ai déjà commencé à le faire !

Riggs avait officiellement la responsabilité totale de la station d’essais et Kerans aurait dû lui demander la permission, mais les relations entre les deux hommes étaient dénuées de ces conventions. Ils travaillaient ensemble depuis trois ans, le temps du lent déplacement de la station d’essais et de son escorte militaire à travers les lagunes européennes, et Riggs était content de laisser Kerans et Bodkin arranger leur travail comme ils l’entendaient, suffisamment occupé lui-même par le sien : la cartographie des îlots mouvants et des ports et l’évacuation des derniers habitants. Il avait souvent besoin de Kerans pour cette dernière tâche, car la plupart des gens qui vivaient encore dans ces cités croulantes étaient, soit psychopathes, soit sous-alimentés, soit atteints de maladies radioactives.

Outre la direction de la station d’essais, Kerans occupait le poste de médecin officiel de l’unité. Beaucoup des personnes qu’ils ramenaient nécessitaient une hospitalisation immédiate avant que l’hélicoptère ne les transportent sur la grande péniche de débarquement qui transbordait les réfugiés au Camp Byrd. Militaires blessés, naufragés abandonnés sur un immeuble de bureaux au milieu d’un marécage isolé, reclus agonisants incapables de distinguer leur propre identité des villes dans lesquelles ils avaient vécu, flibustiers découragés restés en arrière pour le pillage, tous ceux-là, Riggs les aidait, avec bonne humeur, mais fermeté, à retrouver la sécurité. Kerans était à ses côtés, prêt à administrer analgésiques et tranquillisants. Malgré ses allures de militaire pimpant, il trouvait le colonel intelligent, sympathique et drôle avec un côté d’humour réservé qu’il cachait en lui. Il se demandait parfois s’il n’allait pas lui raconter l’histoire du pélycosaure pour le mettre à l’épreuve, mais y renonçait finalement.

Le sergent intéressé par cette plaisanterie, un Écossais buté et consciencieux nommé Macready, juché sur la cage de treillis qui protégeait le pont du canot, balayait soigneusement les branchages et les sarments qui la jonchaient. Aucun des trois autres hommes n’essayait de l’aider ; assis en rang contre la cloison, immobiles, leurs traits, sous le hâle foncé, semblaient hâves et tirés. La chaleur tenace et les massives doses quotidiennes d’antibiotiques les avaient vidés de toute leur énergie.

Le soleil se levait au-dessus de la lagune, entraînant des nuages de vapeur dans un immense voile d’or, et Kerans sentit alors l’atroce puanteur de la ligne de flottaison, odeur douceâtre et lourde de végétation morte et de carcasses d’animaux en putréfaction. D’énormes mouches tournoyaient aux alentours et venaient se cogner contre la cage de treillis du canot, et des chauves-souris géantes rasaient l’eau à toute allure pour rejoindre leurs nids dans les bâtiments en ruine. Kerans réalisa que la lagune, splendide et tranquille vue de son balcon quelques minutes plus tôt, n’était plus qu’un marécage rempli d’immondices.

— Montons sur le pont, suggéra-t-il à Riggs en baissant la voix de façon à n’être pas entendu des autres. Je vous offre un verre.

— Vous êtes bien bon ! Ravi de constater à quel point vous vous êtes parfaitement adapté aux bonnes manières !… Sergent ! cria-t-il à Macready, je monte voir si je peux réparer le distillateur du docteur…

Il lança un clin d’œil à Kerans tandis que Macready acquiesçait d’un hochement de tête sceptique ; cependant, le subterfuge était inutile. La plupart des hommes portaient une gourde à la ceinture et, une fois assurés de l’approbation que le sergent leur donnait à contrecœur et en maugréant, ils la sortaient et s’installaient tranquillement jusqu’au retour du colonel.

Kerans grimpa par-dessus l’appui de fenêtre pour entrer dans la chambre qui donnait sur la jetée.

— Quelque chose qui ne va pas, Colonel ?

— Moi, rien. S’il y a un problème, c’est plutôt le vôtre !

Ils montèrent l’escalier en traînant la jambe ; Riggs se mit à donner des coups de son stick dans les branchages entrelacés autour de la rampe.

— Vous n’avez pas encore réussi à faire marcher l’ascenseur ? J’ai toujours pensé qu’on surestimait cet établissement !

Pourtant, en pénétrant dans l’appartement, il apprécia d’un sourire la fraîcheur et la clarté ivoirine qui y régnaient, avant de s’asseoir dans un des fauteuils Louis XV en bois doré.

— Eh bien, tout ceci est très agréable… Vous savez, Robert, je pense que vous êtes naturellement enclin à tirer votre flemme ! Je m’installerais bien ici avec vous ! Vous ne prenez pas de vacances ?

Kerans secoua la tête, appuya sur un bouton dans le muret et attendit que le bar sorte d’une bibliothèque truquée.

— Essayez le Hilton… Le service est meilleur !

Il plaisantait, mais, pour autant qu’il aimât Riggs, il préférait le voir le moins possible. Pour le moment, l’étendue des lagunes s’interposait entre eux, et le tapage incessant des cuisines et de l’arsenal de la base était heureusement étouffé par la jungle. Bien qu’il connût chacun des vingt hommes de la base, Riggs et Macready exceptés, depuis au moins deux ans et malgré les quelques réflexions ou questions insidieuses à son sujet à l’infirmerie, il n’avait adressé la parole à aucun d’entre eux depuis six mois. Il réduisait même au minimum ses contacts avec Bodkin. Par un accord mutuel, les deux biologistes avaient fini par se dispenser des plaisanteries et ragots d’usage qu’ils avaient entretenus au cours des deux premières années, à l’époque où ils faisaient des préparations au microscope et des classifications de laboratoire.

Cet isolement progressif, cette retraite, montés en épingle par les autres membres de l’unité et contre lesquels seul le sémillant colonel Riggs semblait immunisé, évoquaient à Kerans le ralentissement du métabolisme et le recul biologique de la morphologie animale qui précèdent une métamorphose importante. Parfois, il se demandait dans quelle zone de transition il pénétrait lui-même ; il était certain que son propre retrait était symptomatique, non pas d’une schizophrénie latente, mais d’une préparation soignée à un changement de milieu radical, avec ses propres paysages intérieurs et sa logique, où toutes les vieilles catégories de la pensée ne seraient plus que des entraves.

Il tendit un grand verre de whisky à Riggs, alla poser le sien sur le bureau et déplaça intentionnellement quelques-uns des livres qui recouvraient le meuble de radio.

— Vous n’avez jamais essayé d’écouter ce truc-là ? demanda Riggs avec un léger ton de reproche amusé.

— Jamais, répondit Kerans. Et après ? Nous savons tout ce qui va se passer durant les trois prochains millions d’années…

— Non, vous ne le savez pas. Vous devriez vraiment l’allumer de temps à autre. Vous entendriez des tas de choses intéressantes ! (Il posa son verre et se plaça en avant de son siège.) Par exemple, vous auriez appris ce matin que dans trois jours exactement nous faisons nos bagages et que nous partons pour de bon. (Il confirma d’un signe de tête devant le regard surpris de Kerans.) Message reçu du Camp Byrd, cette nuit ! Apparemment, le niveau de l’eau est toujours en train de monter, et tout le travail que nous avons fait n’a servi strictement à rien – ce que j’ai toujours soutenu, soit dit en passant. Les unités américaines comme les russes ont été rappelées. La température est maintenant de quatre-vingt-deux degrés à l’Équateur et elle monte constamment ; les ceintures de pluies sont continues jusqu’à hauteur du vingtième parallèle. Et l’envasement qui s’accroît…

Il s’interrompit, examina pensivement Kerans.

— … Qu’avez-vous ? Vous n’êtes pas soulagé de partir ?

— Bien sûr que si ! répondit machinalement Kerans.

Son verre vide à la main, il traversa la pièce pour aller le poser sur le bar ; au lieu de cela, il se retrouva sans savoir comment la main posée sur la pendule de la cheminée. Il semblait chercher quelque chose dans la chambre.

— … Vous avez dit trois jours ?

— Qu’auriez-vous préféré ? Trois millions de jours ? demanda Riggs avec un large sourire. Vous savez, Robert, il me semble qu’au fond de vous-même vous voulez rester ici !

Kerans se ressaisit, gagna le bar et remplit son verre. Il n’avait fait que supporter la monotonie et l’ennui de l’année précédente en se tenant délibérément à l’écart du monde normal du temps et de l’espace, et ce brusque rappel à la réalité venait momentanément de le déconcerter. En outre, il le savait, il existait d’autres motivations, d’autres responsabilités…

— Ne soyez pas absurde, répliqua-t-il calmement. Simplement, je n’avais pas réalisé que nous puissions partir dans un si bref délai. Bien sûr que si, je suis content de m’en aller ! Pourtant, j’avoue que je me plaisais ici, ajouta-t-il en désignant l’appartement. C’est peut-être dû à mon tempérament fin de siècle ! Là-bas, au Camp Byrd, je vais vivre dans une boîte de la grandeur d’une demi-gamelle !… Tout ce que je pourrai obtenir de ce genre d’engin, c’est « Bouncing with Beethoven », le spectacle de la chaîne locale !

En entendant cette manifestation d’humour désabusée, Riggs grommela. Il se leva et boutonna sa veste.

— Robert, vous êtes un drôle de type !

Kerans avala d’un trait ce qui restait dans son verre.

— Finalement, Colonel, je ne pense pas être en mesure de vous aider ce matin ; il y a quelque chose de bien plus urgent à faire. (Il remarqua que Riggs hochait lentement la tête.) Oh ! je sais : votre problème, en réalité, c’est le mien !

— C’est vrai. Je l’ai vue hier soir, et puis ce matin, après les nouvelles. Pour le moment, elle refuse tout net de partir. Elle ne réalise pas que c’est la fin, qu’il n’y aura plus d’unité de maintien. Elle tiendra le coup six autres mois, peut-être, mais en mars prochain, quand les ceintures de pluies auront atteint la région, on ne pourra même plus y pénétrer en hélicoptère. Et de toute façon, à ce moment-là, personne n’y songera même plus… c’est ce que je lui ai dit et, pour toute réponse, elle a pris la porte.

Kerans évoqua avec un sourire amer le balancement de hanches et la démarche altière qu’il connaissait si bien.

— Béatrice est parfois insupportable, temporisa-t-il, espérant que celle-ci n’avait pas blessé Riggs. (La faire changer d’avis prendrait probablement plus que trois jours et il voulait s’assurer que le colonel prendrait patience jusque-là.) C’est un être compliqué : elle vit sur plusieurs plans, et, avant qu’ils ne se synchronisent, elle est capable de se conduire comme une folle.

Kerans ferma hermétiquement les entrées d’air et régla le thermostat de façon à obtenir deux heures plus tard une agréable température de vingt-sept degrés, puis ils quittèrent l’appartement. Ils descendirent jusqu’au débarcadère ; au passage, Riggs fit une pause dans un des salons-bars pour y savourer l’air frais et la lumière dorée, siffla les serpents qui se lovaient paisiblement sur les causeuses humides et couvertes de champignons. Ils embarquèrent dans le canot ; Macready claqua la porte de la cage derrière eux.

Cinq minutes plus tard, le catamaran glissant sinueusement à la remorque du canot, ils traversaient la lagune, laissant l’hôtel derrière eux. Des vagues dorées miroitaient dans l’air bouillant et la végétation touffue qui les encerclait semblait danser sur les pentes imprégnées de chaleur ; on aurait dit une jungle ensorcelée.

Riggs scrutait l’intérieur de la cage d’un air sombre.

— Je remercie le ciel d’avoir reçu ce message de Byrd ! Il y a des années que nous aurions dû partir. Toutes ces études cartographiques des ports en vue d’une utilisation dans un avenir incertain sont absurdes ! Même en supposant que l’éclat du soleil diminue, il faudrait une dizaine d’années avant qu’on envisage sérieusement de réoccuper ces villes ; à ce moment-là, la plupart des immeubles les plus gros auront été engloutis sous la vase. Il faudrait deux divisions pour défricher la jungle autour de cette seule lagune… Bodkin me disait ce matin que déjà quelques plantes à baldaquin, des plantes non lignifiées, avaient dépassé une soixantaine de mètres de hauteur ! Tout cet endroit n’est rien d’autre qu’un satané zoo !

Il ôta sa casquette et s’épongea le front, puis reprit en criant dans le ronflement crescendo des deux moteurs diesel du hors-bord :

— Si Béatrice reste ici plus longtemps, elle va vraiment devenir folle. À propos, cela me rappelle une autre raison pour laquelle nous devons partir… (Il jeta un coup d’œil sur la longue et triste figure du sergent Macready installé à la barre, le regard fixé sur l’eau qui se scindait, puis sur les visages tirés et contrariés des autres hommes.) Dites-moi, Docteur, comment avez-vous dormi ces jours-ci ?

Intrigué, Kerans se retourna vers le colonel ; il se demandait si la question le concernait uniquement ou si elle visait de façon détournée, ses relations avec Béatrice Dahl.

— Parfaitement bien ! répondit-il, prudent. Jamais mieux dormi ! Pourquoi cette question ?

Mais Riggs se contenta de hocher la tête et se mit à crier des ordres à Macready.

2. Les iguanes

Poussant des cris de pucelle effarouchée, une grande chauve-souris au museau aplati s’éleva d’un des bras étroits de la rivière et piqua droit sur le canot. Son système sonar dut être perturbé par le labyrinthe de toiles géantes tissées en travers du ruisselet par des colonies d’araignées-loups, car elle rata de peu le capot grillagé au-dessus de la tête de Kerans. Elle longea la rangée des immeubles de bureaux inondés, entrant et ressortant des gigantesques voilures de frondaisons de fougères qui poussaient sur les toits. Soudain, au moment où elle passait devant une corniche en saillie, une créature immobile à tête de pierre happa la chauve-souris avec un claquement sec. On entendit un petit cri perçant et rauque et Kerans entrevit dans les mâchoires d’un lézard les débris d’ailes broyées. Puis le reptile disparut à nouveau dans les feuillages.

Tout le long du ruisseau, perchés aux fenêtres des immeubles et des grands magasins, les iguanes les regardaient passer, secouant leur gueule dure et figée de manière raide et saccadée. Ils se lancèrent dans le sillage du canot, happant les insectes délogés des mauvaises herbes et des troncs d’arbres pourris, puis regagnèrent, en traversant les fenêtres à la nage et escaladant les escaliers, leurs positions stratégiques, les uns sur les autres, en piles hautes de trois pieds. Ces lagunes et ces ruisseaux dans les immeubles à demi engloutis eussent été d’une étrange et irréelle beauté, sans ces reptiles ; mais iguanes et basilics avaient dépouillé ce monde de tout caractère fantastique. Comme l’indiquaient leurs sièges dans ces salles de conseil provisoire, ils régnaient sur la cité. Une fois de plus, ils représentaient la vie de façon dominante.

Kerans leva les yeux sur ces vieilles têtes impassibles et comprit la peur bizarre qu’elles suscitaient : elles évoquaient les scènes terrifiantes des jungles des premiers temps du paléogène, à l’époque où l’apparition des mammifères domina le règne des reptiles, et il ressentit cette haine implacable qu’éprouvent les représentants d’une espèce biologique envers ceux d’une autre qui leur a usurpé la place.

Ils aboutirent au bout de la rivière à une autre lagune, large cercle d’eau vert sombre, atteignant près de huit cents mètres de diamètre. Une ligne de bouées en plastique rouge menait à une ouverture sur la rive opposée. Le canot avait un tirant d’eau d’un peu plus de trente centimètres et, en glissant sur l’eau calme, le soleil derrière eux éclairant de biais les profondeurs immergées, ils pouvaient voir se profiler nettement, pareils à des fantômes géants, des immeubles de cinq à six étages ; çà et là, au passage d’une lame de houle, un toit couvert de mousse crevait la surface de l’eau.

À une vingtaine de mètres sous le canot, une allée grise s’allongeait entre les immeubles, toute droite, reste de quelque grande artère d’autrefois. Les carcasses bossues de voitures rouillées stationnaient toujours sur les bas-côtés. Un cercle de constructions intactes et par conséquent peu embourbées, entourait la plupart des lagunes, au centre de la ville. Dépouillés de toute végétation, si ce n’est quelques massifs de touffes de sargasses, les rues et les magasins avaient été presque entièrement préservés ; tout cela ressemblait à un tableau reflété par un lac, qui, on ne sait comment, avait perdu son modèle original.

La ville elle-même avait disparu depuis longtemps ; les constructions bâties sur acier des centres commerciaux et financiers avaient seules survécu à l’envahissement des eaux. Les maisons en brique et les usines à un étage avaient totalement disparu sous les tapis de vase. Aux seuls endroits où elles émergeaient, des forêts géantes d’un vert morne et incandescent, s’élevaient dans le ciel, étouffant les champs de blé qui recouvraient autrefois l’Europe tempérée et l’Amérique du Nord. Forêts impénétrables du Mato Grosso[1], atteignant parfois une centaine de mètres de hauteur, monde de cauchemar où rivalisaient dans leur retour précipité vers un passé paléolithique toutes les formes organiques ; les seules voies de transit pour les unités militaires des Nations unies passaient par cette série de lagunes qui s’étaient accumulées sur les cités anciennes. Mais ces passages eux-mêmes étaient maintenant submergés, après avoir été obstrués par la vase.

Kerans se souvenait des verdâtres crépuscules sans fin, qui s’étaient successivement refermés sur eux, tandis que Riggs et lui remontaient lentement de ville en ville, vers le nord de l’Europe, laissant derrière eux une végétation miasmatique qui étouffait les voies d’eau étroites et poussait de toit en toit.

À présent, ils allaient une fois de plus abandonner une autre ville. Outre les constructions massives de grands bâtiments commerciaux, elle se composait essentiellement de trois lagunes entourées d’une connexion de petits lacs d’une cinquantaine de mètres de largeur, et d’un réseau de rivières et de ruisseaux étroits qui serpentaient, suivant grossièrement le plan des anciennes rues, au sein d’une jungle isolée. Ces cours d’eau disparaissaient complètement, à un endroit ou à un autre, ou alors se jetaient dans les nappes fumantes d’eau courante, vestiges des océans de jadis. Puis venaient des archipels qui avaient fusionné, recouverts par les épaisses forêts du continent méridional.

La base militaire installée par Riggs et sa section abritant la station d’essais biologiques bordait la lagune extrême sud. Elle était dominée par une bonne partie des plus grands bâtiments qui formaient autrefois le quartier des affaires.

En traversant la lagune, ils virent la masse striée de jaune de la base flottante, sur son côté ensoleillé, presque sombre dans la lumière reflétée ; sur le toit, les hélices rotatives de l’hélicoptère dardaient sur eux de brillants rayons de lumière qui se réfractaient sur la coque plus petite et peinte en blanc de la station d’essais. À deux cents mètres plus bas environ, la tache blanche plus petite encore de cette même station d’essais se dessinait, amarrée contre une grande bâtisse au dos voûté, qui avait dû être autrefois une salle de concerts.

Kerans contemplait ces falaises aux formes rectangulaires qui, vues des fenêtres, semblaient si intactes qu’elles lui rappelaient les illustrations de ces promenades inondées de soleil de Nice, de Rio ou de Miami, dans les encyclopédies du Camp Byrd qu’il avait lues comme un gosse. Pourtant, malgré le pouvoir magique des mondes lagunaires et des cités englouties, il n’avait curieusement ressenti aucun intérêt pour ce qu’ils recélaient et ne s’était jamais soucié de savoir quelle était la ville au-dessus de laquelle il séjournait.

Le docteur Bodkin, de vingt ans son aîné, avait réellement vécu dans plusieurs d’entre elles, soit en Europe, soit en Amérique ; il passait le plus clair de ses loisirs à parcourir en bateau plat les voies d’eau les plus reculées, à la recherche d’anciennes bibliothèques ou musées. Mais ceux-ci ne contenaient en définitive, rien d’autre que ses propres souvenirs.

Peut-être était-ce l’absence de souvenirs personnels qui laissait Kerans indifférent au spectacle de cet enlisement de civilisation ; il était né et avait passé son enfance entière au sein de ce qu’on appelait autrefois le Cercle Arctique – à présent zone tropicale d’une température annuelle de trente degrés. Il n’était allé vers le sud que pour rejoindre une section de recherches écologiques, dans les premières années de la trentaine.

Les vastes étendues de marécages et de forêts avaient été un prodigieux laboratoire, tandis que les cités englouties n’étaient guère beaucoup plus que des bases d’appui aux formes compliquées.

À part quelques-uns assez âgés, tels Bodkin, personne ne se souvenait avoir vécu dans ces villes. Déjà à l’époque de l’enfance de Bodkin, les villes étaient des citadelles assiégées, entourées de fossés énormes, désintégrées par la panique et le désespoir, pareilles à une Venise qui refuse d’épouser l’océan. Leur charme et leur beauté venaient justement de ce vide, de cette étrange confrontation entre deux extrêmes de la nature. Elles faisaient penser à des couronnes abandonnées recouvertes d’orchidées sauvages.

Soixante ou soixante-dix ans plus tôt, le premier choc s’était produit : une succession de gigantesques soulèvements géophysiques avait transformé le climat de la planète et une soudaine instabilité du soleil avait déclenché une série de tempêtes solaires violentes et prolongées, qui avaient duré pendant plusieurs années, élargissant les ceintures de Van Allen et diminuant la prise gravitationnelle de la terre sur les couches externes de l’ionosphère. Celles-ci disparurent alors dans l’espace, supprimant ainsi la barrière qui se dressait entre la terre et les fortes radiations du soleil ; les températures s’étaient mises à monter régulièrement et l’atmosphère surchauffée déborda dans l’ionosphère, refermant ainsi le cycle des phénomènes.

Dans le monde entier la moyenne des températures s’éleva de quelques degrés chaque année. La plupart des zones tropicales devinrent inhabitables ; des populations entières émigrèrent vers le nord ou vers le sud, fuyant des températures de cinquante degrés et plus. Les zones tempérées devinrent tropicales ; l’Europe et l’Amérique du Nord subissaient de perpétuelles vagues de chaleur ; les températures descendaient rarement en dessous de trente-huit degrés. Les Nations unies organisèrent la colonisation du plateau antarctique et des côtes nordiques des continents canadien et russe.

Au bout de cette première période, qui dura une vingtaine d’années, une adaptation progressive de la vie avait permis d’affronter le changement de climat. Un ralentissement du rythme précédent était inévitable et il restait peu d’énergie disponible pour repousser l’envahissement des jungles équatoriales. La croissance de toutes les espèces végétales s’était accélérée et une élévation de la radioactivité augmentait encore la vitesse des mutations. Les premiers phénomènes botaniques apparurent, rappelant les arbres-fougères géants de la période carbonifère. Toutes les espèces animales et végétales subirent une brusque poussée.

Ces lointaines réminiscences furent englouties sous un second soulèvement géophysique assez important. Les calottes glacières des pôles se mirent à fondre sous réchauffement continu de l’atmosphère. Les mers de glace du plateau antarctique, emportées au loin, se brisèrent et se désagrégèrent ; des dizaines de milliers de glaciers du cercle polaire, du Groenland, de l’Europe du Nord, de la Russie et de l’Amérique du Nord se déversèrent dans l’océan et des millions d’acres de glaces éternelles fondirent, pour former de gigantesques rivières.

Dans cette région-ci, la montée du niveau des eaux n’avait pas encore dépassé, en gros, beaucoup plus d’un mètre ou deux, mais d’énormes fleuves charriaient avec eux des milliards de tonnes de couches arables. D’immenses deltas s’aggloméraient à leurs embouchures, élargissant les côtes continentales et endiguant les océans. Ceux-ci, qui recouvraient autrefois à peu près les deux tiers du globe, n’en recouvraient qu’un peu plus de la moitié.

En repoussant devant elles des bancs de vase immergés, les nouvelles mers avaient complètement modifié la forme et les contours des continents. La Méditerranée n’était plus qu’un ensemble de lacs entourés de terres ; les îles britanniques s’étaient à nouveau soudées au nord de la France. Le Mississipi, qui coulait à travers les Montagnes Rocheuses, avait noyé le Middle West des Etats-Unis, le transformant en un énorme golfe qui s’ouvrait sur la Baie d’Hudson, tandis que la Mer des Antilles devenait un désert de vase et de bancs de sel. L’Europe se transforma en un ensemble de lagunes géantes, centrées sur les principales villes de basse altitude, et fut engloutie par la vase que les rivières charriaient et déversaient vers le sud.

L’émigration vers les pôles dura pendant les trente années qui suivirent. La population de quelques villes fortifiées réussit à défier la montée des eaux et l’envahissement de la jungle en édifiant des digues compliquées, mais celles-ci se rompirent, les unes après les autres. La vie n’était supportable qu’à l’intérieur des cercles arctique et antarctique. Les rayons du soleil tombaient obliquement sur la terre et servaient d’écran contre les radiations plus puissantes. Les villes plus proches de l’Équateur, bâties sur les hautes terres des régions montagneuses furent abandonnées en dépit de leur température plus fraîche, à cause d’une diminution de la protection atmosphérique.

Ce fut précisément ce facteur qui résolut le problème du reclassement des populations émigrées dans le nouveau monde. La régression progressive de la prolifération des mammifères, l’ascendant que prenaient les formes reptiliennes et amphibies, mieux adaptées à une vie aquatique dans les lagunes et les marais, tout cela renversait l’équilibre des principes écologiques. Ainsi, à l’époque où naquit Kerans au Camp Byrd, ville d’une dizaine de milliers d’habitants, la population des terres polaires comptait un peu plus de cinq millions d’âmes.

Une naissance était devenue chose assez rare. Un mariage sur dix seulement produisait un fruit. Parfois, Kerans évoquait la façon systématique avec laquelle l’arbre généalogique du genre humain s’émondait de lui-même et semblait avancer dans le temps à reculons, à tel point qu’on aboutirait bientôt à une époque où deux nouveaux Adam et Ève se retrouveraient seuls dans un nouvel Éden.

Cette évocation le fit sourire. Riggs le remarqua.

— Qu’est-ce qui vous amuse comme ça, Robert ? Encore une de vos obscures plaisanteries ? Oh ! n’essayez pas de me l’expliquer !

— J’étais ni plus ni moins en train de m’embarquer dans un nouveau rôle…

Kerans contempla par-dessus la rampe les immeubles de bureaux glisser, à plus de six mètres d’eux ; le sillage du canot faisait clapoter l’eau tout le long de la ligne de flottaison, jusque dans les fenêtres béantes. L’odeur piquante du chaulage humide contrastait agréablement avec des relents douceâtres de la végétation. Macready les conduisit dans l’ombre des bâtiments et l’écume qui jaillissait derrière eux dégageait une fraîcheur appréciable.

De l’autre côté de la lagune, sur le pont tribord de la station d’essais, il aperçut le poitrail nu et corpulent du docteur Bodkin ; une sorte de pagne écossais lui entourait la taille et la visière de celluloïd vert qui protégeait ses yeux lui donnait l’air d’un amateur de promenades en bateau se livrant à son sport favori. Il cueillait des baies aussi grosses que des oranges aux arbres-fougères qui surplombaient la station et les lançait à des ouistitis qui jacassaient et se balançaient dans les branches au-dessus de lui, tout en criant et sifflant de façon cocasse pour les exciter. À une quinzaine de mètres de lui, installés dans une corniche en saillie, un trio d’iguanes le contemplaient, désapprobateurs, immobiles comme la pierre, balançant lentement la queue comme pour manifester leur impatience.

Macready fit faire demi-tour à l’embarcation et ils allèrent se mettre à l’abri des vingt étages émergés d’un grand immeuble blanc, dans un déploiement d’écume. Le toit d’un bloc voisin plus petit, servait de jetée, à côté de laquelle était amarré un croiseur à coque blanche, couvert de rouille. Le plexiglas des fenêtres obliques du poste de pilotage était craquelé et sale ; de l’huile séchée échappée des bouches d’écoulement se répandait sur l’eau.

Habilement manœuvré par Macready, le canot alla se ranger derrière le croiseur ; ils enjambèrent alors la porte de treillis, sautèrent sur la jetée et traversèrent une étroite passerelle métallique qui menait au bloc d’appartements. Les murs du corridor suintaient l’humidité, d’immenses taches de moisissure tapissaient le plâtre, mais l’ascenseur marchait toujours grâce à un moteur diesel de secours. Ils l’élevèrent lentement jusqu’au toit et sortirent sur la terrasse. Ils descendirent alors le long d’un couloir de service pour se rendre au pont extérieur.

Plus bas, juste en dessous d’eux, il y avait une autre terrasse, avec une petite piscine et un patio couvert ; les chromes des transats brillaient dans l’ombre du plongeoir. Des fenêtres masquées de persiennes jaunes entouraient la piscine sur trois côtés, mais ils purent voir entre les lames, dans la pénombre fraîche d’un salon, la lumière se refléter dans le cristal taillé et l’argenterie qui recouvraient des tables volantes. Dans une clarté diffuse, sous une toile de tente rayée de bleu, il se trouvait à l’autre extrémité du patio un long bar chromé ; il était aussi alléchant qu’un bar à air conditionné qu’on aperçoit d’une rue poussiéreuse, avec ses verres et ses carafes qui se reflètent dans les facettes en losange de ses miroirs. Chaque chose, dans ce refuge intime, propre et de bon goût, donnait l’impression d’être à des milliers de kilomètres de là, de cette végétation souillée de chiures de mouches et des eaux tièdes de la jungle qui s’étendaient vingt étages plus bas.

À l’autre bout de la piscine une large baie ornée d’un balcon décoratif donnait vue sur la lagune : on voyait la ville émerger de la forêt envahissante et les nappes d’eau argentées s’étaler jusque dans la brume verdâtre qui longeait la ligne d’horizon à l’orient. De gros bancs de vase trouaient la surface de l’eau et les premiers massifs de bambous géants leur garnissaient le dos d’une bande de toison blonde.

L’hélicoptère s’éleva du toit en plate-forme de la base et décrivit dans le ciel un arc de cercle, qui se dirigeait vers eux. Le pilote vira de la queue pour changer la direction de l’appareil qui vint ronfler au-dessus de leurs têtes ; par le hublot ouvert, deux hommes scrutaient les toits avec des jumelles.

Béatrice Dahl était étendue sur un des transats ; son long corps, passé à l’huile solaire, brillait dans l’ombre comme celui d’un python endormi. D’une main aux ongles roses, elle tenait légèrement un verre rempli de cubes de glace, posé sur la table à côté d’elle ; de l’autre, elle tournait lentement les pages d’un magazine. De larges lunettes de soleil bleu sombre cachaient une partie de son visage doux et lisse, mais Kerans remarqua une moue contrariée dans le pli ferme de sa lèvre inférieure. Riggs l’avait sans doute importunée en la forçant à admettre la logique de ses arguments.

Le colonel s’arrêta près de la balustrade et baissa les yeux sur ce beau corps souple, sans chercher à dissimuler son admiration. Béatrice retira ses lunettes, l’aperçut et serra les brides du soutien-gorge de son bikini sous ses bras. Son regard calme étincelait.

— Dites donc, vous deux, venez un peu ici ! Je ne suis pas une strip-teaseuse !

Riggs gloussa, puis descendit rapidement les marches de métal d’un pas sautillant, avec Kerans sur ses talons qui se demandait comment il allait convaincre Béatrice de quitter son sanctuaire privé.

— Ma chère Miss Dahl, vous devriez être flattée que je continue à venir vous voir ! déclara Riggs. (Il releva la toile de tente et s’installa dans un transat.) Et puis, en tant que gouverneur militaire de ce secteur (il lança un clin d’œil malicieux à Riggs), j’ai certaines responsabilités envers vous… et vice versa !

Béatrice lui décocha un bref coup d’œil renfrogné et allongea le bras en arrière pour baisser la puissance du radiophono.

— Oh, mon Dieu… (Elle poursuivit en marmonnant quelque imprécation qui ne devait pas être très polie, Puis regarda Kerans.) Eh bien, Robert, comment vas-tu ? Qu’est-ce qui t’amène à une heure si matinale ?

Kerans haussa les épaules.

— Je ne t’ai pas trouvée, dit-il avec un aimable sourire.

— Comme tu es gentil. Je pensais que ce gauleiter, là-bas, avait essayé de te faire peur avec ses horribles discours !

— À vrai dire, il a essayé !

Kerans saisit le magazine posé sur les genoux de Béatrice et se mit à le feuilleter nonchalamment. C’était un numéro parisien de Vogue, qui datait d’une quarantaine d’années. Il était resté de toute évidence dans un endroit frais, à en juger par ses pages glacées. Il le laissa tomber sur le carrelage vert.

— Béatrice, reprit-il, tout semble indiquer que nous allons tous devoir partir d’ici deux jours. Le colonel et ses hommes embarquent pour de bon. Je ne vois pas très bien comment nous pourrions rester ici après leur départ…

— Nous ? répéta-t-elle sèchement. J’ignorais qu’il y eût une chance quelconque pour que tu restes.

Involontairement, Kerans regarda Riggs qui le considérait calmement.

— Il n’y en a aucune, répondit-il d’un ton ferme. Tu sais ce que je veux dire : on va avoir un tas de choses à faire dans les prochaines vingt-quatre heures, n’essaye pas de tout compliquer en opposant une résistance émotionnelle au dernier moment.

Avant que la jeune femme ait pu interrompre Kerans, Riggs continua doucement :

— La température continue à monter, Miss Dahl. Ça ne vous semblera plus si facile de rester, par cinquante-cinq degrés de chaleur, sans combustible pour votre générateur ! Les grandes ceintures de pluies équatoriales remontent vers le nord et, dans deux mois environ, elles seront ici. Après leur passage, il n’y aura plus la protection des nuages et l’eau de cette piscine… (Du geste il désigna le réservoir de liquide fumant, recouvert d’insectes)… sera près de bouillir ! Et les anophèles type X, les cancers de la peau, les hurlements des iguanes, ici en dessous, ça vous réserve de bonnes nuits !… Si toutefois vous avez encore envie, des bonnes nuits, ajouta-t-il pensivement, les yeux fermés.

À ces derniers mots, la bouche de la jeune femme trembla légèrement. Kerans comprit alors le ton calme et ambigu qu’avait employé Riggs lorsqu’il l’avait questionné sur son sommeil : il ne voulait absolument pas parler de la nature de ses relations avec Béatrice.

— Il ne sera pas facile non plus de résister aux nécrophores[2], des lagunes méditerranéennes, qui remontent vers le nord, poursuivait Riggs.

Béatrice rejeta sa longue chevelure noire sur une de ses épaules.

— Je garderai ma porte fermée à clef, Colonel.

— Pour l’amour de Dieu, Béatrice, coupa Kerans irrité, qu’est-ce que tu cherches ? Ce genre de besoin autodestructeur peut, à la rigueur, être drôle sur le moment, mais il ne le sera plus quand nous serons partis ! Le colonel veut seulement t’aider ; en réalité, il se fiche pas mal que tu restes ou non !

Riggs eut un rire bref.

— Eh bien, ce n’est pas tout à fait le cas… Toutefois, Miss Dahl, si vous vous souciez tellement de ce que je pense, dites-vous bien que je n’agis que parce que j’ai un sens du devoir particulièrement développé.

— Très intéressant, Colonel ! ironisa Béatrice. J’ai toujours pensé que notre devoir était de rester ici le plus longtemps possible et de faire tous les sacrifices nécessaires à ce but. C’est en tout cas (un éclair de malice qui lui était personnel traversa son regard) ce qu’a dit mon grand-père quand le gouvernement a confisqué la plupart de ses biens… (Elle remarqua que Riggs regardait fixement le bar, par-dessus son épaule.) Qu’y a-t-il, Colonel ? Vous voulez votre punkahwallah ? Dans ce cas, je ne vous donnerai rien à boire. Il me semble, mes enfants, que vous ne montez ici que pour cela…

Riggs se leva.

— Parfait, Miss Dahl, je me rends ! À tout à l’heure, docteur. (Il salua Béatrice d’un sourire.) J’enverrai le canot demain pour prendre vos affaires, Miss Dahl.

Une fois Riggs parti, Kerans prit sa place dans le transat et se mit à contempler l’hélicoptère qui tournait au-dessus de la lagune voisine. De temps en temps, il piquait du nez le long de la rive, et le courant d’air de ses ailes rotatives balayait les frondes agitées des arbres-fougères, faisant fuir sur les toits, les iguanes dans tous les sens. Béatrice alla préparer une boisson au bar et revint s’asseoir dans un transat, à ses pieds.

— J’ose espérer que tu n’allais pas te mettre à me psychanalyser devant cet homme, Robert.

Elle tendit le verre à Kerans et s’appuya sur ses genoux, le menton posé. D’habitude, elle paraissait calme et en bonne santé, mais ce jour-là, elle semblait fatiguée et triste.

— Je suis désolé, s’excusa Kerans. En fait, j’étais peut-être en train de me psychanalyser moi-même. L’ultimatum de Riggs est arrivé comme une bombe ; je ne m’attendais pas à partir si vite…

— Alors, tu vas partir ?

Kerans ne répondit pas tout de suite. Le radiophono automatique passait de la Pastorale de Beethoven à la Septième Symphonie, Toscanini laissait la place à Bruno Walter. Il n’avait cessé depuis le matin de jouer les neuf symphonies les unes à la suite des autres. Kerans se mit à chercher dans le sombre thème de l’ouverture de cette œuvre le changement d’humeur qui puisse cacher son indécision.

— Je crois que j’en ai envie, mais je n’ai pas encore trouvé une raison adéquate. La satisfaction de besoins personnels ? Ce n’en est pas une. Il faut un motif plus valable. Ces lagunes inondées évoquent peut-être pour moi le monde englouti de ma vie intra-utérine… Si c’est le cas, il vaut mieux que je passe mon chemin tout droit !

Riggs a entièrement raison : on a peu de chances de tenir le coup avec les tempêtes de pluie et la malaria. (Il lui passa la main sur le front, comme on le fait avec un enfant pour sentir s’il a de la température.) Qu’a voulu dire Riggs à propos de ton mauvais sommeil ? C’est la deuxième fois qu’il fait allusion à cela ce matin.

Béatrice détourna les yeux un instant.

— Oh, rien… J’ai seulement eu un ou deux cauchemars étranges, ces temps-ci. Beaucoup de gens en ont. Ne t’inquiète pas. Dis, Robert, sérieusement… si je décide de rester ici, le feras-tu aussi ? On pourrait partager cet appartement…

Kerans sourit.

— Tu essaies de me tenter, Béatrice ? Quelle question ! Souviens-toi de ceci : non seulement tu es la plus jolie femme ici, mais tu es la seule. Il n’y a rien de plus indispensable qu’une base pour établir des comparaisons : si Adam n’avait pas eu de sens esthétique, aurait-il réalisé, par hasard qu’Ève était une belle œuvre d’art ?

— C’est ton jour de franchise, aujourd’hui !

Béatrice se leva et alla au bord de la piscine. Elle balaya des deux mains ses cheveux qui retombaient sur son front ; son long corps souple miroitait dans la lumière du soleil.

— Mais, continua-t-elle, est-ce aussi urgent que le clame Riggs ? On a le croiseur…

— C’est une épave : la première tempête sérieuse va le pourfendre comme une vulgaire boîte de sardines !

Il était près de midi, et la chaleur sur la terrasse était devenue insupportable. Ils quittèrent le patio pour rentrer. Les doubles persiennes vénitiennes filtraient de minces rais de soleil dans le vaste salon au plafond bas et l’air réfrigéré était d’une fraîcheur reposante. Béatrice s’allongea sur un sofa en peau d’éléphant bleu pâle, et d’une main, se mit à jouer avec la laine pelucheuse du tapis. L’appartement avait été un des pied-à-terre[3] de son grand-père et elle y vivait depuis la mort de ses parents, survenue peu de temps après sa naissance. Elle avait été élevée sous la surveillance de son grand-père, un solitaire, magnat de la finance. Kerans n’avait jamais pu établir les sources de sa richesse. Lorsqu’il avait posé des questions à Béatrice, peu de temps après que Riggs et lui furent tombés sur cet appartement en nid d’aigle, elle avait répondu succinctement : « On peut dire qu’il était dans les affaires… » Il avait été dans sa jeunesse un grand ponte des arts. Ses goûts s’étaient portés particulièrement sur les œuvres bizarres et d’avant-garde et Kerans s’était souvent demandé jusqu’à quel point sa personnalité et ses instincts étranges ne se retrouvaient pas dans sa petite fille. Au-dessus de la cheminée, il y avait une énorme toile de Delvaux, surréaliste du début du XXe siècle ; des femmes au teint de cendre, nues jusqu’à la ceinture, y dansaient en compagnie de squelettes en smoking, tirés à quatre épingles, dans un paysage fantomatique qui semblait composé d’ossements. Sur un autre mur, une toile de Max Ernst, une de ces scènes de jungle, pleine de fantasmagorie, où tous s’entre-dévorent, qui semblait résonner de hurlements sourds, comme dans les profondeurs du cerveau de quelque dément.

Kerans fixa tranquillement pendant quelques secondes l’anneau jaune pâle du soleil de Ernst briller faiblement à travers la végétation exotique ; la curieuse sensation de se souvenir ou de reconnaître quelque chose lui traversa l’esprit. L’image de ce soleil sorti des âges s’imposait à lui – bien plus que Beethoven – et brûlait dans sa tête, illuminant les ombres éphémères qui se projetaient par intermittence dans les profondeurs les plus secrètes.

— Béatrice…

Comme il s’approchait d’elle, elle leva sur lui un regard légèrement irrité.

— Qu’y a-t-il, Robert ?

Kerans hésita. Il réalisa soudain que, si fugace et imperceptible qu’il fût, un moment important venait de s’écouler, qui le faisait pénétrer et s’engager sur un terrain d’où il ne pourrait désormais s’échapper.

— Réalises-tu ceci : si nous laissons Riggs partir sans nous, ça ne signifie pas simplement que nous partirons plus tard, mais que nous restons ?

3. Vers une nouvelle psychologie

Après avoir amarré le catamaran à côté du débarcadère, Kerans quitta le hors-bord pour franchir la passerelle et se rendre à la base. En passant la porte de clôture, il jeta un coup d’œil en arrière sur la lagune et aperçut entre les vagues fumantes Béatrice appuyée à la rampe de son balcon. Il lui fit un signe de la main, mais elle se retourna ostensiblement sans y répondre.

— Elle est dans un de ses mauvais jours, docteur ? demanda le sergent Macready en sortant du poste de garde, tandis qu’une expression d’amusement relâchait ses traits d’oiseau de proie. N’importe comment, c’est une drôle de fille !

Kerans haussa les épaules.

— Ah, sergent, ces célibataires sont terribles ! Si on n’y prenait garde, elles vous feraient perdre la tête. J’ai essayé de la persuader de faire ses bagages et de venir avec nous : avec un peu de chance, elle se décidera peut-être…

Macready eut un coup d’œil éclair en direction du toit éloigné de l’appartement.

— Ravi de vous l’entendre dire, docteur, risqua-t-il prudemment, mais Kerans aurait été incapable de dire si ce scepticisme le concernait lui ou Béatrice.

Qu’ils restent là ou non, Kerans avait décidé de maintenir le principe du départ. Ils allaient avoir besoin de chaque minute disponible dans les trois prochains jours pour enfouir leurs réserves et leur butin, tout l’équipement supplémentaire dont ils pouvaient avoir besoin pour le matériel de base. Kerans ne s’était pas encore fait une raison ; une fois loin de Béatrice, son indécision le reprenait : il se demandait amèrement si elle n’essayait pas délibérément de le faire marcher, Pandore à la bouche cruelle, déesse ensorceleuse avec son coffret rempli de désirs et de frustrations, qu’elle ouvrait ou refermait selon son bon plaisir… Mais plutôt que s’empêtrer dans cet état d’incertitude angoissante, laquelle serait vite diagnostiquée par Riggs et Bodkin, il décida de retarder la décision finale le plus longtemps possible. Il détestait la base, mais il savait que cette perspective irrévocable d’embarquer agirait comme un merveilleux catalyseur sur sa peur et sa panique émotives ; il laisserait alors tomber toutes les raisons obscures qu’il se donnait pour ne pas partir. Un an plus tôt, en faisant par hasard un relevé géomagnétique, il s’était retrouvé seul sur une petite caye ; la sirène du départ avait retenti dans ses écouteurs tandis qu’il se trouvait dans une vieille casemate, accroupi au-dessus de ses instruments. Il en était sorti au bout de dix minutes et il avait vu la base à deux cents mètres environ, tandis que l’étendue d’eau plate s’élargissait entre eux ; il s’était alors senti comme un gosse que l’on séparait à jamais de sa mère. Avec beaucoup de mal, il avait réussi à dominer sa panique et lancer un appel en tirant une balle de son pistolet d’alarme.

— Le docteur Bodkin m’a demandé de vous faire venir dès votre arrivée, Sir. Le lieutenant Hardman est plutôt mal en point ce matin.

Kerans répondit d’un signe de tête, puis parcourut le pont vide du regard, de haut en bas. Il avait déjeuné avec Béatrice, sachant que la base était déserte l’après-midi. Une moitié de l’équipe était partie, soit avec Riggs, soit avec l’hélicoptère ; les autres dormaient dans leurs couchettes, et il avait espéré faire un petit tour seul dans les entrepôts et l’arsenal. Malheureusement Macready chien de garde infatigable de Riggs, le suivait à présent pas à pas et semblait bien décidé à ne pas le lâcher jusqu’à l’infirmerie du pont B.

Kerans examina attentivement une paire de moustiques anophèles qui l’avaient suivi au travers du treillis de la porte.

— Il y en a encore qui rentrent, dit-il en les montrant à Macready. Et ce projet de double protection que vous deviez poser, ça tient toujours ?

D’un coup de casquette, Macready chassa les moustiques ; l’air mal assuré, il regarda autour de lui. Le projet de poser une deuxième protection autour de la clôture de treillis qui encerclait la base faisait depuis longtemps partie des dadas du colonel Riggs. Il avait dû dire plusieurs fois à Macready de détacher un escadron pour faire le travail, mais cela signifiait qu’il fallait s’asseoir sur des tréteaux de bois, en plein soleil, entouré d’un nuage de moustiques ; le travail n’avait été fait, pour le principe, que dans un ou deux secteurs voisins de la cabine de Riggs. Comme ils allaient maintenant partir vers le nord, ce projet n’avait plus aucune utilité, mais la conscience presbytérienne de Macready, une fois éveillée, ne le laissait plus en repos.

— Je vais y mettre quelques hommes ce soir, docteur, assura-t-il à Kerans, sortant son stylo à bille et un carnet de notes de sa poche.

— Ça ne presse pas, sergent, à moins que vous n’ayez rien de mieux à faire. Je sais bien que le colonel est très vif…

Kerans planta là Macready, sourcils froncés, près des persiennes métalliques et s’en fut le long du pont. Une fois hors de vue, il franchit la première porte.

Le pont C, le moins élevé des trois ponts de la base, comprenait les quartiers des hommes et la cantine. Deux ou trois hommes étaient étendus, entourés de leur équipement tropical, sur les couchettes de leur cabine. Mais la salle de jeux était vide ; un appareil de radio marchait tout seul dans un coin, à côté d’un tableau de scores pour les tournois de tennis de table. Kerans s’arrêta pour écouter le rythme bruyant et aigu d’un air de guitare, recouvert par le bruit lointain de la sirène de l’hélicoptère qui tournait au-dessus de la lagune voisine. Puis il descendit l’escalier qui menait à l’arsenal et aux ateliers, sur le ponton.

La coque était aux trois quarts remplie par les diesels de deux mille chevaux-vapeur qui faisaient marcher les propulseurs jumeaux, et par les réservoirs d’huile et de carburant d’avion ; les ateliers avaient été temporairement transférés, lors des deux dernières offensives aériennes, dans deux bureaux vacants du pont A, à côté du quartier des officiers, pour que les mécaniciens soient en mesure de réparer l’hélicoptère dans un temps record.

