Russie, 1880. Anna Karénine, est une jeune femme de la haute société de Saint-Pétersbourg. Elle est mariée à Alexis Karénine un haut fonctionnaire de l'administration impériale, un personnage austère et orgueilleux. Ils ont un garçon de huit ans, Serge. Anna se rend à Moscou chez son frère Stiva Oblonski. En descendant du train, elle croise le comte Vronski, venu à la rencontre de sa mère. Elle tombe amoureuse de Vronski, cet officier brillant, mais frivole. Ce n'est tout d'abord qu'un éclair, et la joie de retrouver son mari et son fils lui font croire que ce sera un vertige sans lendemain. Mais lors d'un voyage en train, quand Vronski la rejoint et lui déclare son amour, Anna réalise que la frayeur mêlée de bonheur qu'elle ressent à cet instant va changer son existence. Anna lutte contre cette passion. Elle finit pourtant par s'abandonner avec un bonheur coupable au courant qui la porte vers ce jeune officier. Puis Anna tombe enceinte. Se sentant coupable et profondément déprimée par sa faute, elle décide d'avouer son infidélité à son mari…

Cette magnifique et tragique histoire d'amour s'inscrit dans un vaste tableau de la société russe contemporaine. En parallèle, Tolstoï brosse le portrait de deux autres couples: Kitty et Lévine, Daria et Oblonski. Il y évoque les différentes facettes de l'émancipation de la femme, et dresse un tableau critique de la Russie de la fin du XIXe siècle.

Léon Tolstoï

Anna Karénine Tome II

QUATRIÈME PARTIE

«Je me suis réservé à la vengeance.»

dit le Seigneur.

I

Les Karénine continuèrent à vivre sous le même toit, à se rencontrer chaque jour, et à rester complètement étrangers l’un à l’autre. Alexis Alexandrovitch se faisait un devoir d’éviter les commentaires des domestiques en se montrant avec sa femme, mais il dînait rarement chez lui. Wronsky ne paraissait jamais: Anna le rencontrait au dehors, et son mari le savait.

Tous les trois souffraient d’une situation qui eût été intolérable si chacun d’eux ne l’avait jugée transitoire. Alexis Alexandrovitch s’attendait à voir cette belle passion prendre fin, comme toute chose en ce monde, avant que son honneur fût ostensiblement entaché; Anna, la cause de tout le mal, et sur qui les conséquences en pesaient le plus cruellement, n’acceptait sa position que dans la conviction d’un dénouement prochain. Quant à Wronsky, il avait fini par croire comme elle.

Vers le milieu de l’hiver, Wronsky eut une semaine ennuyeuse à traverser. Il fut chargé de montrer Pétersbourg à un prince étranger, et cet honneur, que lui valurent son irréprochable tenue et sa connaissance des langues étrangères, lui parut fastidieux. Le prince voulait être à même de répondre aux questions qui lui seraient adressées au retour sur son voyage, et profiter cependant de tous les plaisirs spécialement russes. Il fallait donc l’instruire le matin et l’amuser le soir. Or ce prince jouissait d’une santé exceptionnelle, même pour un prince, et il était arrivé, grâce à des soins minutieusement hygiéniques de sa personne, à supporter des fatigues excessives, tout en restant frais comme un grand concombre hollandais, vert et luisant. Il avait beaucoup voyagé, et l’avantage incontestable qu’il reconnaissait aux facilités de communication modernes, était de pouvoir s’amuser de façons variées. En Espagne, il avait donné des sérénades, courtisé des Espagnoles, et joué de la mandoline; en Suisse, il avait chassé le chamois; en Angleterre, sauté des haies en habit rouge et parié de tuer 200 faisans; en Turquie, il avait pénétré dans un harem; aux Indes, il s’était promené sur des éléphants, et maintenant il tenait à connaître les plaisirs de la Russie.

Wronsky, en sa qualité de maître des cérémonies, organisa, non sans peine, le programme des divertissements; c’étaient les blinis [1], les courses de trotteurs, la chasse à l’ours, les parties de troïka, les Bohémiennes, les réunions intimes dans lesquelles on lançait au plafond des plateaux chargés de vaisselle. Le prince s’assimilait ces divers plaisirs avec une rare facilité, et s’étonnait, après avoir tenu une Bohémienne sur ses genoux, et brisé tout ce qui lui tombait sous la main, que l’entrain russe s’arrêtât là. Au fond, ce qui l’amusa le plus, ce furent les actrices françaises, les danseuses et le champagne.

