/ Language: Français / Genre:thriller

Le Serment des limbes

JeanChristophe Grangé

Quand Mathieu Durey, flic à la brigade criminelle de Paris apprend que Luc, son meilleur ami, flic lui aussi, a tenté de se suicider, il n’a de cesse de comprendre ce geste. Il découvre que Luc travaillait en secret sur une série de meurtres aux quatre coins de l’Europe dont les auteurs orchestrent la décomposition des corps des victimes et s’appuient sur la symbolique satanique. Les meurtriers ont un point en commun : ils ont tous, des années plus tôt, frolé la mort et vécu une « Near Death Experience ». Peu à peu, une vérité stupéfiante se révèle : ces tueurs sont des « miraculés du Diable » et agissent pour lui. Mathieu saura-t-il préserver sa vie, ses choix, dans cette enquête qui le confronte à la réalité du Diable ?

Jean-Christophe Grangé

Le Serment des Limbes

2007

ROMAN

I

MATHIEU

1

— NI LA VIE, NI LA MORT.

Éric Svendsen avait le goût des formules et je le haïssais pour ça. En tout cas aujourd’hui. Pour moi, un médecin légiste devait s’en tenir à un rapport technique, net et précis — et basta. Mais le Suédois ne pouvait s’en empêcher : il déclamait ses phrases, ciselait ses tournures...

— Luc se réveillera tout à l’heure, continua-t-il. Ou jamais. Son corps fonctionne, mais son esprit est au point mort. En suspens entre deux mondes.

J’étais assis dans le hall du service de Réanimation. Svendsen se tenait debout, à contre-jour. Je demandai :

— Ça s’est passé où au juste ?

— Dans sa maison de campagne, près de Chartres.

— Pourquoi a-t-il été transféré ici ?

— Les types de Chartres n’étaient pas équipés pour le garder en réa.

— Mais pourquoi ici, à l’Hôtel-Dieu ?

— Ils ont cru bien faire. Après tout, l’Hôtel-Dieu, c’est l’hosto des flics.

Je me rencognai dans mon siège. Un nageur olympique prêt à plonger. Les odeurs d’antiseptique, provenant de la double porte fermée, se mêlaient à la chaleur et me collaient la nausée. Les questions se bousculaient dans ma tête :

— Qui l’a découvert ?

— Le jardinier. Il a repéré le corps dans la rivière, près de la maison. Il l’a repêché in extremis. Il était huit heures du mat’. Par chance, le Samu n’était pas loin. Ils sont arrivés juste à temps.

J’imaginai la scène. La maison de Vernay, la pelouse ouverte sur les champs, la rivière enfouie sous les herbes, marquant la frontière avec les sous-bois. J’avais passé là-bas tant de week-ends... Je prononçai le mot interdit :

— Qui a parlé de suicide ?

— Les gars du Samu. Ils ont rédigé un rapport.

— Pourquoi pas un accident ?

— Le corps était lesté. Je levai les yeux. Svendsen ouvrit ses mains, en signe de consternation. Sa silhouette semblait découpée dans du papier noir. Corps filiforme et chevelure crépue, ronde comme une boule de gui.

— Luc portait à la taille des morceaux de parpaings, fixés avec du fil de fer. Une espèce de ceinture de plongée.

— Pourquoi pas un meurtre ?

— Déconne pas, Mat. On aurait retrouvé son corps avec trois balles dans le buffet. Là, aucune trace de violences. Il a plongé, et on doit l’accepter.

Je songeai à Virginia Woolf, qui avait rempli ses poches de pierres avant de se laisser couler dans une rivière du Sussex, en Angleterre. Svendsen avait raison. Le lieu même de l’acte était un aveu. N’importe quel flic se serait tiré une balle dans la tempe, à la Brigade, en utilisant son arme de service. Luc avait le sens du cérémonial — et des lieux sacrés. Vernay, cette ferme qu’il s’était saigné à payer, restaurer, aménager. Un sanctuaire parfait.

Le légiste posa sa main sur mon épaule.

— Ce n’est pas le premier flic qui met fin à ses jours. Vous vous tenez tous au bord de l’abîme et...

Encore des phrases : je n’écoutais plus. Je songeais aux statistiques. L’année précédente, près de cent flics s’étaient flingués en France. De nos jours, le suicide devenait une manière comme une autre d’achever sa carrière.

L’obscurité du couloir me parut s’approfondir. Odeurs d’éther, chaleur étouffante. Depuis combien de temps n’avais-je pas parlé avec Luc ? Combien de mois avaient passé sans le moindre échange ? Je regardai Svendsen :

— Et toi, qu’est-ce que tu fous là ?

Il eut un mouvement d’épaules :

— On m’a apporté un macchabée, à la Râpée. Un casseur qui a eu une attaque, en plein cambriolage. Les gars qui me l’ont amené revenaient de l’Hôtel-Dieu. Ils m’ont parlé de Luc. J’ai tout lâché pour venir. Après tout, mes clients peuvent attendre.

En écho à ses paroles, j’entendis la voix de Foucault, mon premier de groupe, qui m’avait téléphoné une heure plus tôt : « Luc s’est foutu en l’air ! » La migraine montait sous mon crâne.

J’observai mieux Svendsen. Sans blouse blanche, il ne paraissait pas tout à fait réel. Mais c’était bien lui : petit nez crochu et fines lunettes, façon lorgnons. Un médecin des morts au chevet de Luc... Il allait lui porter la poisse.

La double porte du service s’ouvrit. Un médecin trapu, chiffonné dans sa blouse verte, apparut. Je le reconnus aussitôt : Christophe Bourgeois, anesthésiste-réanimateur. Deux ans auparavant, il avait tenté de sauver un proxénète aux tendances schizoïdes, qui avait tiré dans le tas lors d’une rafle dans le dix-huitième arrondissement, rue Custine. Il avait abattu deux agents avant qu’une balle de 45 ne lui traverse la moelle épinière — la balle m’appartenait.

Je me levai et marchai à sa rencontre. Il fronça les sourcils :

— On se connaît, non ?

— Mathieu Durey, commandant à la Crime. L’affaire Benzani, en mars 2000. Un malfrat abattu par balle, décédé ici. On s’est revus au tribunal de Créteil, l’année dernière, pour le procès par contumace.

L’homme fit un mouvement qui disait : « J’en vois tellement... » Il avait les cheveux drus et blancs. Des cheveux qui n’étaient pas synonymes de vieillesse mais de vitalité et de séduction. Il lança un coup d’œil vers le service de Réanimation :

— Vous êtes là pour le policier dans le coma ?

— Luc Soubeyras est mon meilleur ami.

Il grimaça, comme si on lui annonçait un ennui supplémentaire.

— Il va s’en tirer ?

Le médecin dénouait l’attache de sa blouse dans son dos.

— C’est déjà un miracle que son cœur soit reparti, souffla-t-il. Quand on l’a repêché, il était mort.

— Vous voulez dire...

— Mort clinique. Si l’eau n’avait pas été si froide, il n’y aurait rien eu à faire. Mais l’organisme s’est mis en hypothermie, ralentissant l’irrigation du corps. Les gars de Chartres ont eu une présence d’esprit incroyable. Ils ont tenté l’impossible, en réchauffant son sang. Et l’impossible a marché. Une vraie résurrection.

— Comment ?

Svendsen, qui s’était rapproché, intervint :

— Je t’expliquerai.

Je le fusillai du regard. Le médecin regarda sa montre :

— Je n’ai pas vraiment le temps, là.

Ma colère explosa :

— Mon meilleur ami est en train d’agoniser à côté. Alors, je vous écoute !

— Excusez-moi, fit le toubib avec un sourire. Pour l’instant, le diagnostic n’est pas complet. On pratique des tests pour évaluer la profondeur de son coma.

— Physiquement, comment va-t-il ?

— La vie a repris son cours, mais on ne peut absolument rien faire pour le réveiller... Et s’il se réveille, on ne sait pas dans quel état il sera. Tout dépend des lésions cérébrales. Votre ami a traversé la mort, vous comprenez ? Son cerveau est resté sans oxygène, ce qui a sans aucun doute provoqué des dégâts.

— Il existe plusieurs types de comas, non ?

— Plusieurs, oui. L’état végétatif, où le patient réagit à certains stimuli, et le vrai coma, l’isolement total. Votre ami a l’air de se tenir en équilibre entre les deux. Mais il faudrait que vous voyiez Eric Thuillier, le neurologue. (Je notai le nom dans mon carnet.) C’est lui qui dirige actuellement les tests. Prenez rendez-vous pour demain.

Il jeta encore un coup d’œil à l’heure puis baissa la voix :

— Autre chose... Je n’ai pas osé le demander à sa femme mais votre ami, il se droguait, non ?

— Pas du tout. Pourquoi ?

— On a remarqué des traces de piqûres, dans le pli du coude.

— Il suivait peut-être un traitement ?

— Son épouse dit que non. Elle est catégorique.

Le médecin ôta sa blouse puis me tendit la main :

— Cette fois, il faut que j’y aille. On m’attend dans un autre service.

Je répondis au geste et vis les portes s’ouvrir à nouveau. Laure. La femme de Luc portait elle aussi une blouse de papier et une charlotte froncée autour du front. Elle chancelait plus qu’elle ne marchait. Je me précipitai. Elle recula, comme si ma voix, ou ma présence, lui faisait peur. Son expression était froide, indéchiffrable.

— Laure, si tu as besoin de quoi que ce soit, je...

Elle refusa d’un signe de tête. Elle n’avait jamais été jolie mais à cet instant, elle ressemblait à un spectre. Elle murmura, d’un ton précipité :

— Hier soir, il nous a dit de rentrer sans lui. Il voulait rester à Vernay. Je sais pas ce qui s’est passé. Je sais pas...

Son murmure devint inaudible. J’aurais dû la prendre dans mes bras, mais j’étais incapable d’une telle familiarité. Ni maintenant, ni jamais. Je dis au hasard :

— Il va s’en sortir, j’en suis sûr. On...

Elle me jeta un regard glacé. L’hostilité brillait dans ses pupilles.

— C’est à cause de votre boulot. Votre boulot de cons.

— On ne peut pas dire ça. C’est...

Je n’achevai pas ma phrase. Laure venait de fondre en larmes. De nouveau, j’aurais voulu esquisser un geste de compassion mais je ne pouvais pas la toucher. Baissant les yeux, je remarquai que son manteau, sous la blouse, était boutonné de travers. Ce détail faillit me faire éclater en sanglots moi aussi. Elle chuchota, après s’être mouchée :

— Faut que j’y aille... Les petites m’attendent.

— Où sont-elles ?

— À l’école. Je les ai laissées à l’étude.

Mes oreilles bourdonnaient. Nos voix résonnaient dans du coton.

— Tu veux que je te ramène ?

— Je suis en voiture.

Alors qu’elle se mouchait à nouveau, je l’observai. Visage étroit et dents de lapin, encadrés de boucles déjà grises, qui ressemblaient à des péots de rabbin. Malgré moi, une réflexion de Luc me revint. Une de ces phrases cyniques dont il avait le secret : « La femme. Régler le problème le plus vite possible, pour mieux l’oublier. » C’était exactement ce qu’il avait fait, en « important » cette jeune femme de sa région d’origine, les Pyrénées, et en lui faisant deux enfants, coup sur coup. Je dis, faute de mieux :

— Je t’appelle ce soir.

Elle acquiesça et s’éloigna vers les vestiaires. Je me retournai : l’anesthésiste avait disparu. Restait Svendsen — l’inévitable Svendsen. Je repérai la blouse que le toubib avait laissée sur un siège et l’attrapai :

— Je vais voir Luc.

— Laisse tomber. (Il m’arrêta d’une main ferme.) Le toubib vient de nous le dire : il est en train de subir des tests.

Je me libérai avec humeur mais il poursuivit, d’une voix apaisante :

— Reviens demain, Mat. Ça vaudra mieux pour tout le monde.

L’onde de colère se dilua dans mon corps. Svendsen avait raison.

Je devais laisser les médecins faire leur boulot. Qu’allais-je gagner à voir mon ami percé de sondes et de perfusions ?

Je saluai d’un geste le légiste et descendis l’escalier. Mon mal de crâne reculait. Sans même y penser, je pris la direction du centre médico-carcéral, là où l’on place les suspects blessés et les drogués en manque, puis m’arrêtai, redoutant soudain de croiser un flic de ma connaissance. Pas question d’entendre des condoléances larmoyantes ou des paroles de compassion.

Je m’orientai vers le hall d’entrée principal. Sur le seuil, j’attrapai mon paquet de Camel sans filtre et allumai une clope, avec mon gros Zippo. J’inhalai la première bouffée à pleine gorge.

Mes yeux tombèrent sur l’avertissement placardé sur le paquet : fumer peut entraîner une mort lente et douloureuse. Je tirai quelques taffes, adossé à la grille, puis me dirigeai à gauche, vers le cœur de mon existence : le 36, quai des Orfèvres.

Soudain, je me ravisai et tournai à droite, vers l’autre pivot de ma vie.

La cathédrale Notre-Dame.

2

DÈS LE PORCHE, les avertissements commençaient : attention aux pickpockets, par mesure de sécurité, les bagages sont interdits, prière silence... Pourtant, malgré la foule, malgré le manque d’intimité, je ressentais toujours la même émotion quand je franchissais le seuil de Notre-Dame.

Je jouai des coudes et atteignis le bénitier de marbre. J’effleurai l’eau de mes doigts et me signai, m’inclinant face à la Vierge. Je sentis la crosse de mon USP 9 mm Para cogner ma hanche. Longtemps, mon arme de service m’avait posé un problème. Pouvait-on pénétrer dans une église ainsi équipé ? Je l’avais d’abord cachée sous le siège de ma bagnole, puis je m’étais lassé d’effectuer chaque fois le détour par le parking du 36. J’avais songé à trouver une planque parmi les bas-reliefs de la cathédrale mais j’avais abandonné l’idée : trop dangereux. Finalement, j’avais assumé l’outrage. Les Croisés déposaient-ils leur épée quand ils pénétraient dans le Temple ?

Je remontai l’allée de droite, longeai des clairières de cierges, dépassai les confessionnaux surmontés de petits drapeaux indiquant les langues parlées par les prêtres officiants. À chaque pas, mon calme gagnait plusieurs degrés — l’ombre de l’église m’était bienfaisante. Une masse contradictoire : cargo de pierre glissant dans des flots d’obscurité, mais distillant une légèreté acre et piquante, celle des effluves d’encens, des odeurs de cire, de la fraîcheur du marbre.

Je croisai les chapelles Saint-François-Xavier et Sainte-Geneviève, alcôves fermées au public, tapissées de grands tableaux sombres, les statues de Jeanne d’Arc et de sainte Thérèse, évitai la file d’attente devant la salle du Trésor et parvins, au fond du chœur, dans « ma » chapelle — le lieu de recueillement où je venais prier chaque soir.

Notre-Dame des Sept-Douleurs. Quelques bancs à peine éclairés, un autel surplombé par des faux cierges et des objets liturgiques. Je me glissai sur la droite, entre les agenouilloirs, à l’abri des regards. Je fermai les yeux quand une voix retentit en moi :

— Regarde-les roupiller.

Luc se tenait à mes côtés — Luc âgé de quatorze ans, maigre et rouquin. Je n’étais plus à Notre-Dame mais dans la chapelle du collège de Saint-Michel-de-Sèze, entouré par les élèves de 3e. Luc reprit de sa voix cinglante :

— Quand je s’rai prêtre, tous mes fidèles s’ront debout. Comme dans un concert rock !

L’audace de l’adolescent me sidérait. À cette époque, je vivais ma foi comme une tare inavouable, parmi les autres gamins qui considéraient l’enseignement religieux comme la pire des matières. Et voilà que ce gosse affirmait vouloir devenir prêtre — un prêtre rock’n’roll !

— J’m’appelle Luc, dit-il. Luc Soubeyras. On m’a dit que tu cachais une bible sous ton oreiller et qu’on n’avait jamais vu un con pareil. Alors, j’voulais te dire : un con de ce genre-là, y’en a un autre ici — moi. (Il joignit ses mains.) « Heureux les persécutés : le royaume des cieux est à eux. »

Puis il tendit la paume vers le plafond du chœur, afin que je tope.

Le claquement de nos mains me ramena à la réalité. Je cillai et me retrouvai dans ma planque de Notre-Dame. La pierre froide, l’osier des prie-Dieu, les dossiers de bois... Je plongeai à nouveau dans le passé.

Ce jour-là, j’avais fait la connaissance du personnage le plus original de Saint-Michel-de-Sèze. Un moulin à paroles, arrogant, sarcastique, mais consumé par une foi incandescente. On était aux premiers mois de l’année scolaire 1981-1982. Luc, 3e B, avait déjà deux années du collège de Sèze derrière lui. Grand, décharné, comme moi, il s’agitait à coups de gestes fébriles. Hormis la taille et notre foi, nous partagions aussi un nom d’apôtre. Pour lui, celui de l’évangéliste que Dante surnommait le « scribe », parce que son évangile est le mieux écrit. Moi, de Matthieu, le douanier, le gardien de la loi, qui suivit le Christ et retranscrivit chacune de ses paroles.

Les points communs s’arrêtaient là. J’étais né à Paris, dans un quartier chic du seizième arrondissement. Luc Soubeyras était originaire d’Aras, village fantôme des Hautes-Pyrénées. Mon père avait fait fortune dans la publicité, durant les années soixante-dix. Luc était le fils de Nicolas Soubeyras, instituteur, communiste, spéléologue amateur qui s’était fait connaître dans la région en séjournant des mois, sans repère chronologique, au fond de gouffres d’altitude, et qui avait disparu, trois ans auparavant, au fond de l’un d’eux. J’avais grandi, fils unique, au sein d’une famille qui avait érigé le cynisme et la flambe en valeurs absolues. Luc vivait, quand il n’était pas à l’internat, auprès d’une mère fonctionnaire en disponibilité, chrétienne alcoolique qui avait pété les plombs après la mort de son mari.

Voilà pour le profil social. Notre statut d’écoliers aussi était différent. Je me trouvais à Saint-Michel-de-Sèze parce que l’établissement, d’obédience catholique, était l’un des plus réputés de France, l’un des plus chers, et surtout l’un des plus éloignés de Paris. Aucun risque que je déboule chez mes parents le week-end, avec mes idées lugubres et mes crises mystiques. Luc y suivait sa scolarité parce qu’il avait bénéficié, en tant qu’orphelin, d’une bourse des jésuites qui dirigeaient le pensionnat.

Finalement, cela fondait un dernier point commun entre nous : nous étions seuls au monde. Sans lien, sans attache, mûrs pour des week-ends interminables dans le collège désert. De quoi discuter de longues heures de notre vocation.

On se plaisait à romancer nos révélations respectives, prenant modèle sur Claudel, touché par la grâce à Notre-Dame, ou Saint-Augustin, saisi par la lumière dans un jardin milanais. Pour moi, cela s’était produit lors du Noël de mes six ans. Contemplant mes jouets au pied du sapin, j’avais littéralement glissé dans une faille cosmique. Tenant entre mes doigts un camion rouge, j’avais soudain capté une réalité invisible, incommensurable, derrière chaque objet, chaque détail. Une trouée dans la toile du réel, qui recelait un mystère — et un appel. Je devinais que la vérité était dans ce mystère. Même, et surtout, si je ne possédais pas encore de réponse. J’étais au début du chemin — et mes questions constituaient déjà une réponse. Plus tard, je lirais Saint-Augustin : « La foi cherche, l’intellect trouve... »

Face à cette révélation discrète, intime, il y avait celle de Luc, explosive, spectaculaire. Il prétendait avoir vu, de ses yeux vu, la puissance de Dieu, alors qu’il accompagnait son père lors d’un repérage en montagne, à la recherche d’un gouffre. C’était en 78. Il avait onze ans. Il avait aperçu, dans un miroitement de falaise, le visage de Dieu. Et il avait compris la nature holistique du monde. Le Seigneur était partout, dans chaque caillou, chaque brin d’herbe, chaque poussée de vent. Ainsi, chaque partie, même la plus infime, contenait le Tout. Luc n’était plus jamais revenu sur sa conviction.

Notre ferveur — mode majeur pour lui, mode mineur pour moi — avait trouvé son lieu d’épanouissement à Saint-Michel-de-Sèze. Non parce que l’école était catholique — au contraire, nous méprisions nos professeurs, confits dans leur foi doucereuse de jésuites —, mais parce que les bâtiments du pensionnat se structuraient autour d’une abbaye cistercienne, au sommet du campus.

Là-haut, nous avions nos lieux de rendez-vous. L’un, au pied du clocher, offrait une vue panoramique sur la vallée. L’autre, notre préféré, se situait sous les voûtes du cloître, où s’érigeaient des sculptures d’apôtres. À l’ombre des visages érodés de Saint-Jacques le Majeur avec son bâton de pèlerin ou de Saint-Matthieu avec sa hachette, nous refaisions le monde. Le monde liturgique !

Dos calé contre les colonnes, écrasant nos mégots dans une boîte de cachous en fer, nous évoquions nos héros — les premiers martyrs, partis sur les routes afin de prêcher la parole du Christ et qui avaient fini dans les arènes, mais aussi Saint-Augustin, Saint-Thomas, Saint-Jean de la Croix... Nous nous imaginions nous-mêmes en guerriers de la foi, théologiens, croisés de la modernité révolutionnant le droit canon, secouant les cardinaux parcheminés du Vatican, trouvant des solutions inédites pour convertir de nouveaux chrétiens à travers le monde.

Alors que les autres pensionnaires organisaient des virées dans le dortoir des filles et écoutaient les Clash à fond sur leur walkman, nous discutions sans fin du mystère de l’Eucharistie, confrontions, dans le texte, Aristote et Saint-Thomas d’Aquin, épiloguions sur le concile Vatican II, qui n’avait décidément pas été assez loin. Je percevais encore l’odeur d’herbe coupée du patio, le grain de mes paquets de Gauloises froissés, et nos voix, ces voix en pleine mue, qui déraillaient dans l’aigu pour finir dans un éclat de rire. Invariablement, nos conciliabules s’achevaient sur les derniers mots du Journal d’un curé de campagne de Bernanos : « Qu’est-ce que cela fait ? Tout est grâce. » Quand on avait dit cela, on avait tout dit.

Les orgues de Notre-Dame me rappelèrent à l’ordre. Je regardai ma montre : 17 h 45. Les vêpres du lundi commençaient. Je secouai mon engourdissement et me levai. Une violente douleur me plia en deux. Je venais de me rappeler la situation : Luc, entre la vie et la mort ; un suicide, synonyme d’un désespoir sans issue.

Je me remis en marche, boitant à moitié, la main sur l’aine gauche. Je me sentais flotter dans mon imperméable gris. Mes seuls points d’ancrage étaient mes mains crispées sur mon ventre et l’USP Heckler & Koch, qui avait remplacé depuis longtemps à ma ceinture le Manhurin réglementaire. Un fantôme de flic dont l’ombre serpentait devant lui, complice des longs voiles blancs de l’allée, dissimulant les échafaudages du chœur en restauration.

Dehors, je reçus un nouveau choc. Non pas dû à la lumière du jour, mais à celle d’un autre souvenir, qui me perça tel un poinçon. La frimousse blanche, poudreuse, de Luc éclatant de rire. Sa chevelure rousse, son nez courbe, ses lèvres fines et ses grands yeux gris, brillant comme des flaques rieuses sous la pluie.

À cet instant, j’eus une révélation.

L’essentiel m’avait échappé aujourd’hui. Luc Soubeyras n’avait pas pu se suicider. C’était aussi simple que ça. Un catholique de sa trempe ne met pas fin à ses jours. La vie est un don de Dieu, dont on ne dispose pas.

3

LA BRIGADE criminelle, 36, Quai des Orfèvres. Ses couloirs. Son sol gris sombre. Ses câbles électriques, agglutinés au plafond. Ses bureaux mansardés. Je ne prêtais plus aucune attention à ces lieux. J’y déambulais comme dans une ouate neutre. Il n’y avait même plus ici d’odeur de tabac ou de sueur pour réveiller mon attention.

Pourtant, une impression d’humidité vaguement écœurante ne me quittait pas, comme si je marchais au sein d’un organisme vivant, en voie de déliquescence. Pure hallucination bien sûr, liée à mon passé africain. J’avais contracté là-bas une déformation, une manière d’appréhender les objets solides comme des êtres suintants, organiques...

Par les portes entrebâillées, je surpris des coups d’œil sans équivoque — tout le monde était déjà au courant. J’accélérai le pas, pour ne pas avoir à donner des nouvelles de Luc ou échanger des banalités sur le désespoir de notre métier. J’attrapai le courrier qui s’était accumulé dans mon casier puis refermai la porte de mon bureau.

Ces regards me donnaient un avant-goût de la suite des événements. Chacun allait s’interroger sur l’acte de Luc. Une enquête allait être ordonnée. Les Bœufs allaient s’en mêler. L’hypothèse de la dépression serait prioritaire mais les gars de l’IGS allaient fouiner dans la vie de Luc. Vérifier s’il ne jouait pas, s’il n’était pas endetté, s’il n’avait pas fricoté avec ses indics au point de tremper dans des affaires illégales. Une enquête de routine, qui ne donnerait rien mais qui allait tout salir.

Nausée, envie de dormir. J’ôtai mon trench-coat et conservai ma veste, malgré la chaleur. J’aimais la sensation familière de sa doublure en soie. Une seconde peau. Je m’assis dans mon fauteuil et considérai ma troisième peau : mon bureau. Cinq mètres carrés sans fenêtre, où s’entassaient les dossiers au point de couvrir les murs.

Je lançai un regard à la pile de paperasses que j’avais récoltée. Procès-verbaux d’auditions ou d’interpellations, factures détaillées de téléphone, relevés bancaires de suspects, « réquises » que les juges m’accordaient enfin. Et aussi : la revue de presse criminelle, qui tombait matin et soir, provenant du cabinet du ministère de l’Intérieur, ainsi que les télégrammes résumant les affaires les plus importantes en Île-de-France. Le bain de boue habituel. Le tout couvert de Post-it collés par mes lieutenants, signalant les résultats ou les impasses de la journée.

La nausée, en force. Je ne voulais même pas écouter mes messages. Ni sur mon portable, ni sur ma ligne fixe. Je contactai plutôt la gendarmerie de Nogent-le-Rotrou, la ville la plus proche de Vernay, et demandai à parler au capitaine qui avait supervisé le sauvetage de Luc. L’homme me confirma les informations de Svendsen. Le corps lesté, le transfert en urgence, la résurrection.

Je raccrochai, palpai mes poches, trouvai mes sans-filtre. J’attrapai une clope, mon briquet et, tout en réfléchissant, savourai chaque détail du rituel. Le paquet bruissant, intime ; le parfum oriental qui s’en dégageait, mêlé aux effluves d’essence du Zippo ; les grains de tabac qui restaient sur mes doigts, comme des fétus d’or. Puis, enfin, la gorgée de feu jusqu’au fond de ma poitrine...

18 heures. Je commençai enfin le décryptage des documents. Les Post-it. Déjà, des signes de solidarité : « Avec toi. Franck. » « Rien n’est perdu. Gilles. » « C’est le moment d’avoir du cran ! Philippe. » Je décollai ces messages et les plaçai à l’écart.

Alors seulement, je me plongeai dans le boulot, comptant les bons et les mauvais points de la journée. Foucault m’informait que la DPJ de Louis-Blanc refusait de nous communiquer le dossier concernant un corps tailladé, retrouvé près de Stalingrad. Ce meurtre pouvait être lié à un règlement de comptes entre dealers sur lequel nous enquêtions depuis un mois, à la Villette. Le refus ne m’étonnait pas. Toujours la vieille rivalité entre cette DPJ et la Crime. Chacun chez soi et les cadavres seront bien gardés.

Message suivant, plus constructif. Quinze jours auparavant, un camarade de promotion, basé à la DPJ de Cergy-Pontoise, m’avait demandé conseil sur un meurtre : une femme, 59 ans, esthéticienne, assassinée dans son parking. Seize coups de rasoir. Pas de vol, pas de viol. Aucun témoin. Les enquêteurs avaient envisagé un crime passionnel, puis un acte pervers — pour se retrouver dans une impasse.

En observant les photos du cadavre, j’avais remarqué plusieurs détails. Les angles d’attaque du rasoir révélaient que l’assassin était de même taille que sa victime, plutôt petite. L’arme était singulière : un coupe-chou à l’ancienne, qu’on ne trouve plus que dans les brocantes. Un tel instrument pouvait appartenir à un meurtrier de sexe féminin. Dans les règlements de comptes entre putes, par exemple, c’est l’arme qu’on utilise — une arme qui défigure —, alors que les hommes jouent plutôt du couteau et frappent au ventre.

Mais surtout, les plaies étaient concentrées sur le visage, la poitrine, le bas-ventre. Le meurtrier s’était acharné sur les parties qui désignaient le sexe. Il s’était surtout attardé sur la figure, coupant le nez, les lèvres, les yeux. En défigurant sa victime, l’assassin s’était peut-être concentré sur sa propre image, comme s’il brisait un miroir. J’avais aussi noté l’absence de plaies de défense, induites par des mouvements de lutte ou de protection : l’esthéticienne ne s’était pas méfiée. Elle connaissait son agresseur. J’avais demandé à mon collègue de Cergy si la morte n’avait pas une fille ou une sœur. Mon pote de promotion avait promis d’interroger de nouveau la famille. Le Post-it disait simplement : « La fille a avoué ! »

Je mis de côté les factures de téléphone, les relevés bancaires — pas assez concentré pour décrypter quoi que ce soit. Passai à une autre liasse, fraîchement imprimée : un rapport de constatation, sur une scène de crime que j’avais manquée la veille. Mon troisième de groupe, Meyer, était le procédurier de l’équipe, l’écrivain de la bande. Licencié en lettres, il mettait un soin particulier à rédiger ces constates — et savait y faire pour évoquer les lieux du meurtre.

Tout de suite, je fus dans l’histoire. Le Perreux, midi, l’avant-veille. À l’heure du déjeuner, un ou plusieurs agresseurs avaient pénétré dans une bijouterie avant que la gérante ait pu actionner l’alarme. Ils avaient emporté la caisse, les bijoux — et la femme. On l’avait retrouvée assassinée dans les bois qui bordent la Marne, le lendemain matin, à demi enterrée. C’était ce lieu que décrivait Meyer : le corps à moitié enseveli, l’humus, les feuilles mortes. Et les chaussures de la victime, posées perpendiculairement à côté de la sépulture. Pourquoi les chaussures ?

Un souvenir prit forme dans ma mémoire. À l’époque de mes aspirations humanitaires, avant de voyager en Afrique, j’avais sillonné la banlieue nord dans un bus distribuant nourriture, vêtements et soins aux familles nomades qui survivaient sous les ponts du périphérique. Pour l’occasion, j’avais étudié la culture des Rom. Sous leur aspect crado et dévoyé, j’avais découvert un peuple très structuré, suivant des règles strictes, notamment à propos de l’amour et de la mort. Lors d’un enterrement, une histoire identique, justement, m’avait frappé. Les gitans avaient déchaussé le corps avant de l’inhumer et posé ses bottes près de la sépulture. Pourquoi ? Je ne m’en souvenais plus mais la similitude méritait d’être creusée.

J’attrapai mon téléphone et appelai Malaspey. Le plus froid de mon groupe, et le moins bavard. Le seul qui ne risquait pas de me parler de Luc. Sans préambule, je lui ordonnai de trouver un spécialiste des Rom et de vérifier leurs rites funéraires. Si mon soupçon se confirmait, il faudrait gratter autour des communautés tsiganes du 94. Malaspey acquiesça puis raccrocha, comme prévu, sans un mot personnel.

Retour à la paperasse. En vain. Plus moyen de me concentrer. Je laissai tomber les auditions et contemplai mon capharnaüm, les murs tapissés de dossiers non sortis, c’est-à-dire, en langage de flic, non résolus. Des affaires anciennes que je refusais de classer. J’étais le seul enquêteur de la Brigade à conserver de tels documents. Le seul aussi à prolonger leur délai de prescription — dix années pour les crimes de sang —, en menant de temps à autre un interrogatoire ou en trouvant un fait nouveau.

J’observai, en haut d’une pile, la photographie punaisée d’une petite fille. Cecilia Bloch, dont le corps brûlé avait été retrouvé à quelques kilomètres de Saint-Michel-de-Sèze, en 1984. On n’avait jamais piégé le coupable — le seul indice était les bombes aérosol utilisées pour mettre le feu au corps. Pensionnaire à Sèze, j’avais été obsédé par cette affaire. Une question me hantait : le meurtrier avait-il d’abord tué la petite ou l’avait-il brûlée vive ? Quand j’étais devenu flic, j’avais exhumé le dossier. J’étais retourné sur les lieux. J’avais interrogé les gendarmes, les habitants proches — sans résultat.

Une autre enfant figurait sur le mur. Ingrid Coralin. Orpheline qui devait avoir aujourd’hui douze ans et grandissait de foyer en foyer. Une gamine dont j’avais indirectement tué les parents, en 1996, et à qui je versais, anonymement, une pension.

Cecilia Bloch, Ingrid Coralin.

Mes fantômes familiers, ma seule famille...

Je me secouai et vérifiai ma montre. Presque 20 heures — le temps d’agir. Je montai un étage. Composai le code d’accès de la Brigade des Stups et pénétrai dans les bureaux. Je croisai, sur la droite, l’open-space du groupe d’enquête de Luc. Pas un rat. À croire qu’ils s’étaient tous retrouvés ailleurs — peut-être dans une de leurs brasseries habituelles pour boire en silence. Les hommes de Luc étaient les plus durs du Quai des Orfèvres. Je souhaitais bonne chance aux gars de l’IGS qui allaient les interroger. Les flics ne lâcheraient pas un mot.

Je dépassai la porte de Luc sans m’arrêter, lançant un coup d’œil dans les pièces voisines : personne. Je revins sur mes pas, tournai la poignée — fermée. Je tirai de ma poche un trousseau de passes et fis jouer la serrure en quelques secondes. Je pénétrai sans bruit à l’intérieur.

Luc avait fait le ménage. Sur le bureau, pas un papier. Sur les murs, pas un avis de recherche. Au sol, pas un dossier en retard. Si Luc avait vraiment voulu partir, il n’aurait pas procédé autrement. Le goût du secret : une des clés du personnage.

Je restai immobile quelques secondes, laissant les lieux venir à moi.

Le repaire de Luc n’était pas plus grand que le mien mais il disposait d’une fenêtre. Je contournai le bureau — un meuble des années trente que Luc avait acheté dans une brocante — et m’approchai du panneau de liège derrière le fauteuil. Quelques photos y étaient encore fixées. Pas des clichés professionnels : des portraits de Camille, huit ans, et d’Amandine, six ans. Dans l’obscurité, leurs sourires flottaient sur le papier glacé comme à la surface d’un lac. Des dessins d’enfants se détachaient aussi — des fées, des maisons peuplées d’une petite famille, « papa » armé d’un gros pistolet poursuivant les « marchands de drogue ». Je posai mes doigts sur ces images et murmurai : « Qu’est-ce que t’as fait ? Putain, qu’est-ce que t’as fait ?... »

J’ouvris chaque tiroir. Dans le premier, des fournitures, des menottes, une bible. Dans le deuxième et le troisième, des dossiers récents — des affaires sorties. Rapports impeccables, notes de service bien léchées. Jamais Luc n’avait travaillé avec ce degré d’ordre. Il s’était livré ici à une mise en scène. Un bureau de premier de la classe.

Je m’arrêtai sur l’ordinateur. Aucune chance que le PC contienne un scoop mais je voulais en avoir le cœur net. J’appuyai, machinalement, sur la barre d’espace. L’écran s’alluma. J’attrapai la souris et cliquai sur une des icônes. Le programme me demanda un mot de passe. Je tapai la date de naissance de Luc, à tout hasard. Refus. Les prénoms de Camille et d’Amandine. Deux refus, coup sur coup. J’allais tenter une quatrième possibilité quand la lumière jaillit.

— Qu’est-ce que tu fous là ?

Sur le seuil, se tenait Patrick Doucet, dit « Doudou », numéro deux du groupe de Luc. Il avança d’un pas et répéta :

— Qu’est-ce que tu fous dans ce putain de bureau ?

Sa voix sifflait entre ses lèvres serrées. Je ne retrouvai ni mon souffle, ni ma voix. Doudou était le plus dangereux de l’équipe. Une tête brûlée dopée aux amphètes qui avait fait ses armes à la BRI et vivait pour le « saute-dessus ». La trentaine, une tête d’ange malade, des épaules de culturiste, carrées dans un blouson de cuir râpé. Il portait les cheveux courts sur les côtés, longs sur la nuque. Détail raffiné : sur la tempe droite, trois griffes étaient rasées.

Doudou désigna l’ordinateur allumé.

— Toujours à fouiller la merde, hein ?

— Pourquoi la merde ?

Il ne répondit pas. Des ondes de violence lui secouaient les épaules. Son blouson s’ouvrait sur la crosse d’un Glock 21 — un calibre .45, l’arme régulière du groupe.

— Tu pues l’alcool, remarquai-je.

Le flic avança encore. Je reculai, la trouille au ventre.

— Y’a pas de quoi boire un coup, peut-être ?

J’avais vu juste. Les hommes de Luc étaient partis se bourrer la gueule. Si les autres rappliquaient maintenant, je me voyais bien dans la peau du flic lynché par les collègues d’un service rival.

— Qu’est-ce que tu cherches ? me souffla-t-il en pleine face.

— Je veux savoir comment Luc en est arrivé là.

— T’as qu’à regarder ta vie. T’auras la réponse.

— Luc n’aurait jamais renoncé à l’existence. Quelle qu’elle soit. Elle est un don de Dieu et...

— Commence pas avec tes sermons.

Doudou ne me quittait pas des yeux. Seul, le bureau nous séparait. Je remarquai qu’il vacillait légèrement : ce détail me rassura. Complètement ivre. J’optai pour les questions franches :

— Comment était-il ces dernières semaines ?

— Qu’est-ce que ça peut te foutre ?

— Sur quoi travaillait-il ?

Le flic se passa la main sur la figure. Je me glissai le long du mur et m’éloignai.

— Il a dû se passer quelque chose..., continuai-je sans le lâcher du regard. Peut-être une enquête qui lui a foutu le moral par terre...

Doudou ricana :

— Qu’est-ce que tu cherches ? L’affaire qui tue ?

Dans son cirage, il avait trouvé le mot juste. Si je devais me résoudre au suicide de Luc, c’était une de mes hypothèses : une enquête qui l’aurait fait basculer dans un désespoir sans retour. Une affaire qui aurait bouleversé son credo catholique. J’insistai :

— Sur quoi bossiez-vous, merde ?

Doudou me suivait du coin de l’œil, alors que je reculais toujours. En guise de réponse, il émit un rot sonore. Je souris à mon tour :

— Fais le malin. Demain, ce seront les Bœufs qui te poseront la question.

— Je les emmerde.

Le flic frappa l’ordinateur du poing. Sa gourmette lança un éclair d’or. Il hurla :

— Luc a rien à se reprocher, tu piges ? On a rien à se reprocher ! Putain de Dieu !

Je revins sur mes pas et éteignis le computeur avec douceur.

— Si c’est le cas, murmurai-je, t’as intérêt à changer d’attitude.

— Maintenant, tu parles comme un avocat.

Je me plantai devant lui. J’en avais marre de son mépris à deux balles :

— Écoute-moi bien, ducon. Luc, c’est mon meilleur pote, O.K. ? Alors, arrête de me regarder comme une balance. Je trouverai la raison de son acte, quelle qu’elle soit. Et c’est pas toi qui m’en empêcheras.

Disant cela, je me dirigeai vers la porte. Quand je franchis le seuil, Doudou cracha :

— Personne chantera, Durey. Mais si tu remues la merde, tout le monde s’ra éclaboussé.

— Et si tu m’en disais un peu plus ? lançai-je par-dessus mon épaule.

En guise de réponse, le flic brandit un majeur bien raide.

4

À CIEL OUVERT.

Un escalier à ciel ouvert. Lorsque j’avais visité l’appartement pour la première fois, j’avais tout de suite su que je le prendrais à cause de ce détail. Des marches dallées de tomettes, surplombant une cour du XVIIIe siècle, enroulées autour d’une rampe de fer couverte de lierre. Immédiatement, j’y avais éprouvé une sensation de bien-être — de pureté. Je m’imaginais revenir du boulot et grimper ces degrés apaisants, comme si je traversais un sas de décontamination.

Je ne m’étais pas trompé. J’avais placé ma part d’héritage dans ce trois-pièces du Marais et, depuis quatre ans, j’éprouvais chaque jour la vertu magique de l’escalier. Quelles que soient les horreurs du boulot, la spirale et ses feuilles me nettoyaient. Je me déshabillais sur le seuil de ma porte, fourrais directement mes fringues dans un sac de pressing et plongeais sous la douche, achevant le processus de purification.

Ce soir, pourtant, la cage semblait privée de ses pouvoirs. Parvenu au troisième étage, je m’arrêtai. Une ombre m’attendait, assise sur les marches. Dans le demi-jour, je repérai le manteau de daim, le tailleur couleur prune. Sans doute la dernière personne que je désirais voir : ma mère.

J’achevais mon ascension quand sa voix enrouée m’adressa un premier reproche :

— Je t’ai laissé des messages. Tu n’as pas rappelé.

— J’ai eu une journée chargée.

Pas question de lui expliquer la situation : ma mère n’avait croisé Luc qu’une fois ou deux, lorsque nous étions adolescents. Elle n’avait fait aucun commentaire, mais son expression en disait long — c’était la même grimace que lorsqu’elle découvrait une famille bruyante dans le salon des premières, à Roissy, ou une tache sur un de ses canapés — les terribles fausses notes qu’elle devait supporter dans sa vie de mondaine tout-terrain.

Elle ne fit pas mine de se lever. Je m’assis à ses côtés, sans prendre la peine d’allumer le couloir. Nous étions abrités du vent et de la pluie et, pour un 21 octobre, il faisait plutôt doux.

— Qu’est-ce que tu voulais ? Une urgence ?

— Je n’ai pas besoin d’urgence pour te rendre visite.

Elle croisa les jambes d’un mouvement souple et j’aperçus mieux le tissu de sa jupe — un tweed de laine bouclé. Fendi ou Chanel. Mon regard descendit jusqu’aux chaussures. Noir et or. Manolo Blahnik. Ce geste, ces détails... Je la revoyais accueillir ses invités à coups de poses languides, lors de ses dîners incontournables. D’autres images se juxtaposèrent. Mon père, m’appelant affectueusement le « petit cul-bénit », puis me plaçant en bout de table ; ma mère, reculant toujours à mon approche, de peur que je froisse sa robe. Et mon orgueil muet face à leur distance et leur pauvre matérialisme.

— Cela fait des semaines que nous n’avons pas déjeuné ensemble.

Elle utilisait toujours la même inflexion douce pour distiller ses reproches. Elle affichait ses blessures affectives mais elle n’y croyait pas elle-même. Ma mère, qui ne vivait que pour les vêtements griffés et les appellations contrôlées, évoluait, côté sentiments, dans un monde de contrefaçon.

— Désolé, dis-je pour donner le change. Je n’ai pas vu passer le temps.

— Tu ne m’aimes pas.

Elle avait le don de proférer des sentences tragiques au détour d’une conversation anodine. Cette fois, elle avait dit cela sur son ton boudeur de jeune fille. Je me concentrai sur le parfum du lierre trempé, l’odeur des murs, récemment repeints.

— Au fond, tu n’aimes personne.

— J’aime tout le monde, au contraire.

— C’est ce que je dis. Ton sentiment est général, abstrait. C’est une espèce de... théorie. Tu ne m’as même jamais présenté de fiancée.

Je regardai le pan de nuit oblique se découper au-dessus de la rampe.

— On en a parlé mille fois. Mon engagement est ailleurs. J’essaie d’aimer les autres. Tous les autres.

— Même les criminels ?

— Surtout les criminels.

Elle ramena son manteau sur ses jambes. J’observai son profil parfait, entre ses mèches cuivrées.

— Tu es comme un psy, ajouta-t-elle. Tu prêtes ton intérêt à tous, tu ne le donnes à personne. L’amour, mon petit, c’est quand on risque sa peau pour l’autre.

Je n’étais pas sûr qu’elle soit bien placée pour m’en parler. Je me forçai pourtant à répondre — cette dissertation devait avoir une raison cachée :

— En trouvant Dieu, j’ai trouvé une source vive. Une source d’amour qui ne s’arrête jamais et qui doit réveiller le même sentiment chez les autres.

— Toujours tes sermons. Tu vis dans un autre temps, Mathieu.

— Le jour où tu comprendras que cette parole n’a pas de mode, ni d’époque...

— Ne prends pas tes grands airs avec moi.

Je fus soudain frappé par son expression : ma mère était aussi bronzée et élégante que d’habitude mais une fatigue, un ennui transparaissaient aujourd’hui. Le cœur n’y était plus.

— Tu connais mon âge ? demanda-t-elle soudain. Je veux dire : le vrai.

C’était un des secrets les mieux gardés de Paris. Lorsque j’avais eu accès au Sommier, c’était la première chose que j’avais vérifiée. Pour lui faire plaisir, je répondis :

— Cinquante-cinq, cinquante-six...

— Soixante-cinq.

J’en avais trente-cinq. À trente ans, l’instinct de maternité avait surpris ma mère alors qu’elle venait d’épouser, en secondes noces, mon père. Ils s’étaient entendus sur ce projet, comme ils s’entendaient sur l’achat d’un nouveau voilier ou d’un tableau de Soulages. Ma naissance avait dû les amuser, au début, mais ils s’étaient vite lassés. Surtout ma mère, qui se fatiguait toujours de ses propres caprices. L’égoïsme, l’oisiveté lui prenaient toute son énergie. L’indifférence, la vraie, et un boulot à plein temps.

— Je cherche un prêtre.

L’inquiétude monta en moi. J’imaginai tout à coup une maladie mortelle, un de ces bouleversements qui provoquent un retour d’âme.

— Tu n’es pas...

— Malade ? (Elle eut un sourire hautain.) Non. Bien sûr que non. Je veux me confesser, c’est tout. Faire le ménage. Retrouver une espèce de... virginité.

— Un lifting, quoi.

— Ne plaisante pas.

— Je croyais que tu étais plutôt de l’école orientale, persiflai-je. Ou New Age, je ne sais plus.

Elle hocha lentement la tête, me regardant en coin. Ses yeux clairs, dans son visage mat, étaient encore d’une séduction impressionnante.

— Ça te fait rire, hein ?

— Non.

— Ta voix est sarcastique. Tout ton être est sarcastique.

— Pas du tout.

— Tu ne t’en rends même pas compte. Toujours cette distance, cette hauteur...

— Pourquoi une confession ? Tu veux m’en parler ?

— Surtout pas à toi. Tu as un nom à me conseiller ? Quelqu’un à qui je pourrais me confier. Quelqu’un qui aurait aussi des réponses...

Ma mère, en pleine crise mystique. Ce n’était décidément pas une journée comme les autres. Elle murmura, alors que la pluie reprenait :

— Ça doit être l’âge. Je ne sais pas. Mais je veux trouver une... conscience supérieure.

J’attrapai un stylo et déchirai une feuille de mon agenda. Sans réfléchir, j’inscrivis le nom et l’adresse d’un père que je voyais souvent. Les prêtres ne sont pas comme les psys : on peut les partager en famille. Je lui tendis les coordonnées.

— Merci.

Elle se leva dans un sillage de parfum. Je l’imitai.

— Tu veux entrer ?

— Je suis déjà en retard. Je t’appelle.

Elle disparut dans l’escalier. Sa silhouette de daim et d’étoffe collait parfaitement à la brillance des feuilles, à la blancheur de la peinture. C’était la même fraîcheur, la même netteté. D’un coup, ce fut moi qui me sentis vieux. Je fis volte-face vers le couloir où luisait ma porte vert émeraude.

5

EN QUATRE ANS, je n’avais toujours pas fini d’emménager. Les cartons de livres et de CD encombraient encore le vestibule et faisaient maintenant partie du décor. Je posai dessus mon arme, laissai tomber mon imperméable et ôtai mes chaussures — mes éternels mocassins Sebago, le même modèle depuis l’adolescence.

J’allumai la salle de bains, croisant mon reflet dans le miroir. Silhouette familière : costume sombre, de marque, usé jusqu’à la trame ; chemise claire et cravate gris foncé, élimées aussi. J’avais plutôt l’air d’un avocat que d’un flic de terrain. Un avocat à la dérive, qui aurait trop longtemps frayé avec des voyous.

Je m’approchai de la glace. Mon visage évoquait une lande tourmentée, une forêt secouée de vent — un paysage à la Turner. Une tête de fanatique, avec des yeux clairs enfoncés et des boucles brunes fissurant le front. Je passai ma figure sous l’eau, méditant encore l’étrange coïncidence de la soirée. Le coma de Luc et la visite de ma mère.

Dans la cuisine, je me servis une tasse de thé vert — le Thermos était prêt depuis le matin. Puis je plaçai au micro-ondes un bol du riz que je cuisinais le week-end pour toute la semaine. En matière d’ascétisme, j’avais opté pour la tendance zen. Je détestais les odeurs organiques — ni viandes, ni fruits, ni cuisson. Tout mon appartement baignait dans les fumées d’encens que je brûlais en permanence. Mais surtout, le riz me permettait de manger avec des baguettes de bois. Je ne supportais ni le bruit ni le contact des couverts en métal. Pour cette raison, je n’étais pas vraiment client des restaurants ni des dîners en ville.

Ce soir, impossible de manger. Au bout de deux bouchées, je balançai le contenu du bol à la poubelle et me servis un café, provenant d’un deuxième Thermos.

Mon appartement se distribuait en un salon, une chambre, un bureau. Le triptyque classique du célibataire parisien. Tout était blanc, sauf les sols, en parquet noir, et le plafond du salon aux poutres apparentes. Sans allumer, je passai directement dans ma chambre et m’allongeai, laissant libre cours à mes pensées.

Luc, bien sûr.

Mais plutôt que de réfléchir à son état — une impasse — ou à la raison de son acte — une autre impasse —, je choisis un souvenir. Un de ceux qui reflétaient l’un des traits les plus étranges de mon ami.

Sa passion pour le diable.

Octobre 1989.

Vingt-deux ans, Institut Catholique de Paris.

Après quatre années à la Sorbonne, je venais d’achever une maîtrise — « Le dépassement du manichéisme chez Saint-Augustin » — et continuais sur ma lancée. J’étais en route pour m’inscrire à l’Institut. Je visais un doctorat canonique en théologie. Le sujet de ma thèse, « La formation du christianisme à travers les premiers auteurs chrétiens latins », allait me permettre de vivre plusieurs années auprès de mes auteurs préférés : Tertullien, Minucius Felix, Cyprien...

À cette époque, j’observais déjà les trois vœux monastiques : obéissance, pauvreté, chasteté. Autant dire que je ne coûtais pas grand-chose à mes parents. Mon père désapprouvait mon attitude. « La consommation, c’est la religion de l’homme moderne ! » clamait-il, citant sans doute Jacques Séguéla. Mais ma rigueur forçait son respect. Quant à ma mère, elle faisait mine de comprendre ma vocation qui flattait, en définitive, son snobisme. Dans les années quatre-vingt, il était plus original d’annoncer que son fils préparait le séminaire plutôt qu’il partageait son temps entre les Bains-Douches et la cocaïne.

Mais ils se trompaient. Je ne vivais pas dans la tristesse, ni l’austérité. Ma foi était fondée sur l’allégresse. Je vivais dans un monde de lumière, une nef immense, où des milliers de cierges scintillaient en permanence.

Je me passionnais pour mes auteurs latins. Ils étaient le reflet du grand virage du monde occidental. Je voulais décrire ce bouleversement, ce choc absolu provoqué par la pensée chrétienne, située aux antipodes de tout ce qui s’était dit ou écrit auparavant. La venue du Christ sur terre était un miracle spirituel mais aussi une révolution philosophique. Une transmutation physique — l’incarnation de Jésus — et une transmutation du Verbe. La voix, la pensée humaines ne seraient plus jamais les mêmes...