En arrivant, Kerans trouva l’arsenal fermé ; une seule lumière brillait dans la cabine vitrée du caporal technicien. Il parcourut du regard les lourds bancs de bois et l’alignement des râteliers garnis de fusils et de pistolets-mitrailleurs. Des tringles d’acier passées dans les gâchettes fixaient les armes dans leurs casiers. Kerans effleura négligemment les crosses massives, tout en se demandant si, après avoir volé une de ces armes, il serait capable de s’en servir. Trois ans plus tôt, on lui avait donné un Colt 45 et une cinquantaine de cartouches qui se trouvaient encore dans un tiroir à la station d’essais. Une fois par an, il dressait un rapport officiel des munitions employées – nul, en ce qui le concernait – et pour échanger les balles inutilisées contre d’autres nouvelles, mais il n’avait jamais essayé de se servir de son pistolet.

Il examina au passage les boîtes de munitions vert foncé entassées le long du mur, sous les râteliers ; elles étaient doublement cadenassées. Il allait dépasser la cabine lorsqu’il aperçut, éclairées par un rai de lumière venant de la porte, des inscriptions poussiéreuses sur des bottes métalliques alignées en dessous d’un banc de travail.

HY-DYNE

Kerans sursauta, passa les doigts à travers le treillis de la cage, essuya la poussière et découvrit la formule suivante :

Cyclotriméthylénétrinitramine ; vitesse de décharge : 8000 mètres/secondes.

Il se mit alors à spéculer sur les usages possibles de l’explosif. Faire crouler un des immeubles de bureaux dans le ruisseau qui sert de sortie, après le départ de Riggs, et bloquer ainsi toute tentative de retour… Quel coup magnifique ! Les coudes sur le banc, il jouait machinalement avec une boussole d’une douzaine de centimètres de diamètre, qu’on avait laissée là pour être réparée. L’anneau calibré était desserré et on lui avait fait faire un tour complet de 180 degrés. C’était indiqué par une croix à la craie.

Tout en continuant à réfléchir sur l’utilité de voler détonateurs et câbles de mise à feu, Kerans effaça les marques à la craie, souleva la boussole et la soupesa dans sa main. Il sortit de l’arsenal et se mit à grimper les escaliers, tout en faisant danser l’aiguille de la boussole sortie de son coffrage. Un marin passa sur le pont C ; Kerans glissa prestement l’instrument dans la poche de sa veste.

Soudain il se vit, appuyé de tout son poids sur les poignées d’un détonateur, prêt à faire sauter Riggs, la base et la station d’essais dans la lagune voisine. Il s’arrêta et s’appuya au bastingage ; la folle absurdité de cette scène le fit sourire tristement et il se demanda comment il avait pu se laisser aller à une telle invention.

Alors il remarqua que le poids de la boussole cylindrique tirait sur sa veste. Il la contempla de haut, pendant quelques minutes, pensif.

— Gare à toi, Kerans, se murmura-t-il à lui-même, tu es en train de vivre sur deux plans différents !

Cinq minutes après, en entrant dans l’infirmerie du pont B, il se retrouvait face à face avec des problèmes plus urgents à résoudre.

Trois hommes y étaient soignés pour ulcère dus à la chaleur, mais la salle principale de douze lits était vide. Il salua d’un signe de tête le caporal occupé à dérouler des bandages pénicillinisés et traversa la pièce pour se rendre à la cabine particulière, à droite du pont.

La porte était fermée, mais en tournant le bouton, il put entendre quelqu’un s’agiter sans répit dans un lit, puis le murmure haché du malade auquel répondait le docteur Bodkin, d’une voix à la fois ferme et uniforme. Ce dernier poursuivit quelque temps encore son monologue lent et monotone, entrecoupé par quelques ronchonnements de protestation, puis un silence pesant régna dans la pièce.

Le lieutenant Hardman, chef pilote de l’hélicoptère – conduit pour le moment par le copilote, le sergent Daley – était le seul autre officier de l’unité d’études et avait servi, avant ces derniers trois mois, comme fondé de pouvoirs et principal officier d’exécution de Riggs. C’était un type costaud, intelligent, âgé d’une trentaine d’années assez flegmatique en quelque sorte ; il s’était toujours tenu à l’écart des autres membres de l’unité. Naturaliste amateur, il notait ses descriptions personnelles sur les transformations de la flore et de la faune, employant une taxinomie de sa propre invention. Il avait un jour, dans un de ses rares mouvements inconsidérés, montré son carnet de notes à Kerans. Mais, lorsque Kerans lui avait gentiment fait remarquer que la classification en était assez confuse, il s’était brusquement replié sur lui-même.

Les deux premières années, Hardman avait servi à la perfection de tampon entre Riggs et Kerans. Le reste des hommes recevaient les ordres du lieutenant. Pour Kerans, cela avait un avantage : on n’avait pas assisté à un développement d’« heureuse cohésion » dans le groupe, qu’un autre sous-ordre plein de zèle n’aurait pas manqué d’introduire, ce qui aurait rapidement rendu la vie insupportable ! Les relations décontractées et fortuites qui réunissaient les membres de la base, le fait par exemple qu’un remplaçant soit accepté, entièrement et immédiatement en tant que membre salarié de l’équipe, sans que personne ne se soucie de savoir s’il était là depuis deux jours ou deux ans, tout cela témoignait en faveur de Hardman. Lorsqu’il organisait un match de basket-ball ou une régate sur la lagune, personne ne se sentait obligé d’y prendre part ; on se fichait éperdument de savoir qui y participait ou non.

Mais ces derniers temps, les côtés moins sympathiques de la personnalité de Hardman avaient commencé à prendre le dessus. Deux mois plus tôt, il s’était plaint à Kerans d’insomnies. Celui-ci, de l’appartement de Béatrice Dahl, l’avait en effet souvent vu, à une heure avancée de la nuit, debout, à côté de l’hélicoptère, éclairé par la lune, en train de contempler la lagune silencieuse. Puis il avait prétexté une crise de malaria pour échapper à ses obligations. Confiné dans sa cabine pendant plus d’une semaine, il s’était résolument retiré dans son propre univers, déambulant parmi ses vieux carnets de notes et promenant les doigts, tel un aveugle qui lit du Braille, sur les coffrets à couvercle de verre où quelques papillons et lépidoptères géants étaient épinglés.

Kerans avait aisément pu diagnostiquer ce malaise, et y avait reconnu ses propres symptômes, cette précipitation vers son propre monde de transition. Puis il avait laissé le lieutenant en demandant à Bodkin de l’appeler de temps à autre.

Cependant, il était curieux de savoir pourquoi Bodkin avait accordé plus d’attention à la maladie de Hardman.

Il poussa la porte, entra dans la pièce sombre et alla se placer dans un coin, près de la bouche de ventilation. Bodkin tendit la main d’un geste plein de sous-entendus. On avait baissé les persiennes et, à la grande surprise de Kerans, le conditionneur à air était fermé. L’air remué par le ventilateur avait au maximum cinq degrés de moins que la température qui régnait sur la lagune, et d’ordinaire le conditionneur à air la maintenait à quarante-huit degrés. Non seulement Hardman l’avait fermé, mais il avait branché un petit radiateur électrique dans la prise du rasoir au-dessus du miroir du lavabo. Kerans se souvint de l’avoir vu fabriquer cet appareil au laboratoire, ajustant un seul filament au milieu d’un miroir parabolique tout cabossé. De l’appareil semblait rayonner une immense chaleur, bien qu’il n’ait qu’un peu plus de deux watts de puissance ; il brûlait dans la petite pièce comme l’ouverture d’un four, et, au bout de quelques secondes, Kerans sentit la sueur ruisseler dans son cou. Assis sur la chaise métallique à côté du lit, le dos au feu, Bodkin portait encore sa veste de toile blanche ; deux grandes taches de transpiration s’étalaient entre ses omoplates et Kerans put voir perler sur son crâne dans la lueur rouge sombre, des gouttes de sueur pareilles à des gouttes de céruse fondue.

Hardman était affalé, la tête en arrière sur le coude replié, la poitrine et les épaules larges couvrant tout le dossier pliant ; de ses grosses mains il tenait les fils d’une paire d’écouteurs appliqués à ses oreilles. Son visage étroit à fortes mâchoires faisait face à Kerans, mais son regard était fixé sur le radiateur électrique. Le réflecteur parabolique projetait sur le mur de la cabine un cercle de lumière rouge et intense, large d’un mètre environ, qui entourait la tête de Hardman comme une immense auréole.

On entendait le grattement léger d’un disque de neuf centimètres qui tournait sur le plateau d’un tourne-disque portatif, par terre, aux pieds de Bodkin. Kerans écouta le martèlement sourd, presque imperceptible qui parvenait du haut-parleur. Le bruit cessa avec la fin du disque et Bodkin arrêta l’appareil. Il nota rapidement quelque chose sur un bloc, éteignit le radiateur et alluma la lampe de chevet.

Tout en hochant lentement la tête, Hardman retira les écouteurs et les tendit à Bodkin.

— C’est du temps perdu, Docteur : ces disques n’ont aucun sens… On peut les interpréter comme on veut !

Il cala péniblement ses membres engourdis dans l’étroite couchette. Malgré la chaleur, il ne transpirait pas beaucoup, ni du visage, ni de sa poitrine nue. Il regardait d’un air furieux le rougeoiement du fil disparaître dans le radiateur électrique.

Bodkin se leva et posa le tourne-disque sur sa chaise, enroulant les fils des écouteurs autour de la boîte.

— Là est peut-être toute la question, lieutenant : c’est une sorte de Rorschach[4] oral. Je pense que le dernier disque était plus évocateur que les autres, vous ne trouvez pas ?

Hardman haussa les épaules, affichant ostensiblement son indifférence ; il ne voulait manifestement pas coopérer avec Bodkin, lui faire la moindre concession. Pourtant Kerans crut comprendre qu’il n’était pas mécontent de participer à cette expérience, mais pour l’utiliser à ses propres fins.

— Peut-être, répondit Hardman à contrecœur, mais j’ai bien peur qu’il n’ait suscité aucune image précise.

Bodkin sourit. D’une part, il était conscient de la résistance de Hardman ; de l’autre, il était résolu à ne pas lui céder le pas pour le moment.

— Ne vous excusez pas, lieutenant ; mais croyez-moi : c’était, de toutes nos séances, la plus valable, la plus poussée… Approchez Robert, dit-il en se tournant vers Kerans. Je suis désolé qu’il fasse si chaud… Nous avons fait, le lieutenant Hardman et moi-même, une petite expérience. Je vous en parlerai en rentrant à la station. À présent… (il désigna, posé sur la table de chevet, un dispositif formé de deux réveils attachés dos à dos, dont les aiguilles se prolongeaient par deux filaments métalliques grossiers qui s’entremêlaient. On aurait dit deux araignées dans un combat corps à corps)… Faites marcher ce truc-là aussi longtemps que vous le pourrez. Ce ne doit pas être trop difficile : tout ce que vous devez faire, c’est remonter les deux réveils toutes les vingt-quatre heures. Ils vous réveilleront toutes les dix minutes, juste le temps de repos nécessaire pour passer des profondeurs de la préconscience à un profond sommeil. Si ça marche, vous n’aurez plus de rêves.

Hardman sourit, l’air dubitatif. Il jeta un bref coup d’œil à Kerans.

— Je crois que vous êtes d’un optimisme excessif, Docteur. Peut-être voulez-vous dire que je n’en aurai plus conscience. (Il prit un classeur vert garni d’onglets, son journal botanique, et se mit à en tourner machinalement les pages.) Parfois, il me semble que je rêve continuellement, à chaque instant du jour… Nous en sommes sans doute tous là…

Sa voix était calme, posée, bien que les sillons creusés par la fatigue autour de ses yeux, de sa bouche et sa longue mâchoire le fissent plus que jamais ressembler à une lanterne. Kerans sentait que le mal, d’où qu’il vînt, n’avait fait qu’effleurer le noyau central de sa personnalité. La suffisance inébranlable de Hardman semblait toujours la plus forte, en supposant que quelque chose de plus fort existât, et il la dressait devant lui comme un joueur d’escrime dresse son fleuret pour montrer sa puissance.

Bodkin s’épongea le visage avec un mouchoir de soie jaune, tout en regardant pensivement Hardman. Sa veste de toile crasseuse et son accoutrement hétéroclite formaient sur sa peau bouffie au teint de quinineux un ensemble qui lui donnait l’air, à tort, d’un minable charlatan. Cette apparence cachait une intelligence aiguë, sans cesse en éveil.

— Vous avez peut-être raison, lieutenant. En fait, certains affirment que cette sensation n’est rien d’autre qu’une forme spéciale de coma cytoplasmique, et que les capacités du système nerveux central sont aussi développées et étendues pendant le rêve qu’elles le sont pendant ce que nous appelons l’état éveillé. Mais nous devons aborder ce problème de façon empirique et essayer tous les remèdes possibles. N’ai-je pas raison, Kerans ?

Celui-ci approuva d’un signe de tête. La température de la cabine avait commencé à baisser et il pouvait respirer plus facilement.

— Un changement de climat arrangera aussi probablement les choses…

Un bruit métallique lourd de bossoirs heurtés contre la coque d’un chaland qu’on était en train de haler résonna au-dehors.

— L’atmosphère dans ces lagunes est rudement énervante. Dans trois jours, nous serons partis et je pense que nous irons tous beaucoup mieux.

Il supposait Hardman au courant de leur départ imminent, mais le lieutenant leva sur lui un regard pénétrant au-dessus du cahier de notes qu’il avait baissé. Bodkin se racla bruyamment la gorge et se lança brusquement dans un monologue sur les dangers des courants d’air provoqués par les ventilateurs. Kerans et Hardman se regardèrent fixement pendant quelques secondes, puis le lieutenant hocha soudain la tête, comme pour lui-même, et reprit sa lecture, après avoir soigneusement noté l’heure indiquée par les réveille-matin.

Furieux contre lui-même, Kerans alla vers la fenêtre, tournant le dos aux autres. Il se rendait compte qu’il avait dit cela intentionnellement à Hardman, en espérant sans le vouloir recueillir une réponse précise, tout en sachant très bien pourquoi Bodkin lui avait caché la nouvelle. Il venait, sans aucun doute, d’attirer l’attention de celui-ci en lui disant que, quel que soit le travail à faire, quels que soient les desseins intimes à concentrer sur un but communautaire, tout cela finirait dans trois jours.

Kerans jeta un regard irrité sur le système de réveille-matin. Il réalisa que son assurance faiblissait et qu’il n’obéissait plus à des mobiles personnels. Tout d’abord, ce larcin absurde de la boussole, puis cet acte gratuit de sabotage. Quelles qu’eussent été ses erreurs passées, il avait toujours considéré qu’il les rachetait par sa qualité dominante : une pleine conscience, objective, de ses mobiles. S’il avait parfois tendance à exagérer les inconvénients, ce n’était pas par manque de décision, mais parce qu’il répugnait à faire quelque chose sans pouvoir en connaître les raisons exactes. Son aventure avec Béatrice Dahl, déséquilibrée par tant de conflits personnels, se poursuivait de jour en jour sur une corde raide, au prix de mille restrictions, de mille précautions.

Il essaya finalement de se ressaisir.

— N’oubliez pas le réveille-matin, lieutenant ! lança-t-il à Hardman. Si j’étais à votre place, je le remonterais de façon qu’il n’arrête plus de sonner !

Ils quittèrent l’infirmerie et redescendirent vers la jetée, puis embarquèrent dans le catamaran de Kerans. Celui-ci, trop fatigué pour faire marcher le moteur, laissa le bateau glisser le long de la haussière tendue au-dessus de leurs têtes entre la base et la station d’essais. Bodkin s’assit à l’avant, serrant le tourne-disque entre ses genoux comme s’il s’agissait d’un porte-documents ; il clignotait des yeux dans la lumière du soleil qui faisait scintiller la nappe d’eau verte et paresseuse. Son visage grassouillet, surmonté d’une broussaille grise et ébouriffée, semblait préoccupé et triste ; il scrutait du regard les immeubles à demi engloutis qui les entouraient avec l’air ennuyé d’un approvisionneur de bateaux qui fait le tour d’un port pour la millième fois. Comme ils approchaient de la station d’essais, l’hélicoptère passa en ronflant au-dessus d’eux et se posa. Le choc fit vaciller la base et la haussière plongea dans l’eau, puis se tendit à nouveau, leur déversant brusquement une averse sur les épaules. Bodkin jura à mi-voix, mais, quelques secondes après, ils étaient à nouveau parfaitement secs.

Il était largement plus de quatre heures de l’après-midi, mais le soleil emplissait encore le ciel de sa lumière, l’embrasant comme une torche gigantesque, et ils ne pouvaient lever les yeux au-dessus de la ligne de flottaison. De temps en temps ils voyaient le soleil se refléter dans les murs de verre des bâtiments environnants et former une multitude de feuilles immenses et flamboyantes, pareilles aux facettes étincelantes des yeux d’insectes géants.

La station d’essais était un édifice en forme de tambour, à deux étages, d’une quinzaine de mètres de largeur et d’une portée de poids de vingt tonnes. Le pont inférieur comprenait le laboratoire et le pont supérieur, les quartiers des deux biologistes, la cabine des cartes (ou kiosque de navigation) et les bureaux. Une petite passerelle surplombait le toit, avec les enregistreurs de taux de température et d’humidité, l’appareil à jaugeage de pluies et le compteur à radiations. Des touffes de mauvaises herbes et de varech rouge s’incrustaient entre les plaques de bitume du ponton, ratatinées et brûlées avant même d’avoir atteint la balustrade qui entourait le laboratoire ; des massifs de sargasses et de spirogyras pleins de détritus s’aggloméraient près de l’étroite jetée et s’effondraient, tout dégoulinants, formant une sorte d’immense radeau détrempé.

Ils pénétrèrent dans la pénombre fraîche du laboratoire et s’assirent derrière leur bureau. Des graphiques de programmes décolorés étaient suspendus au-dessus d’eux, en demi-cercle, attachés au plafond derrière l’estrade, inclinés sur un bric-à-brac de bancs et de sorbonnes, formant une espèce de fresque poussiéreuse. Ceux de gauche, qui dataient de leur première année de travail, étaient remplis d’inscriptions détaillées et de ramifications terminées de flèches étiquetées minutieusement ; ceux de droite au contraire portaient de moins en moins d’indications, se réduisant finalement à quelques gribouillages au crayon, d’une énorme écriture à méandres qui ne laissait la place qu’à une ou deux inscriptions purement écologiques. Quelques écrans de fenêtre en carton avaient perdu leurs agrafes et pendaient en avant comme les larges écaillures d’un bateau abandonné, amarré à sa dernière jetée ; ils étaient recouverts de graffiti gnomiques et incompréhensibles.

Tout en traçant négligemment du doigt une rose des vents sur le pupitre recouvert de poussière, Kerans attendait que Bodkin lui fournisse quelques explications sur ses curieuses expériences avec Hardman. Mais Bodkin s’installa confortablement derrière le désordre de fichiers et de classeurs à catalogues qui couvraient son bureau, ouvrit le tourne-disque, retira le disque du plateau et se mit à le faire tourniquer entre ses mains d’un air réfléchi.

— Je suis navré, commença Kerans, d’avoir laissé échapper ces mots sur notre départ dans trois jours. Je n’avais pas réalisé que vous puissiez le cacher à Hardman…

Bodkin haussa les épaules, laissant entendre par là que cela avait peu d’importance.

— La situation est complexe, Robert. Je commence à peine à en démêler les fils, c’est pourquoi je ne voulais pas y introduire un nœud coulant, tout simplement !

— Mais pourquoi ne pas lui dire ? pressa Kerans qui espérait ainsi indirectement justifier son faible sentiment de culpabilité. La perspective du départ devrait sûrement le sortir de sa léthargie.

Bodkin abaissa cocassement ses lunettes sur le bout de son nez et regarda Kerans.

— Ça n’a pas l’air de vous avoir fait le même effet, Robert. Ou je me trompe lourdement, ou c’est plutôt le contraire ! Pourquoi les réactions de Hardman seraient-elles différentes des vôtres ?

Kerans sourit.

— Désolé, Alan ; je ne veux pas m’immiscer dans cette affaire, d’autant plus que c’est moi qui vous ai, en quelque sorte, confié Hardman… Mais, à quoi jouez-vous exactement, Hardman et vous, avec… avec ce radiateur électrique et ces réveille-matin ?

Bodkin se retourna pour glisser le disque miniature avec les autres dans un classeur posé sur une tablette. Il leva les yeux sur Kerans et le contempla de ce regard doux et pénétrant avec lequel il avait observé Hardman. Kerans réalisa alors combien leurs relations, jusqu’alors celles de collègues ayant une confiance totale et absolue l’un envers l’autre, devenaient semblables à celles qui existent entre un observateur et son sujet. Après une pause, Bodkin lança un coup d’œil sur les feuilles des programmes et Kerans gloussa involontairement.

« Sacré vieux coquin, se dit-il. Il a réussi à me faire venir ici en compagnie de ses algues et de ses nautiles, et il va bientôt se mettre à me faire écouter ses disques ! »

Bodkin se leva et désigna du doigt les trois rangées de bancs de laboratoire, chargés de vivaria, de bocaux à spécimen aux couvercles fumés sur lesquels on avait épinglé des pages de carnet de notes.

— Dites-moi, Robert, si vous deviez résumer le travail des trois dernières années en une simple phrase, comment vous y prendriez-vous ?

Kerans hésita, puis tendit les mains en avant.

Ce n’est pas si difficile… (Il s’aperçut que Bodkin avait posé une question sérieuse et rassembla ses esprits.) Eh bien, on peut tout simplement dire que, sous l’influence de l’élévation des taux de température, d’humidité et d’irradiations, la flore et la faune de cette planète commencent à reprendre les formes qu’elles affichaient à la dernière époque où ces conditions étaient réunies… C’est-à-dire en gros, le trias.

— C’est correct, approuva Bodkin en déambulant entre les bancs. Pendant ces trois dernières années, Robert, nous avons, vous et moi, examiné à peu près cinq mille spécimens du règne animal et vu, dans le vrai sens du mot, des dizaines de milliers de nouvelles variétés de plantes. Partout, le même processus s’est déroulé, à savoir : d’innombrables mutations qui transforment les organismes pour les aider à survivre dans leur nouvel élément. Partout, on a assisté à ce même recul précipité – à tel point que le peu d’organismes capables de résister à cette dégringolade présente des anomalies indéniables ; je veux parler de quelques amphibies, des oiseaux et de l’homme. Il est curieux de voir comment, tout en ayant soigneusement catalogué les reculs de tant de plantes et d’animaux, nous avons pu ignorer la créature la plus importante de notre planète…

Kerans se mit à rire.

— Là, je vous tire volontiers mon chapeau, Alan !

Mais que voulez-vous dire ? Que l’homo sapiens est sur le point de se transformer en homme de Cro Magnon ou de Java, jusqu’à n’être plus qu’un sinanthrope[5] ? C’est invraisemblable, voyons ! Ne serait-ce pas purement et simplement du lamarckisme à rebours ?

— D’accord, ce n’est pas ce que je veux dire, répondit Bodkin en donnant une poignée de cacahuètes à un ouistiti, enfermé dans une sorbonne transformée en cage. Si on ne peut nier qu’au bout de deux ou trois cents millions d’années l’homo sapiens ait bel et bien disparu pour laisser la place à vous et moi qui représentons l’espèce supérieure de cette planète, un processus biologique ne peut être totalement réversible ! (Il administra une petite tape au ouistiti avec le mouchoir de soie qu’il avait ressorti de sa poche et l’animal fit un timide bond en arrière.) Si nous, nous revenons dans la jungle, nous ne nous en habillons pas moins pour le dîner !

Il alla à une des fenêtres et regarda au dehors à travers le treillis de protection ; le pont en porte-à-faux qui passait au-dessus d’eux ne laissait filtrer qu’une étroite bande de lumière éblouissante. Baignant dans une immense chaleur, la lagune s’étalait, immobile ; des nuages de vapeur montraient leur gros dos, suspendus au-dessus de l’eau, évoquant des fantômes d’éléphants.

— Mais, en réalité, je pense à tout autre chose. Est-ce seulement le paysage extérieur qui s’altère ? Combien de fois n’avons-nous pas eu, pour la plupart, l’impression de déjà vu[6], de se rappeler, en fait, trop bien tous ces étangs et toutes ces lagunes ? La conscience opère une sélection importante, mais les souvenirs biologiques les plus éloignés sont désagréables ; ce sont des réminiscences de danger, de terreur. Rien n’existe depuis aussi longtemps que la peur. Nous voyons partout dans la nature se manifester des mécanismes innés, libérés depuis plusieurs millions d’années, mais dont la puissance n’a pas diminué. Nous avons un exemple classique : la transmission dans le cerveau du rat des champs, de génération en génération, de la silhouette d’un faucon. Si on lui présente le tracé de cette silhouette à travers les barreaux de sa cage, il se précipite dans tous les coins, en cherchant à se cacher. Et comment pouvez-vous expliquer autrement notre répugnance universelle et totale envers les araignées dont une espèce seulement est reconnue nous piquer ?… Ou cette haine, tout aussi surprenante – vu leur rareté – envers les serpents et les reptiles ? Tout simplement parce que nous portons, enfoui au fond de nous, un souvenir du temps où les araignées géantes représentaient un danger mortel et où l’espèce reptilienne était une forme dominante de la vie sur notre planète…

Kerans sentait le poids de la boussole tirer sur sa poche.

— Ainsi, fit-il, vous craignez que la hausse de température et des radiations soient en train de déclencher dans nos esprits une alerte I.R.M. ?

— Pas dans nos esprits, Robert. Ce sont les souvenirs les plus vieux de la terre, le chiffrage des temps contenu dans chaque chromosome, dans chaque gène. Chaque pas en avant dans l’évolution de notre espèce est une borne gravée de souvenirs organiques – depuis le cycle du bioxyde de carbone, contrôlé par les enzymes, jusqu’au fonctionnement du plexus brachial et de l’influx nerveux dans les cellules pyramidales du cortex cérébral, qui enregistrent chacune les milliers de réactions dues à de brusques crises physico-chimiques… Exactement, de la même façon que la psychanalyse reconstitue le traumatisme d’un fait de l’enfance pour libérer une nature refoulée, nous sommes actuellement replongés dans un passé archéopsychique, mettant ainsi à nu des impulsions et des tabous assoupis pendant des siècles. La brièveté de la vie d’un individu est trompeuse : chacun de nous est aussi vieux que toute l’espèce vivante et nos vaisseaux sanguins sont tributaires de l’océan de cet immense passé. L’odyssée du fœtus qui se développe dans le ventre de la mère est une récapitulation de toute cette évolution passée ; le système nerveux central de ce fœtus est une échelle chiffrée des temps ; chaque connexion de neurones, chaque transmission au niveau de la moelle épinière est un arrêt symbolique, une unité de temps dans le développement nerveux.

« Aussi loin que vous remontiez dans le système nerveux central, depuis le cervelet en suivant la moelle épinière du cordon médullaire, vous remontez de la même façon dans le passé du système neuro-végétatif. La jonction, par exemple, entre une vertèbre dorsale et une lombaire, soit la D-12 (douzième dorsale) et la L-l (première lombaire) représente l’immense transition entre le poisson à respiration branchiale et l’amphibie à respiration pulmonaire dans une cage thoracique ; c’est la véritable jonction, ici même, sur les bords de cette lagune, entre les ères paléozoïque et triasique. »

Bodkin revint vers son bureau et passa la main sur les disques dans le classeur. Tout en écoutant distraitement la voix calme et posée de Bodkin, Kerans, amusé, se surprit à penser à cette rangée de disques parallèles comme à une colonne vertébrale de modèle neurophonique. Il se rappela ce rythme sourd émis par le tourne-disque dans la cabine de Hardman et ces étranges sonorités atténuées. Ce jeu de mots n’était-il pas plus proche de la réalité qu’il ne l’imaginait ?…

— Vous pouvez, si vous voulez, continuait Bodkin, appeler cela « psychologie des équivalences totales » – disons « neuroniques », pour abréger – … et puis mettez cela au rang des produits de l’imagination métabiologique. Pourtant, je suis convaincu que, en retournant dans le temps géophysique, nous remontons aussi le couloir amniotique et réintégrons, en passant par une ère spinale, le temps archéophysique. Nous nous souvenons inconsciemment des paysages de chaque époque, avec chacun sa propre structure géologique, sa flore et sa faune particulières ; et n’importe qui les reconnaîtrait, tel le voyageur dans The Time Machine de Wells[7]. Il n’est pas question ici de montagnes russes, mais d’une réorientation complète de la personnalité. Si nous nous laissons dominer par des fantômes d’outre-tombe lorsqu’ils nous apparaissent, nous nous laissons ramener au rivage par la marée montante, impuissants, comme des épaves.

Il saisit un des disques dans le classeur, puis le remit après avoir hésité quelques instants.

— Cet après-midi, continua-t-il, j’ai sans doute pris un risque avec Hardman en utilisant le radiateur pour simuler le soleil et faire monter la température jusqu’à 49 degrés, mais ça valait le coup ! Pendant les trois semaines précédentes, ses rêves lui avaient presque fait perdre la raison, mais ces quelques derniers jours, il était beaucoup moins ébranlé ; on aurait presque dit qu’il acceptait ses cauchemars et qu’il admettait qu’on le ramène en arrière, sans y opposer aucun contrôle conscient. Je désire, dans son propre intérêt, le tenir éveillé le plus longtemps possible… C’est le rôle des réveille-matin.

— S’il n’oublie pas de les remonter ! ajouta tranquillement Kerans.

On entendit au dehors le ronronnement du canot de Riggs qui traversait la lagune. Kerans banda les muscles de ses jambes, alla vers la fenêtre et regarda le bateau qu’on amarrait dans un demi-cercle décroissant autour de la base. Il mouillait maintenant contre la jetée et Riggs tenait une conférence extra-conventionnelle avec Macready de l’autre côté de la passerelle. Il désigna plusieurs fois la station d’essais avec sa canne et Kerans supposa qu’ils étaient en train de prendre des dispositions pour la remorquer jusqu’à la base. Mais, il ne savait exactement pourquoi, ce départ imminent ne provoquait en lui aucune réaction. Les spéculations de Bodkin, si nébuleuses qu’elles fussent, et sa nouvelle psychologie sur les neurones expliquaient bien mieux que toute autre chose la métamorphose de ses pensées. La direction des Nations unies avait avancé, elle, l’hypothèse suivante : à l’intérieur des périmètres décrits par les cercles arctique et antarctique, la vie continuerait à être comme avant, avec les mêmes relations sociales et familiales et approximativement les mêmes ambitions et les mêmes satisfactions. C’était une erreur manifeste, et l’accroissement du niveau des eaux et de la température le prouverait, lorsqu’il aurait atteint les redoutes polaires en question. Il s’avérait plus important de dresser la carte des deltas fantômes et des plages illuminées de continents neuroniques engloutis, que de dresser celle des ports et des lagunes du paysage extérieur !

— Dites-moi, Alan, lança-t-il par-dessus son épaule tout en continuant à regarder Riggs qui piétinait sur la jetée, pourquoi ne faites-vous pas un exposé de votre théorie pour le Camp Byrd ? Il me semble que vous devriez leur faire connaître vos idées… Il y a toujours une chance de…

Mais Bodkin était parti. Kerans entendit son pas lourd remonter l’escalier et décroître jusqu’à sa cabine, son pas d’homme fatigué, qui en a trop vu pour se soucier de l’opinion des autres sur ses avertissements.

Kerans retourna à son bureau et s’assit. Il sortit la boussole de sa poche et la mit en face de lui, la faisant balancer dans ses mains. Autour de lui, les bruits étouffés du laboratoire formaient un fond sonore qui parvenait, assourdi, jusqu’à son esprit : les frottements de la fourrure du ouistiti qui jouait, les tip-tap d’un poste-émetteur, ou encore les grattements d’un rouleau sur lequel on enregistrait le phototropisme d’une plante grimpante…

Kerans se mit à examiner paresseusement la boussole, faisant doucement pivoter l’aiguille dans le coffrage jusqu’à la mettre dans l’axe des graduations. Il essaya de trouver la raison pour laquelle il l’avait prise à l’arsenal. Elle devait normalement appartenir à l’un des chalands et on allait bientôt s’apercevoir de sa disparition, il devrait alors subir l’humiliation dégradante de reconnaitre son larcin.

Il remit la boussole dans sa boîte, la fit pivoter dans sa direction, sans réaliser qu’il sombrait momentanément dans le rêve et que toute sa conscience se concentrait sur le ressort qu’indiquait l’aiguille, sur l’image confuse incertaine mais curieusement puissante qu’évoquait le mot Sud ; toute la magie latente, tout le pouvoir magnétique contenu dans la coupe de cuivre qu’il tenait entre les mains se répandaient, semblables aux odeurs enivrantes de quelque Graal de légende.

4. La route du soleil

Le lendemain, pour des raisons que Kerans ne devait tout à fait comprendre que beaucoup plus tard, le lieutenant Hardman disparut.

Après une nuit d’un profond sommeil sans rêves, Kerans se leva et prit son petit déjeuner vers sept heures. Il resta ensuite une heure sur son balcon, dans un transat, en short de latex blanc ; la lumière du soleil se répandait sur l’eau sombre et baignait son corps maigre, couleur d’ébène. Au-dessus de lui le ciel lumineux et marmoréen contrastait avec la profondeur et l’immobilité de la lagune encaissée, semblable à un immense puits rempli d’ambre. Les bâtiments recouverts par les arbres qui se dressaient sur ses bords semblaient sortir du fond des âges et surgir du magma terrestre après quelque énorme cataclysme, embaumés dans les temps infinis qui s’étaient écoulés, tout en s’effondrant doucement.

Il s’arrêta près de son bureau et caressa des doigts la boussole de cuivre qui brillait dans la pénombre de l’appartement, puis se dirigea vers la chambre et enfila une combinaison kaki, histoire de faire un minimum de concessions envers Riggs pour les préparatifs du départ. Le sportswear italien n’était pas précisément indiqué ; il aurait attiré l’attention du colonel en déambulant vêtu d’un ensemble bleu pastel qui portait une marque du Ritz.

Même s’il envisageait de rester, Kerans se refusait à prendre toute précaution, par principe. Outre les réserves de carburant et de ravitaillement dues, ces derniers six mois, à la largesse du colonel Riggs, il avait aussi eu besoin d’une foule de petites pièces de secours et de rechange, depuis un nouveau verre de montre jusqu’à une réinstallation complète des fils électriques pour l’éclairage de l’appartement. Une fois la base et son atelier partis, il serait vite assailli par une série de petits ennuis qui s’accumuleraient et il n’y aurait plus de sergent technicien à sa disposition pour y remédier.

Afin de simplifier le travail du personnel des magasins et pour s’épargner des voyages superflus à la base, Kerans avait fait un stock de boîtes de conserve chez lui, assez pour se nourrir pendant un mois. Elles se constituaient surtout de lait condensé et de lunches tout préparés, mais en fait, il était inconcevable de s’en contenter sans l’apport des petites choses fines que Béatrice resserrait dans les profondeurs de sa glacière. Kerans comptait sur ce vaste garde-manger et ses réserves de foie gras et de filet mignon[8] pour tenir le coup, mais il y en avait assez pour trois mois, tout au plus. Après cela, ils devraient vivre des ressources du sol et se contenter de menus à base de potages aux champignons et de steaks d’iguanes.

Le problème le plus sérieux restait celui du carburant. Les réservoirs à diesels du Ritz contenaient un peu plus de cinq cents gallons (deux mille cinq cents litres), assez pour faire marcher le système de réfrigération pour un maximum de deux mois. En le supprimant dans la chambre et le cabinet de toilette, quitte à vivre dans le salon, et en haussant la température ambiante à trente-deux degrés, il pourrait, avec un peu de chance, doubler la durée de consommation ; mais une fois ces réserves épuisées, il pourrait difficilement y suppléer. Toutes les citernes et toutes les réserves camouflées dans les bâtiments éventrés qui entouraient les lagunes avaient depuis longtemps été mises à sec par les hordes de réfugiés qui avaient émigré vers le nord, ces trente dernières années, à bord de rapides bateaux à moteur et de yachts. Le réservoir du catamaran à moteur de hors-bord contenait une quinzaine de litres, assez pour un trajet de cinquante kilomètres environ, ou alors un aller et retour du Ritz chez Béatrice une fois par jour pendant un mois.

Il ne savait pourquoi, mais ce crusoétisme à rebours – se faire abandonner, sans le secours d’un carrack chargé de vivres et de matériel, qui aurait providentiellement échoué sur un récif voisin – avait éveillé quelque angoisse dans son esprit. En quittant l’appartement, il laissa le thermostat sur les vingt-sept degrés habituels, sans se soucier du gaspillage de carburant, se refusant par principe à faire une seule concession devant les dangers qu’il aurait à affronter après le départ de Riggs. Il pensa tout d’abord qu’il se comportait comme cela parce qu’il estimait, inconsciemment mais judicieusement, son bon sens naturel capable de le sauver. Mais, tandis qu’il mettait le moteur en marche et pilotait le catamaran sur les ondulations douces et huileuses de la rivière vers la lagune suivante, il réalisa que cette indifférence montrait le caractère particulier de sa décision de rester. Pour utiliser le langage symbolique de la théorie de Bodkin, il était en train d’abandonner ses estimations conventionnelles du temps, relatives à ses propres besoins physiques et entrait dans le monde de l’infini, du temps neuronique. Les intervalles énormes de l’échelle des temps géologiques étalonnaient son existence. Dans ce monde, un million d’années représentaient la plus courte durée de travail d’une équipe, et les problèmes de vêtements et de nourriture étaient devenus aussi peu importants qu’ils ne l’étaient pour un bonze accroupi devant un bol de riz vide, à l’ombre d’un baldaquin que formait un cobra aux mille têtes, dieu de l’éternité.

Il pénétra dans la troisième lagune, rame levée pour écarter les feuilles longues de trois mètres à peu près d’une prèle géante, qui trempaient dans la rivière. Il remarqua que les hommes du sergent Macready avaient levé les amarres de la station d’essais et étaient en train de la haler lentement vers la base. L’espace qui séparait les deux bâtiments se rétrécissait, faisant penser à un baisser de rideau (à la fin d’une pièce). Kerans, debout à l’arrière du catamaran, sous le parapluie de feuilles baignant dans l’eau, était le spectateur qui regardait, dans les coulisses, la fin d’un spectacle auquel il avait un peu participé.

Il ne voulut pas attirer l’attention en remettant le moteur en marche et fit glisser le bateau dans la lumière du soleil ; les feuilles géantes trempaient complètement dans la gelée verte de l’eau ; il rama doucement en contournant la lagune jusqu’au bloc où habitait Béatrice. De temps en temps, le vacarme de l’hélicoptère qui faisait des manœuvres d’atterrissage lui parvenait et les remous du halage de la station d’essais venaient marteler les parois du catamaran, puis s’engouffraient à sa droite, par les fenêtres ouvertes, pour aller se heurter contre les murs intérieurs des bâtiments. Le petit croiseur de Béatrice faisait entendre des craquements sinistres. La salle des machines avait été inondée et le pont arrière, chargé de deux gros moteurs Chrysler, dépassait à peine du niveau de l’eau. Tôt ou tard, une tempête thermique ferait chavirer le bâtiment et il irait échouer dans une des rues englouties.

En sortant de l’ascenseur, il trouva le patio désert ; les verres de la veille traînaient encore sur le plateau, au milieu des transats. Les rayons du soleil inondaient déjà la piscine, illuminant les hippocampes jaunes et les tridents bleus qui en tapissaient le fond. Quelques chauves-souris se tenaient dans l’ombre de la gouttière au-dessus de la fenêtre de la chambre de Béatrice, mais elles s’envolèrent au moment où Kerans s’asseyait, pareilles à des vampires fantômes qui fuient le lever du jour.

À travers les persiennes, Kerans aperçut Béatrice vaquer tranquillement à l’intérieur, et cinq minutes plus tard elle pénétrait dans le salon, le buste ceint d’une serviette noire. À demi cachée dans la pénombre, à l’autre bout de la pièce, l’air fatigué, les traits tirés, elle le salua d’un vague signe de la main. Un coude appuyé au bar, elle se versa quelque chose dans un verre, considéra l’un des Delvaux d’un air morne et retourna dans sa chambre.

Comme elle ne revenait pas, Kerans alla à sa recherche. Au moment où il poussait les battants de la porte de verre, l’air chaud du salon le frappa au visage comme les odeurs d’une cantine bourrée de monde. Plusieurs fois, ce mois dernier, le générateur ne s’était pas mis immédiatement en marche lorsqu’on réglait le thermostat, et la température devait bien atteindre trente-deux degrés. C’était probablement la cause de l’ennui apathique de Béatrice.

Kerans entra ; elle était assise sur son lit, tenant le verre rempli de whisky sur ses genoux ronds. L’atmosphère lourde et chaude rappela à Kerans la cabine de Hardman pendant l’expérience de Bodkin. Il se dirigea vers le thermostat posé sur la table de chevet et le baissa de dix-huit à douze degrés.

— Il est encore détraqué, remarqua laconiquement Béatrice. Le moteur ne marche toujours pas.

Kerans tenta de lui ôter le verre des mains, mais elle esquiva son geste.

— Laisse-moi, Robert, dit-elle d’une voix lasse. Je sais que je ne suis qu’une lavette, une ivrogne, mais j’ai passé la nuit dans les jungles de la planète Mars et je n’ai aucune envie qu’on me fasse un sermon !

Kerans la scruta de près, avec un sourire où se mêlaient l’affection et le désespoir.

— Je vais voir si je peux réparer le moteur. Cette chambre pue comme si un bataillon entier de forçats la partageaient avec toi. Prends une douche, Béa, et essaye de te remettre d’aplomb. Riggs part demain et nous allons avoir besoin de tous nos esprits. Quels sont ces cauchemars dont tu souffres ?

Béatrice haussa les épaules.

— Des cauchemars de jungle, murmura-t-elle sans donner de précisions. Je suis en train de réapprendre mon alphabet ! La nuit dernière c’étaient les jungles delta ! (Elle lui adressa un pâle sourire, puis ajouta, avec une pointe de malice.) N’aie pas l’air si sombre : bientôt ce sera ton tour de rêver !

— J’espère bien que non ! (Il la regarda sans plaisir porter le verre à ses lèvres…) Et fiche-moi ça en l’air ! Les petits déjeuners au whisky, c’est peut-être une vieille coutume dans les Highlands, mais ça tue le foie !

Béatrice le repoussa d’un geste.

— Je sais : l’alcool tue lentement… Mais je ne suis pas pressée ! Va-t’en, Robert.

Kerans se leva et tourna les talons. Il alla dans la cuisine et descendit dans la resserre. Ayant trouvé une lampe de poche et un nécessaire à outils, il se mit à réparer le générateur.

Une demi-heure plus tard, lorsqu’il remonta sur le patio, Béatrice apparemment tout à fait sortie de sa torpeur, était en train de se laquer les ongles de vernis bleu, très absorbée dans cette tâche.

— Hello, Robert ! Tu es de meilleur poil ?

Kerans s’assit sur le carrelage, tout en essuyant les dernières traces de graisse de ses mains. Il administra une petite tape sur le mollet bien galbé et repoussa le talon vengeur qu’elle brandissait vers sa tête.

— J’ai réparé le générateur et avec un peu de chance il ne te donnera plus d’ennuis. C’est marrant : le moteur de mise en marche à deux tours était déréglé ; figure-toi qu’il marchait à l’envers !

Il allait se lancer dans une explication détaillée sur l’ironie de cet incident lorsqu’ils entendirent un cri d’appel qui venait d’en bas de la lagune. Les bruits d’une effervescence soudaine leur parvinrent alors de 1a base ; des moteurs toussotèrent et accélérèrent ; on entendit des bossoirs grincer tandis que l’on mettait deux chaloupes de secours à l’eau ; des éclats de voix se croisèrent et des bruits de pas dégringolèrent les escaliers.

Kerans sursauta et courut autour de la piscine jusqu’à la balustrade.

— Tu ne vas pas me dire qu’ils partent aujourd’hui !… Riggs est tout à fait capable d’avoir combiné ça pour nous prendre de court !

Béatrice arriva à ses côtés, retenant d’une main la serviette sur ses seins, et ils regardèrent en bas, vers la base. Chaque membre de l’unité semblait avoir été mobilisé : le canot et les deux chaloupes bondissaient et faisaient des manœuvres autour de la jetée. Les rotors inclinés de l’hélicoptère tournaient lentement, tandis que Riggs et Macready se préparaient à y monter. Les autres, en file sur la jetée, attendaient leur tour pour grimper dans les trois embarcations. Bodkin lui-même, qu’on avait sorti de sa couchette, debout sur le pont de la station d’essais, criait quelque chose à Riggs.

Macready aperçut tout à coup Kerans à la balustrade… Il dit quelques mots au colonel qui saisit un haut-parleur et traversa le toit dans leur direction.

— KE RANS ! DOC-TEUR KE-RANS !

Les éclats démesurés de ces sons amplifiés retentirent comme le tonnerre sur les toits et les protections d’aluminium installées aux vitres des fenêtres renvoyèrent l’écho. Kerans mit les mains en cornet derrière ses oreilles pour essayer de distinguer les mots hurlés par le colonel, mais ils se perdirent dans le ronflement de l’hélicoptère. Riggs et Macready montèrent alors dans la cabine et le pilote se mit à lui faire du sémaphore à travers le pare-brise du cockpit.

Après avoir traduit les signaux morses, Kerans quitta rapidement la balustrade et se mit à rentrer les transats dans le salon.

— Ils vont venir me prendre ici, dit-il à Béatrice tandis que l’hélicoptère s’élevait en diagonale au-dessus de la lagune. Tu ferais mieux de t’habiller, ou bien de te cacher ; le courant d’air va emporter ta serviette comme une feuille de papier de soie. Riggs a déjà bien assez de fil à retordre comme cela !

Béatrice l’aida à rouler la toile de tente puis, comme l’ombre tournoyante de l’hélicoptère recouvrait maintenant le patio, faisant courir sur leurs épaules un courant d’air descendant, elle rentra dans le salon.

— Mais qu’est-ce qui se passe, Robert ? lui cria-t-elle. Pourquoi Riggs se démène-t-il comme cela ?

Kerans se protégea la tête à l’approche de la machine ronronnante et contempla les lagunes encerclées de vert qui s’étalaient vers la ligne d’horizon, un coin de sa bouche secoué soudain par un tremblement nerveux.

— Il ne se démène pas. Il est seulement bourré d’inquiétude. Tout commence à s’écrouler autour de lui : le lieutenant Hardman a disparu !

Par le hublot ouvert, on voyait s’étaler la jungle en dessous de l’hélicoptère, pareille à une immense plaie en putréfaction. Les bosquets de gymnospermes géants se dressaient en massifs épais sur les toits des immeubles inondés, adoucissant leurs contours blancs et géométriques. Çà et là de vieux châteaux d’eau en béton surgissaient du marais, ou les restes d’une jetée de fortune qui flottait encore à côté d’un bloc de bureaux, mastodonte écroulé sur lequel poussaient des acacias au feuillage léger et des tamaris en fleur. D’étroits ruisseaux, recouverts de ramures, transformés en sortes de tunnels verts et illuminés, s’éloignaient, en serpentant, des lagunes plus grandes et allaient probablement rejoindre les cours d’eaux, larges de cinq cents mètres qui s’étalaient au-dessus des anciens faubourgs de la ville. Partout la vase apparaissait, s’amoncelant en énormes bancs contre le viaduc d’une voie de chemin de fer et un immeuble administratif en forme de croissant ; elle s’écoulait, dégoulinante, d’un passage couvert à moitié submergé, charriant avec elle tous les détritus fétides d’un Cloaca Maxima[9] moderne. La plupart des petits lacs étaient maintenant envahis par cette vase et formaient des disques de boue jaune, couverts de champignons. Un abondant fouillis de toutes les espèces végétales y poussait, jardins fortifiés d’un éden démentiel.