Wronsky connaissait les princes, en général; mais, soit qu’il eût changé dans les derniers temps, soit que l’intimité de celui qu’on le chargeait de divertir fut particulièrement pénible, cette semaine lui sembla cruellement longue. Il éprouva l’impression d’un homme préposé à la garde d’un fou dangereux qui redouterait son malade, et craindrait pour sa propre raison; malgré la réserve officielle où il se retranchait, il rougit plus d’une fois de colère en écoutant les réflexions du prince sur les femmes russes qu’il daigna étudier. Ce qui irritait le plus violemment Wronsky dans ce personnage, c’était de trouver en lui comme un reflet de sa propre individualité, et ce miroir n’avait rien de flatteur. L’image qu’il y voyait était celle d’un homme bien portant, très soigné, fort sot et enchanté de sa personne, d’humeur égale avec ses supérieurs, simple et bon enfant avec ses égaux, froidement bienveillant envers ses inférieurs, mais gardant toujours l’aisance et les façons d’un «gentleman». Wronsky se comportait exactement de même, et s’en était fait un mérite jusque-là; mais comme il jouait auprès du prince un rôle inférieur, ces airs dédaigneux l’exaspérèrent. «Quel sot personnage! Est-il possible que je lui ressemble!» pensait-il. Aussi, au bout de la semaine, fut-il soulagé de quitter ce miroir incommode sur le quai de la gare, où le prince, en partant pour Moscou, lui adressa ses remerciements. Ils revenaient d’une chasse à l’ours, et la nuit s’était passée à donner une brillante représentation de l’audace russe.

II

Wronsky trouva en rentrant chez lui un billet d’Anna: «Je suis malade et malheureuse, écrivait-elle; je ne puis sortir et ne puis me passer plus longtemps de vous voir. Venez ce soir, Alexis Alexandrovitch sera au conseil de sept heures à dix.»

Cette invitation, faite malgré la défense formelle du mari, lui sembla étrange; mais il finit par décider qu’il irait chez Anna.

Depuis le commencement de l’hiver, Wronsky était colonel, et depuis qu’il avait quitté le régiment il vivait seul. Après son déjeuner il s’étendit sur un canapé, et le souvenir des scènes de la veille se lia d’une façon bizarre dans son esprit à celui d’Anna, et d’un paysan qu’il avait rencontré à la chasse; il finit par s’endormir, et, quand il se réveilla, la nuit était venue. Il alluma une bougie avec une impression de terreur qu’il ne put s’expliquer. «Que m’est-il arrivé? qu’ai-je vu de si terrible en rêve?» se demanda-t-il. «Oui, oui, le paysan, un petit homme sale, à barbe ébouriffée, faisait je ne sais quoi courbé en deux, et prononçait en français des mots étranges. Je n’ai rien rêvé d’autre, pourquoi cette épouvante?» Mais, en se rappelant le paysan et ses mots français incompréhensibles, il se sentit frissonner de la tête aux pieds. «Quelle folie!» pensa-t-il en regardant sa montre. Il était plus de huit heures et demie; il appela son domestique, s’habilla rapidement, sortit, et, oubliant complètement son rêve, ne s’inquiéta plus que de son retard.

En approchant de la maison Karénine il regarda encore sa montre, et vit qu’il était neuf heures moins dix. Un coupé attelé de deux chevaux gris était arrêté devant le perron; il reconnut la voiture d’Anna. «Elle vient chez moi», se dit-il, «cela vaut bien mieux. Je déteste cette maison, mais cependant je ne veux pas avoir l’air de me cacher»; et avec le sang-froid d’un homme habitué dès l’enfance à ne pas se gêner, il quitta son traîneau et monta le perron. La porte s’ouvrit, et le suisse, portant un plaid, fit avancer la voiture. Quelque peu observateur que fût Wronsky, la physionomie étonnée du suisse le frappa; il avança cependant et vint presque se heurter à Alexis Alexandrovitch. Un bec de gaz placé à l’entrée du vestibule éclaira en plein sa tête pâle et fatiguée. Il était en chapeau noir, et sa cravate blanche ressortait sous un col de fourrure. Les yeux mornes et ternes de Karénine se fixèrent sur Wronsky; celui-ci salua, et Alexis Alexandrovitch, serrant les livres, leva la main à son chapeau et passa. Wronsky le vit monter en voiture sans se retourner, prendre par la portière le plaid et la lorgnette que lui tendait le suisse, et disparaître.