J’imaginais la stupéfaction des Hébreux face à Son message. Un peuple élu qui attendait un messie puissant, belliqueux, sur un char ardent, et qui découvrait un être de compassion, pour qui la seule force était l’amour, qui prétendait que chaque défaite est une victoire et que tous les hommes sont des élus. Je songeai aussi aux Grecs, aux Romains qui avaient créé des dieux à leur image, avec leurs propres contradictions, et qui voyaient soudain un dieu invisible prendre l’image de l’homme. Un dieu qui n’écrasait plus les humains, mais qui descendait au contraire parmi eux pour les hisser au-dessus de toute contradiction.

C’était ce grand tournant que je voulais décrire. Ces temps bénis où le christianisme était une argile en formation, un continent en marche, dont les premiers écrivains chrétiens avaient été à la fois le ressort et le reflet, la vitalité et la garantie. Après les Évangiles, après les épîtres et les lettres des apôtres, les auteurs séculiers prenaient le relais, mesurant, développant, commentant le matériau infini qui leur avait été livré.

Je traversais la cour de l’Institut quand on me tapa sur l’épaule. Je me retournai. Luc Soubeyras se tenait devant moi. Figure laiteuse sous sa tignasse rousse ; silhouette grêle, noyée dans un duffle-coat, étranglée par une écharpe. Je demandai, stupéfait :

— Qu’est-ce que tu fous ici ?

Il baissa les yeux sur le dossier d’inscription qu’il tenait entre ses mains.

— Comme toi, je suppose.

— Tu prépares une thèse ?

Il réajusta ses lunettes sans répondre. Je partis d’un rire incrédule :

— Où t’étais pendant tout ce temps ? On s’est pas vus depuis quand ? Le bac ?

— Tu étais retourné à tes origines bourgeoises.

— Tu parles. Je n’ai pas cessé de t’appeler. Qu’est-ce que tu faisais ?

— J’ai suivi mon cursus ici, à l’Institut catholique.

— Théologie ?

Il claqua des talons et se mit au garde-à-vous :

— Yes, sir ! Et une maîtrise de Lettres classiques en prime.

— On a donc suivi la même route.

— Tu en doutais ?

Je ne répondis pas. Les derniers temps, à Saint-Michel, Luc avait changé. Plus que jamais sarcastique, sa familiarité avec la foi s’était transformée en moquerie, en ironie perpétuelle. Je ne donnais plus cher de sa vocation. Il demanda, après m’avoir offert une Gauloise et s’en être allumé une :

— Sur quoi, ta thèse ?

— La naissance de la littérature chrétienne. Tertullien, Cyprien...

Il émit un sifflement admiratif.

— Et toi ?

— Je vais voir. Le diable, peut-être.

— Le diable ?

— En tant que force triomphante du siècle, oui.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

Luc se glissa entre plusieurs groupes d’étudiants et se dirigea vers les jardins, au fond de la cour.

— Depuis un moment, je m’intéresse aux forces négatives.

— Quelles forces négatives ?

— À ton avis, pourquoi le Christ est-il venu sur terre ?

Je ne répondis pas. L’interrogation était trop grossière.

— Il est venu pour nous sauver, continua-t-il. Pour racheter nos péchés.

— Et alors ?

— Le mal était donc déjà là. Bien avant le Christ. En somme, il a toujours été là. Il a toujours précédé Dieu.

Je balayai la réflexion d’un geste. Je n’avais pas suivi quatre années de théologie pour revenir à de tels raisonnements primaires. Je répliquai :

— Où est la nouveauté ? La Genèse commence avec le serpent et...

— Je ne te parle pas de la tentation. Je te parle de la force en nous qui répond à la tentation. Qui la légitime.

Les pelouses étaient parsemées de feuilles mortes. Petits points bistre ou ocre, taches de rousseur de l’automne. Je coupai court à son discours :

— Depuis Saint-Augustin, on sait que le mal n’a pas de réalité ontologique.

— Dans son œuvre, Augustin utilise le mot « diable » 2 300 fois. Sans compter les synonymes...

— En tant que figure, symbole, métaphore... Il faut tenir compte de l’époque. Mais pour Augustin, Dieu ne peut avoir créé le mal. Le mal n’est qu’un défaut de bien. Une défaillance. L’homme est fait pour la lumière. Il « est » la lumière, puisqu’il est conscience de Dieu. Il n’a besoin que d’être guidé, d’être parfois rappelé à l’ordre. « Tous les êtres sont bons puisque le créateur de tous, sans exception, est souverainement bon. »

Luc soupira, en exagérant son souffle.

— Si Dieu est si grand, comment expliquer qu’il soit toujours tenu en échec par une simple « défaillance » ? Comment expliquer que le mal soit partout — et triomphe chaque fois ? Chanter la gloire de Dieu, c’est chanter la grandeur du mal.

— Tu blasphèmes.

Il s’arrêta de marcher et se tourna vers moi :

— L’histoire de l’humanité n’est que l’histoire de la cruauté, de la violence, de la destruction. Personne ne peut le nier. Comment expliques-tu cela ?

Je n’aimais pas son regard derrière ses lunettes. Ses yeux brillaient d’un éclat fiévreux, infecté. Je refusai de répondre, pour ne pas être confronté à cette énigme aussi vieille que le monde : le versant violent, maléfique, désespéré de l’humanité.

— Je vais te le dire, reprit-il en posant sa main sur mon épaule. Parce que le mal est une force réelle. Une puissance au moins égale au bien. Dans l’univers, deux forces antithétiques sont en lutte. Et le combat est loin d’être joué.

— On se croirait revenu au manichéisme.

— Et pourquoi pas ? Tous les monothéismes sont des dualismes déguisés. L’histoire du monde, c’est l’histoire d’un duel. Sans arbitre.

Les feuilles bruissaient sous nos pas. Mon enthousiasme de rentrée s’était évaporé. Finalement, je me serais passé de cette rencontre. J’accélérai le pas vers le bureau des inscriptions :

— Je ne sais pas ce que tu as étudié ces dernières années mais tu es tombé dans l’occultisme.

— Au contraire, dit-il en me rattrapant, j’ai planché sur les sciences modernes ! Partout, le mal est à l’œuvre. En tant que force physique, en tant que mouvement psychique. La loi des équilibres : c’est aussi simple que cela.

— Tu enfonces des portes ouvertes.

— Ces portes, on les oublie trop souvent sous couvert de complexité, de profondeur. À l’échelle cosmique, par exemple, la puissance négative règne en maîtresse. Songe aux explosions d’énergie des étoiles, qui finissent par devenir des trous noirs, des gouffres négatifs, qui aspirent tout dans leur sillage...

Je compris que Luc préparait déjà sa thèse. Il œuvrait à je ne sais quel délire sur l’envers du monde. Une sorte d’anthologie du mal universel.

— Prends la psychanalyse, fit-il en perçant l’air avec sa clope. De quoi s’occupe-t-elle ? De notre versant noir, de nos désirs interdits, de notre besoin de destruction. Ou le communisme, tiens. Belle idée au départ. Pour parvenir à quoi ? Au plus grand génocide du siècle. Quoi qu’on fasse, quoi qu’on pense, on revient toujours à notre part maudite. Le XXe siècle en est le manifeste suprême.

— Tu pourrais raconter n’importe quelle aventure humaine de cette manière. C’est trop simpliste.

Luc alluma une cigarette à son mégot :

— Parce que c’est universel. L’histoire du monde se résume à ce combat entre deux forces. Par un étrange défaut du regard, le christianisme, qui a pourtant mis un nom sur le mal, veut nous faire croire qu’il s’agit d’un phénomène annexe. On ne gagne rien à sous-estimer son ennemi !

J’étais parvenu au bureau administratif. Je montai la première marche et demandai avec irritation :

— Qu’est-ce que tu veux prouver ?

— Après ta thèse, tu entres au séminaire ?

— Pendant ma thèse, tu veux dire. L’année prochaine, je compte aller à Rome.

Un rictus coupa son visage.

— Je te vois bien prêcher dans une église à moitié vide, devant une poignée de vieillards. Pas trop de risques à choisir ce genre de voie. Tu me fais penser à un médecin qui chercherait un hôpital de bien-portants.

— Tu voudrais quoi ? criai-je tout à coup. Que je devienne missionnaire ? Que je parte convertir des animistes sous les tropiques ?

— Le mal, répliqua Luc d’un ton calme. Voilà la seule chose importante. Servir le Seigneur, c’est combattre le mal. Il n’y a pas d’autre route.

— Toi, qu’est-ce que tu vas faire ?

— Je vais sur le terrain. Regarder le diable dans les yeux.

— Tu renonces au séminaire ?

Luc déchira son dossier d’inscription :

— Bien sûr. Et à ma thèse aussi. Je t’ai fait marcher. Pas question pour moi de rempiler cette année. Je suis juste venu ici chercher un certificat. Ces cons-là m’ont donné un dossier parce qu’ils m’ont pris pour un mouton. Comme toi.

— Un certificat ? Pour quoi faire ?

Luc ouvrit ses mains. Les fragments de papier s’envolèrent, rejoignant les feuilles mortes.

— Je pars au Soudan. Avec les Pères Blancs. Missionnaire laïque. Je veux affronter la guerre, la violence, la misère. Le temps des discours, c’est terminé. Place aux actes !

6

J’AURAIS PU me rendre à Vernay les yeux fermés. L’A6 d’abord, porte de Châtillon, direction Nantes-Bordeaux, l’A10, vers Orléans, puis l’A11, en suivant les panneaux de Chartres.

Les voitures fonçaient mais la pluie retenait leurs phares, traçant des lignes distinctes, des traits de lumière semblables aux filaments à l’intérieur d’une ampoule. À 7 heures du matin, le jour n’était pas encore levé.

Je réfléchissais aux informations que j’avais collectées à l’aube. Après un sommeil en pointillé, je m’étais réveillé pour de bon à 4 heures du matin. Sur Google, j’avais frappé les quatre lettres fatidiques : COMA. Des milliers d’articles étaient sortis. Histoire d’installer une note d’espoir dans ma recherche, et de la limiter, j’avais ajouté un autre mot : REVEIL.

Pendant deux heures, j’avais lu des témoignages de réveils soudains, de retours progressifs à la conscience, et aussi d’expériences de mort imminente. J’étais surpris par la fréquence de ce phénomène. Sur cinq victimes d’infarctus ayant entraîné un coma momentané, au moins une subissait cette « mort temporaire », marquée d’abord par une sensation de décorporation, puis la vision d’un long tunnel et d’une lumière blanche, que beaucoup assimilaient au Christ lui-même. Luc avait-il éprouvé ce grand flash ? Reviendrait-il un jour à la conscience pour nous le raconter ?

Je dépassai la cathédrale de Chartres, avec ses deux flèches asymétriques. La plaine de la Beauce se déroulait à perte de vue. Je sentais des fourmillements dans les mains — je me rapprochais de la maison de Vernay. Roulant encore une cinquantaine de kilomètres, j’empruntai la bretelle de sortie de Nogent-le-Rotrou et m’engageai sur la nationale. Alors, je plongeai dans la véritable campagne, au moment même où le soleil émergeait.

Les collines s’élevaient, les vallons se creusaient, et les champs noirs, couverts de givre, scintillaient dans la clarté matinale. Je baissai ma vitre et respirai les parfums de feuilles, les odeurs d’engrais, l’air froid de la nuit qui ne voulait pas reculer.

Trente kilomètres encore. Je contournai Nogent-le-Rotrou et pris une départementale, à la frontière de l’Orne et de l’Eure-et-Loir. À gauche, après dix kilomètres, un panneau apparut : petit-vernay. Je m’engageai dans l’étroit chemin et roulai trois cents mètres. Au premier virage, un portail de bois blanc apparut. Je regardai ma montre : huit heures moins le quart. J’allais pouvoir mener ma reconstitution, à la seconde près.

Je garai ma voiture et continuai à pied. Le Petit-Vernay était un ancien moulin à eau composé de plusieurs bâtiments dispersés le long de la rivière. L’édifice principal n’était qu’une ruine, mais ses dépendances avaient été rénovées en résidences secondaires. La troisième sur la droite était celle de Luc.

Deux cents mètres carrés au sol, un terrain raisonnable, le tout situé à cent trente kilomètres de Paris. Combien une telle baraque avait-elle coûté à Luc, six ans auparavant ? Un million de francs de l’époque ? Plus encore ? La région du Perche était de plus en plus cotée. Où Luc avait-il trouvé ce pognon ? Je me souvenais d’un film de Fritz Lang, The Big Heat, qui débutait par le suicide d’un flic. On découvrait plus tard que l’homme était corrompu. C’était sa résidence secondaire, trop chère, trop belle, qui l’avait trahi. J’entendis la voix de Doudou : « Si tu remues la merde, tout le monde sera éclaboussé. » Luc, dans la peau du flic mouillé ? Impossible.

Je dépassai la maison et ses trois lucarnes, puis me dirigeai vers la rivière. L’herbe trempée embaumait. Le vent fouettait mon visage. Je bouclai mon trench-coat et marchai encore. Une barrière de charmilles cachait le cours d’eau. Seul, son bruissement léger m’atteignait, à la manière d’un rire d’enfant.

— Qu’est-c’que vous faites là ?

Un homme jaillit des buissons. Un mètre quatre-vingts, une coupe en brosse, un costume noir de toile épaisse. Mal rasé, sourcils en bataille, il était plus proche du clodo que du paysan.

— Qui vous êtes ? insista-t-il en s’approchant.

Il ne portait qu’un pull troué sous sa veste. J’agitai ma carte tricolore au soleil :

— Je viens de Paris. Je suis un ami de Luc Soubeyras.

L’homme parut rasséréné. Ses petits yeux étaient d’un vert-gris très dense.

— J’vous avais pris pour un notaire. Ou un avocat. Un de ces salauds qui se font du beurre sur les cadavres.

— Luc n’est pas mort.

— Grâce à moi. (Il se gratta la nuque.) Je suis Philippe, le jardinier. C’est moi qui l’ai sauvé. Je lui serrai la main. Ses doigts étaient tachés de nicotine et de brins d’herbe. Il sentait la glaise et la cendre froide. Je distinguai aussi une odeur d’alcool. Pas du vin, plutôt du calva ou un autre truc qui cogne. Je la jouai complice :

— Vous n’avez rien à boire ?

Son visage se ferma. Je regrettai ma ruse — trop rapide. Je sortis mes Camel et lui en proposai une. L’homme fit « non » de la tête, m’étudiant toujours du coin de l’œil. Il finit par allumer une de ses Gitanes maïs.

— Pour picoler, grogna-t-il, c’est un peu tôt, non ?

— Pas pour moi.

Il eut un rire goguenard et extirpa de sa poche une flasque rouillée. Il me la tendit. Sans hésitation, j’avalai une lampée. La brûlure s’infiltra jusque dans mes pectoraux. L’homme testait mon endurance. Il parut satisfait par ma réaction et s’enfila à son tour une rasade. Faisant claquer sa langue, il rempocha le tord-boyaux :

— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

— Je veux des détails.

Philippe soupira et alla s’asseoir sur une souche, près de l’eau. Je le suivis. Le chant des oiseaux montait dans l’air de givre.

— Je l’aimais bien, m’sieur Soubeyras. Je comprends pas ce qui s’est passé dans sa tête.

Je m’adossai contre l’arbre le plus proche :

— Vous venez travailler ici tous les jours ?

— Le lundi et le mardi seulement. Je suis venu aujourd’hui, comme d’habitude : on m’a rien dit.

— Racontez-moi.

Il plongea sa main dans sa poche, saisit sa flasque, me la tendit. Je déclinai l’offre. Il but une nouvelle gorgée.

— En arrivant près de la rivière, je l’ai tout de suite repéré. J’ai plongé et je l’ai repêché. La rivière est pas profonde par là.

— Ça s’est passé où exactement ?

— Où on est. À quelques mètres de l’écluse. J’ai appelé les gendarmes. Ils étaient là en dix minutes. C’était moins une. Si j’étais arrivé une minute après, le courant l’aurait emporté et j’aurais rien vu.

Je scrutai la surface de l’eau. Totalement immobile.

— Le courant ?

— Y en a pas ce matin, parce que l’écluse est fermée.

— Hier, elle était ouverte ?

— C’est m’sieur Soubeyras qui l’avait ouverte. Il avait tout prévu. Y voulait sans doute être emporté...

— On m’a dit qu’il s’était lesté avec des pierres.

— J’ai eu un mal fou à le sortir de la flotte à cause de ça. Il pesait des tonnes. Il s’était entouré la taille de parpaings.

— Comment avait-il fait ?

Philippe se leva :

— Venez avec moi.

Il remonta la haie. Au fond du jardin, une cabane de bois noir s’encastrait entre le sous-bois et la rangée de charmilles. Des bûches, sous une bâche plastique, étaient accotées au mur de planches. D’un coup d’épaule, mon guide ouvrit la porte. Il s’effaça pour me laisser voir l’intérieur :

— Le week-end dernier, m’sieur Soubeyras m’avait demandé d’entreposer là des vieux parpaings, qui traînaient depuis des lustres, de l’autre côté de la rivière. Il m’a même demandé d’en scier plusieurs en deux. J’ai pas trop compris pourquoi. Maintenant, je sais : il voulait se lester avec. Il avait calculé le poids dont il avait besoin pour couler. Je glissai un regard dans le réduit, sans m’attarder. Il était temps d’accepter le suicide de Luc. Je reculai, sonné.

— Comment a-t-il fixé ces pierres ?

— Avec du fil de fer qu’il a triplé pour qu’ça soit bien solide. À l’arrivée, ça lui faisait une espèce de ceinture de plomb, comme celles des plongeurs.

J’inspirai une grande bouffée d’air froid. Mon ventre était torturé par des morsures acides. La faim, le tord-boyaux, et aussi l’angoisse. Qu’était-il arrivé à Luc ? Qu’avait-il découvert pour vouloir en finir ? Pour abandonner sa famille et sa doctrine chrétienne ?

Le paysan referma la porte et demanda :

— Tout d’même, c’était votre pote, non ?

— Mon meilleur ami, répondis-je d’un ton absent.

— Vous aviez pas remarqué qu’il déprimait ?

— Non.

Je n’osai pas avouer à cet inconnu que je n’avais pas parlé à Luc — réellement parlé — depuis plusieurs mois, alors qu’un seul étage nous séparait. En conclusion, je demandai à tout hasard :

— À part ça, vous n’avez rien remarqué de bizarre ? Je veux dire : en repêchant le corps ?

L’homme en noir plissa ses petits yeux verts. Il semblait pris d’un nouvel accès de méfiance :

— On vous a rien dit pour la médaille ?

— Non.

Le jardinier s’approcha. Il évaluait ma surprise. Quand il fut fixé, il murmura tout près de mon oreille :

— Dans sa main droite, y avait une médaille. C’est ce que je suppose en tout cas. J’ai vu que la chaîne qui dépassait. Ses doigts, ils étaient serrés dessus.

Au moment du plongeon, Luc avait emporté un objet. Un fétiche ? Non. Luc n’était pas superstitieux. L’homme me tendit encore sa flasque, agrémentée d’un sourire édenté.

— Dites donc, pour un super pote, y vous faisait pas mal de cachotteries, non ?

7

L’HÔPITAL PRINCIPAL de Chartres, l’Hôtel-Dieu, le bien nommé, se dressait au fond d’une cour ponctuée de flaques noires et d’arbres tronqués. Le bâtiment, crème et brun, évoquait de loin un gâteau Brossard, barré de bandes de chocolat.

Je dédaignai le double escalier extérieur, qui montait à l’accueil du premier étage, pour me glisser au rez-de-chaussée.

Je pénétrai dans un grand réfectoire. Dallage noir et blanc, voûtes et colonnes de pierre. Au bout, un porche éclaboussé de soleil donnait sur des jardins. Une infirmière passa. Je demandai à parler au médecin qui avait sauvé Luc Soubeyras.

— Je suis désolée : il est en train de déjeuner.

— À onze heures ?

— Il opère ensuite.

— Je l’attends ici, dis-je en sortant ma carte. Dites-lui d’emmener son dessert.

La jeune femme fila. Je détestais ces manifestations d’autorité mais à la seule idée d’affronter la cantine, ses cliquetis et ses odeurs de bouffe, je me sentais déjà mal. Quelques pas dans la salle.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

Un grand type en blouse blanche s’avançait vers moi, l’air furieux.

— Commandant Mathieu Durey. Brigade Criminelle de Paris. J’enquête sur le suicide de Luc Soubeyras. Vous l’avez accueilli hier dans votre service.

Derrière ses lunettes, le médecin m’observait. La soixantaine, des cheveux blancs mal peignés, un long cou de vautour. Il dit enfin :

— J’ai envoyé mon rapport aux gendarmes hier soir.

— On ne l’a pas encore reçu à la BC, bluffai-je. Dites-moi d’abord pourquoi vous l’avez transféré à l’Hôtel-Dieu de Paris.

— Nous n’étions pas équipés pour un tel cas. Luc Soubeyras était policier, alors on a pensé que l’Hôtel-Dieu...

— On m’a dit que votre sauvetage tenait du prodige.

Le toubib ne put retenir un sourire d’orgueil.

— Luc Soubeyras revient de loin, c’est vrai. Quand il est arrivé ici, son cœur avait cessé de battre. Si on a pu le ranimer, c’est seulement grâce à un concours exceptionnel de circonstances.

Je sortis carnet et crayon.

— Expliquez-moi.

Le médecin carra ses mains dans ses poches et fit quelques pas en direction des jardins. Il se tenait voûté, presque cassé selon un angle de trente degrés. Je lui emboîtai le pas.

— Premier fait favorable, commença-t-il. Le courant a emporté Luc sur plusieurs mètres et il s’est cogné la tête contre un rocher. Il a perdu connaissance.

— En quoi est-ce favorable ?

— Quand on plonge sous l’eau, on retient d’abord sa respiration, même quand on veut se suicider. Puis, quand l’oxygène se raréfie dans le sang, on ouvre la bouche — c’est un réflexe irrépressible. On se noie en quelques secondes. Luc s’est assommé juste avant cet instant crucial. Il n’a pas eu le temps d’ouvrir la bouche. Ses poumons ne contenaient pas d’eau.

— De toute façon, il était asphyxié, non ?

— Non. En apnée. Or, dans cet état, le corps humain ralentit naturellement sa circulation sanguine et la concentre dans les organes vitaux : cœur, poumons, cerveau.

— Comme en hibernation ?

— Absolument. Ce phénomène a été encore accentué par le froid de l’eau. Luc a fait une hypothermie grave. Quand les sauveteurs ont pris sa température, elle était descendue à 34 degrés. Dans cette gangue de froid, le corps a capitalisé les parcelles d’oxygène qui lui restaient.

Je prenais toujours des notes.

— Combien de temps est-il resté sous l’eau, à votre avis ?

— Impossible à dire. Selon les urgentistes, le cœur venait tout juste de s’arrêter.

— Ils lui ont fait un massage cardiaque ?

— Non. Heureusement. Cela aurait été le meilleur moyen de briser cette espèce d’état de grâce. Ils ont préféré attendre d’être ici. Ils savaient que je pouvais tenter une technique spécifique.

— Quelle technique ?

— Suivez-moi.

Le toubib franchit le seuil puis longea un bâtiment moderne avant d’y entrer. Le bloc opératoire. Couloirs blancs, portes battantes, odeurs chimiques. Nouveau seuil. Nous étions maintenant dans une salle vidée de tout matériel. Seul un cube de métal, haut comme une commode, monté sur roulettes, occupait un pan de mur. Le toubib le tira puis l’orienta vers moi, révélant des rangées de boutons et de vumètres.

— Voilà une machine « by-pass ». En français : « circulation extracorporelle ». On l’utilise pour abaisser la température des patients avant une intervention importante. Le sang passe dans la machine, qui le refroidit de quelques degrés, puis est réinjecté. On pratique cette boucle plusieurs fois jusqu’à atteindre une hypothermie artificielle, qui favorise une meilleure anesthésie.

J’écrivais toujours, sans comprendre où l’homme voulait en venir.

— À l’arrivée de Luc Soubeyras, j’ai décidé d’essayer une technique récente, importée de Suisse. Utiliser cette machine de manière inverse : non plus pour réfrigérer son sang, mais pour le réchauffer.

Le nez dans mon bloc, j’achevai sa phrase :

— Et ça a marché.

— À cent pour cent. Quand Luc Soubeyras a été hospitalisé, son corps n’était plus qu’à 32 degrés. Au terme de trois circuits, nous avions atteint 35 degrés. À 37, son cœur s’est remis à battre, très lentement.

Je levai les yeux :

— Vous voulez dire que, pendant tout ce temps, il était... mort ?

— Sans aucun doute possible.

— À combien évaluez-vous cette durée ?

— Difficile à dire. Mais, globalement, environ vingt minutes.

Un détail me revint à l’esprit :

— L’intervention du SAMU a été très rapide. L’équipe ne venait pas de Chartres ?

— Encore un facteur positif. Ils avaient été appelés, pour une fausse alerte, dans la région de Nogent-le-Rotrou. Quand les gendarmes ont téléphoné, ils n’étaient qu’à quelques minutes du lieu de l’accident.

Je griffonnai deux lignes là-dessus puis revins aux réalités physiologiques :

— Une chose que je ne comprends pas. Le cerveau ne peut rester sans oxygène plus de quelques secondes. Comment l’organe a-t-il pu se réveiller après vingt minutes de décès ?

— L’organe cérébral a fonctionné sur ses réserves. À mon avis, il a été oxygéné durant toute la mort clinique.

— Cela signifie que Luc n’aura pas de séquelles à son réveil ?

L’homme déglutit. Il avait la glotte proéminente :

— Personne ne peut répondre à cette question.

Luc en chaise roulante, englué dans des gestes de limace. Je dus devenir livide. Le médecin me frappa gentiment l’épaule :

— Venez. On crève de chaud ici.

Dehors, le vent froid me ranima. Des vieillards avaient fini de déjeuner. Ils déambulaient au ralenti, comme des zombies. Je demandai :

— Je peux fumer ?

— Pas de problème.

La première bouffée me remit d’aplomb. Je passai au dernier chapitre :

— On m’a parlé d’une médaille, d’une chaîne...

— Qui vous a parlé de ça ?

— Le jardinier. L’homme qui a sorti Luc de l’eau.

— Les urgentistes ont trouvé une médaille dans son poing serré, c’est vrai.

— Vous l’avez gardée ?

Le toubib glissa la main dans sa blouse :

— Elle est restée dans ma poche.

L’objet brillait d’un éclat mat au creux de sa paume. Une pièce de monnaie en bronze, patinée, érodée, à l’aspect très ancien. Je me penchai. En un coup d’œil, je sus de quoi il s’agissait.

La médaille était gravée à l’effigie de Saint-Michel Archange, prince des anges, porte-enseigne du Christ, trois fois victorieux de Satan. Représenté dans le style de La Légende dorée de Jacques de Voragine, le héros portait une armure et tenait son glaive dans sa main droite, la lance du Christ dans sa main gauche. De son pied droit, il écrasait le dragon ancestral.

Le toubib parlait encore mais je ne l’écoutais plus. Les mots de l’Apocalypse de Jean résonnaient sous mon crâne :

Il y eut alors un grand combat dans le ciel. Michel et ses anges combattaient contre le dragon, et le dragon combattait avec ses anges.

Mais ceux-ci furent les plus faibles, et leur place ne se trouva plus dans le ciel.

Et ce grand dragon, l’ancien serpent appelé le Diable et Satan qui séduit toute la terre habitable, fut précipité en terre, et ses anges avec lui.

La vérité était claire.

Avant de chuter en enfer, Luc s’était protégé contre le diable.

8

Décembre 1991.

Deux ans que je n’avais pas vu Luc. Deux ans que je suivais ma propre voie, planchant sur les auteurs paléochrétiens, vivant avec l’Apologeticum de Tertullien et l’Octavius de Minucius Felix. Depuis le mois de septembre, j’avais intégré le Séminaire pontifical français de Rome.

La période la plus heureuse de ma vie. L’édifice aux murs roses du 42, via Santa Chiara. La grande cour cernée d’une galerie ocre clair. Ma petite chambre aux murs jaunes, que j’appréhendais comme un refuge pour mon cœur et ma conscience. La salle des exercices où nous répétions déjà les gestes liturgiques. « Benedictus es, Domine, deus universi... » Et la terrasse du bâtiment, ouverte à cent quatre-vingts degrés sur les dômes de Saint-Pierre, du Panthéon, de l’église du Gesù...

Pour Noël, mes parents avaient insisté pour que je rentre à Paris : il était important, « essentiel », disait ma mère, que nous fêtions la fin d’année ensemble. Lorsque j’avais atterri à Roissy, la situation avait évolué : mes géniteurs étaient finalement partis en croisière aux Bahamas, à bord du voilier d’un partenaire financier de mon père.

On était le 24 décembre au soir, et j’étais plutôt soulagé. Je déposai mon sac dans l’hôtel particulier de mes parents, avenue Victor-Hugo, puis me mis à marcher dans Paris. Tout simplement. Mes pas me guidèrent jusqu’à Notre-Dame. Juste à temps pour assister à la messe de minuit.

Ce fut à peine si je pus pénétrer dans la cathédrale bondée. Je me glissai sur la droite. Spectacle inouï : les milliers de têtes dressées, les visages recueillis, le grand silence enveloppé d’encens et de résonances. Anonyme parmi les anonymes, je savourais cette ferveur d’un soir, oubliant, juste un moment, le déclin de la foi catholique, le recul des vocations, la désertion des églises.

— Mathieu !

Je tournai la tête, sans reconnaître de visage dans la foule.

— Mathieu !

Je levai les yeux. Installé sur la base d’une colonne, Luc surplombait la masse des fidèles. Son visage blanc, éclaboussé de taches de cuivre, brillait à la manière d’un cierge solitaire. Il plongea dans la foule. Une seconde plus tard, il me tirait par le bras :

— Viens. On se casse.

— La messe vient de commencer...

Au fond du chœur, le prêtre déclamait :

« En toi, Seigneur, mon espérance !

Sans ton appui, je suis perdu... »

Luc prit le relais :

— ... « Mais rendu fort par ta puissance, je ne serai jamais déçu... » On la connaît, celle-là, non ?

Le ton railleur avait encore gagné en agressivité. Autour de nous, on commençait à protester. Pour éviter le scandale, j’acceptai de le suivre. Parvenu près du mur, je l’attrapai par l’épaule :

— Tu es de retour en France ?

Luc me fit un clin d’œil :

— Je profite du spectacle.

Derrière ses verres, son regard était plus allumé encore que jadis. Ses traits creusés dessinaient des ombres sur ses joues. Je ne l’aurais pas si bien connu, j’aurais pensé qu’il se défonçait.

Luc se faufila parmi les rangs serrés et s’arrêta près du pupitre du confesseur, le long de la vitre protectrice. Il ouvrit la porte transparente et me poussa de l’autre côté :

— Entre.

— Ça va pas, non ? Tu...

— Entre, je te dis !

J’atterris dans le confessionnal. Luc passa par l’autre porte, côté prêtre, et rabattit les deux rideaux. En une seconde, nous étions coupés de la foule, des chants, de la messe. La voix de Luc filtra par les mailles de bois :

— Je l’ai vu, Mat. Je l’ai vu de mes yeux.

— Qui ?

— Le diable. En live.

Je me penchai, tentant de distinguer son visage à travers le treillis.

Presque phosphorescent. Ses traits frémissaient. Il ne cessait de se mordre la lèvre inférieure.

— Tu veux dire : au Soudan ?

Luc s’enfonça dans l’obscurité, sans répondre. On n’aurait pu dire s’il allait pleurer ou éclater de rire. Ces deux dernières années, on avait seulement échangé quelques lettres. Je lui avais annoncé que j’étais admis au séminaire de Rome. Il m’avait répondu qu’il poursuivait son « boulot », descendant toujours plus au sud, où les rebelles chrétiens livraient bataille aux troupes régulières. Ses lettres étaient étranges, froides, neutres — impossible de percer son état d’esprit.

— Au Soudan, ricana-t-il, je n’ai vu que l’empreinte du diable. La famine. La maladie. La mort. À Vukovar, en Yougoslavie, j’ai vu la bête en action.

Je savais, par les journaux, que la ville croate venait de tomber entre les mains des Serbes, après un siège de trois mois.

— Des bébés décapités par les bombes. Des mômes aux yeux arrachés. Des femmes enceintes éventrées, avant d’être brûlées vives. Des blessés abattus à bout portant, au sein même de l’hôpital. Des ados qu’on forçait à violer leur mère... Tout ça, je l’ai vu. Le mal à l’état pur. Une force libérée, à l’intérieur des hommes.

Je m’imaginais, moi, par contraste, dans ma cellule jaune. Chaque matin, j’écoutais les nouvelles sur Radio Vatican. Au chaud et à l’abri. Je demandai :

— Comment... comment tu t’en es sorti ?

— Un miracle.

— Tu travaillais pour quelle association ?

— Aucune.

Il ricana encore, s’approchant de la paroi qui nous séparait :

— J’ai pris les armes, Mat.

— Quoi ?

— Soldat bénévole. La seule solution pour survivre là-bas.

J’eus l’idée tout à coup que Luc se confessait mais j’avais tort : il ne regrettait rien. Il était fier au contraire d’être passé à l’acte. Je devins agressif :

— Comment as-tu pu ?

Luc se recroquevilla de nouveau dans le noir. Les chants s’arrêtèrent dans la cathédrale. J’entendis alors un bruit beaucoup plus proche : les sanglots de Luc. Il pleurait, le visage plongé dans ses mains. Je changeai aussitôt de ton :

— Il faut que tu oublies tout ça. Ce qu’ils ont fait, ce que tu as fait... Tu ne peux juger l’humanité sur ce paroxysme. Tu étais dans la pire situation, là où l’homme devient un monstre. Tu...

Luc releva la tête et s’avança à nouveau. Sur ses pommettes, les larmes brillaient, mais il souriait. Un demi-sourire qui lui déformait le visage :

— Et toi, toujours au séminaire ?

— Depuis trois mois.

— T’es pas venu en soutane ? T’es incognito ?

— Ne me charrie pas.

Il rit, en reniflant :

— Toujours ton hôpital de bien-portants ?

— À quoi tu joues ? Tu as attendu d’avoir vingt-quatre ans pour découvrir la violence ? Il te fallait Vukovar pour mesurer la cruauté humaine ? Et maintenant, qu’est-ce que tu vas faire ? Partir sur un autre front ? La lumière est en nous, Luc. Souviens-toi de l’évangile de Saint-Jean : « Le fils de Dieu est apparu précisément pour détruire les œuvres du diable. »

— Il est arrivé trop tard.

— Si tu penses ça, c’est que tu as perdu la foi. Notre rôle n’est pas d’être fascinés par le mal, mais d’appeler au bien, de guider...

— T’es un planqué, Mat. T’es cool, mais t’es un planqué. Un petit-bourgeois de la foi.

J’agrippai le treillis. Sous la nef, les cantiques avaient repris.

— Qu’est-ce que tu cherches ? Qu’est-ce que tu veux ?

— Poursuivre l’action.

— Tu repars en Yougoslavie ?

— Je suis inscrit à Cannes-Ecluse.

— Où ?

— L’école des Officiers de Police. Session de janvier. Je deviens flic. Dans deux ans, je serai dans la rue. Il n’y a pas d’autre solution, le veux affronter le diable sur son terrain. Je veux me salir les mains. Tu piges ?

Sa voix était calme, déterminée. Au fond de moi, quelque chose s’effondrait au contraire. Saint Jean, encore une fois : « Nous savons que nous sommes nés de Dieu, mais le monde tout entier gît sous l’empire du Mauvais. » Je fermai les yeux et nous revis, Luc et moi, adossés aux colonnes de l’abbaye de Saint-Michel-de-Sèze. Nous allions changer l’Eglise, changer le monde...

— Joyeux Noël, Mat.

Quand j’ouvris les paupières, le confessionnal était vide.

L’onde de choc dura des mois.

Au séminaire, le cœur n’y était plus. Les sacrements, la liturgie, la prière, l’administration, la confession... J’écoutais sans entendre, je répétais les gestes sans volonté. Sur Radio Vatican, les nouvelles de la Yougoslavie me parvenaient. À chaque massacre, à chaque horreur, je priais, ou jeûnais. Je me dégoûtais moi-même. Un planqué. Un petit-bourgeois de la foi.

Je ne cessais de penser à Luc. Comment cet intellectuel, ce fou de théologie, pouvait-il devenir simple flic ? Je n’avais aucune réponse. Mais ses sarcasmes ne quittaient plus mes tympans. Chaque jour, je croyais un peu moins à ma mission. Ma formation me paraissait stérile. Et tellement confortable ! J’avais choisi l’ascèse mais je vivais comme un pacha. Nourri, logé, protégé, priant tranquillement et me consacrant à ce que j’aimais le plus : les livres.

Je visualisai ma carrière. Je ne serais jamais un curé de campagne. Au terme de mon séminaire et de ma thèse, je resterais à Rome et intégrerais l’université grégorienne ou l’Académie pontificale — l’ENA ecclésiastique. Après quelques postes dans des nonciatures européennes, je gravirais les échelons au sein de la théocratie jusqu’à accéder aux plus prestigieux degrés de la Curie romaine. Une vraie « situation », sous le signe de l’aisance, du pouvoir. Tout ce que j’avais haï chez mes parents me rattrapait maintenant, sous une autre forme.

Je révélai mes doutes à mes pères supérieurs. Je ne récoltai que des réponses académiques, l’habituelle langue de bois des religieux, baume insipide posé sur les tourments de l’âme. Le 29 juin 1992, le jour même de l’intromission des futurs prêtres « dans le corps de la sainte Église catholique, apostolique et romaine », je rendis ma soutane.

Luc se trompait, je n’étais pas dans un hôpital de bien-portants.

J’étais dans un cimetière.

Tout le monde ici était mort.

Y compris moi.

Je rentrai à Paris et fonçai à l’archevêché de Paris. La liste des organisations humanitaires religieuses était longue. Je m’arrêtai sur la première qui initiait des missions dans le continent que je m’étais choisi : l’Afrique. « Terres d’espoir », une association de franciscains belges qui acceptait dans ses rangs des travailleurs laïques, me parut parfaite. C’était le groupe qui s’enfonçait le plus loin dans les territoires à risques.

Début 1993, j’embarquai pour ma première aventure.

Le Rwanda, un an avant le génocide.

Les panneaux de sortie de l’autoroute m’arrachèrent, in extremis, à mes souvenirs. Je m’enfonçai dans le tunnel de la porte d’Orléans, songeant encore à Luc et à nos destins décalés. Il avait toujours eu un temps d’avance sur moi. À cette pensée, je frissonnai. Jamais je ne le suivrais sur la route du suicide. Mais je devais maintenant admettre cet acte — et en trouver la raison. Il s’était passé quelque chose. Un événement inconcevable, qui avait expulsé Luc de son propre destin.

Je devais faire la lumière sur sa décision.

À cette seule condition, il reviendrait à la conscience.

9

BUREAU. PAPERASSES. Post-it. Je fermai ma porte puis ouvris un nouveau paquet de cigarettes, fumer peut nuire aux spermatozoïdes et réduit la fertilité. Ces avertissements avaient le don de m’énerver. Je songeai à ce qu’avait écrit Antonin Artaud, à propos des drogues : « Peu importent les moyens de la perte : ça ne regarde pas la société. »

Je jetai un coup d’œil aux vignettes jaunes collées sur les liasses. « 11 h : appeler Dumayet », « Midi : Dumayet », et encore : « 14 h : Dumayet. urgent ! » Nathalie Dumayet, commissaire divisionnaire et chef de section à la Brigade Criminelle, était la responsable des groupes d’enquête du 36. Je regardai ma montre : à peine 15 heures. Trop tôt pour boire le thé avec le dragon.

J’ôtai mon imper et feuilletai les documents. Je n’y trouvai pas ce que j’espérais. J’écoutai mes messages sur mon cellulaire puis sur ma ligne fixe : rien non plus. J’appelai Malaspey.

— T’as pas rappelé, attaquai-je. Tu as avancé sur les Tsiganes ?

— Je sors de la fac de Nanterre. Je viens de parler à un professeur de romani, leur langue. T’avais raison. Le coup des chaussures, c’est du Rom tout craché. D’après mon mec, notre client aurait pu retirer les godasses de sa victime pour éviter que son fantôme ne le poursuive. Un truc de gitan.

— O.K. Tu lances une recherche au fichier PJ. Tu retiens tous les manouches qui montent aux braquages ces derniers temps dans le 94.

— Déjà fait. On bosse aussi avec le commissariat central de Créteil. Sur les communautés du coin.

— Tu es où, là ?

— Sur les quais. J’arrive à la boîte.

Je posai le médaillon de Saint-Michel Archange sur mes dossiers :

— Passe me voir avant de te lancer dans ton PV. J’ai quelque chose pour toi.

Je raccrochai et convoquai Foucault. Le temps que je passe en revue les délits de la nuit, on frappait à ma porte. Mon premier de groupe ressemblait à une petite frappe, tendance joyeuse. Cheveux bouclés, épaules étroites, serrées dans un Bomber, sourire éclatant. Foucault était le portrait craché de Roger Daltrey, le chanteur des Who, à l’époque de Woodstock.

Mon adjoint l’attaqua sinistre, voulant évoquer la catastrophe de Luc. D’un geste, je l’arrêtai.

— Il faut que tu m’aides. Un truc particulier.

— Quel genre ?

— Je veux que tu sondes les gars de Luc. Quelles affaires ils avaient sur le feu.

Il hocha la tête mais ses yeux trahissaient le scepticisme :

— Ça va être chaud.

— Invite-les à bouffer. Fais-les boire. Joue-la complice.

— Ben voyons.

J’avais eu hier, avec Doudou, un échantillon de la bonne volonté de l’équipe. Je repris :

— Ecoute. Personne ne connaît Luc comme je le connais. Son geste a une raison extérieure. Un truc inexplicable, qui lui est tombé dessus, qui n’a rien à voir avec une dépression ou un coup de cafard.

— Un truc comme quoi ?

— Aucune idée. Mais je veux savoir s’il ne travaillait pas sur un dossier particulier.

— O.K. C’est tout ?

— Non. Ratisse sa vie personnelle. Comptes en banque, crédits, feuilles d’impôt. La totale. Récupère ses factures de téléphone : portable, bureau, domicile. Tous ses appels, depuis trois mois.

— T’es sûr de ton coup ?

— Je veux être certain que Luc n’avait pas de secret. Une double vie ou je ne sais quoi.

— Une double vie, Luc ?

Mains dans les poches de son blouson, Foucault paraissait effaré.

— Contacte aussi le Centre d’Évaluation psychologique de la PJ. Un dossier sur Luc doit exister quelque part. Bien sûr : tu agis le plus discrètement possible.

— Et les Bœufs ?

— Prend-les de vitesse et tiens-moi au jus.

Foucault s’éclipsa, l’air de plus en plus sceptique. Moi non plus, je ne croyais pas à une telle enquête. Si Luc avait eu quelque chose à cacher, il aurait commencé par effacer ses propres traces. Rien de pire que de chasser un chasseur.

La porte ne se referma pas : Malaspey se tenait sur le seuil. Costaud, impassible, emmitouflé dans une laine polaire, il portait toujours en bandoulière une gibecière minuscule, tressée à l’indienne. Des cheveux gris noués en queue-de-cheval et une pipe entre les dents complétaient le tableau. Il évoquait plutôt un professeur de lycée technique qu’un flic de la Crime avec quinze années au compteur.

— Vouliez m’voir ?

La pipe lui faisait avaler la moitié des mots. J’ouvris un tiroir, saisis un sachet translucide et glissai à l’intérieur la médaille de Saint-Michel.

— Creuse là-dessus, dis-je en lui lançant l’objet. Va voir les spécialistes de numismatique. Je veux connaître son origine exacte.

Malaspey fit tourner l’enveloppe devant ses yeux.

— C’est quoi ?

— C’est ce que je veux savoir. Vois les profs. Écume les facs.

— J’ai l’impression de reprendre mes études.

Il fourra le médaillon dans sa poche et disparut. Je passai encore une heure à étudier les documents accumulés sur mon bureau — rien d’intéressant. À 17 heures, je me levai pour rendre visite à ma supérieure hiérarchique.

Je frappai. On me proposa d’entrer. Atmosphère épurée, où planait un léger parfum d’encens — ce qui me rappelait mon propre repaire.

Nathalie Dumayet était du genre brutal, mais rien ne le trahissait dans son apparence. La quarantaine, teint pâle, taille mannequin, elle portait ses cheveux noirs coupés au carré, toujours faussement décoiffés. Une beauté tout en angles, adoucie par de grands yeux verts, calmes, qui plongeaient en vous avec fluidité. Toujours chic, branchée même, elle portait des marques italiennes dont le Quai n’avait pas l’habitude.

Voilà pour l’apparence. À l’intérieur, Dumayet cadrait avec la Brigade : dure, cynique, acharnée. Elle avait successivement bossé à l’Antiterrorisme et aux Stups, avec des résultats exemplaires. Deux détails la résumaient. Ses lunettes d’abord, à l’armature flexible et incassable, qu’on pouvait comprimer dans la main et qui reprenait aussi sec sa forme initiale. Dumayet était pareille : sous ses allures souples, elle n’oubliait rien et ne perdait jamais de vue son objectif.

L’autre détail, c’étaient ses phalanges. Aiguës, proéminentes, elles rappelaient les marteaux ultrafins des diamantaires, si durs qu’ils peuvent briser les pierres précieuses.

— Je vous prépare un Keemun ? demanda-t-elle en se levant.

— Merci, ça ira.

— Je vais en faire tout de même.

Elle s’agita au-dessus d’une bouilloire et d’une théière. Elle avait des gestes d’étudiante mais aussi de grande prêtresse. Quelque chose d’antique et de religieux se dégageait de son rituel. Je songeai à la rumeur qui circulait selon laquelle Dumayet fréquentait des boîtes échangistes. Vrai ou faux ? Je me méfiais des rumeurs en général et de celle-ci en particulier.

— Vous pouvez fumer, si vous voulez.

Je m’inclinai mais ne sortis pas mon paquet de Camel. Pas question de me détendre : la convocation « en urgence » ne présageait rien de bon.

— Vous savez pourquoi je vous ai fait venir ?

— Non.

— Asseyez-vous.

Elle poussa devant moi une tasse :

— Nous sommes tous bouleversés, Durey. Je m’installai et conservai le silence.

— Un flic du calibre de Luc, si solide, ça fout un choc.

— Vous avez quelque chose à me reprocher ? La brutalité de ma question la fit sourire.

— Où en êtes-vous sur l’affaire du Perreux ?

Je songeai à mon coup de flair. Trop tôt pour crier victoire :

— On avance. Peut-être des manouches.

— Vous avez des preuves ?

— Des présomptions.

— Attention, Durey. Pas de préjugés raciaux.

— C’est pour ça que je la ferme. Laissez-moi un peu de temps. Elle acquiesça d’un signe de tête distrait. Tout cela n’était qu’un préambule.

— Vous connaissez Coudenceau ?

— Philippe Coudenceau ?

— IGS, section discipline. Il semblerait que Soubeyras avait un dossier sensible.

— Comment ça, sensible ?

— Je ne sais pas. Il m’a appelée ce matin. Il vient de me rappeler. Je n’ajoutai rien. Coudenceau était un de ces fouille-merde qui jouissent seulement quand ils passent un de leurs collègues au tourniquet. Un planqué qui aimait briser les hommes de terrain, leur faire ravaler leur orgueil de héros.

— C’est lui qui rédige le rapport sur Luc. Il procède à une enquête de routine.

— Comme d’habitude.

— Selon lui, des flics sont déjà sur le coup. On a appelé cet après-midi la banque de Luc. Il n’a pas eu trop de mal à identifier le fouineur.

Foucault n’avait pas traîné. Mais pour la discrétion, il pouvait repasser. Elle planta ses yeux liquides dans les miens. En un éclair, ils se durcirent en diamants :

— Qu’est-ce que vous cherchez, Durey ?

— Comme l’IGS. Comme tout le monde. Je veux comprendre le geste de Luc.

— Une dépression ne s’explique pas.

— Rien ne dit que Luc était en dépression. (Je haussai le ton.) Il avait deux enfants, une femme : merde, il ne pouvait pas les abandonner. Un truc hors norme a dû lui tomber dessus !

Dumayet attrapa sa tasse et souffla sur le rebord, sans rien ajouter.

— Il y a autre chose, repris-je un ton plus bas. Luc est catholique.

— Nous sommes tous catholiques.

— Pas comme lui. Pas comme moi. La messe chaque dimanche. La prière chaque matin. C’est contraire à notre foi, vous comprenez ? Luc a renoncé à la vie, mais aussi à son salut. Je dois trouver l’explication d’une telle négation. Ça n’empiétera pas sur les affaires en cours.

La commissaire but une lampée, façon petit chat.

— Où étiez-vous ce matin ? demanda-t-elle en posant doucement son thé.

— En province, hésitai-je. Des trucs à vérifier.

— À Vernay ?

J’encaissai en silence. Elle tourna son regard vers le vasistas entrouvert sur la Seine. Le jour tombait déjà. Le fleuve semblait en ciment figé.

— Levain-Pahut, le boss de Luc, m’a contactée ce midi. Les gendarmes de Chartres lui ont téléphoné. On venait de les appeler. Un toubib de l’hôpital avait reçu la visite d’un flic de Paris. Un grand type à l’air allumé. Ça vous dit quelque chose ?

Je me penchai d’un coup, agrippant le bord du bureau :

— Luc est mon meilleur ami. Je vous le répète : je veux piger ce qui l’a poussé à une telle extrémité !

— Rien ne nous le rendra, Durey.

— Il n’est pas mort.

— Vous voyez très bien ce que je veux dire.

— Vous préférez que ce soit les fouille-merde de l’IGS qui fassent le boulot ?

— Ils ont l’habitude.

— L’habitude d’enquêter sur des flics défoncés, joueurs ou maquereaux. Le mobile de Luc se situe ailleurs !

— Où ? demanda-t-elle sur un ton ironique.

— Je ne sais pas, admis-je en reculant mon siège. Pas encore. Mais il existe un mobile réel à ce suicide. Un truc extravagant que je veux découvrir.

Lentement, elle fit pivoter son fauteuil. Dans un mouvement sensuel, elle étendit ses jambes et posa ses talons hauts sur le radiateur.

— Il n’y a pas de meurtre, pas d’instruction. Tout cela ne concerne pas notre Brigade. Et vous n’êtes pas l’homme de la situation.

— Luc est comme un frère pour moi.

— C’est exactement ce que je dis. Vous êtes à vif.

— Je dois prendre des vacances ou quoi ?

Elle ne m’avait jamais paru aussi dure, aussi indifférente :

— Deux jours. Pendant quarante-huit heures, vous lâchez tout le reste et vous vous faites une idée. Après ça, vous retournez au turbin.

— Merci.

Je me levai et rejoignis la porte. Au moment où je tournais la poignée, elle dit :

— Une dernière chose, Durey. Vous n’avez pas le monopole de la tristesse. Moi aussi j’ai bien connu Soubeyras, quand il était chez nous.

La réflexion n’appelait pas de réponse. Mais, mû par une intuition, je lançai un regard par-dessus mon épaule. J’obtins la certitude, une nouvelle fois, que je ne comprendrais jamais rien aux femmes.

Nathalie Dumayet, la femme qui dirigeait la Crime d’une main de quartz, la flic qui avait arraché des aveux aux terroristes du GIA et démantelé la filière de l’héroïne afghane, pleurait en silence, le visage baissé.

10

LES LIMBES.

Le mot me vint à l’esprit quand je franchis les portes du service de Réanimation. Les limbes. Là où les âmes des Justes de l’Ancien Testament se trouvent enfermées, avant que Jésus ne vienne les délivrer. L’espace mystérieux où séjournent les enfants disparus avant d’avoir été baptisés. Un milieu indéfini, sombre, étouffant, où on attend la résolution de son sort. « Ni la vie, ni la mort », avait dit Svendsen.