Solidement cramponné à la main courante de la cabine par les courroies de nylon qui lui entouraient la taille et les épaules, Kerans contemplait le paysage qui s’étendait au-dessous de lui, suivant du regard les cours d’eau qui s’écoulaient des trois lagunes centrales. À cent cinquante mètres à peu près en dessous d’eux, l’ombre de l’hélicoptère courait sur la surface lisse et mouchetée de l’eau ; il concentra toute son attention sur les bords extrêmes de la lagune. La vie animale grouillait à profusion dans les ruisseaux et les canaux : des serpents d’eau se lovaient dans les barrières de massifs de bambous que l’eau avait renversés ; des colonies de chauves-souris s’échappaient des tunnels verts, semblables aux nuages de cendre d’une éruption volcanique ; des iguanes se tenaient immobiles comme des sphinx de pierre, installés dans l’ombre des corniches. Parfois, comme si le bruit de l’hélicoptère le dérangeait, quelque chose qui ressemblait à une forme humaine filait se cacher dans les fenêtres le long de la ligne de flottaison ; mais ce n’était qu’un crocodile qui attrapait une poule d’eau, ou un rondin arraché aux massifs d’arbres-fougères.

À une bonne trentaine de kilomètres de là, l’horizon se cachait encore à demi dans les brumes du petit matin, énormes voiles de vapeur dorée qui pendaient du ciel comme des rideaux diaphanes, tandis que l’air au-dessus de la cité était clair et lumineux et la fumée que dégageait l’hélicoptère traçait une longue signature en circonvolutions sinueuses. Comme ils s’éloignaient des lagunes centrales dans un mouvement giratoire, Kerans, cessant d’inspecter la jungle qui s’étalait sous eux, s’appuya au hublot pour regarder ce spectacle scintillant.

Ils avaient une chance infime d’apercevoir Hardman d’en haut. À moins qu’il n’ait trouvé refuge dans un des immeubles proches de la base, il avait sans doute dû suivre les rivières, et les feuillages des arbres-fougères le protégeaient au maximum d’une observation aérienne.

Riggs et Macready continuaient à surveiller par le hublot de droite, en promenant leurs jumelles dans tous les sens. Sans sa casquette, avec ses fins cheveux blond roux rejetés en avant sur le visage, Riggs avait l’air d’un oiseau de proie, son petit menton dressé furieusement dans le vent.

En voyant Kerans contempler le ciel, il s’écria :

— Rien vu encore, Docteur ? Tenez bon ! Le secret d’une bonne chasse, c’est une surveillance sans relâche, une concentration soutenue à cent pour cent…

Kerans encaissa la remarque et se remit à sonder la jungle par le disque incliné du hublot autour duquel pivotaient les petites tours de la lagune centrale. Un infirmier avait découvert la disparition de Hardman à huit heures, ce matin-là ; comme son lit était froid, il avait dû s’enfuir la veille au soir, probablement vers vingt et une heures aussitôt après la dernière ronde de surveillance du service. Aucune des petites embarcations amarrées à la jetée n’avait disparu, mais Hardman avait très bien pu prendre deux des bidons d’essence vides qui étaient empilés sur le pont C, les lier et les mettre à l’eau, tout cela sans bruit. Bien que rudimentaire, une telle embarcation pouvait, souplement guidée à la rame, le transporter à une quinzaine de kilomètres de là, au point du jour, quelque part sur une surface de cent vingt kilomètres carrés à prospecter, dont chaque acre était parsemée des alvéoles de tous les immeubles abandonnés.

Comme il n’avait pu voir Bodkin avant d’être hissé à bord de l’hélicoptère, Kerans ne pouvait que faire des suppositions sur les motifs qu’avait eus Hardman de quitter la base ; il ne savait si cela faisait partie d’un plan important qui avait lentement mûri dans l’esprit du lieutenant, ou si c’était simplement une brusque réaction à la nouvelle de leur prochain départ vers le nord. Sa première émotion envolée, Kerans ressentait une curieuse impression de soulagement, comme si l’une des lignes de force adverses qui l’encerclaient s’était levée en même temps que la disparition de Hardman et que la tension et la sensation d’impuissance qui le tenaillaient se relâchaient tout d’un coup. Quoi qu’il en soit, même le fait de rester derrière les autres s’avérait maintenant plus difficile.

Riggs se dégagea de ses courroies et se releva, l’air exaspéré. Il tendit les jumelles à l’un des deux soldats accroupis sur le sol à l’arrière de la cabine.

— Commencer des recherches sur ce genre de terrain ne sert à rien, cria-t-il à Kerans. On va descendre quelque part et regarder attentivement la carte. Vous aurez peut-être une idée, vous qui avez étudié la psychologie de Hardman !

Ils étaient arrivés à une bonne quinzaine de kilomètres au nord-ouest des lagunes centrales et les tours avaient presque disparu dans le brouillard, le long de la ligne d’horizon. À cinq kilomètres de là, juste entre eux et la base, ils aperçurent l’un des bateaux à moteur descendre le long d’une rivière, à ciel ouvert, suivi d’un sillage blanc qui se fondait dans la surface transparente de l’eau. La vase, bloquée par la concentration urbaine qui s’étendait au sud, n’avait pas autant envahi cette zone ; la végétation était moins dense et les surfaces inondées étaient plus étendues entre les rangées de bâtiments les plus importantes. La région qui s’étalait en dessous d’eux était aussi désertique que dépeuplée et Kerans était persuadé, sans raison logique, qu’ils ne trouveraient pas Hardman dans ce secteur nord-ouest.

Riggs grimpa dans le cockpit et, au bout d’un moment, l’hélicoptère changea de vitesse et d’inclinaison. Ils amorcèrent une légère descente, oscillèrent jusqu’à ne plus être qu’à une trentaine de mètres du niveau de l’eau, glissant d’un large canal à un autre à la recherche d’un toit convenable où atterrir. Ils choisirent finalement la carcasse bossue d’un cinéma à demi englouti et se posèrent doucement sur la terrasse carrée et solidement assise d’un portique de style néo-assyrien.

Ils raffermirent leurs jambes pendant quelques minutes tout en contemplant les étendues d’eau bleue. La construction la plus proche était un grand magasin isolé à deux cents mètres de là, et ces perspectives dégagées rappelaient à Kerans la description d’Hérodote sur les paysages égyptiens à la saison des crues, avec ses cités fortifiées comme les îles de la Mer Égée.

Riggs ouvrit son porte-cartes et en étala une, imprimée au polyéthylène sur le plancher de la cabine. Accoudé au hublot, il désigna du doigt l’endroit où ils étaient.

— Eh bien, Sergent, dit-il à Daley, il me semble que nous sommes à mi-chemin de Byrd. Nous n’avons pas fait grand-chose, si ce n’est user le moteur !

Daley hocha la tête, sa petite figure sérieuse cachée par les fibres de verre de son casque.

— Je pense, Sir, que notre seule chance est de prospecter à basse altitude les quelques parcours que nous aurons délimités. C’est notre seul espoir d’apercevoir quelque chose… un radeau, ou bien une tache d’huile…

— D’accord. Mais le problème, c’est… (Riggs tambourina la carte de sa canne) de savoir où il faut aller ! Hardman n’est certainement pas à plus de quatre ou cinq kilomètres de la base. Qu’en pensez-vous, Docteur ?

Kerans haussa les épaules.

— Je ne sais vraiment pas quels ont été les motifs de Hardman, Colonel. Ces derniers temps, il a été pris en charge par Bodkin. Peut-être…

Sa voix se mit à dérailler, et Daley coupa court en suggérant une autre idée pour détourner l’attention de Riggs. Pendant les cinq minutes qui suivirent, le colonel, Daley et Macready passèrent en revue tous les chemins que Hardman avait pu prendre, ne retenant que les cours d’eau les plus larges, comme si Hardman naviguait sur un bâtiment de guerre miniature. Kerans regardait autour de lui les eaux calmes dépasser le cinéma en ondulant. Le courant entraînait vers le nord quelques branches et touffes de mauvaises herbes et la lumière éblouissante du soleil masquait le fondu de la surface miroitante. L’eau venait clapoter contre le portique, à ses pieds, et ce battement résonnait sourdement contre son cerveau, rayonnait en ondes imagées dont le cercle, en s’élargissant, le traversait en sens contraire de son propre courant d’idées. Il examinait des petites vagues qui allaient successivement se briser sur le toit en pente et avait envie de laisser là le colonel, de pénétrer droit dans l’eau, pour s’y dissoudre, lui et les fantômes toujours présents qui l’attendaient, tels des oiseaux déguisés en sentinelles. Pénétrer dans la fraîche demeure magiquement calme, dans la mer lumineuse, la mer couleur d’un dragon vert, la mer hantée par les serpents…

Soudain, il sut, sans l’ombre d’un doute, quel était l’endroit où ils trouveraient Hardman.

Il attendit que Daley ait fini de parler :

— … Je connais le lieutenant Hardman, Sir, j’ai volé pendant cinq mille heures avec lui. Quelque chose a dû lui monter au cerveau, sûrement ! Il voulait retourner au Camp Byrd et il a jugé ne pas pouvoir attendre plus longtemps, même pas deux jours. Il se sera dirigé vers le nord et il doit se trouver quelque part le long de ces rivières à ciel ouvert, en dehors de la ville…

Riggs hocha la tête, l’air dubitatif. Il ne semblait pas du tout convaincu mais prêt à accepter l’hypothèse du sergent, à défaut d’une autre.

— Bon. Sans doute avez-vous raison. Il me semble que ça vaut le coup d’essayer. Qu’en pensez-vous, Kerans ?

Kerans secoua la tête.

— Colonel, ça ne sert absolument à rien de chercher dans ces secteurs au nord de la ville. Hardman n’a pas pu venir par ici : c’est trop dégagé et trop isolé. Je ne sais où il est allé, que ce soit à pied ou sur un radeau, à la rame, mais il ne s’est certainement pas dirigé vers le nord. Byrd est le dernier endroit au monde où il désire retourner. Il n’a pu prendre qu’une direction : le sud. (Il désigna la connexion de cours d’eau qui aboutissaient aux lagunes centrales, ramifications d’une énorme rivière qui coulait à cinq kilomètres environ au sud de la ville et dont le cours était dévié et bordé par des bancs de sable géants.) Hardman doit être quelque part le long de cette rivière, et je parierais qu’il attend dans une des petites criques que la nuit tombe pour partir.

Il fit une pause, et Riggs fixa attentivement la carte, abaissant sa casquette sur ses yeux pour bien se concentrer.

— Mais pourquoi au sud ? protesta Daley. Dès qu’on quitte la rivière on ne trouve rien d’autre que l’épaisseur de la jungle ou l’étendue de la mer. La température s’accroît sans cesse… Il va rôtir !

Riggs leva les yeux sur Kerans.

— Ce que dit le sergent Daley est juste, Docteur. Pourquoi Hardman aurait-il choisi d’aller au sud ?

Tout en regardant à nouveau au-delà de l’eau, Kerans répondit d’une voix égale :

— Colonel, il n’y a pas d’autre direction.

Riggs hésita, puis jeta un coup d’œil à Macready qui venait de quitter le groupe et se tenait aux côtés de Kerans. Sa grande silhouette voûtée se détachait sur l’eau comme celle d’une lugubre corneille. Il répondit à l’interrogation muette de Riggs par un signe de tête presque imperceptible. Daley lui-même posa le pied sur la marche pour rentrer dans la carlingue, prouvant par là qu’il acceptait la logique des arguments de Kerans et qu’il comprenait aussi les motifs de Hardman, parce que Kerans savait de quoi il parlait.

Trois minutes plus tard, l’hélicoptère fonçait à plein gaz vers les lagunes situées au sud.

Comme l’avait prédit Kerans, ils trouvèrent Hardman du côté des bancs de sable.

Ils descendirent à une dizaine de mètres au-dessus de l’eau et se mirent à ratisser dans tous les sens les huit kilomètres de long de la rivière principale. Les énormes bancs de sable stagnaient à la surface ; on aurait dit les dos de cachalots jaunes. Partout où le courant de la rivière avait permis à la vase de se déposer, la végétation tropicale se déversait des toits et allait s’enraciner dans la glaise humide, s’emmêlant dans le marais pour le transformer en une masse inamovible. Par le hublot Kerans sondait du regard les plages étroites ombragées par les extrémités des branches d’arbres-fougères, guettant un signe qui révélerait la présence d’un radeau camouflé ou d’une hutte de fortune.

Au bout de trois minutes, après avoir soigneusement balayé une douzaine de fois la rivière sur toute sa longueur, Riggs tourna le dos au hublot en hochant tristement la tête.

— Vous avez sans doute raison, Robert. Mais ce que nous faisons n’aboutira à rien. Hardman n’est pas fou : s’il a décidé d’échapper à notre vue, nous ne le retrouverons jamais. Même s’il se penchait à une fenêtre pour nous faire signe, je vous parie à dix contre un que nous ne le verrions pas !

Pour toute réponse, Kerans grommela quelque chose et continua à scruter le paysage qu’ils survolaient. Chaque parcours augmentait chaque fois d’une centaine de mètres sur le précédent, à tribord ; aux trois derniers, il avait examiné attentivement l’immeuble en demi-cercle qui semblait être un grand bloc d’appartements ; celui-ci s’élevait à l’angle que formait la rivière avec la rive sud d’un petit ruisseau qui s’enfonçait dans la jungle environnante. Les huit ou neuf étages supérieurs du bloc émergeaient et portaient à l’intérieur un petit monticule de vase d’une couleur brune et terne. À la surface plusieurs petites mares peu profondes faisaient ruisseler de l’eau partout. Deux heures avant, le banc n’était qu’une couche de vase humide, mais vers dix heures, au moment où l’hélicoptère la survolait, la vase avait commencé à sécher et à se solidifier. Kerans, une main sur les yeux pour se protéger des reflets du soleil, crut apercevoir sur cette surface unie les fines traces de deux lignes parallèles, séparées d’environ deux mètres, qui allaient jusqu’au toit en saillie d’un balcon presque submergé. Ils se rapprochèrent très près de cet endroit et il essaya de voir quelque chose sous la dalle de béton, mais les odeurs de détritus et des rondins pourris lui nouèrent la gorge.

Il toucha le bras de Riggs et lui désigna les traces du doigt ; elles étaient tellement effacées par l’eau qu’il faillit ne pas remarquer le dessin tout aussi net d’empreintes qui apparaissaient entre les lignes sur la couche de vase en train de sécher ; espacées d’un bon mètre, c’était indiscutablement les traces de pas d’un homme grand et costaud qui avait traîné une lourde charge.

Sur le toit, au-dessus d’eux, le bruit du moteur de l’hélicoptère diminua progressivement. Penchés en avant, Riggs et Macready examinaient le catamaran caché derrière un buisson, sous le balcon. Il était fait de deux touques liées à chaque bout d’un barreau de lit métallique, et les deux coques grises portaient encore des traînées de vase. De petites mottes de boue, provenant sans doute des pieds de Hardman, parsemaient la pièce qui donnait sur le balcon de bout en bout, pour disparaître ensuite dans le reste de l’appartement par un corridor adjacent.

— Ceci ne laisse plus de doute, n’est-ce pas sergent ? demanda Riggs en retournant dans la lumière pour prendre une vue d’ensemble des immeubles disposés en demi-cercle. C’étaient des blocs indépendants flanqués chacun d’une cage d’ascenseur, reliés entre eux par un court sentier pavé. La plupart des fenêtres étaient cassées ; d’énormes taches d’humidité recouvraient la façade en carreaux blanc crème. L’ensemble faisait penser à un camembert coulant.

Macready s’agenouilla près de l’une des touques, effaça les traces de vase et découvrit le numéro codai peint sur la tôle :

— UNAF 22-H-549. C’est un numéro à nous, Sir. On a déblayé ces bidons hier pour les entreposer sur le pont C. Il a dû prendre une pièce de rechange d’un lit à l’infirmerie, après la dernière ronde.

— Parfait, répondit Riggs. (Se frottant les mains de satisfaction, désinvolte et souriant, il se dirigea vers Kerans. Il avait retrouvé tout son self-contrôle et toute sa bonne humeur.) Bravo, Robert ! Remarquable diagnostic ! Vous aviez sans nul doute tout à fait raison. (Il le scruta d’un air plein de sous-entendus, comme s’il était en train de spéculer sur les sources réelles de l’insigne perspicacité dont Kerans avait fait preuve, se distinguant ainsi insensiblement des autres.) Je vous félicite ; Hardman lui-même vous en sera reconnaissant quand on le ramènera.

Debout au bord du balcon sur le monticule de vase qui se durcissait, les yeux levés vers les voussures des fenêtres silencieuses, Kerans se demandait laquelle de ce millier de pièces pouvait bien cacher Hardman.

— J’espère que vous dites vrai. Encore faut-il que vous l’attrapiez…

— Ne vous en faites pas : on va y aller. Wilson, commença-t-il à crier aux deux hommes montés sur le toit, qui indiquaient à Daley comment manœuvrer l’hélicoptère pour le poser, surveillez le secteur sud-ouest. Quant à vous, Caldwell, allez vers le nord. Regardez bien des deux côtés : il peut essayer d’y parvenir à la nage.

Les deux hommes, après un salut militaire, s’en furent chacun de son côté, carabine sur la hanche. Macready serrait une Thompson au creux de son coude et Riggs se mit à déboutonner la patte de l’étui de son revolver.

— Nous ne sommes pas à une chasse au chien sauvage, Colonel, fit tranquillement remarquer Kerans.

— Allons, Robert, calmez-vous. Je ne tiens pas à me faire couper une jambe par un crocodile endormi, c’est tout ! En outre, si ça ne vous dit rien (il décocha à Kerans un sourire étincelant) je vous signale que Hardman porte sur lui un Colt 45 !…

Il laissa Kerans digérer la nouvelle et prit le haut-parleur.

— Hardman ! ! ! Ici le Colonel Riggs ! ! ! clama-t-il dans le silence étouffant ; puis, avec un clin d’œil à Kerans, il reprit : Lieutenant, le Docteur Kerans désire vous parler ! ! !

La voix alla se répercuter en plein centre du demi-cercle formé par les appartements ; les étangs et les ruisseaux renvoyèrent l’écho qui se mit à gronder dans le lointain, sur les grandes étendues boueuses, plates et désertiques. Tout, autour d’eux, chatoyait dans l’immensité de l’air chaud et les hommes restés sur le toit se mirent à frissonner nerveusement sous leurs képis. Une épaisse puanteur de bourbier se dégageait des bancs de vase sur laquelle tournait en rond une multitude d’insectes voraces, dansant et tourbillonnant. Un spasme nauséeux saisit soudain Kerans à la gorge et pendant un moment, il se sentit prêt à défaillir. Il leva la main et la pressa sur son front, puis s’adossa à un pilier, écoutant les échos qui se répercutaient autour de lui. À quelque quatre cents mètres de là, deux clochers (tours d’horloge) se dressaient, en pleine végétation, comme deux flèches d’un temple voué à quelque culte sauvage oublié. Elles renvoyaient son nom : « Kerans… Kerans… Kerans… » et il lui sembla que sonnait le glas qui annonçait une ère de terreur et de désastres. Les aiguilles de l’horloge semblaient le désigner de façon démentielle, et ne désigner que lui, uniquement, comme il ne l’avait encore jamais été, avec tous les spectres confus et menaçants qui projetaient une ombre de plus en plus grande sur son esprit, aiguilles innombrables d’une mandala[10] des temps cosmiques…

Son nom résonnait encore faiblement à ses oreilles quand ils commencèrent leurs recherches dans l’immeuble. Il prit place dans la cage d’escalier, au centre de chaque couloir, tandis que Riggs et Macready inspectaient les appartements ; il ouvrait l’œil chaque fois que les deux autres franchissaient un palier. Toutes les lames des parquets étaient pourries ou avaient été arrachées, et ils avançaient lentement sur les passages carrelés, marchant prudemment d’une solive de béton armé à l’autre. L’immeuble était complètement délabré ; presque tout le plâtre était tombé le long des murs et s’amassait en petits tas gris sur les plinthes. Partout où les rayons du soleil pénétraient, les plantes grimpantes et la mousse avaient envahi les interstices des lattes nues ; on aurait dit que l’immeuble avait été construit sur les fondations d’une végétation abondante, dont les ramifications couraient à travers chaque pièce et chaque corridor.

Des eaux graisseuses qui entraient en tourbillons par les fenêtres du dessous montait une puanteur qui filtrait par les fissures du plancher. Dérangées pour la première fois depuis de nombreuses années, des chauves-souris accrochées aux rampes ornementales inclinées se précipitèrent par les fenêtres et se dispersèrent dans la lumière éblouissante du soleil en hurlant de douleur. Les lézards grouillaient dans les craquements du plancher ou patinaient désespérément sur les parois des baignoires taries dans les salles de bains.

Au fur et à mesure qu’ils montaient, Riggs, exaspéré par la chaleur, commençait à perdre patience. Ils avaient parcouru sans succès toute la première moitié de l’immeuble.

— Mais où peut-il être ? Il s’appuya à la rampe, fit signe aux autres de se taire et tendit l’oreille dans l’immeuble silencieux. Puis il murmura, mâchoires serrées : Arrêtons cinq minutes sergent. Il s’agit maintenant d’être prudent : il est dans le coin.

Macready mit sa Thompson en bandoulière et grimpa à l’étage supérieur vers une imposte qui laissait passer un mince courant d’air. Kerans s’appuya à un mur. Monter ces quelques marches avait inondé de sueur son dos et sa poitrine, et ses tempes battaient. Il était onze heures trente, et, dehors, la température dépassait les cinquantes degrés. Il baissa les yeux sur la figure empourprée de Riggs et admira la façon dont celui-ci gardait son assurance et son égale humeur.

— Ne prenez pas un air aussi condescendant, Robert ! Je sais que je transpire comme un cochon, mais je n’ai pas pu me reposer autant que vous ces derniers temps !

Les deux hommes échangèrent un rapide coup d’œil. Ils savaient tous deux qu’ils n’étaient pas d’accord sur l’attitude à adopter envers Hardman ; mais Kerans, essayant d’effacer cette mésentente, répondit tranquillement :

— Maintenant, vous allez probablement l’avoir, Colonel.

Puis il partit à la recherche d’un endroit où il pourrait s’asseoir, longea le corridor et poussa la porte du premier appartement.

Comme il relevait le loquet, l’encadrement de la porte s’effondra pour former un tas de morceaux de bois vermoulu et de poussière ; il l’enjamba et s’approcha des grandes baies vitrées qui donnaient sur le balcon. Un peu d’air s’y engouffrait et lui chatouilla agréablement le visage et la poitrine, tandis qu’il se penchait pour observer la forêt. Le promontoire sur lequel se dressaient les immeubles en demi-cercle avait jadis été une petite colline, et un bon nombre de constructions qu’on voyait à travers la végétation de l’autre côté de l’étendue de vase émergeaient encore. Kerans jeta un coup d’œil sur les deux tours d’horloge qui s’érigeaient comme deux obélisques blancs au-dessus des frondaisons de fougères. L’air doré de cette mi-journée écrasait la masse des feuillages, semblable à un gigantesque édredon translucide ; un millier de parcelles lumineuses jaillissaient en gerbes de diamants chaque fois qu’une branche remuait et faisait dévier un rayon de soleil. Une construction supportait les tours et, à en juger par les contours ombragés d’un porche de style classique et d’une façade à colonnes, l’ensemble avait dû appartenir à quelque petit centre municipal. Un des cadrans d’horloge ne portait plus d’aiguilles ; l’autre s’était arrêtée par coïncidence, presque exactement à l’heure qu’il était à ce moment-là : onze heures trente-cinq. Kerans se demanda si l’horloge ne marchait pas réellement, entretenue par quelque fou qui s’était réfugié là, s’accrochant, on ne sait pourquoi, à ce suprême vestige d’une vie sensée… En supposant que le mécanisme soit encore réparable, Riggs se serait parfaitement acquitté de ce rôle : il lui était arrivé plusieurs fois, avant d’abandonner une des cités englouties, de remonter le mécanisme à deux tons de l’horloge rouillée de quelque cathédrale et il s’embarquait alors au son d’un carillon qui résonnait sur l’eau. Après, pendant plusieurs nuits, Kerans avait rêvé d’un Riggs habillé en Guillaume Tell, parcourant à grandes enjambées un paysage à la Salvador Dali (surréaliste), plantant çà et là d’immenses cadrans solaires qui dégoulinaient comme des poignards enfoncés dans du sable en fusion.

Kerans s’appuya à la fenêtre et attendit pour dépasser les onze heures trente-cinq fixées sur l’horloge, de la même façon qu’un véhicule en dépasse un autre parce qu’il a emprunté un chemin plus rapide. Était-elle stationnaire et si lente que son mouvement ne pouvait être perçu ? Elle indiquait l’heure deux fois par jour avec une exactitude totale et inconditionnée et cela, mieux que les autres horloges. Plus une horloge est lente, plus elle se rapproche de la graduation infinie et d’une progression majestueuse dans les temps cosmiques. En fait, si quelqu’un inversait la direction d’une horloge et la remontait en sens contraire, il aurait inventé un appareil qui, d’une certaine façon, marcherait plus lentement que l’univers et appartiendrait par conséquent à un système spatio-temporel encore plus vaste…

Tandis qu’il s’amusait à divaguer de la sorte, Kerans découvrit tout à coup, parmi les débris qui s’amassaient sur la rive opposée, un petit cimetière qui descendait dans l’eau ; les pierres tombales, un peu inclinées, dressaient leurs couronnes au-dessus de l’eau et le tableau faisait penser à un groupe de baigneurs. Il évoqua à nouveau une scène vue autrefois : un cimetière assez terrifiant au-dessus duquel ils avaient une fois jeté l’ancre. Les tombes brisées, ornées à la florentine étaient remontées à la surface et les corps flottaient dans leurs linceuls effilochés ; on aurait dit une répétition de la scène du Jugement Dernier.

Il détourna le regard et s’éloigna de la fenêtre ; soudain, il perçut derrière lui la présence d’un individu grand, avec une barbe noire, debout et immobile dans l’encadrement de la porte. Effrayé, il essaya de dévisager l’inconnu en faisant un effort pour se ressaisir. L’homme était grand, un peu voûté, l’allure assez décontractée, et ses bras ballaient de chaque côté de son corps. De la boue noire souillait ses poignets et son front et encrassait ses bottes et la trame de ses pantalons de grosse toile. Pondant quelques secondes, Kerans se demanda s’il n’était pas en face d’un des corps ressuscités du cimetière. Son menton barbu s’enfonçait dans ses larges épaules ; il semblait mal en point et assez fatigué, impression encore accentuée par une veste de grosse toile bleue, de deux tailles supérieures à la sienne. Il avait ce type de corps où toute la force semble contenue dans l’enflure du muscle deltoïde. Son visage exprimait une faim intense. Il fixait Kerans d’un air indifférent et taciturne, le regard aussi insoutenable que l’éclat des feux de la rampe, avec, au fond, une petite lueur d’intérêt pour le biologiste, seul signe extérieur d’une énergie bien contenue.

Kerans attendit que ses yeux se fissent à l’obscurité qui régnait au fond de la pièce. Il regardait involontairement la porte de la chambre par laquelle était entré le barbu. Presque effrayé à l’idée de rompre le sortilège qui les séparait, il tendit la main vers lui comme pour lui demander de ne pas bouger ; l’autre lui répondit par une curieuse expression de sympathie et de compréhension, comme si leurs rôles s’étaient soudain inversés.

— Hardman ! murmura Kerans.

Comme secoué par une décharge électrique, celui-ci se précipita sur Kerans, lui bloquant la moitié de la pièce avec son châssis énorme, puis esquiva le choc et fit un écart. Avant même que Kerans ait retrouvé son équilibre, il avait bondi sur le balcon et enjambé la balustrade.

— Hardman !

Tandis qu’un des hommes sur le toit donnait l’alarme, Kerans avait atteint le balcon. Hardman descendait en glissant le long du tuyau d’écoulement jusqu’au garde-fou comme un acrobate. Riggs et Macready se ruèrent dans la pièce. Retenant sa casquette, Riggs se pencha au-dessus de la balustrade et se mit à jurer en voyant Hardman disparaître dans un appartement.

— Nom de Dieu, Kerans ! Vous le teniez presque !

Ils se précipitèrent tous deux dans le corridor, dégringolèrent les escaliers et aperçurent alors Hardman, dix étages plus bas, qui dévalait les marches en tournant autour de la rampe, franchissant d’un seul élan les paliers successifs.

Ils arrivèrent à l’étage inférieur trente secondes après Hardman ; un brouhaha de cris excités leur parvint du toit. Mais soudain, Riggs se figea sur le balcon.

— Nom de Dieu ! Il essaie de traîner son bateau jusqu’à l’eau.

À une trentaine de mètres de là, Hardman faisait glisser le catamaran sur les mottes de vase qui séchaient. La corde de remorquage passée sur les épaules, il tirait par saccades sur les bossoirs avec une énergie farouche.

Riggs reboutonna la patte de l’étui de son revolver, tout en hochant tristement la tête. Il y avait bien cinquante mètres à franchir jusqu’au bord de l’eau et Hardman enfonçait jusqu’aux genoux dans la vase détrempée, ignorant les hommes qui le regardaient du haut du toit. Finalement il envoya promener la corde, saisit le barreau de lit à pleines mains et se mit à le tirer péniblement par lentes secousses. Sous l’effort la veste de grosse toile se déchira jusqu’en bas du dos.

Riggs alla sur le balcon et fit signe à Wilson et à Caldwell de descendre.

— Pauvre diable ! Il a l’air crevé ! Docteur, restez près de moi : peut-être pourrez-vous le calmer.

Ils s’approchèrent prudemment de Hardman. Tous les cinq, Riggs, Macready, les deux soldats et Kerans, descendaient la pente de vase séchée, tout en se protégeant les yeux de la lumière éblouissante du soleil. À dix mètres environ devant eux, Hardman, tel un karabau blessé, continuait ses efforts dans la boue. Kerans fit signe aux autres de rester tranquilles et s’avança vers Wilson, un jeune blond qui avait été autrefois sous les ordres de Hardman. Il se demandait ce qu’il allait lui dire et racla sa gorge nouée par l’anxiété.

Soudain, derrière eux, le crachotement en staccato d’un tuyau d’échappement coupa le silence de la scène. Kerans, à quelques pas derrière Wilson, hésita en voyant Riggs qui regardait l’hélicoptère d’un air contrarié. Croyant leur mission terminée, Daley avait mis le moteur en marche et les ailes tournaient lentement dans le ciel.

Interrompu dans son effort, Hardman embrassa du regard les hommes qui l’encerclaient, lâcha le catamaran et se jeta à plat ventre derrière l’appareil. Wilson se mit à longer le rivage en pataugeant d’un pas incertain dans la vase molle, sa carabine en travers de la poitrine. Il la baissa, dressée, à hauteur de sa taille et cria quelque chose à Kerans, mais sa voix fut couverte par le grondement en crescendo du moteur et les détonations et crachotements de l’échappement au-dessus de leurs têtes. Soudain Wilson vacilla et, avant même que Kerans puisse lui porter secours, Hardman, appuyé au catamaran, son gros colt 45 à la main, tira sur eux. Une flamme jaillit comme une flèche du canon de l’arme et traversa l’air, aveuglante ; Wilson poussa un cri bref, s’abattit sur sa carabine et roula par terre en étreignant son épaule ensanglantée ; la déflagration lui avait arraché son képi de la tête.

En voyant les autres commencer à battre en retraite et à remonter la pente, Hardman rengaina son revolver dans sa ceinture et s’enfuit le long du rivage vers les bâtiments qui s’enfonçaient dans la jungle à une centaine de mètres de là.

Poursuivis par le ronronnement de l’hélicoptère, Macready et Caldwell se mirent à courir après Hardman, tandis que Riggs et Kerans, soutenant Wilson blessé, trébuchaient dans les trous que laissaient les autres derrière eux. Au bord de la plaine marécageuse, une verte colline élevée se dressait, envahie par la forêt ; des arbres-fougères poussaient en terrasse d’où fleurissaient des lycopodes géants. Hardman s’engouffra sans hésiter dans une étroite ruelle entre deux vieux murs de pierres rondes et s’y enfonça, suivi à une vingtaine de mètres par Macready et Caldwell.

— Continuez, sergent ! hurla Riggs comme Macready s’arrêtait pour l’attendre. On va l’avoir ! Il commence à être fatigué. Mon Dieu, quelle pagaille ! confia-t-il à Kerans. (L’air découragé, il lui désigna du doigt l’énorme silhouette de Hardman qui bondissait à grandes enjambées.) Mais qu’est-ce qu’il lui prend ? J’ai drôlement envie de le laisser filer et se débrouiller tout seul !

Wilson avait suffisamment récupéré pour marcher sans aide, aussi Kerans le lâcha et se mit à courir.

— Ça va aller, Colonel, je vais essayer de lui parler : il reste une chance, et je peux l’avoir !

De la ruelle, ils débouchèrent sur un petit square où quelques sobres bâtiments municipaux datant du XIXe siècle se penchaient sur une fontaine ornementée. À part quelques orchidées sauvages et quelques rameaux de magnolias qui s’entrelaçaient autour des colonnes ioniques de pierre grise d’un vieux tribunal, une sorte de Parthénon en miniature au portique chargé de sculpture, le square avait parfaitement résisté aux assauts des cinquante dernières années. Le sol du premier étage était encore au-dessus du niveau des eaux environnantes. À côté du tribunal il y avait, outre la tour d’horloge sans cadran, un autre bâtiment à colonnades, une bibliothèque ou un musée ; les piliers blancs brillaient dans la lumière du soleil et faisaient penser à une rangée d’énormes os blanchis.

Il était près de midi, et le soleil remplissait cet antique forum d’une lumière crue et flamboyante. Hardman s’arrêta, eut un regard hésitant vers les hommes qui le suivaient, puis grimpa en trébuchant les marches du tribunal. Macready fit un signe à Kerans et Caldwell et rebroussa chemin. Il passa entre les statues du square et alla se cacher derrière la vasque de la fontaine.

— Docteur, c’est trop dangereux maintenant ! Il peut ne pas vous reconnaître. On va attendre que la chaleur monte : il ne peut partir d’ici ; Docteur…

Kerans l’ignora. Les deux avant-bras relevés au-dessus des yeux, il franchit lentement les dalles fendillées et posa un pied hésitant sur la première marche. Il entendit la respiration haletante de Hardman qui, caché dans la pénombre, pompait l’air étouffant dans ses poumons.

L’hélicoptère s’éleva lentement au-dessus de leurs têtes et le bruit fit trembler tout le square. Riggs et Wilson grimpèrent à toute vitesse les escaliers du musée et regardèrent l’appareil qui, sous l’action de son rotor, montait en une spirale qui diminuait progressivement. Le bruit et la chaleur faisaient battre les tempes de Kerans, comme s’il s’était fait rosser avec mille matraques, et des nuages de poussière virevoltaient autour de lui. L’hélicoptère se mit à descendre de façon abrupte, l’accélération du moteur se réduisit de plus en plus et il se laissa glisser dans le square, puis se redressa juste avant de toucher terre. Kerans l’esquiva en courant et alla se réfugier près de Macready derrière la fontaine, tandis que l’appareil tressautait au-dessus d’eux. En pivotant, le rotor cingla le portique du tribunal et l’engin, tel un marsouin, plongea lourdement pour atterrir sur les pavés ronds, dans une explosion d’éclats de marbre. L’hélice brisée de la queue tournait de façon grotesque. Daley, à moitié assommé par le choc de l’atterrissage, coupa le contact, et se redressa sur son siège de commande, tout en essayant sans succès de se débarrasser de ses sangles.

Restés bredouilles après cette seconde tentative, ils s’accroupirent à l’ombre du portique du musée en attendant que la chaleur de midi commence à baisser. Comme illuminés par d’immenses projecteurs, les bâtiments autour du square baignaient dans une lumière blanche comme sur une photo surexposée, évoquant à Kerans les colonnades d’un blanc de chaux d’une nécropole égyptienne. Le soleil était maintenant à son zénith et la lumière scintillait au-dessus du sol, reflétée par les dalles de pierre. De temps en temps, Kerans allait vers Wilson pour lui administrer quelques pilules calmantes de morphine et voyait les autres hommes qui continuaient à faire le guet, s’éventer lentement avec leurs képis.

Au bout de dix minutes, un peu après midi, il se remit à surveiller le square. On ne voyait plus aussi nettement les immeubles rendus éblouissants par l’éclat de la lumière de l’autre côté de la fontaine. Leurs contours, apparaissaient et disparaissaient dans l’air comme ceux d’une cité fantôme. Au centre du square, à côté de la vasque, se dressait une grande silhouette solitaire ; les pulsations de la chaleur, en diminuant, toutes les deux ou trois secondes et en inversant ainsi les perspectives normales, la grossissaient par intermittence. Le visage brûlé par le soleil et la barbe noire de Hardman étaient à présent aussi blancs que neige et ses vêtements maculés de boue reluisaient dans la lumière aveuglante comme des feuilles d’or.

Kerans se mit à genoux. Il s’attendait à ce que Macready se jette sur Hardman, mais le sergent, devant Riggs, était recroquevillé contre un pilier et fixait d’un regard morne l’étage d’en face, comme s’il dormait ou était envoûté.

Hardman s’éloigna un peu de la fontaine, traversa lentement le square, entrant et ressortant dans le jeu des rideaux de lumière. Il passa à cinq mètres environ de Kerans agenouillé derrière la colonne, une main posée sur l’épaule de Wilson pour essayer de calmer ses grognements sourds. En longeant l’hélicoptère, Hardman atteignit l’extrémité du tribunal et sortit du square, puis grimpa d’un pas ferme une pente étroite conduisant aux bancs de vase qui s’étalaient le long du rivage, à une centaine de mètres de là.

Comme s’il se savait responsable de cette fuite, le soleil commençait, peu à peu à diminuer d’intensité.

— Colonel Riggs !

Macready dégringola les marches, la main en écran sur les yeux pour se protéger de la lumière crue, sa Thompson pointée en direction des bancs de vase. Riggs le suivit, tête nue, ses minces épaules repliées sur elles-mêmes, fatigué et découragé.

Il retint Macready d’une main.

— Laissez-le aller, sergent. On ne l’aura plus, maintenant. De toute façon, ça ne doit pas être le bon moment…

Hardman s’était éloigné de deux cents mètres environ et continuait à marcher, plein de vigueur. Il ne semblait pas importuné par la chaleur infernale qui régnait. Il atteignit la première crête, en partie cachée dans d’énormes voiles de buée suspendus au milieu de la nappe bourbeuse et disparut petit à petit comme quelqu’un qui s’enfonce dans un épais brouillard. Les rives sans fin de cette mer enfermée dans les terres s’étalaient en face de lui, et leurs bords se confondaient dans le ciel incandescent de telle façon que Kerans croyait le voir marcher à travers des dunes de cendre chauffées à blanc et pénétrer dans la gueule même du soleil.

Il passa tranquillement les deux heures suivantes assis dans le musée, à attendre l’arrivée du canot, tout en écoutant les ronchonnements irrités de Riggs et les excuses boiteuses de Daley. Abruti par la chaleur, il essaya de dormir mais de temps en temps la détonation d’un coup de carabine secouait son cerveau meurtri comme s’il recevait un coup de botte sur la tête. Attiré par les bruits de l’hélicoptère, un groupe d’iguanes s’était approché et les reptiles longeaient maintenant les bords du square et allaient braire devant les hommes jusque sur les marches du musée. Leurs cris perçants et discordants emplissaient Kerans d’une peur latente qui persistait encore après l’arrivée du canot et pendant leur voyage de retour à la base. Assis dans la fraîcheur relative, à l’ombre de la protection de treillis, il entendait encore les braillements rauques tandis que les berges vertes de la rivière glissaient de chaque côté d’eux.

Arrivé à la base, il installa Wilson à l’infirmerie et sortit à la recherche du docteur Bodkin. Il lui raconta les événements de la matinée, sans omettre les cris des iguanes. Bodkin se contenta de hocher la tête énigmatiquement comme pour lui-même et remarqua :

— Faites attention, Robert, il se peut que vous les entendiez encore.

Il ne fit aucun commentaire sur la fuite de Hardman.

Son catamaran étant toujours amarré en pleine lagune, Kerans décida de passer la nuit dans sa cabine à la station d’essais. Il resta tranquille pendant tout l’après-midi dans sa couchette, en proie à une légère fièvre, tout en pensant à Hardman et à son étrange odyssée vers le sud, aux bancs de sable baignés par la lumière dorée du soleil à son zénith, qui semblait menacer et inviter tout à la fois, comme les rivages perdus mais éternellement prometteurs et inaccessibles d’un paradis amniotique.

5. La descente dans les profondeurs des temps

Plus tard, dans la nuit, alors qu’il dormait sur sa couchette à la station d’essais, alors que les eaux noires de la lagune envahissaient la cité inondée, Kerans fit le premier cauchemar : il était sorti de sa cabine et se promenait sur le pont, contemplant par-dessus le bastingage le disque à la fois sombre et scintillant de la lagune. D’épais volutes de fumée opaque tourbillonnaient dans le ciel à trois mètres environ au-dessus de lui, à travers lesquels il pouvait à peine distinguer les contours d’un gigantesque soleil qui luisait faiblement. On l’entendait gronder dans le lointain et il semblait battre comme un cœur, dardant de tristes lueurs rougeoyantes sur la lagune, éclairant par intermittence les longues falaises de calcaire qui avaient remplacé la rangée d’immeubles à façades blanches.

La profonde vasque remplie d’eau reflétait ces lueurs vacillantes et brillait dans un brouillard diffus et opalescent, lumière réfractée en myriades d’animalcules phosphorescents, rassemblés en bandes serrées comme une succession de cercles lumineux engloutis. Dans les intervalles on voyait l’eau épaissie par des milliers de serpents et d’anguilles entrelacés, qui se tordaient frénétiquement, enchevêtrés, lacérant la surface de l’eau.

Comme l’énorme soleil se rapprochait avec un roulement de tambour, jusqu’à remplir le ciel lui-même, la végétation épaisse qui bordait les falaises de calcaire se renversa brusquement en arrière, découvrant ainsi les gueules, noires et grises comme la pierre, de volumineux lézards sortis du trias. Ils avancèrent en se dandinant vers le bord des falaises et se mirent à rugir en chœur devant le soleil, et le bruit s’élevait progressivement jusqu’à se confondre avec les grondements volcaniques de l’astre flamboyant. Le battement vibrait en lui à l’unisson de son propre pouls et Kerans, subjugué par la puissante attraction magnétique de ces reptiles hurlants, pénétra dans le lac dont les eaux semblaient être devenues une extension de ses propres vaisseaux sanguins. Comme le martèlement sinistre s’intensifiait, il prit conscience des barrières qui séparaient ses propres cellules de cette matière liquide et s’éloigna à la nage, déployant ses membres dans un clapotis d’eau noire.

Il s’éveilla dans sa cabine, boîte métallique dans laquelle il suffoquait, avec l’impression que sa tête éclatait comme une courgette trop mûre, trop épuisé pour ouvrir les yeux. Assis sur son lit, il s’aspergea le visage avec l’eau tiède du broc. Il avait encore devant les yeux le disque flamboyant du soleil fantôme et entendait encore ses terrifiantes pulsations. Il se mit à mesurer leur fréquence et constata qu’elles coïncidaient avec ses propres pulsations, mais par quelque sacrilège les sons étaient amplifiés et restaient au niveau du seuil auditif, se répercutant confusément sur les murs et le plafond métalliques comme le murmure étouffé de quelque courant pélagique qui se heurte aux parois d’un sous-marin.

Il lui sembla que ce bruit le poursuivait pendant qu’il ouvrait la porte de la cabine et longeait le corridor pour se rendre à la cantine. Il était à peine plus de six heures et la station d’essais semblait vibrer d’un silence profond et confus, tandis que les premières lueurs d’une aube trompeuse illuminaient les bancs poussiéreux et les cageots empilés sous les impostes du couloir. Kerans s’arrêta plusieurs fois, se secoua pour tenter de chasser les échos qui continuaient à tinter à ses oreilles, il se demandait avec inquiétude quels étaient ses nouveaux poursuivants. Son inconscient était en train de devenir rapidement une sorte de panthéon où ses phobies tutélaires et ses obsessions étaient soigneusement alignées, planant dans son psychisme déjà surchargé comme deux médiums égarés. Tôt ou tard, les prototypes eux-mêmes commenceraient à s’énerver, puis à se bagarrer, anima contre persona, ego contre id…

Il se souvint alors que Béatrice Dahl avait eu le même rêve et se ressaisit. Il monta sur le pont et regarda le faîte éloigné du bloc d’appartements se dresser au-dessus de l’eau paresseuse, fit un effort pour savoir si oui ou non il allait prendre une des embarcations amarrées à la jetée et se rendre chez elle. Sachant à présent ce qu’était l’un de ses rêves, il réalisait à quel point elle avait fait preuve de courage et self-contrôle, en rejetant toute marque de sympathie.

Et pourtant, Kerans se rendait compte que, sans savoir pourquoi, il s’était toujours refusé à lui accorder réellement un peu de cette sympathie. Il évitait au maximum de la questionner sur ses cauchemars et ne lui avait jamais offert de la soigner ou de lui donner un sédatif. Il n’avait pas non plus essayé de renchérir lorsque Riggs et Bodkin faisaient allusion à ces rêves et leurs dangers, presque comme s’il avait su qu’il les partagerait bientôt et qu’il les accepterait, parce qu’ils faisaient partie de son destin, comme l’image de sa propre mort que chacun porte au plus profond de soi-même. Logiquement – qu’y a-t-il en effet de plus sombre que des pronostics sur la vie ? – chacun peut dire à un ami, chaque matin : « Je suis désolé, car la mort vous guette » comme s’il s’adressait à quelque malade incurable ; le fait que tout le monde manque à cette marque élémentaire de sympathie n’est-il pas l’exemple même de cette répugnance à parler des rêves ?…

Lorsque Kerans entra dans la cantine, il trouva Bodkin attablé, en train de boire tranquillement le café qui réchauffait dans une grande casserole bosselée sur le réchaud. Il observa discrètement Kerans de son regard vif et pénétrant, tandis que celui-ci, s’étant lui-même affalé dans un fauteuil, se massait lentement le front d’une main fébrile.

— Ainsi, vous faites maintenant partie de ceux qui ont les rêves, Robert. Vous avez vu le Fata Morgana[11] de la dernière lagune ! Vous semblez fatigué. Était-ce un rêve sérieux ?

Kerans parvint à émettre un rire sinistre.

— Essayez-vous de me faire peur, Alan ? Je ne peux encore le savoir, mais il m’a semblé suffisamment sérieux. Mon Dieu, je n’aurais pas dû passer la nuit ici. Au Ritz, on n’a pas de cauchemars ! (Il sirota pensivement son café bouillant). C’est donc de cela que Riggs parlait… Combien d’hommes ont ces rêves, dans l’équipe ?