Vêtu d’une blouse nouée dans le dos, portant un bonnet et des chaussons de papier, je remontai le couloir obscur. À gauche, un bureau d’infirmière, éclairé par une veilleuse. À droite, une paroi vitrée, séparée en cellules. Seuls, les déclics des respirateurs artificiels, les bips des Physioguard résonnaient dans les ténèbres.

Je songeai à la citation de Dante, dans le IVe Chant consacré aux Enfers :

... En vérité je me trouvais sur le rebord

de la vallée d’abîme douloureuse

qui accueille un fracas de plaintes infinies.

Elle était noire, profonde et embrumée ;

En fixant mon regard jusqu’au fond,

Je ne pouvais rien y discerner...

Numéro 18.

La chambre de Luc.

Il était attaché par des sangles sur un lit relevé à trente degrés. Des tuyaux translucides serpentaient autour de lui. Une sonde pénétrait par une narine, une autre par la bouche, reliée à un soufflet noir qui s’ouvrait et se fermait dans un claquement. Une perfusion dans son cou, une autre dans son avant-bras. Une pince, serrée sur un de ses doigts, brillait comme un rubis. À droite, un écran noir, traversé de sillons verts. Au-dessus du lit, des poches transparentes — les liquides perfusés.

Je m’approchai. Il faut, paraît-il, parler aux gens dans le coma. J’ouvris la bouche mais rien ne vint. Restait la prière. Je m’agenouillai et fis le signe de croix. Je fermai les yeux et murmurai, front baissé. « J’espère en toi, mon Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit... »

Je m’arrêtai. Impossible de me concentrer. Ma place n’était pas ici. Ma place était dans la rue, à chercher la vérité. Je me remis debout, une certitude au cœur : je pouvais le réveiller. Je pouvais le sauver. À condition de trouver la raison de son acte. Ma propre lumière l’arracherait à ces limbes !

Dans le hall du service, j’abordai une secrétaire et lui demandai d’appeler le Dr Éric Thuillier — le neurologue que l’anesthésiste m’avait conseillé de voir, la veille.

On me fit patienter quelques minutes puis le médecin apparut. La quarantaine, une allure studieuse. Chemise Oxford, pull ras du cou, pantalon de velours côtelé, trop court et chiffonné. Ses cheveux en épis lui donnaient un air négligé que ses lunettes d’écaille démentaient.

— Docteur Thuillier ?

— C’est moi.

— Commandant Mathieu Durey. Brigade Criminelle. Je suis un proche de Luc Soubeyras.

— Votre ami a eu beaucoup de chance.

— Vous avez quelques minutes pour qu’on en parle ?

— Je dois me rendre à un autre étage. Venez avec moi.

Je le suivis dans un long couloir. Thuillier commença son exposé et ne m’apprit rien de neuf. Je l’interrompis :

— A-t-il des chances de se réveiller ?

— Je ne peux pas me prononcer. Son coma est profond. Mais j’ai vu pire. Chaque année, plus de deux cent mille personnes sombrent dans le coma. Seules 35 % d’entre elles en sortent indemnes.

— Et les autres ?

— Mortes. Infections. Légumes.

— On m’a dit qu’il était resté près de vingt minutes sans vie.

— Votre ami souffre d’un coma anoxique, provoqué par un arrêt respiratoire. Il est évident que son cerveau n’a pas été oxygéné pendant un moment. Mais combien de temps exactement ? Des milliards de neurones ont sans doute été détruits, notamment dans la région du cortex cérébral, qui conditionne les fonctions cognitives.

— Concrètement, qu’est-ce que ça veut dire ?

— Si votre ami se réveille, il aura forcément des séquelles. Peut-être légères, peut-être graves.

Je me sentis blêmir. Je changeai de cap :

— Et nous ? Je veux dire : l’entourage. On peut faire quelque chose ?

— Vous pouvez vous charger de certains soins. Le masser, par exemple. Ou lui passer des baumes, pour empêcher l’assèchement de la peau. Ce sont des moments de partage.

— Doit-on lui parler ? On dit que ça peut jouer un rôle.

— Honnêtement, je n’en sais rien. Personne n’en sait rien. Selon mes tests, Luc réagit à quelques stimuli. On appelle ça des « manifestations de conscience résiduelle ». Alors pourquoi pas ? Peut-être qu’une voix familière lui ferait du bien. Parler au patient peut aider aussi celui qui parle.

— Vous avez rencontré sa femme ?

— Je lui ai dit la même chose qu’à vous.

— Comment vous a-t-elle paru ?

— Secouée. Et aussi, comment dire... un peu butée. La situation est tragique. Il n’y a pas d’autre choix que de l’accepter.

Il poussa une porte et descendit l’escalier. Je le suivis encore. Il me lança par-dessus son épaule :

— Je voulais vous demander. Votre ami, il ne suivait pas un traitement ? Des injections ?

C’était la deuxième fois qu’on me posait la question.

— Vous me demandez ça à cause des traces de piqûres ?

— Vous connaissez leur origine ?

— Non. Mais je peux vous certifier qu’il ne se droguait pas.

— Très bien.

— Cela changerait quelque chose ?

— Mon diagnostic doit tenir compte de tout.

Parvenu à l’étage inférieur, il se retourna vers moi, un sourire gêné aux lèvres. Il ôta ses lunettes et se frotta l’arête du nez.

— Bon. Je dois y aller. Il n’y a plus qu’une chose à faire : attendre. Les premières semaines sont décisives. Vous m’appelez quand vous voulez.

Il me salua et disparut dans un mouvement de portes battantes. Je descendis jusqu’au rez-de-chaussée. Je tentais d’imaginer Luc dans la peau d’un camé. Cela n’avait pas de sens. Mais d’où venaient ces marques ? Etait-il malade ? Aurait-il pu le cacher à Laure ? Je devais vérifier ça aussi.

Dans la cour des urgences, près de l’entrée du centre médico-carcéral, il y avait autant d’uniformes bleus que de blouses blanches. Je me glissai entre deux fourgons de flics et accédai au portail.

À ce moment, je fis volte-face, me sentant épié.

Une série de fauteuils roulants, abandonnés, étaient enchaînés les uns aux autres, comme des caddies de supermarché. Sur le dernier, Doudou.

Il avait baissé au maximum le dossier du siège, l’utilisant comme un transat. Il ne me quittait pas des yeux, tenant une cigarette dans sa main droite. Je lui fis un vague signe de tête et franchis le porche. J’avais l’impression d’avoir un viseur dans le dos.

« Un secret, me dis-je. Les hommes de Luc ont un putain de secret. »

11

— NE FAIS PAS DE BRUIT, les petites dorment.

Laure Soubeyras s’effaça pour me laisser entrer. Machinalement, je regardai ma montre : 20 h 30. Elle ajouta, en refermant la porte :

— Elles sont crevées. Et il y a l’école demain.

J’acquiesçai, n’ayant aucune idée de l’heure à laquelle des enfants doivent se coucher. Laure prit mon manteau puis me fit pénétrer dans le salon :

— Tu veux un thé ? Un café ? Un alcool ?

— Un café, merci.

Elle disparut. Je m’assis sur le canapé et observai le décor. Les Soubeyras habitaient un modeste quatre-pièces porte de Vincennes, dans un de ces immeubles de briques construits par la Régie immobilière de Paris. Le couple l’avait acheté juste après son mariage, étrennant une longue série de crédits. Tout ici était en toc : parquet flottant, mobilier en contreplaqué, bibelots bon marché... La télévision marchait en sourdine.

Sur cet appartement, Luc aurait pu dire comme à propos des femmes : « Régler le problème au plus vite, pour mieux l’oublier. » En réalité, il se moquait de l’endroit où il vivait. S’il avait été seul, son antre aurait ressemblé au mien : pas de meubles, aucune touche personnelle. On partageait la même indifférence à l’égard du monde matériel, et surtout du confort bourgeois. Mais Luc avait choisi de jouer le jeu, en apparence. Le cocon parisien, la maison de campagne...

Laure réapparut avec un plateau chargé d’une cafetière en verre, de deux tasses de porcelaine, d’un sucrier et d’une coupelle de biscuits. Elle paraissait à bout de forces. Son long visage, étréci encore par ses boucles grises, était tendu et fatigué.

Pour la millième fois, je ressassais cette énigme : pourquoi Luc avait-il épousé cette femme terne, sans intelligence, amie d’enfance de son village natal ? Elle était secrétaire médicale et sa conversation ressemblait à un jeu de Scrabble en mal de lettres. Je me souvenais d’une vanne salace que Luc faisait à son propos : la « position du missionnaire et rien d’autre ». Haut-le-cœur.

Elle s’assit en face de moi, sur un tabouret. La table basse nous séparait. Je me demandai ce qu’allaient être les revenus de Laure et des petites. Je devais me renseigner : quelle pension de reversion touchait la femme d’un flic qui s’était suicidé ? Ce n’était pas le moment d’évoquer ces problèmes matériels. Après quelques banalités sur l’état stationnaire de Luc, Laure annonça :

— J’organise une messe pour Luc.

— Quoi ? Mais Luc n’est pas...

— Ce n’est pas ça. J’ai pensé...

Elle hésita. Elle se frottait lentement les mains, paume contre paume.

— Je voudrais réunir ses amis. Qu’on se recueille ensemble. Qu’il y ait un appel...

— Tu veux dire : un appel vers Dieu ?

Laure n’était pas croyante — une autre différence avec Luc. Et je n’aimais pas cette idée d’un recours, d’un ultime SOS lancé au Ciel. Aujourd’hui, on ne se souvenait de Dieu qu’aux grandes occasions : baptêmes, mariages, décès... Un bureau des dates en blanc et noir.

— Il n’y a pas que le côté religieux, continua-t-elle. J’ai lu des choses sur le coma. On dit que l’entourage peut jouer un rôle. Des personnes se sont réveillées seulement parce qu’on leur avait parlé ou parce qu’elles étaient entourées d’amour.

— Et alors ?

— Je voudrais réunir ses amis. Pour créer une sorte de concentré d’énergie, tu vois ? Une force que Luc pourrait sentir.

On basculait dans le projet New Age. Je demandai d’un ton sec :

— Quelle église ?

— Sainte-Bernadette. C’est à deux pas. Luc avait l’habitude d’y aller.

Je connaissais la chapelle, située le long de l’avenue de la Porte-de-Vincennes. Une espèce de bunker construit en sous-sol, géré aujourd’hui par une communauté tamoule. Quelques années auparavant, je venais m’y réfugier à l’aube, lorsque j’appartenais encore à la BRP, l’ancienne « Brigade des Mœurs », après avoir écumé les boulevards extérieurs et leur armée de putes. Je dis :

— Le responsable de la paroisse n’acceptera jamais.

— Pourquoi ?

— L’acte de Luc le condamne.

Elle eut un sourire aigre :

— Toujours vos principes à la con. Mais c’est toi qui l’as dit : Luc n’est pas encore mort.

— Ça n’enlève rien à son acte.

— Tu veux dire qu’il est damné ?

— Arrête. L’Église suit certaines règles et...

— Je viens de parler au prêtre, coupa-t-elle. Un Indien. La cérémonie aura lieu après-demain matin.

Je cherchai en moi quelques motifs de me réjouir de la nouvelle. Mais rien à faire. Je me faisais penser à un chrétien intégriste, fermé et rétrograde. Je me souvins de la médaille de Luc, le protégeant contre le diable. Laure avait raison : nous vivions lui et moi au Moyen Âge.

— Et toi, demanda-t-elle, pourquoi tu es là ce soir ?

Son ton trahissait la méfiance. Elle m’avait toujours considéré comme un ennemi, ou du moins un adversaire. Je représentais la part opaque de Luc, sa part mystique, cette profondeur qui lui échappait... Et aussi, bien sûr, son métier de flic. Tout ce qui, selon elle, expliquait aujourd’hui son geste.

— Je voulais te poser quelques questions.

— Évidemment. C’est ton job.

Je me penchai vers elle et réchauffai ma voix :

— Je dois comprendre ce qu’il avait en tête.

Elle acquiesça, saisit un Kleenex roulé dans sa manche et se moucha.

— Il n’a rien laissé ? Un mot ? Un message ?

— Je t’en aurais parlé.

— Tu as vérifié à Vernay ?

— J’y suis allée cet après-midi. Il n’y a rien. (Après un silence, elle ajouta :) Toujours ses mystères. Il ne voulait pas qu’on comprenne.

— Il n’était pas malade ?

— Comment ça ?

— Je ne sais pas. Il n’a pas fait d’analyses, vu un médecin ?

— Non. Pas du tout.

— Comment était-il ces derniers temps ?

— Gai, joyeux.

— Joyeux ?

Elle me lança un regard par en dessous :

— Il parlait fort, s’agitait tout le temps. Quelque chose avait changé dans sa vie.

— Quoi ?

Après un bref silence, elle assena :

— Je pense qu’il avait une maîtresse.

Je faillis tomber du canapé. Luc était un janséniste. Il se situait non pas au-dessus, mais en dehors des plaisirs de l’existence. Cela revenait à soupçonner le pape de piquer les reliques du Vatican pour les revendre.

— Tu as des preuves ?

— Des présomptions. Un faisceau de présomptions. (Son regard se glaça.) C’est bien comme ça que vous dites, non ?

— Lesquelles ?

Elle ne répondit pas. Les yeux baissés, elle déchirait son Kleenex à petits gestes saccadés. Ce n’était plus du chagrin, mais de la rage.

— Son humeur n’était plus la même, reprit-elle enfin. Il était excité. Les femmes sentent ce genre de choses. Et puis, il disparaissait...

— Où ?

— Aucune idée. Depuis juillet dernier. D’abord le week-end. Le boulot, soi-disant. Et puis en août, il m’a dit qu’il allait à Vernay. Deux semaines. Ensuite, il est parti en Europe. Une semaine à chaque fois. Il prétendait que c’était pour une enquête. Mais je n’étais pas dupe.

— Ces voyages se sont arrêtés quand ?

— Ils continuaient encore au début du mois d’octobre.

Les soupçons de Laure étaient grotesques. Luc lui avait simplement dit la vérité : une enquête personnelle. Un truc sur lequel il devait travailler en douce. Peut-être l’affaire que je cherchais...

— Tu n’as vraiment aucune idée de l’endroit où il allait ?

Elle eut un nouveau sourire, où pointait de la férocité :

— Pas exactement. Mais j’ai mené ma petite enquête. J’ai fouillé ses poches, étudié son agenda.

— Tu as fouillé...

— Toutes les femmes font ça. Les femmes blessées. Tu n’y connais rien. (Son Kleenex était en miettes.) Je n’ai trouvé qu’un indice. Une fois. Un billet pour Besançon.

— Besançon ? Pourquoi ?

— Qu’est-ce que j’en sais ? Sa salope devait habiter là-bas.

— Le billet : quelle date ?

— 7 juillet. Cette fois-là, il est resté au moins quatre jours. L’Europe, tu parles...

Laure m’offrait une sacrée piste. Une enquête avait mené Luc dans le Jura. Je tentai de la raisonner :

— Je crois que tu te montes la tête. Tu connais Luc aussi bien que moi. Mieux que moi, même. Il n’est pas porté sur la gaudriole.

— Ça, non, ricana-t-elle.

— Il t’a dit la vérité : il menait une enquête, c’est tout. Un truc personnel, en dehors de ses heures de boulot.

— Non. Il y avait une femme.

— Comment le sais-tu ?

— Il avait changé. Physiquement changé.

— Je ne comprends pas.

— Ça ne m’étonne pas. (Elle prit son souffle puis lança d’un ton neutre :) Depuis la naissance des petites, il ne me touchait plus.

Je m’agitai sur le canapé. Je n’avais pas envie d’entendre ce genre de confidences. Elle continua :

— Le coup classique. Je n’insistais pas. Le sexe ne l’a jamais intéressé. Toujours ses enquêtes, toujours ses prières. Et puis, cet été, tout a changé. Son appétit semblait... revenu. Il était insatiable, même.

— C’est plutôt le signe qu’il se concentrait sur votre couple, non ?

— Mon pauvre Mathieu. Vous faisiez la paire tous les deux.

Elle avait dit cela sans la moindre tendresse. Elle poursuivit :

— Un des signes de l’adultère est justement ce retour de flamme. Le mari reprend goût au truc, tu comprends ? Il y a aussi un remords. Une espèce de compensation. Parce qu’il couche ailleurs, ton petit mari t’offre un dédommagement.

J’étais franchement mal à l’aise. Imaginer les Soubeyras au lit, c’était un peu comme soulever la robe d’un prêtre. Découvrir un secret que personne n’a envie de connaître. Je me levai pour couper court à la conversation. J’avouai enfin la raison de ma visite :

— Je pourrais... Je peux visiter son bureau ?

Elle se leva à son tour, lissant sa jupe grise, couverte de peluches de Kleenex :

— Je te préviens, il n’y a rien à trouver. J’ai déjà tout fouillé.

12

LE BUREAU était nickel. Le même ordre artificiel que dans la pièce du 36. Etait-ce Laure ou Luc qui avait fait le ménage ? Je fermai la porte, ôtai ma veste, dégrafai mon holster. À priori, rien à découvrir ici. Mais nul n’est infaillible — et j’avais tout mon temps.

Je contournai le bureau et son iBook pour contempler les photos posées sur un meuble bas, le long de la fenêtre. Amandine et Camille, en pleine activité : poneys, piscine, confection de masques... Une carte postale de Rome, signée de ma main : « On connaissait la fabrique. J’ai trouvé l’usine ! » La « fabrique » (sous-entendu : de prêtres) était une allusion à Saint-Michel-de-Sèze, « l’usine » évoquait le séminaire de Rome. Une autre photo représentait un homme en bleu de chauffe, portant un casque à lampe frontale. Il brandissait des cordes et des mousquetons, l’air triomphant, devant l’entrée d’une grotte. Sans doute Nicolas Soubeyras, le père de Luc, le spéléologue.

Luc parlait toujours de lui avec admiration. Il était mort en 1978, au fond du gouffre de Genderer, à moins deux mille mètres, dans les Pyrénées. À l’époque, j’étais jaloux de ce père, de cet héroïsme, de cette disparition même, moi qui n’avais qu’un paternel publicitaire, décédé quelques années plus tard d’un infarctus à Venise, au Harry’s Bar, après un dîner trop arrosé. Comme on fait son lit on se couche.

Je me penchai vers le rideau strié du meuble — fermé à clé. J’essayai l’armoire : idem. Je m’assis derrière le bureau et allumai l’ordinateur. Je pianotai un peu et m’aperçus que je n’avais pas besoin cette fois de mot de passe pour ouvrir les icônes. Rien d’intéressant. Un ordinateur domestique, rempli de comptes, d’échéanciers, de photos de vacances, de jeux. J’ouvris la boîte aux lettres. Les e-mails personnels n’avaient pas non plus d’intérêt : commandes par correspondance, publicités, histoires drôles... Seuls, quelques messages retinrent mon attention. Toujours envoyés au même destinataire, ils avaient été effacés aussitôt écrits. Il ne restait plus qu’une ligne dans la mémoire, signalant chaque envoi. Le dernier datait de la veille du suicide de Luc. L’adresse exacte était : unital6.com.

Je balançai ces initiales sur Google.

Un site existait : www unital6.com. Double clic. Un logo. La silhouette de Bernadette Soubirous, avec sa petite ceinture bleue, apparut sur une vue de Lourdes. L’image était accompagnée d’un texte rédigé en italien. Je parlais parfaitement cette langue depuis le séminaire.

L’unital6 était une association bénévole qui organisait des pèlerinages à Lourdes. Pourquoi Luc avait-il contacté cette fondation ? De nouveau, le soupçon d’une maladie mortelle... Mais Laure paraissait sûre de son coup, et les toubibs de l’Hôtel-Dieu auraient tout de suite détecté un cancer ou une infection. Ce site était-il lié à une enquête ? Pourquoi les contacter juste avant de prendre son ticket de sortie ?

Je passai la page d’introduction et parcourus les chapitres. L’unital6 développait d’autres activités : séminaires, retraites dans des abbayes italiennes. Je lus la liste des conférences. Le seul thème qui aurait pu accrocher Luc était un colloque à propos du « retour du diable », prévu pour le 5 novembre, à Padoue. Je me promis d’appeler les spécialistes de la police informatique. Ils sauraient peut-être récupérer les textes des e-mails.

Je lâchai le computeur et me concentrai sur le bureau lui-même.

Dans les tiroirs, je ne découvris que des fragments de vie administrative. Relevés de banque, factures EDF, quittances d’assurances, feuilles de Sécurité sociale... J’aurais pu me plonger dans ces documents mais je n’étais pas d’humeur à éplucher des chiffres. Dans le dernier tiroir, un agenda — des noms, des numéros griffonnés, des initiales. Certains m’étaient familiers, d’autres non, d’autres encore illisibles. Je glissai le carnet dans la poche de ma veste puis, fouillant toujours, je tombai sur un trousseau de clés minuscules. Je levai les yeux : l’armoire, le placard à volet strié...

Le rideau de lamelles s’ouvrit. Des dossiers de toile grise, fermés par une courroie, serrés à la verticale sur un étage, portant sur la tranche la lettre « D » surmontée de dates : 1990-1999, 1980-1989, 1970-1979... Cela continuait ainsi jusqu’au début du siècle. J’attrapai le dossier le plus à droite, intitulé « 2000... », le posai par terre et dénouai sa ceinture de toile.

Deux sous-chemises, portant chacune la date d’une année : 2000 et 2001. J’ouvris 2001 et tombai sur des images de l’attentat du 11 septembre. Les tours bouillonnantes de fumée, des corps chutant dans le vide, des êtres hagards, couverts de poussière, courant sur un pont. Puis d’autres photos apparurent : des cadavres aux yeux crevés, des bustes d’enfants arrachés, sous des gravats. Le commentaire précisait : « Groznyï, Tchétchénie ». Je feuilletai encore : des débris de squelettes, un crâne aux mâchoires serrées sur un slip féminin. Pas besoin de lire la légende. La scène était l’exhumation des victimes d’Emile Louis, dans la région d’Auxerre.

Pourquoi Luc conservait-il ces horreurs ? Je remis le dossier en place puis ouvris celui des années 90, piochant des fichiers au hasard. 1993. Des victimes égorgées, dans une ruelle d’un village algérien. 1995. Des corps démembrés, parmi des flaques de sang et des tôles carbonisées. « Attentat suicide, Ramat Ash Kol, Jérusalem, août 1995. » Mes mains se mirent à trembler. Je devinai qu’une chemise était consacrée à mon cauchemar familier. Corps noirs dans la boue rouge, visages tailladés, charniers à perte de vue : « Rwanda, 1994 ».

Je refermai le dossier avant que les images me sautent au visage. Je dus m’y reprendre à plusieurs fois pour clore la boucle. Une sueur glacée coulait sur mes traits. La peur, revenue en force, comme aux plus mauvais jours. Je me relevai et écartai les stores de la fenêtre, scrutant la cour de briques plongée dans la nuit. Au bout de quelques secondes, je me sentis mieux. Mais j’étais déçu, humilié, encore une fois, de voir à quel point le Rwanda était toujours là, à l’intérieur de moi, à fleur de peau.

Je revins à Luc. Voilà donc à quoi il passait ses soirées et ses week-ends. Chercher, découper, répertorier les plus sinistres exploits humains. Me penchant de nouveau sur les rayonnages, je choisis un dossier à part : « 1940-1944 ». Je m’attendais à un catalogue des violences nazies mais j’eus d’abord droit à des images asiatiques. La vivisection d’une femme, pratiquée par des Japonais en blouses et masques chirurgicaux. La légende indiquait : « Violée et fécondée par le chercheur de l’unité 731 nommé Koyabashi ; celui-là même qui est en train d’extirper le fœtus qu’elle porte. » Les mains gantées du chercheur, le corps sanglant, les hommes en civil, à l’arrière-plan, portant eux aussi des masques. Tout ça relevait de la terreur pure.

La chemise suivante était celle que j’attendais : le nazisme et ses abominations. Les camps. Les corps affamés, rongés, anéantis. Les cadavres poussés à la pelleteuse. Mon regard s’arrêta sur un cliché. Scène quotidienne au bloc 10 d’Auschwitz, 1943 : une exécution où les condamnés, nus, face au mur de carrelage, attendaient que l’officier leur tire une balle dans la tête — la plupart étaient des femmes et des enfants. Un détail me pétrifia : les deux nattes noires d’une petite fille, accentuées par le grain photographique, se détachant sur son dos blanc et frêle.

Je rangeai l’ensemble : j’avais ma dose. La chronologie sur les autres étagères remontait les siècles — XIXe XVIIIe siècle... J’aurais pu nager dans l’épouvante jusqu’au petit matin. Des gravures, des tableaux, des écrits, toujours sur les mêmes thèmes : guerres, tortures, exécutions, assassinats... Une anthologie du mal, une taxinomie de la cruauté. Mais que signifiait ce « D », inscrit au dos de chaque dossier ?

Soudain, je compris.

« D » pour « DIABLE », ou « DÉMON ».

Je songeais au « Dancing with Mister D. » des Rolling Stones.

Les œuvres complètes du diable, ou presque...

La sonnerie de mon portable me fit sursauter.

— Foucault. Je sors d’un dîner avec Doudou.

Il était près de 23 heures. Les images atroces palpitaient sous mes paupières :

— Comment ça s’est passé ?

— Ça m’a coûté un bon gueuleton mais j’ai le tuyau. Ces derniers temps, Luc s’intéressait à une affaire en particulier.

Son élocution était pâteuse. Foucault semblait complètement cuit.

— Quelle affaire ?

— Le meurtre de Massine Larfaoui.

— Le brasseur ?

— Exactly.

Je connaissais le Kabyle du temps de la BRP. Un des plus importants fournisseurs de boissons des bars, restaurants et boîtes de Paris. Je ne savais même pas qu’il avait été tué.

— Quand a-t-il été buté ?

— Début septembre. Une balle dans la tête et deux dans le cœur, à bout portant. Du travail de pro.

— Pourquoi on n’a pas eu l’affaire ?

— Les Stups avaient déjà Larfaoui à l’œil. Le gus s’était développé dans plusieurs trafics : cannabis, coke, héroïne. Ils se sont arrangés avec le SRPJ concerné pour avoir le coup.

— Où en est l’enquête ?

— Nulle part. Pas d’indice, pas de témoin, pas de mobile. Un dossier vide. Le juge compte classer l’affaire mais Luc refusait de lâcher le morceau.

Ce crime de sang n’éloignait pas le soupçon de corruption. Au contraire. Larfaoui avait toujours entretenu des relations obscures avec les condés, monnayant pour ses clients cafetiers des facilités policières. Obtention d’une licence IV, tolérance pour un tripot, protection contre d’éventuels racketteurs... Les meilleurs gardes du corps restaient les flics eux-mêmes. Luc avait-il trouvé un os à l’interne, sous ce meurtre ? Couvrait-il au contraire quelque chose ?

— Sur Larfaoui, repris-je, t’as des détails ? Où s’est-il fait allumer ?

— Chez lui. Un pavillon à Aulnay-sous-Bois. Le 8 septembre, vers 23 heures.

— La balle, l’arme ?

— Doudou n’a rien voulu cracher. Mais ça a l’air d’une vraie exécution. Un règlement de comptes ou une vengeance. À priori, ça pourrait être n’importe quel pro. (Foucault marqua un temps.) Y compris un flic.

— C’est ce que pensait Luc ?

— Personne ne sait ce qu’il pensait.

— Doudou ne t’a pas parlé de voyages que Luc faisait ces derniers temps ?

— Non.

— Qui est le juge sur l’affaire Larfaoui ?

— Gaudier-Martigue.

Mauvaise nouvelle. Un connard étriqué, avec des idées bien peignées sur le côté. Aucune chance d’obtenir des informations par la bande. Encore moins de consulter le dossier.

— Va te coucher, conclus-je. Demain, j’aurai d’autres trucs à te demander.

Foucault éclata de rire. Vraiment bourré. Je raccrochai. Ces nouvelles n’étaient pas celles que j’attendais. Il était impossible que l’exécution d’un brasseur-dealer plonge Luc dans le désespoir.

Je retournai à mon placard. Sur l’étage inférieur, des dossiers affichaient, sous le « D » générique, des lettres minuscules, par ordre alphabétique. J’ouvris le premier rabat et compris : les tueurs en série. Ils étaient tous là, à travers les siècles, les continents. De Gilles de Rais à Ted Bundy, de Joseph Vacher à Fritz Haarmann, de Jack l’Eventreur à Jeffrey Dahmer. Je renonçai à parcourir ces documents — je connaissais la plupart de ces cas et n’avais aucune envie de me vautrer dans cette nouvelle boue. Pas plus que je ne voulais consulter la dernière rangée du bas, visiblement consacrée à la pornographie et à toutes les turpitudes que la chair peut inventer.

Je me frottai les yeux et me levai. Il était temps d’attaquer la grande armoire. J’ouvris les deux battants et découvris de nouvelles archives, toujours frappées du sigle D. Mais cette fois, changement de registre : il s’agissait d’une immense iconographie du diable, ses représentations à travers les siècles.

J’attrapai les dossiers de gauche et les ouvris sur le bureau. L’Antiquité, avec les premiers démons de l’histoire humaine, issus des traditions sumérienne et babylonienne. Je m’arrêtai sur une des principales créatures de cette mythologie : Pazuzu, d’origine assyrienne, Seigneur des Fièvres et des Fléaux.

Du temps de la fac, j’avais suivi une UV de démonologie. Je connaissais ce monstre, avec ses quatre ailes, sa tête de chauve-souris et sa queue de scorpion. Il personnifiait les mauvais vents, ceux qui charrient les maladies, les infirmités. J’observai son mufle retroussé, ses dents chaotiques. À lui seul, il avait inspiré des siècles de tradition diabolique. Et quand un film majeur se tournait sur le diable, comme L’Exorciste de William Friedkin, c’était encore Pazuzu, ange noir des quatre vents, qu’on déterrait des sables d’Irak.

Je continuai de feuilleter : Seth, le démon égyptien ; Pan, dieu grec du désir sexuel, avec sa face de bouc et son corps poilu ; Lotan, « Celui qui se tord », qui inspirerait plus tard le Léviathan...

Les autres fichiers. L’art paléochrétien où le Mal, conformément à la Genèse, a la forme d’un serpent. Puis le Moyen Âge, l’âge d’or de Satan. Parfois, c’était un monstre tricéphale dévorant les damnés à l’heure du Jugement dernier ; d’autres fois, un ange noir aux ailes brisées ; d’autres fois encore, des gargouilles, sculptures et bas-reliefs dressant des trognes abjectes, des museaux rognés, des dents acérées...

On frappa doucement à la porte. Laure entra sans bruit. Il était minuit. Elle lança un coup d’œil aux dossiers à mes pieds.

— Je vais tout ranger, m’empressai-je de dire.

Elle fit un geste las : aucune importance. Elle avait pleuré. Son mascara avait coulé, lui dessinant deux yeux au beurre noir. J’eus cette pensée absurde, et cruelle : jamais ma mère n’aurait commis une telle faute. Je la revoyais, dans la voiture qui nous conduisait à l’enterrement de mon père, se passer sur les cils du mascara waterproof, en cas de larmes intempestives.

— Je vais me coucher, dit Laure. T’as besoin de rien ?

J’avais le gosier sec mais je fis non de la tête. L’heure tardive, cette intimité soudaine avec Laure... Je n’étais pas à mon aise.

— Si je travaille toute la nuit ici, c’est bon ?

Elle baissa encore les yeux sur les photographies par terre. Son regard consterné s’arrêta sur un masque de démon tibétain, qui sortait d’un carton :

— Il passait ses week-ends dans son bureau, à collectionner ces horreurs.

Dans sa voix, passait une sourde réprobation. Elle fit volte-face, attrapa la poignée puis se ravisa :

— Je voulais te dire quelque chose. Il m’est revenu un détail.

— Quoi ?

Par réflexe, je me levai, essuyant mes mains sur mon pantalon ; j’étais couvert de poussière.

— Un jour, je lui ai demandé ce qu’il foutait dans ce capharnaüm. Il m’a juste répondu : « J’ai trouvé la gorge. »

— La gorge ? Il n’a rien dit de plus ?

— Non. Il avait l’air d’un fou. Halluciné. (Elle se tut, soudain captive de ses souvenirs.) Si tu décides de partir dans la nuit, claque la porte derrière toi. Et n’oublie pas la messe, après-demain.

« J’ai trouvé la gorge. » Qu’avait-il voulu dire ? Etait-ce une gorge au sens physiologique ou minéral du terme ? Parlait-il d’un détail physique d’une personne ou d’un canyon, d’un puits de pierre ?

Les heures passèrent. En compagnie des fresques diaboliques de Fra Angelico et de Giotto, les peintures maléfiques de Grünewald et de Bruegel l’Ancien, le diable à queue de rat de Jérôme Bosch, le diable-porc de Dürer, les sorcières de Goya, le Léviathan de William Blake...

À 3 heures du matin, j’attaquai le dernier rangement. Au toucher, je sentis que les chemises n’abritaient plus des tirages photo mais des clichés médicaux. Des scanners, des clichés d’IRM, représentant des cerveaux. Je lus les légendes. Des malades psychiques en état de crise, notamment des schizophrènes violents.

Pas besoin d’être un génie pour deviner la démarche de Luc. À ses yeux, les représentations contemporaines du diable pouvaient être ces convulsions cérébrales, saisies sur le vif, à l’intérieur même de l’organe. Tout cela participait de la même logique : identifier le mal, sous toutes ses formes...

Je passai rapidement en revue ces archives, conservant quelques clichés pour mon dossier, ainsi que d’autres pour Svendsen. Je m’installai derrière le bureau, harassé — aucune force pour partir à cette heure. Mes pensées commençaient à perdre en netteté, et je me sentais de plus en plus mal.

Il n’y avait pas que la fatigue. Un malaise ne m’avait pas quitté depuis le début de mes fouilles : le Rwanda. La simple proximité des images du massacre m’avait foutu en l’air pour la nuit. Prenant la mesure de mon épuisement, je compris que je ne pourrais pas résister.

J’étais bon pour un aller simple en enfer.

Dans le puits de mes souvenirs.

13

QUAND J’AI DÉCOUVERT le Rwanda, le pays n’existait pas.

En tout cas pour le reste du monde.

Une des nations les plus pauvres de la planète, mais sans guerre, ni famine, ni catastrophe naturelle ; rien qui motive l’organisation d’un concert rock ou l’attention des médias.

En février 1993, je débarque. Tout est déjà écrit. Le Rwanda vit dans l’énergie de la haine, comme un moribond tient debout par les nerfs. Une haine qui oppose la minorité tutsi, peuple élancé, raffiné, à la population hutu, courte, trapue, représentant 90 % des habitants du pays.

Je commence mon boulot humanitaire auprès des Tutsi opprimés. En face, les miliciens hutus sont armés de fusils, de gourdins et, déjà, de machettes. Aux quatre coins du pays, ils frappent, tuent, brûlent les huttes de leurs ennemis, en toute impunité. Chez « Terres d’espoir », nous traversons le pays avec des vivres, des médicaments, forcés de négocier à chaque barrage hutu, arrivant toujours trop tard. Sans compter les joies de l’humanitaire : les erreurs de livraison, les retards de stocks, les enlisements administratifs...

Fin 1993.

Les rues de Kigali résonnent des messages de haine de la RTML (Radio-Télévision Libre des Mille Collines), organe hutu qui appelle au massacre des « cafards ». Cette voix me poursuit jusqu’au dispensaire où je dors. Elle retentit dans les rues, les bâtiments, s’infiltre dans le crépi des murs, dans la touffeur de l’air.

1994.

Les prémices du génocide se multiplient. 500 000 machettes sont importées. Les barrages sont de plus en plus nombreux. Rackets, violence, humiliations... Rien ne peut arrêter le « Hutu Power ». Ni le gouvernement, ni l’ONU qui a envoyé une force impuissante. Et la voix des Mille Collines, toujours : « Quand le sang a coulé, on ne peut plus le ramasser. Nous en entendrons bientôt parler. Le peuple, c’est la véritable armée. Le peuple, c’est la force ! »

Chaque matin, chaque soir, je prie. Sans espoir. Dans ce pays à 90 % catholique, Dieu nous a abandonnés. Cet abandon est inscrit dans la latérite rouge. Il transparaît dans la voix de l’abominable radio. « Voici les noms des traîtres : Sebukiganda, fils de Butete, qui vit à Kidaho ; Benakala, qui tient le bar... Tutsi : on va vous raccourcir les jambes ! »

Avril 1994.

L’avion du président hutu Juvénal Habyarimana saute.

Nul ne sait qui a fait le coup. Peut-être le front rebelle tutsi, en exil, ou les extrémistes hutu jugeant leur président trop faible. Ou encore une force étrangère, pour d’obscurs intérêts. Dans tous les cas, c’est le signal du massacre. « Vous écoutez la RTLM. J’ai fumé un petit joint ce matin. Je salue les gars du barrage... Qu’aucun cafard ne vous échappe ! »

À chaque barricade, les papiers d’identité sont demandés, les Tutsi identifiés, puis tués et jetés dans les fosses fraîchement creusées. En trois jours, on compte plusieurs milliers de morts dans la capitale. Les Hutu s’organisent. Ils ont un objectif à atteindre : mille morts toutes les vingt minutes !

Dans Kigali, s’élève un bruit que je n’oublierai jamais. Le bruit des machettes frottées contre la chaussée, en signe de menace, en signe de joie. Les lames crissent contre le bitume, avant de s’abattre sur les corps. Les lames ensanglantées hurlent après avoir frappé...

Les ressortissants étrangers sont évacués. À « Terres d’espoir », on décide de rester. On s’installe au Centre d’échanges culturels franco-rwandais, où les soldats français ont établi leur base. Des Tutsi viennent s’y cacher, cherchant protection, mais les soldats s’en vont déjà. Je dois expliquer aux réfugiés qu’il n’y a plus rien à faire. Je dois leur expliquer que Dieu est mort.

Je parviens à partir en reconnaissance avec les derniers Casques Bleus de Kigali — l’ONU a rappelé 90 % de ses troupes. Alors seulement, je découvre les charniers qui bloquent les routes, les ponts de cadavres aux pantalons baissés. Je sens, dans mes os, les secousses des corps qui rebondissent sous nos roues. Je vois les villages exterminés, où le sang coule par rivières. Je vois les femmes enceintes éventrées, les fœtus écrasés contre les arbres. Je vois les jeunes filles violentées — on les choisit vierges, pour ne pas attraper le sida. Elles sont d’abord forcées pour le plaisir, puis avec des bâtons, des bouteilles, qu’on casse à l’intérieur de leur vagin.

Je ne peux mettre une date précise sur ma première défaillance.

À la fin du mois de mai, peut-être, lors des opérations de nettoyage, quand on brûle les cadavres putréfiés au diesel. Ou peut-être plus tard, quand l’opération Turquoise débute, la première manœuvre humanitaire d’envergure, organisée au Rwanda sous la bannière française. Une certitude : la crise survient dans les camps de réfugiés, là où la maladie et la pourriture prolongent le génocide.

D’abord, paralysie du bras gauche. On croit à un infarctus. Mais un médecin de MSF rend son verdict : pas de cause organique à mes symptômes. Autrement dit, tout se passe dans ma tête. Rapatriement. Direction : Centre Hospitalier Sainte-Anne, à Paris.

Je ne résiste pas. Je ne peux plus parler. J’ai cru encaisser l’horreur, dépasser le sang. J’ai pensé l’avoir intégré, comme un homme parvient à vivre avec une balle au fond du cerveau. Je me suis trompé. La greffe n’a pas pris. Le rejet commence. Le rejet, c’est cette paralysie. Premier signe d’une dépression qui va me broyer tout entier.

À Sainte-Anne, j’essaie de prier. Chaque fois, je fonds en larmes. Je pleure, comme jamais je n’ai pleuré. Toute la journée. Avec un sentiment de souffrance et de soulagement mêlés. À ma douleur morale répond un apaisement physique. Presque animal.

Je remplace la prière par des pilules, ce qui me paraît achever ma destruction. Ma perception du monde, c’est ma foi. Influencer cette perception, c’est tricher avec ma conscience, donc avec Dieu. Mais ai-je encore la foi ? Je ne sens plus en moi aucune conviction, aucun frein, aucun garde-fou. Il suffirait qu’on ouvre une fenêtre devant moi pour que je saute.

Septembre 94.

Changement de traitement.

Moins de pilules, plus de psy. Moi qui n’ai jamais révélé mes péchés qu’à des prêtres, qui n’ai jamais livré mes doutes qu’au Seigneur Lui-même, je dois tout déballer à un spécialiste de l’indifférence, qui ne représente aucune entité supérieure — dont le seul silence est un miroir, dans lequel ma conscience doit se contempler. Cette idée même me paraît atroce. Fondée sur une vision agnostique, réductrice, désespérée, de l’âme humaine.

Novembre 94.

Malgré moi, malgré tout, des signes d’amélioration apparaissent. Ma paralysie recule, mes crises de larmes s’espacent, mon désir de suicide s’atténue. De douze comprimés, je passe à cinq par jour. Je recommence à prier. Balbutiements, mots désordonnés, salive. Au sens propre du terme, les antidépresseurs me font baver...

Je retrouve la voie de Dieu. Et je m’éloigne de cette idée que je dois, moi, Lui pardonner pour ce que j’ai vu là-bas. Je me souviens d’une phrase d’un de mes maîtres, à Rome : « Le vrai secret de la foi, ce n’est pas de pardonner, mais de demander pardon — au monde tel qu’il est, parce que nous n’avons pas su le changer. »

Janvier 1995.

Retour au monde réel. J’adresse plusieurs lettres à des fondations religieuses, des lieux de retraite, des monastères, sollicitant un poste mineur, n’importe quoi pourvu que je sois en compagnie d’autres hommes. Un centre de formation en théologie, dans la Drôme, répond favorablement à ma demande, en dépit de mon état — je n’ai rien caché de ma maladie.

On m’assigne un rôle d’archiviste. Malgré mon bras invalide, je m’active, je range, je classe. Entouré de dossiers, de poussière, de séminaristes en stage, je me fonds dans le décor. Grâce à une poignée de pilules par jour et deux visites par semaine à un psy de Montélimar, je fais bonne figure. Et parviens à cacher mon état dépressif qui, même ici — surtout ici —, provoquerait une gêne, un malaise.

Parfois, des crises surviennent. Mes mains tremblent, mon corps s’agite, je suis soulevé par une fébrilité inexplicable. D’autres fois, au contraire, ma conscience devient aussi lourde qu’une étoile froide. C’est l’apathie. Impossible de lever un doigt. Je reste ainsi, plusieurs heures, écrasé par les idées qui me submergent : la mort, l’au-delà, l’inconnu... Dans ces moments-là, Dieu a de nouveau disparu.

Mais les souvenirs, eux, sont toujours là. Malgré mes précautions, je suis chaque fois pris en défaut. J’ai beau éviter toute proximité avec les transistors, télévisions et autres sons diffusés si, par malheur, un bruit blanc, un crachotement parvient à mes tympans, j’éprouve aussitôt une nausée implacable, un séisme au fond de mes tripes. « Qu’aucun cafard ne vous échappe ! » Je cours vomir dans les chiottes — ma bile, ma peur, ma lâcheté, pour finir, comme toujours, dans une crise de larmes.

Autre exemple. J’ai demandé à ne jamais manger avec les autres pour éviter tout bruit de fourchette, tout crissement de métal. Mais le seul raclement d’une table sur le parquet me propulse sur la route centrale de Kigali. Les tueurs hurlent et sifflent, les corps s’accumulent dans les fosses — des corps qu’on ne compte plus, qui ne comptent plus... Je pousse un cri avant d’entrer en convulsions. Je me retrouve à l’infirmerie, sous sédatif. Et je comprends, encore une fois, que je ne suis pas guéri, que je ne le serai jamais. La greffe n’a pas pris et il n’y a aucun moyen d’extraire le corps étranger.

Janvier 1996.

Je quitte le centre de théologie pour rejoindre un monastère isolé, dans les Hautes-Pyrénées. Expérience intérieure. Connaissance transcendante. Recherche du Verbe Divin. Parmi les moines cisterciens, je retrouve la force, l’espoir, la vitalité. Jusqu’au jour où ce quotidien ne me suffit plus.

Après ce que j’ai vu, il m’est impossible de rester là, à genoux, parlant au ciel alors que l’enfer est sur terre. Les moines qui m’entourent sont des novices en matière d’âmes. J’ai voyagé dans d’autres confins. J’ai vu le vrai visage de l’homme. Peau arrachée, muscles à nu, nerfs écorchés. Sa haine irréductible. Sa violence sans limite. Il faut guérir l’être humain de son mal, et ce n’est pas dans le silence et l’isolement que je pourrai le faire.

Alors, je me souviens de Luc.

Deux années que je n’ai pratiquement pas pensé à lui. Sa silhouette et sa voix me reviennent, avec une évidence nouvelle. Luc a toujours eu une longueur d’avance sur moi. Il a toujours pressenti les vérités choquantes, contradictoires, souterraines, de la réalité. Aujourd’hui encore, je comprends que je dois suivre sa voie.

Septembre 96.

J’intègre l’île aux Corbeaux.

L’ENSOP, l’École Nationale Supérieure des Officiers de Police, située à Cannes-Écluse, en Seine-et-Marne, ainsi surnommée parce que chacun y porte l’uniforme. Je ne suis pas dépaysé. J’ai connu la soutane. J’arbore maintenant la vareuse bleu marine. Passé le premier cap, où les officiers-formateurs me regardent d’un sale œil — avec mes diplômes, j’aurais pu tenter Saint-Cyr-au-Mont-d’Or, la « boîte à commissaires » -, mes résultats parlent pour moi.

Dans chaque matière, je décroche les meilleures notes. Droit pénal. Droit constitutionnel. Droit civil. Procédure. Sciences humaines. Aucun problème. Sans compter le sport. Athlétisme. Tir. Close-combat... Ma vie d’ascète, mon goût de la rigueur font de moi un adversaire redoutable.

Mais c’est pendant mon stage de fin d’études, sur le terrain, que ma qualité majeure se révèle : le sens de la rue. Intuition des lieux, instinct de la traque, psychologie... Et surtout : don du camouflage. Malgré ma silhouette d’asperge et mon cursus d’intellectuel, je me fonds n’importe où, adoptant le langage des voyous, faisant ami-ami avec la pire racaille.

Juin 1998.

Je sors major de ma promotion. J’ai 31 ans. Grâce à cette première place, je peux choisir en priorité mon affectation parmi les postes vacants. Quelques jours plus tard, le directeur de l’école me convoque.

— Vous avez demandé la Brigade de Répression du Proxénétisme ?

— Et alors ?

— Vous n’êtes pas intéressé par un Office central ? Le ministère de l’Intérieur ?

— Quel est le problème ?

— On m’a dit... Vous êtes catholique, non ?

— Je ne vois pas le rapport.

— Vous risquez de voir de drôles de trucs à la BRP et...

L’homme hésite puis se fend d’un sourire paternaliste :

— La BRP, j’y ai passé dix années de ma vie. C’est un univers très particulier. Je ne suis pas sûr que les dépravés qu’on y croise aient besoin d’un flic de votre valeur.

Je lui rends son sourire, inclinant mon mètre quatre-vingt-dix :

— Vous n’avez pas compris. C’est moi qui ai besoin d’eux.

Septembre 1998.

Je plonge dans les arcanes du vice. En quelques mois, j’enrichis mon vocabulaire. Coprophilie : déviation sexuelle consistant à se nourrir d’excréments. Ondinisme : pratique où le plaisir est obtenu par la vue ou le contact de l’urine. Zoophilie : je mets la main sur un stock de cassettes qui se passent de commentaires. Nécrophilie : j’organise un flag mémorable, en pleine nuit, au cimetière du Montparnasse.

Mes dons pour le camouflage se confirment. Je m’infiltre partout, copinant avec les macs, les putes, découvrant avec le sourire les perversions les plus tordues. Boîtes échangistes, clubs sadomaso, soirées spéciales... Je surprends, j’observe, j’arrête. Sans dégoût ni état d’âme. Je suis de toutes les permanences. La nuit, pour être sur le coup. Le jour, pour recueillir les témoignages des plaignants, apporter compassion aux prostituées, aux familles des victimes.

Souvent, j’enchaîne vingt-quatre heures de service d’affilée. Je conserve des vêtements de rechange dans mon bureau. Parmi mes collègues, je passe pour un drogué du boulot, un « accro », un arriviste. À ce rythme, je passerai rapidement capitaine, tout le monde le sait. Mais personne ne comprend ma vraie motivation. Ce premier cap du sexe n’est qu’une étape. Le premier cercle de l’enfer. Je veux approfondir le mal, sous toutes ses facettes, pour mieux le combattre.

D’ailleurs, comme toujours, on se trompe sur mon état d’esprit. Je suis heureux. J’observe une règle dans la règle. Sous ma peau de flic, ma vie s’articule autour des trois vœux monastiques : obéissance, pauvreté, chasteté. Auxquelles j’en ai ajouté un autre : solitude. Je porte cette discipline comme une cotte de mailles.

Chaque jour, je prie à Notre-Dame. Chaque jour, je remercie Dieu pour les résultats que j’arrache. Et le pardon qu’il m’accorde, j’en suis sûr, pour les méthodes que j’utilise. Violence. Menaces. Mensonges. Je Le remercie aussi pour l’aide que j’offre aux victimes — et le pardon aux coupables.

Ma maladie n’a pas disparu. Même en plein Paris, sur le boulevard de Strasbourg ou place Pigalle, je sursaute encore au bruit brouillé de ma radio, ou au raclement d’un cageot en fer sur un trottoir. Mais j’ai trouvé une solution d’apaisement. Je noie la violence du passé dans la violence du présent.

Septembre 1999.

Une année de boue, une année d’expériences déviantes. Le gros du boulot, ce ne sont pas les pervers, ce sont les proxos, les réseaux. Des journées de planque, de filatures, sur la trace de mafieux slaves, de voyous maghrébins, de producteurs véreux mais aussi de notables, d’hommes politiques tordus. Des nuits à visionner des cassettes, à voyager sur des sites internet, partagé entre le dégoût et l’érection.

Je dois aussi fermer les yeux sur les coulisses de la boîte : les collègues qui se font sucer par les travelos, les stagiaires qui braquent les VHS pour leur usage personnel. Le sexe est partout, des deux côtés du miroir.

Un océan noir dans lequel je suis en apnée.

Au fil des mois, j’observe un changement. Ma personnalité suscite moins de méfiance. Les juges, qui ne voyaient en moi qu’un ambitieux, me signent les perquises que je leur demande. Mes collègues commencent à me parler, prenant même goût à mon sens de l’écoute. Leurs confidences deviennent des confessions, et je mesure à quel point la lutte contre le mal nous contamine, nous oblige chaque jour à franchir la ligne. De plus en plus, je mérite mon surnom : l’Aumônier.

Je pense à Luc. Où est-il aujourd’hui ? SRPJ ? Brigade ? Office central ? Depuis le Rwanda, j’ai perdu tout contact avec lui. J’espère le rencontrer, au hasard d’une enquête, d’un couloir. Une intonation de voix dans un bureau, une silhouette au fond d’un tribunal, et je crois le retrouver. Je me précipite — c’est la déception.

Pourtant, je ne veux pas le contacter. Je fais confiance à notre chemin — nous marchons sur la même route. Nous finirons par nous revoir.

Une autre figure du passé me sort de temps à autre de la fange quotidienne. Ma mère. Avec l’âge, et la disparition de son mari, elle s’est rapprochée de moi. Dans les limites du raisonnable : un déjeuner par semaine, dans un salon de thé rive gauche.

— Et ton boulot, ça va ? demande-t-elle en titillant son cheese-cake.

Je songe au pervers que j’ai serré la veille, accusé de viol sur un adolescent, un malade qui trempe son pain dans les pissotières de la gare de l’Est. Ou au pyromane retrouvé mort d’une hémorragie interne, le matin même, après s’être fait sodomiser par son doberman. Je bois mon thé, un doigt en l’air, répondant laconiquement :

— Ça va.

Puis je l’interroge sur les nouveaux aménagements de sa maison de campagne, à Rambouillet, et tout rentre dans l’ordre. L’enfer roule ainsi, à petit feu. Jusqu’au mois de décembre 2000. Jusqu’à l’affaire des Lilas.

14

PARFOIS, UN FIASCO vaut mieux qu’une victoire. Un loupé est plus bénéfique, plus riche d’enseignements qu’un triomphe. Ainsi, lorsque j’auditionne Brigitte Oppitz, épouse Coralin, en vue de mon premier vrai « flag », je ne me doute pas que, quelques heures après, je ne découvrirai qu’un charnier. Pas plus que je ne devine que cette opération manquée m’apportera, outre des regrets éternels, ma promotion à la Crime.

12 décembre 2000.

Notre brigade est saisie à la suite d’une plainte déposée par l’épouse du dénommé Jean-Pierre Coralin. La femme accuse son mari de l’avoir prostituée au domicile conjugal, où elle devait subir des pratiques sadiques. Le rapport du médecin confirme : vagin tailladé, brûlures de cigarettes, marques de flagellation, infection de l’anus.

D’après elle, ces maltraitances ne constituent qu’une « poire pour la soif ». En réalité, son époux fournit une clientèle différente, seulement attirée par les enfants. En quatre années, il a enlevé six petites filles, frappant les communautés nomades du 93, qu’il laisse, après usage, mourir de faim. À l’heure actuelle, deux fillettes sont encore vivantes dans leur pavillon des Lilas où elles subissent, chaque nuit, les assauts des pédophiles.

J’enregistre la plainte et me décide pour une opération solo, avec mon équipe. À 33 ans, je tiens mon premier « saute-dessus ». Je dresse mon plan d’attaque et organise l’opération.

À 2 heures du matin, nous cernons le pavillon rue du Tapis-Vert, aux Lilas. Mais je n’y découvre personne, à l’exception de la fille des Coralin, Ingrid, dix ans, endormie dans le salon. Les parents sont à la cave. Ils se sont fait sauter la cervelle avec un canon scié après avoir abattu leurs deux prisonnières. En quelques heures, la femme a changé d’avis et a prévenu son mari.

Je ressors du pavillon, en état de choc. J’allume une clope dans l’air gelé, où tournoient les gyrophares des ambulances et des fourgons garés en épi. Autour de nous, les pavillons ont pris vie. Des voisins sur leur seuil, en robe de chambre. Un agent en uniforme emmène la petite Ingrid. Un autre vient à ma rencontre :

— Lieutenant, la Crime est là.

— Qui les a prévenus ?

— Je sais pas. Le chef de groupe vous attend. La Peugeot grise, au bout de la rue.

Abasourdi, je marche jusqu’à la voiture, prêt à encaisser le premier savon d’une longue série. À hauteur de la Peugeot, la vitre conducteur s’abaisse : Luc Soubeyras est à l’intérieur, emmitouflé dans une parka.

— Content de toi ?

Je ne peux pas répondre. La surprise me coupe le souffle. Luc n’a pas changé d’un poil. Fines lunettes, ossature à fleur de peau, taches de rousseur. Seules, quelques rides autour des yeux ont coché les années :

— Viens. Fais le tour.

Je jette ma cigarette et rentre dans la voiture. Odeur de clope, de café froid, de sueur et d’urine. Je ferme la portière et retrouve ma voix :

— Qu’est-ce que tu fous ici ?

— On nous a appelés.

— Mon cul. Personne n’était au courant.

Luc concède un sourire.

— Je t’ai à l’œil depuis un moment. Je savais que tu étais sur un gros coup.

— Tu me surveilles ?

Luc garde son regard droit sur la rue. Des ambulanciers entrent dans le pavillon, poussant des brancards pliables. Des flics en ciré noir délimitent le périmètre de sécurité, écartant les voisins réveillés.

— C’est comment à l’intérieur ?

J’allume une nouvelle Camel. L’habitacle s’emplit de bleu mercure, au rythme des révolutions des gyrophares.

— Atroce, dis-je après la première bouffée. Un carnage.

— Tu ne pouvais pas prévoir.

— Si, justement. La bonne femme nous a doublés. Je n’ai pas verrouillé son...

— Tu n’as pas identifié les enjeux, c’est tout.

— Les enjeux ?

— Brigitte Coralin n’est pas venue te parler parce qu’elle avait des remords, ou qu’elle voulait sauver les petites. Elle a agi par jalousie. Elle aimait son salopard. Elle l’aimait quand il la torturait, quand il lui enfonçait des clopes dans la chatte. Et elle était jalouse des petites. De leurs souffrances.

— Jalouse...

Luc prend une Gitane.

— Ouais, mon pote. Tu as mal évalué le cercle du mal. Toujours plus large, plus vaste qu’on croit. À terme, Brigitte Coralin aurait aussi tué sa propre fille, si Coralin l’avait regardée de trop près. (Il expulse un long nuage, prenant son temps, avec cynisme.) Tu aurais dû la foutre en garde à vue.

— Tu es venu me faire la leçon ?

Luc ne répond pas. Un sourire gèle ses lèvres. Les hommes de la police scientifique, en combinaison blanche, débarquent.

— Je t’ai jamais quitté des yeux, Mat. On a suivi le même chemin. Vukovar pour moi, Kigali pour toi. La DPJ pour moi, la BRP pour toi.

— Quelle DPJ ?

— Louis-Blanc.

La Division de Police Judiciaire de Louis-Blanc couvre les arrondissements les plus chauds de Paris : 18e, 19e, 10e. L’école des durs.

— La même route, Mat. Pour parvenir au même but. La Crime.

— Qui te dit que je veux intégrer la BC ?

— Elles.

Luc désigne les enfants mortes que les infirmiers emportent jusqu’à l’ambulance. Les couvertures argentées claquent le long des brancards, révélant les chairs par à-coups. Luc murmure :

« Je suis vivant sans vivre en moi / Et si puissant est mon désir / Que je meurs de ne pas mourir »... Tu te souviens ?

Le cloître de Saint-Michel. L’odeur d’herbe coupée des jardins. La boîte de cachous et ses mégots. Saint Jean de la Croix. L’essence de l’expérience mystique. Le poète regrette de n’être pas mort pour pouvoir enfin envisager la grandeur du royaume de Dieu.

Mais il y a une autre lecture possible de ces vers. Nous en parlions souvent avec Luc. La mort nécessaire au véritable chrétien. Détruire en soi celui qui vit sans Dieu. Mourir à soi, aux autres, et à toute valeur matérielle, jusqu’à renaître dans la Memoria Dei... « Je meurs de ne pas mourir. » Saint Augustin avait déjà clamé cette vérité, quatre siècles auparavant.

— Il y a encore une autre mort, ajoute Luc comme par télépathie. On a quitté toi et moi le matérialisme pour vivre dans le sillage de Dieu. Mais cette vie spirituelle est un nouveau confort. Maintenant, il est temps de quitter cette foi rassurante. On doit mourir encore une fois, Mat. Tuer le chrétien en nous pour devenir flics. Nous salir les mains. Traquer le diable. Le combattre. Le comprendre. Au risque d’oublier Dieu.

— Et ce combat passe par la BC ?

— Les crimes de sang : c’est la seule voie. Tu en es ou non ? Tu veux t’arracher pour de bon à toi-même ?

Je ne sais pas quoi répondre. Après le sexe et ses déviances, le cercle de sang est l’étape que j’ai toujours envisagée. Mais je ne veux pas être piloté par un autre. Luc tend sa main vers les faisceaux bleus qui clignotent comme des stroboscopes :

— Cette nuit, tu t’es mouillé. Et tu ne dois rien regretter. On doit prendre des risques. Les vrais Croisés ont du sang sur les mains.

Je finis par sourire face à ce sermon grandiloquent.

— Je vais demander mon affectation.

Luc sort de sa poche une liasse de feuillets :

— La voilà. Signée par le préfet. Bienvenue dans mon groupe.

J’éclate d’un rire nerveux :

— On commence quand ?

— Lundi. Trente-trois ans : le bon âge pour renaître !

Le réveillon de l’an 2000 scella notre association.

Suivirent douze mois de pure efficacité.

Notre groupe, qui comptait huit officiers de police, était surtout un tandem. Nos démarches différaient — et se complétaient. Je jouais le Père la Rigueur, demandant une mise en examen seulement lorsque je possédais un dossier béton, montant aux perquises quand je savais déjà ce que je cherchais. Luc prenait des risques et utilisait toutes sortes de méthodes pour confondre les suspects. Menaces, violence — et théâtre. Ses techniques préférées : simuler un anniversaire dans les bureaux du 36, pour amadouer un type en garde à vue ; jouer au fou de Dieu incontrôlable, pour terrifier un mis en examen ; bluffer sur les preuves qu’il détenait au point d’embarquer son suspect pour la Santé, et le faire avouer en route.

J’étais un caméléon, discret, précis, intégré au décor. Luc était un acteur, un cabot, toujours dans l’esbroufe. Il mentait, manipulait, frappait — et décrochait la vérité. Il jouissait de cette situation qui donnait raison à son cynisme. Pour réussir, toujours trahir sa propre doctrine, utiliser les armes de l’ennemi, devenir un démon pour le démon ! Il aimait ce rôle de martyr obligé de se corrompre pour servir son Dieu. Son absolution était le taux d’élucidation de notre groupe — le plus performant de la brigade.

De mon côté, je n’avais plus d’illusions. Il y avait longtemps que mes pudeurs de catho avaient disparu. Impossible de remuer la merde sans être éclaboussé. Impossible d’obtenir des aveux sans devenir violent ou menteur. Mais ma ligne de conduite n’était jamais complaisante — ces écarts n’étaient pas mes méthodes prioritaires, et quand je devais les utiliser, c’était toujours avec le remords aux fesses.

Entre ces deux positions, nous avions trouvé un équilibre. Et cette balance était réglée au milligramme, grâce à l’amitié. Nous nous retrouvions, adultes, comme nous nous étions découverts adolescents. Même humour, même passion du boulot, même ferveur religieuse.

Les collègues finissaient par apprécier. Il fallait supporter les bizarreries de Luc — ses montées d’adrénaline, ses zones d’ombre, sa manière étrange de s’exprimer. Il parlait d’influence du diable ou de règne du démon, plutôt que de taux de criminalité ou de courbe des délits. Il lui arrivait aussi de prier à voix haute, en pleine intervention, ce qui donnait souvent l’impression de bosser avec un exorciste.

Dans mon genre, je n’étais pas mal non plus, avec mon aversion pour les bruits de métal, mon allergie à la radio, rechignant toujours à brancher celle de la bagnole. Me nourrissant exclusivement de riz et buvant du thé vert à longueur de journée, dans un monde où les hommes mangent gras et boivent sec.

Nos résultats s’envolèrent.

En une année, plus de trente arrestations. Une blague circulait dans les couloirs du 36 : « La criminalité augmente ? Non : les culs-bénits ont remonté leurs manches ! » On aimait ce surnom. On aimait notre image, différente et démodée. On aimait, surtout, faire équipe. Même si on savait qu’à terme, la rançon du succès serait, justement, la séparation.

Début 2002.

Luc Soubeyras et Mathieu Durey sont officiellement promus commandants. Luc à la Brigade des Stups, moi à la Crime. Sur le papier, plus de responsabilités, et un salaire plus élevé. Sur le terrain, un groupe d’enquête pour chacun de nous.

On eut à peine le temps de se dire au revoir, emportés par les affaires sur le feu. On se promit pourtant de continuer à déjeuner ensemble, et de passer du bon temps à Vernay, le week-end.

Trois mois plus tard, on se croisait dans la cour du 36 sans se voir.

15

— C’EST MOI qui retire les pépites.

Quand j’ouvris les yeux, mon cerveau était encore empli du rire de Luc au Soleil d’Or, la brasserie la plus proche du 36. Je battis des paupières et me trouvai face au médecin japonais de l’Unité 731, pratiquant sa vivisection. Le cliché était posé devant moi, sur le bureau.

— Maman, c’est moi qui le fais !

À quelle heure m’étais-je endormi ? Coup d’œil à ma montre : 8 h 15.

— Touche pas ! Je te les donne après !

La voix de la petite fille, derrière le mur, était couverte par des bruits d’assiettes, des cliquetis de couverts. Camille et Amandine. Un petit déjeuner familial avec sélection de corn-flakes avant le départ pour l’école. Je me frottai le visage pour chasser mon malaise et retrouver ma lucidité.

Je m’agenouillai et rangeai clichés, radiographies, notes et documents dans leurs dossiers respectifs. Je replaçai chaque carton sur les étagères, en suivant l’ordre chronologique.

Quand je sortis du bureau, les écolières se tenaient dans le vestibule, cartable sur le dos. Des odeurs de dentifrice et de cacao flottaient dans le couloir.

— Et mon sac de piscine ?

— Il est là, ma chérie. Devant la porte.

Les deux frimousses se tournèrent vers moi. Aussitôt, elles furent dans mes bras, me demandant si j’avais un cadeau. Laure les attira de nouveau vers le seuil.

— Je te croyais parti.

— Désolé. Je me suis endormi.

J’esquissai un sourire mais la vision de Laure, seule avec ses enfants, me nouait la gorge. Je retournai dans le bureau, agrafai mon étui d’arme à ma ceinture puis enfilai mon imperméable.

Lorsque je revins, Laure se tenait immobile, dos à la porte fermée. Elle ressemblait à une noyée lestée de béton.

— Tu veux du café ? demanda-t-elle.

— Merci. Je suis déjà en retard.

— Tu n’oublies pas demain matin ?

— Quoi ?

— La messe.

Je l’embrassai, avec ma maladresse habituelle :

— J’y serai. Compte sur moi.

Une heure plus tard, je roulais vers le onzième arrondissement, douché, rasé, peigné, dans un costume propre. J’attrapai mon portable. Foucault.

— Mat, j’ai la tête dans le cul.

— Courage, camarade. Tu as fait ton devoir !

— Je te jure, j’ai les dents qui grincent.

— Tu te souviens au moins de Larfaoui ?

— L’affaire de Luc ?

— Tu as du boulot. Tu la joues en parallèle. Tu appelles la balistique, la morgue, le commissariat d’Aulnay, tous ceux qui pourront te donner des infos, à l’exception du juge et des Stups. Tu me trouves aussi le dossier du Kabyle.

— C’est tout ?

— Non. Je veux que tu contactes la SNCF. Luc est allé à Besançon le 7 juillet dernier. Vérifie s’il n’y est pas allé d’autres fois autour de cette date. Checke aussi les aéroports. Ces derniers mois, Luc s’est pas mal déplacé.

— O.K.

— Appelle aussi l’Hôtel-Dieu. Le service qui passe en revue nos gars chaque année. Essaie de savoir si Luc n’avait pas des problèmes de santé.

— Tu as une piste ?

— Trop tôt pour le dire. Note aussi ce site Internet : unital6.com.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une association italienne qui organise des pèlerinages. Gratte sur eux.

— En italien ?

— Tu te démerdes. Je veux la liste des pèlerinages, des séminaires pour l’année ; et toutes leurs autres activités. Je veux leur organigramme, leur statut légal, leurs sources financières, tout. Après ça, tu les contactes mine de rien.

— En anglais ?

Je réprimai un soupir. La police européenne, ce n’était pas pour demain.

— Luc leur a envoyé au moins trois mails, juste avant de plonger. Il les a effacés. Tâche de les récupérer de leur côté.

— Je vais carburer à l’aspirine.

— Carbure à ce que tu veux. Des nouvelles à midi.

Direction la Grappe d’Or, grande brasserie rue Oberkampf, tenue par deux frères, Saïd et Momo, jadis mes indics. Parfaits pour un état des lieux de la profession. Je m’apprêtais à fixer mon gyrophare, pour cause d’embouteillages, quand mon portable sonna.

— Mat ? Malaspey.

— Où t’en es ?

— J’ai chopé un numismate. Il a identifié la médaille.

— Qu’est-ce qu’il dit ?

— L’objet n’a pas de valeur en soi. C’est la reproduction en toc d’une médaille de bronze, fondue au début du XIIIe siècle, à Venise. J’ai le nom de l’atelier qui...

— Laisse tomber. Elle servait à quoi ?

— D’après le bonhomme, c’était un fétiche. Un truc qui protégeait contre le diable. Les moines-copistes la conservaient sur eux. Ils vivaient dans la terreur du démon et cette médaille les immunisait. Les moines étaient névrotiques, obsédés par la vie de Saint-Antoine et...

— Je connais. Tu sais d’où provient la reproduction ?

— Pas encore. Le gars m’a donné des pistes. Mais c’est juste un truc sans...

— Rappelle-moi quand tu auras avancé.

In extremis, je songeai au meurtre de la bijoutière, au Perreux.

— Et contacte les flics de Créteil, pour voir s’ils ont du nouveau sur les Tsiganes.

Je raccrochai. J’avais donc vu juste. Luc avait embarqué un talisman avant de se noyer. Un objet qui n’avait qu’une valeur symbolique, le protégeant contre Satan. Dans quelle contradiction devait-il se trouver alors, craignant la vie et la mort à la fois... ?

Rue Oberkampf. Je me garai à cent mètres de la brasserie. Les bruits de la circulation s’associaient aux gaz toxiques pour m’étreindre le crâne. J’allumai une nouvelle clope, toujours à jeun. Je rentrai ma tête dans le col de mon imper et me glissai dans ma peau de flic. Et au sein même de cette peau, dans une autre peau encore — le mec épuisé après une nuit blanche, familier des troquets, capable de s’enfiler un calva de bon matin.

10 heures. La brasserie était déserte. Je m’installai à l’extrémité du comptoir, sur un tabouret en T. Quelques types sirotaient devant le zinc, prêts à lâcher une connerie satisfaite. Plus loin, des étudiants étaient attablés, en rupture de cours. Vraiment l’heure creuse. Je me détendis. Les frères kabyles avaient refait la décoration. Simili bois, simili cuivre, simili marbre : les seuls éléments authentiques étaient la puanteur du marc et les remugles de tabac froid. Je respirais aussi une autre odeur, passagère : bière et moisi. La trappe de la cave était ouverte, sur la droite. On réapprovisionnait.

Momo se matérialisa au bout du comptoir, tenant une brassée de baguettes. Je l’observai sans me manifester. Une colline de glaise en débardeur blanc ; un visage lourd sous une tignasse crépue, marqué par deux gros sourcils en encoches et un menton de plomb. Il était l’ombre, brutale et colossale, de son jeune frère, Saïd, chétif et vicieux.

Je n’aurais su dire lequel était le plus dangereux mais le tandem était à prendre avec des pincettes. En 96, des commandos du GIA avaient attaqué leur village natal. On racontait que les deux frères étaient retournés dans le maquis — avaient retrouvé les assassins, émasculé les chefs et fait bouffer leurs organes aux autres. Ce souvenir en tête, je me dis : « Joue-la cool. »

Momo venait de m’apercevoir :

— Durey ! (Un sourire gondola son menton.) Ça fait longtemps.

— Tu m’sers un café ?

Le Kabyle s’exécuta. Parmi les jets de vapeur, il ressemblait à un sous-marinier dans une salle des machines.

— Z’êtes pas au boulot à cette heure-ci ? fit-il en glissant une tasse baveuse sur le zinc.

— J’en sors. Plein le cul des heures sup.

Momo poussa le sucrier dans ma direction et planta ses coudes sur le comptoir :

— Vos chefs vous emmerdent ?

— Y me la mettent profond, tu veux dire. Je peux à peine m’asseoir.

— Faites comme nous, mettez-vous à vot’compte ! Vous avez qu’à faire détective.

Il eut un gros rire : l’idée lui paraissait bonne.

— On a toujours un patron, Momo. Vous-mêmes, vous avez les brasseurs.

Le cafetier tira la gueule :

— Les brasseurs, y font pas la loi. C’est nous qui décidons de tout.

— Me fais pas rire. Larfaoui vous tient par les couilles.

Momo eut soudain la tête d’un gardien de foot qui n’a pas vu le coup partir. Je sortis une Camel et la tapotai sur le comptoir pour en tasser le tabac. J’enfonçai le clou :

— Ce n’est pas lui qui vous fournit ?

— Larfaoui, il est mort.

J’allumai ma clope et levai ma tasse :

— Paix à son âme. Qu’est-ce que tu peux me dire là-dessus ?

— Rien.

— Le monde serait plus simple si les gens étaient plus bavards. Par exemple, je me suis laissé dire que vous aviez ouvert un nouveau bar à Bastille.

— Et alors ?

Momo avait le regard rivé à la trappe ouverte. Saïd était en bas. Je devais faire vite, avant que le frère futé ne remonte. Je changeai de régime :

— J’ai encore quelques potes à la Brigade des Affaires Sanitaires. Ils pourraient venir vous voir. L’hygiène, la santé, les licences...

Momo se pencha vers moi, dégageant des relents bizarres de sueur et d’encens :

— Je sais pas de quel film vous sortez, mais les flics font plus ça de nos jours.

— Larfaoui, Momo. Fais-moi un topo et je me tire.

En guise de réponse, un bruit de moteur retentit. L’arceau du monte-charge émergea de la trappe. Saïd apparut, debout sur sa passerelle, en vrai amiral parmi ses tonneaux métalliques. Première chance brûlée.

— Bonjour, cap’taine. J’suis content de vous voir. J’esquissai un sourire, encore une fois frappé par le contraste avec son frère. Momo était le bloc non sculpté, Saïd la pièce achevée. Sous son épaisse chevelure noire défrisée, son visage partait en pointe. Ses traits évoquaient plusieurs nuances à la fois : douceur, mépris, respect, cruauté... Tout cela ondulait au fond de ses yeux en amande, au bout de ses lèvres charnues, sensuelles.

Il enjamba les tonneaux et vint s’asseoir sur le tabouret voisin. La fête était finie.

— J’vous présente mes condoléances.

J’inclinai la tête, balayant nerveusement mes boucles. Saïd était déjà au courant pour Luc — il devait avoir fait le lien avec l’enquête Larfaoui. Il fit un signe discret à son frère, qui lui servit un café.

— Nous autres, on l’aimait beaucoup, l’cap’taine Soubeyras.

Sa voix aiguë était comme le reste, onctueuse, méprisante. Et son accent rond, flottant, comme s’il parlait avec une poignée d’olives dans la bouche.

— Luc n’est pas mort, Saïd. N’en parle pas au passé. Il peut se réveiller d’un jour à l’autre.

— On l’espère tous, cap’taine. J’vous jure.

Saïd glissa un sucre dans sa tasse. Il portait une veste de treillis militaire et des parures d’or — chaîne, gourmette, chevalières.

— Je comprends votre tristesse. Mais nous, on sait rien. Et c’est pas vos questions qui feront revenir le cap’taine.

— Détends-toi, Saïd. Je reprends juste ses enquêtes en cours.

— Vous êtes plus à la Crime ?

Je souris et piochai une nouvelle cigarette. Décidément plus malin que son frère.

— Un service amical. Qu’est-ce que tu peux me dire sur l’affaire Larfaoui ?

Saïd eut un petit rire. Il ne regardait jamais en face son interlocuteur. Soit il baissait les yeux, en cillant très rapidement, soit il levait les pupilles vers le côté, comme s’il réfléchissait intensément. Tout cela, c’était de la frime : ses réponses, Saïd les connaissait avant d’avoir écouté la question. En attendant, il n’avait toujours pas répondu à la mienne.

— Luc est venu vous interroger sur ce meurtre, oui ou non ?

— Bien sûr. On connaît bien l’quartier. Les gens, les allées et venues, tout ça. Mais là, on savait rien. J’vous jure, cap’taine. La mort de Massine, c’est du pur mystère.

Je fis un geste explicite à Momo — un nouveau café. Saïd commençait à me taper sur les nerfs avec son ton huilé. Plus il était poli, plus il avait l’air de se foutre de ma gueule. Je le regardai droit dans les yeux : la meilleure stratégie, c’était « pas de stratégie ». La franchise :

— Écoute-moi, Saïd. Luc est mon meilleur ami, d’accord ?

Saïd tournait doucement sa cuillère dans sa tasse, en silence.

— Personne a vu arriver ce... malheur. Et surtout pas moi. Alors, je veux savoir pourquoi il a fait ça. Où il en était, dans sa tête, dans son boulot. Tu me reçois ?

— Cinq sur cinq, cap’taine.

— Il enquêtait en solo sur Larfaoui et le dossier avait l’air de lui prendre le chou. Moi, je pense qu’il a trouvé quelque chose dans ce merdier. Un truc qui a joué un rôle dans sa déprime. Alors, creuse-toi la tronche et donne-moi une info !

J’avais presque crié. Je toussai et retrouvai mon calme. Imperturbable, Saïd nia encore de sa tignasse en casque lisse :

— Je sais rien sur cette affaire.

— Larfaoui n’avait pas d’emmerdes avec les autres brasseurs ?

— Jamais entendu parler d’ça.

— Et avec un cafetier ? Un mec endetté qui aurait voulu se venger ?

— Ça s’passe pas comme ça chez nous, vous l’savez bien.

Saïd avait raison. Larfaoui avait été buté par un professionnel. Or, jamais un patron de troquet ne se serait offert un véritable tueur.

— Larfaoui n’était pas seulement brasseur. Il trafiquait.

— Là, j’peux pas vous aider. Nous, on touche pas à la drogue.

Je changeai mon fusil d’épaule :

— Quand Luc est venu vous interroger là-dessus, il avait déjà une idée sur le meurtre ?

— Difficile à dire.

— Réfléchis tout de même.

Il lança son fameux regard de côté, simulant la réflexion, puis lâcha :

— Il est venu deux fois. Une première fois, en septembre, quand Larfaoui s’est fait buter. Puis au début du mois. Il avait l’air complètement paumé.

— Ne viens pas me dire qu’il s’est confié à toi.

— Cinq vodkas en moins d’une demi-heure, c’est un genre de confidence.

Luc avait toujours eu un penchant pour la bouteille. Je n’étais pas étonné qu’il ait appuyé, les derniers temps, sur le bec verseur. Saïd se rapprocha. Toujours accoudé, il n’était plus qu’à quelques centimètres de moi. À son tour, il renonçait à toute stratégie :

— Je vais vous dire, sur l’affaire de Massine, vous pouvez aller plus loin que l’cap’taine.

— Pourquoi ?

— Parce que vous êtes un vrai croyant.

— Luc aussi était un chrétien.

— Non. Il était loin. C’était plus un vrai pratiquant.

J’éclusai mon café, sentant une brûlure à l’estomac :

— Où veux-tu en venir ?

— Larfaoui aussi était très religieux.

— Et alors ?

— Réfléchissez au soir du meurtre.

— Le 8 septembre.

— Quel jour de la semaine ?

— Aucune idée.

— Un samedi. Que fait un musulman le samedi ?

Je réfléchis. Je ne voyais pas où Saïd voulait m’emmener. Il continua :

— Il fait la fête. Après un vendredi de prières, un vrai croyant se détend. La chair est faible, comme vous dites en France...

— Tu veux dire qu’il était en main ce soir-là ?

— Larfaoui avait ses p’tites habitudes. Sa famille était en Algérie.

— Il avait une maîtresse ?

— Pas une maîtresse. Des poules.

Je cadrai enfin le tableau. Larfaoui avait été tué chez lui, aux environs de 23 heures. À tous les coups, il n’était pas seul. Personne n’avait parlé de témoin, ni d’un second corps. Une fille était parvenue à s’enfuir — et elle avait tout vu.

— La fille, tu la connais ?

— Non.

— Ne joue pas au con avec moi.

— Faites-moi confiance, sourit-il. Vous avez les moyens d’la retrouver.

Je songeai à mon expérience de la BRP. Je connaissais tous les réseaux. Mais chercher une prostituée sans connaître les préférences de son client, c’était chercher une douille après un assaut du Hezbollah.

— Ses goûts, c’était quoi ?

— Cherchez, cap’taine. J’m’inquiète pas pour vous.

Un souvenir flottait dans mon esprit, sans se préciser.

— Tu as parlé de ça à Luc ?

— Non. Il cherchait pas du côté des circonstances, mais des mobiles. Il avait l’air de croire à un règlement de comptes. Un problème... (Saïd hésita.) Un problème qui viendrait d’chez vous. Un truc interne...

— Il te l’a dit ?

— Y m’a rien dit, mais il était nerveux. Vraiment nerveux.

Le soupçon de corruption, encore une fois. Je me levai :

— Des mecs vont peut-être venir. De la maison.

— Des Bœufs ?

— Tu ne leur dis rien.

— Pas vu, pas pris, comme on dit en France !

Je me dirigeai vers la porte vitrée. La brasserie commençait à se remplir — l’heure de l’apéritif. Je me tournai vers Saïd :

— Un dernier truc : Larfaoui, il ne trempait pas dans des histoires de satanisme ?

— Quoi ?

— Les gens qui vénèrent le diable. Le Kabyle partit de son rire léger :

— Nous autres, on a laissé nos démons à la maison.

— C’est qui, vos démons ?

— Les Djinns, les esprits du désert.

— Larfaoui s’intéressait à ça ?

— Ici, personne s’intéresse aux Djinns. Z’ont pas passé la frontière, cap’taine. Heureusement pour Sarko !

16

JE VISITAI deux autres patrons de bars puis un brasseur ami de Larfaoui. Je n’appris rien de plus. Ni sur le meurtre du Kabyle, ni sur son éventuelle cavalière de cette nuit-là. Le temps de m’arrêter chez un traiteur chinois pour avaler une portion de riz cantonais et je passai à l’institut médico-légal pour donner à Svendsen les clichés médicaux que j’avais pris chez Luc — je voulais savoir quelles affections précises du cerveau ils illustraient. Enfin, retour au bercail.

À peine assis, ma ligne fixe sonna. Foucault, remonté comme une pile.

— Sur ton portable, jamais tu décroches ?

— J’écoute mes messages.

— Tu parles. J’ai du nouveau sur le meurtre de Larfaoui.

— Je t’écoute.

— J’ai parlé à un mec de la balistique. Il se souvient des trois balles. L’hypothèse de l’exécution se confirme.

— Pourquoi ?

— Selon mon contact, l’arme utilisée est un MPKS.

Le MPKS était un pistolet-mitrailleur utilisé par les troupes commandos françaises. J’en avais déjà croisé lors de stages de balistique. La plupart des modèles sont en polymère afin de déjouer les radars. Une telle arme impliquait que l’exécuteur de Larfaoui était un militaire d’élite.

— Qu’est-ce qu’il t’a dit d’autre ?

— Le gars a utilisé un silencieux. Les trois balles portaient des striures significatives. Mais il y a plus intéressant. Mon technicien a calculé la vitesse des balles d’après leur point d’impact. Ne me demande pas comment il a fait, j’ai rien compris. D’après lui, la vitesse était subsonique. La balle a filé moins vite que le son. Or, le MPKS est supersonique. Il touche sa cible avant qu’on entende la détonation.

— Moi non plus, je ne comprends rien.

— Ça signifie que le tueur a lui-même trafiqué son flingue pour réduire la vitesse de feu !

— Pourquoi ?

— Un truc de pro. Pour ne pas abîmer son arme. À la longue, l’onde supersonique détériore le canon, et surtout le silencieux. Notre mec chouchoute son matos. C’est un truc courant, paraît-il, chez les soldats, paras, mercenaires. D’après mon spécialiste, il n’y a qu’un militaire, ou un expert, pour avoir fait le coup.

Pourquoi aurait-on engagé un « expert » pour éliminer un brasseur ? Tout en l’écoutant, je m’aperçus qu’il avait déjà déposé sur mon bureau le dossier de la préfecture sur Larfaoui. J’ouvris la chemise et observai une photo récente du gars — un gros Kabyle à l’air renfrogné, mal rasé, aux cheveux gominés. D’autres feuillets suivaient. Le CV en règle du gaillard, qui avait flirté plusieurs fois avec la PJ. Je me concentrai sur Foucault :

— T’as gratté sur Besançon ?

— Luc y est allé cinq fois. Je te fais passer les dates.

— D’autres voyages ?

— Catane, en Sicile, 17 août dernier. Cracovie, 22 septembre. J’étais pas chaud, mais l’idée d’une meuf prend des points. Luc s’est peut-être fait des petites virées en amoureux.

Je n’y croyais pas. Luc ne pouvait pas avoir une maîtresse.

— Et les autres infos ? Les relevés de banque, de téléphone ?

— C’est en route. Je les aurai ce soir. Demain matin au plus tard.

— Le rapport médical sur Luc ?

— J’ai parlé à un toubib. Il se portait comme un charme.

— Le profil psy ?

— Pas moyen de l’obtenir. Je passai à un autre volet :

— Et l’unital6 ?

— Tout est casher. Ils organisent des voyages à Lourdes pour des handicapés, des retraites dans des monastères à travers l’Italie, parfois en France. Ils donnent aussi des conférences.

— Il y en a une prévue sur le diable.

— En novembre, ouais.

— Tu pourrais m’avoir la liste des intervenants, les thèmes évoqués, etc. ?

— Pas de problème.

— Et leur financement ?

— Les pèlerins font des dons. Ça a l’air de suffire.

— Et les mails ?

— J’ai parlé au secrétaire. Il jure qu’il n’a rien reçu.

— Il ment. Luc leur a envoyé au moins trois messages. Le 18 et le 20 octobre.

— Ce mec-là n’est pas au courant.

— Creuse encore.

Je félicitai Foucault pour son boulot. Il enchaîna :

— Mat, j’ai des soucis avec les Bœufs.

— Je sais. Ils t’ont contacté ?

— Convoqué, plutôt. Condenceau et un autre type.

— Qu’est-ce que tu leur as dit ?

— J’ai noyé le poisson. J’ai dit que Luc travaillait sur un coup avec nous, qu’il n’avait pas eu le temps de nous donner tous ses tuyaux.

— Qu’est-ce qu’ils ont dit ?

— Ils se sont marrés. Y vont plus arrêter de nous flairer le cul, c’est sûr.

— Dumayet nous couvre pour 48 heures, à compter d’hier.

— Ça fait short.

— Raison de plus pour te grouiller.

Je plongeai dans le dossier Larfaoui. Dès les premières lignes, ma mémoire fut rafraîchie. J’avais déjà croisé le bonhomme :

Larfaoui, Massine Mohamed. Né le 24 février 1944 à Oran. Trop jeune pour avoir fait son service militaire pendant les « opérations françaises de maintien de l’ordre » en Algérie mais assez vieux pour intégrer en douce les forces du FLN. Fortement soupçonné d’avoir posé des bombes à Alger. Dix ans plus tard, avec l’argent de son héritage — des parents épiciers —, il ouvre un bar à Tamanrasset, aux portes du Sahara. En 1977, il traverse le désert et construit un hôtel-restaurant à Agadez, Niger. Des années florissantes. Le Kabyle possède jusqu’à huit cafés ou hôtels en Afrique noire, sa zone d’influence descendant jusqu’à Brazzaville et Kinshasa...

Je connaissais ces détails mais ils me revenaient maintenant avec précision. À Paris, même lorsqu’il était devenu un des plus importants brasseurs, Larfaoui était encore surnommé « l’Africain », et il était connu pour son goût pour les Africaines. Massine Larfaoui bandait pour la fesse noire.

Voilà ce que m’avait soufflé Saïd.

Une pute, oui, mais une pute black.

« Vous avez les moyens d’la retrouver », avait dit la fouine. Allusion directe à ma connaissance du milieu africain et de son réseau de prostitution. 18 heures. Inutile d’utiliser le téléphone pour plonger dans cette jungle. Et pas question de s’en approcher en plein jour. Il fallait attendre la nuit.

Et même, le cœur de la nuit.

J’appelai Malaspey :

— Sur Le Perreux, où t’en es ?

— T’as eu le nez. Les langues se délient chez les manouches. Un nom revient dans les campements de Grigny et de Champigny. Un Roumain, un gitan de l’ethnie Kalderash. Un malade, paraît-il. Violent, parano, mystique. Les gars de Créteil vérifient son alibi.

— Super. Appelle Meyer et raconte-lui tout ça. Qu’il nous rédige un beau rapport. Je le veux demain matin sur le bureau de Dumayet.

— Il a une famille : t’es au courant ?

— C’est une urgence. Et la médaille ?

— Une reproduction standard. Presque un truc de môme. C’est une usine du Vercors qui les fabrique en série et...

— Je veux une note complète pour demain.

— Mat...

— Quoi ? Tu as une famille, toi aussi ?

— Non mais...

— Alors, au boulot.

Je coupai mon portable, débranchai ma ligne fixe, verrouillai la porte de mon bureau. J’inclinai à fond mon siège, pris mon imperméable en guise de couverture et éteignis la lumière.

Je réglai le réveil de ma montre à minuit.

L’heure minimum pour attaquer le continent noir.

17

LA NUIT AFRICAINE.

Elle était comme une autre nuit, de l’autre côté des ténèbres parisiennes. Une terre confuse dont on pouvait capter, au loin, les braseros étouffés, la rumeur sourde. Un rivage secret, rythmé de musique, parfumé au rhum, qui se révélait par les portes entrebâillées des boîtes, les épiceries dissimulant des rades clandestins, les escaliers s’ouvrant sur des caves aménagées.

Je connaissais ces lumières. Des plus flamboyantes jusqu’aux simples lampes à pétrole, aux portes de Paris ou dans la banlieue nord. Du temps de la BRP, j’avais acquis une longue pratique de ces adresses, qui offraient toujours, aux côtés de la musique et de la gnôle, de l’amour rémunéré.

Je commençai ma tournée par la rive gauche. À Saint-Germain-des-Prés, se trouvait le must de la prostitution africaine. Le Ruby’s, rue Dauphine. La boîte que je préférais, pour son intimité, sa nonchalance, son emplacement inattendu — une porte rouge sombre, à la chinoise, au fond d’une cour pavée du XVIIe siècle, en plein quartier littéraire.

Je retrouvai là-bas de vieilles connaissances : portiers, habitués et autres piliers du lieu. Je restai quelques minutes dans le vestibule, le territoire des mâles noirs — le bar, la piste et les canapés étant réservés aux femmes et aux michetons : les Blancs. Puis je quittai cette faune et me glissai vers le vestiaire, à la recherche de Cocotte.

Cocotte était une Zaïroise que j’avais toujours connue derrière son comptoir. Une figure incontournable de « l’Afrique by night ».

— J’suis contente de te voir, l’Allumette ! Comment vont tes amours ?

L’» Allumette » était mon surnom chez les Blacks.

— Au point mort. Et toi, la Gonflette ?

— M’en parle pas. Cette fois, je le quitte ! JE LE QUITTE ! ! Lui et sa p’tite quéquette !

Éclats de rire. Cocotte était à la colle avec un culturiste qui abusait des produits dopants, des androgènes qui détruisaient sa spermatogénèse et le rendaient stérile. Cocotte enrageait de voir ce tas de muscles se nourrir de testostérone à la petite cuillère, elle qui ne rêvait que de gamins...

— Qu’est-ce qui t’amène, chéri ?

— Je cherche Claude.

— Tu le trouveras pas ici. Il s’est embrouillé avec le patron. Va plutôt au Keur Samba.

Claude était un de mes anciens indics. Un Ivoirien qui, sans être vraiment maquereau, était devenu un conseiller, un intermédiaire entre les ethnies, les réseaux, les clients friqués. Un homme « nécessaire » à la communauté.

Quatre bises et je me dirigeai vers la sortie. Soudain, je me ravisai. « Juste un œil », pensai-je, puis je revins sur mes pas, m’orientant vers la salle. Dans la pénombre, je me pris la musique en pleine gueule — du zouk remixé — et demeurai sidéré.

Elles étaient là, sur la piste, longues, noires, presque immobiles, ployant sous l’effet de la musique. Concentrées, et en même temps distantes, désinvoltes. Elles semblaient percevoir ce que personne d’autre ne captait à ce moment-là — une fluidité, une langueur unique dans le rythme. Chacune avait une manière bien à elle de le traiter. Cercles magiques avec les hanches, mains dressées, tel un adieu à la terre ferme ; tailles ondulantes, comme si elles montaient à l’assaut d’une paroi invisible ; coups de reins saccadés, tout en retenue sauvage...

L’émoi serrait mon bas-ventre. Comment avais-je pu oublier « ça » ? Comment, depuis que j’étais à la Crime, avais-je pu résister à la tentation et renoncer à mes aventures ? Je partis en douce, sans me retourner, fuyant l’ombre de mes propres désirs.

Je repris ma voiture et filai sur les quais. Seine noire et lente, lumières disloquées par les flots, impression de remonter un autre fleuve, connu de moi seul, le long duquel se dressaient les pontons des rives africaines. Au Grand-Palais, je traversai la Seine, direction huitième arrondissement.

Le Keur Samba. Plus chic que le Ruby’s, mais moins familial. J’aimais surtout son décor. Murs de verre rétro-éclairés, aux motifs de jungle stylisés, lions, feuilles de palmiers, gazelles... Un aquarium aux allures de boudoir et aux couleurs de cognac. Je longeai le bar, frôlant des créatures de soie noire, aussi grandes que moi, puis rejoignis les toilettes, où m’attendait une autre connaissance.

Merline se tenait derrière un pupitre couvert de paquets de cigarettes et de boîtes de capotes. Visage effilé, surmonté d’une énorme tignasse noire laquée, rabattue en mèches sur les tempes. Dès qu’elle me vit, elle partit d’un rire de perruche et m’offrit, à elle seule, une hola d’honneur.

— Salut, mon beau toubab !

— Salut, Merline.

« Toubab » était le terme qu’on utilisait dans les pays d’Afrique de l’Ouest pour désigner l’homme blanc. Cinq ans auparavant, j’avais sauvé Merline du trottoir, alors qu’elle débarquait de Bamako. À l’époque, on l’affamait déjà pour qu’elle ne vomisse pas lors de ses premières fellations.

— N’aie pas peur des copines, approche.

Je saluai les femmes qui l’entouraient : cinq ou six fleurs de carbone lascives, appuyées contre les murs de velours violet. Leurs grands yeux noirs évoquaient la Charmeuse de serpents du Douanier Rousseau.

— Tu t’ennuyais de moi ?

— Je ne sais pas comment j’ai pu attendre si longtemps.

Elle partit d’un rugissement de gorge. À chaque éclat de rire, ses dents donnaient l’impression de prendre l’air. J’observai les « copines ». Elles portaient toutes des étoffes moirées et étaient épinglées de piercings : lèvres, narines, nombril. Surtout, je considérai leurs perruques : nattes tressées, mèches roussâtres, bombe sixties, à la Diana Ross...

— Laisse tomber. Elles sont au-dessus de tes moyens.

— Je ne suis pas là pour ça.

— Tu devrais. Ça te détendrait. Tu veux quoi ?

— Claude. J’ai besoin de le voir.

— Cherche à l’Atlantis. Il donne dans les Antilles, en ce moment.

Je saluai Merline et sa cour. En quittant le Keur Samba, je réalisai que je n’avais croisé aucune personnalité célèbre de la communauté : ni musicien, ni fils d’ambassadeur, ni footballeur. Où étaient-ils donc ce soir ?

L’Atlantis était installé dans un hangar, juste à côté de l’entrepôt des moquettes Saint-Maclou, quai d’Austerlitz. Sous un porche immense, des barrières de fer délimitaient l’entrée de la boîte. Il fallait passer un portique antimétal puis subir une fouille corporelle.

Dès qu’il me vit, un des vigiles, un colosse congolais surnommé Nounours, beugla : « 22, v’là les keufs ! » Gros rire. En manière d’excuse, il me tamponna un sigle bleu sur la main, qui donnait droit à une boisson gratuite. Je le remerciai et plongeai dans l’entrepôt. Je quittais la haute couture pour la grande surface.

L’Atlantis, le pays où le zouk est un océan. La vibration de la musique me souleva du sol. Plusieurs milliers de mètres carrés, plongés dans l’obscurité, où avaient été installées à la va-vite des banquettes et des tables. Je m’orientai avec les yeux, mais aussi les tripes. J’étais dans la peau du baigneur qui s’abandonne au courant.

Enjambant les canapés, j’atteignis le comptoir chargé de bouteilles. Un des barmen avait survécu à mes années d’absence. Je hurlai :

— Claude, il est pas là ?

— Qui ?

— CLAUDE !

— Doit être chez Pat. Y’a une fête ce soir.

Voilà pourquoi je ne rencontrais aucune tête connue. Tout le monde était là-bas.

— Pat ? Quel Pat ?

— L’épicier.

— À Saint-Denis ?

L’homme hocha la tête et se baissa pour attraper une poignée de glaçons. Son mouvement révéla, dans le miroir face à moi, une silhouette qui ne cadrait pas avec le décor. Un Blanc, visage livide, vêtu de noir. Je me retournai : personne. Hallucination ? Je glissai un billet au barman et décarrai, remontant ma propre fatigue.

18

J’ATTRAPAI le boulevard périphérique porte de Bercy et pris, juste après la porte de la Chapelle, l’autoroute A1. Au bout d’un kilomètre, j’aperçus les grandes plaines scintillantes de la banlieue, en contrebas.

3 heures du mutin.

Sur les quatre voies surélevées, il n’y avait plus une voiture. Je dépassai le panneau saint-denis centre — stade et m’engageai sur la bretelle de sortie saint-denis université — peyrefitte. Juste à ce moment, je vis — ou crus voir — dans mon rétroviseur le visage blême que j’avais capté dans les lumières de l’Atlantis. Je braquai mon volant et fis une embardée, avant de reprendre le contrôle de ma voiture. Je ralentis et scrutai mon rétro : personne. Aucune voiture dans mon sillage.

Je plongeai sous le pont autoroutier et m’engageai à gauche, suivant l’axe de bitume au-dessus de moi. Très vite, les pavillons et les cités cédèrent la place aux grands murs des entrepôts et des usines éteintes. Leroy-Merlin, Gaz de France...

Je tournai à droite, puis encore à droite. Une ruelle, des lumières feutrées, des rassemblements devant les porches. J’éteignis mes phares et avançai, bringuebalant sur la chaussée défoncée. Des murs lépreux, des ouvertures colmatées avec des planches, des bagnoles posées sur leurs essieux, pas de parcmètres : la zone, la vraie.

Je dépassai les premiers groupes d’hommes : tous noirs. Au-dessus des immeubles, l’ombre de l’autoroute se dessinait comme un bras menaçant. La pluie était dans l’air. Je me garai discrètement et m’acheminai, plus discrètement encore, sentant que j’avançais désormais au cœur du pays black : 100 % africain, 100 % immunisé contre les lois françaises.

Je me glissai parmi les noctambules, dépassai le rideau de fer de l’épicerie de Pat, puis pénétrai dans l’immeuble suivant. Je connaissais les lieux : je ne marquai aucune hésitation. Je tombai sur une cour agitée de rumeurs et d’éclats de rire. Sur le perron de gauche, le portier me reconnut et me laissa passer. Rien que pour ce gain de temps et de salive, je lui filai vingt euros.

J’empruntai le couloir et atteignis l’arrière de l’épicerie, fermé par un rideau de coquillages. L’échoppe africaine la mieux fournie de Paris : manioc, sorgho, singe, antilope... Même des plantes magiques étaient en vente, garanties pour leur efficacité. Dans une salle annexe, Pat avait ouvert un maquis : un restaurant clandestin, où on se lavait les mains à l’Omo et dont l’aération laissait franchement à désirer.

Je traversai la boutique. Des Noirs devisaient, assis sur des caisses de Flag, la bière africaine, et des régimes de bananes plantains. Puis je me frayai un chemin dans le restaurant, plein à craquer. Aux regards qu’on me lançait, je compris que je n’étais pas le bienvenu. J’avais dépassé depuis longtemps la zone touristique.

J’atteignis un escalier. Le cœur du rythme provenait du sous-sol, faisant trembler le plancher. Je plongeai, sentant la musique et la chaleur monter en une bouffée entêtante. Des lampes grillagées éclairaient les marches. En bas, un cerbère en survêtement me barra la route, devant une porte de fer montée sur glissière. Je montrai mon insigne. L’homme tira à lui la paroi, à contrecœur, et je découvris une véritable hallucination. Une boîte de nuit aux dimensions réduites, sombre, vibrante, comme piquetée de lumière — une chair de poule phosphorescente sur une peau noire.

Les murs étaient peints en bleu-mauve, incrustés d’étoiles fluorescentes, des colonnes soutenaient un plafond qui semblait s’alourdir et se distendre. En plissant les yeux, je vis qu’on y avait tendu des filets de pêche. Aux portes de Paris, plusieurs mètres sous terre, on avait créé ici un bar marin. Des tables couvertes de nappes à carreaux supportaient des lampes-tempête. C’est du moins ce que je croyais deviner, car l’espace était rempli par une houle humaine, qui dansait sous les filets. Je songeai à une pêche miraculeuse de crânes noirs, de boubous bigarrés, de robes-fuseaux satinées...

Je taillai dans la meute, à la recherche de Claude.

Au fond, sur une scène striée de lumières roses et vertes, un groupe se déhanchait, scandant des accords répétitifs, obsessionnels. De la vraie musique africaine, gaie, raffinée, primitive. Dans un éclair, j’aperçus un guitariste qui faisait tourner sa tête comme sur un pivot ; à ses côtés, un Noir à la renverse extirpait des hurlements de son sax. Il n’était plus question ici de R&B ni de zouk antillais. Cette musique-là brisait les sens, secouait les entrailles, montait à la tête comme une incantation vaudoue.

Les couples dansaient, avec une subtile lenteur. Trempé de sueur, j’avançai encore, comme au fond d’un bassin épais. Au passage, je repérai des visages connus — ceux que j’avais en vain cherchés ailleurs. Le manager de Femi Kuti, le fils du président du Congo belge, des diplomates, des footballeurs, des animateurs radio... Tous réunis ici, sans distinction d’ethnie ni de nationalité.

Enfin, Claude au fond d’une alcôve, attablé avec d’autres gars. Je m’approchai, discernant mieux la gueule ambiguë de mon indic. Un nez épaté, qui lui mangeait toute la face ; des sourcils froncés, plissant un front miné, tracassé ; et de grands yeux étonnés, qui criaient en permanence « Je suis innocent ! » Il leva le bras :

— Mat ! Mon ami toubab ! Viens t’asseoir avec nous !

Je m’installai, adressant un signe de tête aux autres types de la table. Que des baraques — des géants, sans doute zaïrois —, et des colosses plus trapus — Congo français. Ils me saluèrent sans effusion. Tous avaient flairé le flic. Je rabattis le pan de mon manteau sur mon arme, en signe de paix.

— Tu bois un coup ?

J’acquiesçai, sans quitter des yeux les autres convives — un joint tournait, la fumée planait au-dessus des têtes en filaments bleutés. Un scotch se matérialisa dans ma main.

— Tu connais celle de Mamadou ?

Sans attendre ma réponse, Claude tira sur le cône et attaqua :

— C’est une jeune Blanche qui va se marier. Elle présente son fiancé à son père. Mamadou, un Black d’un mètre quatre-vingt-dix. Le père fait la gueule. Il cuisine le fiancé. Il l’interroge sur son boulot, ses études, ses revenus. Le Black, il a tout bon. Le père en peut plus. Finalement, il dit : « Je veux que ma fille soit heureuse au lit ! Je ne la donnerai qu’à un homme qui en aura une de trente centimètres ! » Le Noir répond, grand sourire : « Pas de problème, patron. Quand Mamadou aime, Mamadou coupe. »

Claude éclata de rire, passant le joint à son voisin. Je fis mine de sourire et bus une lampée de whisky, j’avais entendu la blague une bonne dizaine de fois. En signe de joie, Claude me frappa le dos, puis ouvrit son téléphone portable : les lumières du cadran se projetèrent sur son visage, colorant le blanc de ses yeux. Il referma le clapet et demanda :

— Qu’est-ce qui t’amène, toubab ?

— Larfaoui.

Le rire de Claude s’évapora :

— Chef, viens pas nous gâcher la soirée.

— Quand le Kabyle s’est fait buter, il était pas seul. Je cherche la fille.