— Riggs lui-même n’en a pas, mais la moitié des autres au moins en ont, y compris Béatrice Dahl, bien entendu. J’en ai moi-même depuis trois bons mois. À la base, ce sont les mêmes rêves périodiques, dans tous les cas. (Bodkin parlait d’une voix basse et posée, un ton en dessous de son débit habituellement brusque, comme si Kerans faisait maintenant partie d’un groupe secret très fermé). Vous avez tenu le coup longtemps, Robert, et c’est bel et bien un hommage à rendre au système de filtrage de votre subconscient. Nous commencions tous à nous demander quand vous y viendriez ! dit-il en souriant… Au figuré, bien sûr ! Je n’ai jamais discuté des rêves avec personne, excepté Hardman ; en parlant de ça, on peut dire que les rêves ont fini par l’avoir, le pauvre type ! Comme s’il voulait donner une explication supplémentaire, il ajouta : Comprenez-vous maintenant l’égalité avec les pulsations du soleil ? Le disque sur l’appareil chez Hardman était un enregistrement de ses propres pulsations, qu’on a amplifiées dans le but de provoquer une crise à un moment ou à un autre. Il ne faut pas imaginer que je l’expédiais dans cette jungle délibérément !

Kerans hocha la tête et se mit à contempler par la fenêtre la masse arrondie de la base flottante amarrée à la rive. Tout en haut, sur le pont supérieur, le sergent Daley, copilote de l’hélicoptère, se tenait debout à la balustrade, immobile, en train de contempler l’eau plus fraîche à l’aube. Lui aussi peut-être venait de sortir de ce rêve commun et se remplissait les yeux du spectre vert olive de la lagune, dans le but désespéré d’effacer l’image brûlante du soleil triasique. Kerans baissa le regard sur les ombres noires qui s’allongeaient sous la table et il lui sembla voir encore le faible miroitement des mares phosphorescentes. Il avait le grondement éloigné du soleil dans les oreilles, qui résonnait sur ces eaux encaissées. Puis, au fur et à mesure qu’il se remettait de ses premières frayeurs, il se rendit compte qu’il y avait quelque chose d’apaisant dans ces bruits, de rassurant presque, d’encourageant, comme les propres battements de son cœur. Mais c’était les reptiles géants qui l’avaient terrifié.

Il évoqua les iguanes hurlants qui s’élançaient sur les marches du musée. La distinction entre les contenus latents et les contenus manifestes d’un rêve n’avait plus cours, exactement de la même façon que la cloison entre le réel et le supra-réel du monde extérieur n’existait plus. Les fantômes se glissaient insensiblement du cauchemar dans la réalité. Inversement, on ne pouvait plus maintenant distinguer les paysages terrestres des paysages imaginaires, et ça s’était passé comme cela à Hiroshima, à Auschwitz, sur le Golgotha et à Gomorrhe…

Il demeurait cependant sceptique sur la thérapeutique de Bodkin et le lui dit :

— Vous feriez mieux de me prêter le truc à réveille-matin de Hardman, Alan. Ou mieux encore : rappelez-moi de prendre un phénobarbital ce soir !

— Ne faites pas ça ! le prévint fermement Bodkin. En tout cas, pas maintenant, si vous voulez que le dédoublement du choc se produise. C’est ce qui vous reste de contrôle conscient qui vous fera tenir le coup, et seulement cela. (Il boutonna sa veste de toile sur sa poitrine nue). Ce rêve n’était pas encore le vrai, Robert, mais un très vieux souvenir organique qui remonte à des millions d’années…

Il désigna du doigt les contours du soleil qui s’élevait à travers les massifs de gymnospermes, puis continua :

— Les mécanismes de libération innés qui se sont déposés dans votre cytoplasme il y a des millions d’années se sont réveillés. L’expansion du soleil et la hausse de la température vous ramènent au niveau des réflexes de la moelle épinière, dans les océans eux-mêmes profondément engloutis sous les couches les plus reculées de votre inconscient, dans la zone totalement nouvelle de votre psychisme neuronique. C’est la transmission au niveau des vertèbres lombaires, un rappel entièrement biophysique. Nous nous rappelons, dans le vrai sens du terme, ces étangs et ces lagunes. Au bout de quelques nuits, vous ne serez plus effrayé par ces rêves, malgré leur apparente horreur. Voilà en fait les raisons pour lesquelles Riggs a reçu des ordres de départ…

— Et le pélycosaure ? demanda Kerans.

Bodkin hocha la tête.

— La plaisanterie nous est retombée dessus. Notre rapport n’était pas le premier à parvenir au Camp Byrd, et c’est pourquoi on ne nous a pas pris au sérieux !

Un bruit de pas alertes se fit entendre sur le capot au-dessus d’eux et le long du pont métallique. Le colonel Riggs poussa les deux battants de la porte va-et-vient, frais et dispos après sa toilette et son petit déjeuner.

Il agita aimablement son stick dans leur direction, tout en toisant les deux tasses qui traînaient sur la table et ses deux subalternes en train de se reposer.

— Diable, quelle porcherie ! Bonjour, vous deux ! Une journée chargée vous attend ; aussi, je vous conseille de retirer vos coudes de la table ! J’ai fixé le moment du départ à douze heures demain, et le dernier embarquement aura lieu à dix heures. Je ne veux pas consommer plus d’essence qu’il n’en faut ; larguez donc tout ce que vous pouvez par-dessus bord… Comment allez-vous, Robert ?

— Parfaitement bien, répondit tranquillement Kerans en se levant.

— Content de vous l’entendre dire. Vous avez l’air un peu vaseux. Bon, eh bien, c’est parfait… Si vous avez besoin du canot pour évacuer le Ritz…

Kerans écouta machinalement, le regard fixé sur le soleil qui s’élevait dans toute sa magnificence derrière la silhouette gesticulante du colonel. Le simple fait que Riggs n’ait pas subi ce rêve, qu’il n’ait pas ressenti son immense pouvoir hallucinant, les séparait maintenant tout à fait. Il continuait à obéir à la raison et à la logique, s’affairant dans son monde diminué, sans importance, muni de ses petites parcelles d’instructions, comme une abeille ouvrière sur le point de rejoindre sa ruche. Au bout de quelques minutes, il n’entendait absolument plus ce que disait le colonel, mais écoutait le martèlement profond de son subconscient retentir à ses oreilles, les yeux mi-clos, de façon à voir la surface du lac scintiller par-dessus le sombre revêtement de la table.

En face de lui, les mains croisées sur son nombril, Bodkin semblait être dans la même situation. Combien de fois, en fait, durant leurs récentes conversations, n’avait-il pas été à des kilomètres de distance ?

Lorsque Riggs quitta la pièce, Kerans le suivit jusqu’à la porte.

— Ne vous en faites pas, Colonel. Tout sera prêt à temps. Merci d’être venu.

Le canot s’embarquait sur la lagune quand il revint s’asseoir. Pendant quelques instants les deux hommes se regardèrent fixement par-dessus la table ; les insectes allaient se cogner contre le treillis et le soleil montait dans le ciel. Finalement, Kerans prit la parole.

— Alan, je ne suis pas sûr de partir.

Bodkin ne répondit pas et sortit ses cigarettes de sa poche. Il en alluma une avec soin, puis s’adossa pour la fumer tranquillement.

— Savez-vous où nous sommes ? demanda-t-il après une pause. Connaissez-vous le nom de cette ville ?

Comme Kerans secouait négativement la tête, il ajouta :

— On s’accorde à dire qu’il s’agit, pour une partie, de Londres. Ce n’est pas vraiment important. Cependant, ce l’est assez pour moi : c’est ici que je suis né. Hier, je me suis baladé sur l’ancien quartier universitaire, en suivant un tas de petits ruisseaux, et je suis, figurez-vous, tombé sur le laboratoire où mon père était professeur… Nous sommes partis d’ici lorsque j’avais six ans, mais je me souviens d’une chose : un jour, on m’avait emmené pour le voir. À quelques centaines de mètres de là, il y avait un planétarium où j’avais une fois assisté à une représentation – ça se passait avant qu’on ait réinstallé l’appareil de projection. Le grand dôme est toujours là, à cinq ou six mètres sous l’eau. On dirait une énorme coquille envahie par le varech, sortie tout droit d’un conte de fées. The Water babies. En regardant ce dôme en dessous de moi, j’ai senti bizarrement que mon enfance me revenait brusquement. À dire vrai, je l’avais plus ou moins oubliée – à mon âge, on n’a que des souvenirs au second degré… Après avoir quitté cet endroit, nous avons mené une existence parfaitement nomade, et, d’une certaine façon, c’est seulement dans cette ville que j’ai connu un foyer…

Il s’interrompit brutalement, les traits soudain tendus.

— Venez, conclut Kerans d’une voix égale.

6. Le refuge englouti

Les deux hommes traversèrent rapidement le pont ; leurs semelles feutrées étouffaient le bruit de leurs pas sur les plaques de métal. Un ciel blanchi, comme éclairé par un clair de lune de minuit, s’étendait sur la sombre surface lagunaire, et quelques cumulus restaient suspendus, tels des galions immobiles. Les bruits nocturnes, assourdis, de la jungle planaient sur l’eau ; de temps en temps on entendait les petits cris rauques d’un ouistiti ou ceux, stridents, des iguanes cachés dans leurs lointains refuges des immeubles de bureaux inondés. Des myriades d’insectes grouillaient le long de la ligne de flottaison, dérangées quelques instants par les ondulations de l’eau qui roulaient contre les parois de la base et allaient se briser sur les bords inclinés du ponton.

Un par un, Kerans commença à larguer les câbles de démarcation, profitant des remous pour faire glisser les boucles par-dessus les poteaux d’amarrage rouillés. Un peu plus loin, la station pivotait lentement, et il leva un regard anxieux sur la masse sombre de la base. Petit à petit, les trois ailes gauches de l’hélicoptère apparurent sur le pont supérieur, puis la mince silhouette de la queue du rotor. Il attendit avant de lâcher le dernier câble que Bodkin envoie le signal de fin d’alerte depuis le pont tribord.

Le câble était deux fois plus tendu et Kerans mit un moment à faire passer l’anneau de métal par-dessus le bord arrondi du poteau d’amarrage ; les petites vagues successives, en faisant pencher la station – mouvement presque aussitôt suivi par la base – lui donnaient quelques centimètres de jeu. Il put entendre au-dessus de lui les chuchotements impatients de Bodkin. Après avoir parcouru entièrement l’étroit petit cours d’eau, ils se retrouvaient maintenant en face de la lagune et voyaient l’unique lumière de l’appartement de Béatrice brûler sur son socle. Ils éclairèrent alors le bord du poteau et laissèrent glisser le lourd câble dans l’eau étale à une profondeur d’un mètre environ, en ayant soin qu’il retourne vers la base.

Libéré de ces fardeaux attenants, son centre de gravité retrouvé avec le poids de l’hélicoptère sur le toit, l’énorme cylindre pencha de cinq bons degrés sur la verticale, puis retrouva peu à peu son équilibre. Une lumière s’alluma dans une des cabines, puis s’éteignit au bout de quelques secondes. Comme la rivière commençait à s’élargir, d’abord d’une vingtaine de mètres, puis d’une cinquantaine, Kerans saisit la gaffe sur le pont, derrière lui. Un courant profond et puissant traversait les lagunes, qui aurait pu les ramener à leur point de départ.

Ils se tinrent éloignés de la station tout en longeant les immeubles, repoussant çà et là, les légers feuillages des fougères qui jaillissaient des fenêtres ; au bout de deux cents mètres environ, comme le courant diminuait dans un tournant, ils ralentirent, et allèrent finalement s’abriter dans une crique étroite, dont la superficie devait mesurer trois mètres carrés environ.

Kerans passa par-dessus la rampe et se mit à examiner le petit cinéma à travers l’eau sombre, à six mètres au-dessous de lui. Le toit en plate-forme n’était heureusement pas encombré de têtes d’ascenseurs ou d’escaliers de secours. Il fit un signe à Bodkin resté sur le pont au-dessus de lui, traversa le laboratoire et se fraya un passage entre les réserves d’échantillons et les bacs à expériences, jusqu’à la passerelle qui menait à la masse flottante.

On n’avait installé qu’un seul robinet d’arrêt dans la cale du bâtiment, mais à peine avait-il tourné la valve qu’un puissant jet d’eau froide et écumante jaillit et se mit à bouillonner autour de ses jambes. Le temps qu’il retourne sur le pont inférieur pour une dernière inspection du laboratoire, et l’eau déversée par les dalots atteignait déjà ses chevilles, inondant bacs et bancs. Il délivra rapidement le ouistiti de son placard et alla le déposer sur le bord d’une fenêtre. La station baissait comme un ascenseur ; il se dirigea vers le capot, de l’eau jusqu’à la poitrine, puis grimpa jusqu’au pont suivant où Bodkin regardait s’élever les fenêtres des immeubles de bureaux adjacents, avec exultation.

Ils s’installèrent à un mètre environ en dessous du niveau du pont, sur une gabare plate à laquelle on accédait facilement par la passerelle tribord. Ils entendaient vaguement le bruit de l’air emprisonné dans les cornues et tous les récipients de verre du laboratoire, s’échapper en bouillonnant. Une tache de couleur, écumante, sortait par une des fenêtres proches d’une table à expériences et s’étala à la surface de l’eau.

Kerans contemplait les bulles indigo crever et se dissoudre dans l’eau, et revit les immenses plans de travail disposés en demi-cercle sombrer sous l’eau tandis qu’il sortait du laboratoire ; c’était là une apologie parfaite, presque vaudevillesque, à leurs essais sur la description des mécanismes biophysiques ! Ne symbolisait-elle pas les incertitudes survenues, maintenant que Bodkin et lui s’étaient décidés à rester là ? Ils pénétraient à présent dans le domaine de l’Aqua Incognita, simplement guidés par quelques principes empiriques.

Après avoir été prendre dans sa cabine une feuille de papier qui était restée sur sa machine à écrire, Kerans vint l’épingler solidement sur la porte de la cantine ; Bodkin apposa sa signature au bas du message et les deux hommes ressortirent sur le pont et mirent le catamaran de Kerans à l’eau.

Ils pagayèrent doucement, et le hors-bord s’avança en glissant sur l’eau noire, puis disparut dans les ombres bleu sombre qui longeaient les bords de la lagune.

L’hélicoptère, avec un bruit assourdissant, tournait au-dessus de l’appartement et ses ailes projetaient un courant d’air descendant qui soufflait furieusement sur la piscine, déchirant les toiles de tente du patio. Il se mit à piquer du nez et plongea à la recherche d’un point d’atterrissage. Kerans souriant, le surveillait à travers les lamelles de plastic des stores des fenêtres du salon. Il espérait bien que la pile chancelante des bidons de kérosène qu’ils avaient installée sur le toit, Bodkin et lui, ferait changer d’avis au pilote ; ils seraient alors sauvés. Un ou deux bidons dégringolèrent dans le patio et firent un plouf dans la piscine, tandis que l’hélicoptère faisait demi-tour ; puis il revint moins rapidement, semblant bien résolu à poursuivre sa tâche.

Le sergent Daley qui pilotait l’appareil fit pivoter le fuselage de façon à placer la porte de la carlingue face aux fenêtres du salon. Riggs apparut, tête nue, au hublot ; deux soldats le maintenaient solidement. Il se mit à hurler quelque chose dans le haut-parleur électrique.

Béatrice, postée à l’autre bout de la pièce, accourut vers Kerans, les mains sur les oreilles pour se protéger du vacarme.

— Robert ! Il essaie de nous parler !

Kerans hocha la tête. La voix du Colonel se perdait complètement dans le grondement du moteur. Lorsque Riggs eut fini, l’hélicoptère s’inclina en arrière et traversa la lagune en reprenant de l’altitude, emportant avec lui bruit et vibrations.

Kerans entoura de son bras les épaules de Béatrice et sentit sous ses doigts la peau douce et satinée.

— Eh bien, je crois que, tout comme moi, tu sais très bien ce qu’il a pu dire !

Ils sortirent sur le patio et levèrent les yeux sur Bodkin qui, sorti de la cage d’ascenseur, remettait les bidons en place. Au-dessous d’eux, sur la rive opposée de la lagune, seuls le pont supérieur et la passerelle de la station sabordée émergeaient encore ; des centaines de blocs de papier à lettres s’en étaient échappés, épaves tourbillonnantes. Debout à la balustrade, Kerans désigna du doigt la dernière lagune, là où la coque jaune de la base était amarrée, près du Ritz.

Après avoir inutilement tenté de remettre la station à flot, Riggs avait donné le signal du départ à midi, comme prévu, et avait envoyé le canot à l’appartement où il supposait que les deux biologistes se cachaient. Ses hommes avaient trouvé l’ascenseur hors d’usage et s’étaient refusé à grimper les vingt étages par l’escalier, d’autant plus que les iguanes s’étaient déjà installés dans les appartements du bas. Riggs avait alors essayé de les atteindre avec l’hélicoptère. Bredouille, il se trouvait à présent au-dessus du Ritz et recommençait son vacarme.

— Dieu merci, le voilà parti ! dit Béatrice d’une voix ardente. Je ne sais pas pourquoi, mais il me tapait vraiment sur les nerfs.

— Tu as tout fait pour cela ! Je me demande même comment il a résisté à la tentation de te tirer dessus !

— Mais mon chéri, il était exaspérant. Cette façon de faire de l’esbroufe, de s’habiller le soir pour dîner dans la jungle !… C’est un manque total du sens des réalités !

— Riggs a eu raison, remarqua Kerans tranquillement, et il s’en tirera probablement, lui…

Maintenant que le Colonel était parti, Kerans se rendait compte à quel point le bluff et la bonne humeur de celui-ci l’avaient influencé. Sans lui, le moral de l’unité se serait désintégré en un rien de temps. Restait à savoir si Kerans serait maintenant capable d’imprégner le trio dont il avait la charge d’autant de confiance et du même sens des responsabilités. C’était sans aucun doute à lui que revenait le rôle de leader ; Bodkin était trop vieux et Béatrice trop absorbée par elle-même.

Kerans jeta un coup d’œil sur le thermomètre-bracelet qu’il portait au poignet à côté de sa montre. Il était plus de trois heures trente, mais il indiquait toujours quarante-trois degrés et le soleil lui cuisait la peau comme s’il avait reçu un coup de poing. Ils rejoignirent Bodkin et tous trois rentrèrent dans le salon.

Kerans prit la parole pour résumer la conférence qu’ils étaient en train de tenir au moment où ils avaient été interrompus par l’hélicoptère :

— Il nous reste environ mille gallons dans le réservoir du toit, Béa, assez pour trois mois – disons plutôt deux, car nous pouvons nous attendre à une chaleur beaucoup plus forte – et je te conseille vivement de condamner le reste de l’appartement pour vivre dans cette pièce. Nous sommes sur le côté nord du patio, donc la cage d’ascenseur te protégera des pluies violentes quand elles arriveront avec les tempêtes qui se dirigent vers le sud. La plupart des persiennes et des obturateurs d’air installés le long des murs de la chambre seront démolis. Et le ravitaillement, Alan ? Combien de temps vont durer les stocks du grand réfrigérateur ?

Bodkin fit une moue dégoûtée.

— Eh bien, comme presque toutes les langues d’agneau à l’aspic ont été mangées, et qu’ils se composent maintenant en majorité de corned beef, je peux donc vous répondre « indéfiniment ». Mais si vous comptez vraiment manger toute la réserve… je vous répondrai six mois. Quant à moi, je préfère l’iguane !

— … Et l’iguane vous préférera sans aucun doute ! acheva Kerans. Eh bien c’est parfait ; tout cela me semble très clair. Alan restera à la station jusqu’à ce que le niveau de l’eau monte, et moi au Ritz, Rien à ajouter ?

— Si, chéri : ne parle plus. Tu commences à attraper la même voix que Riggs. Les allures militaires ne te vont pas du tout !

Pour toute réponse, Kerans lui fit un simulacre de salut militaire et se dirigea nonchalamment vers la toile de Ernst, à l’autre bout de la pièce, tandis que Bodkin contemplait la jungle par la fenêtre. Les deux tableaux en venaient à se ressembler de plus en plus, et à se rapprocher d’un troisième paysage ; celui qui s’était gravé dans l’esprit de chacun d’entre eux. Ils ne parlaient jamais de leurs rêves, de ce domaine crépusculaire qu’ils connaissaient tous trois, où ils se mouvaient la nuit comme les fantômes du tableau de Delvaux.

Béatrice s’était assise sur le sofa, le dos tourné à Kerans. Brusquement, celui-ci réalisa que l’unité actuelle du groupe ne durerait pas longtemps. Béatrice avait raison : les allures militaires ne lui allaient pas ; il était trop passif, trop introverti, trop égocentrique. Cependant, ils pénétraient en ce moment dans un domaine où les obligations et les allégeances d’usage ne comptaient plus, et c’était cela qui comptait. À présent qu’ils avaient pris leur décision, les liens qui les unissaient avaient déjà commencé à disparaître, et s’ils vivaient désormais séparément, ce ne serait pas simplement par commodité. Il avait besoin de Béatrice, mais la personnalité de celle-ci gênait l’absolue liberté qui lui était nécessaire. Bref, chacun d’eux devrait poursuivre son propre chemin dans cette vie de la jungle, et poser ses propres jalons. S’il leur arrivait de se voir de temps à autre, aux alentours des lagunes ou à la station d’essais, leurs vraies rencontres ne se produiraient plus que dans leurs rêves.

7. Le carnaval des alligators

Très tôt ce matin-là le silence de la lagune fut rompu : un rugissement énorme, puis le bruit terrifiant d’une sirène ébranlèrent les fenêtres de l’appartement du Ritz. À contrecœur, Kerans se hissa péniblement hors de son lit et manqua de tomber dans le tas de livres éparpillés sur le plancher. D’un coup de pied, il repoussa la porte en treillis qui donnait sur le balcon, juste à temps pour entrevoir un énorme hydroglisseur à coque blanche faire le tour de la lagune à toute vitesse ; les deux longs plans porteurs fendaient l’eau en deux splendides lames d’écume scintillante. Le lourd ressac qui venait frapper les murs de l’hôtel disséminait les colonies d’araignées d’eau et dénichaient les Chauves-souris de leurs rondins pourris ; il aperçut, debout aux commandes, un homme grand, à forte carrure, vêtu d’une combinaison blanche et coiffé d’un casque blanc, lui aussi.

L’homme conduisait l’hydroglisseur avec beaucoup d’aisance et une allure de conquérant, accélérant les deux turbopropulseurs dressés en face de lui lorsque l’appareil sautait sur une lame de houle qui traversait la lagune ; il avait alors l’air de piquer du nez et de plonger comme un hors-bord aux prises avec les vagues géantes, faisant jaillir des gerbes d’écume qui prenaient toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. L’homme se balançait sur ses longues jambes au rythme des mouvements houleux de l’embarcation, souple, tous muscles relâchés, semblable à un conducteur de char antique formant avec son fougueux attelage, un ensemble harmonieux.

Caché par les calamités dont le feuillage se répandait à présent sur le balcon – on avait depuis longtemps abandonné tout espoir de les repousser – Kerans pouvait l’observer sans être vu. L’hydroglisseur se lançait à présent dans un nouveau tour de la lagune, et Kerans put apercevoir un profil aux traits secs, aux yeux et aux dents étincelants, et à l’expression animée d’un conquérant.

Les clous en argent d’une cartouchière qu’il portait autour de la poitrine lançaient des éclairs et, au moment où il atteignait l’extrémité de la lagune, on entendit une série de petites détonations. Des fusées de signalisation éclatèrent sur l’eau et retombèrent en ombrelles d’étincelles rouges qui crépitaient sur le rivage.

L’hydroglisseur fit un dernier bond et, dans un rugissement du moteur, vira, puis s’engagea dans le canal qui conduisait à la lagune suivante, éclaboussant le feuillage sur son passage. Cramponné à la rampe du balcon, Kerans essayait de reprendre ses esprits, les yeux fixés sur l’eau encore frémissante de la lagune ; les poteaux gradués et remplis de cryptogrammes, continuaient à se balancer et à s’agiter sous l’effet du déplacement d’air. Un mince voile de fumée rouge s’étendit au nord, puis disparut en même temps que les bruits de l’hydroglisseur. Cette brusque intrusion fracassante et puissante, et l’apparition de cet étrange personnage vêtu de blanc, tout en ayant déconcerté Kerans pendant quelques minutes, l’avaient brutalement précipité hors de son ennui et de sa torpeur.

Durant les six semaines qui avaient suivi le départ de Riggs, il avait vécu seul dans son appartement du Ritz, s’enfonçant de plus en plus dans le monde silencieux de la jungle environnante. La montée progressive de la température – on était à la mi-journée et le thermomètre du balcon indiquait quarante-neuf degrés – et l’humidité débilitante ne permettaient presque pas de sortir de l’hôtel après dix heures du matin ; lagunes et forêts restaient embrasées jusqu’à quatre heures de l’après-midi, heure à laquelle il était trop fatigué pour entreprendre quoi que ce soit, excepté de retourner se coucher.

Il passait ses journées assis près des fenêtres aux stores baissés, à écouter dans l’ombre les bruits du treillis protecteur qui se dilatait ou se rétractait sous l’effet de la chaleur. La plupart des bâtiments autour de la lagune avaient déjà disparu sous la végétation prolifique ; les énormes plantes grimpantes et les calamités masquaient les façades blanches et rectangulaires, abritaient les lézards réfugiés dans les fenêtres.

Au-delà de la lagune, les immenses étendues de vase s’étaient amoncelées en bancs énormes et chatoyants sous la lumière, dominant de part et d’autre la ligne du rivage, comme les terrils de quelque lointaine mine d’or. La lumière tapait dans son cerveau, baignant les couches enfouies sous sa conscience, l’engloutissant dans les profondeurs chaudes et limpides où les réalités de temps et d’espace avaient cessé d’exister. Guidé par ses rêves, il marchait à reculons, traversait un passé ressuscité, une succession de paysages de plus en plus étranges, tous centrés sur la lagune ; chacun, comme l’avait dit Bodkin, semblait représenter un des niveaux de sa moelle épinière. Parfois la nappe d’eau circulaire était transparente et frémissante, parfois elle était étale et ténébreuse ; le rivage semblait être de schiste argileux, d’une couleur métallique et froide comme celle d’une carapace de reptile. Mais les rives aux pentes douces qui scintillaient de manière engageante avec une teinte carminée, lumineuse et limpide, le vide absolu de ces étendues infinies de sable, tout cela le remplissait encore d’une sorte d’angoisse délicate et raffinée.

Il brûlait de descendre dans ce psychisme des temps lointains, pressé d’en connaître l’aboutissement. Il ne voulait pas penser que dès ce moment le monde qui l’entourait lui deviendrait dément et insupportable.

Au cours des dernières semaines, il fit une ou deux fois une incursion fiévreuse dans son cahier de botanique pour se renseigner sur les nouvelles formes végétales ; plusieurs fois aussi il alla voir le docteur Bodkin et Béatrice Dahl. Mais ces deux derniers étaient de plus en plus absorbés par leur propre descente à travers les temps éternels. Bodkin avait commencé à se perdre dans ses propres rêveries et passait son temps à parcourir à la rame les étroits ruisseaux, à la recherche du monde submergé de son enfance. Une fois, Kerans le trouva, appuyé sur une pagaie à l’arrière de son petit remorqueur métallique, fixant d’un air vague, les solides constructions qui l’entouraient. Son regard était passé au travers de Kerans et il n’avait pas semblé capable de reconnaître sa voix.

Toutefois, malgré leur séparation apparente, les liens qui l’unissaient à Béatrice étaient restés intacts, comme s’ils s’étaient tacitement compris sur le côté symbolique de leurs rôles.

D’autres fusées de signalisation éclatèrent au-dessus de la lagune terminale, là où se trouvaient la station d’essais et l’appartement de Béatrice ; Kerans dut se protéger les yeux de l’éclat des boules de feu qui parsemaient le ciel. Au bout de quelques secondes, à plusieurs kilomètres au sud, du côté des bancs de vase, une série de détonations répondirent, faibles coups qui s’évanouirent aussitôt.

Le conducteur inconnu de l’hydroglisseur n’était donc pas seul. L’éventualité d’une invasion imminente ramena Kerans à la réalité. Assez espacés, les signaux de réponse indiquaient qu’il ne s’agissait pas d’un seul groupe, et que l’hydroglisseur avait bel et bien été envoyé en reconnaissance.

Il referma derrière lui la porte de treillis, rentra dans l’appartement et prit sa veste qui traînait sur une chaise. Contrairement à ses habitudes, il rentra dans la salle de bains, s’examina devant la glace, l’esprit absent, et se mit à tâter sa barbe vieille d’une semaine. Ses cheveux aussi blancs que la perle, son hâle aussi foncé que l’ébène, ainsi que l’expression pensive de son regard lui donnaient l’air d’un bon à rien aux manières de gentleman. Il écopa un peu de l’eau douteuse qui s’était écoulée du distillateur détérioré installé sur le toit et remplit un seau, pour s’en asperger le visage, procédant ainsi à une toilette symbolique qui, pour autant qu’il s’en souvînt, dérogeait totalement de ses habitudes.

Avec le crochet à bout métallique, il chassa deux petits iguanes qui se prélassaient sur la jetée, glissa le catamaran à l’eau et prit le large, fermement porté par le petit hors-bord sur les lames indolentes de la houle. Des buissons d’algues s’agitèrent sous le bateau ; des scarabées aux corps en forme de brindilles et des araignées d’eau filaient de toutes parts à l’avant. Il était un peu plus de sept heures du matin et il ne faisait encore que vingt-sept degrés, température relativement fraîche et agréable ; l’air n’était pas encore envahi par ces énormes nuages de moustiques que la chaleur allait faire sortir.

Comme il parcourait les cent mètres de ruisseau qui aboutissaient à la lagune sud, d’autres fusées signalisatrices éclatèrent au-dessus de sa tête et il put entendre les allées et venues de l’hydroglisseur, apercevant de temps à autre, lorsque l’appareil passait en flèche, la silhouette vêtue de blanc, debout aux commandes. Kerans coupa le moteur en entrant dans la lagune et fit lentement glisser l’embarcation, passant à travers les frondaisons des arbres-fougères qui pendaient au-dessus de lui, tout en se protégeant des serpents d’eau dérangés de leurs branchages par le choc du ressac.

Après avoir longé la rive pendant vingt-cinq mètres à peu près, il amarra le catamaran parmi les prèles qui poussaient sur le toit en pente douce d’un grand magasin, franchit la déclivité de béton et atteignit une sortie de secours qui se trouvait sur le côté de l’immeuble adjacent. Il grimpa les cinq étages jusqu’au toit en terrasse, puis s’allongea derrière un fronton bas pour jeter un coup d’œil sur la masse proche de l’appartement de Béatrice.

L’hydroglisseur tournait bruyamment en rond près d’un étroit ruisseau de l’autre côté de la lagune ; le pilote le faisait piquer de l’arrière et de l’avant comme un cavalier son coursier. Il y eut d’autres fusées lancées en l’air, dont plusieurs à environ quatre cents mètres de là seulement. Kerans contemplait la scène, lorsqu’il entendit une espèce de rugissement qui montait, un cri d’animal, perçant, assez semblable à celui des iguanes. Il se rapprocha, mêlé au ronronnement des moteurs et suivi par un bruit de branchages fracassés et abattus. Il s’agissait certainement des énormes arbres-fougères et des calamités qui bordaient le ruisseau, qui s’abattaient les uns après les autres, agitant leurs branches en tombant comme les vaincus leurs drapeaux. La forêt entière semblait être en train de se déchiqueter en mille morceaux. Des bataillons de chauves-souris s’élevaient dans le ciel et se dispersaient affolées, sur toute la lagune ; leurs cris aigus étaient recouverts par les bruits d’accélération des turboréacteurs de l’hydroglisseur et les explosions de fusées.

Brusquement, à l’endroit où le ruisseau débouchait dans la lagune, l’eau s’éleva d’un ou deux mètres dans l’air et quelque chose qui ressemblait à un énorme tronc d’arbre vint s’abattre, fauchant plantes et arbres, pour venir exploser dans la lagune. Une chute du Niagara en miniature s’échappait en cascade, poussée par la pression d’une barre de flot sur laquelle apparurent plusieurs embarcations carrées, à coque noire, assez semblables au canot du colonel Riggs ; la peinture s’écaillait des yeux et des dents gigantesques de dragon qu’on y avait gravés. Conduits et équipés par une douzaine de personnages à la peau foncée, vêtus de shorts et de maillots blancs, les chalands se dirigèrent vers le centre de la lagune, tandis qu’une dernière fusée éclairante montait d’un des ponts, dans la mêlée et l’excitation générales.

À moitié assourdi par le tapage, Kerans regardait les longues formes brunes s’attrouper en masse, nager vigoureusement dans une eau bouillonnante, en fouettant l’écume de leurs puissantes queues. C’étaient de très loin les alligators les plus gros qu’il eût jamais vus ; quelques-uns mesuraient huit mètres et davantage, et ils se bousculaient férocement pour se faufiler dans l’eau claire, s’agglutinant et s’agitant autour de l’hydroglisseur à présent immobile. L’homme en blanc se tenait debout dans l’écoutille ouverte, mains sur les hanches, et considérait, exultant, cette foule reptilienne. Il fit un signe nonchalant à l’équipage des trois chalands et désigna toute la lagune d’un large geste circulaire, indiquant par là qu’ils allaient sans doute y jeter l’ancre.

Tandis que ses hommes à la peau noire redémarraient pour retourner vers les rives, il examina d’un œil critique les bâtiments qui l’entouraient, son visage énergique et tant soit peu désinvolte redressé sur un côté. Les alligators se rassemblèrent comme une meute autour de leur maître ; un nuage d’oiseaux, pluviers du Nil et courlis, montaient la garde, tournoyant et criant au-dessus de leurs têtes, traversant l’air matinal à toute vitesse. D’autres alligators venaient s’ajouter à la masse, nageant épaule contre épaule pour former une spirale qui tournait dans le sens des aiguilles d’une montre ; il y en eut bientôt environ deux cents, démons grouillants incarnés par des reptiles.

Le pilote poussa un cri, puis retourna aux commandes ; pour toute réponse les deux cents gueules se dressèrent. Les hélices se remirent à tourner et l’hydroglisseur se souleva et repartit en passant au-dessus de la lagune. Ses plans porteurs pointus foncèrent tout droit dans la masse des créatures infortunées et l’appareil se dirigea vers le ruisseau qui communiquait avec la lagune suivante, tandis que l’énorme foule des alligators se pressait dans son sillage. Quelques-uns se détachèrent du groupe et se mirent à faire le tour de la lagune deux par deux, puis à fureter dans les fenêtres inondées et à chasser les iguanes qui en étaient sortis pour assister à la scène. D’autres s’étaient glissés dans les immeubles et allaient se jucher jusque sur les toits à peine recouverts d’eau. Derrière eux, au milieu de la lagune, l’eau fouettée bouillonnait, vomissant de temps à autre un alligator au ventre aussi blanc que neige, tué par le passage de l’hydroglisseur.

Tandis qu’à sa gauche l’armada s’ébranlait en direction du ruisseau, Kerans descendit par l’échelle de secours, puis par la pente du toit en pataugeant vers le catamaran. Avant d’avoir pu l’atteindre, le bateau, sous l’effet du remous puissant de l’hydroglisseur, était parti à la dérive en ballottant et flottait maintenant au milieu du groupe de reptiles qui se rapprochaient. En quelques secondes, il fut englouti, réduit à néant par les alligators qui se pressaient, se battaient pour entrer dans le ruisseau, et broyé dans leurs mâchoires.

Un gros caïman qui fermait la marche repéra Kerans, enfoncé dans l’eau jusqu’à la ceinture et caché dans les prèles, puis vira dans sa direction, le regard fixé sur lui. Il fendait l’eau en bondissant, et son dos à la peau rugueuse, écailleuse, avec la crête le long de sa queue, se tordait avec force. Kerans remonta vivement la pente, glissa et tomba dans l’eau jusqu’aux épaules. Il finit par atteindre l’échelle de secours au moment où le caïman émergeait pesamment des hauts-fonds sur ses pattes courtes et crochues et allait se jeter sur ses pieds bondissants.

Haletant, Kerans se pencha par-dessus la rampe et regarda en dessous de lui les yeux froids et fixes qui le contemplaient tranquillement.

— Un vrai chien de garde, et bien dressé ! lui dit-il avec soulagement.

Il saisit une brique détachée du mur et la lança des deux mains sur la bosse au bout de la gueule du caïman. Le sourire aux lèvres, il le regarda hurler et rebrousser chemin, donnant de furieux coups de queue dans les prèles et les débris flottants du catamaran.

Au bout d’une demi-heure, après quelques petites luttes contre les iguanes qui battaient en retraite, il parvint à franchir les deux cents mètres environ qui le séparaient de l’appartement de Béatrice. Elle l’attendait à la sortie de l’ascenseur, les yeux agrandis par l’angoisse.

— Que se passe-t-il, Robert ? demanda-t-elle en posant ses mains sur les épaules de Kerans et pressant sa tête contre sa chemise trempée. Tu as vu les alligators ? Il y en a des milliers !

— Si je les ai vus ? Il y en a un qui a failli me bouffer sur le pas de ta porte !

Reprenant ses esprits, Kerans se précipita à la fenêtre et repoussa les lames de plastique des persiennes. L’hydroglisseur était à présent dans la lagune centrale et en faisait le tour à toute vitesse, suivi de la bande d’alligators ; ceux qui fermaient la marche allaient se rompre les os en se cognant contre la station, en certains endroits de la rive. Trente ou quarante d’entre eux étaient restés dans la première lagune et nageaient lentement par petits groupes, se jetant de temps à autre sur un iguane imprudent.

— Ces diables d’animaux doivent leur servir de gardes du corps, supputa Kerans, de la même façon qu’un troupeau de tarentules apprivoisées ! Rien de tel, si on veut bien y réfléchir…

Béatrice, debout derrière lui, tripotait nerveusement le col de la tunique de soie vert jade qu’elle portait sur son maillot de bain noir. Bien que l’appartement commençât à prendre un aspect délabré et négligé, Béatrice continuait à soigner dévotement sa propre tenue. Aux rares occasions où Kerans venait la surprendre, il la trouvait assise dans le patio ou dans sa chambre, devant un miroir, en train de s’appliquer des couches de fards, inlassablement et de façon machinale, comme un peintre aveugle qui retouche indéfiniment un portrait dont il peut à peine se souvenir, par crainte de l’oublier tout à fait. Ses cheveux étaient toujours impeccablement coiffés, sa bouche et ses yeux merveilleusement maquillés, mais son regard distant et inaccessible lui donnait la beauté d’un mannequin de cire. Cependant, elle semblait cette fois enfin sortie de sa torpeur.

— Mais qui sont ces hommes, Robert ? Celui qui conduit cette espèce de bateau très rapide me fait peur… J’aimerais que le colonel Riggs soit là !

— En ce moment, il est à plus de mille kilomètres d’ici, s’il n’est pas déjà à Byrd. Ne t’en fais pas Béa : même s’ils ont l’air de pirates, nous n’avons rien à leur donner.

Un bateau à aubes, lesquelles étaient installées à l’avant et à l’arrière, muni de trois ponts, venait de pénétrer dans la lagune et se dirigeait lentement vers les trois chalands tirés à sec à quelques mètres de l’endroit où était amarrée la base de Riggs. Il transportait toute une cargaison et des tas d’appareils ; des ballots et des machines enveloppées dans des pièces de grosse toile s’entassaient sur les ponts, à tel point qu’il ne restait plus que quelques pouces d’espace libre au milieu du bateau.

Kerans présuma qu’il s’agissait là du navire-magasin du groupe, et que celui-ci s’employait comme la plupart des autres flibustiers qui naviguaient encore parmi les archipels et les lagunes équatoriaux, au pillage des cités englouties, récupérant toute la machinerie lourde et spécialisée, telle que les générateurs électriques et les équipements de radio que le gouvernement avait dû abandonner. En principe, de tels larcins étaient sévèrement punis, mais en fait les autorités n’étaient que trop disposées à récompenser par un prix généreux tout ce qui était considéré comme sauvetage.

— Regarde.

Agrippée à l’épaule de Kerans, Béatrice désigna du doigt la station d’essais et ils virent la tête hirsute et ébouriffée du docteur Bodkin, debout sur le toit, qui agitait lentement la main en direction des hommes qui se trouvaient sur le pont du bateau à aubes. L’un d’eux, un noir, torse nu, qui portait une casquette et des pantalons blancs, se retourna pour crier quelque chose à travers un amplificateur.

Kerans haussa les épaules.

— Alan a raison. Nous avons tout à gagner en nous montrant. Si nous les aidons, ils ne tarderont pas à pousser au large et nous laisseront seuls.

Béatrice hésitait, mais Kerans la prit par le bras. L’hydroglisseur, débarrassé cette fois de son escorte, était revenu et traversait la lagune centrale, bondissant légèrement sur l’eau et laissant derrière lui une belle traînée d’écume.

— Viens, si on descend maintenant sur la jetée, on arrivera probablement à temps pour faire un tour dans leur engin !

8. L’homme au sourire blanc

Son beau visage taciturne tourné vers eux avec un mélange de suspicion et de dédain amusé, Strangman était installé sous la fraîcheur d’une toile de tente qui apportait de l’ombre sur la dunette du navire-magasin. Il s’était changé, avait revêtu un costume blanc tout frais, dont la surface soyeuse reflétait les panneaux dorés du trône à haut dossier Renaissance, probablement volé dans une lagune vénitienne ou florentine ; cela donnait à son étrange personnalité une aura presque magique.

— Vos mobiles semblent plutôt complexes, docteur ! fit-il remarquer à Kerans. Mais peut-être avez-vous abandonné vous-même tout espoir de les comprendre. Étiquetons-les comme le : Syndrome Total de la Plage, et n’en parlons plus.

Il claquait des doigts en direction du steward qui se tenait dans l’ombre derrière lui et prit une olive dans le plateau d’amuse-gueule. Béatrice, Kerans et Bodkin étaient assis en demi-cercle sur des divans bas, plongés alternativement dans la fraîcheur et dans la fournaise, suivant le mouvement de l’appareil mobile de conditionnement d’air. À l’extérieur, une demi-heure avant midi, la lagune était une cuvette de feu dont les reflets masquaient presque le grand immeuble d’appartements sur la rive opposée. La jungle était immobile sous la chaleur intense, les alligators se cachaient dans les coins d’ombre qu’ils pouvaient découvrir.

Pourtant, quelques-uns des hommes de Strangman s’activaient dans un des chalands, déchargeant du matériel lourd de plongée sous la direction d’un noir immense et bossu, vêtu d’un pantalon de coton vert. Caricature géante d’un être humain, il retirait de temps en temps son couvre-œil pour leur hurler une insulte ; ses grognements et ses jurons transperçaient la vapeur de l’air.

— Mais, dites-moi, docteur, insista Strangman apparemment insatisfait des réponses de Kerans, quand avez-vous finalement l’intention de partir ?

Kerans hésita, se demandant s’il devait inventer une date. Après avoir attendu pendant une heure que Strangman se change, il lui avait présenté leurs salutations et avait essayé de lui expliquer pourquoi ils étaient encore ici. Pourtant, Strangman semblait incapable de prendre son explication au sérieux, passant brusquement de l’amusement provoqué par leur naïveté à la suspicion la plus intense. Kerans l’observait avec soin, attentif à éviter le moindre faux mouvement. Quelle que soit sa véritable identité, Strangman n’était pas un flibustier ordinaire. Une curieuse atmosphère de menace imprégnait le navire-magasin, son équipage et son maître. Strangman en particulier, avec son visage au sourire pâle, ses rides cruelles qui se creusaient lorsqu’il grimaçait, troublait Kerans.

— Nous n’avons pas véritablement envisagé cette possibilité, dit Kerans. Je pense que nous avons l’intention de rester ici indéfiniment. Nous disposons d’un certain stock de ravitaillement.

— Mais mon cher monsieur, fit observer Strangman, la température dépassera bientôt quatre-vingt-dix degrés ! C’est toute la planète qui est en train de revenir rapidement à la période mésozoïque.

— Précisément, coupa le docteur Bodkin en s’arrachant pour un moment à son introspection, et pour autant que nous soyons une partie de la planète, un élément de l’ensemble, nous y retournons également. Ceci est notre zone de transit, c’est là que nous devons réassimiler nos propres antécédents biologiques. C’est pour cela que nous avons choisi de demeurer ici ; il n’y a pas de raison secrète, Strangman.

— Bien entendu, docteur ! Je suis convaincu de votre sincérité.

Des sautes d’humeur paraissaient aller et venir sur le visage de Strangman, le faisant paraître successivement en colère, amical, ennuyé ou absent. Il écouta le bruit d’une pompe de ventilation sur le chaland, puis demanda :

— Docteur Bodkin, avez-vous vécu à Londres dans votre enfance ? Vous devez être en mesure de retrouver de nombreux souvenirs sentimentaux, des grands hôtels ou des musées… Ou alors, n’en avez-vous gardé que des souvenirs datant de votre période pré-utérine ? ajouta-t-il.

Kerans leva les yeux, surpris de la facilité avec laquelle Strangman avait assimilé le jargon de Bodkin. Il remarqua que Strangman ne se contentait pas d’observer Bodkin avec perspicacité, mais qu’il attendait également une réaction venant de lui ou de Béatrice.

Mais Bodkin eut un mouvement vague.

— Non, j’ai peur de ne me souvenir de rien. Le passé immédiat ne présente pas d’intérêt à mes yeux.

— C’est dommage, répliqua malicieusement Strangman. L’ennui avec vous autres, c’est que vous êtes ici depuis trente millions d’années ; votre point de vue en est entièrement faussé. Vous ne discernez pas la plus grande part de la beauté transitoire de la vie. Je suis fasciné par le passé immédiat ; les trésors de la période triasique supportent difficilement la comparaison avec ceux des dernières années du deuxième millénaire.

Il s’appuya sur un coude et sourit à Béatrice qui avait discrètement posé ses mains sur ses genoux nus, comme une souris observant un chat particulièrement attirant.

— Et vous, miss Dahl ? Vous paraissez un peu mélancolique. Un peu de cafard pour une époque révolue, peut-être ? Des regrets devant le chronoclasme ?

Il gloussa, amusé par cette sortie ; Béatrice répondit doucement :

— Nous sommes plutôt fatigués, ici, monsieur Strangman. À propos, je n’aime pas vos alligators.

— Ils ne vous feront pas de mal. (Strangman s’adossa et embrassa le trio du regard.) Tout ceci est très bizarre.

Il lança un ordre bref par-dessus son épaule en direction du steward et fronça les sourcils pour lui-même. Kerans réalisa alors que la peau de son visage et de ses mains était étrangement blanche, sans la moindre trace de pigmentation. Le teint fortement tanné de Kerans, comme celui de Béatrice et du docteur Bodkin, le rendait pratiquement identique au reste de l’équipage noir, et les distinctions subtiles entre mulâtres et quarterons avaient disparu. Strangman, seul, conservait sa pâleur originale, mise en valeur par le costume blanc qu’il avait choisi.

Le noir au torse nu, coiffé d’une casquette à visière, apparut ; de la sueur coulait en rigoles le long de ses muscles puissants. Bien qu’il mesurât un bon mètre quatre-vingt, la largeur de ses épaules houleuses le faisait paraître trapu et massif. Ses manières étaient déférentes et pleines d’attention, et Kerans se demanda comment Strangman s’y prenait pour maintenir son autorité sur l’équipage, et pourquoi les hommes acceptaient son ton bourru et dur.

Strangman présenta le nègre de manière concise.

— Voici l’Amiral, mon bras droit. Si je ne suis pas là quand vous voudrez me parler, vous pourrez vous adresser à lui. (Il se leva, s’éloigna du dais.) Avant que vous ne partiez, continua-t-il, permettez-moi de vous faire visiter rapidement les trésors de mon bateau.

Le regard étincelant et avide, il offrit son bras à Béatrice qui l’accepta avec réticence.