Claude ne répondit pas. Une nouvelle fois, il ouvrit son cellulaire, paraissant lire un SMS. Sans doute un client. Mais son visage tracassé n’exprimait rien. On n’aurait pu deviner si l’appel était important ou non. Il referma le téléphone.

— Où est-elle ? dis-je après avoir vidé mon verre. Où est la pute ?

— J’en sais rien, toubab. J’te jure. Je sais que dalle sur cette histoire.

— C’est pas toi qui fournissais Larfaoui ?

— J’avais pas le genre d’articles qui l’intéressait. J’interrogeai, redoutant le pire :

— Pour quoi bandait-il ?

— La jeunette. Pour Larfaoui, passé quatorze ans, t’étais une vieille dame.

Je fus presque soulagé. Je m’attendais à ce qu’on me parle d’animaux ou de merde mangée à la petite cuillère. Mais c’était aussi une mauvaise nouvelle. On basculait dans un autre monde, celui des Anglophones. Seules ces régions exportent des mineures. Dans des pays en guerre comme le Liberia ou surpeuplés comme le Nigeria, tout est bon pour gagner quelques devises. Je connaissais mal ce milieu, complètement fermé. Les putes y vivaient en autarcie, ne parlant pas un mot de français, ni même d’anglais, très souvent.

— Qui le fournissait ?

— Je connais pas ces filières.

Faisant tourner mon verre entre mes paumes, j’observai les autres Blacks. Le pan de mon manteau s’était ouvert sur la crosse du 9 mm. Le joint passait toujours de main en main.

— Mon petit Claude, je sens que je vais vraiment gâcher ta soirée.

Le Noir transpirait à grosses gouttes. Les projecteurs de la scène produisaient sur sa figure un pétillement coloré. Il stoppa mon geste circulaire, m’attrapant le poignet :

— Va voir Foxy. Elle peut te filer un tuyau.

La prostitution africaine a une particularité : les proxénètes ne sont pas des hommes mais des femmes : les « mammas ». Souvent des anciennes putes, montées en grade. Des femmes énormes, au cuir dur, au visage scarifié, qui ne sortent jamais de leur appartement. J’avais croisé Foxy une fois ou deux. Une Ghanéenne. La maquerelle la plus puissante de Paris.

— Où elle crèche maintenant ?

— 56, rue Myrrha. Escalier A. Troisième étage.

Je me levai quand Claude m’arrêta :

— Fais gaffe à toi. Foxy, c’est une sorcière. Une mangeuse d’âmes. Vrrrraiment dangereuse !

Les maquerelles africaines ne tiennent pas leurs filles par la violence, mais par la magie. En cas de désobéissance, elles les menacent d’envoyer un sort à leur famille, restée au pays, ou à elles-mêmes. Les mammas détiennent toujours des rognures d’ongles, des poils pubiens ou du linge souillé appartenant à leurs filles. Aux yeux de ces dernières, cette menace est plus terrifiante que n’importe quels sévices physiques.

J’imaginai soudain des masques africains grimaçants, aux yeux bordés de rouge. La musique, la chaleur, les effluves d’herbe convergeaient sous mon crâne. Les stridences du sax commençaient à ressembler aux raclements des machettes sur la route, aux coups de sifflets des Hutu assoiffés de sang...

J’allais perdre l’équilibre quand des danseurs reculèrent dans l’alcôve, me poussant contre la table. Le scotch jaillit des verres. Claude se brûla avec le joint :

— Putain !

La manche trempée d’alcool, je me tournai vers la piste : hommes et femmes s’écartaient, comme si un serpent venait de tomber des filets. Je me hissai sur la pointe des pieds et aperçus, au centre, un Noir à terre, secoué de convulsions. Ses yeux étaient blancs, la bave moussait à ses lèvres. L’homme était mûr pour les urgences, mais personne ne l’approchait.

La musique continuait. Elle se résumait à un martèlement de peaux et à des déchirements de cuivre. Les danseurs reprirent leurs circonvolutions, évitant de frôler le type en transe ; d’autres frappaient dans leurs mains, comme s’ils voulaient faire jaillir le mal hors du possédé. Je jouai des coudes pour lui donner les premiers secours mais Claude me retint.

— Laisse tomber, toub. Y va se calmer. Un Gabonais. Ces gars-là savent pas se tenir.

— Un Gabonais ?

Les Gabonais formaient à Paris une petite communauté tranquille. Le pays d’Omar Bongo était riche de pétrole, et ses ressortissants étaient toujours des étudiants clean et discrets. Rien à voir avec les Congolais ou les Ivoiriens.

— Il a pris un produit local. Un truc de chez lui.

— Une drogue ?

Claude sourit, les yeux mi-clos. Déjà, on emmenait l’halluciné, raide comme un tronc d’arbre. Je commentai :

— Ça a l’air efficace.

Claude rit, la tête penchée en arrière :

— Nous autres Blacks, en matière de défonce, on sait y faire !

19

Rue Myrrha, 5 heures du matin.

Des ouvriers de la voirie lessivaient le trottoir à grande eau alors qu’un fourgon de police patrouillait lentement. Sous les porches, quelques prostituées faisaient l’amour avec l’ombre, attendant le jour pour disparaître.

Je retrouvais ici le côté estropié du quartier africain de Paris. On avait eu beau installer un commissariat rue de la Goutte-d’Or, un magasin Virgin boulevard Barbès, rénover la plupart des immeubles, la rue Myrrha avait toujours la gueule de travers. Un vieil air déglingué et menaçant.

Devant le 56, j’utilisai ma clé universelle, celle des facteurs, et déverrouillai la porte. Boîtes aux lettres défoncées, bâtiments vétustes, lettres des escaliers peintes sur les murs. Pas tout à fait un squat, mais un bloc à l’abandon, mûr pour une culbute immobilière. Je repérai la lettre « A » et pénétrai à l’intérieur.

Chaque étage s’ouvrait sur une grotte de gravats ou un couloir condamné par des planches. Au troisième, je me glissai sous les câbles électriques qui pendaient du plafond. Tout semblait dormir — même les odeurs.

Un Noir gigantesque somnolait sur une chaise. En guise de sésame, je sortis encore une fois ma carte. Il haussa les sourcils, comme s’il manquait une partie du message. Je murmurai « Foxy ». Il se déplia pour écarter la couverture pouilleuse qui faisait office de porte et me précéda dans la nouvelle caverne.

Des pièces s’ouvraient de part et d’autre du corridor. Un dortoir, à gauche, puis un autre, à droite : sur des nattes, des amazones emmitouflées se reposaient, du linge séchait à travers les pièces. L’odeur se réveillait ici, comme une feuille qu’on froisse, mélange d’épices, de sueur, de poussière ; et ce parfum caractéristique des tropiques : mil grillé, charbon de bois, fruits décomposés...

Nouveau châssis de porte, nouveau rideau. Le colosse fit mine de frapper sur le chambranle. Je retins son geste.

— It’s O.K.

Le temps qu’il réagisse, je m’étais déjà glissé sous la tenture.

L’hallucination de la nuit continuait. Les murs étaient tendus de tissu sombre zébré d’argent ; des bougies, des coupelles d’huile, des bâtons d’encens brûlaient sur le parquet ; sur des coffres peints à la main, disposés le long des murs, reposaient des objets traditionnels : chasse-mouches en crin de cheval, éventails de plumes, statuettes votives, masques... Partout, des flacons, des bocaux, des bouteilles de Coca s’alignaient, fermés par des bouchons de liège ou du ruban adhésif. Des paravents, des tapis suspendus segmentaient la pièce, et multipliaient les ombres vacillantes, qui ajoutaient encore à la confusion du bazar.

— Hi, Match, good to see you again.

La grosse voix, inimitable. J’étais surpris, et flatté, que Foxy se souvienne de moi. Je dépassai le panneau qui la dissimulait. Deux autres sorcières l’encadraient. À sa gauche, une longue tige au visage clair, coiffée de dreadlocks dorées qui lui donnaient l’air d’un sphinx. À sa droite, une rondouillarde à peau très noire. Son large sourire révélait des dents écartées — les dents du bonheur. Toutes les trois étaient assises en tailleur.

Je m’approchai. Foxy était enveloppée d’un boubou écarlate, qui évoquait un rideau d’opéra. Son visage, barré de scarifications, était ceint par un foulard du même ton. En la voyant, il me revint une théorie de certains pharmacologistes selon laquelle l’organisme des « marmiteurs » était modifié. À force d’ingérer des substances, sorciers et sorcières étaient capables d’exhaler, par leur souffle ou les pores de leur peau, des poisons, des substances hallucinogènes. Je repris en anglais :

— Je te dérange, ma belle ? Tu es en réunion ?

— Honey, ça dépend de ce qui t’amène.

Elle parlait un anglais traînard, d’une voix paresseuse. Paupières baissées, elle pilonnait des poudres dans une jatte en bois, de ses mains étrangement maigres. On aurait dit que les chairs avaient brûlé autour des os. Elle alluma une branche grise :

— C’est pour mes filles. Je purifie la nuit. Nuit de vice, nuit de souillure...

— À qui la faute ?

— Hmm, hmm... Il faut qu’elles remboursent leurs dettes, Match, tu le sais bien. Des dettes énormes...

Elle planta le rameau incandescent entre les lattes du parquet.

— Tu es toujours chrétien ?

Ma gorge était sèche. Cramée par l’alcool, les clopes, et maintenant l’atmosphère de ce cloaque. Je desserrai ma cravate :

— Toujours.

— On peut se comprendre, toi et moi.

— Non. Nous ne sommes pas sur la même rive.

Foxy soupira, imitée par les deux autres.

— Toujours les mêmes oppositions...

Dents du Bonheur prononça en anglais, ironique :

— Le croyant prie, le sorcier manipule...

Dreadlocks enchaîna, dans la même langue :

— Le chrétien vénère le bien, le sorcier vénère le mal...

Foxy saisit une bassine rouge où flottait une chose horrible : singe ou fœtus.

— Honey, le bien, le mal, la prière, le contrôle, tout ça vient après.

— Après quoi ?

— Le pouvoir. Seul compte le pouvoir. L’énergie.

Elle tenait maintenant une sorte de scalpel, à lame d’obsidienne. D’un coup sec, elle excisa le crâne de la créature au fond du récipient.

— Ensuite, ce qu’on en fait, c’est une affaire personnelle.

— Pour le chrétien, seul compte le salut.

Foxy éclata de rire :

— Je t’adore. Qu’est-ce que tu veux ? Tu cherches une fille ?

— J’enquête sur le meurtre de Massine Larfaoui.

Les trois sorcières répétèrent à l’unisson :

— Il enquête sur un meurtre...

Foxy plaça le fragment de crâne dans le bol en bois et pilonna de nouveau.

— Dis-moi d’abord pourquoi tu t’intéresses à ce meurtre. C’est pas ta brigade qui enquête là-dessus...

Foxy ne possédait pas des dons de divination. C’était simplement une indic, qui possédait ses réseaux à la DPI de Louis-Blanc, à la BRP et même aux Stups.

— Cette enquête était dirigée par un ami. Un ami très proche.

— Il est mort ?

— Il s’est suicidé mais il vit encore. Il est dans le coma.

Elle fit une grimace :

— Très mauvais... Deux fois mauvais. Suicide et coma. Ton ami flotte entre deux mondes... Le m’fa et l’arun...

Foxy appartenait aux Yoruba, un vaste groupe ethnique qui couvre le golfe du Bénin, berceau du culte vaudou. J’avais étudié ce culte. Le « m’fa » signifie le « socle » et représente le monde visible. « L’arun » est le monde supérieur des dieux. Je risquai :

— Tu veux dire qu’il flotte dans le m’doli ?

Le « m’doli » était le pont entre les deux mondes, une passerelle où s’activent les esprits, le territoire de la magie. La sorcière se fendit d’un sourire :

— Honey, on peut vraiment causer avec toi. Je sais pas où se trouve ton ami. Mais son âme est en péril. Il est ni mort ni vivant. Son âme flotte : c’est le moment idéal pour lui voler... Tu m’as toujours pas répondu, chéri : pourquoi cette enquête t’intéresse ?

— Je veux comprendre le geste de mon ami.

— Quel rapport avec Larfaoui ?

— Il enquêtait sur ce meurtre. Cela a peut-être joué un rôle dans sa... chute.

— Il est chrétien, lui aussi ?

— Comme moi. On a grandi ensemble. On a prié ensemble.

— Et pourquoi, moi, je saurais quelque chose sur cette histoire ?

— Larfaoui aimait la femme noire.

Elle éclata de rire, relayée par les deux autres.

— Ça, tu peux le dire !

— C’est toi qui le fournissais.

Elle fronça les sourcils :

— Qui t’a dit ça ? Claude ?

— Peu importe.

— Tu penses que je sais quelque chose sur sa mort parce que je lui présentais des filles ?

— Larfaoui a été tué le 8 septembre. C’était un samedi. Larfaoui avait ses habitudes. Chaque samedi, il invitait chez lui une fille, à Aulnay. Une de tes filles. Il a été descendu aux environs de minuit. Il n’était pas seul, j’en suis certain. Personne n’a parlé d’un autre corps. La fille a donc réussi à s’enfuir, et à mon avis elle sait quelque chose.

Je marquai un temps. Ma gorge était plus sèche qu’un pare-feu.

— Je pense que tu connais cette fille. Je pense que tu la caches.

— Assieds-toi. J’ai du thé chaud.

Je m’accroupis sur le tapis. Elle poussa sa jarre immonde et attrapa une théière bleue. Elle servait le thé à la touareg, en levant le bras très haut. Foxy me tendit le breuvage dans un verre de cantine :

— Pourquoi je te parlerais ?

Je ne répondis pas tout de suite. Puis j’optai, encore une fois, pour la sincérité :

— Foxy, je suis dans un tunnel. Je ne sais rien. Et je n’ai aucun rôle officiel dans cette affaire. Mais mon pote est entre la vie et la mort. Je veux comprendre pourquoi il a plongé ! Je veux savoir sur quoi il bossait, et quelle vérité lui a sauté à la gueule ! Tout ce que tu pourras me dire restera entre nous. Je te le jure. Alors, il y avait une fille ou non ?

— On se souviendra toi et moi de cette nuit...

— On s’en souviendra, mais je ne suis plus à la BRP.

— Tu es à la Crime, mon chéri, et c’est encore mieux.

J’étais en train de pactiser avec le diable. Je me voyais déjà, dans un mois, un an, couvrir une affaire d’homicide, à la santé de la jeteuse de sorts. Foxy avait une bonne mémoire. Elle répéta :

— On s’en souviendra, oui ou non ?

— Tu as ma parole. Il y avait une fille, cette nuit-là ?

Foxy prit le temps de boire une goulée de thé, puis posa sa tasse sur le parquet :

— Il y avait une fille.

L’atmosphère parut se détendre, je ressentis une libération. Et en même temps, une nouvelle crispation. Mes veines, mes artères se resserraient, le cauchemar ne faisait que commencer.

— Je dois la voir. Je dois l’interroger.

— Impossible.

— Foxy, tu as ma parole, je...

— Elle a disparu.

— Quand ?

— Une semaine après la fameuse nuit.

— Raconte.

Elle fit claquer sa langue et vrilla ses yeux injectés dans les miens :

— Quand elle est revenue cette nuit-là, elle était terrifiée.

— Elle a vu l’assassin ?

— Elle a rien vu. Quand Larfaoui s’est fait buter, elle était dans la salle de bains. Elle est sortie par la fenêtre et a grimpé sur le toit du pavillon. Elle disait que le tueur l’avait pas repérée. Mais sept jours plus tard, elle disparaissait.

— Qui a fait le coup ?

— À ton avis ? Le gars l’a cherchée et l’a trouvée.

Un autre indice : le mercenaire, utilisant une arme automatique, était aussi capable de se glisser dans le milieu africain anglophone. Un ancien du Liberia ? Je tendis mon verre vide :

— T’aurais pas un truc plus fort ?

— Foxy a tout ce qu’il faut.

Elle tourna son buste, sans bouger ses jambes croisées. Une bouteille apparut entre ses mains crochues. Elle remplit mon verre d’un liquide transparent à la texture d’huile. Je bus une brève gorgée — impression de boire de l’éther — et demandai, la voix râpeuse :

— C’était une môme ?

— Elle s’appelait Gina. Elle avait quinze ans.

— Tu es sûre qu’elle n’a rien vu ?

La mangeuse d’âmes leva les yeux au plafond, soudain pensive. Une tristesse de théâtre apparut sur ses traits. Elle souffla, les yeux humides :

— Pauvre petite...

Je bus une nouvelle rasade et criai :

— Elle a vu quelque chose, oui ou merde ?

Ses yeux tombèrent sur moi. Ses lèvres s’arrondirent avec indolence :

— Quand elle était sur le toit, elle a aperçu l’homme partir...

— Comment était-il ? Grand ? Petit ? Costaud ?

— Un grand homme... Tout en longueur.

— Comment était-il habillé ?

Foxy se servit à son tour un verre du tord-boyaux et y trempa ses lèvres :

— On est d’accord toi et moi ? Ce soir, tu me dois ?

— Je te dois, Foxy. Parle.

Elle but encore puis prononça d’une voix sépulcrale :

— Il portait un manteau noir et un col blanc.

— Un col blanc ?

— Man, Gina disait que c’était un prêtre.

20

JE FAILLIS OUBLIER la messe de Laure.

7 heures du matin. J’avais juste le temps de passer chez moi, de prendre une douche et de me changer. Je puais les tropiques et la sorcellerie. Au volant de ma voiture, je tentai de faire le point.

Des éléments disparates, éclatés, sans le moindre lien. Un suicide protégé par Saint-Michel Archange. Une iconographie du diable. Une association organisant des pèlerinages à Lourdes. Des virées dans le Jura, soi-disant adultères. Une phrase énigmatique : « J’ai trouvé la gorge. » Le meurtre d’un brasseur-dealer...

Et surtout, le personnage du prêtre assassin, qui battait les records d’absurdité. Un tireur à col romain, un professionnel de la gâchette, capable de s’insinuer dans les milieux africains les plus fermés. Ça ne tenait pas debout. Pas plus que le soupçon de corruption qui planait sur Luc, éventuel mobile de son suicide...

Si tous ces faits étaient reliés en un seul réseau, alors je n’avais pas la carte d’accès — et je n’étais pas près de la décrocher...

9 heures.

Je poussai la porte de la chapelle Sainte-Bernadette, les cheveux encore humides. L’église, construite en sous-sol, ressemblait à un bunker antiatomique. Plafond bas, colonnes de ciment, soupiraux de verre rouge, qui coagulaient la mince lumière du jour.

Je frôlai l’eau du bénitier, me signai puis me coulai sur la gauche. Tout le monde était là, ou presque. J’avais rarement vu autant de flics au mètre carré. La brigade des Stups au complet, bien sûr, mais aussi les chefs d’autres brigades — BRP, BPM, BRI, Antiterrorisme —, des responsables d’Offices centraux, des commissaires de DPJ... La plupart étaient en uniforme noir — galons d’argent et feuilles de chêne —, renforçant encore l’allure martiale de la cérémonie. On était loin de la réunion intime envisagée par Laure...

Je doutais que Luc ait connu personnellement toutes ces pointures mais il fallait marquer le coup. Montrer l’engagement de l’autorité, la solidarité de tous à l’égard de cet « acte désespéré ». Le préfet de police, Jean-Paul Proust, remontait l’allée centrale au côté de Martine Monteil, directrice de la PJ. Derrière eux, Nathalie Dumayet, élégante dans son manteau sombre, les dépassait d’une tête.

Ce défilé me foutait les nerfs en pelote. On enterrait Luc, avant même qu’il ait exhalé son dernier soupir. Cette cérémonie à la con allait lui porter malchance ! De plus, ces flics composaient le plus beau parterre d’athées qu’on puisse imaginer. Pas un seul homme ici ne croyait en Dieu. Luc aurait vomi une telle mascarade.

Dans les premiers rangs, sur la droite, je repérai les hommes de son groupe. Doudou, tête dans son blouson, regard anxieux ; Chevillât, droit comme un crayon, mèche sur l’œil, enfoui dans un manteau de cuir ; Jonca, ressemblant à un Hell’s Angel, mal rasé, moustaches tombantes et cheveux gras sous une casquette de baseball. Trois flics du pavé, durs, dangereux, « bord-cadre ».

L’église se remplissait toujours, s’amplifiant de murmures, de frôlements de manteaux. Doudou quitta sa place. Je le suivis du regard. Il rejoignit un homme, près du confessionnal, à l’extrême droite. Petit, carré, des cheveux gris coiffés en brosse. Sa carrure était engoncée dans un imper trois quarts bleu nuit. Toute son allure évoquait un uniforme invisible, mais pas celui des flics. D’un coup, je sus : un prêtre. Un religieux, vêtu en civil.

Je contournai la première rangée de chaises et traversai la nef. Je n’étais plus qu’à dix mètres des deux hommes. À cet instant, Doudou glissa un objet dans les mains de l’autre. Une sorte de plumier, en bois verni.

J’accélérai le pas quand une main m’attrapa la manche.

Laure.

— Qu’est-ce que tu fais ? Tu te places à côté de moi.

— Bien sûr, fis-je en souriant. Où veux-tu te mettre ?

Je la suivis, jetant un nouveau regard vers les conspirateurs. Doudou revenait déjà à sa place, l’homme en bleu, derrière une colonne, se signait. Stupeur. Un signe de croix à l’envers, en commençant par le bas, comme le font certains satanistes, reproduisant le symbole de l’Antéchrist. Laure me posait une question.

— Pardon ?

— Tu as choisi ton texte ?

— Quel texte ?

— J’avais prévu que tu lirais un extrait de l’épître aux Corinthiens...

Nouveau regard vers la droite : l’homme avait disparu. Merde. Je murmurai :

— Non... Si ça ne te fait rien, je...

— Très bien, fit Laure, d’un ton sec. C’est moi qui le lirai.

— Je suis désolé. Je n’ai pas fermé l’œil.

— Tu crois que j’ai passé une bonne nuit ?

Elle se tourna vers l’autel. Le remords me crispait le ventre. J’étais le seul chrétien de l’assemblée et je n’étais pas foutu de lire quelques lignes. Mais mes interrogations balayaient tout : qui était cet homme ? Que lui avait donné Doudou ? Pourquoi s’était-il signé à l’envers ?

La cérémonie débutait. Le prêtre, vêtu d’une aube blanche frappée de l’agneau pascal, ouvrit ses bras. Un pur Tamoul. Des narines larges comme des pièces de monnaie, des yeux noirs, humides, d’une étrange langueur. Il commença, dans une résonance proche du larsen :

— Mes frères, nous voici aujourd’hui réunis...

Je sentais la fatigue revenir d’un coup. L’officiant fit un signe explicite : tout le monde s’assit. Déjà, la voix monocorde s’éloignait. Un froissement de feuilles me réveilla. Chacun manipulait le texte des chants du jour. Le prêtre disait :

— Nous allons maintenant chanter la troisième louange.

M’endormir à la messe de mon meilleur ami... Je jetai un regard en direction de Doudou. Il n’avait pas bougé.

— Ce chant s’appelle «Que tes œuvres sont belles ». L’extrait commence par : « Tout homme est une histoire sacrée / l’homme est à l’image de Dieu... »

De telles paroles ne manquaient pas de sel dans cette chapelle remplie de flics agnostiques et désabusés. Pourtant, la salle reprit en chœur, dans un bourdonnement hésitant...

— Je peux venir sur tes genoux ?

Amandine, deux nattes blondes sous un bonnet chocolat, me tendait sa feuille :

— Je sais pas lire.

Je la hissai sur mes genoux et entonnai : « Tout homme est une histoire... » Je respirai l’odeur de tissu propre et de chaleur enfantine. Ma pensée se perdit dans des sentiers diffus, indistincts, où Mathieu Durey, flic obsessionnel, 35 ans, sans femme ni enfant, avançait vers le néant...

Trente minutes et pas mal de sonneries intempestives de portables plus tard, le prêtre, qui ne doutait vraiment de rien, se lança dans un sermon-fleuve sur l’Eucharistie. Je craignais le pire : allait-il proposer la communion à cette tribu d’incroyants ? Coup d’œil à Doudou — il commençait à s’agiter, jetant des regards brûlants vers la porte. À l’évidence, plus pressé que les autres.

Je me levai, posai Amandine sur ma chaise et murmurai à Laure :

— Je t’attends dehors.

21

SUR L’AVENUE de la Porte-de-Vincennes, je repérai la moto de Doudou.

Une pièce de collection — une 500 cm3 Yamaha, modèle trial.

Je me dirigeai vers l’engin, sortant mon portable. Je composai le numéro de l’horloge parlante puis coinçai l’appareil entre le siège de la moto et son garde-boue surélevé.

J’attendis cinq bonnes minutes avant que la foule n’émerge de la fosse de la chapelle. Je me composai une tête de circonstance et revins vers la troupe, cherchant Laure du regard. Elle était assaillie de saluts et de gestes bienveillants. Je me glissai parmi les manteaux noirs et murmurai à son oreille :

— Je t’appelle tout à l’heure.

Je reculais déjà, attrapant au passage le blouson de Foucault :

— Tu peux me passer ton portable ?

Sans poser de questions, il me le tendit. Près de sa moto, Doudou enfilait son casque intégral.

— Merci. Je te le rends à la boîte, à midi.

— À midi ? Mais...

— Désolé. J’ai oublié le mien.

Sans attendre de réponse, je courus vers mon Audi A3, stationnée à cinquante mètres de là, dans la contre-allée. Je tournai la clé de contact alors que Doudou calait son talon sur le kick. Je passai la première, composant un numéro que je connaissais par cœur.

— Durey, BC. Qui est de permanence ?

— Estreda.

Coup de bol : un des opérateurs que je connaissais le mieux.

— Passez-le-moi.

Doudou venait de disparaître dans la circulation. Je déboîtai puis freinai avant de m’engager dans le trafic. J’entendis l’accent d’Estreda :

— Durey.

— Comment ça va ?

— On m’a fauché mon portable.

— Bravo la police.

— Tu peux me le localiser ?

— Si ton mec est en train de téléphoner, aucun problème.

Depuis peu, il était possible de suivre un portable à la trace, à condition qu’il soit en connexion. Le principe était simple. On identifiait la cellule satellite sollicitée par le téléphone. Dans les villes, ces cellules étaient de plus en plus nombreuses et leur champ d’action se limitait à deux ou trois cents mètres.

Cette technique avait été initiée par des sociétés privées, spécialisées dans le fret et les transports en camion, qui s’en servaient pour suivre leurs propres véhicules. La police française ne possédait pas son propre système et faisait appel à ces compagnies qui, moyennant finance, donnaient accès à leur serveur.

— T’as du cul, dit Estreda : ton mec est en ligne.

Je coinçai le cellulaire sous mon menton, passai la première :

— Je t’écoute.

— T’as un ordinateur ?

— Non. Je suis en bagnole. C’est toi qui guides.

— Ça sent l’embrouille, ton histoire.

— Vas-y. Je roule.

— T’es pas en train de m’arracher une filature sans réquise ?

— Tu me fais confiance ou non ?

— Non. Mais ton mec vient de s’engager sur le périph. Porte de Vincennes.

Je démarrai sur les chapeaux de roues :

— Quelle direction ?

— Périphérique sud.

Je traversai la place à fond, obligeant les autres voitures à piler dans des hurlements d’avertisseurs — pas question d’utiliser ma sirène. Je m’engageai à plus de quatre-vingts kilomètres-heure sur la pente d’accès.

— Il bourre. Il est en fuite ou quoi ?

Je ne répondis pas et notai l’innovation : un nouveau logiciel permettait de calculer, en temps réel, la rapidité du passage d’une borne à une autre. Un vrai jeu vidéo.

— Il a déjà franchi la porte de Charenton. Je dépassai le cent kilomètres-heure et me plaçai sur la file la plus à gauche. La circulation était fluide. J’étais certain que Doudou ne rentrait pas au 36. Estreda me confirma que le motard avait dépassé la porte de Bercy.

Porte de Bercy. Quai d’Ivry. Porte d’Italie...

— Il a l’air de ralentir...

Je braquai en diagonale, pour rejoindre la droite.

— Il sort ? Où est-il ?

— Attends, attends...

Estreda se prenait au jeu. Il avait compris que je filais le train à mon « voleur ». Je l’imaginais, penché sur son écran où clignotait le curseur correspondant à mon portable...

— Il prend l’A6. La direction d’Orly.

L’aéroport ? Doudou, prenant un vol en catastrophe ? Cette direction était aussi celle des halles de Rungis. Tout de suite, j’imaginai un lien avec le monde des brasseurs.

— Où est-il ?

Pas de réponse d’Estreda : le signal n’avait sans doute pas encore changé de borne.

— Où est-il, bon sang ? Il est sorti à Orly ou quoi ?

Devant moi, je voyais se rapprocher la séparation des deux directions : à gauche, Orly, à droite, Rungis... Je n’étais plus qu’à quelques centaines de mètres. Malgré moi, je levai le pied de l’accélérateur, essayant de retenir les secondes. Soudain, le Portugais cria :

— Roule ! Direction Rungis.

J’avais vu juste. Les dépôts de boissons. J’accélérai de plus belle. La circulation tenait du miracle, alors que les voies en sens inverse étaient à l’arrêt.

— Il ralentit..., souffla Estreda. Il… Il sort. ZA Delta. Vers les halles.

Je connaissais la route : j’étais déjà venu dans ce « marché d’intérêt national ». Je franchis le péage et me trouvai confronté à une batterie de panneaux : Horticulture, Marée, Fruits et légumes... Je pilai et saisis mon cellulaire :

— Où est-il ? Donne-moi au moins l’orientation !

— C’est la merde. Mon signal ne bouge plus.

— Il s’est arrêté ?

— Non. Mais il y a plusieurs bornes satellites à Rungis. Elles sont souvent saturées.

— Et alors ?

— Et alors, ton mec avance peut-être encore, mais son signal reste sur la même borne, les autres ne pouvant pas le choper. Il y a un système qui dispatche les appels en cas de...

— Merde !

Je frappai mon volant. Je me voyais déjà sillonner l’immense zone marchande et ses allées, en quête de la bécane de Doudou.

— C’est bon, soufflai-je, je me démerde.

— T’es sûr que...

— Rappelle-moi si le signal bouge.

— Te rappeler ? Mais c’est ton portable qu’on a...

— On m’en a prêté un autre. Le numéro doit s’afficher sur ton écran.

— O.K, je... Attends : j’ai une nouvelle borne !

— Vas-y.

— Celle du Rond-point des Halles, pas loin de la porte de Thiais. Je compris qu’Estreda connaissait les lieux. Il confirma :

— Rungis, c’est chez nous, mon pote. Nos camions s’y rendent chaque jour.

— Tu connais un bloc spécialisé en boissons dans ce coin ?

— Pas un bloc, non, mais il y a la Compagnie des Bières. Un entrepôt de brasseurs, rue de la Tour. Je passai la première, brûlant mes pneus en un crissement strident.

22

LA MOTO de Doudou était stationnée devant l’entrepôt.

Je stoppai à cinquante mètres, coupai le moteur, attendis. À cette heure, les allées étaient désertes. Cinq minutes plus tard, le flic se matérialisa sur le seuil, accompagné d’un gros bonhomme en survêtement Adidas. Je reconnus le gaillard — un brasseur dont le nom m’échappait, dirigeant d’importantes livraisons de bière dans plusieurs arrondissements de Paris.

Il lança un regard autour de lui, le front plissé — il semblait pressé de se débarrasser de son visiteur. Doudou avait l’air survolté, prêt à péter un câble. Le brasseur plongea une main dans sa poche de veste et en sortit une enveloppe épaisse. Doudou la glissa sous son blouson, balançant à son tour un coup d’œil circulaire.

Je me tassai sur mon siège, attendant qu’ils aient fini leur manège. Je dégainai, armai ma culasse puis attrapai une paire de menottes dans la boîte à gants. Le gros disparut dans le hangar tandis que Doudou rejoignait sa moto. Le temps qu’il me tourne le dos pour enfiler son casque, je bondis et courus vers lui, flingue contre ma jambe. Il tenait son casque à deux mains au-dessus de la tête quand je lui enfonçai le canon de mon HK dans la nuque. Je murmurai :

— Bouge pas, mon salaud. C’est comme ça que je t’aime.

Ayant reconnu ma voix, Doudou ricana :

— Jamais t’oseras.

D’un coup de pied, je le fauchai aux jambes. Doudou s’écrasa au sol, son casque claqua sur le bitume. Il se retourna en hurlant. Je lui plantai mon automatique sous la gorge :

— Tu parierais sur ça ?

Je lui balançai un coup de crosse sur la carotide. Il eut un sursaut et vomit. Je l’empoignai par le col, sentant sa bile me brûler la main, et le fracassai contre le trottoir, tête la première. Son nez se brisa net. Encore une fois, j’endossais le costard que je haïssais le plus : le flic violent.

Je palpai son blouson, trouvai l’enveloppe, trempée de vomi. Dix mille euros, au bas mot. J’empochai le magot et plaquai le flic sur le ventre, d’un coup de talon dans les reins. J’avais déjà mes menottes en main. Je fermai les pinces dans son dos. Il grogna : « Enculé ! » J’attrapai son automatique, le glissai dans ma ceinture puis tâtai les jambes de son jean. À sa cheville droite, un autre holster. Un Glock 17, le plus discret de la série. Je l’enfournai dans ma poche.

— C’est le moment de passer à confesse, mon canard.

— Va t’faire mettre !

Je l’attrapai par les cheveux et le mis debout. D’un coup de pied dans le cul, je le poussai à l’intérieur du bâtiment. Un vaste hangar, rempli de cageots en plastique et de tonneaux en acier. Les hommes qui pilotaient les fenwicks se figèrent. Je cherchai nerveusement dans ma poche ma carte de flic.

— Police ! C’est l’heure de la pause. Tirez-vous ! Tous !

Les manutentionnaires ne se firent pas prier. Les derniers pas résonnaient sur le seuil quand je murmurai à Doudou :

— Tu connais les règles. Soit tu parles et tout est fini dans deux minutes, soit tu fais le con et on se la joue musclé. Avec ce que j’ai en poche, tu risques pas d’aller pleurer à l’IGS...

Doudou ricana, le visage en sang :

— Putain, t’es toujours là ? J’t’ai dit d’aller t’faire mettre !

Je partis fermer la grande porte. Doudou gémit :

— Qu’est-ce que tu fous ?

Sans répondre, je bouclai la paroi et revins vers lui. Je l’empoignai par le colback et lui enfonçai la gueule entre deux futs d’acier. Je contournai les tonneaux et me plantai devant lui, de l’autre côté. Je hurlai, comme face à un sourd :

— Ça va, tu m’entends ?

Doudou cracha du sang et éructa quelques mots inintelligibles. Je tirai une balle, à bout portant, dans le fut de droite. La bière jaillit à mes pieds alors que la balle sifflait.

— Tu m’entends, là ?

L’expression du flic était déformée par la douleur. Je visai le baril de gauche et tirai à nouveau. Jet doré. Sifflement suraigu. Les tympans de Doudou avaient peut-être déjà éclaté. Je me plaçai à quelques centimètres de lui :

— Tu m’entends toujours pas ?

Le flic ne pouvait même plus crier. Sa face n’était qu’un rictus de terreur. Je saisis sa tignasse et lui redressai le visage :

— Tu vas répondre à mes questions ou je vide mon chargeur dans ces putains de tonneaux !

Doudou secoua la tête. Impossible de dire s’il capitulait ou s’il me provoquait encore. Je rengainai et sortis l’enveloppe de ma poche :

— Ça, c’est quoi ?

Le flic ouvrit la bouche. Du sang tomba dans la mare mousseuse. Il bégaya :

— Mec, ça... ça craint pour moi... y faut... y faut que j’me casse.

— Pourquoi ?

Des larmes coulaient le long de ses joues. Je me donnais moi-même envie de vomir mais les vapeurs de bière anesthésiaient mon propre dégoût.

— Qu’est-ce que tu crains ?

— Les Bœufs... Y vont enquêter sur Larfaoui... Ils vont découvrir nos combines...

— T’es impliqué dans sa mort ?

— NON ! Putain... Sors-moi la tête de là...

J’écartai les tonneaux. Sa tête fit « splash ! » dans la flaque. J’attrapai ses menottes et le tirai violemment en arrière pour l’asseoir.

— Je veux toute l’histoire. Larfaoui. Son meurtre. Le rôle de Luc et le tien dans ce merdier.

— Avec Larfaoui, on avait un deal...

— « On » : c’est qui ?

— Moi, Jonca, Chevillât. On décrochait des licences pour le bougnoule. On passait chez les cafetiers, on jouait les gros bras pour bien montrer que Larfaoui avait un pied chez les keufs. On fermait les yeux sur des clandés...

— Le meurtre de Larfaoui, vous êtes impliqués ?

— Non, j’te dis ! On y est pour rien !

— Pourquoi tu flippes alors ?

— Les Bœufs vont se pencher sur les derniers coups de Luc. Y vont étudier le dossier Larfaoui ! Y vont comprendre que c’est pas clair...

— Luc, il connaissait vos magouilles ?

— À ton avis, ducon ?

— Tu mens. Il n’aurait jamais accepté ce...

— Luc a toujours fermé les yeux !

Doudou ricana dans sa souffrance. Je le plaquai de toutes mes forces contre les fûts. Les effluves de bière me saoulaient à grande vitesse.

— Tu veux dire qu’il en croquait ?

— Il était plus vicieux qu’ça, ton pote... Les thunes, il en avait rien à foutre. Il fermait les yeux sur nos trafics et il s’en servait contre nous, tu piges ?

— Non.

— Il nous tenait par les couilles, putain. Il disait qu’il s’foutait de nos trafics à condition qu’on fasse ses quatre volontés.

— Quelles volontés ?

— Des journées de vingt-quatre heures. Des perquises sans mandat. Des preuves arrangées. Les méthodes de Luc pour coincer les clients.

L’envie de gerber, plus que jamais. Je reconnaissais Luc et sa logique de tordu. Couvrir un méfait à condition d’obtenir plus de forces contre un autre. Faire chanter ses propres hommes pour qu’ils deviennent les esclaves de sa croisade contre Satan.

— Parle-moi de l’enquête sur Larfaoui. Comment avez-vous gardé ce coup, qui aurait dû revenir à la Crime ?

— Luc connaissait le juge. Et il avait aussi un dossier sur les gars de la DPI. Il disait que c’était le seul moyen d’étouffer nos magouilles.

— Sur le meurtre, qu’est-ce qu’il a découvert ?

— Rien. Le mystère total. Du travail de pro. Et pas la queue d’un mobile.

Doudou était sincère, je le sentais. Pourtant, j’insistai :

— Luc était obsédé par cette affaire, pourquoi ?

— Il n’était pas obsédé par ce coup.

— Ce n’était pas cette affaire qui le rendait cinglé ?

— Non.

Ma vue se brouillait à travers les brumes d’alcool.

— Luc travaillait sur autre chose ?

Doudou ne répondit pas. Sa tête pantelante tombait sur son torse. Je lui redressai le visage avec mon canon :

— Putain d’enfoiré, réponds-moi !

— Tu fais fausse route, mec...

— Pourquoi ?

— Besançon... (Doudou avait la voix traînarde d’un homme ivre.) Il travaillait sur une affaire à Besançon...

Enfin une donnée qui collait avec une autre. Les voyages de Luc. Le billet de train découvert par Laure. Je mis un genou au sol :

— Qu’est-ce que tu sais là-dessus ?

— Retire-moi les pinces.

J’eus envie de vider mon chargeur dans les cylindres d’acier mais je l’attrapai par l’épaule et le tournai. Il était temps de lâcher du lest. Ma propre volonté faiblissait : les vapeurs de bière... Je lui ôtai les menottes. Doudou se massa les poignets puis palpa ses tympans, hébété.

— Alors ? Cette enquête ?

— Un meurtre dans le Jura. Le corps d’une femme, à la frontière suisse.

— Où exactement ?

— Je sais pas. Le nom du bled, c’est Sarty ou Sartoux. Luc m’en a parlé qu’une fois.

— Quand ça s’est passé ?

— L’été dernier. En juin, je crois.

— Qu’est-ce que tu sais sur ce meurtre ?

— Un truc horrible, paraît-il. Un crime sataniste... Luc, ça le rendait dingue...

Un crime sataniste : deuxième déclic. Les éléments trouvaient leur place.

— Qu’est-ce que tu sais d’autre ?

— Rien, j’te jure. Luc travaillait en solo sur le coup. Il a fait plusieurs fois le voyage. Parfois l’aller et retour dans la même journée. Il passait des heures à étudier ses notes, ses photos de la scène de crime.

— Ce dossier : où est-il ?

— Il a tout numérisé...

— T’as le document ?

— En cas de pépin, je devais le donner à un gus...

Troisième connexion. La scène de l’église, deux heures auparavant.

— C’est la boîte que t’as filée au type à l’église ?

— T’as l’œil, mon salaud. Ouais, je crois qu’c’est ça.

— Qui est cet homme ?

— Aucune idée.

— Pourquoi lui as-tu donné ?

— Luc m’avait prévenu. S’il arrivait une galère, je devais appeler un numéro. En réponse, le mec aurait un mot de passe.

— Quel mot de passe ?

Doudou rit, un gargouillement affreux qui s’acheva en toux.

—» J’ai trouvé la gorge. » C’est pas trop con, comme mot de passe ?

Les informations s’articulaient enfin, mais sans produire le moindre sens. Une enquête secrète. Un crime sataniste, lié à un homme qui se signait à l’envers. Une phrase qui agissait comme une clé.

— Ces mots, tu sais ce qu’ils veulent dire ?

— Que dalle. Hier, j’ai passé le coup de fil. Le mec m’a dit d’apporter la boîte à la messe. J’lui ai filé le coffret. Fin de l’histoire.

— Cet homme, c’est un prêtre, non ?

— Pourquoi ?

Doudou ne voyait pas de quoi je parlais. Je me relevai et balançai l’enveloppe de fric dans la flaque de bière :

— Tiens. Tu te finiras à ma santé. Et tu ne bouges pas de Paris.

Doudou leva les yeux, hagard.

— Et les Bœufs ?

— Je m’en charge. Je vais parler à Dumayet. Elle appellera Levain.

— Pahut. Ils se démerderont avec Condenceau.

— Pourquoi tu fais ça ?

— Pour Luc. Votre groupe doit rester soudé. Je te rendrai ta quincaillerie au 36.

— Mais si Luc...

— Luc se réveillera, tu piges ?

J’ouvris la porte du hangar et affrontai la lumière matinale. Le long du mur, je me forçai à vomir — rien, sinon une bile acide. J’allumai une Camel afin de brûler le goût de violence dans ma gorge.

Je récupérai mon portable sous le siège de la moto. Je coupai la connexion avec l’horloge parlante et jetai un coup d’œil à l’écran.

Mon forfait mensuel venait d’exploser.

23

DE RETOUR à mon appartement, je me changeai puis fermai les volets. Dans l’obscurité, je m’installai face à l’ordinateur et commençai ma recherche sur Google, tapant : Sarty, Sartoux, ou encore Sarpuits, l’associant à chaque département de Franche-Comté. J’obtins plusieurs réponses dont la plus plausible était « Sartuis », dans le haut Doubs. Une petite ville située près de Morteau, le long de la frontière suisse. Nouveau départ, nouvelle recherche.

D’abord, les coordonnées des journaux locaux. L’Est républicain, basé à Nancy, Le Courrier du Jura, à Besançon, Le Progrès, au centre, à Lyon, Le Pays, au nord-est, à Mulhouse. Je me connectai avec les archives de L’Est républicain et tapai plusieurs mots clés : Sartuis, juin, 2002, cadavre, meurtre, femme ... J’obtins un seul article, dans l’édition du 28 juin :

DÉCOUVERTE D’UN CORPS

À NOTRE-DAME-DE-BIENFAISANCE

Le corps d’une femme nue a été découvert hier matin, à quelques kilomètres de Sartuis (haut Doubs), dans le parc naturel de la fondation de Notre-Dame-de-Bienfaisance. D’après nos informations, le corps a été repéré par Marilyne Rosarias, la directrice de la fondation, sur le plateau qui surplombe le monastère.

Selon toute probabilité, le cadavre, couvert de moisissures et largement décomposé, devait reposer depuis longtemps dans les forêts du plateau. Les pluies importantes des derniers jours ont favorisé sur la pente l’accumulation de boue qui l’a fait descendre jusqu’à la partie découverte du plateau.

Quelle est l’identité de la morte ? Quand est-elle décédée ? Quelle est la cause de sa disparition ? Pour l’heure, ni les sauveteurs, ni les services de gendarmerie n’ont pu apporter de réponse mais l’hypothèse d’un accident est la piste privilégiée. Une sportive, fervente de trekking, aurait effectué une chute et serait morte, soit sur le coup, soit au bout de plusieurs jours, dans l’isolement de la forêt.

Pourtant, il paraît étrange que ni les gardes forestiers, ni les pensionnaires de la fondation, se recueillant souvent dans ces bois, n’aient aperçu le corps. Une autre hypothèse se profile. La femme aurait été assassinée puis transportée dans le parc naturel...

L’autopsie qui doit avoir lieu aujourd’hui, à l’hôpital Jean-Minjoz de Besançon, devrait offrir des éclaircissements. Par ailleurs, les services scientifiques de la gendarmerie sillonnent les lieux, en quête d’indices. Pour l’heure, le juge d’instruction en charge du dossier, Corine Magnan, ne s’est pas exprimé, pas plus que le procureur général. Quant au maire de Sartuis, la ville voisine, il conserve lui aussi le silence. Dans la région, chacun espère que ce mystère trouvera au plus vite une solution et ne nuira pas à la saison touristique qui a déjà commencé le long du Doubs.

J’étais perplexe. Le lieu de la découverte — le territoire d’une fondation a priori religieuse — pouvait coller avec ce que je cherchais mais le meurtre n’était même pas une certitude. Et il n’était fait mention d’aucune mutilation, d’aucun symbole maléfique. Rien qui puisse évoquer le « truc horrible » ou le « crime sataniste » dont avait parlé Doudou.

Je pianotai encore. Pas d’autre article sur le sujet les jours suivants. Pas de nouvelles de l’autopsie. Aucune déclaration du procureur, ni du juge. Pourquoi ce silence ? L’affaire avait-elle accouché d’un fait si insignifiant que les journalistes n’avaient rien rédigé ? Non. Un cadavre n’est jamais insignifiant. J’étendis ma recherche au mois de juillet. Rien.

Je visitai les archives du Courrier du Jura. Mêmes mots clés. Même recherche. Je tombai sur un article du 29 juin, qui donnait d’autres précisions :

SARTUIS

LA MALÉDICTION D’UNE VILLE.

Le cadavre de la femme découvert avant-hier matin sur le plateau du parc naturel de Notre-Dame-de-Bienfaisance a été identifié. En réalité, les pompiers chargés de transporter le corps l’avaient déjà reconnu sur place. Il s’agit de Sylvie Simonis, 42 ans, artisan horlogère à Sartuis.

Ce nom, pour tous les habitants du haut Doubs, rappelle de funestes souvenirs. Sylvie Simonis n’est autre que la mère de la petite Manon, 8 ans, assassinée en novembre 88. Une sinistre affaire qui n’avait jamais été résolue. L’annonce de cette nouvelle mort et les circonstances mystérieuses qui l’entourent réveillent toutes les craintes. Et toutes les questions.

D’abord, impossible de préciser la cause du décès ni les raisons de la présence du corps sur le terrain de l’ancien monastère. Accident ? Meurtre ? Suicide ? Selon les premiers témoignages, l’état du cadavre ne permet pas de se prononcer et les résultats de l’autopsie, effectuée à l’hôpital Jean-Minjoz, à Besançon, ne sont pas encore connus.

De source sûre, on sait que Sylvie Simonis, virtuose horlogère qui travaillait à son compte pour les ateliers prestigieux du Locle, en Suisse, avait disparu depuis une semaine. Personne ne s’en était formalisé. Femme discrète, pour ne pas dire secrète, Sylvie Simonis effectuait régulièrement la navette entre la Suisse et la France, et demeurait parfois plusieurs semaines dans sa maison de Sartuis sans donner de signe de vie, à assembler ses montres et ses horloges.

S’il s’agit d’une affaire criminelle, existe-t-il un lien entre ce meurtre et celui de Manon, en 1988 ? Il est trop tôt pour avancer la moindre hypothèse, mais à Sartuis, et même à Besançon, les rumeurs vont déjà bon train...

De leur côté, le Service de Recherche de la gendarmerie de Sartuis, ainsi que la magistrate mandatée par le tribunal de Besançon, Corine Magnan, semblent décidés à observer la discrétion la plus absolue. La juge d’instruction a déjà prévenu notre correspondant : « Nous comptons travailler sur ce dossier en toute objectivité, loin des passions et des indiscrétions. Je ne tolérerai aucune ingérence des médias, aucune pression d’aucune sorte. »

Chacun se souvient qu’en 1988, déjà, l’enquête sur le meurtre de la petite fille avait été menée en toute confidentialité, au point qu’il était devenu impossible pour nous, journalistes, de rendre compte de l’évolution de l’affaire. Les raisons de ce black-out sont connues : le traumatisme causé par l’affaire Grégory, à quelques kilomètres de notre département, où l’omniprésence des médias avait troublé la bonne marche de l’enquête. Nous espérons pourtant aujourd’hui être tenus informés, afin de pouvoir diffuser l’information à tous...

L’article s’achevait sur un plaidoyer en faveur du droit des journalistes à communiquer. Je levai les yeux et réfléchis. Je tenais peut-être mon affaire. Le « truc horrible ». L’obsession de Luc. Mais toujours pas d’allusion à Satan.

Et surtout, un détail clochait.

Je relus l’article puis revins à celui de L’Est républicain.

Dans le texte du 28 juin, on évoquait un « cadavre couvert de moisissures et largement décomposé ». Dans celui du 29, il était écrit que la femme avait aussitôt été identifiée par les pompiers. C’était incompatible. Soit le corps était putréfié et méconnaissable, soit il était intact et identifiable.

J’étendis ma recherche à juillet dans le Courrier du Jura. Pas une ligne. Les deux quotidiens n’avaient plus évoqué l’affaire. Je tentai de joindre les auteurs des articles. Ni l’un ni l’autre n’étaient présents au journal, et pas question d’obtenir, par téléphone, leurs coordonnées personnelles.

J’obtins celles du bureau de l’AFP à Besançon. Je tombai sur une voix jeune et dynamique. Sans doute un stagiaire. Je me présentai et évoquai l’affaire Simonis.

— Vous menez une enquête ? demanda le journaliste sur un ton enthousiaste.

— Je me renseigne. Qu’est-ce que vous pouvez me dire là-dessus ?

— C’est moi qui ai rédigé la première dépêche. Un vrai pétard mouillé. La découverte d’un cadavre près d’un monastère : plutôt alléchant, non ? Surtout celui-là : Sylvie Simonis ! Eh bien, les gendarmes ne nous ont plus jamais donné la moindre info. J’ai contacté le juge, rien. Le légiste, que dalle. J’ai même fait le voyage jusqu’à Notre-Dame-de-Bienfaisance. On ne m’a pas ouvert.

— Pourquoi ce silence ?

— On a voulu nous faire croire qu’il s’agissait d’un accident d’escalade. Qu’il n’y avait rien d’intéressant là-dedans. Moi, je pense que c’est tout le contraire. Ils se taisent parce qu’ils ont découvert quelque chose.

— Comme quoi ?

— Aucune idée. Mais leur histoire d’accident ne tient pas la route. D’abord, Sylvie Simonis n’était pas sportive. Ensuite, on a prétendu qu’elle avait disparu depuis une semaine. Dans ce cas, pourquoi son corps aurait-il été dans cet état ?

— Le corps était vraiment décomposé ?

— Il grouillait de vers, paraît-il.

— Vous l’avez vu ?

— Non. Mais j’ai pu parler avec les pompiers.

— Un article du Courrier du Jura dit que ces sauveteurs ont reconnu son visage.

Il partit d’un rire juvénile :

— C’est ça le truc hallucinant ! Le corps était à la fois décomposé et... intact !

— Comment ça ?

— Les parties inférieures étaient complètement pourries mais le buste était moins abîmé. Et le visage nickel ! Comme si... (Il hésita.) Comme si la femme était morte plusieurs fois, voyez le truc ? À plusieurs moments différents !

Ce que décrivait mon interlocuteur était impossible. Et cette étrangeté pouvait bien être le point de départ de Luc.

— On sait au moins si c’est un meurtre ?

— Non. On ne nous a rien dit, en tout cas. En même temps, je comprends leur discrétion. Sylvie Simonis, c’est un sujet tabou dans la région.

— À cause de l’assassinat de la petite fille ?

— Et comment ! C’est l’affaire Grégory du Jura ! Quatorze ans après, toujours pas le moindre coupable, et les hypothèses les plus dingues continuent à circuler dans les rues de Sartuis !

— Vous pensez que les deux affaires sont liées ?

— Bien sûr. D’autant plus que le rôle de Sylvie n’était pas clair dans l’affaire de Manon.

— À savoir ?

— À une époque, elle a même été soupçonnée du meurtre. Mais elle a été disculpée. Elle avait un alibi en béton. Maintenant, douze ans après, voilà qu’elle meurt et les autorités remettent le couvercle sur l’enquête. Pour moi, ils ont découvert un truc énorme !

Un corps près d’un monastère. Une femme morte plusieurs fois. Une enfant assassinée. Un soupçon d’infanticide. Il y avait une place pour le diable dans une telle histoire. Je revins sur un autre fait qui ne collait pas :

— Si ce dossier vous intéresse tant, pourquoi vous n’avez pas écrit d’autres dépêches ? Pourquoi personne n’a plus écrit un mot là-dessus ?

— On n’avait pas la moindre information.

— Un tel black-out, c’est une nouvelle en soi. Un sujet pour un article.

— On a eu des consignes.

— Quelles consignes ?

— Puisqu’il n’y avait rien à dire, autant ne pas remuer la merde. C’était mauvais pour la région. Sartuis, c’est à sept kilomètres du saut du Doubs. Imaginez un peu qu’on raconte que la rivière charrie des cadavres, en pleine saison touristique !

Je passai au tutoiement :

— Comment tu t’appelles ?

— Joël. Joël Shapiro.

— T’as quel âge ?

— Vingt-deux ans.

— Je crois que je vais venir te voir, Joël. Après tout, la saison touristique est terminée.

24

AU 36, le fatras habituel m’attendait dans mon casier. Procès-verbaux, rapports d’écoute, télégrammes de l’état-major,  revue de presse... Je pris l’ensemble et le jetai sur mon bureau. Je m’assis, roulai dans une peau de chamois les deux automatiques de Doudou, puis les glissai dans un de mes tiroirs verrouillés.

Je saisis mon téléphone fixe. En priorité, j’appelai Laure pour m’excuser de mon départ précipité après la messe. Je prononçai les formules d’usage puis, après une hésitation, soufflai dans le combiné :

— Je voulais aussi te dire... J’ai enquêté sur les voyages de Luc.

— Et alors ?

— Il n’y avait pas de femme. Pas au sens où tu l’entends.

— T’es sûr ?

— Certain. Je te rappelle.

Je raccrochai sans savoir si j’avais soulagé son orgueil de femme ou renforcé son chagrin d’épouse. Je feuilletai mes documents et lus la note de Malaspey sur la médaille de Luc. Un bibelot sans la moindre valeur. C’était décidément le symbole — Saint-Michel — qui avait importé à Luc.

Je tombai aussi sur le rapport de Meyer, à propos du suspect dans l’affaire du Perreux. Le Gitan Kalderash. Je le parcourus rapidement — du bon boulot. De quoi montrer à Dumayet que l’enquête avançait.

Je contactai Foucault, lui demandant de venir pour récupérer son portable. J’appelai aussi Svendsen. Je voulais savoir s’il avait avancé sur les scanners trouvés chez Luc. Il ne me laissa pas achever ma phrase :

— Ce sont des images saisies par un petscan. Une machine qui permet de visualiser l’activité du cerveau humain en temps réel. Ces clichés proviennent du département de médecine nucléaire du Brookhaven National Laboratory, un centre de recherche très réputé, dans le New Jersey.

— Dans ce cas précis, de quelle activité cérébrale s’agit-il ?

— D’après ce qu’ils m’ont dit, des patients en pleine crise. Des schizophrènes dangereux.

— Des criminels ?

— Des violents, en tout cas.

Exactement ce que j’avais imaginé. Au Moyen Âge, la présence diabolique prenait la forme d’une gargouille. Au XXIe siècle, celle d’une « fissure meurtrière » dans le cerveau.

Svendsen continuait :

— J’ai trouvé d’autres renseignements. Ces patients présentent aussi des difformités physiques, liées à leur schizophrénie. Torse plus large, visage asymétrique, système pileux plus développé... Tout se passe comme si la maladie mentale transformait leur corps. Des espèces de Mister Hyde...

Je devinais ce qui intéressait Luc dans ces cas de mutation. Le mal « possédait » ces êtres au point de les déformer. Des damnés modernes. Je saluai Svendsen alors que Foucault apparaissait dans mon gourbi.

— Merci, fis-je en lui tendant son cellulaire.

— T’as retrouvé le tien ?

— Tout va bien. Le point ?

— J’ai vérifié, pour le fun, si Larfaoui avait des réseaux dans la région de Besançon. Que dalle.

— Les relevés ?

— J’ai tout reçu. Rien à signaler. Pas de malaise dans les comptes de Luc, ni les factures de téléphone. Ses appels, même de chez lui, concernent le boulot. Mais il n’y en a pas pour Besançon. À mon avis, il utilisait un autre abonnement. C’est de plus en plus fréquent chez les maris infidèles et...

— O.K. Je veux que tu fouilles encore les activités de Larfaoui. Vois ce qu’il trafiquait, à côté de la bibine.

Je ne désespérais pas de découvrir un détail qui puisse, d’une manière ou d’une autre, faire corps avec l’ensemble. Après tout, l’assassin du Kabyle était soi-disant un prêtre. Ce qui pouvait tendre un lien avec le diable...

— Et les e-mails de l’unital6 ?

— Les mecs de l’association ont tout retourné. Ils jurent qu’ils ont rien reçu !

Je n’avais pas rêvé : Luc avait bien envoyé ces messages. Je décidai d’abandonner cette voie pour l’instant.

— La liste des gus qui vont participer à la conférence sur le diable ?

— La voilà. Je jetai un œil à la colonne : des prêtres, des psychiatres, des sociologues, tous italiens. Aucun nom qui m’évoque quelque chose, a priori.

— Super, fis-je en reposant le feuillet. Dernier truc : je pars ce soir.

— Où ?

— Affaires personnelles. En attendant, c’est toi qui tiens la boutique.

— Combien de temps ?

— Quelques jours.

— Tu seras joignable sur ton portable ?

— Pas de souci.

— Vraiment joignable ?

— Je prendrai mes messages.

— Ta petite virée : t’en as parlé à Dumayet ?

— J’y vais de ce pas.

— Et... pour Luc ?

— État stationnaire. On ne peut rien faire de plus. (J’hésitai, puis ajoutai :) Mais là où je vais, je serai près de lui.

Mon lieutenant secoua faiblement ses boucles. Il ne comprenait pas.

— Je t’appelle, dis-je avec un sourire.

Je regardai la porte se refermer puis attrapai le rapport rédigé par Meyer. Je filai jusqu’au bureau de Nathalie Dumayet.

— Vous faites bien de venir, dit la commissaire alors que j’entrais. Vos quarante-huit heures sont écoulées.

Je posai le rapport devant elle.

— Voilà déjà pour Le Perreux.

— Et le reste ?

Je fermai la porte, m’assis en face du bureau et commençai à parler. La mort de Larfaoui. Les magouilles du Kabyle. Les noms : Doudou, Jonca, Chevillât. Mouillés jusqu’au nez. Mais je tus la complaisance de Luc, son goût de la manipulation.

— Les Stups n’ont qu’à balayer devant leur porte, conclut-elle. Chacun sa merde.

— J’ai promis à Doudou que vous interviendriez.

— En quel honneur ?

— Il m’a fourgué d’autres renseignements... importants.

— Ce qui se passe aux Stups, ça ne nous concerne pas.

— Vous pouvez appeler Levain-Pahut. Contacter Condenceau. Aiguiller les Bœufs sur une autre piste.

— Quelle piste ?

— Luc travaillait sur le meurtre de Larfaoui. Vous pouvez les embrouiller en parlant d’infiltration chez les brasseurs. Avec un gros morceau en vue.

Elle me glaça de son regard aquatique :

— Les infos de Doudou, ça vaut ce prix-là ?

— C’est peut-être la raison du suicide de Luc. En tout cas, l’enquête qui l’a obsédé jusqu’à la fin.

— Quelle enquête ?

— Un meurtre, dans le Jura. Nous sommes jeudi. Donnez-moi jusqu’à lundi.

— Pas question. Je vous ai fait une fleur, Durey. Maintenant, retour au boulot.

— Laissez-moi prendre des jours de repos.

— Où vous vous croyez ? À la poste ?

Je ne répondis pas. Elle paraissait réfléchir. Ses doigts aigus tapotaient le sous-main de cuir. Depuis mon arrivée à la BC, je n’avais jamais pris de vacances.

— Je ne veux aucune vague, fit-elle enfin. Où que vous alliez, vous n’avez aucune légitimité.

— Je serai discret.

— Lundi ?

— Je serai au bureau à neuf heures.

— Qui d’autre est au jus ?

— Personne, à part vous.

Elle approuva lentement, sans me regarder.

— Et les affaires en cours ?

— Foucault garde la baraque. Il vous tiendra au courant.

— Vous, tenez-moi au courant. Chaque jour. Bon week-end.

25

UN PISTOLET AUTOMATIQUE Glock 21, calibre 45.

Trois chargeurs de seize cartouches à pointe creuse.

Deux boîtes de balles blindées et semi-blindées.

Des munitions Arcane, capables de traverser les gilets pare-balles.

Une bombe de gaz paralysant.

Un couteau commando Randall à lame crantée.

Un vrai arsenal de guerre. Carte de flic ou pas, légitimité ou non, je devais m’attende au pire. Je glissai mes armes dans des sacs étanches de cordura noir, parmi mes chemises, mes pulls et mes chaussettes. Dans ma housse à costumes, je plaçai deux complets d’hiver ainsi que plusieurs cravates, attrapées au hasard. J’ajoutai des gants, un bonnet, deux pulls. Autant prévoir large : je n’excluais pas de rester plus longtemps dans le Jura.

Entre les vêtements, je calai aussi mon ordinateur portable, un appareil photo numérique, une torche Streamlight et un kit de la police scientifique permettant d’effectuer des prélèvements organiques et des relevés d’empreintes.

J’ajoutai une documentation sur la région, dégotée sur Internet, et un portrait récent de Luc. Une bible enfin, les Confessions de Saint-Augustin, la Montée du Carmel de Saint-Jean de la Croix. En voyage, je m’en tenais toujours à ces trois bouquins, afin d’éviter de réfléchir et d’emporter finalement la moitié de ma bibliothèque.

19 heures.

Un dernier café, boosté au rhum, et en route.

Je ne rejoignis pas directement le boulevard périphérique. D’abord la Seine, le pont de la Cité, puis, rive gauche, la rue Saint-Jacques. La pluie était revenue. Paris brillait comme un tableau fraîchement verni. Il régnait une sorte d’impatience, de frétillement, dans le halo bleuté des réverbères.

Juste après la rue Gay-Lussac, je me garai sur la gauche, dans la rue de l’Abbé-de-L’Epée. Je fourrai mon sac dans le coffre, le verrouillai, et me dirigeai vers l’église Saint-Jacques du Haut-Pas.

La paroisse donnait de plain-pied sur le trottoir. On y avait remplacé l’asphalte par un parterre de pavés. Je poussai la porte latérale. Un signe de croix, et je retrouvai, intacte, immuable, la douce clarté du lieu. Même à cette heure, sous les lumières électriques, l’église paraissait légère, ajourée, tissée de soleil.

Des pas. Le père Stéphane apparut, actionnant les commutateurs pour éteindre tous les lustres. Chaque soir, il sacrifiait à ce rite. Je l’avais connu à l’Université Catholique de Paris — il était alors professeur de théologie. À l’âge de la retraite, on lui avait confié cette église, ce qui lui permettait de rester dans le même quartier. Il perçut ma présence :

— Il y a quelqu’un ?

Je dépassai une colonne :

— Je suis venu te dire bonjour. Ou plutôt au revoir. Je pars en voyage.

Le vieil homme me reconnut et sourit. Il avait une tête ronde, et les yeux qui allaient avec. Des iris écarquillés de gamin étonné. Il s’approcha, éteignant au passage une autre lampe.

— Vacances ?

— D’après toi ?

Désignant les sièges, il me fit signe de m’asseoir. Il attrapa un prie-Dieu qu’il plaça en dehors de la rangée, à l’oblique, face à moi. Son sourire réchauffait ses traits gris :

— Allons, dit-il en frappant des mains, qu’est-ce qui t’amène ?

— Tu te souviens de Luc ? Luc Soubeyras ?

— Bien sûr.

— Il s’est suicidé.

Son visage s’éteignit. Ses yeux ronds se voilèrent :

— Mat, mon enfant, je ne peux rien pour toi.

Le curé se méprenait sur ma démarche. Il pensait que je venais lui quémander des funérailles chrétiennes.

— Ce n’est pas ça, dis-je. Luc n’est pas mort. Il a tenté de se noyer mais il est dans le coma. On ne sait pas s’il va s’en sortir. C’est cinquante-cinquante.

Il secoua lentement la tête, avec une nuance de réprobation.

— Il était si exalté..., murmura-t-il. Toujours à fond, en toutes choses...

— Il avait la foi.

— Nous avons tous la foi. Luc avait des idées dangereuses. Dieu exclut la colère, le fanatisme.

— Tu ne me demandes pas pourquoi il a mis fin à ses jours ?

— Que peut-on comprendre à de tels actes ? Même nous, souvent, nous n’avons pas le bras assez long pour repêcher ces âmes...

— Je pense qu’il s’est tué à cause d’une enquête.

— Cela a un lien avec ton voyage ?

— Je veux finir son boulot, rétorquai-je. C’est la seule façon pour moi de comprendre.

— Ce n’est pas la seule raison.

Stéphane lisait en moi à livre ouvert. Je repris, après un temps :

— Je veux marcher sur ses traces. Boucler son enquête. Je pense... Enfin, je crois que si je découvre la vérité, il se réveillera.

— Tu deviens superstitieux ?

— Je sens que je peux le repêcher. L’arracher aux ténèbres.

— Qui te dit qu’il n’a pas achevé lui-même cette enquête ? Que ce n’est pas justement sa conclusion qui l’a plongé dans le désespoir ?

— Je peux le sauver, répondis-je d’un ton buté.

— Seul Notre Père peut le sauver.

— Bien sûr. (Je changeai de cap.) Tu crois au diable ?

— Non, répondit-il sans hésitation. Je crois en un Dieu tout-puissant. Un créateur qui ne partage pas son pouvoir. Le diable n’existe pas. Ce qui existe, c’est la liberté que le Seigneur nous a accordée et le gâchis que nous en faisons.

J’approuvai en silence. Stéphane se pencha et prit le ton dont on gronde les enfants :

— Tu fais semblant de me questionner mais tu es plein d’assurance. Tu as autre chose à me demander, non ?

Je m’agitai sur ma chaise :

— Je voudrais me confesser.

— Maintenant ?

— Maintenant.

Je savourais l’odeur de l’encens, de l’osier tressé des chaises, la résonance de nos paroles. Nous étions déjà dans l’espace de l’aveu, de la rédemption.

— Suis-moi.

— On peut rester ici, non ?

Stéphane haussa les sourcils, surpris. Derrière ses allures débonnaires, c’était un traditionnel, à la limite du réac. À l’époque des cours de théologie, il évoquait toujours cette architecture invisible, ces points de repère — les rites — qui doivent structurer notre chemin. Pourtant, ce soir, il ferma les yeux et joignit ses mains, murmurant un « Notre Père ». Je l’imitai.

Puis il se pencha vers moi et souffla :

— Je t’écoute.

Je parlai de Doudou, de la séance de Rungis, des mensonges et des saloperies qui marquaient déjà mon enquête. Je parlai des boîtes africaines, des tentations qu’elles avaient fait naître en moi. Je parlai de Foxy, de la réalité immonde qu’elle représentait et du pacte que j’avais dû sceller avec elle. J’évoquai cette logique du pire, qui consiste à fermer les yeux sur un mal pour arrêter un autre mal, plus grave encore.

J’avouai ma lâcheté face à Luc — je n’avais pas eu le courage de passer à l’hôpital avant de partir. Et aussi mon mépris à l’égard de Laure, de ma mère, de tous ces flics que j’avais croisés le matin même à la chapelle.

Stéphane écoutait, les yeux fermés. Je compris, en parlant, que je péchais encore. Mes regrets n’étaient pas sincères : je jouissais de ce moment de partage, de sérénité. C’était encore un plaisir, là où il aurait dû y avoir contrition, pénitence.

— C’est tout ? demanda-t-il enfin.

— Ça ne te suffit pas ?

— Tu fais ton métier, non ?

— Ce n’est pas une excuse.

— Ça pourrait être une excuse pour sombrer dans la paresse du péché, de l’indifférence. Il me semble que tu en es loin.

— Je suis donc absous ? (Je claquai des doigts.) Comme ça ?

— Ne sois pas ironique. Récitons ensemble une prière.

— Je peux la choisir ?

— Ce n’est pas à la carte, mon petit. (Il sourit :) Quelle prière voudrais-tu ?

Je murmurai :

Ma vie n’est qu’un instant, une heure passagère

Ma vie n’est qu’un seul jour

Qui m’échappe et qui fuit.

— Thérèse de Lisieux ?

Quand nous étions adolescents, avec Luc, nous méprisions les femmes célèbres de l’histoire chrétienne. Sainte Thérèse d’Avila : une hystérique. Sainte Thérèse de Lisieux : une simplette. Hildegarde von Bingen : une illuminée... Mais avec l’âge, je les avais découvertes et elles m’avaient subjugué. Ainsi, la fraîcheur de Thérèse de Lisieux. Son innocence était une quintessence. La pure simplicité chrétienne...

— Pas très orthodoxe, grogna Stéphane. Mais si tu y tiens...

Il chuchota :

Ma vie n’est qu’un instant, une heure passagère

Ma vie n’est qu’un seul jour

Qui m’échappe et qui fuit.

Tu le sais, ô mon Dieu, pour t’aimer sur la Terre

Je n’ai rien qu’aujourd’hui !

Je repris la suite avec lui :

Oh ! Je t’aime, Jésus ! Vers toi mon âme aspire.

Pour un jour seulement reste mon doux appui.

Viens régner dans mon cœur, donne-moi ton sourire

Rien que pour aujourd’hui !

Le contraste entre le visage usé, érodé, du prêtre et ces mots bondissants, impatients, m’émut aux larmes. Aux derniers mots, je baissai la tête. Le prêtre forma la croix sur mon front.

— Va en paix, mon fils.

Soudain, je compris ce que j’étais venu chercher ici. Un effet d’anticipation. Une absolution, non pas pour mes fautes récentes, mais pour celles à venir...

Stéphane dit d’un ton familier — il avait compris lui aussi :

— C’est tout ce que je peux faire pour toi. Bonne chance.

II

SYLVIE

26

JE ME RÉVEILLAI sur une aire d’autoroute.

Hors du temps, hors de l’espace.

Dans un demi-sommeil, je consultai ma montre : quatre heures dix du matin. Je devais me trouver quelque part entre Avallon et Dijon. Aux environs de minuit, j’avais décidé de me reposer un moment sur une aire de stationnement. Résultat, quatre heures de coma sans souvenir...

Ankylosé, je sortis de la voiture. Des poids lourds dormaient sur le parking. Les arbres se tordaient violemment dans le vent polaire. Je pissai en toute rapidité puis rentrai dans l’Audi, grelottant.

J’allumai une cigarette. La première taffe m’arracha la gorge. La seconde brûla mon larynx. La troisième fut la bonne. Des lumières, au loin. Une station-service. Je tournai la clé de contact. D’abord, le plein. Ensuite, un café, en urgence.

Quelques minutes plus tard, j’étais de nouveau sur la route, révisant mentalement les informations que j’avais glanées sur ma destination. Le Doubs serpentait jusqu’à 1 500 mètres d’altitude, à cheval entre la France et la Suisse. Sartuis se trouvait dans la partie haute du fleuve, au sommet d’une zone formée de paliers géologiques et creusée de petites vallées. Tout en roulant, je tentai d’imaginer ces territoires, à peine français et pas encore suisses. Un vrai no man’s land.

Besançon, sous les premières lueurs du jour.

La ville était construite dans un trou, sur les vestiges d’une forteresse. À mesure qu’on descendait vers le centre, ce n’était plus que remparts, douves et créneaux, entrecoupés de jardins. Le tout évoquait un parcours d’entraînement commando, où il faut courir, grimper, sauter, s’abriter...

Je m’installai dans un café, attendant le complet lever du jour. Je dépliai mon plan de la ville, à la recherche du Tribunal de Grande Instance. En fait, c’était le bâtiment fortifié situé juste en face de moi. Ce hasard me parut de bon augure.

J’avais tort : l’édifice était en réfection. Le Parquet était provisoirement installé à l’autre bout de la ville, sur la colline de Brégille. Je repris ma route et trouvai l’endroit après une demi-heure d’errance. Le tribunal avait pris ses quartiers dans une ancienne usine de montres. Un bâtiment industriel, enfoncé dans les bois de la colline.

Sur les portes d’entrée, le logo « France Ébauche » était encore gravé. À l’intérieur, tout rappelait l’activité industrielle : les murs en ciment peint, les couloirs assez larges pour laisser passer les fenwicks, le monte-charge qui faisait office d’ascenseur. Des autocollants indiquaient le nouveau rôle de chaque pièce : permanence, greffier, cour d’appel... Je pris l’escalier et grimpai à l’étage des juges d’instruction. En croisant le bureau du substitut du procureur, je me décidai pour un petit détour, afin d’évaluer la température.

La porte était ouverte. Un jeune homme était installé derrière un bureau, encadré par deux femmes. L’une tapait sur son clavier d’ordinateur, l’autre menait une conversation téléphonique sur haut-parleur, en prenant des notes.

— Un suicide. T’es sûr ?

Je fis signe à l’homme, qui se leva en souriant. Je me présentai sous un faux nom et une fausse profession : journaliste. Le substitut m’écouta. Il était vêtu d’un pantalon moulant en velours vert et d’une chemise couleur feuillage, qui lui donnaient un air de Peter Pan. Quand je prononçai le nom de Sylvie Simonis, son expression se figea :

— Il n’y a pas d’affaire Simonis.

Derrière lui, la greffière se penchait sur son téléphone :

— Je ne comprends pas : il s’est asphyxié lui-même ?

Je me décidai pour un coup de bluff :

— On a reçu plusieurs dépêches en juin à propos du corps de cette femme, découvert dans le parc d’un monastère. Depuis, plus rien. L’enquête est bouclée ?

Peter Pan s’agita :

— Je ne vois pas ce qui peut vous intéresser dans cette histoire.

— Les informations que nous avons reçues comportaient des contradictions.

— Des contradictions ?

— Par exemple, le corps a été identifié par les sauveteurs. Le visage était donc intact. Un autre message parle d’une décomposition avancée. Cela nous paraît impossible.

Le substitut se frotta la nuque. Dans son dos, la greffière montait le ton :

— Avec un sac plastique ? Il s’est étouffé avec un sac plastique ?

L’homme répondit, sans conviction :

— Je n’ai pas souvenir de ces détails.

— Vous connaissez au moins le juge, non ?

— Bien sûr. C’est madame Corine Magnan.

La fonctionnaire hurlait maintenant dans le téléphone :

— Les autres ? Il y avait d’autres sacs plastique ?

Malgré moi, je tendis l’oreille pour saisir la réponse du gendarme, dans le haut-parleur.

— On en a trouvé une douzaine, dit une voix grave. Tous fermés avec le même type de nœuds.

Je suggérai, par-dessus l’épaule du substitut, m’adressant à la greffière :

— Demandez-lui si la victime avait un mouchoir dans la bouche, sous le sac.

Elle me regarda, interloquée. Le temps qu’elle réagisse, le gendarme répondit :

— Il avait du coton plein la bouche. Qui parle à côté de vous ?

— Ce n’est pas un suicide, fis-je. C’est un accident.

— Qu’est-ce que vous en savez ? demanda la femme en me fixant.

— L’homme devait se masturber, poursuivis-je. La privation d’oxygène augmente le plaisir sexuel. C’est du moins ce qu’on raconte. On trouve déjà cette technique chez Sade. Votre type a dû nouer le sac sur sa tête après avoir mordu du coton, pour ne pas s’étouffer avec le plastique. Malheureusement, il n’a pas dû réussir à défaire le nœud à temps.

Un silence accueillit mes explications. La voix du haut-parleur répéta :

— Qui est à côté de vous ? Qui parle ?

— À l’autopsie, ajoutai-je, je suis sûr qu’on constatera que les vaisseaux capillaires de son sexe étaient gonflés. L’homme était en érection. Un accident. Pas un suicide. Un accident « érotique ».

Le substitut était bouche bée.

— Comment vous savez ça, vous ?

— Spécialiste des faits divers. À Paris, ça arrive tout le temps. Où est le bureau de Corine Magnan ?

Il m’indiqua la porte au fond du couloir. Quelques pas encore et je frappai. On m’ordonna d’entrer. Je découvris une femme d’une cinquantaine d’années, cernée par des boîtes de kleenex et flanquée de deux bureaux vides. Elle était rousse et tout de suite, la ressemblance avec Luc me frappa. Même peau blanche et sèche, même pigmentation de son. Sauf que sa rousseur était terne, et non flamboyante. Ses cheveux lisses, coupés au carré, avaient la couleur du fer rouillé.

— Mme Corine Magnan ?

Elle esquissa un signe de tête puis se moucha :

— Excusez-moi, dit-elle en reniflant. Il y a une épidémie de rhume dans mon service. C’est pour ça que je suis toute seule aujourd’hui. Qu’est-ce que vous voulez ?

Je risquai un pied dans le bureau et déclinai ma fausse identité.

— Journaliste ? répéta-t-elle. De Paris ? Et vous débarquez sans prévenir ?

— J’ai pris ce risque, oui.

— Gonflé. Quelle affaire vous intéresse ?

— Le meurtre de Sylvie Simonis.

Son visage se durcit. Ce n’était pas une expression de surprise, comme celle du substitut. Plutôt une attitude de défiance.

— De quel meurtre parlez-vous ?

— À vous de me le dire. À Paris, on a reçu des dépêches qui...

— Vous avez fait sept cents kilomètres pour rien. Je suis désolée. Nous ne connaissons pas la raison de la mort de Sylvie Simonis.

— Et l’autopsie ?

— Elle n’a rien donné. Ni dans un sens, ni dans un autre.

J’ignorais ce que valait Corine Magnan comme juge, mais comme menteuse, elle était nulle. Et insouciante : elle ne se donnait même pas la peine d’être crédible. Je remarquai derrière elle un grand mandala brodé, accroché au mur. La représentation symbolique de l’univers pour les bouddhistes tibétains. Il y avait aussi un petit bouddha de bronze, sur une étagère. J’insistai :

— Apparemment, le corps présentait des stades de décomposition différents.

— Oh ça... Selon notre légiste, cela n’a rien d’extraordinaire. La décomposition organique ne répond à aucune règle stricte. Dans ce domaine, tout est possible.

Je regrettai d’avoir joué au journaliste. La magistrate n’aurait jamais osé servir une telle connerie à un flic de la Criminelle. Elle se moucha une nouvelle fois puis attrapa une minuscule boîte de fer cylindrique. Elle passa ses doigts à l’intérieur puis se massa les tempes.

— Du baume du tigre, commenta-t-elle. Il n’y a que ça qui me soulage...

— De quoi est morte la femme ?

— On n’en sait rien, je vous le répète. Accident, suicide : le corps ne permet pas de trancher. Sylvie Simonis était très solitaire. L’enquête de proximité n’a rien donné non plus. (Elle s’arrêta puis me lança un regard sceptique :) Je n’ai pas compris. Dans quel journal travaillez-vous au juste ?

J’esquissai un geste de salut, avant de fermer la porte. Dans le couloir, les cimes des arbres cinglaient les fenêtres. Je m’étais préparé à une enquête difficile. Ça s’annonçait plus sévère encore.

27

QUARTIER TRÉPILLOT, à l’ouest de la ville.

Derrière la piscine municipale, se trouvait la division centrale de gendarmerie. Je pénétrai dans l’aire de stationnement sans problème — il n’y avait même pas de sentinelle à l’entrée. Je me rangeai entre deux Peugeot. J’aurais dû filer directement à Sartuis mais je voulais d’abord voir la tête de ceux qui avaient enquêté sur un cadavre aussi bien protégé.

Je choisis le bâtiment le plus imposant de la caserne, trouvai un escalier et montai. Pas un seul uniforme en vue. Je risquai un œil dans le couloir du premier étage et tombai sur un panneau « Service de recherches ». Personne. Au second, nouveau panneau. COG : Centre Opérationnel de Gendarmerie.

La porte était entrouverte. Deux gendarmes sommeillaient devant un standard téléphonique surmonté d’une carte de la région. Je me présentai, usant toujours de ma fausse identité, et demandai à voir le responsable de l’enquête Simonis. Les deux hommes se regardèrent. Un des deux s’éclipsa sans un mot.

Cinq minutes plus tard, il revint pour me guider jusqu’au troisième étage, dans une petite pièce plutôt spartiate. Murs blancs, chaises de bois, table en Formica.

J’eus à peine le temps de jeter un regard par la fenêtre qu’un grand type filiforme apparut dans l’encadrement de la porte, un gobelet de polystyrène dans chaque main. L’odeur du café se répandit dans la pièce. Il ne portait ni képi, ni uniforme. Seulement une chemise bleu ciel, col ouvert, frappée de galons aux épaules.

Sans un mot, il posa un gobelet de mon côté, à l’extrémité de la table, puis alla s’asseoir à l’autre bout. Cette attitude était un ordre : je m’assis sans broncher.

L’officier me détaillait. Je l’observai en retour. Trente ans à peine et pourtant, j’en étais certain, responsable de l’enquête Simonis. Une force de détermination émanait de toute sa personne. Ses cheveux très courts lui enveloppaient le crâne comme une cagoule noire. Ses yeux sombres, trop rapprochés du nez, brillaient intensément sous les gros sourcils.

— Capitaine Stéphane Sarrazin, dit-il enfin. Corine Magnan m’a téléphoné.

Il parlait trop vite, de travers, effleurant à peine les syllabes. J’attaquai ma présentation fictive :

— Je suis journaliste à Paris et...

— À qui vous voulez faire croire ça ?

Ma nuque se raidit.

— Vous êtes de la Crime, non ?

— Je ne suis pas en mission officielle, admis-je.

— On a déjà vérifié. Que savez-vous sur Sylvie Simonis ?

Ma gorge s’asséchait à chaque seconde :

— Rien. Je n’ai lu que deux articles. Dans L’Est républicain et Le Courrier du Jura.

— Pourquoi cette affaire vous intéresse ?

— Elle intéressait un de mes collègues : Luc Soubeyras.

— Connais pas.

— Il s’est suicidé. Il est actuellement dans le coma. C’était un ami. Je cherche à savoir ce qu’il avait en tête au moment de sa... décision.

J’attrapai dans ma poche le portrait de Luc et le fis glisser sur la table.

— Jamais vu, fit-il après un bref regard. Vous vous gourez. Si votre ami était venu fouiner sur l’affaire, il aurait croisé ma route. Je dirige le groupe de recherche.

Les pupilles noires étaient dures, obstinées, prêtes à me percer le crâne. Il reprit :

— Pourquoi il se serait intéressé à cette histoire ?

Je n’osai pas répondre : « Parce qu’il était passionné par le diable. »

— À cause du mystère.

— Quel mystère ?

— L’origine de la mort. La décomposition anormale.

— Vous mentez. Vous n’avez pas fait ce voyage pour des histoires d’asticots.

— Je vous jure que je ne sais rien d’autre.

— Vous ne savez pas qui est Sylvie Simonis ?

— Je ne sais rien. Et je suis là pour apprendre.

L’officier prit son gobelet et souffla dessus. Un bref instant, je crus qu’il allait livrer une information mais j’avais tort :

— Je vais être clair, fit-il. J’ai votre nom, celui de votre divisionnaire, tout. Grâce à votre immat. Si vous partez maintenant, je ne toucherai pas au téléphone. Si j’apprends que vous traînez encore ici demain... Bonjour les dégâts !

Je pris le temps de boire mon café. Il était sans goût, sans réalité. À l’image de ce rendez-vous : une supercherie. Je me levai et me dirigeai vers la porte. Le gendarme répéta dans mon dos :

— Vous avez la journée. Ça vous donne le temps de visiter le fort Vauban.

Je filai vers le centre-ville, où se trouvait le bureau de l’AFP. Aux abords de la place Pasteur, j’abandonnai ma voiture pour pénétrer dans un quartier piétonnier. Je dénichai l’agence — une mansarde perchée au sommet d’un immeuble à l’architecture traditionnelle. Joël Shapiro savoura mon histoire :

— Ils ont dû vous recevoir !

C’était un jeune homme déjà chauve, au crâne cerné de boucles, à la manière d’une couronne de laurier. En manière de rappel, il portait un petit bouc sous le menton. Je continuai à le tutoyer :

— Pourquoi cette attitude, à ton avis ?

— Le black-out. Ils ne veulent rien dire.

— De ton côté, ces derniers mois, tu n’as rien appris ?

Il piocha à pleines mains dans une boîte de corn-flakes — le petit déjeuner des champions :

— Que dalle. Le verrou est mis, croyez-moi. Et je suis mal placé pour récolter quoi que ce soit.

— Pourquoi ?

— Je suis pas d’ici. Dans le Jura, on lave son linge sale en famille.

— Cela fait longtemps que tu es installé ici ?

— Six mois. J’avais demandé l’Irak. J’ai eu Bezak !

— Bezak ?

— C’est comme ça qu’on appelle Besançon ici.

— Sarrazin a évoqué la personnalité à part de la victime. Sylvie Simonis.

— Ici, c’est le gros truc.

— L’histoire de l’infanticide ?

— Holà, pas si vite ! Rien n’a jamais été prouvé. Loin de là. Il y a eu trois autres suspects. Tout ça pour obtenir un beau zéro.

— On n’a jamais identifié l’assassin ?

— Jamais. Et voilà que Sylvie Simonis meurt dans des conditions mystérieuses. Vous imaginez la même histoire avec Christine Villemin ? Qu’on apprenne qu’elle a été tuée ?

— Corine Magnan m’a dit que le meurtre n’était même pas confirmé.

— Tu parles ! Ils ont mis le couvercle dessus, c’est tout.

Je considérai les rayonnages sous le toit mansardé, bourrés de dossiers gris et de boîtes de photos.

— Tu as des articles, des photos de l’époque ? Je veux dire, 1988.

— Nada. Tout ce qui date de plus de dix ans retourne aux archives du siège, à Paris.

— En juin, tu n’as pas tout fait revenir ?

— Si, mais j’ai tout renvoyé. D’ailleurs, on n’avait pas grand-chose.

— Revenons à Sylvie Simonis. Tu as des clichés du corps ?

— Rien.

— Sur les anomalies du cadavre, qu’est-ce que tu sais ?

— Des rumeurs. Il paraît que, par endroits, il était décomposé jusqu’à l’os. En revanche, le visage était intact.

— Tu n’as rien appris de plus ?

— J’ai interrogé Valleret, le médecin légiste de Besançon. Selon lui, ce genre de phénomène n’est pas rare. Il m’a cité des exemples de corps non corrompus, après des années, notamment ceux de saints canonisés.

— Il arrive qu’un cadavre ne se décompose pas. Jamais qu’il se décompose à moitié.

— Il faudrait en parler avec Valleret. Un crack. Il vient de Paris mais il a eu des ennuis là-bas.

— Quel genre d’ennuis ?

— Sais pas.

Je changeai de cap :

— J’ai entendu dire que le crime était sataniste. Tu sais quelque chose à ce sujet ?

— Non. Jamais entendu parler de ça.

— Et le monastère ?

— Notre-Dame-de-Bienfaisance ? Il n’est plus en activité. Je veux dire : il n’y a plus de moines ni de sœurs là-bas. C’est une sorte de halte, de refuge. Des missionnaires viennent s’y reposer. Des personnes en deuil aussi.

Je me levai :

— Je vais faire un tour à Sartuis.

— Je viens avec vous !

— Si tu veux te rendre utile, dis-je, retourne au TGI. Vois si ma visite a fait des vagues.

Il parut déçu. Je lui offris un os :

— Je t’appellerai plus tard.

En guise de conclusion, je lui présentai la photo de Luc.

— Tu as déjà vu cet homme ?

— Non. Qui c’est ?

À croire que Luc avait évité Besançon. Sans répondre, je me dirigeai vers la porte :

— Dernière question, fis-je sur le seuil. Tu connais des journalistes locaux à Sartuis ?

— Bien sûr. Jean-Claude Chopard, du Courrier du Jura. Un spécialiste de la première affaire. Il voulait même écrire un bouquin.

— Tu crois qu’il me parlera ?

— À côté de lui, j’ai fait vœu de silence !

28

— UN MÉDECIN LÉGISTE du nom de Valleret ? Jamais entendu parler.

Je filai dans la direction du sud-ouest, vers le quartier de Planoise, où se situe l’hôpital Jean-Minjoz. Je venais d’appeler Svendsen. Il connaissait tous les grands légistes de France et même d’Europe. Il était impossible qu’il n’ait pas entendu parler d’un spécialiste, un « crack » de Paris. Shapiro avait aussi parlé « d’ennuis ». Peut-être que Valleret exerçait une autre spécialité dans la capitale ? La médecine légale était parfois une planque pour ceux qui fuyaient les vivants.

— À Jean-Minjoz, à Besançon. Tu peux te renseigner ? Je crois qu’il a eu des problèmes à Paris.

— Un cadavre dans le placard, peut-être ?

— Très drôle. Tu t’y mets ou non ? C’est urgent.

Svendsen ricana :

— Ne prends aucun appel, ma poule.

Je fermai mon cellulaire et pénétrai dans le parking du campus. L’hôpital était un bâtiment de béton lugubre, strié de fenêtres étroites, datant sans doute des années cinquante. Des banderoles flottaient au premier étage : « non à l’asphyxie ! », « des subventions, pas des compressions ! »

Tapotant mon volant, j’allumai une cigarette. Je comptais les minutes. Je devais faire vite : le capitaine Sarrazin n’allait pas me lâcher comme ça. Non seulement il me suivrait à la trace mais je comptais sur lui pour précéder mes faits et gestes. Peut-être même avait-il déjà appelé Valleret... La sonnerie de mon portable me fit sursauter.

— Ton mec, il a plutôt intérêt à se limiter aux cadavres.

Je regardai ma montre. Svendsen avait mis moins de six minutes pour trouver.

— Au départ, c’est un chirurgien orthopédiste. Un cador, paraît-il. Mais il a fait une dépression. Il s’est mis à déconner. Une intervention a mal tourné.

— C’est-à-dire ?

— Un môme. Une infection. Valleret s’est endormi sur son bistouri et a entaillé un muscle. Depuis, le gamin boite.

— Comment a-t-il pu s’endormir ?

— Il picolait et abusait des anxiolytiques. Pas fameux pour opérer...

— Que s’est-il passé ensuite ?

— Les parents ont porté plainte. La clinique a couvert Valleret mais il a dû prendre le maquis. Il a suivi une formation de légiste et le revoilà à Besançon. Divorcé, sans un rond, toujours défoncé aux pilules. Encore un qui a choisi la médecine légale comme purgatoire. Pourtant, la médecine des morts est l’art le plus noble, car elle soigne l’âme des vivants et...

Je coupai l’élan lyrique :

— Le nom de la clinique ? La date ?

— Clinique d’Albert. 1999. Les Ulis.

Je remerciai Svendsen.

— Je veux surtout un rapport détaillé de l’affaire, rétorqua-t-il. Je suis sûr que tu es sur un coup d’enfer. C’est dans ton intérêt. Valleret n’aura pas pigé la moitié du cadavre. On est né ou non pour le langage des morts. Moi, je...

— Je te rappelle.

Je traversai le parvis au pas de course. Au-dessus du portail, une banderole prévenait : « votre santé n’est pas un otage ! » La morgue était au niveau - 3. Je m’orientai vers les ascenseurs, sans un regard pour le groupe d’infirmières en grève qui faisaient un sit-in.

Au sous-sol, la température baissa d’une bonne dizaine de degrés. Le couloir était désert, sans la moindre signalisation. À l’instinct, je me dirigeai vers la droite. Au plafond, des tuyaux noirs couraient ; le long des murs, des pans de béton apparaissaient, nus et glauques. Une soufflerie bourdonnait.

Quelques pas encore puis, à gauche, une petite salle neutre. Des sièges, une table basse. En face, deux portes battantes à hublot. Sur l’un des murs, une grande photographie de prairie. Elle tentait d’égayer l’atmosphère mais la lutte était vaine. Un mélange d’odeurs d’antiseptiques, de café et d’eau de javel planait. Je songeai aux vestiaires d’une piscine, dont les baigneurs seraient des cadavres.

Un brancard à roulettes jaillit des portes. Un infirmier costaud était penché sur la civière. Il avait des cheveux de Viking, noués en queue-de-cheval, et portait un tablier de plastique.

— Vous désirez, monsieur ?

La voix était douce, contrastant avec l’allure de barbare. Un assistant qui avait l’habitude de parler à des familles en deuil.

— Je voudrais voir le docteur Valleret.

— Le docteur ne reçoit pas. Je...

En guise de point sur les « i », je brandis ma carte. Les portes se rabattirent en sens inverse, laissant le brancard abandonné. Quelques secondes plus tard, un grand type voûté apparut, clope au bec. Son regard était chargé de méfiance.

— Qui êtes-vous ? Je ne vous connais pas.

— Commandant Durey, Brigade Criminelle, Paris. Je m’intéresse à l’affaire Simonis.

Il s’appuya contre l’arête de la porte et stoppa son va-et-vient.

— Les gendarmes sont au courant ?

Je m’approchai sans répondre. Il était presque aussi grand que moi. Sa blouse ouverte était tachée et il avait une curieuse façon de saisir sa cigarette, près des lèvres, en se voilant la moitié du visage, Jusqu’ici, les bobards ne m’avaient pas porté chance. Je la jouai franco :

— Docteur, je n’ai aucune autorité sur ce territoire. La juge Magnan m’a viré et le capitaine Sarrazin m’a carrément menacé. Pourtant, je ne quitterai pas cette ville avant d’en savoir davantage sur le corps de Sylvie Simonis.

— Pourquoi ?

— Cette affaire passionnait un ami à moi. Un collègue.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Luc Soubeyras.

— Jamais entendu ce nom.

Valleret baissa sa main. Même à découvert, ses traits paraissaient fuyants, dissimulés. Un visage en cavale, pensai-je. Je repris :

— Je peux vous poser quelques questions ?

— Non, évidemment. La porte est derrière vous.

— Je me suis renseigné sur vous. Clinique d’Albert. 1999.

— Ah bon ? fit-il en souriant. Vous voulez effrayer mes patients ?

— Besançon est une petite ville. Votre image pourrait en prendre un coup si je...

Il éclata de rire :

— Mon image ? (Il écrasa sa cigarette sur le sol.) Vous manquez de flair, mon vieux.

Son rire s’éteignit. Il parut réfléchir, presque rêveur :

— Mon image ? Cela fait longtemps que je n’ai pas considéré cette notion...

Un coup d’instinct : ce type jouait au cynique désespéré mais il était encore à fleur de peau. Peut-être que la pure franchise pouvait le toucher, faire sauter un verrou :

— Luc Soubeyras est mon meilleur ami, dis-je un ton plus haut. Il est actuellement dans le coma, après avoir tenté de se suicider. Il était catholique et son acte est doublement incompréhensible. Ces derniers mois, il enquêtait sur l’affaire Simonis. C’est peut-être ce dossier qui l’a poussé au désespoir.

— Il y aurait de quoi.

Je tressaillis. C’était la première fois qu’on apportait du crédit à mon idée « d’affaire qui tue ». Valleret se redressa. Il allait parler, mais je devais encore le pousser un peu — juste une chiquenaude.

— Selon vous, Sylvie Simonis s’est suicidée ?

— Suicidée ? (Il me lança un regard de biais.) Non. Je ne pense pas qu’elle aurait pu s’infliger ce qu’elle a subi.

— C’est donc un meurtre ?

D’un geste, il poussa la porte et me fit signe de passer :

— Le plus fou, le plus raffiné jamais commis au monde.

29

DIX CLICHÉS étaient disposés sur la surface d’acier poli. Perpendiculaires à la rigole centrale de la table de dissection.

Valleret avait dit :

— Je veux que vous sachiez de quoi nous parlons. Exactement.

Je n’étais déjà plus sûr de vouloir savoir. Les images racontaient, l’une après l’autre, la genèse d’une décomposition humaine. Le premier tirage était un plan d’ensemble. Une clairière en pente, circonscrite par des sapins, s’ouvrant sur une falaise. Une femme nue était roulée sur le côté, de dos, comme si elle dormait. Le corps avait l’aspect d’un pantin désarticulé, construit à l’aide de fragments disparates. La tête, rentrée dans les épaules, et le buste, arc-bouté, présentaient des proportions normales mais les hanches et les jambes ne cessaient de s’amenuiser jusqu’aux os des pieds, comme la queue d’une sirène de cauchemar.

Le second cliché était un gros plan des tarses et métatarses joints seulement par des filaments de chair noircie. Le troisième s’arrêtait sur les cuisses, verdâtres, parcheminées. Sur le quatrième, les hanches et le sexe grouillaient de vers, soulevant des plaques de pupes et de fibres. Puis le ventre, putride, violacé, gonflé, animé lui aussi par les profanateurs...

On remontait ainsi, de photo en photo, jusqu’au buste, moins rongé, quoique creusé par le travail des larves, et aux épaules, seulement marbrées. La tête, enfin, était intacte, mais terrifiante dans la souffrance qu’elle traduisait. Le visage n’était qu’une bouche, grande ouverte, figée sur un cri d’éternité.

— Tout ce que vous voyez est l’œuvre du tueur, dit Valleret, de l’autre côté de la table. Ce cadavre présente tous les stades de décomposition. Simultanément. Des pieds à la tête, on peut remonter le processus de la putréfaction.

— Comment c’est possible ?

— Ce n’est pas possible. Le tueur a organisé l’impossible.

« Comme si la femme était morte plusieurs fois », avait dit Shapiro. Ce pourrissement par étapes était donc le fruit d’un travail, d’un soin particulier...

— Au début, reprit le toubib, quand les pompiers et les gars du SAMU ont découvert le corps, ils ont pensé que les conditions météorologiques avaient favorisé ces différences. C’est ce que j’ai raconté moi aussi, pour calmer les esprits. Mais vous le savez sans doute, ce sont des conneries. Dans des conditions ordinaires, une décomposition totale n’intervient qu’au bout de trois années. Comment, en moins d’une semaine, la partie inférieure avait-elle pu se dégrader à ce point ? Le tueur a provoqué ce phénomène. Il a conçu et créé chaque stade de la dégénérescence.

Je baissai encore les yeux sur les clichés pendant que Valleret récitait, à mi-voix :

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,

Comme afin de la cuire à point,

Et de rendre au centuple à la grande nature

Tout ce qu’ensemble elle avait joint.

Un médecin légiste poète ! Il faisait la paire avec Svendsen. Je connaissais ces rimes. Une charogne de Charles Baudelaire.

— Dès que j’ai vu le corps, j’ai songé à cette strophe, commenta-t-il. Il y a une dimension artistique dans ce carnage. Un parti pris esthétique, un peu comme dans ces toiles cubistes qui exposent, en un seul plan, tous les angles d’un objet.

— Comment ? Comment a-t-il fait ?

Le médecin contourna la table et se plaça à mes côtés.

— Depuis le mois de juin, ce cadavre ne quitte pas mes pensées. Je tente d’imaginer les techniques du tueur. Selon moi, pour les parties les plus abîmées, il a utilisé des acides. Plus haut, il a injecté des produits chimiques sous la peau, dans les muscles, pour obtenir l’aspect parcheminé. Ces différents états impliquent aussi un traitement particulier des températures et de la lumière. La chaleur accélère les processus organiques...

— Le corps a donc été amené plus tard dans la clairière ?

— Bien sûr. Tout a été fait dans une pièce close. Peut-être même un laboratoire.

— Vous pensez que le meurtrier a une formation de chimiste ?

— Aucun doute. Et il a accès à des produits très dangereux.

Le légiste saisit une photo, puis une autre, qu’il plaça au-dessus de la série :

— Prenons des exemples. Ici, les hanches et le sexe, en plein jus : lorsque la mort remonte de six à douze mois, les humeurs apparaissent alors et les chairs se résolvent en fluides. Là, le haut de l’abdomen en est au stade des gaz : fermentation ammoniacale, évaporation des liquides sanieux. Tout cela a été suscité, retenu, contrôlé... Le dément est un vrai chef d’orchestre.

Je tentai d’imaginer le tueur à l’œuvre. Je ne vis rien. Une ombre peut-être, masque sur le visage, penchée sur sa victime dans une salle d’opération, utilisant des seringues, des applications, des instruments inconnus. Valleret continuait :

— À cet égard, il y a quelque chose de curieux... J’ai trouvé, dans la cage thoracique, un lichen qui n’avait rien à faire là. Je veux dire : rien à voir avec la décomposition. Un truc étranger qu’il a injecté, sous les côtes.

— Quel genre de lichen ?

— Je ne connais pas son nom, mais il a une particularité : il est luminescent. Quand les sauveteurs ont découvert le corps, la poitrine brillait encore de l’intérieur. Selon les gars du SAMU, une vraie citrouille d’Halloween, avec une bougie dedans.

Une question résonnait au fond de mon cerveau : pourquoi ? Pourquoi une telle complexité dans la préparation du corps ?

— D’autres parties sont plus « simples », continua le légiste. Les épaules et les bras étaient juste atteints de rigor mortis, qui intervient environ sept heures après le trépas et se dissipe, selon les cas, en plusieurs jours. Quant à la tête...

— La tête ?

— Elle était encore tiède.

— Comment a-t-il pu obtenir ce prodige ?

— Rien d’exceptionnel. Quand on l’a découverte, la femme venait de mourir, c’est tout.

— Vous voulez dire...

— Que Sylvie Simonis était encore vivante quand elle a subi les autres traitements, oui. Elle est morte de souffrance. Je ne pourrais pas dire quand exactement, mais au bout du supplice, c’est sûr. L’état de fraîcheur du visage en témoigne. J’ai découvert, dans ce qui restait du foie et de l’estomac, des traces de lésions de gastrite et d’ulcères duodénaux qui démontrent un stress intense. Sylvie Simonis a agonisé des jours entiers.

Ma tête bourdonnait. Ma propre angoisse compressait mon crâne. Valleret ajouta :

— Si je voulais risquer une image, je dirais qu’il l’a tuée... avec les instruments mêmes de la mort. Il n’a rien oublié. Pas même les insectes.

— C’est lui qui a placé les bestioles ?

— Il les a injectées, oui, dans les plaies, sous la peau. Il a choisi, pour chaque étape, les spécimens nécrophages qui correspondaient. Mouches Sarcophage, vers, acariens, coléoptères, papillons... Toutes les escouades de la mort étaient là, déclinées en une chronologie parfaite.

— Ça signifie qu’il élève ces insectes ?

— Aucun doute là-dessus.

Sous la rumeur de mon crâne, des points précis se détachaient : un chimiste, un laboratoire, un centre d’élevage... De vraies pistes pour traquer le salopard.