Le navire-magasin, supposa Kerans, avait dû être autrefois un bateau-tripot, un de ces bouges à vices flottant, ancré à la limite des cinq milles au large de Messine ou de Beyrouth, à moins que ce ne fût à l’abri d’une crique sous des deux plus doux et plus tolérants au sud de l’équateur. Au moment où ils quittèrent le pont, une équipe était en train d’abaisser une ancienne passerelle décorative jusqu’au niveau de l’eau ; ses rampes dorées étaient dissimulées par une rampe de tente blanche décorée de glands en or et de draperies ; l’ensemble grinçait sur ses poulies comme la station supérieure d’un funiculaire. L’intérieur du bateau était décoré dans le même faux style baroque. Le bar, maintenant obscur et inutilisé, à l’extrême bout du pont d’observation, faisait penser au château d’un galion de cérémonie, des cariatides nues et dorées supportant son portique. Des demi-colonnes de faux marbre formaient des petites loggias qui menaient à des salons particuliers et aux salles à manger, pendant que l’escalier central faisait penser à un mauvais décor pour un film consacré à Versailles ; une débauche aérienne d’amours poussiéreux et de chandeliers de cuivre sale se recouvraient de moisissures et de vert-de-gris.

Mais les anciennes tables de roulette et de chemin de fer avaient disparu et le plancher en parquet plein d’éraflures était couvert d’une masse de cageots et de cartons empilés le long des grillages en fil de fer qui couvraient les fenêtres, de telle sorte qu’un faible reflet seulement de la lumière extérieure parvenait à s’infiltrer. Tout était bien emballé et bien fermé ; pourtant, dans un coin, sur une ancienne table de bridge en acajou, Kerans vit une collection de membres et de torses en bronze et en marbre, morceaux de statue attendant d’être triés.

Strangman s’arrêta au pied de l’escalier, arrachant une bande de stuc qui se détachait de l’une des peintures murales.

— Cet endroit s’en va en morceaux, dit-il. C’est très loin du confort du Ritz, docteur. J’admire votre bon sens !

Kerans haussa les épaules.

— C’est devenu une « H.L.M. » !

Il attendit que Strangman ouvrît une porte et ils entrèrent dans le magasin principal, une sombre caverne étouffante emplie de grandes caisses de bois, le plancher couvert de sciure. Ils n’étaient plus maintenant dans la partie réfrigérée du bateau ; l’Amiral et un autre marin les suivaient de très près, dirigeant continuellement vers eux des tuyaux d’où sortait de l’air glacé, branchés à des robinets fixés au mur. Strangman claqua des doigts, et l’Amiral commença rapidement à retirer les emballages de grosse toile bourrés entre les caisses.

Dans la faible lumière, Kerans devina tout au fond de la cale les contours d’un immense retable garni d’arabesques compliquées et de chandeliers en forme de dauphins, dominés par une avancée de style néo-classique, qui aurait pu recouvrir une petite maison. Il y avait un peu plus loin une douzaine de statues, datant toutes de la fin de la Renaissance, contre lesquelles étaient appuyées des piles de lourds cadres dorés. À côté se trouvaient plusieurs retables plus petits, des triptyques, une chaire intacte aux panneaux d’or, trois grandes statues équestres avec des herbes marines encore accrochées dans les crinières des chevaux, plusieurs paires d’immenses portes de cathédrale incrustées d’or et d’argent, et une grande fontaine de marbre à gradins. Les casiers métalliques qui faisaient le tour de la cale étaient encombrés d’un bric-à-brac plus petit : des urnes, des gobelets, des boucliers et des plateaux, des morceaux d’armures décoratives, des encriers d’apparat et d’autres objets du même genre.

Tenant toujours le bras de Béatrice, Strangman faisait de grands gestes, quelques mètres derrière. Kerans l’entendit dire :

— Chapelle Sixtine… Tombeau des Médicis…

Bodkin murmura :

— Esthétiquement parlant, tout ceci ne représente que des décombres, rassemblés seulement pour l’or qu’ils contiennent. Pourtant, ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Que peut bien chercher cet homme ?

Kerans hocha la tête, observant Strangman dans son costume blanc, Béatrice étant toujours à côté de lui, les jambes nues. Il se rappela soudain la toile de Delvaux, avec ses squelettes en smoking. Le visage d’une blancheur de craie de Strangman faisait penser à un crâne et sa silhouette évoquait un squelette. Sans raison valable il commença à éprouver un dégoût intense pour cet homme, son hostilité étant plus générale que personnelle. Parvenu au bout de la cale, Strangman fit demi-tour et donna l’ordre à l’Amiral d’emballer de nouveau l’exposition.

— Eh bien Kerans, que pensez-vous de tout cela ? Êtes-vous impressionné, docteur ?

Kerans parvint à détourner son regard du visage de Strangman et jeta un coup d’œil vers les reliques pillées.

— On dirait des os, dit-il d’un ton uni.

Dérouté, Strangman secoua la tête.

— Des os ? De quoi diable voulez-vous parler ? Vous êtes fou, Kerans ! Des os, Bon Dieu !

Comme s’il poussait un grognement de martyr, l’Amiral reprit le refrain, prononçant d’abord le mot doucement, pour lui-même, comme s’il examinait un objet étrange ; puis il le répéta de plus en plus rapidement, comme s’il libérait ses nerfs, l’hilarité se déchaînant sur son large visage. L’autre marin se joignit à lui et ils commencèrent à psalmodier ensemble, modulant autour de leur tuyau d’incendie comme des charmeurs de serpents.

— Des os ! Oui, m’sieur, ce sont des os ! Des os, des os, des os… !

Strangman les observa avec colère, les muscles de son visage se serrant et se desserrant comme des menottes. Écœuré par cette manifestation d’impolitesse et de mauvaise humeur, Kerans se détourna pour quitter la cale. Strangman, contrarié, courut derrière lui, poussa Kerans de sa main jusque dans le couloir central.

Cinq minutes plus tard, alors qu’il s’éloignait dans un des chalands, l’Amiral et une demi-douzaine d’autres membres de l’équipage alignés le long du bastingage, continuaient à psalmodier et à danser. Strangman avait retrouvé son calme et se tenait là avec froideur dans son costume blanc, à l’écart des autres, les saluant ironiquement de la main.

9. La piscine de Thanatos

Au cours des deux semaines qui suivirent, alors que l’horizon au sud, devenait de plus en plus sombre, les nuages chargés de pluie approchant, Kerans vit fréquemment Strangman. Habituellement il pilotait son hydroglisseur à grande vitesse sur les lagunes, ayant troqué son élégant costume blanc pour une combinaison et un casque, surveillant le travail des équipes de récupération. Dans chacune des trois lagunes se trouvait un chaland monté par six hommes ; les scaphandriers exploraient méthodiquement les immeubles engloutis. De temps en temps, la routine tranquille de la descente et du pompage était interrompue par le bruit d’un coup de feu : un alligator s’était aventuré trop près d’un plongeur.

À l’hôtel, assis dans la pénombre de son appartement, Kerans était très loin de la lagune, trop heureux de laisser Strangman plonger à la recherche de son butin aussi longtemps qu’il le voudrait. Les rêves empiétaient de plus en plus sur sa vie éveillée ; son esprit conscient se vidait progressivement, se dégageait. La simple tranche du temps dans laquelle Strangman et ses hommes existaient paraissait tellement transparente qu’elle pouvait difficilement prétendre à la réalité. De temps en temps, lorsque Strangman venait le voir, il accédait pendant quelques minutes à cette mince tranche, mais le centre réel de sa conscience était ailleurs.

De façon curieuse, après sa première irritation, Strangman avait conçu pour Kerans une secrète amitié. L’esprit tranquille et angulaire du biologiste constituait une merveilleuse cible pour son humour froid. Il lui arrivait d’imiter subtilement Kerans, saisissant le bras de ce dernier avec conviction au cours d’un de leurs dialogues et déclarant sur un ton plein de piété :

— Vous savez, Kerans, je me demande si, en quittant la mer il y a deux cents millions d’années, nous n’avons pas subi un choc profond, dont nous ne nous sommes jamais relevés…

Une autre fois il envoya deux de ses hommes sur une embarcation dans la lagune ; sur l’un des plus grands bâtiments, sur l’autre rive, ils peignirent en lettres de dix mètres de hauteur :

Zone du temps

Kerans prit cette plaisanterie du bon côté et feignit de l’ignorer lorsque l’insuccès des plongées la rendit plus sérieuse. Sondant le passé, il attendait patiemment l’arrivée de la pluie.

Ce fut après la séance de plongée organisée par Strangman que Kerans réalisa pour la première fois la véritable nature de la crainte que lui inspirait cet homme.

Officiellement, la séance avait été organisée par Strangman comme une fonction sociale destinée à réunir les trois exilés. De sa façon laconique et désinvolte, Strangman avait commencé le siège de Béatrice, cultivant délibérément l’amitié de Kerans comme un moyen de s’assurer un accès facile à l’appartement de la jeune femme. Lorsqu’il découvrit que les membres du trio se voyaient rarement l’un l’autre, il décida d’utiliser une tactique différente, appâtant Kerans et Bodkin avec la perspective de sa cuisine bien garnie et de sa cave. Béatrice pourtant, refusait toujours ces invitations à dîner ou à prendre le petit déjeuner à minuit – Strangman et son entourage d’alligators et de mulâtres à un œil lui faisaient toujours peur – et les festivités étaient invariablement annulées.

Mais la vraie raison de ce « gala de plongée » était beaucoup plus pratique. Strangman avait remarqué depuis quelque temps que Bodkin godillait autour des criques de l’ancien quartier de l’université, et il s’était souvent amusé, en constatant que le vieil homme se faisait remorquer sur les canaux étroits par un des chalands à œil de dragon que pilotait l’Amiral ou le grand César, et camouflé avec des frondes de fougères, comme une vieille flotte de carnaval ; attribuant aux autres les mêmes pensées qu’à lui-même, il s’était convaincu que Bodkin était à la recherche d’un trésor caché depuis longtemps. Ses soupçons se fixèrent finalement sur le planétarium submergé, le seul bâtiment englouti dont l’accès demeurât facile. Strangman posta une garde permanente sur le petit lac qui contenait le planétarium, à quelque deux cents mètres au sud de la lagune centrale ; mais lorsqu’à la fin d’une nuit Bodkin n’avait pas fait son apparition avec ses palmes et son appareil respiratoire, Strangman avait perdu patience et décidé de prendre les devants.

— Nous viendrons vous chercher à sept heures demain matin, avait-il dit à Kerans. Cocktails au champagne, buffet froid, et nous finirons par découvrir ce que le vieux Bodkin a caché là-dessous.

— Je peux vous le dire, Strangman. Ce sont ses souvenirs perdus. Il n’y a pas de plus grand trésor au monde pour lui.

Mais Strangman avait laissé échappé un éclat de rire, sceptique, et le moteur de son hydroglisseur n’avait pas tardé à gronder, abandonnant un Kerans sans espoir sur la jetée en montagnes russes.

Comme convenu l’Amiral était venu le chercher à sept heures le lendemain matin. Ils passèrent prendre Béatrice et le docteur Bodkin avant de se rendre au navire-magasin où Strangman terminait les préparatifs de plongée. On avait mis dans un deuxième chaland le matériel – des appareils respiratoires et scaphandres – des pompes et un téléphone. Une cage de plongée était suspendue à un bossoir, mais Strangman les assura que le lac ne contenait ni iguanes ni alligators et qu’ils n’auraient pas besoin de rester à l’intérieur de la cage lorsqu’ils seraient sous l’eau.

Kerans était sceptique mais pour une fois Strangman avait dit vrai. Le lac avait été complètement nettoyé. On avait immergé de lourdes grilles d’acier aux entrées submergées et des gardes armés de harpons et de fusils de chasse se tenaient à califourchon sur les pannes de barrage. Comme il venait d’entrer dans le lac et de s’amarrer le long d’un balcon à l’ombre, au bord de l’eau sur la rive est, la dernière d’une série de grenades fut jetée à l’eau ; les explosions sourdes ridèrent la surface et firent apparaître un flot d’anguilles assommées, de crevettes et de somastéroïdes, qui furent rapidement repoussés sur le côté.

Le bouillonnement d’écume se dispersa puis disparut ; de leurs sièges, au bord du bastingage, ils virent le grand toit en dôme du planétarium couronné de fibres de varech ; comme l’avait dit Bodkin, il évoquait un immense palais de coquillages sorti tout droit d’un conte de fées. L’ouverture circulaire d’un ventilateur au sommet du dôme était recouverte par un écran de métal repliable et un essai avait été fait pour en soulever un des panneaux ; mais au grand regret de Strangman, ils avaient depuis longtemps rouillé dans leur logement. L’entrée principale était au niveau de ce qui avait été la rue, trop loin pour être visible, mais une première reconnaissance avait appris qu’il serait possible d’y entrer sans difficulté.

Le soleil se levait au-dessus de l’eau et Kerans plongea le regard dans les profondeurs d’un vert translucide, telle la chaude gelée nourricière au milieu de laquelle il nageait dans ses rêves. Il se souvint que, en dépit de son ubiquité, il ne s’était pas plongé entièrement dans la mer depuis dix ans et récapitula mentalement les mouvements de la lente brasse qui lui permettait de se déplacer dans l’eau quand il dormait.

Un mètre au-dessous de la surface, un petit python albinos passa en nageant, cherchant son chemin pour sortir du piège. Tout en observant les mouvements de sa tête dure qui faisait des écarts et se précipitait pour échapper au harpon, Kerans éprouva une révulsion momentanée à l’idée de plonger dans l’eau profonde. De l’autre côté du lac, derrière une des grilles d’acier, un grand crocodile d’estuaire se battait avec un groupe de marins qui essayaient de le repousser. Le grand César, ses longues jambes serrées sur le rebord étroit de la vanne de barrage, donnait des coups de pied sauvages vers l’amphibie qui ruait et cherchait à arracher à coups de dents les harpons et les gaffes. Il avait plus de quatre-vingt-dix ans et mesurait bien dix mètres de longueur, deux mètres à peu près de diamètre au niveau de la poitrine. Son ventre d’une blancheur de neige rappela à Kerans le nombre curieusement élevé de serpents et de lézards albinos qu’il avait vus depuis que Strangman était là, comme si l’apparition de ce dernier hors de la jungle les avait attirés. Il y avait même eu quelques iguanes blancs ; l’un d’entre eux était resté sur la jetée le matin précédent, observant Kerans comme un lézard d’albâtre. Celui-ci en avait automatiquement conclu que l’animal était venu lui apporter un message de Strangman.

Kerans regarda Strangman qui se tenait, vêtu de son costume blanc, à l’avant du bateau, observant le crocodile qui battait de la queue et ruait contre la grille, faisant presque basculer le nègre géant dans l’eau. Il était évident que les sympathies de Strangman allaient au crocodile, mais pas pour des raisons sportives ni pour le désir sadique de voir un de ses principaux lieutenants, blessé et tué.

Finalement dans une confusion de cris et de jurons on passa un fusil de chasse au grand César qui se redressa et déchargea les deux canons sur l’infortuné crocodile qui était à ses pieds ; avec un grondement de douleur celui-ci recula vers les hauts-fonds, giflant l’eau de sa queue.

Béatrice et Kerans détournèrent le regard, attendant que le coup de grâce soit administré, tandis que Strangman grimpait sur le bastingage devant eux, cherchant à découvrir le meilleur point de vue.

— Quand on les attrape ou qu’ils sont en train de mourir, ils giflent l’eau : c’est un signal d’alarme qu’ils s’envoient les uns aux autres. (Il appuya l’index sur la joue de Béatrice, comme s’il essayait de l’obliger à regarder le spectacle.) N’ayez pas l’air tellement dégoûté, Kerans ! Bon sang, faites preuve de sympathie pour la bête ! Ils existent depuis cent millions d’années, ils sont parmi les plus vieilles créatures de la planète.

Après que l’animal eut été achevé, il demeura encore plein d’enthousiasme près du bastingage, dressé sur la pointe des pieds, comme s’il espérait que le crocodile allait ressusciter et lancer une nouvelle offensive. Ce fut seulement en voyant la tête décapitée brandie au bout d’une gaffe qu’il revint avec un mouvement d’irritation vers les problèmes de la plongée.

Sous la direction de l’Amiral, deux membres de l’équipage firent une première plongée avec les appareils respiratoires. Ils se laissèrent glisser dans l’eau, le long de l’échelle métallique puis le long de la courbe en pente du dôme. Ils examinèrent l’orifice de ventilation et s’appuyèrent aux nervures semi-circulaires de l’édifice, pénétrant à l’intérieur du dôme par les fissures de la surface. Après qu’ils furent revenus, un troisième marin descendit avec un scaphandre et des câbles. Il marcha lentement et lourdement sur le sol trouble de la rue en dessous d’eux, la faible lumière se reflétant sur son casque et ses épaules. Tandis que les câbles se déroulaient, il entra par la porte principale et disparut à leurs yeux, communiquant par téléphone avec l’Amiral qui répétait ses commentaires pour que tout le monde puisse les entendre d’une voix de baryton riche et chaude.

— Je passe devant la caisse… Je suis maintenant dans la grande salle… Jomo dit que les sièges sont toujours dans l’église, Capitaine, mais que l’autel a disparu.

Tout le monde était penché sur la rambarde, attendant que Jomo réapparaisse, mais Strangman se laissa tomber dans son fauteuil avec un mouvement d’humeur, le visage caché dans une main.

— Une église ! s’exclama-t-il en reniflant de dérision. Bon Dieu ! Faites descendre quelqu’un d’autre. Jomo n’est qu’un sombre imbécile.

— Bien, Capitaine.

D’autres plongeurs descendirent et le steward apporta les premiers cocktails au champagne. Kerans qui avait l’intention de plonger ne fit que tremper ses lèvres dans la mousse.

Béatrice lui effleura l’épaule ; ses traits étaient tendus.

— Tu vas descendre, Robert ?

Kerans sourit.

— Seulement jusqu’au rez-de-chaussée. Ne te fais pas de bile, je mettrai un scaphandre, c’est absolument sans danger.

— Ce n’est pas à cela que je pensais.

Elle leva les yeux vers l’ellipse du soleil, visible au-dessus du toit, qui maintenant s’étirait derrière eux. La lumière vert olive réfractée par les épaisses frondes de fougères, faisait régner sur le lac un halo jaunâtre, marécageux, qui se traînait sur la surface comme les vapeurs qui sortent d’un chaudron.

Quelques instants plus tôt, l’eau avait paru fraîche et attirante mais elle était devenue un monde fermé ; la barrière de ta surface formait un mur entre deux mondes différents. La cage de plongée fut mise en place et descendue dans l’eau ; ses barreaux rouges étaient rouillés et miroitaient de telle façon que l’ensemble était complètement déformé. Même les hommes qui nageaient au-dessous de la surface étaient transformés par l’eau ; leur corps, tandis qu’ils faisaient des écarts et tournaient sur eux-mêmes, faisaient penser à des chimères brillantes, comme les pulsations explosives de l’idéation dans la jungle des cellules nerveuses.

Loin au-dessous d’eux, le grand dôme du planétarium apparaissait dans la lumière jaune, évoquant pour Kerans un véhicule cosmique spatial qui se serait posé sur la Terre, des millions d’années plus tôt, et qui émergeait seulement maintenant de la mer. Il se pencha derrière Béatrice et dit à Bodkin :

— Alan, Strangman cherche le trésor que vous avez caché là-dessous.

Bodkin eut un sourire furtif.

— J’espère qu’il le trouvera, dit-il avec douceur. C’est toute la rançon de l’Inconscience qui l’attend s’il le désire.

Strangman était à l’avant du bateau, interrogeant un des plongeurs qui venait de remonter et que l’on aidait maintenant à retirer son scaphandre, l’eau dégoulinant sur le pont, de son costume de cuivre. Tandis qu’il aboyait ses questions, il s’aperçut que Bodkin et Kerans s’adressaient l’un à l’autre en murmurant. Les sourcils froncés, il fonça sur le pont vers l’endroit où ils étaient assis, les observant d’un air soupçonneux entre ses paupières à demi fermées ; il se glissa derrière eux comme un gardien qui guetterait un trio de prisonniers susceptible de lui créer des difficultés.

Les saluant avec son verre de champagne, Kerans déclara en matière de plaisanterie :

— J’étais en train de demander au docteur Bodkin où il avait caché son trésor, Strangman.

Strangman s’arrêta, le regarda froidement tandis que Béatrice, mal à l’aise, éclatait de rire en se cachant le visage derrière le grand col de sa chemise de plage. Il posa la main sur le dossier de la chaise en osier de Kerans, le visage évoquant un silex blanc.

— Ne vous en faites pas Kerans, cracha-t-il doucement. Je sais où il est, et je n’ai pas besoin de vous pour le découvrir. (Il se tourna vers Bodkin.) N’est-ce pas docteur ?

Une main sur l’oreille, comme pour la mettre à l’abri de la voix coupante, Bodkin murmura :

— Je crois en effet que vous le savez, Strangman. (D repoussa son siège vers l’ombre qui s’amenuisait.) Quand commence le gala ?

— Le gala ? (Strangman le regarda avec hésitation, apparemment oublieux de ce qu’il avait lui-même utilisé le terme pour la première fois.) Nous n’avons pas de jolies filles en maillot de bain, docteur, et ceci n’est pas une piscine. Oh ! Attendez une minute ; je ne voudrais pas manquer de galanterie et oublier la ravissante Miss Dahl. (Il s’inclina devant elle avec un sourire onctueux.) Venez ma chère, je vais faire de vous, la reine de ce ballet nautique, avec une escorte de cinquante divins crocodiles.

Béatrice détourna les yeux de son regard brillant.

— Non merci, Strangman. J’ai peur de la mer.

— Mais c’est indispensable ! Kerans et le docteur Bodkin comptent sur vous ; moi aussi. Vous allez être Vénus descendant dans la mer, et votre retour vous rendra deux fois plus belle.

Il se pencha pour prendre sa main et Béatrice se détourna de lui, fronçant, devant son rictus merveilleux, les sourcils avec répugnance. Kerans se tourna sur son siège et saisit le bras de la jeune fille.

— Je ne crois pas que ce soit le jour de Béatrice, Strangman. Nous nageons seulement le soir à la pleine lune. C’est une simple question d’humeur, vous savez.

Il sourit à Strangman et celui-ci resserra sa prise sur Béatrice, son visage semblable à celui d’un vampire blanc, comme s’il était exaspéré au-delà de toute mesure.

Kerans se leva.

— Écoutez, Strangman, je vais prendre sa place. D’accord ? J’aimerais descendre et jeter un coup d’œil sur le planétarium. (Il repoussa l’étreinte de Béatrice.) Ne t’en fais pas, Strangman et l’Amiral prendront soin de moi.

— Bien entendu, Kerans.

La bonne humeur de Strangman était revenue, il manifesta instantanément un désir évident de plaire ; un éclat dans son regard laissait seul deviner le plaisir qu’il éprouvait à l’idée de tenir Kerans à sa merci.

— Nous allons vous donner le grand scaphandre, poursuivit-il, vous pourrez ainsi nous parler grâce au microphone. Détendez-vous, Miss Dahl ! Il n’y a pas de danger. Amiral ! Le scaphandre pour le docteur Kerans ! Allons, pressons !

Kerans échangea un rapide regard d’avertissement avec Bodkin, détourna les yeux lorsqu’il vit la surprise que manifestait ce dernier devant la vivacité avec laquelle il s’était porté volontaire. Il se sentait la tête curieusement légère, bien qu’il eût à peine touché à son cocktail.

— Ne restez pas trop longtemps en bas, Robert, lui cria Bodkin. La température de l’eau doit être élevée, au moins 35°, vous serez vite affaibli.

Kerans approuva et suivit Strangman qui se dirigeait à grands pas vers le pont arrière. Deux hommes soutenaient le scaphandre et le casque, tandis que l’Amiral, le grand César et les marins appuyés à la pompe le regardaient approcher avec un intérêt détaché.

— Essayez d’entrer dans la grande salle, lui dit Strangman. Un de mes hommes a réussi à découvrir une fente dans la porte d’entrée, mais le cadre est sérieusement rouillé.

Il examina Kerans d’un regard critique tandis qu’il attendait que le casque soit fixé sur sa tête. Prévu pour être utilisé à une profondeur maximum de dix mètres, il était entièrement fait de plexiglas, renforcé par deux nervures latérales et permettait une visibilité maximum.

— Cela vous va bien, Kerans, vous avez l’air d’un homme de l’espace intérieur. (La caricature d’un rire tordit son visage.) Mais n’essayez pas d’atteindre l’Inconscient, Kerans ; n’oubliez pas que ce scaphandre n’est pas prévu pour descendre aussi profondément !

Se dirigeant vers le bastingage d’un pas alourdi par ses semelles de plomb, tandis que les marins dévidaient derrière lui des tuyauteries, Kerans s’arrêta pour adresser un geste pesant de la main à Béatrice et au docteur Bodkin, puis il s’agrippa à l’échelle étroite et descendit doucement dans l’eau étale et verte. Il était un peu plus de huit heures et le soleil frappait directement l’enveloppe gluante de vinyle dans laquelle il était enfermé, collant contre sa poitrine et ses jambes ; il se réjouissait à l’idée de rafraîchir sa peau brûlante. La surface du lac était maintenant complètement opaque. Un fouillis de feuilles et d’herbes flottait doucement autour de lui, crevé de temps en temps par le bouillonnement d’une poche d’air s’échappant de l’intérieur du dôme.

À sa droite, il pouvait voir Bodkin et Béatrice, le menton appuyé à la lisse, l’observant, pleins d’attention. Juste au-dessus, sur le toit du chaland, se tenait la haute silhouette émaciée de Strangman, les pans de sa veste repoussés, poings sur les hanches, sa chevelure d’une blancheur crayeuse agitée par la brise légère. Il murmurait silencieusement pour lui-même ; mais au moment où les pieds de Kerans atteignirent l’eau, il cria quelque chose que celui-ci entendit confusément dans ses écouteurs. Le sifflement de l’air dans les soupapes d’admission du casque augmenta immédiatement et le fonctionnement du microphone se déclencha.

L’eau était plus chaude qu’il ne s’y était attendu. Au lieu d’un bain frais et vivifiant, il entrait dans une citerne remplie d’une gelée tiède et gluante qui enserrait ses mollets et ses cuisses, tel l’embrassement fétide de quelque gigantesque monstre protozoaire. Il descendit rapidement jusqu’au niveau des épaules, puis retira ses pieds des barreaux et laissa son poids l’entraîner vers le bas dans les profondeurs verdâtres, déplaçant ses mains l’une après l’autre le long de l’armature de l’échelle ; il s’arrêta à la marque des trois mètres cinquante.

Là, l’eau était plus fraîche et il plia ses bras et ses jambes avec plaisir, habituant son regard à la pâle lumière. Quelques poissons tropicaux passèrent en nageant devant lui, leurs corps brillant comme des étoiles d’argent dans le halo bleuâtre qui parvenait de la surface jusqu’à une profondeur d’un mètre cinquante, un toit de lumière réfléchie par des millions de particules de poussière et de pollen. À une quinzaine de mètres de lui se profilait la coque pâle et courbe du planétarium, bien plus large et bien plus mystérieuse qu’elle ne le paraissait vue de la surface, comme Tanière d’une épave engloutie. Le toit, qui avait été d’aluminium poli, était maintenant terne et sans éclat, des mollusques s’accrochant en bancs étroits sur les arches transversales. Plus bas, à l’endroit où la coupole reposait sur le toit carré de l’auditorium, une forêt de fucus géants flottaient avec délicatesse sur leur piédestal, mesurant jusqu’à trois mètres de longueur, merveilleuses apparitions marines qui se balançaient avec ensemble comme des esprits dans un bosquet neptunien sacré.

L’échelle se terminait à six mètres du fond, mais Kerans était maintenant à peu près en équilibre dans l’eau. Il se laissa descendre jusqu’à ce qu’il tînt l’extrémité de l’échelle entre ses doigts, au-dessus de sa tête ; puis il les relâcha et se laissa glisser jusqu’au fond du lac, la double antenne du tuyau d’arrivée d’air et du câble téléphonique se déroulant dans l’étroit puits de lumière réfléchi par l’eau troublée, jusqu’à la coque d’argent rectangulaire du chaland.

Coupé de tout autre bruit par Peau, le vacarme de la pompe à air et la résonance rythmée de sa propre respiration sonnaient à ses oreilles, augmentant de volume au fur et à mesure que la pression de l’air s’élevait. Les sons semblaient tonner dans l’eau, tombant avec un bruit sourd comme l’immense pulsation de la marée qu’il avait entendue dans ses rêves.

Une voix s’éleva dans les écouteurs.

— Kerans ? Ici Strangman. Comment est notre chère mère à tous ?

— Je me sens chez moi. J’ai presque atteint le fond, maintenant. La cage de plongée est devant l’entrée.

Il enfonça jusqu’aux genoux dans la vase qui recouvrait la rue et s’appuya contre un lampadaire recouvert de coquillages. D’une démarche lunaire, détendue et gracieuse, il avança lentement par bonds dans la vase profonde qui se soulevait en nuages sous chacun de ses pas. À sa droite se trouvaient les murs des maisons alignées le long du trottoir ; le limon formait des dunes aux contours adoucis jusqu’aux fenêtres du premier étage. Dans les intervalles qui séparaient les immeubles, les talus atteignaient dix mètres de hauteur et les grilles de fermeture disparaissaient à l’intérieur comme d’immenses herses. La plupart des fenêtres étaient obstruées par des débris, fragments de meubles ou de bureaux métalliques, morceaux de planches amalgamés, avec les fucus et les céphalopodes.

La cage de plongée se balançait doucement au bout de son câble à un mètre cinquante au-dessus du niveau de la rue, un paquet de scies à métaux et de clés à molette jetées pêle-mêle sur le plancher. Kerans approcha de la porte d’entrée du planétarium, halant les câbles derrière lui, soulevé de temps en temps sur ses pieds lorsqu’ils étaient trop tendus.

Comme un immense temple sous-marin, la masse blanche du planétarium se dressait devant lui, éclairée par la vive lumière de la surface. Les plaques d’acier qui fermaient l’entrée avaient été démontées par les premiers plongeurs ; les portes en demi-cercle qui débouchaient sur le foyer étaient ouvertes. Kerans alluma la lampe de son casque et franchit l’entrée. Il regarda attentivement derrière les piliers et dans les recoins, puis monta l’escalier qui menait au balcon. Les balustrades de métal et les panneaux décoratifs chromés avaient rouillé, et l’intérieur du planétarium, rendu inaccessible par les plaques d’acier à la faune et à la flore qui vivaient dans les lagunes semblait absolument intact, aussi propre et peu terni que le jour où les dernières digues avaient lâché.

Après avoir dépassé le guichet de distribution des tickets, il s’avança lentement le long du balcon et s’arrêta près de la balustrade pour lire les inscriptions qui figuraient au-dessus des portes des vestiaires, leurs lettres lumineuses reflétant la lumière. Un couloir circulaire faisait le tour de l’auditorium, sa lampe projetant un pâle cône de lumière dans la noire profondeur de l’eau. Dans le vain espoir que les digues seraient réparées, la direction du planétarium avait fait fixer une seconde rangée de plaques métalliques autour de l’auditorium, mises en place par des croisillons cadenassés qui avaient maintenant rouillé et étaient devenus des cloisons inamovibles.

Le panneau supérieur droit de la seconde cloison avait été forcé vers l’arrière de façon que l’on puisse jeter un coup d’œil dans l’auditorium. Trop fatigué par la pression de l’eau sur sa poitrine et son ventre, Kerans se contenta d’un regard, grâce aux quelques rais de lumière qui filtraient par les fentes du dôme.

Alors qu’il revenait sur ses pas pour aller prendre une scie à métaux dans la cage de plongée, il remarqua une petite porte en haut de quelques marches derrière le guichet des tickets ; il pensa qu’elle menait au-dessus de l’auditorium, soit à la cabine de projection de cinéma, soit au bureau de la direction. Il s’agrippa à la rampe, les semelles métalliques de ses lourdes bottes glissant sur le mince tapis. La porte était fermée, mais il s’y appuya des épaules et les gonds cédèrent facilement ; la porte tomba gracieusement sur le plancher comme une feuille de papier.

S’étant arrêté pour libérer les câbles, Kerans écouta le bruit de la pompe qui retentissait à ses oreilles. Le rythme avait changé de façon notable, et il comprit que ce n’étaient plus les mêmes marins qui faisaient fonctionner la machine. Ils travaillaient lentement, n’ayant probablement pas l’habitude de pomper l’air à sa pression maximum. Pour quelque obscure raison, Kerans ressentit une légère impression de danger. Bien qu’il soit conscient de la méchanceté de Strangman et de l’impossibilité de prévoir ses réactions, il ne pensait pas que celui-ci essaierait de le tuer par un moyen aussi brutal que de supprimer l’arrivée d’air. Béatrice et Bodkin étaient tous les deux présents, et, bien que Riggs et ses hommes fussent à des milliers de kilomètres de là, il demeurait toujours possible qu’une unité spécialisée du gouvernement fasse une visite éclair aux lagunes. À moins qu’il ne tuât Béatrice et Bodkin en même temps, ce qui semblait improbable pour un certain nombre de raisons – il les suspectait manifestement d’en savoir plus au sujet de la cité qu’ils ne voulaient bien l’admettre – la mort de Kerans apporterait à Strangman plus de difficultés que d’avantages.

Tandis que l’air sifflait de façon rassurante dans son casque, Kerans avança dans la pièce vide. Quelques rayonnages pendaient sur un mur, un placard se dessinait dans un coin. Soudain, avec un sursaut de crainte, il vit ce qui lui parut être un homme, dans une immense combinaison spatiale gonflée, qui lui faisait face à deux ou trois mètres, des bulles blanches s’échappant de sa tête de grenouille, les mains brandies dans une attitude de menace, un pinceau de lumière sortant de son casque.

— Strangman ; hurla-t-il involontairement.

— Kerans ! Que se passe-t-il ? (La voix de Strangman, plus proche que le murmure de sa propre conscience, mit un terme à sa panique.) Kerans, sacré !…

— Désolé Strangman ! (Kerans reprit ses esprits et s’avança doucement vers la silhouette qui s’approchait.) Je viens juste de me voir dans un miroir. Je me trouve dans le bureau du directeur, ou dans la cabine de projection, je ne sais pas exactement. Il y a un escalier privé depuis le balcon, c’est peut-être une entrée vers l’auditorium.

— Bravo ! Regardez si vous trouvez le coffre-fort. Il devrait être derrière le tableau qui est accroché au-dessus du bureau.

Ignorant cette dernière phrase, Kerans plaça ses mains sur la surface vitrée et balança brutalement le casque de droite à gauche. Il était dans la cabine de projection, dominant l’auditorium ; son image se reflétait dans le panneau de glace destiné à l’isolation phonique. En face de lui se trouvait le meuble qui avait autrefois servi de console au projecteur ; mais on avait retiré l’appareil, et le fauteuil basculant de l’opérateur se trouvait là, solitaire, comme le trône de quelque potentat vivant dans la crainte des maladies contagieuses. Presque épuisé par la pression de l’eau, Kerans s’assit dans le fauteuil et regarda l’auditorium circulaire.

Vaguement éclairée par la petite lampe de son casque, la voûte sombre, avec ses murs flous recouverts de vase se dressait au-dessus de lui comme l’immense utérus capitonné de velours d’un cauchemar surréaliste. L’eau noire et opaque semblait former de solides rideaux verticaux, protégeant l’estrade au centre de l’auditorium comme pour cacher le dernier sanctuaire de ses profondeurs. Pour quelque raison l’impression d’utérus donnée par la salle était plus renforcée que diminuée par la rangée circulaire de sièges, et Kerans qui entendait le bruit sourd dans ses oreilles, se demanda s’il n’écoutait pas confusément le requiem inconscient de ses rêves. Il ouvrit la petite porte qui menait à l’auditorium et débrancha le câble du téléphone de son casque de façon à se libérer de la voix de Strangman.

Une mince couche de vase recouvrait le tapis de l’escalier dans le corridor. Au centre du dôme la température de l’eau était supérieure d’au moins dix degrés à ce qu’elle avait été dans la chambre de contrôle, réchauffée par quelque fantaisie de la conversion ; elle baignait sa peau comme une pommade chaude. On avait retiré le projecteur de l’estrade, mais les fentes du dôme étincelaient sous des points lumineux éloignés, comme la silhouette galactique d’un univers lointain. Il observa ce zodiaque inhabituel, le contemplant tandis qu’il émergeait devant ses yeux, telle la première vision qu’aurait eue un Cortez pélagique sortant des profondeurs de l’océan, pour entrevoir les immensités du ciel béant.

Debout sur l’estrade, il regarda autour de lui les rangées de sièges vides qui lui faisaient face, se demandant quel rite utérin il devrait accomplir pour les spectateurs invisibles qui semblaient l’observer. La pression de l’air à l’intérieur de sen casque avait augmenté sensiblement depuis que les hommes sur le pont avaient perdu le contact téléphonique. Les soupapes s’affolaient sur les côtés du casque, les bulles argentées bouillonnaient et partaient en flèche autour de lui comme des fantômes frénétiques.

Progressivement, comme les minutes passaient, la conservation de ce zodiaque lointain qui était peut-être l’exacte configuration des constellations qui avaient encerclé la terre pendant la période triasique, devint pour Kerans la plus importante de toutes les tâches auxquelles il avait à faire face. Il descendit de l’estrade et se dirigea vers la salle de contrôle, traînant son tuyau d’air derrière lui. Au moment où il atteignait la porte lambrissée, il sentit le tuyau se relâcher entre ses mains ; avec un mouvement de colère, il forma une boucle qu’il passa autour de la poignée de la porte. Il attendit que la ligne se raidît à nouveau, puis fit une deuxième boucle autour de la poignée, s’accordant ainsi un rayon d’action de trois ou quatre mètres. Il redescendit les marches, s’arrêta à mi-chemin dans le couloir, la tête rejetée en arrière, décidé à graver dans sa rétine l’image des constellations. Leur dessin lui paraissait déjà plus familier que celui des constellations classiques. Dans un immense et convulsif recul des équinoxes, un milliard de jours sidéraux avaient repris naissance, remettant les nébuleuses et les univers isolés dans leurs perspectives originales.

Une brusque douleur fulgura dans ses trompes d’Eustache, l’obligeant à déglutir. Il réalisa brusquement que la soupape d’admission à l’intérieur du casque ne fonctionnait plus. Un sifflement léger lui parvenait toutes les dix secondes, mais la pression était tombée à pic. Le souffle court, il avança en trébuchant dans le couloir et essaya de libérer le tuyau de la poignée de la porte, sûr maintenant que Strangman avait saisi cette occasion pour créer un accident. Respirant difficilement, il fit un faux pas sur une des marches et tomba maladroitement sur le siège dans un geste lent et aérien.

Comme le projecteur flamboyait à travers les fissures du dôme, illuminant pour la dernière fois l’immense utérus vide, Kerans sentit la chaude nausée à goût de sang de la salle l’envahir. Il était étendu sur le dos, bras et jambes écartés sur les marches, sa main engourdie pressée contre les boucles du tuyau autour de la poignée de la porte, la pression calmante de l’eau traversant son costume de telle sorte que les barrières entre sa propre circulation sanguine et celle de l’amnios géant semblaient ne plus exister. Le profond berceau de vase le portait doucement comme un immense placenta, infiniment plus moelleux que n’importe quel lit qu’il eût jamais connu. Tandis que sa conscience s’évanouissait, il vit, loin au-dessus de lui, les anciennes nébuleuses et les galaxies briller dans la nuit utérine ; mais cette clarté elle-même s’estompa et il ne conserva la faible lueur que dans les recoins les plus profonds de son esprit. Il commença doucement à se diriger vers elles, flottant lentement vers le centre du dôme, tout en sachant que ce faible fanal s’éloignait plus rapidement qu’il ne pouvait s’en approcher. Lorsque la lueur fut entièrement disparue, il ne s’appuya plus que sur les ténèbres, tel un poisson aveugle dans une mer infinie et oubliée, poussé par un instinct qu’il ne pourrait jamais identifier…

Le temps bascula. Les vagues géantes, infiniment lentes et enveloppantes, se brisaient et s’abattaient sur les plages sans soleil de la mer du Temps, le roulant sans espoir sur les hauts-fonds. Il allait à la dérive, d’une mare à l’autre, dans les limbes de l’éternité, les images de lui-même se reflétant par milliers dans les miroirs inversés de la surface. Un immense lac intérieur semblait vouloir s’échapper de ses poumons, de sa poitrine distendue comme celle d’une baleine pour contenir des océans d’eau.

— Kerans…

Il regarda le fond étincelant, la brillante panoplie de lumière qui se dessinait sur la toile de tente au-dessus de lui, le visage d’ébène attentif de l’Amiral assis en travers de ses jambes et comprimant sa poitrine dans ses mains immenses.

— Strangman, il…

L’eau qu’il avait rejetée et qui encombrait sa gorge le faisant suffoquer, Kerans laissa sa tête reposer sur le pont brûlant, l’éclat du soleil blessant ses yeux. Un cercle de visages le regardait attentivement, Béatrice, les yeux pleins d’inquiétude, Bodkin fronçant les sourcils d’un air sérieux, un mélange de figures brunes sous les képis kakis. Brusquement un unique visage s’interposa, blanc, souriant. Très près de lui, il cligna de l’œil comme une statue obscène.

— Strangman, nous…

Le rictus fit place à un sourire charmeur.

— Non, je ne l’ai pas fait, Kerans. N’essayez pas de m’accuser. Le docteur Bodkin peut témoigner pour moi. (Il agita un doigt vers Kerans.) Je vous avais dit de ne pas aller trop loin.

L’Amiral se releva, manifestement satisfait que Kerans soit revenu à lui. Le pont donnait l’impression d’être en métal brûlant. Kerans se redressa sur un coude et s’assit, sans force, dans une flaque d’eau. À quelques mètres, jeté en bouchon contre les dalons, le costume de plongée gisait comme un cadavre dégonflé.

Béatrice repoussa le cercle des spectateurs et s’accroupit à côté de lui.

— Détends-toi, Robert, n’y pense plus ! Elle mit un bras autour de ses épaules, levant les yeux d’un air interrogateur vers Strangman. Celui-ci se tenait derrière Kerans, souriant avec satisfaction, les poings sur les hanches.

— Le tuyau s’est coincé… (L’esprit de Kerans s’éclaircissait, tandis que ses poumons lui semblaient être deux fleurs, tendres et meurtries. Il respira doucement, les calmant avec de l’air frais.) Il le tirait d’en haut, n’avez-vous pas arrêté ?…

Bodkin s’avança avec la veste de Kerans et la posa sur ses épaules.

— Calmez-vous, Robert ; tout ceci n’a plus d’importance. À vrai dire, je suis sûr que ce n’était pas de la faute de Strangman ; il parlait avec Béatrice et moi quand c’est arrivé. Le tuyau s’est enroulé autour d’un obstacle quelconque. Ça m’a tout l’air d’avoir été tout à fait accidentel.

— Non, Docteur, ce n’était pas accidentel. Inutile de perpétuer un mythe ; Kerans nous sera beaucoup plus reconnaissant si nous disons la vérité. Il a accroché le tuyau lui-même, de propos délibéré. Pourquoi ? (Strangman agita la main avec autorité.) Parce qu’il voulait s’intégrer au monde englouti.

Il se mit à rire pour lui-même, se donnant des claques de joie sur les cuisses, tandis que Kerans se dirigeait en clopinant vers son fauteuil.

— Et la bonne blague, c’est qu’il ne sait même pas si je dis la vérité ou non. Vous réalisez cela, Bodkin ? Regardez-le : il n’est absolument pas sûr ! Bon Dieu, quelle ironie !

— Strangman ! (Béatrice claqua des doigt6 avec colère, maîtrisant ses craintes.) Cessez de dire cela. C’était peut-être un accident !

Strangman haussa les épaules dans un geste de théâtre.

— Peut-être, répéta-t-il avec emphase. Admettons-le. Ça rend la question encore plus intéressante, – particulièrement pour Kerans. Ai-je ou n’ai-je pas essayé de le tuer ? C’est un des quelques absolus existentiels, infiniment plus significatifs que : to be or not to be ? qui souligne à peine l’incertitude du suicide, plutôt que l’éternelle ambivalence de sa victime.

Il sourit à Kerans d’un air protecteur, pendant que ce dernier s’asseyait lentement dans le fauteuil, buvant une gorgée de la boisson que Béatrice lui avait apportée.

— Kerans, reprit Strangman, je vous envie la tâche de découvrir cela – si vous y arrivez !

Kerans parvint à sourire faiblement. Étant donné la vitesse à laquelle il récupérait, il se rendait compte qu’il n’avait pas beaucoup souffert de sa semi-noyade. Tout ceci ne les intéressant plus, les autres membres de l’équipage, avaient regagné leur poste de travail.

— Merci, Strangman. Aussitôt que j’aurai la réponse, je vous le ferai savoir.

Sur le chemin du retour vers le Ritz, il demeura silencieux à l’arrière du chaland, pensant en lui-même à la grande salle en forme d’utérus du planétarium et à la stratification de ses associations d’idées, essayant de chasser de son esprit la terrible question que Strangman avait correctement posée. Avait-il inconsciemment bloqué le tuyau d’air, sachant que la tension allait l’étouffer, ou n’avait-ce été qu’un accident, peut-être même une tentative faite par Strangman pour le blesser ? S’il n’avait été sauvé par les deux nageurs sans scaphandre partis à sa recherche, il n’aurait certainement pas trouvé la réponse ; mais peut-être avait-il compté sur leur venue lorsqu’il avait débranché le câble téléphonique. Les raisons mêmes pour lesquelles il avait voulu plonger demeuraient obscures. Il avait, sans aucun doute, obéi à un besoin curieux et impératif de se mettre à la merci de Strangman, presque comme s’il avait voulu préparer son propre meurtre.

Au cours des jours qui suivirent, la devinette demeura sans réponse. Était-ce le monde englouti lui-même et la recherche mystérieuse du sud qui s’était emparée de Hardman, bien plus un désir de se suicider qu’une acceptation inconsciente de la logique de sa propre chute dégénérescente, la dernière synthèse neuronique du zéro archéopsychique ? Plutôt que d’essayer de vivre avec encore une autre énigme, de plus en plus effrayé par le vrai rôle que jouait Strangman dans son esprit, Kerans rejeta systématiquement le souvenir de l’accident. De la même façon, Bodkin et Béatrice cessèrent d’en parler, comme s’ils reconnaissaient qu’une réponse à la question résoudrait pour eux beaucoup des autres énigmes qui maintenant étaient seules à les soutenir ; illusions que, comme toutes les assertions ambiguës mais nécessaires concernant leur propre personnalité, ils ne sacrifieraient qu’avec réticence.

10. Surprise-partie

— Kerans !

Réveillé par le grondement profond de l’hydroglisseur qui approchait du débarcadère, Kerans s’agita, mécontent, roulant sa tête sur l’oreiller défraîchi. Il accommoda son regard sur les parallélogrammes verts et brillants qui se dessinaient sur le plafond au-dessus des stores vénitiens, écoutant les moteurs qui, à l’extérieur, s’inversaient et accéléraient ; puis avec un effort, il sortit de son lit. Il était déjà plus de sept heures trente, une heure plus tard que le moment où il se réveillait un mois plus tôt, et le soleil brillant se réfléchissait sur la lagune et poussait ses doigts dans la chambre sombre comme un monstre féroce et doré.

Avec un mouvement d’ennui, il remarqua qu’il avait oublié d’éteindre le ventilateur placé à la tête du lit avant de s’endormir. Il avait pris l’habitude de s’endormir maintenant à des moments imprévisibles, comme par exemple lorsqu’il était encore à moitié assis sur son lit, en train de délacer ses chaussures. Dans l’intention d’économiser son carburant, il avait fermé la chambre à coucher et avait placé le grand lit double à encadrement doré dans le salon ; mais sa tendance au sommeil était si puissante, qu’il avait été bientôt forcé de revenir dans la chambre.

— Kerans !

La voix de Strangman se répercutait dans le couloir, en bas ; Kerans clopina lentement vers la salle de bains et s’arrangea pour baigner son visage avant que Strangman rentre dans l’appartement.

Posant son casque sur le sol, ce dernier montra un récipient plein de café noir et chaud, ainsi qu’une botte de gorgonzola verdi par l’âge.

— Un cadeau pour vous !

Il examina les yeux bouffis de Kerans avec un froncement de sourcils amical.

— Alors ? Comment vont les choses par ces temps troublés ?

Kerans s’assit au bord du lit, attendant que s’estompent les jungles des fantômes de son esprit. Comme d’infinis hauts-fonds, les restes de ses rêves se déployaient sous la surface de la réalité autour de lui.

— Qu’est-ce qui vous amène ? demanda-t-il platement.

Le visage de Strangman prit une expression blessée.

— Je vous aime bien, Kerans, vous l’oubliez. (Il augmenta le volume du conditionneur d’air, souriant à Kerans qui observait attentivement le rictus forcé et faux.) En réalité, j’ai un autre motif : Je voudrais que vous dîniez avec moi ce soir. Ne commencez pas à secouer la tête. Je continue à avoir besoin de venir ici, il est temps que je vous rende votre hospitalité. Et ce sera très bien : feux d’artifice, un orchestre… et une surprise !

— De quoi s’agit-il exactement ?

— Vous verrez ! Quelque chose de vraiment spectaculaire, croyez-moi ! je n’aime pas faire les choses à moitié. Si je voulais, je ferais danser ces alligators sur le bout de leur queue. (Il hocha te tête solennellement.) Kerans, vous serez impressionné. Et cela vous fera peut-être même du bien mentalement ; cela risque d’arrêter cette machine du temps qui est en vous. (Son humeur était en train de se transformer, il devenait distant, lointain.) Mais j’ai tort de me moquer de vous ; je ne pourrais pas supporter le dixième des responsabilités personnelles que vous avez endossées ; la solitude tragique, par exemple, de ces marais triasiques hantés.

Il prit un livre sur le conditionneur d’air, un recueil de poèmes de Donne, improvisa un vers :

— Monde à l’intérieur du monde, chaque homme est une île en lui-même, nageant dans des mers d’archipels…

Assuré que l’autre se moquait de lui, Kerans demanda :

— Comment marchent les plongées ?

— À vrai dire, pas très bien. La ville est trop au nord pour qu’il en soit resté grand-chose. Mais nous avons découvert un certain nombre d’objets intéressants. Vous les verrez ce soir.

Kerans hésita, se demandant s’il aurait assez d’énergie pour soutenir de petites conversations avec le docteur Bodkin et Béatrice ; il ne les avait vus ni l’un ni l’autre depuis l’échec de sa plongée, bien que chaque soir Strangman conduisit son hydroglisseur jusqu’à l’immeuble de Béatrice. Quel succès avait-il obtenu auprès d’elle ? Kerans pouvait seulement essayer de le deviner ; pourtant la façon dont Strangman parlait d’elle – les femmes sont comme des araignées, elles vous observent et tissent leur toile ou alors : elle continue à parler de vous, Robert, le diable l’emporte ! semblaient indiquer une réponse négative.

Toutefois, une certaine note d’emphase dans la voix de Strangman fit comprendre à Kerans que sa présence était obligatoire et qu’on ne lui permettrait pas de refuser. Strangman le suivit dans le salon, attendant sa réponse.

— Vous me prévenez un peu tard, Strangman.

— Je suis absolument désolé, Kerans, mais nous nous connaissons si bien maintenant, que j’étais persuadé que cela n’aurait pas d’importance pour vous. C’est à cause de mon caractère déprimé ; je me lance toujours dans des projets extravagants.

Kerans trouva deux tasses à café en porcelaine dorée et les remplit. Nous nous connaissons si bien, se répétait-il ironiquement à lui-même. Que je sois damné si je vous connais, Strangman, si peu que ce soit ! Courant sur les lagunes comme l’esprit fautif de la cité engloutie, apothéose de toutes ces violences et de toutes ces cruautés inutiles, Strangman était à demi flibustier, à demi diable. Il avait pourtant un autre rôle neuronique, dans lequel il avait presque une influence positive, présentant un miroir avertisseur à Kerans et le mettant en garde par des moyens détournés contre l’avenir qu’il s’était choisi. C’était ce lien qui les attachait l’un à l’autre, car autrement Kerans aurait depuis longtemps quitté la lagune et serait parti vers le sud.

— Je crois comprendre que ceci n’est pas un dîner d’adieux ? demanda-t-il à Strangman. Vous ne nous quittez pas ?

— Bien sûr que non, Kerans ! fit Strangman. Nous venons seulement d’arriver ! En plus, ajouta-t-il avec sagesse, où pourrions-nous aller ? Il ne reste plus grand-chose, maintenant… Je veux bien vous le dire, je me sens quelquefois comme Phlebas le Phénicien. Bien que, à vrai dire, ce soit plutôt votre rôle. N’est-ce pas ?

… Un courant sous la mer
Emporta ses os dans un murmure. Il se leva et retomba,
Revécut les époques de sa vie et de sa jeunesse
Pendant que le tourbillon l’absorbait.

Il continua à importuner Kerans jusqu’à ce que ce dernier accepte l’invitation ; il le quitta alors en jubilant. Kerans termina le café qu’il avait apporté ; lorsqu’il se sentit mieux, il remonta les stores vénitiens et laissa le soleil brillant envahir la pièce.

À l’extérieur, un lézard blanc était installé dans son fauteuil sur la terrasse et le dévisageait de son regard glacial, attendant que quelque chose se passe.

En traversant la lagune dans le bateau à aubes, ce soir-là, Kerans essayait de deviner la nature probable de la « surprise » de Strangman, espérant qu’il ne s’agirait pas d’une plaisanterie compliquée. Il était épuisé par l’effort qu’il avait fait pour raser sa barbe et enfiler un smoking blanc.

De toute évidence, d’importants préparatifs étaient en train de se dérouler sur la lagune. Le navire-magasin avait été ancré à une cinquantaine de mètres du bord, couvert de toiles de tente et de projecteurs colorés, les deux autres chalands croisaient systématiquement le long des rives, entraînant les alligators vers la lagune centrale.

Kerans désigna du doigt un grand caïman qui se débattait au milieu d’un cercle de harpons et demanda au grand César :

— Qu’y a-t-il au menu de ce soir… De l’alligator rôti ?

L’immense mulâtre bossu installé à la barre du bateau haussa les épaules dans une feinte ignorance.

— Strangman donne une grande représentation ce soir, Missié Kerans, une vraiment grande représentation ! Vous verrez !

Kerans quitta son siège et vint s’appuyer à la passerelle.

— Grand César, depuis combien de temps connaissez-vous le capitaine ?

— Depuis longtemps, Missié Kerans. Dix ans, peut-être vingt.

— C’est vraiment un drôle de type. Il change tout le temps d’humeur, vous avez dû le remarquer, vous qui travaillez pour lui. Quelquefois, il me fait peur.

Le grand mulâtre eut un sourire contraint.

— Là alors, vous avez raison, Missié Kerans, approuva-t-il en gloussant. Vous avez rudement raison.

Mais avant que Kerans puisse lui poser d’autres questions, un mégaphone les appela par-dessus l’eau, de la passerelle du navire-magasin.

Strangman accueillit chacun de ses invités en haut de la passerelle. Plein d’entrain, il entretint une atmosphère de charme et de gaîté, adressant des compliments ampoulés à Béatrice sur son aspect. Elle portait une longue robe du soir en brocart bleu et le fard turquoise qui entourait ses yeux la faisait ressembler à quelque oiseau de paradis exotique. Même Bodkin avait consenti à troquer sa barbe et ses haillons pour un respectable smoking ; un vieux morceau de tissu noué autour de son cou pouvait passer pour une cravate noire. Pourtant, tout comme Kerans, son regard était voilé et lointain et ils ne participèrent qu’automatiquement à la conversation qui précéda le dîner.

Strangman ne le remarqua pas, ou alors il était trop occupé ou trop excité pour y prêter attention. Quels que fussent ses motifs, il avait manifestement fait des efforts considérables pour organiser sa surprise. Une nouvelle toile de tente avait été installée comme une voile blanche bien tendue au-dessus du pont d’observation, les bords relevés comme une marquise inversée de façon à dégager entièrement la vue sur la lagune et le ciel. Une grande table avait été dressée près du bastingage et des divans bas, de style égyptien, avaient été disposés autour, soutenus par des pieds en spirale d’or et d’ivoire. Un grand nombre d’assiettes d’or et d’argent décoraient la table, dépareillées mais néanmoins splendides ; la plupart d’entre elles étaient de dimensions impressionnantes, et les rince-doigts en or moulé étaient aussi grands que des lavabos.

Strangman avait pillé sa chambre aux trésors, de l’étage au-dessous, et c’était une vraie débauche : plusieurs statues de bronze noirci avaient été disposées derrière la table, portant des plateaux de fruits et des orchidées ; une immense toile, œuvre d’un disciple du Tintoret, avait été coincée contre les cheminées, dissimulant les écoutilles de service, disposée au-dessus de la table comme une tapisserie. Le titre en était : « Le mariage d’Esther et du Roi Xerxès » ; mais le sujet avait été traité avec paganisme, et le décor de lagune vénitienne et de palais bordant le grand canal, ainsi que les décors et les costumes du XVe siècle, faisaient plutôt penser au « Mariage de Neptune et de Minerve ». Telle avait certainement été l’intention de Strangman. Le roi Xerxès, un vieux doge ou un grand amiral vénitien, à l’air rusé et au nez crochu, paraissait déjà complètement dompté par une Esther à la mine réservée et aux cheveux noir corbeau dont la ressemblance avec Béatrice, pour être faible, n’en était pas moins certaine. Comme il parcourait des yeux la centaine d’invités peints sur la toile, Kerans remarqua soudain un autre profil familier : le visage de Strangman parmi les sourires durs et cruels du Conseil des Dix ; mais il s’approcha de la peinture et la ressemblance disparut.

Le mariage était célébré à bord d’un galion ancré devant le Palais des Doges, et son gréement compliqué de style rococo semblait être directement prolongé par les haussières métalliques et l’enchevêtrement des câbles du navire-magasin. En plus d’une certaine ressemblance de lieu, encore accrue par les deux lagunes et les immeubles émergeant de l’eau, l’équipage bariolé de Strangman aurait pu lui-même être sorti de la toile, avec ses esclaves couverts de bijoux, et le nègre, capitaine des gondoliers.

Buvant son cocktail à petites gorgées, Kerans dit à Béatrice :

— Te reconnais-tu ici, Béa ? De toute évidence, Strangman espère que tu domineras les flots avec la même habileté qu’Esther a employée pour apaiser le roi.

— Exactement, Kerans ! (Strangman quitta la passerelle pour s’approcher d’eux.) C’est exactement cela ! (Il s’inclina devant Béatrice.) J’espère que vous accepterez le compliment, ma chère ?

— Je suis très flattée, Strangman, bien entendu.

Béatrice se tourna vers le tableau, examinant son double, puis elle se retourna dans un tourbillon de brocart, et s’appuya au bastingage, le regard fixé sur l’eau.

— Mais je ne suis pas sûre de vouloir accepter ce rôle, Strangman.

— Vous ne pouvez y échapper, Miss Dahl.

Strangman fit un geste en direction du steward, désignant Bodkin qui était assis, rêveur, puis il frappa J’épaule de Kerans.

— Faites-moi confiance, Docteur. Vous allez bientôt voir…

— Bien ! Je me sens un peu impatient, Strangman.

— Quoi ? Après trente millions d’années, vous ne pouvez attendre cinq minutes ? Je vais vraiment vous ramener au présent.

Tout au long du repas, Strangman surveilla la succession des vins, s’absentant de la table pour discuter avec l’Amiral. Lorsque les derniers cognacs leur eurent été apportés, Strangman s’assit apparemment pour la dernière fois, et cligna ostensiblement de l’œil vers Kerans. Deux des chalands s’étaient dirigés vers la crique par le côté opposé de la lagune et ils y avaient disparu tandis que le troisième prenait place au centre et qu’un petit feu d’artifice éclatait à son bord.

Le jour achevait de tomber sur l’eau ; la lumière était assez faible pour que les soleils et les feux de Bengale puissent briller et les éblouir, leurs sèches explosions se gravant clairement contre le ciel hachuré du crépuscule. Le sourire sur le visage de Strangman se faisait de plus en plus large, jusqu’à ce qu’il s’appuie au dossier de son divan, riant sans bruit pour lui-même, les éclairs rouges et verts illuminant ses traits saturniens.

Mal à l’aise, Kerans se pencha vers lui pour lui demander quand se matérialiserait leur surprise, mais Strangman prit les devants.

— Quoi ? Vous n’avez rien remarqué ? (Il regarda autour de la table.) Béatrice ? Docteur Bodkin ? Vous êtes lents, tous les trois ! Abandonnez vos pensées profondes pendant un instant !

Un curieux silence s’abattit sur le bateau, et Kerans, involontairement, s’appuya au bastingage pour se retenir au cas où Strangman eût été sur le point de faire exploser une charge sous-marine. Posant les yeux sur le pont au-dessous de lui, il vit soudain les vingt ou trente membres de l’équipage, immobiles, regardant la lagune, leurs visages d’ébène et leurs maillots de corps blancs vacillant dans la lumière spectrale, comme l’équipage d’un bateau fantôme.

Surpris, Kerans fouilla du regard le ciel et la lagune. Le crépuscule était tombé plus vite qu’il ne l’aurait cru, et les murs-rideaux des immeubles sur la rive opposée disparaissaient dans l’ombre. En même temps, le ciel restait clair et visible dans la nuit tombante, le sommet de la végétation qui les entourait restait brillant.

Un roulement sourd s’élevait à une certaine distance : les pompes à air qui avaient fonctionné toute la journée et dont le bruit avait été couvert par celui du feu d’artifice. Autour du bateau, l’eau était étrangement calme, sans vie ; la houle lente qui la troublait habituellement était absente. Se demandant si une démonstration de nage sous-marine n’avait pas été préparée pour une troupe d’alligators dressés, il baissa les yeux vers la surface.

— Alan, regardez, pour l’amour du ciel ! Béatrice, vous ne voyez rien ?

Kerans repoussa son siège d’un coup de pied et se précipita vers le bastingage, désignant l’eau avec stupéfaction.

— Le niveau baisse !

Juste au-dessous de la surface transparente les silhouettes rectangulaires des immeubles submergés se dessinaient vaguement, leurs fenêtres ouvertes ressemblant aux yeux vides d’énormes crânes engloutis. À quelques mètres seulement de la surface, ils se rapprochaient, émergeant des profondeurs comme une immense Atlantide intacte. Une douzaine d’abord, puis une quantité d’immeubles apparurent, leurs corniches et les escaliers d’incendie clairement visibles à travers la mince épaisseur d’eau. La plupart d’entre eux n’avaient que quatre ou cinq étages, dans un quartier de petites boutiques et de bureaux encadrés par les immeubles plus hauts qui avaient formé le pourtour de la lagune.

À une cinquantaine de mètres d’eux, le premier des toits apparut à la surface de l’eau, un rectangle aux coins émoussés, recouvert d’herbes et d’algues, parmi lesquelles se glissaient quelques poissons affolés. Une demi-douzaine d’autres toits apparurent autour du premier, délimitant déjà grossièrement une rue étroite. La rangée supérieure des fenêtres émergea, l’eau coulant de leurs corniches, des fucus accrochés aux câbles qui, çà et là, traversaient la rue.

Déjà, la lagune avait disparu. Ils descendaient doucement tout en flottant, arrivant dans ce qui leur sembla être un grand square ; leurs regards se perdaient dans une forêt diffuse de toits, marqués de cheminées usées et de pignons, la surface plate du sol transformée en une jungle de blocs cubiques, dont les frontières émergeaient dans la végétation qui les entourait. Ce qui restait d’eau s’écoulait en canaux séparés, sombres et sales, tourbillonnant autour des coins et dans les passages étroits.

— Robert ! Arrête cela ! C’est horrible !

Kerans sentit Béatrice le saisir par les bras, les longs ongles bleus de la jeune femme le griffant à travers le tissu de son smoking. Elle regardait fixement la ville qui émergeait, une expression de révulsion sur son visage tendu, pleine d’une répugnance physique pour l’intense odeur âcre que répandaient les algues et les herbes marines mises soudain au contact de l’air, des ordures couvertes de bernacles et de rouille. De véritables rideaux de crasse étaient enroulés autour des fils télégraphiques emmêlés et des enseignes au néon à moitié décrochées ; une mince couche de vase collait aux façades des immeubles, transformant ce qui avait été la beauté limpide d’une cité sous-marine en un cloaque asséché et puant.

Pendant un moment, Kerans lutta pour libérer son esprit, se colletant avec cette inversion totale de son monde normal, incapable d’accepter la logique de cette renaissance qui se faisait devant lui. Il se demanda d’abord s’il ne s’était pas produit un renversement climatique complet qui allait faire disparaître ces mers qui s’étaient tout d’abord étendues, asséchant les villes submergées. S’il en était ainsi il lui faudrait reprendre pied dans ce nouveau présent ou accepter de jouer les robinsons des millions d’années plus tôt, sur la plage de quelque lagune triasique perdue. Mais dans les profondeurs de son esprit le grand soleil brillait toujours sans que sa puissance ait diminué ; il entendit Bodkin murmurer à côté de lui :

— Les pompes sont puissantes. L’eau descend à un mètre minute, approximativement, et nous ne sommes pas loin du fond, maintenant. Tout cela est fantastique !

Un rire éclata dans l’obscurité tandis que Strangman se roulait gaiement sur le divan, s’essuyant les yeux avec une serviette. La tension imposée par la préparation du spectacle s’était relâchée et il exultait maintenant en voyant les trois visages ahuris penchés sur le bastingage. Sur la passerelle au-dessus de lui, l’Amiral regardait avec un amusement détaché la faible lumière se réfléchissant comme sur un gong sur sa poitrine nue. Au-dessous, deux ou trois hommes s’affairaient autour des tables d’ancrage, maintenant le bateau dans une bonne orientation.

Deux des chalands qui s’étaient dirigés vers l’entrée du ruisseau pendant le feu d’artifice, flottaient maintenant derrière une vanne de barrage massive, une énorme quantité d’eau écumante était rejetée par les deux tuyaux jumeaux d’un gigantesque système de pompage. Puis des toits s’interposèrent et les cachèrent ; les personnes qui se trouvaient sur le pont s’aperçurent qu’elles regardaient les immeubles blanchâtres qui entouraient le square. Il ne restait plus que quatre ou cinq mètres d’eau, ils pouvaient voir dans une rue, à une centaine de mètres, le troisième chaland qui essayait de se frayer un chemin sous les fils télégraphiques emmêlés.

Strangman reprit son contrôle et s’approcha du bastingage.

— C’est parfait, n’est-ce pas, Docteur Bodkin ? Un spectacle réellement superbe ! Venez, Docteur. Perdez cet air irrité et félicitez-moi ! Ça n’a pas été facile à organiser.

Bodkin hocha la tête et s’avança le long de la lisse, le visage encore abasourdi, Kerans demanda :

— Mais comment avez-vous réussi à assurer l’étanchéité ? Il n’existait pas de mur continu autour de la lagune.

— C’est toute la question, Docteur. Je croyais que c’était vous, l’expert en biologie marine. Les fongus qui se sont développés dans la vase des marais tout autour ont consolidé la masse ; comme pendant ces dernières semaines, l’eau n’a pu entrer que par un seul point, il ne nous a pas fallu plus de cinq minutes pour boucher cet accès.

Le regard brillant, il ne lâchait pas des yeux les rues asséchées dans la faible lumière qui les entourait, le dos bossu des voitures et des autobus qui apparaissaient à la surface. Des anémones géantes et des étoiles de mer tombaient lentement avec un bruit mat, des morceaux de varech se détachant des rebords des fenêtres.

D’une voix sourde, Bodkin laissa tomber :

— Leicester Square.

Le rire de Strangman s’évanouit et il se tourna vers lui, scrutant de son regard de rapace les marquises recouvertes de néon de ce qui avait autrefois été des cinémas et des théâtres.

— Ainsi, vous savez où nous sommes, Docteur ! Quel dommage que vous ne nous ayez pas aidés plus tôt, alors que nous n’avancions pas !

Il frappa le bastingage en jurant, ébranlant le coude de Kerans.

— Bon sang ! C’est maintenant que nous allons nous mettre au travail !

Il se détourna d’eux avec un grognement, renversant la table au passage, criant quelque chose à l’Amiral.

Béatrice le regarda descendre et disparaître avec inquiétude, une main fine serrée sur sa gorge.

— Robert, il est fou ! Qu’allons-nous faire ? Il va assécher toutes les lagunes.

Kerans approuva : il pensait à la transformation qu’il venait d’observer chez Strangman. Avec la réapparition des rues et des immeubles submergés, c’était toute sa façon d’être qui avait brusquement changé. Toute trace de délicatesse, de courtoisie et d’humour froid avait disparu : il était maintenant dur et rusé : un blouson noir qui avait retourné sa veste et revenait finalement vers ses premiers terrains de jeux. C’était presque comme si la présence de l’eau l’avait anesthésié, adoucissant son véritable caractère de telle sorte qu’il n’en demeurait qu’un vernis de charme et de bonne humeur.

Derrière eux, l’ombre d’un immeuble de bureaux s’étendait sur le pont, dessinant un rideau en diagonale sur l’énorme tableau. Quelques personnages, Esther et le capitaine nègre des gondoliers, apparaissaient toujours, ainsi qu’un seul visage blanc : un des membres imberbes du Conseil des Dix. Comme l’avait prophétisé Strangman, Béatrice avait joué son rôle symbolique. Neptune avait obéi et s’était retiré.

Kerans regarda la masse ronde de la station d’essais, posée en équilibre sur le cinéma qui se trouvait derrière eux comme un énorme galet sur une falaise. Plus haut de vingt-cinq ou trente mètres, les grands immeubles qui entouraient la lagune cachaient maintenant la moitié du ciel et les enfermaient dans un monde sombre qui faisait penser au fond d’une vallée.

— Cela n’a pas tellement d’importance, temporisa Kerans.

Il serra son bras autour d’elle pour la retenir au moment où le bateau toucha le fond et tangua doucement, écrasant une petite voiture sous son étrave.

— Lorsqu’il aura fini de piller les magasins et les musées, poursuivit-il, ils s’en iront. De toute façon, les pluies seront là dans une semaine ou deux.

Béatrice s’éclaircit la gorge avec dégoût, tandis que les premières chauves-souris battaient des ailes sur les toits, s’élançant d’une gouttière humide à une autre.

— Tout ceci est trop affreux. Je ne peux croire que quelqu’un ait jamais vécu ici. C’est comme une ville sortie de l’enfer. Robert, j’ai besoin de la lagune !

— Nous pourrions peut-être partir, nous diriger vers le sud en marchant sur la vase. Qu’en pensez-vous Alan ?

Bodkin secoua lentement la tête, les yeux toujours fixés sur les immeubles sombres qui entouraient le square.

— Allez-y vous deux, je dois rester ici.

Kerans hésita.

— Alan, le prévint-il, Strangman a tout ce dont il a besoin, maintenant. Nous ne lui sommes plus utiles ; bientôt nous ne serons plus que des hôtes gênants.

Mais Bodkin l’ignora. Il regardait toujours les rues, les mains serrées sur le bastingage comme un vieillard au comptoir d’un grand magasin, faisant de menus achats pour le souvenir de son enfance.

Les rues avaient été presque entièrement asséchées. Le chaland qui s’approchait s’échoua sur un trottoir, fut remis à l’eau et s’arrêta finalement sur un terre-plein de stationnement. Conduits par le grand César, les trois hommes de l’équipage sautèrent dans l’eau qui leur arrivait à la poitrine, et pataugèrent bruyamment vers le navire-magasin, jetant avec excitation de l’eau dans les vitrines démolies.

Avec un chaos, le bateau à aubes se posa finalement sur le fond, au milieu des cris et des saluts poussés par Strangman et le reste de l’équipage, qui repoussait l’écheveau embrouillé des fils et renversait les poteaux télégraphiques. Un canot fut mis à l’eau, et pendant qu’un chœur de poings frappait en rythme sur le bastingage, l’Amiral qui ramait conduisit Strangman à travers une mare, jusqu’à la fontaine qui occupait le centre du square. Là, Strangman débarqua, sortit un pistolet à fusées d’une poche de son smoking ; avec un cri de joie, il commença à tirer salve après salve de fusées éclairantes dans l’air au-dessus de lui.

11. La ballade de « Missié Des Os »

Une demi-heure plus tard, Béatrice, Kerans et le docteur Bodkin purent descendre dans les rues. De grandes mares demeuraient encore çà et là, s’écoulant des rez-de-chaussée des immeubles, mais la plupart d’entre elles n’avaient pas plus de soixante ou quatre-vingts centimètres de profondeur. Il y avait des bandes de pavés asséchés sur plusieurs centaines de mètres de long, et quelques-unes des rues voisines avaient été complètement drainées. Des poissons et des plantes marines crevaient au milieu des chaussées, et d’immenses plaques de boue noirâtre encombraient les caniveaux et les trottoirs ; mais heureusement, l’eau qui sortait des immeubles creusait des rigoles au milieu de cette boue.

Toujours vêtu de son costume blanc, tirant des fusées éclairantes dans les rues sombres, Strangman courait, en tête de l’équipage qui le suivait en une masse hurlante ; ceux qui se trouvaient en avant balançaient un tonnelet de rhum, posé sur leurs paumes retournées, tandis que les autres brandissaient tout un assortiment de bouteilles, de machettes et de guitares. Quelques-uns crièrent Par dérision : « Missié des os » ! en voyant Kerans qui aidait Béatrice à descendre de la passerelle ; puis le trio se retrouva seul dans le silence du grand bateau à aubes échoué.

Tout en jetant un regard incertain vers l’anneau de la jungle qui se dressait au loin dans l’obscurité comme le tour du cratère d’un volcan éteint, Kerans ouvrit le chemin sur le trottoir vers le plus proche immeuble. Ils s’arrêtèrent à l’entrée d’un des plus grands cinémas.

Béatrice prit le bas de sa robe dans la main, et ils passèrent lentement devant les cinémas, les cafés et les cabarets occupés maintenant par les seuls bivalves et mollusques. Au premier carrefour, ils s’éloignèrent des hurlements de joie qui leur parvenaient de l’autre côté du square, et se dirigèrent vers l’ouest en longeant les gorges sombres et ruisselantes. Quelques fusées éclairantes continuaient à exploser au-dessus de leurs têtes, et de délicats mollusques accrochés aux portes brillaient doucement en reflétant des lumières roses ou bleues.

— Coventry Street, Haymarket…

Kerans lisait les noms de rues sur les panneaux rouillés. Ils se dissimulèrent vivement derrière une porte en entendant Strangman et sa suite traverser le square au pas de charge dans une confusion de bruits et de lumière, frappant de leurs machettes les bords pourris des vitrines.

— Espérons qu’ils trouveront quelque chose qui les satisfassent, murmura Bodkin. Il scruta l’horizon envahi comme s’il cherchait les profondeurs de l’eau noire qui avait recouvert les immeubles.

Ils marchèrent pendant plusieurs heures dans les rues étroites, comme d’élégants fantômes oubliés, rencontrant à l’occasion un des membres bruyants de l’équipage qui déambulait, ivre, au milieu de la chaussée, tenant des haillons dans une main, une machette dans l’autre. Quelques petits feux avaient été allumés au milieu des carrefours, et les hommes, par groupes de deux ou trois, se réchauffaient devant l’amadou enflammé.

Tout en les évitant, le trio s’était dirigé au centre du réseau des rues, vers ce qui avait été la rive sud de la lagune, là où l’immeuble de Béatrice se dressait dans l’obscurité, le faîte perdu dans les étoiles.

— Il va falloir que vous montiez à pied les dix premiers étages, dit Kerans à Béatrice.

Il désigna du doigt l’épaisse masse de boue qui formait une sorte de talus marécageux jusqu’aux fenêtres du cinquième étage, partie de l’immense massif de glaise coagulée, qui, comme l’avait expliqué Strangman, encerclait maintenant la lagune et formait une digue impénétrable contre les assauts de la mer. Le long des trottoirs ils pouvaient voir la grande masse visqueuse monter à l’assaut des toits, se glissant entre les immeubles vidés comme des poissons, qui constituaient une armature rigide.

Çà et là, la digue s’ancrait à un obstacle plus important – une église ou un bâtiment officiel – et s’écartait de sa forme circulaire autour de la lagune. Un de ces détournements correspondait au chemin qu’ils avaient suivi lorsqu’ils étaient allés assister à la séance de plongée, et le pas de Kerans s’accéléra tandis qu’ils s’approchaient de planétarium. Il attendit impatiemment pendant que les autres s’arrêtaient devant les vitrines vides d’un grand magasin ou regardaient la boue noirâtre qui descendait en suintant le long des escaliers roulants sous les groupes de bureaux pour former des mares visqueuses au milieu de la rue.

Les plus petits immeubles eux-mêmes avaient été barricadés avant d’être abandonnés, et un fouillis de barres d’acier et de grilles bouchait les entrées, cachant ce qui pouvait se trouver derrière. Tout était recouvert par une mince couche de boue, dissimulant la grâce et le caractère qui avaient pu autrefois distinguer les rues les unes des autres, de telle sorte que la ville entière donnait l’impression à Kerans d’être ressortie de ses propres égouts. Lorsque le jour du Jugement dernier viendrait, des armées de morts se dresseraient probablement, recouverts du même manteau sale.

— Robert.

Bodkin le saisit par le bras, désignant une rue sombre devant eux. À une cinquantaine de mètres devant, son dôme métallique se dessinant dans la lumière fragmentaire des fusées de signalisation éloignées, se dressait, la masse sombre et enveloppée d’ombre du planétarium. Kerans s’arrêta, reconnaissant les rues qui l’entouraient ; les trottoirs et les lampadaires ; puis il avança, mi-hésitant, mi-curieux, vers ce Panthéon à l’intérieur duquel se dissimulaient tant de ses terreurs et tant d’énigmes.

Des éponges et du varech rouge s’affaissaient mollement en travers du trottoir, devant l’entrée dont ils s’approchaient maintenant, cherchant soigneusement leur chemin, au milieu des plaques de boue qui couvraient la rue. Les bosquets fantomatiques de fucus qui avaient entouré le dôme flottaient maintenant doucement devant la verrière, leurs longues frondes pendant devant l’entrée, comme des morceaux d’une tente en lambeaux. Kerans s’en approcha, écarta les frondes et regarda prudemment à l’intérieur du hall obscur. Il y avait partout de minces plaques de boue, d’où sortaient quelques faibles sifflements au fur et à mesure qu’expirait la vie marine qui y avait été contenue, dans un long dégonflement de poches d’air ; il y en avait au-dessus de l’escalier qui menait au balcon, le long des murs et des portes. Le manteau de velours dont il avait gardé le souvenir depuis qu’il était descendu, était maintenant un dépotoir de déchets organiques en décomposition, comme des linceuls dans une tombe. Ce qui avait été le seuil translucide d’un utérus avait disparu, remplacé par l’entrée d’un égout.

Kerans avança dans le hall, se souvenant du profond berceau crépusculaire de l’auditorium et de son étrange zodiaque. Mais il n’y avait plus qu’un liquide sombre qui s’écoulait en ruisseaux sous ses pieds, comme le sang que perdrait une baleine blessée.

Il saisit rapidement Béatrice par le bras, et ils rebroussèrent chemin vers la rue.

— J’ai bien peur que la magie ait disparu, fît-il remarquer d’un ton neutre. Il se força à rire pour ajouter : je suppose que Strangman dirait qu’un suicidé ne doit jamais retourner sur les lieux de son crime.

En essayant de trouver un raccourci, ils s’égarèrent dans une ruelle sinueuse qui se terminait en cul-de-sac ; au moment où ils faisaient demi-tour, d’une mare, un petit caïman s’élança brusquement vers eux. Ils se précipitèrent entre les carcasses rouillées des voitures et regagnèrent une vraie rue, tandis que l’alligator fonçait derrière eux. L’animal s’arrêta près d’un lampadaire au bord du trottoir, frappant lentement le sol de sa queue, les mâchoires battantes ; Kerans tira Béatrice derrière lui. Ils avaient à peine couvert dix mètres en courant lorsque Bodkin glissa et tomba lourdement dans une flaque de vase.

— Alan ! Vite !

Kerans allait revenir l’aider lorsque la tête du caïman se tourna vers eux. Oublié dans la lagune, il semblait terrorisé et prêt à attaquer n’importe quoi.

Un coup de feu éclata soudain, sa flamme illuminant la rue. Tenant des lampes au-dessus de leurs têtes, un groupe d’hommes apparut au coin de la rue. En tête se trouvait la silhouette toute blanche de Strangman, suivi par l’Amiral et grand César, le fusil à la bretelle.

Les yeux de Strangman brillaient dans la lumière brutale. Il s’inclina légèrement devant Béatrice puis salua Kerans. Le dos brisé, l’alligator se débattait sans espoir dans le caniveau, montrant son ventre jaune ; le grand César leva sa machette et se mit à lui couper la tête.

Strangman observait le tableau avec une satisfaction diabolique.

— Quelle brute ignoble ! commenta-t-il. Il tira de sa poche un énorme collier de faux diamants dans lequel des algues étaient encore emmêlées, et le tendit à Béatrice.

— Pour vous, ma chère.

Il attacha adroitement les pierres autour du cou de la jeune femme, regardant l’effet obtenu avec satisfaction. Les herbes accrochées parmi les pierres brillantes se détachaient sur la peau blanche de sa poitrine et la faisaient ressembler à quelque naïade sortie des profondeurs de l’eau.

— Tous les autres bijoux de cette mer morte sont à vous !

Il fit un large geste du bras et disparut, entraînant avec lui les lumières et les cris de ses hommes, les laissant tous trois dans l’obscurité et le silence, avec les pierres blanches et l’alligator décapité.

Au cours des journées qui suivirent, la situation devint encore plus aberrante. De plus en plus désorienté, Kerans errait seul tous les soirs dans les rues sombres – dans la journée, la chaleur était insupportable dans le labyrinthe de ruelles – incapable d’oublier la lagune, incapable en même temps de s’arracher aux rues vides et aux immeubles vidés de leur substance.

Passé le premier choc qu’il avait ressenti en voyant la lagune soudain asséchée, il était rapidement retombé dans un état de lourde inertie dont il essayait sans succès, de se débarrasser. Il comprenait confusément que la lagune avait représenté un complexe de besoins neuroniques qu’il était impossible de satisfaire par un autre moyen. Cette léthargie annihilante augmentait, que la violence qui l’entourait ne pouvait rompre ; il se sentait de plus en plus comme un homme abandonné dans un temps infini, encerclé par une masse de réalités dissonantes, datant de millions d’années.

Le grand soleil qui battait dans son esprit faisait presque disparaître les bruits du pillage et des orgies, les grondements des explosifs et des coups de fusil. Comme un aveugle il errait sous les vieilles galeries, franchissait des seuils, son smoking blanc souillé et taché de noir, essuyant les quolibets des marins qui passaient à côté de lui et lui frappaient amicalement l’épaule. À minuit, il retournerait déambuler au milieu des hurlements des chanteurs dans le soir, assisterait aux bacchanales aux côtés de Strangman, à demi caché dans l’ombre du bateau à aubes, regardant les danses, écoutant le battement des tambours et des guitares, tout son esprit absorbé par le martèlement sourd du soleil noir.

Il ne tenta pas de retourner à l’hôtel : la crique était bloquée par les deux chalands de pompage et l’autre lagune peuplée d’alligators ; il occupait ses journées, soit à dormir sur le divan de l’appartement de Béatrice, soit à demeurer, engourdi, dans un coin tranquille sur le pont du navire-magasin. Une partie des marins dormaient au milieu des caisses, tandis que d’autres discutaient de leur butin, attendant le crépuscule avec impatience et le laissant seul. Au mépris de toute logique il était plus prudent pour lui de rester auprès de Strangman que de revenir à son ancienne solitude. Bodkin, lui, avait choisi ce dernier régime, se retirant dans un état d’hébétude de plus en plus évident dans la station d’essais, accessible maintenant par les degrés à pic d’un escalier de secours à moitié déglingué ; mais des marins s’étaient emparés de lui au cours d’une de leurs razzias nocturnes dans les rues du quartier universitaire et l’avaient violemment brutalisé. En s’attachant de lui-même à l’entourage de Strangman, Kerans avait au moins reconnu l’autorité absolue de ce dernier sur les lagunes.

Il s’astreignit une fois à aller voir Bodkin ; il le trouva tranquillement installé dans son abri qu’un ventilateur fait à la main et un appareil déficient de conditionnement d’air parvenaient à rafraîchir. Comme lui, Bodkin paraissait être isolé sur une petite île de réalité au milieu d’une mer des temps.

— Robert, murmura-t-il entre ses lèvres gonflées, allez-vous-en d’ici. Emmenez cette fille (il chercha à se rappeler le nom), Béatrice ; trouvez une autre lagune.

Kerans approuva tout en se glissant dans le cône étroit d’air frais projeté par le conditionnement d’air.

— Je sais, Alan. Strangman est fou et dangereux, mais il y a une raison pour laquelle je ne peux pas encore partir. Je ne sais pas pourquoi, mais il y a quelque chose ici – ces rues nues… (Il abandonna sa tentative d’exprimer ce qu’il ressentait.) De quoi s’agit-il ? Un étrange démon hante mon esprit ; je vois d’abord une échappée.

Bodkin parvint à s’asseoir lourdement.

— Écoutez, Kerans : emmenez-la, fichez le camp. Ce soir. Le temps n’existe plus ici.

Dans le laboratoire qui se trouvait à l’étage au-dessus, une mousse d’un brun pâle demeurait accrochée sur le grand demi-cercle de graphiques : le zodiaque neuronique démembré de Bodkin, et dissimulait les bancs d’essais et les hottes. Kerans essaya sans grande conviction de remettre en place ces graphiques qui étaient tombés par terre, puis il abandonna et passa l’heure suivante à laver son smoking de soie dans une flaque d’eau demeurée dans le coin d’un des éviers.

Peut-être par mimétisme, plusieurs membres de l’équipage portaient également maintenant des smokings et des cravates noires. On avait découvert dans un entrepôt, un camion de déménagement plein de tenues de soirée enfermées dans des enveloppes étanches. À l’instigation de Strangman une demi-douzaine de marins s’étaient habillés ainsi, avaient noué des cravates autour de leur cou épais et se pavanaient dans les rues, poussant des cris d’allégresse, agitant leurs basques et lançant leurs jambes de tous côtés, telle une troupe de garçons de restaurant à demi fous dans un carnaval de derviches tourneurs.

Après le laisser-aller du début, le pillage prenait maintenant une allure plus sérieuse. Quelles que fussent ses raisons personnelles, Strangman ne s’intéressait qu’aux objets d’art et après avoir procédé à une reconnaissance minutieuse, il avait repéré un des principaux musées de la ville. Toutefois, à son grand regret, l’édifice avait été entièrement vidé et il ne put récupérer qu’une grande mosaïque que ses hommes transportèrent morceau par morceau depuis le hall d’entrée jusque sur la dunette du navire-magasin où ils furent déposés comme un immense puzzle.

Son désappointement incita Kerans à aviser Bodkin que Strangman risquait de vouloir passer ses nerfs sur lui ; mais quand il grimpa à la station d’essais de bonne heure le soir suivant, il constata que Bodkin avait disparu. Le carburant du conditionneur d’air était épuisé et Bodkin avait, délibérément semblait-il, ouvert les fenêtres avant de partir, de telle sorte que la station fumait comme un chaudron.

Assez curieusement, la disparition de Bodkin n’affecta guère Kerans. Plongé en lui-même, il supposa que le biologiste avait suivi ses propres conseils et qu’il s’était dirigé vers une lagune plus au sud.

Béatrice pourtant était toujours là. Comme Kerans, elle était plongée dans une profonde rêverie. Kerans la voyait rarement pendant la journée : elle s’enfermait alors dans sa chambre ; mais à minuit, lorsque la température se rafraîchissait, elle avait pris l’habitude de descendre de son appartement niché au milieu des étoiles et de rejoindre Strangman au milieu de ses bacchanales. Elle demeurait à côté de lui, comme engourdie, dans sa robe du soir bleue, la tête ornée de trois ou quatre diadèmes pris par Strangman dans la chambre forte de bijouterie, les seins cachés sous une masse de chaînes et de bijoux brillants comme la reine folle d’un mélodrame.

Strangman la traitait avec une étrange déférence, teintée d’une hostilité polie, un peu comme si elle eût été un totem tribal, une déesse dont la puissance permettait la continuité de leur chance, mais dont la présence était néanmoins gênante. Kerans essayait de rester près d’elle, dans l’orbite de sa protection ; le soir où il constata la disparition de Bodkin, il s’appuya aux coussins pour dire :

— Alan est parti. Le vieux Bodkin. L’as-tu vu avant qu’il s’en aille ?

Mais Béatrice regarda les feux allumés dans le square sans tourner les yeux vers lui, et dit d’une voix terne :

— Écoute les tambours, Robert. Combien penses-tu qu’il y ait de soleils, là ?

Plus fou que Kerans ne l’avait jamais vu, Strangman dansait au milieu des feux de camp, obligeant quelquefois Kerans à se joindre à lui, poussant les joueurs de tam-tam à accélérer encore leur rythme. Ensuite, épuisé, il se laissait glisser sur son divan, son visage blême ressemblant à de la craie bleue.

Appuyé sur un coude, il jeta un regard sombre vers Kerans accroupi sur un coussin à côté de lui.

— Savez-vous pourquoi ils ont peur de moi, Kerans ? L’Amiral, le grand César et les autres ? Je vais vous dire mon secret… (Il murmura) : c’est parce qu’ils me croient mort.

Saisi par une crise de fou rire, il se renversa sur son divan sans pouvoir s’empêcher de trembler.

— Oh, mon Dieu, Kerans ! Qu’est-ce qu’il y a, avec vous deux ? Cessez donc d’être dans la lune !

Il regarda le grand César qui s’approchait en retirant la tête séchée de l’alligator qu’il portait au-dessus de la sienne comme une cagoule.

— Oui ? Qu’y a-t-il ? Une chanson spéciale pour le docteur Kerans ? C’est important ! Vous avez entendu cela, docteur ? Allons-y, la ballade de Missié Des Os.

Le grand nègre s’éclaircit la gorge en se pavanant avec de grands gestes, et commença à chanter de sa voix profonde et gutturale :

Missié Des Os, il aime les gens desséchés,
il s’est choisi une femme-banane ; trois prophètes malins,
Elle l’a rendu fou, elle l’a plongé dans du vin de serpent,
Il n’a jamais entendu autant d’oiseaux embourbés,
Ce vieux patron alligator.
Le drôle de Missié Des Os est allé pêcher des crânes,
Du côté de la Crique des Anges, là où l’homme desséché galope ;
Il a enlevé sa carapace pour attendre le bateau-église,
Trois prophètes ont débarqué,
Des prophètes d’un méchant dieu chinois.
Le drôle de Missié Des Os, il a vu la jolie fille,
Il lui a échangé sa carapace contre deux bananes,
Il a pris la fille-banane comme une mangue chaude ;
Les prophètes l’ont vu,
Il n’y a pas eu d’hommes desséchés pour le drôle de Missié des Os.
Le drôle de Missié Des Os, il a dansé pour la jolie fille,
Il a construit une maison en bananes pour lui faire un nid d’amour…

Poussant soudain un grand cri, Strangman bondit hors du divan, dépassa le grand César en courant vers le centre du square, levant le bras vers le mur d’enceinte de la lagune, haut au-dessus d’eux. Se découpant sur le ciel, on voyait la petite silhouette rondouillarde du docteur Bodkin, avançant lentement sur le barrage de bois qui retenait les eaux de la crique. Inconscient d’avoir été repéré par les gens au-dessous de lui, il portait une petite boîte en bois dans une main ; une faible lueur apparaissait au bout d’un cordon qui y était attaché.

Parfaitement réveillé maintenant, Strangman hurla :

— Amiral ! Grand César ! Attrapez-le, il a une bombe !

Le groupe s’égailla dans une débandade déchaînée, tout le monde, à l’exception de Béatrice et de Kerans, s’élança dans toutes les directions autour du square. Des fusils crachèrent à droite ou à gauche et Bodkin s’arrêta, comme s’il hésitait, le cordon d’allumage faisant des étincelles autour de ses jambes. Puis il se tourna et repartit en arrière sur le barrage.

Kerans bondit sur ses pieds et s’élança derrière les autres. Au moment où il atteignait le mur d’enceinte, des fusées de signalisation furent lancées en l’air, projetant des morceaux de magnésium un peu partout dans la rue. Strangman et l’Amiral grimpaient un escalier de secours, tandis que le grand César tirait des coups de feu au-dessus de leurs têtes. Bodkin avait déposé la bombe au centre de la digue et s’éloignait en courant sur les toits.

Strangman fit un rétablissement sur la corniche, bondit sur le barrage et atteignit en une douzaine d’enjambées la bombe qu’il jeta au centre de la crique. Il y eut un éclaboussement et les hommes qui se trouvaient en bas firent entendre un murmure d’approbation. Reprenant son souffle, Strangman boutonna sa veste et tira un trente-huit à canon court du holster qu’il portait sur l’épaule. Un mince sourire apparut sur son visage ; poussé par les cris de ceux qui le suivaient, il s’élança derrière Bodkin qui avançait péniblement et grimpait au ponton de la station d’essais.

Kerans ne réagit pas en entendant les derniers coups de feu ; il se souvenait de l’avertissement de Bodkin et de la nécessité de disparaître avec Strangman et son équipage. Bodkin avait choisi d’ignorer cette obligation et Kerans ne lui en gardait pas rancune. Il revint lentement vers le square où se trouvait toujours Béatrice, assise sur son amas de coussins, la tête de l’alligator posée par terre devant elle. Au moment où il l’atteignit, il entendit derrière des pas qui ralentissaient de façon menaçante ; la bande devint étrangement silencieuse.

Il se détourna pour apercevoir Strangman qui avançait lentement, les lèvres tordues par un rictus. Le grand César et l’Amiral marchaient à ses côtés, les machettes remplaçant leurs fusils. Le reste de l’équipage s’était déployé en demi-cercle, dans l’expectative, manifestement satisfait de voir Kerans, le sorcier séparé de son thaumaturge rival, subir enfin le sort qu’il méritait.

— C’était plutôt stupide de la part de Bodkin, ne croyez-vous pas, docteur ? C’était aussi dangereux à vrai dire. Il s’en est fallu de bien peu que nous ne soyons tous noyés. (Strangman s’arrêta à quelques mètres de Kerans qu’il regarda d’un air maussade.) Vous connaissiez bien Bodkin, je suis surpris que vous n’ayez pas prévu cela. Je ne vois pas pourquoi je devrais prendre de nouveaux risques avec des biologistes fous.

Il était sur le point de faire un geste au grand César quand Béatrice bondit et se précipita vers Strangman.

— Strangman ! Pour l’amour du ciel, il suffit d’un. Arrêtez tout cela, nous ne vous ferons pas de mal ! Regardez, vous pouvez reprendre tout cela !

D’un geste brusque elle détacha la masse de colliers, arracha les diadèmes de ses cheveux et les jeta vers Strangman. Les repoussant avec colère, Strangman les envoya dans le ruisseau d’un coup de pied ; le grand César alla se placer derrière elle, la machette se balançant au-dessus de sa tête.