— Il y a dans la région un des meilleurs entomologistes d’Europe, un spécialiste de ces insectes. Il m’a aidé pour l’autopsie.

Valleret inscrivit des coordonnées sur une de ses cartes. « Mathias Plinkh », suivi d’une adresse détaillée.

— Il possède un élevage, lui aussi ?

— C’est la base de son activité.

— Il pourrait être suspect ?

— Vous ne perdez pas le nord, vous. Allez le voir. Vous vous ferez une idée. Pour moi, il est bizarre, mais pas dangereux. Son écloserie est près du mont d’Uziers, sur la route de Sartuis.

Je baissai à nouveau les yeux sur les gros plans, me forçant à les détailler. Chairs boursouflées par les gaz. Plaies crevées pleines de mouches. Vers blancs suçant les muscles roses... Malgré le froid, je transpirais à grosses gouttes. Je demandai :

— Vous avez noté d’autres traces de violences ?

— Vous n’avez pas votre compte ?

— Je parle d’un autre type de violences. Des signes de coups, de brutalités commises lors de l’enlèvement par exemple.

— Il y a la marque des liens, bien sûr, mais surtout les morsures.

— Des morsures ?

Le médecin hésita. J’essuyai la sueur qui piquait mes paupières.

— Ni humaines, ni animales. D’après mes observations, la « chose » qui lui a fait ça dispose de très nombreuses dents. Des crocs plutôt, désordonnés, inversés. Comme si... Comme si ces dents n’étaient pas plantées dans le même sens. Une espèce de mâchoire surgie du chaos.

Une image jaillit dans ma tête. Pazuzu, le démon assyrien de l’iconographie de Luc. La créature à queue de scorpion s’agitant dans la salle d’opération, sa gueule de chauve-souris penchée sur le corps. J’entendais son grognement rauque. Les bruits de succion, de chairs déchirées. Le diable. Le diable incarné, en flagrant délit de meurtre...

Valleret vint à mon secours :

— Tout ce que je peux imaginer, c’est un gourdin tapissé de dents d’animal. Hyène ou fauve. En tout cas une arme dotée d’un manche. Il aurait frappé avec ça le corps de Sylvie Simonis en différents endroits — bras, gorge, flancs. Mais il y a le problème des marques de mâchoires, bien ajustées. Et pourquoi cette torture spécifique ? Ça ne colle pas avec le reste. Je... (Il m’observa tout à coup.) Ça va, mon vieux ? Vous n’avez pas l’air dans votre assiette.

— Ça va.

— Vous voulez qu’on aille boire un café ?

— Non. Vraiment, merci. J’enchaînai sur des questions de flic, bien terre à terre, pour retrouver mon sang-froid :

— Autour du corps, on a relevé des traces ?

— Non. On a dû déposer le corps dans la nuit mais la pluie matinale a tout effacé.

— Vous savez où est située la scène de crime, par rapport au monastère ?

— J’ai vu des photos, oui. En haut d’une falaise, au-dessus de l’abbaye. Le corps surplombait le cloître, comme un affront. Une provocation.

— On m’a parlé d’un crime sataniste. Y avait-il des signes, des symboles sur le corps ou autour de lui ?

— Je ne suis pas au courant.

— Sur le tueur lui-même, qu’est-ce que vous pouvez me dire ?

— Techniquement, son profil est précis. Un chimiste. Un botaniste. Un entomologiste. Il connaît bien le corps humain. Peut-être même un médecin légiste ! C’est un embaumeur. Mais un embaumeur à l’envers. Il ne préserve pas. Il accélère la décomposition. Il l’orchestre, joue avec... C’est un artiste. Et un homme qui prépare son coup depuis des années.

— Vous avez dit tout ça aux gendarmes ?

— Bien sûr.

— Ils ont avancé sur des pistes précises ?

— Je n’ai pas l’impression qu’ils fassent des étincelles. Mais la juge et le capitaine de gendarmerie jouent la discrétion totale. Peut-être tiennent-ils quelque chose...

Je revis Corine Magnan avec son baume du tigre et le capitaine Sarrazin, avalant ses mots. Que pouvaient-ils faire contre un tel crime ? Je pris une autre direction :

— Voyez-vous un lien avec le meurtre de la fille Simonis, en 1988 ?

— Je ne connais pas très bien la première affaire. Mais il n’y a aucun point commun. La petite Manon a été noyée dans un puits. C’est horrible, mais rien à voir avec le raffinement de l’exécution de Sylvie.

— Pourquoi « exécution » ?

Il haussa les épaules sans répondre. Durant son exposé, il avait monté le ton et gagné une certaine assurance. Maintenant, il reprenait sa position voûtée. Il se glissait à nouveau dans sa peau d’épave oubliée. J’insistai :

— Quel but poursuit-il à votre avis ?

Il y eut un long silence. Valleret cherchait ses mots :

— C’est un prince des ténèbres. Un orfèvre du mal, qui agit pour l’amour du raffinement. Je ne suis pas sûr qu’il éprouve une quelconque jouissance. D’ordre sexuel, je veux dire. Je vous le répète : un artiste. Avec des pulsions... abstraites.

Je n’obtiendrais rien de plus. En conclusion, je demandai :

— Auriez-vous une copie de votre rapport d’autopsie ?

— Attendez-moi là.

— Avez-vous conservé aussi des échantillons du lichen ?

— J’en ai plusieurs, oui. Sous vide.

Il disparut par les portes battantes. Quelques secondes plus tard, il me fourrait entre les mains un dossier de toile écrue.

— La totale, dit-il. Mon rapport, les constates des gendarmes, les photos prises sur place, le bulletin météo, tout. J’ai ajouté aussi deux sachets de lichen.

— Merci.

— Ne me remerciez pas. Je vous refile le bébé, mon vieux. Un cadeau empoisonné. Pendant des années, j’ai été obsédé par l’accident qui a brisé ma vie, en bloc opératoire. Depuis cette autopsie, je n’entends plus que les hurlements de la femme rongée par les vers. (Il eut un sourire amer.) Un clou chasse l’autre, quelle que soit la pourriture de la planche.

Je retrouvai le monde de la surface avec soulagement. Quand je traversai le parvis de l’hôpital, dans la lumière de midi, mon malaise recula. Pourtant, en actionnant ma télécommande de voiture, mon geste se figea.

L’image du démon venait de jaillir, mordant à pleines dents les chairs de Sylvie Simonis, entouré d’un nuage de mouches, sur fond de chiens hurlants. Un souvenir, hérité de mes cours de théologie, me revint en tête.

Belzébuth provenait de l’hébreu Beelzeboul.

Lui-même dérivé du nom philistin Beel Zebub.

Le Seigneur des Mouches.

30

À LA SORTIE de la ville, je plongeai sous des bouillonnements de feuilles jaunes et ocre. Selon les essences d’arbres, je franchissais des flaques de thé, des feuilles d’or, des toasts brûlés. Toute une palette de tons assourdis, et pourtant intenses.

J’avais pris le temps d’acheter un guide et des cartes de chaque département de la Franche-Comté. Je m’engageai sur la nationale 57 et pris la direction de Pontarlier-Lausanne, plein sud, vers la région du haut Doubs et la frontière suisse.

Avec l’altitude, les tons d’automne reculaient maintenant au profit du grand vert sombre des sapins. Le paysage sortait d’une publicité pour le chocolat Milka. Pentes verdoyantes, villages aux clochers en forme d’oignons, granges au pignon coupé, dont les longs toits polygonaux rappelaient des pliages de papier kraft. Le tableau était parfait. Même les vaches portaient des cloches de bronze.

Un panneau : Saint-Gorgon-Main. J’abandonnai la nationale pour emprunter la D41. Les sommets du Jura se rapprochaient. La route rectiligne, bordée de sapins et de terre rouge, rappelait les landes interminables du sud-ouest de la France. Je longeai ces remparts jusqu’à prendre la direction du calvaire d’Uziers. Selon mon plan, Mathias Plinkh, l’entomologiste, vivait dans les environs.

Bientôt, les virages se resserrèrent, s’ouvrant parfois sur les plaines, au fond de la vallée. Enfin, la croix apparut. Puis une pancarte de bois annonça : « Ferme Plinkh, musée d’entomologie, expertise en thanatologie, élevage d’insectes ».

La nouvelle route serpentait parmi les collines. Soudain, une demeure apparut, comme glissée entre les coteaux sombres. Une bâtisse moderne, à un étage, en forme de L. Alternant le bois et la pierre, elle rappelait certaines villes des Bahamas, très plates, percées de longues baies vitrées et entourées par un deck. Les deux parties du L offraient deux styles différents : d’un côté, de nombreuses vitres ; de l’autre, une façade aveugle, égrenant seulement quelques lucarnes. L’aile d’habitation et l’écomusée.

Un vieux flic, que j’étais censé suivre à mes débuts et que j’avais en réalité traîné comme un boulet, disait toujours : « Une enquête, c’est simple comme un coup de sonnette. » On allait voir ça. Je me garai et appuyai sur l’interphone. Au bout d’une minute, une voix grave, à l’accent nordique, retentit. Je me présentai, sans faire de mystère. « Entrez dans la première salle : j’arrive. Et admirez les planches ! »

En pénétrant dans le grand carré blanc du hall, je compris que Plinkh parlait d’une série d’esquisses scientifiques, peintes à la main, exposées sur les murs. Mouches, coléoptères, papillons : la précision du trait rappelait celle des aquarelles chinoises ou japonaises.

— Les premières planches de Pierre Mégnin sur les insectes nécrophages. 1888. L’inventeur de l’entomologie criminelle.

Je me tournai vers la voix et découvris un géant serré dans une veste noire à col mao. Cheveux gris, regard vert, bras croisés : un gourou New Age. Je tendis la main. Il joignit ses paumes, à la manière bouddhiste. Puis il ferma les yeux, avec une onctuosité toute féline. Son attitude sentait le calcul, l’artifice. Il rouvrit les paupières et désigna la droite :

— Par ici la visite...

Une nouvelle pièce, tout aussi blanche. D’autres cadres suspendus, abritant cette fois des insectes épinglés. Des bataillons de même famille, déclinant les tailles et les couleurs de leurs pedigrees respectifs.

— J’ai regroupé ici les principaux groupes. Les fameux « escadrons de la mort ». Cette salle a un succès fou. Les gamins adorent ça ! Parlez-leur d’insectes et d’écosystème : ils bayent aux corneilles. Expliquez-leur qu’il y a des cadavres dans l’affaire, ils vous écoutent religieusement !

Il s’approcha d’un cadre contenant des rangées de mouches bleuâtres :

— Les célèbres Surcophagidae. Elles rappliquent au bout de trois mois environ. Capables de flairer un cadavre à trente kilomètres. Lorsque j’étais au Kosovo, en qualité d’expert, nous retrouvions les charniers rien qu’en les suivant...

— Monsieur Plinkh...

Il s’arrêta devant une série de châssis plus profonds, tapissés de papier journal :

— J’ai regroupé ici quelques cas d’école. Des faits divers où les insectes ont permis de confondre le criminel. Vous noterez l’astuce : chaque boîte est décorée avec les coupures de presse traitant de l’affaire.

— Monsieur Plinkh...

Il fit encore un pas :

— Voilà des spécimens exceptionnels, datant de la Préhistoire. Des vestiges que nous avons retrouvés dans les dépouilles congelées de mammouths. Savez-vous que l’exosquelette d’une mouche est absolument indestructible ?

Je haussai la voix :

— Monsieur, je suis venu vous parler de Sylvie Simonis.

Il stoppa net, baissant lentement les paupières. Lorsqu’il eut les yeux clos, un sourire vint jouer sur ses lèvres :

— Un chef-d’œuvre. (Il joignit de nouveau ses paumes.) Un pur chef-d’œuvre.

— Il s’agit d’une femme qui a souffert un martyre atroce. D’un fou qui l’a torturée pendant une semaine.

Il ouvrit les yeux en un déclic, façon hibou. Il avait des yeux de Russe, iris très clair, prunelle très noire. Il avait l’air sincèrement étonné :

— Je ne vous parle pas de ça. Je vous parle de la distribution. La répartition des espèces sur le corps. Pas un insecte ne manquait ! Les mouches Calliphoridae, qui arrivent juste après la mort, les Sarcophagidae, qui s’installent ensuite, au moment de la fermentation butyrique, les mouches Piophilidae et les coléoptères Necrobia rufipes qui viennent après huit mois, quand les liquides sanieux s’évaporent... Tout était en ordre. Un chef-d’œuvre.

— Je cherche à imaginer sa méthode.

La tête grise tourna sur son pivot. L’effet de rotation était encore accentué par le col mao :

— Sa méthode ? répéta-t-il. Venez avec moi.

Je suivis le gourou dans un couloir tapissé de bois de pin. Après une porte coupe-feu, calfeutrée avec de la ouate, nous pénétrâmes dans une grande pièce d’un seul tenant, plongée dans un demi-jour, dont les deux murs latéraux étaient couverts de cages voilées de gaze.

Il régnait ici une atmosphère de vivarium. La chaleur était étouffante. On percevait une odeur de viande crue et de produits chimiques.

Au centre de la salle, une paillasse blanche supportait une boîte rectangulaire, dissimulée sous un drap. Je redoutais le pire.

Plinkh s’approcha du comptoir.

— L’assassin est comme moi. Il nourrit ses insectes. Il leur donne à chacun l’organisme en mutation qui leur convient...

Il arracha la toile. Un aquarium apparut. Je ne distinguai d’abord qu’une masse dans un tourbillon de mouches. Puis je crus voir une tête humaine, grouillante de vers. Je me trompais : simplement un gros rongeur, bien entamé.

— Il n’y a pas trente-six solutions. Vous devez entretenir l’écosystème de chaque espèce, c’est-à-dire la putréfaction qui lui correspond.

— Où... vous fournissez-vous ?

— Ma foi, dans les fermes, chez les chasseurs... l’achète des lapins, la plupart du temps. Une fois qu’une espèce s’est nourrie, il n’y a plus qu’à donner la charogne à la famille suivante et ainsi de suite...

— Je peux fumer ? demandai-je.

— Je préfère vous dire non. Je laissai mon paquet au fond de ma poche. Je repris :

— Je m’interrogeais sur le transport de Sylvie Simonis. À votre avis, comment s’y est-il pris ? Le transfert a dû bousculer sa mise en scène ?

— Non. Il a certainement glissé le cadavre dans une housse plastique puis l’a libéré sur le promontoire.

— Et les insectes ? Ils auraient dû s’échapper ou mourir, non ?

Plinkh éclata de rire :

— Mais le cadavre avait des réserves ! Des milliers d’œufs qui respectent un certain temps d’incubation. Des larves qui ont une durée de vie précise. Quant aux mouches, elles ont sans doute repris leur liberté, bien sûr, mais sans s’éloigner. Elles avaient toujours faim, vous comprenez ? Du reste, vous n’avez pas tout à fait tort : le corps, ce matin-là, n’était pas là depuis longtemps. C’est une certitude.

— Pourquoi ?

— Ces prédateurs ne font pas bon ménage. Ils ne cohabitent jamais puisqu’ils sont attirés par un stade de décomposition différent. S’ils se croisent, ils s’entre-dévorent. Dans la mesure où tout le monde était là, je dirais que le cadavre a été déposé quelques heures seulement avant sa découverte.

— Cela pourrait signifier que le meurtrier vit dans la région ?

— Mais il vit dans la région.

— Qu’en savez-vous ?

— Je possède un indice.

— Quel indice ?

Plinkh sourit. Tout cela paraissait follement l’amuser. Ce mec-là n’avait pas toute sa tête, j’étais pressé d’en finir.

— Quand j’ai étudié le corps, j’ai opéré de nombreux prélèvements. Il y avait un insecte qui ne provenait pas de nos régions. Je veux dire : de nos pays à climat continental.

— D’où venait-il ?

— D’Afrique. Un scarabée de la famille Lipkanus Silvus, proche de nos Tenebrio. Des coléoptères qui apparaissent lors de la réduction squelettique, pour le ménage final.

Un sacré indice, en effet. Mais je ne voyais pas en quoi cela prouvait la proximité du tueur. Plinkh enchaîna :

— Laissez-moi vous raconter une anecdote. Je travaille actuellement à l’élaboration d’un écomusée pour la région, abritant les différentes espèces de nos vallées. Dans ce cadre, je paie des adolescents qui chassent pour moi : hannetons, papillons, acariens, etc. Récemment, l’un d’eux m’a apporté un spécimen très particulier. Un coléoptère qui n’avait rien à faire là.

— Le scarabée ?

— Un Lipkanus Silvus, oui. Le gamin l’avait trouvé aux environs de Morteau. Un tel spécimen ne pouvait que s’être échappé d’une collection particulière. J’ai cherché dans les environs une écloserie dans le style de la mienne mais je n’ai rien trouvé. Même du côté suisse. Quand j’ai découvert le deuxième spécimen, sur le corps de Sylvie Simonis, j’ai tout de suite compris. Le premier provenait de la même source : la ferme du tueur.

— C’était quand ?

— Durant l’été 2001.

— Vous l’avez dit aux gendarmes ?

— J’en ai parlé au capitaine Sarrazin mais il n’a rien trouvé, lui non plus. Il aurait repris contact avec moi.

— Selon vous, le meurtrier élève donc une espèce tropicale ?

— Soit il voyage et a rapporté, malgré lui, un spécimen qui s’est insinué dans son élevage. Soit il développe volontairement cette souche et place ces bêtes sur sa victime, pour une raison mystérieuse. Je penche pour cette dernière solution. Ce scarabée est une signature. Un symbole, que nous ne comprenons pas.

— Est-il possible de voir le spécimen ? Vous l’avez gardé ?

— Bien sûr. Je peux même vous le laisser. Je vous donnerai aussi l’orthographe exacte de son nom.

L’allusion à une signature me rappela un autre élément :

— On vous a parlé du lichen, dans la cage thoracique ?

— J’étais présent à l’autopsie.

— Qu’en pensez-vous ?

— Un symbole de plus. Ou quelque chose qui a une raison d’être spécifique...

— Ce lichen pourrait venir d’Afrique, lui aussi ?

Il eut une expression de dédain :

— Je suis entomologiste, pas botaniste.

J’imaginai le lieu où se préparaient de tels délires. Un élevage d’insectes, un laboratoire, une serre végétale. Que foutaient les gendarmes ? Il était impossible de ne pas trouver un tel site, entraînant de telles contraintes, dans les vallées de la région.

— Il est là, ajouta Plinkh, comme s’il suivait mes pensées. Tout près de nous. Je peux sentir sa présence, ses escouades, quelque part dans nos vallées... Son armée, identique à la mienne, prête pour une nouvelle attaque. Ce sont ses légions, vous comprenez ?

Je lançai un regard sur ma droite, vers les cages voilées de gaze. Tout me parut grossi à la loupe. Des acariens, trottinant sur une mèche de cheveux ; une mouche, gonflée de sang, léchant une plaie dégoulinante ; des centaines d’œufs, caviar grisâtre, au fond d’une cavité putréfiée...

Je demandai, la voix sourde :

— On peut retourner dans votre bureau ?

31

AVANT SARTUIS, je voulais faire un crochet par Notre-Dame-de-Bienfaisance. Je repris la route en sens inverse puis bifurquai vers l’est, en direction de Morteau et de la frontière suisse. Après le village de Valdahon, je pris plein nord et retrouvai la montagne, à puissance redoublée.

Virages abrupts et colères de pierre. Des précipices, des murailles, des gouffres et, tout en bas, des bouillonnements de verts ou des torrents argentés. Les indicateurs d’altitude se succédaient : 1 200 mètres, 1 400 mètres... À 1 700 mètres, une enseigne annonça le cirque de Bienfaisance.

Cinq kilomètres plus loin, le monastère apparut. Un grand bâtiment carré, austère, jouxté par une chapelle au clocher galbé. Les murs gris étaient seulement percés de fenêtres étroites et l’entrée, scellée par des portes noires, achevait de fermer le cœur. Seul, un détail de couleur égayait l’ensemble : une partie de la toiture était tapissée de tuiles polychromes et vives, rappelant les exubérances de Gaudi, à Barcelone.

Je me garai sur le parking et affrontai le vent. Tout de suite, j’éprouvai une étrange mélancolie à l’égard du site. Bienfaisance était le genre de lieu où j’aurais aimé m’isoler. Un lieu qui concrétisait mon désir de vie monacale. Se soustraire au monde, rester seul avec Dieu, en quête de béatitude...

Une seule fois, depuis que j’étais flic, je m’étais retiré chez les Bénédictins — après avoir abattu Éric Benzani, le maquereau cinglé, en mars 2000. J’avais décidé de renoncer à mon métier et de consacrer le restant de mes jours à la prière. C’était Luc, encore une fois, qui était venu me chercher. Il m’avait convaincu que ma place était dans la rue, à ses côtés. Nous devions assumer notre deuxième mort, celle qui nous éloignait du Christ, pour mieux le servir...

Je secouai la cloche suspendue. Pas de réponse. Je poussai la porte : ouverte. La cour centrale était entourée par une galerie vitrée. Dehors, deux femmes emmitouflées jouaient aux échecs, sur une table pliante. Sous un plaid, un homme âgé sommeillait près d’un arbre. Un soleil glacé se posait sur ces figurants immobiles et leur donnait, je ne sais pourquoi, un air d’hiver chinois.

J’avançai dans la galerie jusqu’à une nouvelle porte. D’après mon orientation, elle donnait dans l’église. Sur une table, l’étiquette d’un cahier indiquait : « Notez vos intentions. Elles seront prises en compte dans la prière communautaire. » Je me penchai et lus quelques lignes : des prières pour des missions lointaines, pour des morts...

Une voix derrière moi :

— C’est privé ici.

Je découvris une femme carrée qui m’arrivait au coude. Elle portait un bonnet noir qui lui ceignait le front et une pèlerine sombre.

— Le refuge est fermé pour la saison.

— Je ne suis pas un touriste.

Elle fronça des sourcils. Teint bistre, traits asiatiques, pupilles foncées évoquant deux perles grises au fond d’huîtres visqueuses. Impossible de lui donner un âge précis. Au-delà de la soixantaine, sans doute. Quant à l’origine, je penchai pour une Philippine.

— Historien ? Théologien ?

— Policier.

— On a déjà tout dit aux gendarmes.

Pas l’ombre d’un accent mais une voix nasillarde. Je montrai ma carte, assortie d’un sourire :

— Je viens de Paris. L’affaire pose, disons, quelques problèmes.

— Mon petit, c’est moi qui ai découvert le cadavre. Je suis au courant.

Je regardai le patio et fis mine de chercher un siège :

— On pourrait s’installer quelque part ?

La missionnaire demeurait immobile. Ses yeux aqueux ne me quittaient pas :

— Il y a quelque chose de religieux en vous.

— J’ai suivi le séminaire français de Rome.

— C’est pour ça qu’on vous envoie ici ? Vous êtes un spécialiste ?

Elle avait dit cela comme si j’avais été exorciste ou parapsychologue. Je sentis un avantage à jouer.

— Exactement, murmurai-je.

— Je m’appelle Marilyne Rosarias. (Elle m’attrapa la main et la serra avec vigueur.) Je dirige la fondation. Attendez-moi ici.

Elle disparut par une porte que je n’avais pas remarquée. Le temps que je respire l’odeur de la pierre usée, observant encore les pensionnaires dans la cour, elle réapparaissait :

— Suivez-moi. Je vais vous montrer.

Sa pèlerine claqua comme une aile de chauve-souris. Une minute plus tard, nous étions dehors, affrontant le vent de la montagne. Notre haleine se cristallisait en panaches de vapeur, matérialisant nos pensées muettes. Il allait falloir se farcir la montée de la falaise, au-dessus du monastère. Marilyne attaqua vaillamment un sentier abrupt, barré de rondins de bois.

Dix minutes plus tard, nous accédions à un sous-bois de pins et de bouleaux, ponctué de rochers couverts de mousse. Nous suivions la rivière. Les branches étaient revêtues de velours vert, les pierres jaillies de l’eau luisaient du même duvet. Un sentier plus large s’ouvrit : terre ocre et sapins noirs, inextricables. Peu à peu, le bruit des cimes supplanta le bouillonnement de l’écume. Marilyne hurla :

— On y est presque ! Le point culminant du parc est ici, au-dessus de la Roche Rêche et de sa cascade !

Une grande clairière en pente douce apparut, s’ouvrant sur un précipice. Le monastère était maintenant à nos pieds. Je reconnaissais le décor des photos. Marilyne confirma, en tendant l’index :

— Le corps était là-bas, au bord de la falaise.

Nous descendîmes la pente. L’herbe était aussi drue que sur un green de golf.

— Vous venez vous recueillir ici, chaque matin ?

— Non. Je marche seulement sur le sentier.

— Comment avez-vous découvert le corps, alors ?

— À cause de la puanteur. J’ai pensé à une charogne.

— Quelle heure était-il ?

— Six heures du matin.

Je devinai un autre détail :

— C’est vous qui avez reconnu Sylvie Simonis, non ?

— Bien sûr. Le visage était intact.

— Vous la connaissiez ?

— Tout le monde la connaissait à Sartuis.

— Je veux dire : personnellement ?

— Non. Mais le meurtre de sa fille a traumatisé la région.

— Qu’est-ce que vous savez sur cette première affaire ?

— Que voulez-vous que je sache ?

Je laissai le silence s’imposer. La nuit tombait. Une brume de neige pigmentait l’air. J’aurais bien allumé une Camel mais je n’osais pas — le caractère sacré de la scène de crime, sans doute.

— On m’a dit que le corps était tourné vers le monastère.

— Evidemment.

— Pourquoi : évidemment ?

— Parce que ce cadavre était une provocation.

— De qui ?

Elle fourra ses deux mains sous sa pèlerine. Son visage brun et ridé évoquait un morceau de quartz noir.

— Du diable.

« Nous y voilà », pensai-je. Malgré le caractère absurde de la réflexion, j’éprouvais une sensation réconfortante : l’ennemi était identifié, sous une bonne couche de superstition. J’usai du langage adéquat :

— Pourquoi le diable aurait-il choisi votre parc ?

— Pour souiller notre monastère. Le corrompre. Comment prier maintenant ici ? Satan a jeté sur nous son sillage de pourriture.

J’avançai près du précipice. Le vent plaquait mon manteau contre mes jambes. L’herbe dure s’écrasait sous mes pas :

— À part le choix du lieu, qu’est-ce qui vous fait penser à un acte satanique ?

— La position du corps.

— J’ai vu les photographies. Je n’ai rien remarqué de diabolique.

— C’est que...

— Quoi ?

Elle me lança un regard en coin :

— Vous êtes bien un spécialiste ?

— Je vous l’ai dit. Crimes rituels, meurtres sataniques. Ma brigade travaille directement avec l’archevêché de Paris.

Elle parut rassérénée :

— Avant d’appeler les gendarmes, dit-elle plus bas, j’ai changé sa position.

— Quoi ?

— Je n’avais pas le choix. Vous ne connaissez pas la renommée de Notre-Dame-de-Bienfaisance. Ses martyrs. Ses miracles. La ténacité de nos Pères, pour défendre le site, sans cesse menacé de destruction. Nous...

— Quelle était la position initiale ?

Elle hésita encore. Les flocons de neige voletaient autour de sa face sombre :

— Elle était allongée là, murmura-t-elle, dos au sol, jambes écartées.

Je me penchai : l’enceinte et sa rivière se déployaient, cent mètres plus bas. Le cadavre exhibait donc son vagin grouillant de vers au-dessus du monastère. Je concevais maintenant la « provocation ». Satan, le prince rebelle, l’ange déchu, voulant toujours écraser l’Église sous sa puissance et ses souillures...

— Marilyne, vous me racontez des blagues, fis-je en me redressant. Le diable ne fait jamais les choses à moitié. Il y avait autre chose. Des marques dans l’herbe ? Des pentagrammes ? Un message ?

Elle s’approcha. Les hauts fûts des sapins mugissaient derrière nous, comme les tuyaux d’un monstrueux orgue végétal.

— Vous avez raison, admit-elle. J’ai caché un élément. Ce n’était pas si important, après tout. Pour l’enquête, je veux dire... Mais pour notre fondation, c’était essentiel. Quand j’ai découvert la dépouille, j’ai tout de suite compris qu’il s’agissait d’une attaque satanique. Je suis retournée au monastère chercher des gants. Des gants de caoutchouc, pour faire la vaisselle. J’ai déplacé le corps pour cacher... enfin, son intimité.

J’imaginais la scène, l’état du cadavre. Cette femme n’avait pas froid aux yeux.

— C’est en retournant ses jambes que j’ai vu la chose.

— Quelle chose ?

Elle me balança un nouveau regard oblique. Deux billes de plomb, propulsées par un pistolet à air comprimé. Elle se signa et lâcha, à toute vitesse :

— Un crucifix. Seigneur : elle avait un crucifix enfoncé dans le vagin.

Cette révélation me soulagea presque. Nous étions en territoire familier. Cet outrage était un classique de la profanation. Rien à voir avec la folie unique, délirante, du meurtre. J’ajoutai, pour faire bonne mesure :

— Je suppose que le crucifix avait la tête en bas.

— Comment le savez-vous ?

— Je suis un expert, ne l’oubliez pas.

Elle se signa à nouveau. J’allais revenir sur mes pas quand un vertige me saisit. Quelqu’un, quelque part, m’observait, dans le demi-jour. Un regard chargé de colère qui me faisait l’effet d’un contact nauséabond. D’un coup, je me sentis d’une totale vulnérabilité. À la fois sali et mis à nu par ces yeux brûlants que je ne voyais pas, mais qui me sondaient comme un fer rouge.

Une main me rattrapa :

— Attention. Vous allez tomber.

Je considérai Marilyne avec étonnement puis scrutai les sapins. Rien, bien sûr. Je demandai, d’une voix altérée :

— Ce... ce crucifix, vous l’avez gardé ?

Sa main disparut sous le manteau. Elle plaça dans ma paume un objet enroulé dans un chiffon.

— Prenez-le. Et disparaissez.

Marilyne me donna son numéro de portable. « Au cas où. » En retour, je lui montrai le portrait de Luc : jamais vu. Je repris la direction des sapins. Dans mon dos, elle demanda :

— Pourquoi vous nous avez quittés ?

Je m’arrêtai. La Philippine me rattrapa :

— Vous m’avez dit que vous aviez fait le séminaire. Pourquoi nous avoir abandonnés ?

— Je n’ai abandonné personne. Ma foi est intacte.

— Nous avons besoin d’hommes comme vous. Dans nos paroisses.

— Vous ne me connaissez pas.

— Vous êtes jeune, intègre. Notre religion est en train de mourir avec ma génération.

— La foi chrétienne ne repose pas sur une tradition orale, qui disparaît avec ses officiants.

— Pour l’instant, c’est une communauté de dentiers qui claquent dans le vide. Nos jeunes prennent d’autres chemins, choisissent d’autres combats. Comme vous.

Je fourrai le crucifix dans ma poche :

— Qui vous dit qu’il ne s’agit pas du même combat ?

Marilyne recula, troublée. Je l’avais prise à son propre piège : Dieu contre Satan. Je repris ma marche, sans me retourner. Ce n’était qu’une phrase en l’air mais j’avais tapé dans le mille.

Le corps profané de Sylvie n’était pas une simple provocation.

C’était une déclaration de guerre.

32

IL FAISAIT NUIT quand j’arrivai à Sartuis. Je m’attendais à un bourg jurassien, avec fermes à colombages et clocher de pierre. C’était une ville nouvelle coulée dans le béton. Une voie principale, comme tracée à la scie, coupait le centre. La plupart des blocs étaient des ateliers d’horlogerie, fermés depuis des lustres : les aiguilles de leurs pendules-enseignes, toutes immobiles, en témoignaient.

« Sartuis, pensai-je, la ville où le temps s’est arrêté. »

Je connaissais l’histoire de la région. Depuis le début du xxe siècle, le haut Doubs avait connu un essor économique sous le signe de l’horlogerie et de la mécanisation. Tous les espoirs étaient permis. Jusqu’à construire, dans les années cinquante, une ville comme Sartuis. Mais le rêve avait fait long feu. La concurrence asiatique et la révolution du quartz avaient cassé les pattes aux grands espoirs jurassiens.

Je tombai sur la place centrale, où l’architecture était plus traditionnelle. Avant la fièvre des montres, il y avait donc eu un vrai village, avec ses ruelles, son église, sa place du marché... Pas l’ombre d’un hôtel. L’obscurité et le silence enveloppaient tout. Seuls les réverbères perçaient les ténèbres. Aucune vitrine, aucun phare ne leur répondait. Ces taches de lumière étaient pires que la nuit et le froid. Les clous du cercueil qui se refermait sur moi.

Je roulai encore et croisai la gendarmerie. J’eus une pensée pour Sarrazin. Il allait s’assurer que je ne traînais pas mes Sebago ici. Peut-être même viendrait-il en personne et vérifierait en priorité les hôtels...

Je braquai et retournai vers la place.

L’église était un assemblage de blocs de granit au clocher carré. Je me glissai dans la ruelle qui longeait la muraille. Un bâtiment en retrait jouxtait l’édifice, au fond d’un potager bien peigné. Un presbytère à l’ancienne, aux murs couverts de lierre et au toit d’ardoises. Dans l’alignement, une autre construction, plus récente, le prolongeait, s’ouvrant sur un terrain de basket.

Je me garai, attrapai mon sac puis marchai vers le portail. Le ciel était clair, les étoiles impassibles. Mes pas crissaient sur le gravier. Il régnait ici une solitude absolue.

Je sonnai à la grille du jardin puis, sans attendre qu’on vienne m’ouvrir, traversai les plantations en rajustant mon manteau. J’allais frapper à la porte quand elle s’ouvrit avec humeur. Un athlète sur le retour se tenait sur le seuil. Soixante ans, le cheveu blanc clairsemé, il portait un maillot Lacoste bombé sur sa bedaine et un pantalon de velours informe. Le visage était frappé d’une expression d’étonnement contrarié. La main droite tenait la poignée, la gauche une serviette de table.

— Monsieur le curé ?

L’homme acquiesça. Je ressortis le mensonge du journaliste. Ce n’était pas le moment de l’effaroucher.

— Enchanté, répliqua-t-il en dégainant un sourire de circonstance, le suis le père Mariotte. Si c’est pour une interview, revenez demain matin, à la paroisse. Je...

— Non, mon père. Je viens simplement vous demander l’hospitalité pour la nuit.

Le sourire disparut :

— L’hospitalité ?

— J’ai aperçu votre annexe.

— C’est pour mon équipe de foot. Rien n’est prêt. C’est...

— Je ne cherche pas le confort.

J’ajoutai, avec une nuance de perversité :

— Quand j’étais au séminaire, on m’a souvent répété qu’un bon prêtre laisse toujours sa porte ouverte.

— Vous... vous avez été au séminaire ?

— À Rome, dans les années quatre-vingt-dix.

— Eh bien, si c’est comme ça, je... entrez.

Il recula afin de me céder le passage.

— Avec un tel nom, j’étais certain que vous pourriez m’héberger.

Le prêtre ne parut pas saisir mon allusion à la chaîne d’hôtels américaine. C’était un curé à l’ancienne. Le genre coupé du monde, qui tient ses ouailles, sa chorale et son équipe de foot d’une même poigne, en dehors de tout.

— Suivez-moi. (Il s’engagea dans le corridor.) Je vous préviens, c’est plutôt rudimentaire.

Croisant la salle à manger, il ne put retenir un grognement à la vue de son dîner qui refroidissait. Au bout de quelques pas, il manipula un lourd trousseau de clés, fixé à sa ceinture, et déverrouilla une porte de chêne puis une autre, en métal, portant un sigle « coupe-feu ».

Mariotte alluma une rampe de néons puis avança d’un pas ferme. Dans le couloir, j’aperçus, à droite, des douches collectives, d’où émanaient de forts effluves d’eau de Javel. Au fond, une porte vitrée, qui devait donner sur le terrain de basket.

Il entra dans la pièce de gauche et actionna un commutateur. On devinait deux rangées de cinq lits, face à face. Chacun était entouré d’un rideau soutenu par un portique. La pièce évoquait une série d’isoloirs un jour de vote.

— C’est parfait, dis-je avec engouement.

— Vous n’êtes pas difficile, marmonna Mariotte.

Il ouvrit un des rideaux et révéla un lit enfoui sous une couette jaune. Sur le mur, un crucifix de bois était fixé. Je n’aurais pu rêver meilleure planque. Silence, simplicité, discrétion... Le prêtre frappa énergiquement dans ses mains :

— Bon, eh bien, je vous laisse vous installer. La porte vitrée au fond est toujours ouverte. Si vous voulez sortir, c’est très pratique. Quant à moi, je...

Il s’arrêta en pleine phrase, réalisant la situation. Il proposa, à reculons :

— Vous... vous voulez peut-être partager mon dîner ?

— Avec plaisir.

Dans le corridor, je remarquai une cellule de contreplaqué sombre, séparée en deux compartiments.

— C’est un confessionnal ?

— Vous voyez bien.

— Il n’y en a pas dans l’église ?

— Celui-là, c’est pour les urgences.

— Quelles urgences ?

— Si quelqu’un éprouve le besoin, disons, irrépressible de se confesser, il entre par la porte du fond et sonne. Je viens l’écouter.

(Il ajouta, d’un ton cinglant :) Comme vous dites : « Un bon prêtre laisse toujours sa porte ouverte. »

— Les gens d’ici sont si croyants ?

Il eut un geste vague puis repartit au pas de charge :

— Vous venez ou quoi ?

Dans la salle à manger, Mariotte empoigna la casserole posée sur la table.

— Évidemment, tout est froid.

— Vous avez un micro-ondes ?

Il me fusilla du regard :

— Pourquoi pas un lance-roquettes ? Attendez-moi. Je réchauffe tout ça à feu doux et je reviens. Prenez une assiette et des couverts dans le buffet.

J’installai ma place. Je savourais l’atmosphère de cette maison. Une odeur de bois ciré se mêlait aux parfums du plat cuisiné. Une chaudière ronronnait, dans un coin de la pièce. Les murs ne comportaient rien d’autre qu’un crucifix et un calendrier représentant la Vierge Marie. Tout était simple, naturel, et pourtant, ce confort paraissait être le fruit d’une attention minutieuse.

— Goûtez-moi ça, clama Mariotte, en posant de nouveau la casserole sur la table. Pâtes aux cailles et aux morilles. Spécialité de la maison !

Il avait retrouvé sa bonne humeur. Je l’observai mieux. Il avait des yeux clairs, amicaux, cernés de mille ridules dans un visage rose. Ses cheveux rares lui faisaient une gaze blanche sur le sommet du crâne, qu’il ne cessait de rabattre.

— Le secret, chuchota-t-il, c’est la coriandre. Quelques pincées au dernier moment et... pffttt ! Les autres saveurs se réveillent d’un coup !

Il remplit nos assiettes, avec précaution, comme un voleur trie les bijoux de son butin. Il y eut quelques minutes de silence, occupées seulement à savourer. Ses pâtes étaient délicieuses. Le goût de seigle, l’âpreté des morilles, la fraîcheur des herbes créaient des alliances contradictoires, une amertume réjouissante.

Enfin, le prêtre reprit la parole, alignant les sujets généraux. Sa paroisse agonisante, la ville moribonde, l’hiver qui s’annonçait précoce. Son accent était sans équivoque : il taillait dans les phrases à grands coups de consonnes gutturales. Mais un sujet le préoccupait :

— Vos pneus ne sont pas équipés ? Il faut que vous y pensiez.

J’approuvai, la bouche pleine.

— Des contacts. (Il brandit sa fourchette.) Il vous faut des pneus « contact » !

Au fromage, il attaqua un autre cheval de bataille : le salut des jeunes par le sport. Je profitai d’une faille — entre roquefort et bleu de Bresse — pour passer au sujet de mon « reportage ». Sylvie Simonis.

— Je la connaissais à peine, éluda aussitôt Mariotte.

— Elle ne venait pas à la messe ?

— Si. Bien sûr.

— Elle était pratiquante ?

— Trop.

— Comment cela ?

Mariotte s’essuya la bouche puis but une gorgée de vin rouge. Il conservait son sourire mais je sentais maintenant, au fond de lui, une tension cachée.

— À la limite du fanatisme. Elle croyait au retour aux sources.

— La messe en latin, ce genre de traditions ?

— Selon elle, il aurait fallu plutôt la dire en grec !

— En grec ?

— Comme je vous le dis, mon vieux ! Elle était passionnée par les premiers siècles de l’ère chrétienne. Les balbutiements de notre Église. Elle vénérait des saints et des martyrs obscurs. Je ne connaissais même pas leurs noms !

Je regrettais de ne pas avoir connu Sylvie Simonis. Nous aurions eu des choses à nous dire. Ce profil de chrétienne passionnée pouvait constituer un mobile : le tueur, apôtre de Satan, avait choisi une catholique dure et pure.

— Que pensez-vous de sa mort ?

— Vous ne m’emmènerez pas sur ce terrain, jeune homme. Je ne veux pas évoquer cette tragédie.

— Elle a eu un enterrement religieux ?

— Évidemment.

— Vous lui avez accordé votre bénédiction ?

— Et pourquoi pas ?

— On a parlé de suicide…

Il eut un rire forcé :

— Je ne sais rien sur cette catastrophe mais il y a une chose dont je suis sûr, c’est qu’il ne s’agit pas d’un suicide. (Il but une nouvelle rasade, le coude en l’air.) Ça, non !

Je changeai de cap en douceur :

— Vous étiez déjà ici quand Manon, la petite fille, a été tuée ?

Ses yeux s’ouvrirent, se dilatèrent, puis ses sourcils se froncèrent ; toute cette mécanique exprimait l’arrivée de la colère :

— Mon petit, je vous offre l’hospitalité. Je partage avec vous ma table. Alors, ne cherchez pas à me tirer les vers du nez !

— Excusez-moi. Je compte réaliser un important reportage sur Sartuis et ce double fait divers. Je ne peux m’empêcher de poser des questions. (J’attrapai le plateau de fruits, près de moi.) Un dessert ?

Il cueillit une clémentine. Après un bref silence, il bougonna :

— Vous n’apprendrez rien sur le meurtre de Manon. C’est un mystère total.

— Que pensez-vous de l’hypothèse de l’infanticide ?

— Une bêtise parmi d’autres. Peut-être la plus grotesque.

— Vous vous souvenez de la réaction de Sylvie ? Vous l’avez soutenue ?

— Elle a préféré se retirer dans un monastère.

— Quel monastère ?

— Notre-Dame-de-Bienfaisance.

J’aurais dû y penser moi-même. La fondation offrait un refuge spirituel aux personnes en deuil. Marilyne s’était bien foutue de moi. En réalité, elle connaissait parfaitement Sylvie, qui avait séjourné à Bienfaisance en 1988.

Des points se reliaient. Le tueur, pour son sacrifice satanique, avait choisi Sylvie Simonis parce qu’elle était une chrétienne fervente. Il avait placé son corps sur le terrain de Notre-Dame-de-Bienfaisance, un site chrétien. Le mobile pouvait être une forme de profanation. Mais quelle connexion avec le meurtre de l’enfant ? Le meurtrier de la mère était-il aussi celui de la fille ?

— Sylvie Simonis, repris-je : elle est enterrée à Sartuis ?

— Oui.

— Et Manon ?

— Non. À l’époque, sa mère a voulu éviter le tapage, les médias, tout ça.

— Où est la tombe ?

— De l’autre côté de la frontière, au Locle. Vous ne prenez plus rien ?

— Merci, répondis-je. Je vais vous abandonner. Je suis épuisé.

Mariotte ouvrait son fruit, séparant les quartiers de ses gros doigts rouges :

— Vous connaissez le chemin.

33

— T’ES BIEN INSTALLÉ ?

Foucault ne cachait pas son hilarité. Je regardais mes pieds dépassant du lit, les rideaux face à moi, formant des compartiments, les photos d’alpinistes accrochées aux murs.

— Confort, répondis-je dans le combiné. Qu’est-ce qui s’est passé aujourd’hui ?

— On a serré le Rom. L’affaire du Perreux. La bijoutière assassinée.

— Il a avoué ?

— Il nous a presque remerciés de l’embarquer. Le mec était terrifié par le fantôme de la victime.

— Larfaoui ?

— Rien. On est en plein sur le territoire des Stups et...

— Oublie Larfaoui. J’ai d’autres trucs pour toi.

Je lui résumai la situation. L’enquête de Luc dans le Jura, l’assassinat de Sylvie Simonis, le soupçon sataniste qui planait.

— Qu’est-ce que je peux faire ?

— Lancer une recherche sur des meurtres de même type, dans la région du Jura mais aussi dans toute la France.

Je précisai les principales caractéristiques du rituel, en ajoutant :

— J’ai pu récupérer le rapport d’autopsie. Je l’envoie demain matin à Svendsen. Tu pourras y jeter un œil. Ta culture criminelle va s’enrichir.

— Je fourre ces données dans le SALVAC ?

Le Système d’Analyse des Liens de la Violence Associés aux Crimes était un nouveau système informatique recensant les meurtres commis sur le sol français. Une imitation du fameux VTCAP américain. Mais le dispositif était embryonnaire.

— Oui, fis-je. Mais envoie surtout un message interne à tous les services de police et de gendarmerie de France, en évitant les casernes de Franche-Comté. Pour cette région, appelle le SRPJ de Besançon. Je ne veux pas que les gendarmes apprennent qu’on est dans la danse.

— O.K. C’est tout ?

— Non. Renseigne-toi aussi sur les éleveurs d’insectes du coin.

— Quel coin ?

Allongé sur mon lit d’adolescent, j’attrapai mon guide :

— Toute la Franche-Comté : Haute-Saône, Jura, Doubs, Territoire de Belfort. Tant que tu y es, appelle aussi les Suisses. On cherche un entomologiste. Peut-être spécialisé sur l’Afrique. Étends tes investigations aux amateurs éclairés, aux passionnés du dimanche...

Silence : Foucault prenait des notes.

— Ensuite ?

— Tu listes les labos de chimie de la région. Vois aussi si tu peux mettre la main sur des botanistes. Des spécialistes des champignons, des mousses, des lichens. Encore une fois, les pros et les amateurs.

Je cherchais un suspect qui soit tout cela à la fois. Mon espoir était que ces informations se recoupent en un seul nom. Je continuai :

— Renseigne-toi aussi sur un monastère, devenu une fondation.

J’épelai le nom de Notre-Dame-de-Bienfaisance et donnai l’adresse exacte.

— Sur le meurtre en lui-même, reprit Foucault, il n’y a rien de plus précis ? Des PV d’audition ? Une enquête de proximité ?

— Les gendarmes ont tout ça mais je peux te dire que je ne suis pas le bienvenu.

— Et tu es sûr que Luc s’intéressait à cette histoire ?

Pas une seule personne n’avait reconnu sa photographie. Pas une seule fois, je n’avais croisé sa trace. Pourtant, je répondis :

— Certain. Fonce. Et pas un mot au bureau. On se rappelle demain.

Je composai le numéro d’Éric Svendsen. En quelques phrases, je répétai les faits. Le Suédois paraissait sceptique à l’idée que Valleret ait réussi à pratiquer une autopsie professionnelle.

— J’ai le rapport, répondis-je. Et des trucs à faire analyser. Je t’expédie l’ensemble demain matin.

— Par la poste ?

— Par le train.

Je parcourus les horaires de TGV que je m’étais procurés par téléphone.

— Je donne le dossier au conducteur du TGV 2014, qui part de Besançon à 7 h 53. Il sera à Paris à 12 h 10. Va sur le quai, gare de l’Est, pour le récupérer. Je veux ton avis. Savoir comment le tueur a obtenu un tel résultat.

Histoire de le stimuler, j’ajoutai :

— Et n’hésite pas à prendre conseil.

— Tu plaisantes ou quoi ?

— Attends de voir le rapport. Tu auras besoin d’un entomologiste. Et d’un botaniste. Je t’envoie un scarabée, un insecte prédateur d’origine africaine, et un échantillon du lichen luminescent dont le tueur a tapissé la cage thoracique de la victime.

— Chaud, le truc.

— Chaud bouillant. Le salopard maîtrise lui-même toutes ces connaissances. Tu reprends tout à zéro. Imagine la moindre de ses manipulations. Chaque étape de son rituel. Je veux le discours de sa méthode, tu piges ?

— D’accord, je...

— Sois à la gare demain matin.

En raccrochant, je pris conscience du mugissement du vent qui s’engouffrait dans le chambranle de la fenêtre. Le châssis sifflait comme une bouilloire. J’avais choisi un des lits de la rangée de droite et ouvert les rideaux du voisin, afin de poser mon sac et son dangereux chargement.

Malgré ma fatigue, je me décidai pour une prière. Je m’agenouillai au pied du lit, le long des voiles tendus. Un « Notre Père ». La plus simple, la plus lumineuse des prières. Le bâton avec lequel j’avais sillonné mon propre chemin. Ce « Notre Père », c’était mes genoux épuisés des premières messes, où l’impatience d’aller jouer précipitait mes mots. La grande immersion de Saint-Michel-de-Sèze, quand j’avais découvert la profondeur de ma foi. La litanie zélée, musclée, du futur prêtre galvanisé par les cloches de Rome. Puis l’appel au secours, en Afrique, cerné par l’odeur des cadavres et les crissements de machette. C’était enfin la prière du flic, prononcée au hasard des églises rencontrées, pour me laver de mes propres crimes.

Notre père qui es aux cieux,

Que ton nom soit sanctifié...

Un bruit strident retentit dans le couloir.

Je sursautai et tendis l’oreille. Rien. Je baissai les yeux : je tenais déjà mon 9 mm. Le réflexe avait été plus rapide que ma conscience. J’écoutai encore. Rien. Je songeai à une sirène d’alarme. Une alerte d’incendie.

À l’instant où mon corps se détendait, la dissonance reprit, longue, grinçante, obstinée. Je bondis vers la porte. Le temps que je l’ouvre, le silence était revenu, encore une fois. Je me postai sur le seuil et lançai un regard dans le couloir. Personne en vue. À gauche, la porte coupe-feu du presbytère. À droite, la porte vitrée du dehors. Tout était immobile.

Mon attention se fixa sur la cellule de bois, à quelques mètres de l’issue de secours. Je compris ce que je venais d’entendre. La sonnerie du confessionnal. Le rideau d’un des compartiments oscillait.

Le père Mariotte devait ronfler comme une masse. Je glissai mon HK dans mon dos et marchai lentement vers le box. À cinq mètres je m’arrêtai. Une lueur verdâtre traversait le rideau. Je songeai à attraper de nouveau mon flingue mais me raisonnai. Je repris ma marche en silence.

J’attrapai le rideau et l’écartai violemment.

La cellule était vide.

Mais une inscription barrait la cloison du fond.

D’instinct, je reconnus la matière stigmatisée sur le bois noir.

Le lichen luminescent qui tapissait les chairs pourries de Sylvie Simonis.

L’inscription disait :

JE T’ATTENDAIS.

34

L’APPÂT FRÉMISSAIT à la surface de l’eau.

Je suivis des yeux le fil et aperçus, entre les feuillages, l’extrémité de la canne à pêche. Je me souvins qu’on appelait cette partie effilée la « soie » ; cela ajoutait encore à la légèreté de la scène. Le nylon brillait dans la lumière matinale — il était à peine dix heures.

Après la sinistre découverte de l’inscription, j’avais effectué un tour complet du presbytère et de son annexe : personne. J’avais réveillé Mariotte qui n’avait formulé qu’une réplique : « Du vandalisme. Du simple vandalisme. » Je n’avais eu aucun mal à le persuader de ne pas appeler les gendarmes. Selon lui, ce n’était pas le premier acte de malveillance contre sa paroisse.

J’avais proposé de nettoyer le « graffiti ». Mariotte était reparti se coucher sans se faire prier et j’avais effectué, en toute tranquillité, des prélèvements du lichen tout frais, après avoir photographié la scène. à mesure que mon flash numérique éclaboussait ce « je t’attendais », ma certitude s’affermissait : cette phrase s’adressait à moi.

Impossible de dormir. J’avais allumé mon Mac portable et consigné par écrit les faits depuis mon arrivée. Bon moyen pour éviter de cogiter encore sur celui qui avait inscrit ces lettres dans le confessionnal. J’intégrai les images shootées et scannai les documents que je possédais : le rapport de Valleret, le plan de la région, sur lequel j’indiquais maintenant chaque lieu et chaque personnage visité, les notes de Plinkh...

À six heures du matin, dans le bureau du presbytère, j’avais dégoté une photocopieuse. J’avais effectué deux reproductions du rapport d’autopsie, l’une destinée à Foucault, l’autre à Svendsen, puis j’avais préparé le colis du Suédois — mes échantillons luminescents, le scarabée, le lichen trouvé sur le corps de Sylvie.

J’hésitais à envoyer aussi le crucifix — un banal objet liturgique, plutôt de mauvaise fabrication. Je décidai de le garder. J’avais procédé moi-même au relevé d’empreintes : rien, évidemment. Quant au sang coagulé, j’en avais ajouté un sachet « pour analyses » à Svendsen.

À six heures trente du matin, j’étais de nouveau sur la route, direction Besançon. Je refoulais toujours mes questions qui ne possédaient pas la queue d’une réponse. Sept heures et des poussières, gare de Besançon, à attendre le conducteur de « mon » train. Cette technique de transport m’avait été inspirée par les photographes-reporters croisés au Rwanda : ils donnaient leurs films aux pilotes ou stewards des vols réguliers.

Ensuite, j’avais pris le temps de boire un café à la brasserie de la gare. Je me sentais mieux — l’air, le froid, la lumière. Puis j’étais reparti en direction des montagnes, en quête de Jean-Claude Chopard, le correspondant du Courrier du Jura. J’avais hâte d’attaquer l’autre versant de mon enquête : le meurtre de Manon Simonis, survenu douze ans plus tôt.

— Monsieur Chopard ?

Les herbes bougèrent. Un homme en tenue de camouflage apparut, dans l’eau jusqu’aux genoux. Il portait des cuissardes vert olive et une salopette de même teinte, barrée de bretelles. Son visage était caché par une casquette de base-ball, couleur kaki. Ses voisins m’avaient prévenu : le samedi matin, « Chopard tâtait la truite ». Je m’approchai, courbé parmi les feuillages.

— Monsieur Chopard ? répétai-je à voix basse.

Le pêcheur me lança un regard furieux. Il lâcha d’une main sa canne, plantée dans son aine, puis agita les doigts. D’abord son index et son majeur, en ciseau, puis la main fermée, devant la bouche. Je ne comprenais rien.

— Vous êtes bien Jean-Claude Chopard ?

De sa main fibre, il balaya l’air, un geste qui signifiait : « Laisse tomber. » Il releva sa canne, effectua une série de moulinets rapides, puis avança vers la berge, écartant branches et feuilles. Quand je fis mine de l’aider, il ignora mon bras et se hissa sur la terre ferme, s’accrochant aux roseaux. Il portait à la taille deux paniers de métal, vides. Ruisselant, il demanda d’une voix grasse :

— Vous parlez pas le langage des signes ?

— Non.

— Je l’ai appris dans un centre pour sourds-muets. Un reportage, près de Belfort. (Il se racla la gorge puis soupira :) Si je vous dis « pêche », qu’est-ce que vous me répondez ?

— Matinal. Solitaire.

— Ouais. Et aussi silencieux. (Il détacha ses paniers.) Voyez c’que je veux dire ?

— Excusez-moi.

L’homme marmonna une phrase inintelligible et baissa ses cuissardes. Il les ôta d’un seul mouvement, fit sauter les boucles de ses bretelles et jaillit hors de sa salopette, tel un énorme papillon de sa chrysalide. Dessous, il portait une chemise hawaïenne et un pantalon de treillis. Aux pieds, des Nike flambant neuves.

J’allumai une cigarette. Il me regarda d’un sale œil :

— Tu sais pas que c’est mauvais pour la santé ?

— Jamais entendu parler.

Il coinça une Gitane maïs au coin de ses lèvres :

— Moi non plus.

Je lui allumai sa clope et flairai le phénomène. La soixantaine, massif, des cheveux gris lui sortaient de la casquette comme de la paille. Sa barbe de trois jours évoquait de la limaille de fer et même ses oreilles étaient poilues. Un vrai porc-épic, embusqué dans ses propres poils. Le visage était carré, surmonté de grosses lunettes. Un menton en galoche lui donnait un air revêche, à la Popeye.

— Vous êtes bien Jean-Claude Chopard ?

Il ôta sa casquette et dessina un huit dans l’air :

— Pour te servir. Et toi, t’es qui ?

— Mathieu Durey, journaliste.

Il éclata de rire. Tirant une malle en fer planquée dans les buissons, il y fourra ses bottes, sa salopette, ses paniers.

— Mon garçon, si tu veux vendre ta salade, va falloir changer de baratin.

— Pardon ?

— Trente ans de faits divers, ça te dit quelque chose ? Je flaire le flic à dix kilomètres. Alors, si t’as des questions, tu joues franc jeu, pigé ?

L’accent du journaliste ne ressemblait pas à celui de Mariotte. C’étaient les mêmes syllabes gutturales, hachées, mais sans la lenteur du prêtre. Je me demandai si j’avais perdu mon don du camouflage :

— O.K, admis-je. Je suis de la Brigade Criminelle de Paris.

— À la bonne heure. T’es là pour les Simonis ?

Je fis oui de la tête.

— Mission officielle ?

— Officieuse.

— T’as rien à foutre là, quoi.

Il plongea dans sa malle et en extirpa une bouteille jaunâtre.

— Tu veux goûter mon petit « vin de dessert » ?

— Je ne vois pas le dessert.

Il rit à nouveau. Dans son autre main, il tenait deux verres, qu’il fit claquer comme des castagnettes :

— Je t’écoute, fit-il, en remplissant les verres posés dans l’herbe.

Je résumai la situation : l’enquête de Luc, son suicide, les indices qui m’avaient amené ici. Mon hypothèse selon laquelle l’enquête Simonis et son acte désespéré étaient liés. En conclusion, je montrai son portrait, pour récolter l’habituel « jamais vu ». Les insectes bourdonnaient dans l’éblouissement du soleil. La journée promettait d’être magnifique.

— Sur la mort de Sylvie, fit-il après une rasade, je peux pas te dire grand-chose. Je couvre pas l’affaire.

— Pourquoi ?

— Retraite anticipée. Au Courrier, ils ont considéré que j’avais fait mon temps. L’affaire Sylvie Simonis est tombée à pic. L’occasion de mettre « Chopard au rancart ».

— Pourquoi cette affaire en particulier ?

— Ils se souvenaient de ma passion pour le premier meurtre. Selon eux, je m’étais trop impliqué. Ils ont préféré envoyer un jeune. Un bleu. Un mec qui ferait pas de vagues.

— Ils voulaient limiter le bruit autour de l’enquête ?

— Comme tu dis. Il ne faut pas salir l’image de la région. C’est politique. J’ai préféré tirer ma révérence.

Je portai le verre à mes lèvres — un vin jaune du Jura. Excellent, mais je n’étais pas d’humeur pour la dégustation.

— Vous avez mené votre propre enquête, non ?

— Pas facile. Impossible d’obtenir la moindre information chez les gendarmes.

— Même vous ?

— Surtout moi. Les vieux gradés, mes potes, sont à la retraite. Une équipe toute neuve est arrivée de Besançon. Des sacrées têtes de cons.

— Comme Stéphane Sarrazin ?

— Le connard en chef.

— Et la famille de Sylvie ? Vous ne l’avez pas interrogée ?

— Sylvie n’avait pas de famille.

— Personne ne m’a parlé de son mari.

— Sylvie était veuve depuis des années. Elle l’était déjà quand Manon a été assassinée.

— Il est mort de quoi ?

Chopard ne répondit pas tout de suite. Il avait posé son verre, déjà vide. Il rangeait soigneusement ses appâts, ses hameçons, ses fils dans les petits tiroirs de sa mallette de pêche. Enfin, il coula un œil sous sa visière :

— Tu veux toute l’histoire, hein ?

— C’est le but de mon voyage.

Le journaliste déposa une série de crochets au fond d’un compartiment :

— Frédéric Simonis s’est tué en voiture, en 1987.

— Un accident ?

— Un accident de Ricard, ouais. Il picolait un max.

Portrait de famille : un mari alcoolique, mort sur la route, une petite fille assassinée dans un puits. Et maintenant, la survivante, horlogère, assassinée de la pire des façons. Rien ne cadrait, hormis l’omniprésence de la mort. Chopard parut sentir mon malaise :

— Frédéric et Sylvie se sont connus à l’école polytechnique de Bienne, dans le canton de Berne. La plus fameuse école d’horlogerie de Suisse. Ils étaient aux antipodes. Lui, fils à papa. Grosse famille du textile, à Besançon. Elle, fille d’un veuf, artisan horloger à Nancy, mort alors qu’elle avait treize ans. Côté talent, c’était pareil. Lui, un bon à rien poussé par ses vieux. Elle, boursière, acharnée, un génie de l’horlogerie. Elle avait la « main d’or », comme on dit ici. Aucun rouage, aucun mécanisme n’avait de secret pour elle.

— Le couple a fonctionné ?

Le pêcheur claqua sa mallette :

— Bizarrement, ouais. Au début, en tout cas. Ils se sont mariés en 80. Ils ont eu Manon, puis le décalage s’est révélé. Frédéric a sombré dans la bibine. Sylvie n’a plus cessé de grimper dans son boulot. Elle bossait dans un atelier, pour Rolex, Cartier, Jaeger-LeCoultre, les plus gros. Elle assemblait des montres inestimables pour des princes arabes, des familles de banquiers... Les deux s’entendaient encore sur leur petite fille. Ils étaient en adoration devant elle. L’os, c’étaient les beaux-parents. Ils ont jamais pu blairer Sylvie. À la mort de Frédéric, ils ont même voulu récupérer Manon. Ils se sont brossés. Malgré leur pognon, ils n’ont rien pu faire. La mère était irréprochable.

— Après la disparition de Manon, pourquoi Sylvie n’a-t-elle pas quitté la région ? L’enquête, les rumeurs, les accusations, les souvenirs : pourquoi n’a-t-elle pas fui tout ça ? Plus rien ne la retenait à Sartuis.

Chopard remplit de nouveau son verre :

— C’est ce que tout le monde attendait. Mais personne ne pouvait l’influencer. En plus, elle venait d’acheter une baraque. Un lieu très connu dans la région. « La maison aux horloges ». Une bâtisse construite par une lignée d’horlogers célèbres. Pour Sylvie, c’était une véritable victoire. Elle s’est mise à son compte, s’est enfermée là-dedans et a trifouillé ses mécanismes. Son ascension a continué. Malgré les drames. Malgré l’hostilité des autres.

— L’hostilité ?

— Sylvie n’a jamais été aimée à Sartuis. Dure, douée, hautaine. Et surtout : étrangère. Elle venait de Lorraine. Quand la région a plongé, dans les années quatre-vingt, elle a cherché du boulot de l’autre côté de la frontière. Aux yeux des autres, c’était une trahison. Sans compter qu’après la mort de la petite, la moitié de la ville pensait qu’elle était coupable. Malgré son alibi.

— Quel était-il ?

— Au moment du meurtre, elle était opérée d’un kyste aux ovaires à l’hôpital de Sartuis.

Chopard se leva, empoigna ses cannes et sa malle. Je lui proposai mon aide. Il me fourra dans les mains ses deux paniers. Je lui emboîtai le pas, le long du sentier :

— À votre avis, les deux meurtres sont liés ?

— Il s’agit de la même affaire. Et c’est le même assassin qui a tué.

— D’après ce que je sais, les méthodes sont plutôt différentes...

— Entre les deux meurtres, quatorze ans se sont écoulés. Ça laisse le temps d’évoluer, non ?

J’accélérai le pas, pour être à sa hauteur :

— Mais quel serait le mobile ? Pourquoi s’acharner sur les Simonis ?

— Ça, mon gars, c’est la clé de l’énigme. En tout cas, impossible de comprendre le meurtre de Sylvie sans étudier celui de Manon.

— Vous pouvez m’aider là-dessus ?

— Tu parles. Pendant une année, j’ai écrit chaque semaine un papier sur l’affaire. J’ai tout gardé.

— Je pourrais les lire ?

— On est partis, mon garçon !

35

Courrier du Jura, 13 novembre 1988.

LA MORT FRAPPE À SARTUIS

Sartuis, la célèbre ville des horlogers du haut Doubs, vient d’être frappée par un drame ignoble. Aux environs de dix-neuf heures, hier, le 12 novembre 1988, le corps de Manon Simonis, huit ans, a été découvert au fond d’un puits de dispersion, près de la station d’épuration de la ville. Selon le procureur de la République de Besançon (Doubs), la piste criminelle ne fait aucun doute.

À 16 h 30, comme chaque jour, Martine Scotto est allée chercher Manon à la sortie de son école. L’enfant et sa nourrice se sont rendues à pied à la cité des Corolles, domicile de Mme Scotto, aux abords de Sartuis. Il était 17 heures. Après avoir pris son goûter, Manon est redescendue dans l’aire de jeux de la cité, sous les fenêtres de l’appartement. Quelques minutes plus tard, Martine Scotto a voulu vérifier que la petite fille jouait bien avec ses camarades. Elle n’était pas là. Personne ne l’avait vue.

La nourrice s’est aussitôt lancée à sa recherche, dans les escaliers, les caves, puis le parking, situé cent mètres plus haut, sur le versant de la colline. Personne. 17 h 30. Martine Scotto a prévenu les gendarmes.

Nouvelles recherches, alors que la nuit tombait. Les gendarmes ont d’abord couvert un rayon de cinq cents mètres. 18 h 30. Deux escouades sont arrivées en renfort de Morteau. Les fouilles se sont étendues à un kilomètre à la ronde. Des volontaires civils ont rejoint les troupes en uniforme.

À 19 h 20, sous une pluie battante, le corps de Manon a été découvert, dans un des puits de la station d’épuration, au nord de la ville, près du calvaire de Rozé. Le site n’est qu’à sept cents mètres de la cité des Corolles. Selon les premières constatations, la profondeur du puits est de cinq mètres et l’eau ne remplit que la moitié du boyau. Mais l’enfant n’avait aucune chance, le puits étant trop étroit pour nager et l’eau glacée mortelle. Quand les sauveteurs ont remonté Manon, ses pupilles étaient fixes, son cœur ne battait plus. La température centrale de son corps était descendue en dessous de 25 degrés. Tout était fini.

Le procureur de la République s’est refusé à tout commentaire. Nous savons que, cette nuit même, Martine Scotto a été interrogée dans les locaux de la gendarmerie de Sartuis. Ce matin, les services de recherche de la gendarmerie poursuivaient leur étude de la scène de crime.

Aujourd’hui, toute la région est sous le choc. Chacun pense à un autre meurtre, tout aussi abject, perpétré non loin du Jura, il y a quatre ans : celui de Grégory Villemin. Un crime qui n’a jamais été élucidé. Comment accepter qu’une telle abomination se répète, et toujours dans nos montagnes ? Malgré le silence du procureur, il semblerait que les gendarmes disposent de pistes sérieuses. Le magistrat a promis de livrer un nouveau communiqué dans les heures à venir. Nous ne pouvons qu’espérer des résultats rapides. Que l’ignominie, à défaut d’être réparée, soit au moins châtiée !

Je levai les yeux de l’écran — Chopard avait numérisé ses articles. Près d’une centaine de bulletins couvraient la période de novembre 88 à décembre 89. J’avais déjà survolé une fois l’ensemble et je me concentrais maintenant sur les grands virages de l’enquête.

J’allumai une Camel. Le journaliste m’avait autorisé à fumer dans son antre, au premier étage. Un bureau tapissé de sapines, où une bibliothèque croulait sous les cartons, les piles de livres, les liasses de journaux. Il y avait aussi une table lumineuse, enfouie sous des planches de diapositives. La caverne d’un journaliste de faits divers, toujours en retard d’un livre ou d’un dossier.

Je me levai et ouvris la fenêtre pour ne pas empuantir la pièce. La maison de Chopard était un pavillon sans fioriture, aux murs de ciment, percés de pavés de verre. Une terrasse, couverte d’une toile goudronnée, surplombait la route, à gauche, et s’ouvrait, à droite, sur un jardin en pagaille : piscine de plastique dégonflée, pneus crevés, chaises pliantes jonchaient les herbes hautes.

Je laissai la fenêtre ouverte et plongeai de nouveau dans l’affaire.

Courrier du Jura, 14 novembre 1988.

AFFAIRE SIMONIS :

L’ENQUÊTE S’ORGANISE.

Face à la cruauté du meurtre de Manon Simonis, en quelques heures, Sartuis s’est transformée en forteresse militaire. Hier, 13 novembre, trois nouvelles escouades de gendarmes sont arrivées de Besançon et de Pontarlier. L’après-midi, le procureur de la République a annoncé qu’un juge d’instruction était saisi, Gilbert de Witt, et qu’un chef d’enquête était nommé, le commandant Jean-Pierre Lamberton, du Service de Recherches de Morteau. « Deux hommes d’expérience, qui ont déjà fait leurs preuves dans nos départements », a-t-il précisé.

Pourtant, le communiqué du magistrat a tourné court. Aucune information nouvelle sur l’enquête. Rien sur le rapport d’autopsie. Rien sur les témoins entendus. Le procureur n’a pas précisé non plus les hypothèses privilégiées par les gendarmes. On ne peut que louer cette discrétion. Pourtant, les habitants de Sartuis ont le droit de savoir.

Au Courrier du Jura, nous menons notre propre enquête. Nous avons appris que Sylvie Simonis, ayant subi une opération bénigne, a quitté l’hôpital hier matin. Nul ne sait où elle s’est installée depuis — sa maison reste vide. Par ailleurs, le témoignage de Martine Scotto n’a rien donné. Le mystère est total : pourquoi personne n’a vu Manon dans l’aire de jeux ? Est-elle sortie par une autre issue ? Comment, et avec qui s’est-elle rendue jusqu’au site d’épuration ? Manon était une enfant farouche, qui n’aurait jamais suivi un étranger. Voilà pourquoi les gendarmes se concentrent plutôt sur l’entourage de l’enfant.

D’autres énigmes persistent. Comme l’absence d’empreintes de pas ou de pneus sur le site d’épuration. Ou la cause exacte de la mort de Manon. Selon les sauveteurs, le décès par hydrocution est plus probable qu’une noyade. Mais pourquoi les autorités ne nous donnent-elles aucune précision ? Pourquoi ce silence à propos du rapport d’autopsie ? Gendarmes et magistrats doivent cesser ce black-out !

Dans les articles suivants, Chopard devenait le porte-parole d’une population impatiente. Les enquêteurs conservaient le silence. Au point que Chopard avait du mal à remplir son bulletin hebdomadaire. Selon lui, les gendarmes n’avaient simplement rien à dire. Ce meurtre était une pure énigme, sans logique ni explication, sans faille ni mobile.

Pourtant, dix jours après les faits, le 22 novembre, Chopard dénichait un scoop :

UN CORBEAU

DANS L’AFFAIRE SIMONIS !

Malgré la discrétion des enquêteurs, nous sommes parvenus à découvrir un fait décisif dans l’affaire Simonis : avant le meurtre, un corbeau menaçait la famille !

Depuis le premier jour, un fait étonne. Pourquoi les gendarmes, lors des premières recherches, ont-ils eu l’idée de sonder un puits qui était — l’enquête l’a démontré — scellé par un couvercle de métal ? C’est tout simple : ils avaient été prévenus. À dix-huit heures, ce jour-là, Sylvie Simonis a reçu un appel à l’hôpital ainsi que ses beaux-parents, à Besançon. Ces appels désignaient un « puits », où le corps de Manon pourrait être retrouvé, et faisaient suite, nous le savons maintenant, à une longue série d’appels téléphoniques. Depuis un mois, Sylvie et ses beaux-parents subissaient les assauts répétés d’un corbeau.

D’après nos renseignements, la « voix » qui appelait était déformée, sans doute à l’aide d’un gadget qui permet de transformer le timbre vocal. Plusieurs entreprises de la région fabriquent ce genre de jouets. Les gendarmes ont interrogé les membres des trois usines qui produisent ce type de produits. Pour une raison que nous ignorons, les enquêteurs semblent penser que le corbeau n’a pas acheté ce filtre, mais l’a pris à sa source, chez un de ces grossistes.

La piste d’un rôdeur ou d’un tueur de passage est donc définitivement écartée. Il y a eu revendication. Il s’agit d’un acte de pure malfaisance, visant la famille Simonis. Plus que jamais, les gendarmes se concentrent sur l’entourage de Sylvie et de son enfant. Un de leurs proches travaille-t-il dans une de ces manufactures ? Les enquêteurs vont-ils organiser des tests de voix « déformées », afin de confondre le meurtrier ? Cette piste paraît être une des plus solides aujourd’hui.

J’allumai une nouvelle cigarette. Les ressemblances avec l’affaire Grégory étaient incroyables. À croire que le tueur de Sartuis s’était inspiré de l’affaire de Lépanges.

Je fis défiler les chroniques. Les gendarmes s’étaient concentrés sur le problème de la voix. Ils avaient essayé des modèles de machines, organisé des séances d’enregistrement, avec des proches des Simonis. Ils avaient soumis ces tests à Sylvie et ses beaux-parents. Aucune des voix ne rappelait celle du Corbeau.

Début décembre, l’affaire avait subitement rebondi.

Courrier du Jura, 3 décembre 1988.

AFFAIRE SIMONIS :

UN SUSPECT ARRÊTÉ !

Un coup de tonnerre s’est produit, avant-hier, dans le dossier Simonis. Nous n’en avons été informés que cette nuit car les événements se sont déroulés en Suisse. Le 1er décembre, à 19 heures, un homme a été interpellé à son domicile par la police helvétique. Richard Moraz, 42 ans, artisan horloger chez Moschel, au Locle, dans le canton de Neuchâtel.

Selon nos informations, des soupçons pèsent sur l’horloger depuis deux semaines. Son interpellation, sur le territoire helvétique, posait d’évidentes difficultés juridiques. Nos deux gouvernements se sont entendus pour organiser l’inculpation de l’homme et Gilbert de Witt, juge d’instruction, escorté par les gendarmes de Sartuis, a commencé son interrogatoire, de l’autre côté de la frontière.

Qui est Richard Moraz ? Un collègue de travail de Sylvie Simonis, qui n’a jamais accepté la promotion de Sylvie à ses dépens, en septembre dernier. Cette déception coïncide, exactement, avec le début des appels anonymes...

Un tel mobile — la jalousie professionnelle — paraît insuffisant pour expliquer le meurtre. Mais il y a un autre indice : Delphine Moraz, l’épouse de Richard, est salariée des entreprises Lammerie, qui fabriquent justement des transformateurs de voix.

Nous avons découvert, au Courrier du Jura, deux autres faits. Le premier : Richard Moraz n’est pas un inconnu des services de la police fédérale suisse. En 1983, alors qu’il enseignait à l’école d’horlogerie de Lausanne, l’artisan a été accusé de détournement de mineure. Le second : Moraz ne possède pas d’alibi pour l’heure et le jour du meurtre. À dix-sept heures, le 12 novembre, il se trouvait dans sa voiture, sur la route de son domicile.

Ces éléments ne font pas de l’horloger un coupable. Et Moraz n’appartient pas au cercle des proches qui auraient pu convaincre Manon de le suivre vers le site d’épuration. Physiquement, l’artisan est un colosse de plus de cent kilos qui n’a rien de rassurant. Certains murmurent qu’il aurait pu bénéficier de la complicité de sa femme. Le « tueur » serait-il un couple ?

Si Gilbert de Witt n’obtient pas d’aveux, il devra libérer le suspect. Dans tous les cas, le juge et le commandant Lamberton feraient bien de stopper leur stratégie du silence. En étant plus explicites, ils pourraient apaiser les esprits et réduire les soupçons. À Sartuis, la température monte chaque jour un peu plus !

Peu après, Richard Moraz avait été libéré. Son dossier d’accusation était si léger qu’un courant d’air l’aurait fait passer sous la porte. La ville des horlogers avait de nouveau plongé. Les rumeurs continuaient, les opinions se multipliaient. Et Chopard brodait sur cette atmosphère délétère.

À l’approche de Noël, la situation s’était apaisée. Les journaux locaux espaçaient leurs articles. Chopard lui-même se lassait de sa chronique. L’affaire Simonis s’éteignait à petit feu.

Au début de l’année suivante, pourtant, nouveau coup de théâtre. Je relus l’article du 14 janvier 1989.

AFFAIRE SIMONIS :

L’ASSASSIN AVOUE !

La nouvelle est tombée hier soir. Sartuis est sous le choc. Avant-hier après-midi, 12 janvier 1989, les gendarmes ont placé en garde à vue un nouveau suspect. Celui-ci a avoué le meurtre de Manon Simonis.

Âgé de 31 ans, originaire de la région de Metz, Patrick Cazeviel est un habitué des services de police. Il a déjà purgé deux peines de prison, respectivement de trois et quatre années, pour cambriolages et voies de fait. Comment les gendarmes de Sartuis sont-ils tombés sur cet homme violent, asocial, à la réputation sulfureuse ? C’est tout simple : Cazeviel est un ami d’enfance de Sylvie Simonis.

Pupille de l’Etat, il a séjourné, à l’âge de douze ans, dans un foyer d’accueil de Nancy : c’est là-bas qu’il a connu Sylvie, de trois ans sa cadette. Malgré leurs différences de caractère et d’ambitions, les deux adolescents étaient inséparables — et sans doute Cazeviel n’a-t-il jamais oublié sa passion d’adolescence. Lorsque Sylvie a obtenu sa bourse et commencé ses études d’horlogerie, Cazeviel a été arrêté pour la première fois. Leurs chemins se sont séparés. Sylvie a épousé Frédéric Simonis puis a accouché d’une petite fille.

Ainsi, le meurtre abominable prend peut-être sa source dans une histoire d’amour. Que s’est-il passé l’automne dernier ? Sylvie Simonis et Patrick Cazeviel se sont-ils revus ? Ce dernier a peut-être été éconduit. Il aurait voulu se venger en détruisant le fruit du mariage de Sylvie. Est-ce lui qui harcelait la famille de ses appels anonymes ?

Pour l’heure, le juge et les gendarmes n’ont apporté aucun commentaire : ils se sont contentés d’annoncer l’arrestation de Cazeviel et d’enregistrer ses aveux. Il sera bientôt écroué à la maison d’arrêt de Besançon. À Sartuis, chacun prie pour que cela soit la fin du cauchemar !

Cazeviel avait été libéré deux mois plus tard. Aucune preuve directe n’avait pu être retenue contre lui. En fait, dès la première annonce, quelque chose sonnait faux. Chopard avait brossé une description du suspect : un homme dangereux, solitaire, marginal, mais certainement pas l’assassin de Manon. Abandonné par ses parents à la naissance — « Cazeviel » était le village où il avait été trouvé — et mis sous tutelle de l’administration, il avait été baptisé « Patrick » dans son premier foyer, à Metz. Au fil des centres sociaux et des familles d’accueil, les termes qui revenaient à son sujet étaient : instable, indiscipliné, violent. Mais aussi : vif, brillant, volontaire... C’était ainsi qu’il avait pu accéder au foyer de Nancy, d’un bon niveau scolaire, où il avait rencontré Sylvie.

Sa part obscure avait ensuite pris le dessus. Casses, violences, arrestations... Malgré ses séjours en taule et ses boulots nomades (on le retrouvait tour à tour bûcheron, couvreur, forain), il n’avait jamais perdu de vue Sylvie. Les deux orphelins étaient liés par un pacte, une solidarité d’enfants perdus.

À la mort de Frédéric Simonis, en 1986, Cazeviel avait-il tenté sa chance ? Sylvie l’avait-elle repoussé ? Un tel refus aurait pu expliquer la rage de l’homme — et son crime. Mais je n’y croyais pas. Je pensais même que le malfrat avait offert sa protection à Sylvie, ne s’éloignant jamais de Sartuis. Le meurtre de Manon avait dû provoquer chez lui un remords diffus — il n’avait pas su défendre « sa veuve et son orpheline ». Dès lors, pourquoi avouer le meurtre ?

Dans les semaines qui suivirent, les gendarmes s’étaient heurtés à un mur. La perquisition à son domicile n’avait rien donné. Les essais de voix déformée non plus. La reconstitution, en février, avait tourné au fiasco. En mars, le cambrioleur, sur les conseils de son avocat, s’était rétracté. Il avait déclaré que ses aveux étaient faux — il n’avait avoué que sous la pression des gendarmes.

En représailles contre ces derniers, le juge de Witt avait confié l’enquête au SRPJ de Besançon. Les policiers avaient pris le contre-pied des gendarmes. En mai 1989, le commissaire Philippe Setton avait organisé une conférence de presse, violant au passage le fameux black-out, pour annoncer que l’investigation privilégiait désormais la piste de... l’accident. Tollé dans la salle : un accident, avec la plaque qui avait été descellée ? Avec le Corbeau qui révélait que le corps de Manon était dans un puits ? Setton n’en démordit pas. Selon certains indices, disait-il, on pouvait imaginer un jeu entre enfants. Un jeu qui aurait mal tourné.

L’hypothèse résolvait deux énigmes : l’apparente docilité de Manon à prendre le chemin du site et l’absence de traces sur la terre verglacée, liée au faible poids des protagonistes — des enfants. Mais surtout, cette piste ouvrait un champ de suspects auxquels personne n’avait pensé : les gosses présents ce soir-là dans l’aire de jeux de la cité.

Les flics se concentrèrent sur Thomas Longhini, 13 ans, un garçon plus âgé que Manon, qui était son « meilleur ami ». Chaque soir, l’adolescent la retrouvait au pied de l’immeuble des Corolles. Et ce soir-là ?

Interrogé une première fois, le 20 mai 1989, à la mairie de Sartuis, Thomas avait été relâché. Puis convoqué une seconde fois, début juin, au SRPJ de Besançon avant d’être entendu par le juge de Witt et un magistrat pour mineurs, au TGI. Il avait été placé en garde à vue, sous les conditions drastiques prévues en cas de détention de mineur.

La version officielle était tombée. Thomas Longhini soupçonné d’homicide involontaire. Il avait joué avec Manon, sur le site d’épuration, prenant des risques inconsidérés. La petite fille était tombée par accident. Philippe Setton avait expliqué tout cela aux médias. En conclusion, il avait dû admettre que l’adolescent n’avait pas avoué. « Pas encore », avait-il répété, soutenant le regard des journalistes.

Deux jours plus tard, Thomas Longhini était libéré et les policiers conspués pour leurs méthodes et leur précipitation. Les gendarmes eux-mêmes avaient pris parti pour l’adolescent. Ils avaient pointé l’absurdité du raisonnement policier, insistant sur les menaces téléphoniques. Si Manon Simonis était morte dans un accident, qui avait revendiqué le meurtre avant qu’il ne soit rendu public ? Qui menaçait Sylvie Simonis depuis des mois ?

La piste Longhini fut le dernier acte du dossier. En septembre 89, Jean-Claude Chopard avait cessé d’écrire sur le sujet. Pour tous, l’affaire Manon Simonis était classée — et non résolue.

Je frottai mes paupières endolories. Je n’étais pas sûr d’avoir appris grand-chose. Et il me manquait toujours la pièce essentielle. Pas l’ombre d’une corrélation entre ce fait divers glauque et le meurtre de Sylvie Simonis, commis quatorze ans plus tard.

Pourtant, j’éprouvais le sentiment confus que quelque chose était « passé » pendant ma lecture. Un message subliminal que je n’avais pas su lire. Les enquêteurs, gendarmes ou flics, tous ceux qui avaient approché ce meurtre, avaient dû éprouver le même malaise. La vérité était là, sous notre nez. Il y avait une logique, une structure souterraine, derrière cette affaire, et personne n’avait trouvé la juste distance pour la décrypter.

Une voix résonna dans l’escalier, provenant du rez-de-chaussée :

— T’endors pas sur ma prose. Apéritif !

36

CHOPARD M’ATTENDAIT sur la terrasse, face à un barbecue fumant — de belles truites rosées crépitaient sur les braises. Je me souvenais de ses paniers vides. Le briscard éclata de rire, comme s’il pouvait voir mon expression dans son dos :

— Je viens de les acheter au restaurant d’à côté. C’est ce que je fais à chaque fois.

Il désigna une table de plastique, entourée de chaises de jardin. Le couvert était mis : nappe en papier, assiettes en carton, gobelets et couverts en plastique. J’étais soulagé par un tel service : aucun risque de grincements de métal.

— Sers-toi. Les munitions sont à l’ombre, sous la table.

Je trouvai une bouteille de Ricard et du chablis. J’optai pour le blanc et allumai une Camel.

— Assieds-toi. C’est prêt dans une minute.

Je m’installai. Le soleil nappait chaque objet d’une fine pellicule de chaleur. Je fermai les yeux et tentai de reprendre mes esprits. Les milliers de mots que je venais de lire flottaient dans ma tête.

— Alors, qu’est-ce que t’en penses ?

Chopard déposa une truite croustillante dans mon assiette, agrémentée de frites surgelées.

— Belle prose.

— Déconne pas. Quel est ton sentiment ?

— Vous tirez parfois à la ligne.

Il leva ses couverts géants, assortis au barbecue :

— Je faisais avec ce qu’on me donnait ! Les gendarmes étaient obsédés par le secret. La vérité, c’est qu’ils avaient rien. Que dalle. Ils ont jamais rien eu...

Il fit tomber une truite dans son assiette et s’installa en face de moi :

— Mais l’enquête : qu’est-ce que t’en penses ? Ton avis de flic m’intéresse.

— J’ai vu passer quelque chose. Mais je ne sais pas quoi.

Chopard frappa le dos de sa main droite dans sa paume gauche :

— C’est ça ! Exactement ça ! (Il se pencha vers moi, après avoir vidé son verre.) Il y a une brume... Une brume de culpabilité, qui flotte sur toute cette histoire.

— Le coupable serait un des trois suspects ?

— Les trois, à mon avis.

— Quoi ?

— C’est mon intuition. J’ai approché chacun des lascars. J’ai même pu en interroger deux, à ma sauce. Je peux te certifier un truc : ils étaient pas nets.

— Vous voulez dire qu’ils auraient commis le meurtre... ensemble ?

Il engloutit une lamelle de chair blanche :

— J’ai pas dit ça. Au fond, je suis même pas sûr qu’un des trois ait fait le coup.

— J’ai du mal à vous suivre.

— Mange, ça va être froid. (Il remplit son verre et le vida en un coup de coude.) Y avait chez chacun d’eux une part de responsabilité. Une sorte de... pourcentage de culpabilité. Disons : trente pour cent. À eux trois, ils formaient l’assassin idéal.

Je goûtai le poisson : délicieux.

— Je ne comprends pas.

— Ça t’est jamais arrivé dans une enquête ? La culpabilité plane sur chaque suspect, mais ne se fixe jamais. Et même quand t’as découvert le vrai meurtrier, l’ombre ne quitte pas les autres...

— Tous les jours. Mais mon boulot est justement de m’en tenir aux faits. D’arrêter celui qui a tenu l’arme. Revenons au meurtre de Manon. Si vous deviez choisir un coupable, ça serait lequel ?

Chopard remplit encore nos gobelets. Il avait déjà vidé son assiette. Il dit :

— Thomas Longhini, l’adolescent.

— Pourquoi ?

— Il était le seul que la petite aurait suivi. Manon se méfiait des adultes. Et je les imagine bien, tous les deux, ce soir-là, filer à l’anglaise, main dans la main. Passer par l’issue de secours ou la cave.

— Vous rejoignez donc la théorie du SRPJ ?

— Le jeu qu’aurait mal tourné ? Je suis pas sûr... Mais Thomas a sa part de responsabilité, c’est clair.

— Si c’est un crime classique, quel serait le mobile de l’adolescent ?

— Qui sait ce qui se passe dans la tête d’un môme ?

— Vous l’avez interrogé ?

— Non. Après sa libération, ses parents ont quitté Sartuis. Le gosse était chamboulé.

— Les flics l’avaient secoué ?

— Setton, le commissaire, n’était pas un tendre.

— Aujourd’hui, vous savez où se trouve Thomas ?

— Non. Je crois même que la famille a changé de nom.

Je bus une nouvelle gorgée. La nausée se précisait :

— Les deux autres, Moraz et Cazeviel, vous savez où je peux les trouver ?

— Moraz n’a pas bougé. Il est resté au Locle. Cazeviel est dans le coin, lui aussi. Il s’occupe d’un centre aéré, près de Morteau. Je sortis mon bloc et griffonnai leurs coordonnées.

— Et les autres ? Les enquêteurs de l’époque ? Il y a moyen de les rencontrer ?

— Non. Setton est devenu préfet, quelque part en France. De Witt est mort.

J’attrapai mon paquet de Camel pour faire passer le goût du vin.

— Et Lamberton ?

— En train de mourir d’un cancer de la gorge. À Jean-Minjoz, l’hôpital de Besançon.

Chopard remplit à nouveau mon verre puis tendit son briquet pour allumer ma cigarette. La tête me tournait :

— Les beaux-parents ?

— Ils sont installés en Suisse romande. Inutile de les appeler. Je me suis déjà cassé les dents. Ils ne veulent plus entendre parler de cette histoire.

— Dernière question, à propos de Manon : sur la scène de crime, il n’y avait pas de signes de satanisme ?

— Des croix, des trucs comme ça ?

— Ce genre-là, ouais.

Je vidai mon gobelet. En renversant la tête, je partis en arrière. Je me retins à la table, comme à un bastingage. Je crus que j’allais vomir sur mes chaussures.

— Personne n’en a jamais parlé. (Chopard se pencha, intrigué :) T’as une piste ?

— Non. Et sur le meurtre de Sylvie, vous avez votre idée ?

Il remplit encore une fois nos verres.

— Je te l’ai déjà dit : c’est le même tueur.

— Mais quel serait le mobile ?

— Une vengeance, qui s’applique à quatorze ans de distance.

— Une vengeance pour quoi ?

— C’est la clé de l’énigme. C’est ça qu’il faut chercher.

— Pourquoi avoir attendu tant d’années pour frapper à nouveau ?

— À toi de trouver la réponse. T’es bien ici pour ça, non ?

Je fis un mouvement incertain et crus de nouveau perdre l’équilibre. Tout devenait spongieux, instable, oscillant. J’avalai une bouchée de poisson pour enrayer la sensation d’ivresse.

— Longhini pourrait donc être aussi le tueur de Sylvie ?

— Réfléchis un peu. Pourquoi tant de différence entre les deux meurtres ? Parce que le tueur a changé. Sa pulsion criminelle a mûri. En 1988, Thomas Longhini avait quatorze ans. Il en a vingt-huit aujourd’hui. Pour un meurtrier, c’est l’âge crucial. La période où la pulsion criminelle explose. La première fois, c’était peut-être un accident, lié au sadisme d’un jeu. La deuxième fois, c’est un meurtre, perpétré avec la froideur de la maturité.

— Où est-il aujourd’hui ?

— Je te dis qu’on n’en sait rien. Et il sera pas facile à débusquer. Il a changé de nom, il vit ailleurs.

Le soleil avait disparu. Le rendez-vous était terminé. Je me levai, vacillant :

— Vous pourriez m’imprimer vos articles ?

— Déjà fait, mon gars. J’en ai une série toute prête.

Il bondit de sa chaise et disparut dans la maison. Je fixai les reflets de ciel gris sur les pavés de verre qui surplombaient la terrasse : les surfaces dépolies oscillaient comme des vagues.

— Voilà !

Chopard m’apporta une liasse reliée par une bouclette noire. À l’intérieur, était glissée une enveloppe kraft. Je m’appuyai contre la balustrade. Mon cerveau et mes tripes me semblaient baigner dans l’alcool, façon coq au vin.

— Je t’ai mis aussi un jeu de photos. Archives personnelles.

Je le remerciai, feuilletant les documents. Un glou-glou me fit lever les yeux :

— Tu vas pas partir avant le coup du curé !

37

JE M’ARRETAI dans une clairière, à quelques kilomètres, et respirai l’air glacé. J’attrapai le dossier de Chopard et fis glisser l’enveloppe kraft dans ma main. Les premières photos se chargèrent de me dégriser complètement.

L’émersion de Manon. Des clichés pris dans l’urgence, cadrés de travers, fixés par le flash. L’anorak rose, le métal du brancard, la couverture de survie, une main blanche. Un autre cliché. Un portrait de Manon, vivante. Elle souriait à l’objectif. Un petit visage ovale. De grands yeux clairs, curieux, avides. Des cheveux blonds, presque blancs. Une beauté spectrale, fragile, comme surexposée par la clarté des cils et des sourcils.

La photo suivante représentait Sylvie Simonis. Elle était aussi brune que sa fille était blonde. Et d’une beauté singulière. Des sourcils touffus à la Frida Kahlo. Une bouche large, ourlée, sensuelle. Un teint mat, cadré par une coiffure à l’indienne. Seuls les yeux étaient clairs. Deux bulles d’eau bleutée, comme prisonnières des glaces. Curieusement, la petite fille semblait plus âgée que sa mère. Les deux êtres ne se ressemblaient pas du tout.

Je levai les yeux. À quatorze heures, le soleil reculait déjà. L’ombre se refermait sur la forêt. Il était temps d’organiser mon enquête. J’attrapai mon cellulaire.

— Svendsen ? Durey. T’as pu jeter un œil sur le dossier ?

— Magique. Ton affaire est magique.

— Arrête de déconner. Tu as trouvé quelque chose ?

— Valleret a fait du bon boulot, admit-il. Surtout sur le plan des bestioles. Il s’est fait aider, non ?

— Un mec du nom de Plinkh, spécialiste de l’entomologie légale. Tu connais ?

— Non, mais c’est bien vu. Le tueur joue avec la chronologie de la mort. Terrifiant, et en même temps virtuose !

— Mais encore ?

— J’ai commencé à lister les acides qu’il pourrait avoir utilisés.

— Des produits difficiles d’accès ?

— Non. Hosto ou laboratoire chimique. Je ne parle pas seulement d’un labo de recherche, mais de n’importe quelle unité de production, tous domaines confondus : des crèmes glacées pour enfants aux peintures industrielles...

J’avais demandé à Foucault de recenser les laboratoires de la région, mais seulement dans le domaine de la recherche. Il fallait élargir le champ.

— Selon toi, c’est un chimiste ?

— Ou un touche-à-tout passionné. Chimie. Entomologie. Botanique.

— Dis-moi quelque chose que je ne sais pas déjà.

— J’aurais préféré un vrai corps, avec de vraies blessures ! J’ai mis plusieurs collègues sur le coup, selon leur spécialité. On est tous au taquet. À mon niveau, j’ai repéré une erreur de Valleret.

— Quelle erreur ?

— La langue. Pour moi, il s’est gouré.

— Quoi, la langue ?

— Il ne t’a pas dit qu’elle était sectionnée ?

J’étouffai un juron. Non seulement il ne m’en avait pas parlé, mais je n’avais pas lu le rapport avec assez d’attention. Je maugréai, cherchant mes clopes :

— Continue.

— Selon Valleret, la victime s’est elle-même coupé l’organe, sous le bâillon.

— Tu n’es pas d’accord ?

— Non. Ce serait assez compliqué à t’expliquer mais d’après le volume de sang dans la gorge, il est exclu que la victime se soit blessée elle-même. Soit l’assassin l’a coupée lui-même quand elle était vivante et a cautérisé la plaie, soit, c’est le plus probable, il a pratiqué l’ablation post mortem. À mon avis, c’est la seule blessure provoquée après le décès. Le mec n’a pas fait ça pour le plaisir. C’est un message. Ou un trophée. Il voulait l’organe.

Une référence directe à la parole ou au mensonge. Une allusion à Satan ? L’évangile selon Saint-Jean : « Il n’y a pas de vérité en lui. Lorsqu’il profère le mensonge, il puise dans son propre bien parce qu’il est menteur et père du mensonge. » Je demandai :

— Et le lichen ?

— Là, Valleret n’a rien foutu. Il aurait dû envoyer un échantillon aux spécialistes de...

— C’est ce que tu as fait ?

— Tout le monde est sur le coup, je te dis. On se démène, mon vieux.

— Tes spécialistes, ils n’ont encore rien dit ?

— À priori, on trouve ça sous la terre, dans l’obscurité des grottes. Mais il faut procéder à des analyses.

Une intuition. La plante luminescente jouait un rôle précis. Elle devait faire la clarté sur l’œuvre du tueur. C’était un projecteur naturel sur la cage thoracique soulevée de larves, rongée de pourriture... Une lumière venue des profondeurs. Un autre nom du diable était « Lucifer », en latin « le porteur de lumière ».

À cet instant j’eus un flash.

Le corps de Sylvie Simonis était, symboliquement, constellé de noms.

Les noms du diable.

Belzébuth, le Seigneur des mouches.

Satan, le Maître du mensonge.

Lucifer, le Prince de la lumière.

Une sorte de trinité marquait le cadavre.

Une trinité inversée — celle du Malin.

Le symbole grossier du crucifix n’était qu’un indice pour déchiffrer les signes plus sophistiqués du corps lui-même. Mon tueur ne se prenait pas seulement pour un serviteur du diable. Il représentait, à lui seul, toutes les figures consacrées de la Bête. Svendsen me parlait encore :

— Ho, tu m’écoutes ?

— Excuse-moi. Tu disais ?

— J’ai fait des agrandissements des morsures. Ces trucs-là me travaillent.

— Qu’est-ce que tu peux en dire ?

— Pour l’instant, rien.

— Super.

— Et toi ? Où tu es exactement ? Qu’est-ce que tu fous ?

— Je te rappelle.

Svendsen avait dû me parler du scarabée mais je n’avais rien entendu. Cette omniprésence du diable me plongeait dans un malaise indéfinissable. Quelque chose qui dépassait le dégoût habituel des meurtres. Une Camel à la rescousse, et le numéro de Foucault :

— J’ai lu le dossier, c’est dingue, dit-il tout de suite.

— T’as lancé la recherche, à l’échelle nationale ?

— Un message interne. J’ai aussi consulté le SALVAC et passé des coups de fil.

— Quelque chose est sorti ?

— Rien. Mais si le tueur a déjà frappé, ça sortira. Sa méthode est plutôt... originale.

— T’as raison. Les éleveurs d’insectes ?

— C’est dans les tuyaux.

— Les labos ?

— Idem. Ça prendra quelques heures.

— Contacte Svendsen. Il te donnera une liste plus large de sites chimiques.

— On est pas arrivés, Mat, je...

— Notre-Dame-de-Bienfaisance ?

— J’ai l’histoire du monastère. Rien à signaler. Aujourd’hui, c’est un refuge pour des missionnaires qui...

— Tu n’as rien d’autre ?

— Pour l’instant, non. Je...

— Ce que je t’ai demandé, ce n’est pas de consulter Internet. Arrache-toi, merde !

— Mais...

— Tu te rappelles l’unital6 ? L’association à qui Luc a envoyé des e-mails. Vois s’ils n’ont pas un lien avec Bienfaisance.

— D’accord, c’est tout ?

— Non. J’ai un autre truc à te demander, plus compliqué.

— Tu me rassures.

Je résumai l’histoire de Thomas Longhini. Quatorze ans, accusé d’homicide involontaire en janvier 1989. Mis en examen par le juge de Witt, interrogé par le SRPJ de Besançon, puis relâché. J’expliquai le changement de nom, l’absence totale de piste.

— Coton, ton truc.

— Foucault, je le répéterai pas. Tu bosses pas aux télécoms. Fais-toi aider par les autres. Et trouve-moi quelque chose !

Le flic grommela une réponse puis revint aux civilités :

— Et toi ? Ça va ? Tu avances ?

Je scrutai autour de moi la forêt rouge qui sombrait dans les ténèbres. J’avais toujours l’estomac au bord des lèvres et des fantômes plein la tête.

— Non, murmurai-je, ça ne va pas. Mais c’est le signe que j’avance dans la bonne direction.

Je raccrochai et tournai la clé de contact. Les sapinières, les collines nues, les nuages bas se mirent en mouvement. Une neige diaphane saupoudrait l’atmosphère. J’empruntai la rocade et longeai les cités colorées qui cernaient Sartuis.

Je remarquai des bâtiments de crépi blanc aux volets bordeaux. La cité des Corolles. Là où Manon avait disparu, un soir de novembre 1988. Je ne ralentis pas mais, à travers mes vitres, je sentis le froid, la solitude de ces édifices sur lesquels l’hiver rabotait déjà les jours.

Au bout d’un kilomètre, des bunkers de béton apparurent, en contrebas de la route, enfouis sous les mélèzes. Ralentissant, je distinguai des canalisations, des tuyaux coudés, des bassins rectangulaires.

Le site d’épuration.

Le lieu du crime.

Je cherchai un renfoncement pour me garer. Je saisis dans mon sac ma torche électrique, mon appareil numérique et me mis en marche. Il n’y avait pas de sentier. Les roches, qui saillaient parmi les fougères, étaient d’un rouge funeste, maculées de mousses verdâtres. Je plongeai dans les broussailles.

Au bas de la pente, les herbes, les lierres, les ronces se livraient à un vrai festin de pierre. Sous les sapins, je suivis les tuyaux. L’odeur de résine montait en force. À chaque mouvement pour écarter les branches, des étincelles vertes éclataient devant mes yeux. Au-dessus de moi, la neige continuait à tournoyer, claire, immatérielle.

Je tombai sur un premier puits, puis un second. J’avais toujours imaginé des cercles de ciment. En fait, ils étaient rectangulaires — des gouffres à angles droits. Lequel avait été la tombe de Manon ? Je suivis encore les conduits. Le vent était tombé. Une expression marine me vint à l’esprit : calme blanc.

Je n’éprouvais rien. Ni peur, ni répulsion. Juste le sentiment d’une page tournée. Le site ne vibrait plus d’aucune résonance, comme certaines scènes de crime où il est encore possible d’imaginer le meurtre, de ressentir son onde de choc. Je me penchai au-dessus d’un des puisards. Je me forçai à visualiser Manon, ses cheveux flottant sur la surface noire, sa doudoune rose gonflée d’eau. Je ne vis rien. Je regardai ma montre — 14 h 30. Je pris quelques photos, pour la forme, puis tournai les talons et m’orientai vers la pente.

À ce moment, j’entendis un rire.

Une image jaillit, fulgurante, près d’un puits. Des mains saisissent l’anorak rose. Le rire léger fuse. Ce n’est pas une vision-éclair. Plutôt une révélation sourde, qui force à plisser les yeux, à tendre l’oreille. Je me concentre, guettant une nouvelle image. Rien. Je vais repartir quand soudain, un nouveau flash me cueille. Des mains poussent l’anorak. Eclat furtif. Frottement acrylique sur la pierre. Cri absorbé par l’abîme.

Je tombai dans les ronces. Le lieu n’était pas vidé de son horreur. L’empreinte du meurtre était là. Il ne s’agissait pas d’un phénomène paranormal. Plutôt la capacité de l’imaginaire à se projeter dans le cercle d’une scène violente, à la décrypter, à l’appréhender à un autre niveau de conscience.

Je me relevai et essayai d’appeler encore ces fragments. Impossible. Chaque tentative les éloignait un peu plus, exactement comme un rêve qui au réveil ne cesse de s’estomper à mesure qu’on fouille sa mémoire. Je rebroussai chemin, parmi les branches et les épines. Le sol paraissait s’enfoncer sous mes pas. Il était temps de franchir la frontière.

38

SUR LE SEUIL, un pupitre indiquait : « choucroute à vingt francs, bière à volonté ! » le poussai les portes, façon saloon, de la Ferme Zidder. Le restaurant tout en bois évoquait la cale d’un navire. Même pénombre, même humidité. Aux relents de bière s’ajoutaient les effluves de tabac froid et de choucroute rance. La salle était vide. Les tables portaient encore les vestiges des repas achevés.

Les voisins de Richard Moraz m’avaient signalé que ce dernier déjeunait, chaque samedi, dans ce restaurant bavarois. Mais i