— Strangman ! (Béatrice se jeta sur lui en trébuchant, le fit presque tomber par terre en s’agrippant à ses revers.) Espèce de diable blanc, ne pouvez-vous pas nous ficher la paix ?

Strangman la repoussa de côté, la respiration sifflante entre ses dents serrées. Il jeta un regard sauvage sur la femme agenouillée au milieu des bijoux et fut sur le point de faire signe au grand César qu’il pouvait y aller lorsqu’un frisson agita soudain sa joue droite. Il se gifla de sa main ouverte, essayant de chasser une mouche ; puis il serra les muscles de son visage dans une horrible grimace, incapable de maîtriser la contraction. Sa figure demeura tordue pendant un moment en un grotesque bâillement, comme si sa mâchoire était tétanisée. Conscient de l’indécision de son maître, le grand César hésita et Kerans recula dans l’ombre du navire-magasin.

— D’accord ! Bon Dieu quel… !

Strangman grommela quelque chose pour lui-même et redressa sa veste, accédant avec regret à la demande de Béatrice. Le tic avait disparu. Il hocha doucement la tête vers la jeune femme, comme s’il voulait l’avertir qu’il serait inutile qu’elle intercède à nouveau ; puis il lança un ordre brusque au grand César. Les machettes disparurent mais avant que Béatrice eût pu protester de nouveau, la bande au complet se jeta sur Kerans, dans un concert de cris et de hurlements, battant des mains et agitant les bras.

Kerans essaya de leur échapper ; il se demanda en regardant les visages grimaçants qui lui faisaient face, s’il ne s’agissait pas purement et simplement d’une manœuvre compliquée destinée à faire disparaître la tension créée par le meurtre de Bodkin et à lui administrer en même temps une salutaire leçon. Il sauta par-dessus le divan de Strangman au moment où la meute allait l’atteindre, mais trouva sa retraite bloquée par l’Amiral qui sautait d’un pied sur l’autre dans ses chaussures de tennis blanches, comme un danseur. Celui-ci bondit soudain en avant et arracha les pieds de Kerans du sol. Kerans tomba lourdement sur le divan ; une douzaine de mains brunes à la peau huileuse l’attrapèrent par le cou et les épaules et le culbutèrent en arrière sur les pavés. Il lutta désespérément pour se libérer, jeta un regard vers Strangman et Béatrice qui, haletants, l’observaient de loin. Puis Strangman prit le bras de la jeune femme et la conduisit fermement vers la passerelle.

C’est alors qu’un grand coussin de soie fut jeté sur le visage de Kerans et que les mains calleuses commencèrent à jouer du tam-tam sur sa nuque.

12. La fête des crânes

La fête des crânes !

Levant dans la vive lumière un verre dont le liquide ambré coulait sur son costume, Strangman poussa un cri de triomphe et sauta en gesticulant à bas de la fontaine au moment où le tombereau fit un écart sur le pavé du square. Tiré par six marins torse nu, ruisselant de sueur, pliés en deux entre les brancards, il se secouait et cahotait au milieu des tisons embrasés, une douzaine de mains le maintenant dans la bonne direction ; tandis que les tam-tams battaient crescendo, il atteignit enfin le bord de l’estrade et son contenu d’une blancheur luisante fut vidé sur les planches aux pieds de Kerans. Un cercle de chanteurs se forma immédiatement autour de lui, battant des mains sur un rythme accéléré, leurs dents blanches lançant des éclairs et claquant des doigts comme une bande de démons, se déhanchant et frappant le sol de leurs talons. L’Amiral s’avança, se frayant un chemin parmi les torches tourbillonnantes, le grand César tenant un trident d’acier devant lui ; un énorme paquet de varech rose et de fucus fixé dans sa barbe, tituba jusqu’au dais et avec un grognement d’effort, lança les frondes ruisselantes en l’air au-dessus du trône.

Kerans se rejeta désespérément en arrière au moment où les herbes douceâtres et âcres tombèrent autour de sa tête et de ses épaules, tandis que la lumière des torches des danseurs se reflétait sur les accotoirs dorés du trône. Environné par le battement des tam-tams qui parvenait presque à exorciser la pulsation plus profonde encore qui résonnait faiblement au fond de son esprit, il se laissa pendre de tout son poids, aux lanières pleines de sang qui ceinturaient ses poignets, indifférent à la douleur, perdant et reprenant connaissance. À ses pieds, à la base du trône, la blancheur ivoirine d’une moisson d’ossements brillait faiblement. De minces tibias, des fémurs, des omoplates semblables à des truelles usées, des côtes et des vertèbres entrelacées, et même deux crânes. La lumière vacillait sur leurs têtes chauves et clignait dans les orbites vides, allumée par les torchères remplies de kérosène, que portaient les statues qu’on avait disposées de façon à former un couloir traversant le square jusqu’au trône. Strangman, caracolant à leur tête, commença à zigzaguer entre les nymphes de marbre, pendant qu’autour du feu les joueurs de tam-tam pivotaient sur leurs sièges pour suivre leur progression.

Profitant d’un répit momentané pendant qu’ils encerclaient le square, Kerans se laissa couler contre le dossier de velours, tirant automatiquement sur ses poignets attachés. Le goémon pendait autour de son cou et de ses épaules, tombant sur ses yeux en s’accrochant dans la mince couronne que Strangman avait enfoncée jusqu’à ses sourcils. Presque sec, il laissait échapper un suintement gluant, et recouvrait son bras de telle sorte qu’on ne voyait plus de sa veste de smoking que quelques bandes en haillons. Au bout du dais, de l’autre côté d’une litière d’ossements et de bouteilles de rhum, se trouvaient d’autres tas d’herbes, ainsi que des débris de coquilles et des méduses démembrées dont ils l’avaient bombardé avant de découvrir le mausolée.

Quelques mètres derrière lui se dressait la coque du navire-magasin, quelques lumières encore allumées sur le pont. La fête durait depuis deux nuits, à un rythme qui s’accélérait d’heure en heure ; Strangman était apparemment décidé à épuiser son équipage. Kerans dérivait désespérément dans une rêverie semi-consciente, la douleur endormie par le rhum que l’on avait versé de force dans sa gorge – ce qui était évidemment l’ultime indignité destinée à noyer Neptune dans une mer encore plus magique et plus puissante, – une douce torpeur masquant la scène qui se déroulait devant lui dans un brouillard de sang et d’invisibilité. Il était vaguement conscient de ses poignets déchirés et de son corps lacéré, mais demeurait assis, patiemment, jouant stoïquement son rôle de Neptune dont on l’avait affublé, recevant les injures et les ordures qu’on jetait sur lui, comme si l’équipage se déchargeait ainsi de sa peur et de sa haine de la mort. C’était dans ce rôle, et dans la caricature qu’il en donnait, que reposait sa seule chance de salut. Quels que fussent ses motifs, Strangman paraissait toujours peu disposé à le tuer et l’équipage reflétait cette hésitation ; les marins déguisaient leurs insultes et leurs tortures en plaisanteries grotesques et drôles, se justifiant vis-à-vis d’eux-mêmes lorsqu’ils le bombardaient d’herbes marines, en faisant semblant d’apporter les offrandes à une idole.

Le serpentin de danseurs réapparut et forma un cercle chantant autour de lui. Strangman se détacha du centre – il hésitait manifestement à s’approcher trop près de Kerans, craignant peut-être que la vue des poignets et du front sanglants lui fasse réaliser la cruauté de là plaisanterie ; le grand César s’avança ; son énorme visage noueux faisant penser à la gueule d’un hippopotame. S’avançant d’un pas lourd au rythme des bongos, il choisit un crâne et un fémur dans la pile d’ossements qui entourait le trône, et se mit à faire un tam-tam à l’intention de Kerans en frappant sur les différentes épaisseurs des os temporaux et occipitaux, obtenant une sorte de gamme crânienne. D’autres marins se joignirent à lui, et dans un cliquetis de fémurs et de tibias, de radius et de cubitus, une folle danse d’ossements prit naissance. Affaibli, à demi conscient des visages grimaçants qui lui lançaient des injures et se pressaient à moins de cinquante centimètres de lui, Kerans attendit que tout ceci se calmât, puis, il s’appuya en arrière et essaya de cacher ses yeux lorsqu’une salve de fusées éclairantes éclata au-dessus de leurs têtes et illumina pendant un moment le navire-magasin et les immeubles qui l’entouraient. Ce signal sonnait la fin de la fête et le commencement d’une nouvelle journée de travail. Avec de grands cris, Strangman et l’Amiral repoussèrent les danseurs. La charrette fut écartée, ses roues de fer cliquetant sur les pavés, et on éteignit les torchères de kérosène. En moins d’une minute le square redevint sombre et vide, quelques flammèches dansant seules au milieu des coussins et des tambours, se reflétant de façon intermittente dans les montants dorés du trône et dans les ossements blancs qui l’entouraient.

De temps en temps, à différents moments de la nuit, de petits groupes de pilleurs réapparurent, poussant leur butin devant eux, une statue de bronze ou un morceau de portique ; ils les hissaient dans le bateau et disparaissaient de nouveau, ignorant la silhouette immobile qui se tenait voûtée, sur le trône, dans l’ombre. Kerans finit par s’assoupir, inconscient de la fatigue et de la faim, pour ne s’éveiller que quelques minutes avant l’aube, au moment le plus frais de la nuit, et appeler Béatrice. Il ne l’avait pas vue depuis qu’on l’avait capturé après la mort de Bodkin et supposait que Strangman avait enfermé la jeune femme dans le navire-magasin.

Finalement, après cette nuit explosive avec son tintamarre de tam-tams et de fusées éclairantes, l’aube se leva sur le square plein d’ombre, traînant derrière elle l’immense baldaquin doré du soleil. En moins d’une heure le square et les rues vides qui l’entouraient devinrent silencieux ; le ronflement lointain d’un conditionneur d’air dans le navire-magasin était le seul élément qui rappelât à Kerans qu’il n’était pas seul. Sans qu’il sût trop comment, par un miracle évident, il avait survécu à la journée précédente et à la nuit, sans protection contre la chaleur de midi, n’ayant pour l’ombrager que le manteau d’herbes accrochées à sa couronne. Comme un Neptune échoué, il contempla à travers ce casque improvisé d’herbes marines, le tapis de lumière brillante qui recouvrait les os et les ordures.

Une fois, il s’était rendu compte qu’une écoutille s’ouvrait sur le pont au-dessus de lui, et il avait deviné que Strangman était sorti de sa cabine pour l’observer ; quelques minutes plus tard, plusieurs seaux d’eau glacée avaient été jetés sur lui. Il avait fiévreusement lapé les gouttes froides qui tombaient des herbes dans sa bouche comme des perles glacées. Immédiatement après cela, il avait sombré dans une profonde torpeur, s’éveillant après le coucher du soleil, juste avant que la fête nocturne ne recommence.

Puis Strangman était descendu, vêtu de son costume blanc soigneusement repassé, et l’avait examiné d’un œil critique ; dans un étrange accès de pitié, il avait murmuré soudain :

— Kerans, comment faites-vous pour être encore en vie ?

Ce fut cette remarque qui le soutint tout au long de la deuxième journée, quand le tapis blanc de midi s’étendit sur le square en couches incandescentes séparées de quelques centimètres, comme les plans d’univers, parallèles, cristallisés dans leur continuité par la chaleur intense. L’air brûlait comme une flamme au travers de sa peau. Il regarda les statues de marbre avec apathie, pensa à Hardman qui avançait au milieu de piliers de lumière dans son cheminement vers la gueule du soleil ; disparaissant derrière des dunes de cendre lumineuse. La même puissance qui avait sauvé Hardman semblait s’être révélée à l’intérieur même de Kerans, ajustant en quelque sorte son métabolisme de façon qu’il puisse survivre à la chaleur écrasante. On l’observait toujours au-dessus de sa tête. À un moment donné, une grande salamandre d’un mètre de longueur s’était précipitée vers lui parmi les ossements, ses dents étincelant comme des éclats d’obsidienne et tandis qu’il flairait Kerans, l’animal s’agitait lentement. Un unique coup de feu avait éclaté du pont, transformant le lézard en une masse sanglante qui se tordait à ses pieds.

Comme les reptiles qui demeuraient immobiles dans la lumière du soleil, il attendit patiemment la fin du jour.

De nouveau, Strangman parut surpris de le découvrir, oscillant dans un délire épuisé, mais toujours en vie. Un frémissement nerveux agita sa bouche, et il jeta un regard irrité vers le grand César et les membres de l’équipage qui attendaient autour du dais dans la lumière des torches, apparemment aussi surpris que lui-même. Quand Strangman commença à crier et à vociférer pour que l’on frappe les tambours, la réponse fut nettement moins rapide.

Décidé à détruire une fois pour toutes le pouvoir de Kerans, Strangman ordonna que deux nouvelles barriques de rhum soient descendues du navire-magasin, espérant ainsi chasser de l’esprit de ses hommes leur peur inconsciente de Kerans et du gardien patriarcal de la mer qu’il symbolisait maintenant. Le square fut bientôt rempli de silhouettes bruyantes et trébuchantes, portant à leurs lèvres verres et bouteilles, dansant des claquettes sur la peau tendue des tambours. Accompagné par l’Amiral, Strangman allait rapidement d’un groupe à l’autre, incitant ses hommes à se conduire avec encore plus d’extravagance. Le grand César se coiffa de la tête de l’alligator, et fit le tour du square sur les genoux tandis qu’une troupe battant du tambour le suivait en poussant des hourras.

Kerans attendit avec lassitude que la bacchanale atteignît son apogée. Sur les instructions de Strangman, le trône fut soulevé de l’estrade et amarré sur la carriole. Kerans, sans réaction, gardait la tête appuyée au dossier, regardant les flancs sombres des immeubles, tandis que le grand César entassait les os et les herbes marines autour de ses pieds. Strangman poussa un cri et la procession d’ivrognes s’ébranla, une douzaine d’hommes luttant pour se mettre entre les brancards du tombereau qu’ils jetaient à droite et à gauche en travers du square, renversant deux des statues. Au milieu d’un chœur d’ordres excités de Strangman et de l’Amiral, lesquels couraient aux côtés des roues, essayant désespérément de la retenir, la charrette prit rapidement de la vitesse tourna dans une petite rue, se pencha sur un trottoir avant de démolir un lampadaire rouillé. Tapant de ses poings énormes sur les têtes crépues des hommes qui l’entouraient, le grand César se fraya un chemin jusque devant les brancards, en prit un dans chaque main et l’obligea à retrouver une allure plus paisible.

Loin au-dessus de leurs têtes, Kerans était assis sur le trône branlant, revenant lentement à la vie sous l’influence de l’air frais. Il observa la cérémonie au-dessous de lui avec un détachement à demi conscient, se rendant compte qu’ils parcouraient systématiquement toutes les rues de la lagune desséchée, presque comme s’il était un Neptune arraché à son monde et obligé contre sa volonté à sanctifier les parties de la ville engloutie que Strangman lui avait volées pour les régénérer.

Mais graduellement, comme si l’effort qu’ils devaient déployer pour tirer la charrette éclaircissait leurs esprits et les remettait au pas, les hommes qui se trouvaient entre les brancards se mirent à chanter quelque chose qui ressemblait à une vieille chanson de docker haïtien, une sourde complainte qui souligna de nouveau leur attitude ambivalente à l’égard de Kerans. Dans un effort pour leur rappeler le véritable objet de leur promenade, Strangman se mit à crier et à brandir son pistolet après qu’une courte mêlée leur eut fait changer la direction de leur charrette qu’ils poussaient maintenant au lieu de la tirer. Au moment où ils passaient devant le planétarium, le grand César sauta dans le tombereau, se cramponna au trône comme un singe immense, saisit la tête de l’alligator et l’enfonça sur les épaules de Kerans.

Aveuglé et presque suffoqué par la puanteur fétide qui émanait de la peau imparfaitement nettoyée, Kerans se sentit balancé irrémédiablement d’un côté à l’autre au fur et à mesure que le tombereau reprenait de la vitesse. Les hommes entre les brancards couraient dans la rue, suivant n’importe quelle direction, haletant derrière l’Amiral et Strangman, tandis que le grand César les poursuivait à coups de poing et de pied. Dans une course incontrôlée, la charrette faisait des embardées et vacillait ; elle manqua de s’écraser sur un refuge au milieu de la chaussée, puis se redressa et accéléra sa course sur une portion de route libre. Comme ils approchaient d’un carrefour, Strangman cria soudain quelque chose au grand César ; sans un regard, l’immense mulâtre se jeta de tout son poids sur le brancard du côté droit, et la charrette pivota avant de bondir sur un trottoir. Elle dévala encore cinquante mètres, tandis que les hommes emmêlaient leurs jambes les uns aux autres et tombaient sur le sol ; puis dans un grincement d’essieux métalliques et de bois, elle s’écrasa contre un mur et dégringola sur le côté.

Arraché à ses amarres, le trône fut projeté au milieu de la rue dans un petit banc de vase. Kerans était couché, le visage vers le sol, son choc contre le pavé adouci par la boue, libéré de la tête de l’alligator, mais toujours attaché à son siège. Deux ou trois membres de l’équipage étendus autour de lui, bras et jambes écartés, se relevèrent et une roue détachée de la charrette s’élança en l’air.

Saisi d’un rire irrépressible, Strangman donnait de grandes claques dans le dos du grand César et de l’Amiral, pendant que les autres marins discutaient entre eux avec excitation. Ils contemplèrent la charrette démolie puis se retournèrent pour regarder le trône renversé. Strangman avait majestueusement posé un pied dessus, balançant le dossier cassé. Il garda cette position assez longtemps pour convaincre sa suite que le pouvoir de Kerans était maintenant véritablement aboli, puis rengaina son pistolet à fusées et s’éloigna dans la rue en faisant signe aux autres de le suivre. Dans un concert de cris et de huées, la bande s’éloigna.

Attaché par les bras sous le trône renversé, Kerans agita ses membres douloureux. Sa tête et son épaule droite étaient à moitié enfoncées dans le banc de vase qui durcissait. Il remua ses poignets entre les liens relâchés, mais ils étaient encore trop serrés pour qu’il puisse libérer ses mains.

S’appuyant sur ses épaules, il essaya de tirer le trône avec ses bras, puis remarqua que l’accoudoir gauche s’était détaché de son support vertical. Il appuya lentement ses doigts engourdis contre l’accotoir et commença à faire passer les liens, boucle par boucle, par-dessus l’extrémité lacérée du support qui dépassait.

Lorsque sa main fut enfin libérée, il la laissa mollement tomber sur le sol puis massa ses lèvres et ses joues meurtries et frotta les muscles endoloris de sa poitrine et de son ventre. Il se tourna sur le côté et défit le nœud qui attachait son poignet droit à l’autre accoudoir, dans les brefs éclairs qui provenaient des fusées ; il détacha les lanières et acheva de se libérer.

Il demeura immobile pendant cinq minutes sous la masse sombre du trône, écoutant les voix lointaines qui s’éloignaient dans les rues derrière le navire-magasin. Les lumières disparurent progressivement et la rue devint une vallée silencieuse, les toits faiblement éclairés par les reflets phosphorescents des animalcules en train de mourir, qui étendaient une sorte de toile d’araignée argentée au-dessus des immeubles désertés et en faisaient le quartier mourant d’une vieille cité spectrale.

Il rampa sous le trône et se leva en vacillant, tituba sur le trottoir et s’appuya contre le mur, les tempes bourdonnant sous l’effort. Il appuya son visage contre la pierre fraîche, encore humide, examinant la rue dans laquelle Strangman et ses hommes avaient disparu.

Soudain, avant que ses yeux se ferment inconsciemment, il vit s’approcher deux silhouettes : l’une était familière avec son costume blanc, l’autre était grande, roulant des épaules, descendant rapidement la rue dans sa direction.

— Strangman… murmura Kerans.

Ses doigts s’agrippèrent à la pierre effritée, tandis qu’il s’enfonçait dans l’ombre qui recouvrait le mur. Les deux hommes étaient encore à une centaine de mètres de lui, mais il pouvait déjà voir les enjambées vives et décidées de Strangman, la démarche chaloupée du grand César qui le suivait. Alors qu’ils franchissaient un carrefour, un rai de lumière se refléta sur un objet, une lame d’acier qui se balançait dans la main du grand César.

Fouillant l’obscurité, Kerans glissa le long du mur et manqua de se couper les mains sur l’angle vif d’un morceau de glace d’une vitrine brisée. À quelques mètres de là s’ouvrait une large galerie qui traversait le pâté de maisons pour rejoindre une rue parallèle à cinquante mètres plus à l’ouest. Le sol y était recouvert par une couche de boue noire, épaisse de trente centimètres, et Kerans s’accroupit pour grimper les marches obscures ; il courut lentement dans le tunnel sombre, se dirigeant vers l’autre extrémité du passage, la boue étouffant le bruit de son pas claudicant.

Il attendit derrière un pilier à l’autre bout du tunnel, se calmant progressivement tandis que Strangman et le grand César atteignaient le trône. La machette dans la main du géant paraissait quelque chose d’encore plus dangereux qu’un rasoir. Strangman leva une main pour l’arrêter avant de toucher le trône ; il examina prudemment les rues et les murs percés de fenêtres, sa mince mâchoire blanche éclairée par le clair de lune. Puis il fit un geste brusque vers le grand César et redressa le trône d’un coup de pied.

Tandis que leurs jurons éclataient dans la nuit, Kerans s’arracha à son pilier et traversa rapidement la rue sur la pointe des pieds jusqu’à une ruelle étroite qui s’enfonçait dans le labyrinthe du quartier de l’université.

Une demi-heure plus tard, il arrivait tout en haut d’un immeuble de bureaux de quinze étages, élément du mur périphérique de la lagune. Un balcon étroit courait tout le long des bureaux jusqu’à un escalier de secours qui descendait dans la jungle des toits au-dessus de lui, pour être finalement absorbé par une gigantesque masse de boue qui n’avait pu s’écouler. Des petites flaques d’eau, condensation du brouillard de chaleur de l’après-midi, s’étendaient sur les sols en matière plastique ; Kerans s’étendit de tout son long et trempa son visage et sa bouche dans le liquide frais, massant doucement ses poignets blessés.

On ne le cherchait pas. Plutôt que d’avouer une défaite complète – seule interprétation que les marins auraient donné à la disparition de Kerans – Strangman avait décidé d’accepter sa fuite comme un fait accompli et de l’oublier, persuadé que Kerans allait filer vers les lagunes plus au sud. Tout au long de la nuit les équipes de pillage continuèrent à parcourir les rues, chaque succès étant signalé par des lancements de fusées et de feux de Bengale.

Kerans se reposa jusqu’à l’aurore, étendu dans une flaque d’eau qui le baignait à travers les lambeaux de sa veste de smoking qui pendaient toujours sur ses membres, le lavant de la puanteur des herbes marines. Une heure avant le lever du jour, il se remit sur ses pieds, retira sa veste et sa chemise qu’il enfouit à l’intérieur d’un trou dans le mur. Il dévissa une applique lumineuse en verre qui était encore intacte et s’en servit pour ramasser avec précaution l’eau de l’une des flaques du plancher. Il en avait plus d’un litre lorsque le soleil se leva à l’est de la lagune. Deux couloirs plus loin, il attrapa un petit lézard dans les toilettes et le tua avec une brique cassée. Utilisant un fragment de verre comme lentille, il alluma un feu d’amadou et fit griller les filets de viande filandreuse et sombre jusqu’à ce qu’ils fussent tendres. Les petites tranches prirent dans sa bouche meurtrie un goût délicieux de graisse chaude. Retrouvant ses forces, il retourna à l’étage supérieur et s’installa dans une minuscule pièce de service derrière la cage de l’ascenseur. Après avoir coincé la porte avec des morceaux rouillés de rampe de l’escalier, il s’installa dans un coin et attendit le soir.

Les derniers rayons de soleil s’évanouissaient au-dessus de l’eau lorsque Kerans fit avancer le radeau sous les frondes de fougères trempant dans l’eau autour de la lagune, le sang et le bronze cuivré du soleil de l’après-midi se transformant peu à peu en violets profonds et en indigo. Au-dessus de sa tête, le ciel était un immense entonnoir de saphir et de pourpre, des volutes fantastiques de nuages corail marquant la descente du soleil comme des traînées de vapeur baroques. Une houle lâche et huileuse troublait la surface de la lagune, l’eau se heurtant aux feuilles des fougères comme une cire translucide. Une centaine de mètres plus loin, elle venait frapper doucement les restes du débarcadère devant le Ritz, rejetant quelques morceaux de planches brisées. Toujours retenus par le réseau lâche de leurs amarres, les bidons de deux cent cinquante litres flottaient les uns à côté des autres comme une troupe d’alligators bossus. Par chance, les alligators que Strangman avait postés tout autour de la lagune étaient encore dans leurs filets à côté des immeubles, ou alors s’étaient dispersés dans les criques environnantes à la recherche de nourriture, tandis que les iguanes se cachaient en les voyant arriver.

Kerans s’arrêta avant de longer en pagayant le côté exposé à la vue du quai contigu au Ritz, guettant sur la rive et à la sortie de la crique une des sentinelles de Strangman. La concentration qu’il lui avait fallu pour construire le radeau avec deux bidons d’eau en fer galvanisé avait à peu près épuisé ses facultés intellectuelles, et il attendit prudemment avant de continuer. En s’approchant de la jetée, il vit que les amarres avaient été volontairement tailladées et le cadre de bois broyé par un lourd véhicule marin, probablement l’hydroglisseur que Strangman avait ancré dans la lagune centrale. Coinçant le radeau entre deux des bidons flottants, de façon qu’il flotte lui-même librement parmi les débris, Kerans se hissa jusqu’au balcon et entra dans l’hôtel en franchissant l’appui d’une fenêtre. Il monta rapidement l’escalier en suivant les traces des grandes empreintes de pas sur le tapis bleu moisi, qui descendait du toit.

L’appartement sur le toit avait été saccagé. Au moment où il ouvrit la porte extérieure en bois, les fragments d’un des panneaux de glace qui mettaient l’intérieur à l’abri de l’air ambiant, tomba sur le sol à ses pieds. Quelqu’un était allé de pièce en pièce, mû par un désir frénétique de violence, brisant systématiquement tout ce qui était en vue. Les meubles Louis XV avaient été mis en pièces, les pieds et les bras des fauteuils lancés sur une cloison intérieure en glace. Le tapis qui recouvrait le sol n’était plus qu’un enchevêtrement de longues bandes arrachées ; même la thibaude avait été mise en morceaux de telle façon que le plancher puisse être saccagé et démoli. Les pieds du bureau avaient été arrachés et le meuble brisé en deux, le cuir de crocodile déchiré aux deux bouts. Des livres étaient éparpillés par terre, beaucoup d’entre eux déchirés en deux. Une pluie de coups s’était abattue sur la cheminée, creusant d’énormes brèches dans ses côtés dorés ; d’énormes étoiles de verre fracassé crevaient le miroir comme le signe d’explosions.

Marchant au milieu des débris, Kerans s’avança un instant jusqu’à la terrasse ; le filet métallique de la moustiquaire avait été repoussé à l’extérieur jusqu’à ce qu’il éclate. Les transats dans lesquels il s’était étendu pendant tant de mois étaient maintenant tout juste bons à faire des allumettes.

Comme il s’y attendait le faux coffre-fort derrière le bureau avait été forcé et sa porte béait sur l’intérieur vide. Kerans entra dans la chambre ; un petit sourire apparut sur son visage quand il réalisa que les démolisseurs de Strangman n’avaient pas découvert le grand coffre derrière le miroir de la chambre, au-dessus du secrétaire. La boussole en cuivre qu’il avait inutilement volée à la base, était posée sur le sol, toujours pointée vers un sud talismanique, sous le petit miroir circulaire qu’il avait brisé et dont le dessin évoquait maintenant un magnifique flocon de neige. Kerans tourna le cadre rococo, fit pivoter la charnière et la recula, découvrant le cadran intact du coffre-fort.

L’obscurité tombait du ciel, emplissant l’appartement de longs pans d’ombre tandis que les doigts de Kerans couraient sur les boutons voltés. Avec un soupir de soulagement, il tira la porte en arrière, sortit rapidement le lourd colt 45 et sa boîte de cartouches. Il s’assit sur le lit démoli, fit sauter l’emballage de la boîte puis remplit le barillet, sentant au creux de sa main le poids de la lourde arme noire. Il vida le carton et remplit ses poches de balles ; puis il resserra sa ceinture et retourna dans le salon.

Tout en regardant la pièce, il réalisa que, par un curieux paradoxe, il n’en voulait pas à Strangman d’avoir saccagé l’appartement. Dans un sens sa destruction, et en même temps celle de tous ses souvenirs de la lagune, soulignaient quelque chose qu’il avait voulu ignorer pendant quelque temps et que l’arrivée de Strangman, avec tout ce qu’elle impliquait, l’avait bien forcé à accepter : la nécessité d’abandonner la lagune et de partir vers le sud. La période pendant laquelle il avait vécu là, n’était plus, et l’appartement étanche à l’air ambiant avec sa température et son degré d’humidification constant, ses réserves de carburant et de ravitaillement, n’était rien de plus qu’une forme recluse de son environnement préalable à laquelle il s’était cramponné comme un embryon peu disposé à quitter l’utérus maternel. L’éclatement de sa coquille, comme les doutes aigus qui l’avaient saisi quant à ses véritables motifs inconscients lorsqu’il avait été si près de se noyer dans le planétarium, était le tour d’écrou nécessaire pour l’obliger à agir, pour qu’il émerge de son soleil intérieur, archéopsychique, dans un jour plus lumineux. Maintenant, il lui fallait aller de l’avant. Le passé représenté par Riggs, aussi bien que le présent contenu à l’intérieur de l’appartement saccagé, n’offraient plus ni l’un ni l’autre une existence viable. Son engagement pour le futur, celui qu’il avait choisi et que tant de doutes et d’hésitations avaient retardé, était maintenant absolu.

Dans l’obscurité, la coque incurvée et brillante du navire-magasin se dressait comme le ventre de velours d’une baleine échouée. Kerans était accroupi dans l’ombre de l’aube arrière, son maigre corps bronzé se fondant dans l’arrière-plan. Il était caché dans l’espace étroit qui séparait deux pales, constituées chacune par une plaque métallique longue de cinq mètres et large d’un mètre cinquante, guettant à travers les maillons de la chaîne de transmission. Il était un peu moins de minuit et la dernière des équipes de pillage était en train de quitter la passerelle : les marins, la machette dans une main et une bouteille dans l’autre, s’éloignaient en titubant dans le square. Les pavés ronds étaient couverts de coussins et de tam-tams, d’ossements et de tisons éteints, tout cela jeté pêle-mêle sur le sol.

Kerans attendit que le dernier membre du groupe ait disparu dans une des rues ; il se dressa alors et vérifia que le colt était bien dans sa ceinture. Loin de là, de l’autre côté de la lagune, se trouvait l’appartement de Béatrice, les fenêtres plongées dans l’obscurité et la lumière en haut du pylône éteinte. Kerans avait envisagé de monter l’escalier jusqu’au dernier étage, mais au fond il était convaincu que Béatrice était demeurée à bord du navire-magasin, invitée forcée de Strangman.

Au-dessus de lui une silhouette s’appuya au bastingage, puis disparut. Une voix lointaine cria quelque chose, une autre répondit du pont. Le hublot de la coquerie s’ouvrit et un plein seau de déchets liquides fut jeté dans le square. Il y avait déjà une grande mare de déjection qui s’étendait sous le bateau, et qui remplirait bientôt la lagune ; le navire flotterait de nouveau sur la neige de ses propres excréments.

Rampant sous la chaîne de transmission, Kerans se redressa sur la pale inférieure et grimpa rapidement en s’aidant de ses mains sur cette sorte d’échelle radiale courbe. L’aube grinçait doucement, tournant de quelques centimètres sous son poids, tandis que la chaîne de transmission se tendait. Lorsqu’il eut atteint le haut, il passa sur le longeron d’acier qui supportait l’axe de l’aube. S’accrochant à un hauban tendu au-dessus de lui, il rampa doucement le long du longeron étroit puis se redressa et enjamba le bastingage pour se retrouver dans la petite cage d’une archipompe. Une échelle étroite menait en diagonale jusqu’à la passerelle d’observation. Kerans l’escalada silencieusement, s’arrêtant à chacun des deux ponts intermédiaires pour s’assurer qu’aucun des marins souffrant d’une bonne gueule de bois ne rêvait à la lune, accoudé à la lisse.

Dissimulé par une baleinière peinte en blanc, amarrée sur le pont, Kerans, bondissant d’un ventilateur à l’autre, atteignit un câble rouillé à quelques mètres de la table autour de laquelle Strangman les avait invités à dîner. La table avait été retirée, les divans et le sofa alignés sous le grand tableau qui était toujours appuyé aux cheminées.

Un bruit de voix retentit à nouveau au-dessous de lui et la passerelle craqua comme une nouvelle équipe descendait dans le square. Au loin, par-dessus les toits, une fusée de signalisation brilla quelques instants contre les corps de cheminées. Lorsque la lumière disparut Kerans se redressa et dépassa le tableau en se dirigeant vers l’écoutille qui se trouvait cachée derrière.

Il s’arrêta soudain, agrippant dans sa main la crosse du colt. À cinq ou six mètres de lui, du côté du pont où se trouvaient les cabines, l’extrémité rougeoyante d’un cigare de Manille brillait dans l’obscurité, apparemment détaché de toute forme humaine. En équilibre sur la pointe des pieds, aussi incapable d’avancer que de reculer, Kerans fouilla la pénombre autour de la lueur et finit par distinguer la silhouette blanche de la casquette de l’Amiral. Un instant plus tard, comme ce dernier tirait avec satisfaction sur son cigare, le rougeoiement se refléta dans ses yeux. Lorsque les hommes eurent traversé le square, l’Amiral se retourna et examina la passerelle d’observation. Par-dessus la rampe de bois du bastingage, Kerans pouvait voir la crosse d’un fusil négligemment posée au creux de son coude. Le cigare pivota dans un coin de sa bouche et un cône de fumée blanche se dispersa dans l’air comme une poussière d’argent. Pendant deux ou trois longues secondes, il regarda dans la direction de Kerans qui se profilait dans l’obscurité contre la masse de silhouettes du tableau ; mais il ne donna aucun signe d’attention, apparemment persuadé que Kerans faisait partie de l’ensemble. Puis il se dirigea doucement vers le poste d’équipage.

Avançant pas à pas avec prudence, Kerans atteignit l’extrémité du tableau et plongea dans l’ombre, derrière lui. Un halo de lumière provenant de l’écoutille s’étendait sur le pont. Accroupi, le colt serré dans sa main, il descendit les marches lentement jusqu’au pont désert où s’étaient trouvées les salles de jeu, guettant le moindre signe d’activité. Sur chaque seuil, il s’attendait à découvrir le canon dressé d’un fusil au milieu des rideaux. L’appartement de Strangman se trouvait directement derrière le pont, derrière une porte à panneaux dans un recoin du bar.

Il attendit près de la porte jusqu’à ce qu’un plateau métallique tombe par terre dans la cuisine. Il appuya sur la poignée, libéra le pêne de la porte et se glissa silencieusement dans la pénombre. Il s’arrêta quelques secondes derrière la porte, habituant son regard à la faible lumière qui parvenait dans l’antichambre au travers d’un rideau de perles dissimulé derrière un meuble à sa droite. Au centre de la pièce se trouvait une grande table sur laquelle était posée une carte déroulée, recouverte d’une plaque de verre. Ses pieds nus s’enfonçaient dans le tapis épais ; il passa de l’autre côté du meuble et regarda entre les perles.

La pièce, deux fois plus large, était le salon principal de Strangman, une pièce lambrissée avec des divans de cuir qui se faisaient face le long des murs latéraux, une grande mappemonde ancienne posée sur un piédestal de bronze sous une rangée de hublots. Trois lustres pendaient du plafond, mais l’un d’eux seulement était allumé au-dessus d’une chaise byzantine à haut dossier ; des vitraux recouvraient le mur opposé et la lumière du lustre se reflétait sur les bijoux qui débordaient de boîtes à munitions métalliques disposées en demi-cercles sur les tables basses.

La tête appuyée au dossier de la chaise, effleurant d’une main le mince pied d’un verre d’or posé sur une table d’acajou près de son coude, se trouvait Béatrice Dahl. Sa robe de brocart bleu était étalée autour. Telle comme la queue d’un paon, des perles et des saphirs qui avaient glissé de sa main gauche, brillant au milieu des plis comme des yeux électriques. Kerans hésita, regarda la porte opposée qui menait à la cabine de Strangman, puis écarta doucement le rideau de façon que les perles tintent faiblement.

Béatrice ne réagit pas, manifestement habituée à ce bruissement de verre. Les coffres à ses pieds étaient remplis d’une masse de bijoux démontés – des bracelets de diamants, des clips en or, des diadèmes et des chaînes de zircon, des colliers et des pendentifs en pierres du Rhin, d’énormes perles de culture montées en boucles d’oreilles, – débordant d’un coffre à l’autre et se répandant dans les plateaux posés sur le sol, comme des récipients destinés à recueillir une averse de vif-argent.

Pendant un instant Kerans pensa que Béatrice avait été droguée : son expression était vide et terne comme le masque d’un mannequin de cire, son regard perdu dans le vague. Mais elle bougea la main et porta machinalement le verre de vin à ses lèvres.

— Béatrice.

D’un mouvement brusque, elle renversa le vin sur les pans de sa robe, leva les yeux avec surprise. Repoussant les perles du rideau, Kerans entra rapidement dans la pièce et la saisit par le bras au moment où elle s’apprêtait à se lever de son siège.

— Attends, Béatrice, ne bouge pas encore ! (Il essaya d’ouvrir la porte qui se trouvait derrière le siège, constata qu’elle était fermée à clé.) Strangman et ses hommes sont partis poursuivre leur pillage dans les rues et je crois qu’il n’y a que l’Amiral sur le pont.

Béatrice appuya son visage contre l’épaule de Kerans, passant ses doigts sur les ecchymoses noires qui apparaissaient sur sa peau bronzée.

— Fais attention, Robert ! Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Strangman n’a pas voulu me laisser regarder.

Son soulagement et le plaisir qu’elle manifestait en voyant Kerans donnait la mesure de son inquiétude. Son regard fit le tour de la pièce avec anxiété.

— Chéri, laisse-moi ici et va-t’en. Je ne pense pas que Strangman me fera du mal.

Kerans secoua la tête et l’aida à se mettre debout. Il contempla la silhouette élégante de Béatrice, ses lèvres lisses et rouges et ses ongles laqués, presque ahuri de redécouvrir l’odeur entêtante de son parfum et le froufrou du brocart de sa robe. Après la violence et l’horreur des derniers jours, il se sentait dans la même situation que les explorateurs couverts de poussière qui se trouvaient devant la tombe de Néfertiti et tombaient sur le masque merveilleusement peint dans les profondeurs de la nécropole.

— Strangman est capable de tout, Béatrice ; il est fou. Ils ont agi comme des cinglés avec moi ; ils ont été fichtrement près de me tuer.

Béatrice ramassa la traîne de sa robe, chassant les bijoux qui s’accrochaient au tissu. Malgré l’amoncellement extravagant qui se trouvait devant elle, ses poignets et sa poitrine étaient nus ; elle ne portait qu’un de ses propres clips en or.

— Mais Robert, même si nous parvenons à filer…

— Tais-toi !

Kerans s’arrêta tout près du rideau, observant les rangées de perles qui se balançaient doucement ; il se détendit, essayant de se souvenir si un hublot était resté ouvert dans l’antichambre.

— J’ai construit un petit radeau grâce auquel nous devrions pouvoir nous éloigner. Plus tard, nous nous reposerons et nous en construirons un plus grand.

Il s’avança vers le rideau ; mais les rangées de perles s’écartèrent un petit peu, quelque chose se déplaça avec la vivacité d’un serpent, et une lame d’acier, tourbillonnant, longue d’un mètre fendit l’air et tournoya vers sa tête comme une immense faux. Clignant des yeux sous la douleur, Kerans bondit en sentant la lame effleurer son épaule droite et y dessiner une mince éraflure sur quelques centimètres avant d’aller s’enfoncer avec une vibration métallique dans le panneau de chêne derrière lui. Incapable de crier, Béatrice recula, les yeux agrandis par la terreur et heurta une des petites tables, renversant sur le sol un des coffres de bijoux.

Avant que Kerans puisse atteindre la jeune femme, le rideau fut repoussé par un bras énorme et une gigantesque silhouette bossue s’encadra dans la porte, la tête borgne baissée sous le linteau comme celle d’un taureau. La sueur coulait en rigoles de son énorme poitrine musclée, tachant son short vert. Il tenait dans la main droite une lame d’acier brillante, prête à s’enfoncer dans le ventre de Kerans.

L’esquivant à travers la pièce, Kerans serra le revolver dans sa main, tandis que l’œil cyclopéen de l’immense nègre le suivait. Il posa le pied sur le fermoir ouvert d’un collier et tomba en arrière sur le divan.

Comme il se redressait et s’appuyait contre le mur, le grand César se lança vers Kerans, brandissant son couteau qui décrivit un court arc de cercle comme l’extrémité d’une hélice. Béatrice cria, mais sa voix fut brusquement couverte par le grondement terrifiant du colt. Rejeté en arrière par le recul, Kerans s’assit sur le divan, et regarda le mulâtre s’écraser en se tordant sur le pas de la porte, tandis que le poignard tombait de sa main. Un étrange gargouillement sortit de sa gorge, et avec un effort dans lequel il mettait toute sa douleur et toute sa déception, il s’accrocha au rideau de perles qu’il arracha du linteau. Les muscles noueux de son torse se contractèrent pour la dernière fois. Serrant le rideau autour de lui, il tomba en avant sur le plancher, battant l’air de ses membres énormes, des milliers de perles roulant aux alentours.

— Béatrice ! Viens !

Kerans la saisit par le bras et l’entraîna par-dessus le corps prostré dans l’antichambre, sa main et son bras droits encore engourdis par le recul violent du colt. Ils passèrent le recoin et traversèrent en courant le bar désert. Au-dessus de leurs têtes, une voix cria quelque chose ; des pas résonnèrent sur le pont, se dirigeant vers le bastingage.

Kerans s’arrêta, regarda les plis volumineux de la robe de Béatrice et abandonna son plan ; il avait eu l’intention de s’enfuir par le même chemin qu’il avait pris pour venir, en passant par l’aube arrière.

— Il va falloir franchir la passerelle. (Il désigna du doigt l’accès au bastingage tribord qui n’était pas gardé, tandis que les cupidons du night-club posaient leurs lèvres de rubis sur les flûtes et dansaient de chaque côté de l’escalier). Nous serons peut-être un peu visibles, mais il n’y a pas d’autre solution.

Ils étaient à peu près à mi-chemin de la passerelle lorsque celle-ci commença à se balancer sur ses bossoirs et ils entendirent l’Amiral leur glapir quelque chose du pont ; quelques secondes… un fusil de chasse claqua et les plombs s’enfoncèrent dans le toit en bardeau au-dessus de leurs têtes. Kerans baissa celle-ci rapidement : il pouvait voir, au bout de la passerelle amarrée au pont, le long canon du fusil de chasse, juste au-dessus d’eux, que l’Amiral ajusta.

Kerans sauta dans le square, saisit Béatrice par la taille et la renversa par terre. Ils rampèrent jusque sous la coque du navire-magasin, puis se précipitèrent à travers le square vers la rue la plus proche.

Ils étaient à mi-chemin lorsque Kerans regarda par dessus son épaule et aperçut un groupe des hommes de Strangman de l’autre côté du square. Ils échangeaient des cris avec l’Amiral et virent Kerans et Béatrice une centaine de mètres plus loin.

Kerans se mit à courir, le revolver toujours serré dans sa main, mais Béatrice le retint.

— Non, Robert ! Regarde !

En face d’eux, avançant au coude à coude et occupant toute la largeur de la rue, se trouvait un autre groupe, un homme vêtu de blanc au centre. Il avançait tranquillement, un pouce négligemment passé dans sa ceinture, faisant signe à ses hommes de l’autre et touchant presque des doigts l’extrémité de la machette que brandissait son voisin.

Changeant de direction, Kerans entraîna Béatrice en diagonale à travers le square, mais le premier groupe s’était déployé et leur coupait le passage. Une fusée fut lancée du pont du bateau et inonda le square de sa lumière rose.

Béatrice s’arrêta, hors d’haleine, serrant inutilement dans sa main le talon cassé de sa sandale dorée. Elle regarda avec hésitation les hommes qui s’approchaient d’eux.

— Chéri… Robert… Et le bateau ? Essaye d’y retourner !

Kerans la saisit par le bras et ils reculèrent dans l’ombre sous l’aube avant, dont les pales les mettaient à l’abri du fusil braqué sur eux depuis le pont du bateau. L’effort qu’il avait dû fournir pour grimper à bord du navire puis pour courir à travers le square, avait épuisé Kerans, et ses poumons se contractaient en spasmes douloureux, de telle sorte qu’il pouvait à peine tenir le revolver.

— Kerans…

La voix froide et ironique de Strangman s’éleva dans le square. Il avança d’une démarche tranquille à la portée du colt, mais soigneusement couvert par les hommes qui l’encadraient. Ils avaient tous des machettes ou des coupe-coupe, leurs visages étaient affables et détendus.

— C’est la fin, Kerans… La fin !

Strangman s’arrêta à quelques mètres de Kerans, ses lèvres sardoniques se tordant en un petit sourire, l’examinant avec une pitié presque amicale.

— Désolé, Kerans, mais vous nous avez plutôt gênés. Jetez votre arme, sinon nous tuerons aussi la fille Dahl. (Il attendit quelques secondes avant d’ajouter.) Je suis sincère, vous savez.

Kerans retrouva sa voix.

— Strangman…

— Non, Kerans ; le moment est mal choisi pour une discussion métaphysique. (Une note de mécontentement était apparue dans sa voix comme s’il était en train de discuter avec un enfant revêche.) Croyez-moi, ce n’est pas le moment de prier, ce n’est plus le moment de rien. Je vous ai dit de jeter votre arme. Ensuite, vous vous avancerez. Mes hommes pensent que vous avez enlevé Miss Dahl, ils ne la toucheront pas. Allons, Kerans, nous ne voulons pas que quelque chose arrive à Béatrice, n’est-ce pas ? ajouta-t-il avec une nuance de menace. Pensez au beau masque que son visage pourrait faire. (Il étouffa un éclat de rire de folie.) Bien mieux que ce vieil alligator dont vous étiez coiffé !

La gorge serrée, Kerans se retourna et tendit le revolver à Béatrice serrant les petites mains de la jeune femme autour de la crosse. Avant que leurs regards ne se croisent, il détourna les yeux, respirant pour la dernière fois le parfum musqué de ses seins, puis il commença à s’avancer dans le square comme l’avait commandé Strangman. Ce dernier l’observa avec un rictus diabolique puis bondit soudain, donnant aux autres le signal de l’assaut.

Les longues lames fendant l’air derrière lui, Kerans fit demi-tour, courut autour de l’aube, essayant d’atteindre la zone arrière du bateau. Mais ses pieds glissèrent dans une des mares fétides, et avant de pouvoir rattraper son équilibre, il tomba lourdement. Il rampa sur les genoux, un bras dressé désespérément dans un dernier effort pour parer le cercle des machettes dressées. Il sentit soudain quelque chose le saisir par derrière et le tirer violemment, lui faisant perdre l’équilibre.

Il se retrouva debout sur les pavés humides et entendit Strangman pousser un cri de surprise. Un groupe d’hommes en uniforme, le fusil à la hanche, sortaient rapidement de l’ombre derrière le navire-magasin où ils s’étaient cachés. À leur tête, se trouvait la silhouette soignée et alerte du colonel Riggs. Deux soldats portaient une mitrailleuse légère, un troisième deux caisses de bandes de munitions. Ils installèrent rapidement l’arme sur un trépied, quelques mètres devant Kerans, pointant le canon entouré de son refroidisseur à air perforé vers la masse confuse qui reculait devant eux. Les autres soldats se déployèrent en un large demi-cercle, reculant les plus lents des hommes de Strangman avec leurs baïonnettes.

La plupart des membres de l’équipage reculaient d’un pas incertain en un troupeau confus vers le square, pourtant deux d’entre eux tenant toujours leur coupe-coupe, tentèrent de s’ouvrir un chemin dans le cordon des soldats. Une courte rafale éclata immédiatement au-dessus de leurs têtes et ils laissèrent tomber leur poignard avant de rejoindre silencieusement les autres.

— Okay, Strangman, ça ira très bien comme cela.

Riggs tapota de son stick la poitrine de l’Amiral et le força à reculer.

Complètement déconcerté par tout ceci, Strangman, bouche bée, regardait les soldats grouiller autour de lui. Il fouilla du regard le navire-magasin, comme s’il s’attendait à ce qu’un canon de gros calibre soit roulé sur le pont et retourne la situation. Au lieu de cela, deux soldats casqués apparurent derrière le bastingage avec un projecteur rotatif et balayèrent le square de son faisceau.

Kerans sentit quelqu’un le saisir par le coude. Il regarda le visage au nez crochu plein de sollicitude du sergent Macready qui portait une mitraillette au creux de son bras. Il faillit d’abord ne pas le reconnaître et ce ne fut qu’au prix d’un effort qu’il parvint à identifier les traits aquilins, comme s’il s’agissait d’un visage qu’il n’avait pas vu depuis une vie entière.

— Tout va bien, Sir ? demanda doucement Macready. Désolé d’avoir dû vous bousculer comme cela ! J’ai l’impression qu’il s’est passé de drôles de choses par ici !

13. Trop tôt, trop tard

Vers huit heures le lendemain matin, Riggs avait stabilisé la situation ; il fut en mesure d’avoir avec Kerans une conversation non officielle. Il avait installé son quartier général à la station d’essais, ce qui lui permettait de surplomber les rues qui l’entouraient et particulièrement le bateau à aubes dans le square. On avait confisqué les armes de Strangman et de son équipage, et ils se trouvaient tous assis en rond dans l’ombre de la coque, surveillés par la mitrailleuse légère servie par Macready et deux de ses hommes.

Kerans et Béatrice avaient passé la nuit dans l’infirmerie du bâtiment de Riggs, un patrouilleur de trente tonnes lourdement armé qui se trouvait maintenant ancré à côté de l’hydroglisseur dans la lagune centrale. L’unité était arrivée peu après minuit et une patrouille de reconnaissance avait atteint la station d’essais sur le pourtour de la lagune asséchée à peu près au moment où Kerans entrait dans l’appartement de Strangman dans le navire-magasin. En entendant le coup de feu qui avait suivi, ils étaient immédiatement descendus dans le square.

— Je pensais bien que Strangman était ici, expliqua Riggs. Il y a un mois, une de nos patrouilles aériennes avait signalé avoir vu un hydroglisseur et j’avais pensé que vous risquiez d’avoir des ennuis avec lui si vous traîniez toujours dans le coin. J’ai prétexté vouloir essayer de récupérer la station d’essais. (Il s’assit sur le bord du bureau, regardant l’hélicoptère qui faisait des cercles au-dessus des rues.) Ceci devrait suffire à les faire tenir tranquilles pendant un certain temps.

— Daley semble avoir enfin trouvé le moyen de voler, commenta Kerans.

— Les occasions ne lui ont pas manqué. Riggs tourna son regard intelligent vers Kerans et demanda d’un ton léger : À propos, Hardman est-il ici ?

— Hardman ? (Kerans secoua doucement la tête.) Non, je ne l’ai pas vu depuis le jour où il a disparu. Il doit être loin d’ici, maintenant, Colonel.

— Vous avez probablement raison. Je pensais simplement qu’il risquait d’être encore par là.

Il adressa à Kerans un sourire de sympathie, ayant évidemment pardonné le sabordage de la station d’essais, ou peut-être suffisamment sensible pour ne pas revenir sur le sujet si peu de temps après la dure épreuve qu’avait traversée Kerans. Il désigna du doigt au-dessous d’eux, les rues grises dans la lumière du soleil, la boue desséchée sur les toits et les murs qui évoquaient des excréments durcis.

— C’est plutôt sinistre, par ici. Rudement moche, pour le vieux Bodkin. Il aurait mieux fait de nous suivre vers le nord.

Kerans approuva ; il posa le regard sur les estafilades faites par les machettes dans le bois du chambranle de la porte, souvenir des dégâts infligés gratuitement à la station après la mort de Bodkin. On avait fait disparaître à peu près tout le désordre et son corps, étendu au milieu des graphiques maculés de sang, avait été porté sur le patrouilleur. Kerans réalisa avec surprise qu’il s’était endurci au point d’avoir déjà oublié Bodkin ; il ne ressentait même pas la pitié la plus élémentaire. Le fait que Riggs ait mentionné Hardman, lui avait rappelé quelque chose d’infiniment plus urgent et important, le grand soleil dont le battement magnétique retentissait toujours dans son esprit et une vision des bancs de sable sans fin et des marécages sanglants du sud passa devant ses yeux.

Il s’approcha de la fenêtre, ôta une écharde de la manche de sa veste d’uniforme propre, et regarda les hommes entassés sous le navire-magasin. Strangman et l’Amiral s’étaient approchés de la mitrailleuse et discutaient avec Macready qui secouait imperturbablement la tête.

— Pourquoi n’arrêtez-vous pas Strangman ? demanda-t-il.

Riggs émit un rire bref.

— Parce qu’il n’y a absolument rien que je puisse lui reprocher. Légalement, et il le sait parfaitement bien, il était absolument en droit de se défendre contre Bodkin et de le tuer en cas de nécessité.

Kerans le dévisagea par-dessus son épaule avec surprise ; Riggs poursuivit :

— Vous vous souvenez de la loi sur la récupération des terres et des règlements concernant l’entretien des digues ? Il demeure toujours valable. Je sais que Strangman est un sale type avec sa peau blanche et ses alligators, mais si l’on veut considérer les choses dans l’absolu, il mérite une médaille pour avoir asséché la lagune. S’il se plaignait, j’aurais toutes les peines du monde à expliquer la présence de la mitrailleuse, là en bas. Croyez-moi, Robert, si j’étais arrivé seulement cinq minutes plus tard et si je vous avais trouvé réduit en morceaux, Strangman aurait pu prétendre que vous étiez un complice de Bodkin et je n’aurais rien pu faire. C’est un type intelligent.

Toujours aussi fatigué après n’avoir dormi que trois heures, Kerans s’appuya à la fenêtre avec un pâle sourire à son usage exclusif ; il essaya de comprendre l’attitude tolérante de Riggs vis-à-vis de Strangman, au travers de ses propres contacts avec l’individu. Il avait conscience du fossé encore plus profond qui le séparait maintenant de Riggs. Bien que le colonel ne soit qu’à quelques mètres de lui, ponctuant la discussion de gestes brusques de son stick, il était incapable d’accepter entièrement l’idée de l’existence de Riggs, à peu près comme si l’image de ce dernier était projetée à l’intérieur de la station d’essais au travers d’une énorme distance de temps et d’espace par une caméra compliquée à trois dimensions. C’était Riggs et non pas lui qui voyageait dans le temps. Kerans avait remarqué un manque de valeur physique comparable pour les autres membres de l’équipage. La plupart de ceux qui en avaient fait partie au départ avaient été remplacés – tous ceux, dont Wilson et Caldwell, qui avaient connu les rêves profonds. C’était peut-être pour cette raison, et à cause de leurs visages pâles et de leurs regards vides qui contrastaient terriblement avec les hommes de Strangman que l’équipage actuel paraissait plat et irréel, accomplissant sa tâche comme un groupe d’androïdes intelligents.

— Et le pillage ? demanda-t-il.

Riggs haussa les épaules.

— À part quelques broutilles chipées dans un vieux Woolworth’s, il n’a rien pris qui ne puisse être imputé à l’exubérance naturelle de ses hommes. Quant aux statues et à ce genre de choses, il se livre à une précieuse activité en récupérant des œuvres d’art qui avaient été abandonnées sous la pression des événements. Bien que je ne sois pas sûr de connaître les véritables raisons. (Il tapota l’épaule de Kerans.) Il faut que vous oubliiez Strangman, Robert. La seule raison pour laquelle il se tient tranquille pour le moment est qu’il sait parfaitement que la loi lui est favorable. Si ce n’était pas le cas une sanglante bataille serait en train de faire rage. (Il changea de sujet.) Vous avez l’air absent, Robert. Vous faites toujours les mêmes rêves ?

— De temps en temps. (Un frisson secoua Kerans.) Il s’est passé de drôles de choses ici, ces derniers jours. C’est difficile de décrire Strangman ; c’est une sorte de diable blanc échappé du culte du vaudou. Je ne peux pas admettre l’idée qu’il va s’en sortir indemne. Quand allez-vous réinonder la lagune ?

— Réinonder la… ? (Riggs répéta la phrase, secoua la tête avec stupéfaction.) Vous n’avez réellement plus aucun contact avec la réalité, Robert. Plus tôt vous partirez d’ici, mieux ça vaudra ! La dernière chose que j’ai l’intention de faire, c’est bien de réinonder la lagune. Si quelqu’un essayait, je veillerais personnellement à lui faire sauter la tête. La récupération des terres, en particulier une zone urbaine comme celle-ci, au centre de ce qui a été une grande capitale, est classée en super-priorité. Si Strangman est sérieux quand il parle d’assécher les deux lagunes voisines, non seulement il obtiendra un pardon total, mais il a même toutes les chances d’être bombardé gouverneur général. (Il regarda au travers de la fenêtre les barreaux métalliques de l’échelle de secours qui brillaient dans le soleil.) Le voilà qui arrive ; je me demande ce qu’il a dans sa sale petite caboche !

Kerans s’approcha de Riggs, détournant le regard de l’amas de toiles jaunes.

— Colonel, vous devez inonder la lagune, loi ou pas loi. Êtes-vous descendu dans les rues ? Elles sont obscènes, hideuses ! C’est un monde de cauchemar qui est mort, terminé ; Strangman a redonné vie à un cadavre ! Quand vous aurez passé deux ou trois jours ici, vous…

Riggs s’éloigna du bureau, coupant la parole à Kerans. Une note d’impatience perçait dans sa voix.

— Je n’ai pas l’intention de rester ici deux ou trois jours, laissa-t-il tomber sèchement. Ne vous en faites pas, je ne souffre pas d’obsession maladive à propos de ces lagunes, inondées ou non. Nous partons demain matin à la première heure, nous tous.

Surpris, Kerans fit observer :

— Mais vous ne pouvez pas partir, Colonel : Strangman restera ici.

— Bien entendu, il restera ! Croyez-vous que ce bateau à aubes ait des ailes ? Il n’y a aucune raison pour qu’il s’en aille, lui, s’il pense pouvoir supporter les grandes vagues de chaleur qui se rapprochent et les trombes de pluie. On ne sait jamais : s’il parvient à réfrigérer quelques-uns de ces grands immeubles, ce n’est pas impossible. Plus tard, s’il récupère une assez grande partie de la ville, il est même possible qu’on envisage de la réoccuper. Lorsque je serai de retour à Byrd, j’ai bien l’intention de suggérer qu’il en soit fait ainsi. Mais pour le moment, je n’ai aucune raison de rester ici : je ne peux plus emmener la station maintenant ; mais ce n’est pas une grosse perte. De toute façon, Miss Dahl et vous, avez besoin de vous reposer. Et aussi de vous changer les idées. Vous rendez-vous compte de la chance qu’elle a d’être encore entière ? Bon Dieu ! (Il hocha la tête avec sévérité vers Kerans et se leva en entendant un doigt frapper énergiquement à la porte.) Vous devriez m’être reconnaissant d’être arrivé ici à temps.

Kerans se dirigea vers la porte latérale qui donnait sur la cuisine, désireux d’éviter Strangman. Il s’arrêta un instant pour regarder Riggs.

— Je n’en suis pas si sûr, Colonel. J’ai bien peur que vous soyez arrivé trop tard.

14. Grand Chelem

Accroupi dans un petit bureau, deux étages au-dessous du barrage, Kerans écoutait le son de la musique qui s’élevait au milieu des lumières sur le pont supérieur du navire-magasin. La réception de Strangman battait son plein. Poussées par deux des plus jeunes membres de l’équipage, les deux aubes tournaient lentement, séparant les faisceaux lumineux de couleur et les renvoyant vers le ciel. Vues d’au-dessus, les tentes blanches semblaient recouvrir un champ de foire, un brillant amalgame de bruits et de festivités dans le square obscur.

Faisant une concession à Strangman, Riggs avait accepté de se rendre à cette soirée d’adieux. Les deux hommes avaient conclu un marché : la mitrailleuse avait été retirée un peu plus tôt et l’accès du pont inférieur avait été interdit aux hommes du Colonel, tandis que Strangman avait accepté de rester à l’intérieur des limites de la lagune jusqu’au départ de Riggs. Pendant toute la journée, Strangman et sa troupe avaient rôdé dans les rues et les sons épars du pillage et des coups de feu s’étaient élevés çà et là. Même maintenant que les derniers invités – le Colonel et Béatrice Dahl – quittaient la soirée et grimpaient l’escalier de secours de la station d’essais, des bagarres éclataient sur le pont et des bouteilles étaient jetées par-dessus bord dans le square.

Kerans avait fait une apparition symbolique à la réception, veillant à rester loin de Strangman qui n’avait pas fait beaucoup d’efforts pour lui parler. À un moment donné, entre deux attractions, il avait croisé Kerans, lui frôlant délibérément le coude, et levant son verre vers lui.

— J’espère que vous ne vous ennuyez pas trop, docteur. Vous avez l’air fatigué.

Il adressa un sourire malicieux à Riggs qui était assis, raide comme un piquet, sur un coussin de soie garni de blanc et qui arborait l’expression circonspecte d’un commissaire de police à la cour d’un pacha.

— Le docteur Kerans et moi-même avons l’habitude de nous réunir dans des conditions tout à fait différentes, Colonel. C’est généralement beaucoup plus agité.

— Je n’en doute pas, Strangman, répondit doucement Riggs, tandis que Kerans se détournait, incapable comme Béatrice, de dissimuler la répulsion que lui inspirait Strangman. La jeune femme regardait par dessus son épaule, de l’autre côté du square ; un petit froncement de sourcils dissimula un instant la torpeur et le retour sur elle-même qui l’occupaient de nouveau entièrement.

Observant de loin Strangman qui applaudissait à une nouvelle attraction, Kerans se demanda si celui-ci n’avait pas, d’une certaine façon, dépassé son summum et s’il ne commençait pas à se désintégrer. Il était maintenant purement et simplement répugnant, comme un vampire pourri, gorgé de méchancetés et d’horreurs. Le charme qui émanait de lui à un moment donné avait disparu, il avait maintenant l’allure d’un rapace. Aussitôt qu’il le put, Kerans feignit une petite crise de malaria, s’éloigna dans l’obscurité et monta l’escalier de secours de la station d’essais.

Décidé maintenant à adopter la seule solution valable, Kerans sentait son esprit devenir clair et coordonné, s’étendant au-delà des limites de la lagune.

Les nuages de pluie n’étaient qu’à quatre-vingts kilomètres au sud, serrés en couches épaisses, masquant les marais et les archipels à l’horizon. Le vieux soleil que les événements de la semaine passée avaient obscurci battait de nouveau sans arrêt avec son immense pouvoir dans l’esprit de Kerans, se confondant maintenant avec le vrai soleil que l’on voyait au-delà des nuages de pluie. Implacable et magnétique, il l’attirait vers le sud, vers la chaleur intense et les lagunes submergées de l’équateur.

Aidée par Riggs, Béatrice grimpa sur le toit de la station d’essais qui servait également d’héliport. Le sergent Daley mit le moteur en route et le rotor commença à tourner ; Kerans en profita pour descendre rapidement sur le balcon, deux étages plus bas. Distant d’une centaine de mètres des deux, il se trouvait exactement entre l’hélicoptère et le barrage, la terrasse ininterrompue de l’immeuble reliant les trois points.

Un énorme banc de vase se trouvait derrière l’immeuble, s’élevant au-dessus des marais environnants, jusqu’au garde-fou de la terrasse, autour duquel s’enroulait une végétation luxuriante. Plongeant sous les énormes frondes des fougères, Kerans courut vers le barrage, coincé entre l’extrémité de l’immeuble et le pignon du bâtiment voisin. Exception faite de la crique située de l’autre côté de la lagune, où avaient été installés les chalands de pompage, c’était là que se trouvait le seul point d’entrée important par où l’eau avait coulé dans la lagune. L’accès d’origine, dont la largeur et la profondeur avaient atteint une vingtaine de mètres, était maintenant réduit à un étroit passage obstrué par la boue et les thallophytes ; un rempart d’épaisses bûches bloquait les deux mètres de l’ouverture restée libre. Quand les rondins seraient enlevés, le flot serait d’abord faible ; mais au fur et à mesure que la vase s’évacuerait, l’ouverture redeviendrait béante.

Kerans retira deux boîtes carrées noires d’une petite cachette sous une dalle descellée ; chaque boîte contenait six cartouches de dynamite attachées ensemble. Il avait passé tout l’après-midi à les chercher dans les immeubles environnants, convaincu que Bodkin avait fait une descente dans l’armurerie de la base, au moment même où il avait volé la boussole, et il les avait finalement découvertes par hasard.

Le ronflement du moteur de l’hélicoptère s’enfla, tandis que l’échappement crachait des flammèches dans l’obscurité ; Kerans alluma le cordon court de trente secondes, enjamba le garde-fou et s’élança vers le centre du barrage.

Lorsqu’il l’eut atteint, il se pencha et accrocha les boîtes à une petite cheville qu’il avait fixée le soir même à la rangée supérieure des bûches. Elles pendaient, hors de vue, à cinquante centimètres au-dessus du niveau de l’eau.

— Docteur Kerans ! Allez-vous-en de là, Sir !

Kerans leva les yeux et vit le sergent Macready au bout du barrage, appuyé au garde-fou du toit voisin. Il se pencha, apercevant soudain l’extrémité rougeoyante du cordon, et saisit rapidement sa Thompson. Tête baissée, Kerans courut le long du barrage et atteignit la terrasse au moment où Macready criait de nouveau quelque chose, puis tirait une courte rafale. Les balles labourèrent la rambarde, faisant voler des éclats de ciment et Kerans tomba au moment où un projectile de cupronickel frappait sa jambe droite juste au-dessous du genou. Franchissant la rambarde, il vit Macready épauler la mitraillette et bondir sur le barrage.

— Macready, reculez ! cria-t-il au sergent qui se précipitait sur les planches de bois. Ça va sauter !

Reculant au milieu des frondes, sa voix couverte par le grondement de l’hélicoptère qui décollait, il regarda désespérément Macready s’arrêter au centre du barrage et se pencher sur les boîtes.

— Vingt-huit, vingt-neuf…

Kerans continuait automatiquement à compter les secondes en lui-même. Tournant le dos au barrage, il s’éloigna en clopinant sur la terrasse, puis se jeta au sol.

Le grondement terrifiant de l’explosion s’éleva dans le ciel obscur, tandis qu’une immense fontaine de mousse et de boue illuminait pendant un instant la terrasse, dessinant la silhouette de Kerans étendu de tout son long. Le bruit s’éleva crescendo en un roulement ininterrompu, le tonnerre fracassant de l’onde de choc cédant la place au roulement sourd de la cataracte qui jaillissait. Des mottes de boue et des débris de végétation retombèrent sur les tuiles autour de Kerans qui se redressa et s’approcha du garde-fou.

S’élargissant sous ses yeux, le flot se ruait dans les rues vides au-dessous de lui, charriant d’énormes plaques de boue. Il y eut une ruée sur le pont du navire-magasin, tandis qu’une douzaine de bras se tendaient vers l’eau qui se précipitait à travers la brèche. Elle envahit le square, ne s’élevant encore que de quelques mètres, submergeant les feux et clapotant contre la coque du bâtiment, encore balancé par l’impact de l’explosion.

Soudain, brusquement, la partie inférieure du barrage s’écroula ; une douzaine de bûches longues de cinq ou six mètres arrachées en même temps. La gorge de vase en forme de U qui se trouvait derrière s’écroula à son tour, découvrant entièrement le creux de la crique intérieure ; une gigantesque masse d’eau de vingt mètres de hauteur s’abattit dans la rue comme un immense cube de confiture jeté dans une assiette. Au milieu du grondement sourd et continu des immeubles qui s’écroulaient, la mer se précipita à pleins flots.

— Kerans !

Il se retourna au moment où un coup de feu éclatait au-dessus de sa tête et vit Riggs qui s’élançait de l’héliport, le pistolet à la main. Après avoir calé son moteur, le sergent Daley aidait Béatrice à sortir de la cabine.

L’immeuble vibrait sous l’impact du torrent d’eau qui le frôlait. Soutenant sa jambe droite entre ses mains, Kerans boitilla jusqu’à l’abri de la petite tour dans laquelle il s’était caché pour observer le spectacle. Il tira le colt de sa ceinture et, tenant la crosse à deux mains, tira deux fois vers le coin, vers la silhouette de Riggs qui s’avançait et auquel il n’avait rien à reprocher. Les deux balles manquèrent leur but, mais Riggs s’arrêta et recula deux mètres plus loin, se mettant à l’abri derrière une balustrade.

Il entendit un bruit de pas qui se précipitaient et il vit Béatrice qui courait sur la terrasse. Elle atteignait le coin, pendant que Riggs et Daley lui criaient quelque chose, et se laissa glisser à genoux aux côtés de Kerans.

— Robert, il faut que tu partes ! Tout de suite, avant que Riggs n’appelle ses hommes ! Il veut te tuer, tu sais.

Kerans approuva et se remit péniblement sur ses pieds.

— Le sergent… Je n’avais pas réalisé qu’il irait jusque-là. Dis à Riggs que je suis désolé…

Il eut un geste fataliste et jeta un dernier regard sur la lagune. L’eau noire bouillonnait entre les immeubles et son niveau atteignait maintenant les fenêtres les plus élevées. Retourné, les aubes arrachées, le navire-magasin dérivait lentement vers la rive opposée, sa coque dressée en l’air comme le ventre d’une baleine en train de mourir. Des panaches de mousse et de fumée s’échappaient des chaudières crevées, crachés par les fissures de la coque qui avançait au milieu des récifs aiguisés des corniches à demi submergées. Kerans regarda tout cela avec une satisfaction tranquille, savourant la fraîcheur que l’eau avait apportée sur la lagune. On ne voyait ni Strangman, ni aucun membre de l’équipage, et les quelques morceaux de pont et de cheminées arrachés et balayés par l’eau étaient successivement avalés puis recrachés par les remous des courants sous-marins.

— Robert ! Dépêche-toi ! (Béatrice le tira par le bras, regardant par-dessus son épaule les silhouettes de Riggs et du pilote qui se précipitaient vers eux à une cinquantaine de mètres.) Où vas-tu aller, chéri ? Je suis désolée de ne pouvoir venir avec toi !

— Vers le sud, répondit doucement Kerans, en écoutant le grondement de l’eau qui montait. Vers le soleil. Tu seras avec moi, Béa…

Il la serra contre lui, puis s’arracha à ses bras et courut vers le garde-fou, de l’autre côté de la terrasse, repoussant les lourdes frondes des fougères. Au moment où il descendait sur le banc de vase, Riggs et le sergent Daley apparurent au coin et tirèrent dans les feuillages ; mais Kerans bondit et fonça entre les troncs incurvés, s’enfonçant jusqu’aux genoux dans la vase molle.

La limite du marécage avait un peu reculé au fur et à mesure que l’eau envahissait la lagune, et il eut du mal à tirer dans les épaisses herbes râpeuses le lourd catamaran qu’il avait fabriqué lui-même avec deux tonneaux de deux cent cinquante litres attachés parallèlement deux par deux. Riggs et le pilote sortirent des fougères au moment où il s’éloignait sur l’eau.

Le moteur de hors-bord prit vie et Kerans, épuisé, s’allongea au fond de l’embarcation tandis que les balles du 38 de Riggs crevaient la petite voile triangulaire. L’étendue d’eau qui les séparait augmentait lentement : cent mètres, puis deux cents ; il atteignit enfin la première des petites îles qui s’élevaient au milieu du marécage, constituées par les toits d’immeubles isolés. Dissimulé derrière elle, il s’assit, amena la voile, puis regarda pour la dernière fois le pourtour de la lagune.

Riggs et le pilote n’étaient plus visibles, mais tout en haut de la tour de l’immeuble, il pouvait voir la silhouette isolée de Béatrice faisant de grands gestes vers le marais, passant alternativement d’un bras à l’autre, bien qu’elle ne fût plus en mesure de le distinguer au milieu des îles. Loin d’elle, à sa droite, se dressant au-dessus des collines de boue qui les entouraient, se trouvaient les autres points de repaire familiers qu’il connaissait si bien, même le toit vert du Ritz qui disparaissait dans la brume. À la fin, il ne vit plus rien que les lettres isolées du panneau géant qu’avaient peint les hommes de Strangman, se dégageant dans l’obscurité au-dessus de l’eau comme une ultime épitaphe : ZONE DU TEMPS.

Le courant contraire ralentissait sa progression, et quinze minutes plus tard, lorsque l’hélicoptère gronda de nouveau au-dessus de lui, il n’avait toujours pas atteint le bord du marais. Comme il passait à côté du dernier étage d’un petit immeuble, il se glissa à l’intérieur par une des fenêtres et attendit tranquillement pendant que l’appareil montait et descendait en ronronnant, mitraillant les lies.

L’hélicoptère s’éloigna et Kerans repartit ; finalement, moins d’une heure plus tard, il atteignit l’extrémité du marais et entra dans la grande mer intérieure qui le mènerait vers le sud. De grandes îles, longues de plusieurs centaines de mètres, en couvraient la surface, la végétation retombant dans l’eau, leurs contours complètement modifiés par l’eau unie qui était montée pendant la courte période qui s’était écoulée depuis qu’ils avaient recherché Hardman. Il arrêta le moteur et déploya la petite voile, avançant régulièrement de quatre ou cinq kilomètres chaque heure, louvoyant sous la petite brise du sud.

Sa jambe s’ankylosait au-dessous du genou et il ouvrit la petite trousse médicale qu’il avait emportée ; il arrosa la blessure de pénicilline, puis se fit un bandage serré. Juste avant le crépuscule, la douleur devint intolérable et il prit un comprimé de morphine avant de sombrer dans un sommeil agité ; le grand soleil s’étendait jusqu’à remplir l’univers entier, bousculant de ses rayons les étoiles elles-mêmes.

Il se réveilla le lendemain matin à sept heures, appuyé au mât, dans le soleil brillant, la trousse de médicaments ouverte sur ses genoux, les avants du catamaran légèrement enfoncés dans une large fougère qui poussait au bord d’une petite île. À deux kilomètres de là, volant à quinze mètres au-dessus de l’eau, l’hélicoptère s’approchait ; il pouvait distinguer à bord de l’appareil la lueur tremblotante de la mitrailleuse qui tirait sur les îles. Kerans démonta le mât et le glissa sous l’arbre en attendant que l’hélicoptère s’éloigne. Il massa sa jambe, mais, ne voulant pas reprendre de morphine, il mangea une plaque de chocolat, une des dix qu’il avait réussi à trouver. Heureusement, l’officier marinier responsable des magasins à bord du patrouilleur avait reçu pour instruction de laisser Kerans accéder librement aux réserves de médicaments.

Les attaques aériennes se répétèrent à une demi-heure d’intervalle ; l’hélicoptère passa une fois juste au-dessus de lui. De l’endroit où il se cachait dans une lie, Kerans put voir distinctement Riggs qui regardait par un hublot, sa mâchoire mince s’avançant avec férocité. Pourtant le tir de la mitrailleuse devint de plus en plus sporadique, et les vols furent finalement interrompus dans l’après-midi.

À ce moment, vers cinq heures, Kerans n’en pouvait plus. La température avait atteint à midi, soixante-cinq degrés et l’avait complètement épuisé ; il était mollement étendu sous la voile humide, laissant les gouttes d’eau chaude tomber sur sa poitrine et son visage, priant pour qu’arrive la fraîcheur du soir. La surface de l’eau était en feu, le bateau paraissait flotter sur un nuage de feu à la dérive. Poursuivi par d’étranges visions, il pagaya faiblement d’une main.

15. Le paradis du soleil

Le jour suivant, par chance, les nuages d’orage s’interposèrent entre le soleil et lui, et l’air se rafraîchit sensiblement, descendant à trente-cinq degrés à midi. Les énormes bancs de cumulus noirs n’étaient qu’à cent cinquante mètres au-dessus de l’eau ; ils obscurcissaient le ciel comme une éclipse solaire, et Kerans reprit suffisamment vie pour mettre le moteur en marche et atteindre une vitesse de dix-huit kilomètres à l’heure. Se faufilant entre les îles, il se dirigeait vers le sud, suivant le soleil qui battait dans sa tête. Plus tard, dans la soirée, la pluie d’orage se déclencha et il se sentit assez bien pour se tenir debout sur une jambe, appuyé au mât, et laisser le jaillissement torrentiel frapper sa poitrine et arracher les lambeaux de tissu de sa veste. La première ceinture de nuages s’éloigna et la visibilité s’étendit. Il pouvait voir la rive sud de la mer, une ligne d’affreuses collines de boue, hautes de plus de cent mètres. Elles brillaient au-dessus de l’horizon dans la lumière spasmodique du jour, tels des champs d’or, les sommets de la jungle qui s’étendait derrière apparaissant au-dessus d’elles.

Il était encore à plusieurs centaines de mètres de la rive lorsque la réserve de carburant s’épuisa. Il démonta le moteur et le jeta dans l’eau, le regardant s’enfoncer au-dessous de la surface brune, dans un petit remous de bulles. Il ferla la voile et avança lentement, vent debout. Lorsqu’il atteignit la rive il faisait nuit, l’ombre s’étendait sur les grandes mares grises. Boitillant sur les hauts-fonds, il échoua le bateau puis s’assit, le dos appuyé à l’un des tonneaux. Il contempla l’immense solitude de la rive morte et sombra bientôt dans un sommeil épuisé.

Le lendemain matin, il démonta le bateau et transporta les morceaux un à un sur l’énorme talus couvert de vase, espérant découvrir une nouvelle étendue d’eau vers le sud. Autour de lui les grands talus ondulaient pendant des kilomètres, les dunes arrondies ponctuées de seiches et de nautiles. La mer n’était plus visible et il était seul avec ces objets inanimés, tels les débris d’une continuité évanouie, une dune suivant l’autre, tandis qu’il traînait les lourds tonneaux de deux cent cinquante litres de crête en crête. Le ciel au-dessus de lui était lourd et sans nuages, d’une impassible douceur bleue, évoquant plus le plafond intérieur d’une profonde psychose irrévocable que la sphère céleste pleine d’orages qu’il avait connue les jours précédents. À un moment donné, après qu’il eut déposé son fardeau, il tomba dans le creux d’une dune et trébucha dans les cuvettes silencieuses dont le sol était craquelé en plaques hexagonales, comme un homme endormi à la recherche de la porte invisible qui lui permettrait de sortir de son cauchemar.

Il abandonna finalement le bateau et s’éloigna en traînant la jambe, portant un petit paquet de provisions, regardant derrière lui les tonneaux qui s’enfonçaient doucement. Évitant soigneusement les sables mouvants entre les dunes, il s’avança vers la jungle lointaine où les spires vertes des grandes prèles et des fougères atteignaient plus de trente mètres de hauteur.

Il se reposa de nouveau, adossé à un arbre au bord de la forêt, et nettoya soigneusement son pistolet. Il entendait au-dessus de lui les chauves-souris pousser des cris aigus et plonger entre les troncs sombres dans le monde crépusculaire et infini qui recouvrait le sol de la forêt ; des iguanes grondaient et s’élançaient brusquement. Sa cheville était douloureuse et enflée ; l’extension continue de son muscle blessé avait étendu l’infection originaire. Il coupa une branche à l’un des arbres et s’avança en clopinant dans l’ombre.

La pluie recommença le soir, cinglant les immenses parapluies à trente mètres au-dessus de lui, la profonde obscurité percée seulement par les rivières d’eau phosphorescente qui s’abattaient sur lui. Ne voulant pas se reposer pendant la nuit, il pressa le pas, tirant sur les iguanes qui l’attaquaient, passant de l’abri d’un tronc massif au suivant. Çà et là, il découvrait une fissure dans le baldaquin au-dessus de lui et une pâle lumière illuminait une petite clairière où les ruines de l’étage supérieur d’un immeuble inondé se dessinaient à travers le feuillage, battu par la pluie. Mais les restes des constructions humaines se faisaient de plus en plus rares, les villes du sud étant absorbées par la boue qui montait et par la végétation.

Il avança pendant trois jours à travers la forêt, sans dormir, se nourrissant de baies géantes ; il coupa une grosse branche dont il se servit comme d’une béquille. À intervalles réguliers, il voyait à sa gauche le ruban argenté d’une rivière qui traversait la jungle, la surface troublée par la pluie ; mais les rives en étaient formées par de grands palétuviers et il était incapable de l’atteindre.

La traversée de la forêt fantasmagorique se poursuivit ainsi, tandis que la pluie frappait sans répit son visage et ses épaules. De temps en temps elle s’arrêtait brusquement et des nuages de vapeur remplissaient l’espace entre les arbres, stagnant au-dessus du sol détrempé comme un moutonnement diaphane, ne disparaissant que lorsque l’eau recommençait à tomber.

C’est au cours d’une de ces trêves qu’il grimpa en haut d’un escarpement qui se dressait au centre d’une grande clairière, espérant ainsi échapper au brouillard humide, et se retrouva dans une profonde vallée entre deux mares boisées. Recouvertes d’une végétation luxuriante, les collines s’arrondissaient au bord du val comme les dunes qu’il avait traversées plus tôt, l’enfermant dans un monde vert et ruisselant. De temps en temps, lorsque les brumes tourbillonnaient et se levaient, il pouvait apercevoir entre les crêtes la rivière qui traversait la jungle à quelques centaines de mètres de là. Le ciel humide était coloré par le soleil couchant et le pâle brouillard pourpre dessinait au loin la crête des collines. Se traînant sur l’argile du sol humide, il tomba soudain sur ce qui semblait être les vestiges d’un petit temple. Les montants penchés d’une porte s’ouvraient sur un demi-cercle de marches plates où cinq colonnes démolies constituaient une entrée en ruine. Le toit s’était écroulé et les murs latéraux n’existaient plus que sur quelques mètres. De l’autre côté de la nef, l’autel défoncé faisait face à une vue infinie sur la vallée où le soleil disparaissait doucement, son immense disque orange voilé par les brumes.

Caressant l’espoir de s’abriter là pour la nuit, Kerans remonta les bas-côtés et s’arrêta en entendant la pluie reprendre. Il atteignit l’autel et posa les bras sur la table de marbre à hauteur de sa poitrine, observant le disque contracté dont la surface se troublait de façon rythmée, comme des scories sur un récipient contenant un métal en fusion.

— Aah-ah !

Un cri faible, presque inhumain s’éleva doucement dans l’air humide comme le grognement d’un animal blessé. Kerans regarda rapidement autour de lui, en se demandant si un iguane ne l’avait pas suivi à l’intérieur des ruines. Mais la jungle, la vallée et toutes les pierres qui l’entouraient étaient silencieuses et immobiles et la pluie s’infiltrait par les fissures des murs en ruine.

— Aah-ah !

Cette fois-ci, le son venait de devant lui, quelque part en direction du soleil évanescent. Le disque avait battu de nouveau, appelant apparemment cette réponse étranglée, moitié protestation, moitié signe de gratitude.

Essuyant l’humidité de son visage, Kerans fit prudemment le tour de l’autel et recula avec un sursaut en manquant de trébucher sur les ruines d’un être humain appuyé à l’autel, la tête calée contre la pierre. Le son était manifestement venu de cette silhouette émaciée ; mais l’homme était si inerte et si noirci que Kerans pensa qu’il devait être mort.

Les longues jambes de l’homme, semblables à deux poteaux en bois carbonisé, étaient étendues, inutiles, devant lui, recouvertes de chiffons en lambeaux et d’écorce. Les bras et la poitrine creuse étaient vêtus de la même façon, le tout retenu par des petits morceaux de plantes grimpantes. Une barbe qui avait été luxuriante mais maintenant clairsemée, recouvrait la plus grande partie de son visage et la pluie tombait sur ses mâchoires creusées et saillantes, relevées vers la lumière qui faiblissait. Le soleil brillait encore par à-coups sur la peau nue du visage et des mains. Une de celles-ci, une serre verdâtre et squelettique, se leva soudain, comme une main sortie d’un tombeau et se dirigea vers le soleil, comme si elle le reconnaissait, puis retomba mollement sur le sol. Le disque battit de nouveau et une faible réaction apparut sur le visage. Les creux profonds qui entouraient la bouche et le nez, les joues caves qui collaient si étroitement à la grande mâchoire qu’elles ne semblaient laisser aucune place entre elles pour leur cavité buccale, se remplirent un instant comme si un unique souffle de vie était momentanément passé dans le corps.

Incapable de bouger, Kerans regarda le grand corps émacié posé sur le sol devant lui. L’homme n’était rien de plus qu’un cadavre ressuscité, sans vivres ni équipement, appuyé contre l’autel comme quelqu’un qu’on aurait sorti de sa tombe et abandonné là en attendant le jugement dernier.

Puis il réalisa pourquoi l’homme n’avait pu le voir. La boue et les cloques percées de la peau brûlée par le soleil qui entouraient les orbites les avaient transformées en cheminées noircies à la base desquelles une morne lueur purulente reflétait doucement le soleil éloigné. Les deux yeux étaient presque complètement obstrués par des cancers cornéens et Kerans se demanda s’il pouvait voir autre chose que le soleil couchant. Au moment où le disque disparut derrière la jungle devant eux et où l’obscurité s’étendit comme un drap mortuaire sur la pluie grise, l’homme redressa péniblement la tête comme s’il tentait de retenir l’image qui avait brûlé ses rétines jusqu’à les détruire, puis s’effondra sur le côté contre son oreiller de pierre. Des mouches commencèrent à grouiller sur le sol et à bourdonner au-dessus de ses joues ruisselantes.

Kerans se pencha pour parler à l’homme qui parut se rendre compte de son mouvement. Les yeux creux fouillèrent en aveugle le nuage profond qui s’étendait devant eux.

— Hé vous ! (La voix était un grincement faible.) Vous, là, soldat ! Approchez-vous ! D’où venez-vous ?

Sa main rampa sur l’argile pierreuse et humide comme un crabe, comme s’il cherchait quelque chose. Puis il se tourna vers le soleil évanoui, ignorant les mouches qui se posaient sur son visage et sa barbe.

— Il est encore parti ! Ah ! Il s’éloigne toujours de moi ! Aidez-moi à me lever, soldat ; nous allons le suivre. Maintenant, avant qu’il s’en aille pour toujours.

Il tendit sa serre vers Kerans, comme un voleur mourant. Puis sa tête s’affaissa de nouveau et la pluie coula sur son crâne noir.

Kerans s’agenouilla. Malgré les effets du soleil et de la pluie, ce qui restait du pantalon d’uniforme de l’homme prouvait qu’il s’agissait d’un officier. La main droite qui était restée fermée s’ouvrit alors faiblement. Dans la paume se trouvait un petit cylindre d’argent avec un cadran circulaire, une boussole de poche comme celles qu’on trouvait dans les trousses de secours des aviateurs.

— Hé, soldat ! (L’homme avait brusquement ressuscité, tournant sa tête aveugle vers Kerans.) Je vous donne l’ordre de ne pas me laisser ! Vous pouvez vous reposer maintenant pendant que je prends le tour de garde. Demain, nous partirons.

Kerans s’assit à côté de lui, défit son petit paquet et commença à essuyer la pluie et les mouches mortes sur la figure de l’homme. Prenant entre ses mains les joues ravagées comme s’il s’agissait d’un enfant, il dit doucement :

— Je suis Kerans, Hardman – le docteur Kerans. Je vais vous accompagner, mais pour le moment essayez de vous reposer.

Hardman ne réagit pas en entendant son nom ; ses sourcils se froncèrent doucement avec étonnement.

Tandis que Hardman s’adossait à l’autel, Kerans se mit à soulever quelques-unes des dalles craquelées du bas-côté avec son couteau pliant. Il ramena les pierres sous la pluie et construisit un abri grossier autour de la silhouette couchée sur le dos, bouchant les fissures avec des plantes grimpantes attachées au mur. Ainsi protégé de la pluie, Hardman s’agita un peu dans le recoin sombre mais sombra bientôt dans un sommeil superficiel, coupé çà et là de soupirs et de ronflements. Kerans repartit dans l’obscurité vers le bord de la jungle, cueillit une brassée de baies comestibles dans les arbres ; puis il retourna près de l’abri et s’assit à côté de Hardman jusqu’à ce que l’aurore pointe au-dessus des collines derrière eux.

Il demeura avec Hardman les trois jours suivants, lui faisant manger les baies et baignant ses yeux avec ce qui restait de pénicilline. Il consolida la hutte avec d’autres dalles et fabriqua une sorte de paillasse avec des feuilles pour qu’ils puissent dormir tous deux. L’après-midi et le soir, Hardman restait assis sur le pas de la porte, observant le soleil lointain à travers les brumes. Entre les orages, ses rayons lavés par la pluie allumaient des reflets étrangement intenses sur sa peau aux nuances verdâtres. Il n’avait pas reconnu Kerans et continuait à l’appeler soldat, sortant quelquefois de sa torpeur pour donner une série d’ordres sans suite au sujet du lendemain. Kerans prit progressivement conscience de ce que la vraie personnalité de Hardman était maintenant submergée, loin dans son esprit, et que son attitude extérieure et ses réactions étaient seulement un pâle reflet de celle-ci, recouvert par son délire et les symptômes de cette superposition. Kerans supposa qu’il avait perdu la vue un mois plus tôt et qu’il avait instinctivement rampé jusqu’au terre-plein sur lequel se trouvait la ruine. C’était de là qu’il pouvait le mieux percevoir le soleil, seule entité maintenant assez forte pour imposer son image sur les rétines défaillantes.

Le deuxième jour Hardman se mit à manger avec voracité comme s’il se préparait pour une autre marche dans la jungle ; à la fin du troisième jour il avait absorbé plusieurs branches de baies géantes. Les forces parurent revenir brusquement dans le grand corps meurtri et, dans le courant de l’après-midi, il parvint à tenir sur ses jambes, adossé au chambranle de la porte tandis que le soleil se couchait derrière les collines boisées. Kerans n’était pas sûr qu’il l’eût reconnu, mais le monologue d’ordres et d’instruction prit fin.

Kerans fut un peu surpris lorsqu’il se réveilla le lendemain matin de constater que Hardman était parti. Il secoua sa torpeur dans la mince lueur de l’aube et descendit en boitillant dans la vallée, vers la lisière de la forêt, là où un petit torrent se frayait un chemin vers la rivière lointaine. Il leva les yeux vers les rameaux sombres des fougères qui pendaient dans le silence. Il cria faiblement le nom de Hardman ; mais il n’eut pas de réponse parmi les troncs sombres, et il retourna à la hutte. Il accepta la décision de Hardman de s’éloigner sans explication, se demandant s’il rencontrerait ou non l’homme au cours de leur odyssée commune vers le sud. Aussi longtemps que ses yeux seraient assez forts pour percevoir les signaux distants transmis par le soleil et aussi longtemps que les iguanes ne flaireraient pas sa trace, Hardman avancerait, trouvant son chemin dans la forêt en tâtonnant, la tête dressée vers le soleil qui brillait entre les branches.

Kerans attendit deux jours de plus dans la hutte, pour le cas où Hardman déciderait de revenir, puis il reprit son chemin. Ses réserves de médicaments étaient maintenant épuisées et il n’avait plus qu’un sac de baies et le Colt dans lequel restaient deux balles. Sa montre marchait encore, et il s’en servait comme d’une boussole, tenant un compte précis des jours qui passaient en faisant une encoche chaque matin dans sa ceinture.

Il parcourut la vallée, pataugeant dans le ruisseau peu profond avec l’espoir d’atteindre les rives de la rivière lointaine. De grosses pluies d’orage battaient par intermittence la surface de l’eau, mais elles semblaient maintenant se concentrer en quelques heures au cours de l’après-midi et de la soirée.

Lorsque le cours de la rivière l’obligea à avancer pendant plusieurs kilomètres vers l’ouest pour atteindre ses rives, il abandonna sa tentative et pressa le pas en direction du sud, laissant la jungle profonde de la région des collines pour entrer dans une forêt plus clairsemée qui se transforma bientôt en vastes étendues marécageuses.

C’est en les contournant qu’il arriva brusquement sur les rives d’une immense lagune, mesurant près de deux kilomètres de diamètre, bordée par une plage de sable blanc crevée par les étages supérieurs de quelques immeubles dévastés ; vus de loin, on aurait cru des cabines de plage. Il se reposa dans l’un d’eux pendant une journée entière, espérant reposer sa cheville qui était devenue noire et gonflée. Regardant par la fenêtre le disque d’eau, il vit la pluie de l’après-midi se déverser sur la surface avec une fureur sans limite ; puis les nuages s’éloignèrent et l’eau se calma jusqu’à devenir une feuille de verre dont les couleurs semblaient récapituler tous les changements qu’il avait observés dans ses rêves.

L’élévation sensible de la température lui permettait de savoir qu’il avait parcouru environ deux cent cinquante kilomètres vers le sud. La chaleur s’était de nouveau emparée de tout, atteignant soixante degrés, et il n’avait pas envie de quitter la lagune avec ses plages vides et son encerclement tranquille de jungles. Sans en comprendre la raison, il savait que Hardman allait bientôt mourir et que sa propre vie risquait de ne plus durer longtemps dans les forêts denses et vierges du sud.

À moitié endormi, il s’étendit sur le dos, repassant en mémoire les événements des deux dernières années qui avaient atteint leur point culminant avec leur arrivée dans les lagunes centrales et l’avaient lancé vers son odyssée neuronique ; il pensa à Strangman et à ses alligators fous, et, avec un sentiment profond de regret et d’affection, essayant de garder son image le plus clair possible dans son esprit aussi longtemps qu’il le pourrait, à Béatrice et à son sourire chaleureux.

Finalement il réajusta la béquille à sa jambe, et avec la crosse du quarante-cinq vide, grava dans le mur sous la fenêtre, certain que personne ne lirait jamais le message :

Vingt-septième jour.

Je me suis reposé et je repars vers le sud.

Tout va bien. Kerans.

C’est ainsi qu’il quitta la lagune et regagna la jungle dans laquelle il se perdit complètement en quelques jours, suivant les lagunes vers le sud, au milieu de la pluie et de la chaleur qui augmentaient, attaqué par les alligators et les chauves-souris géantes, un deuxième Adam à la recherche des paradis perdus du sud ressuscité.

FIN

Mato Grosso : vaste
Nécro
En français dans le texte.
Test de Rorschach : test visuel qui consiste à inter
Préhominé découvert
En français dans le texte.
The Time Machine : Œuvre de Herbert-George Wells, romancier, journaliste et sociologiste anglais (1866-1946) qui raconte un voyage dans un futur éloigné.
En français dans le texte.
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