«Quelle situation!» pensa Wronsky entrant dans l’antichambre les yeux brillants de colère; «si encore il voulait défendre son honneur, je pourrais agir, traduire mes sentiments d’une façon quelconque; mais cette faiblesse et cette lâcheté!… J’ai l’air de venir le tromper, ce que je ne veux pas.»

Depuis l’explication qu’il avait eue avec Anna au jardin Wrede, les idées de Wronsky avaient beaucoup changé; il avait renoncé à des rêves d’ambition incompatibles avec sa situation irrégulière, et ne croyait plus à la possibilité d’une rupture; aussi était-il dominé par les faiblesses de son amie et par ses sentiments pour elle. Quant à Anna, après s’être donnée tout entière, elle n’attendait rien de l’avenir qui ne lui vînt de Wronsky. Celui-ci entendit, en franchissant l’antichambre, des pas qui s’éloignaient, et comprit qu’elle rentrait au salon après s’être tenue aux aguets pour l’attendre. «Non, s’écria-t-elle en le voyant entrer, cela ne peut continuer ainsi!» Et au son de sa propre voix ses yeux se remplirent de larmes.

«Qu’y a-t-il, mon amie?

– Il y a que j’attends, que je suis à la torture depuis deux heures; mais non, je ne veux pas te chercher querelle. Si tu n’es pas venu, c’est que tu as eu quelque empêchement sérieux! Non, je ne te gronderai plus.»

Elle lui posa ses deux mains sur les épaules, et le regarda longtemps de ses yeux profonds et tendres, quoique scrutateurs. Elle le regardait pour tout le temps où elle ne l’avait pas vu, comparant, comme toujours, l’impression du moment aux souvenirs qu’il lui avait laissés, et, comme toujours, sentant que l’imagination l’emportait sur la réalité.

III

«Tu l’as rencontré? demanda-t-elle quand ils furent assis sous la lampe près de la table du salon. C’est ta punition pour être venu si tard.

– Comment cela s’est-il fait? Ne devait-il pas aller au conseil?

– Il y a été, mais il en est revenu pour repartir je ne sais où. Ce n’est rien, n’en parlons plus; dis-moi où tu as été, toujours avec le prince?»

(Elle connaissait les moindres détails de sa vie.)

Il voulut répondre que, n’ayant pas dormi de la nuit, il s’était laissé surprendre par le sommeil, mais la vue de ce visage ému et heureux lui rendit cet aveu pénible, et il s’excusa sur l’obligation de présenter son rapport après le départ du prince.

«C’est fini maintenant? Il est parti?

– Oui, Dieu merci; tu ne saurais croire combien cette semaine m’a paru insupportable.

– Pourquoi? N’avez-vous pas mené la vie qui vous est habituelle, à vous autres jeunes gens? dit-elle en fronçant le sourcil, et prenant, sans regarder Wronsky, un ouvrage au crochet qui se trouvait sur la table.

– J’ai renoncé à cette vie depuis longtemps, répondit-il, cherchant à deviner la cause de la transformation subite de ce beau visage. Je t’avoue, ajouta-t-il en souriant et découvrant ses dents blanches, qu’il m’a été souverainement déplaisant de revoir cette existence, comme dans un miroir.»

Elle lui jeta un coup d’œil peu bienveillant et garda son ouvrage en main, sans y travailler.

«Lise est venue me voir ce matin;… elles viennent encore chez moi, malgré la comtesse Lydie,… et m’a raconté vos nuits athéniennes. Quelle horreur!

– Je voulais dire…

– Que vous êtes odieux, vous autres hommes! Comment pouvez-vous supposer qu’une femme oublie? – dit-elle, s’animant de plus en plus, et dévoilant ainsi, la cause de son irritation, – et surtout une femme qui, comme moi, ne peut connaître de ta vie que ce que tu veux bien lui en dire? Et puis-je savoir si c’est la vérité?

– Anna! ne me crois-tu donc plus? T’ai-je jamais rien caché?

– Tu as raison; mais si tu savais combien je souffre! dit-elle, cherchant à chasser ses craintes jalouses. Je te crois, je te crois; qu’avais-tu voulu me dire?»

Il ne put se le rappeler. Les accès de jalousie d’Anna devenaient fréquents, et quoi qu’il fît pour le dissimuler, ces scènes, preuves d’amour pourtant, le refroidissaient pour elle. Combien de fois ne s’était-il pas répété que le bonheur n’existait pour lui que dans cet amour; et maintenant qu’il se sentait passionnément aimé, comme peut l’être un homme auquel une femme a tout sacrifié, le bonheur semblait plus loin de lui qu’en quittant Moscou.

«Eh bien, dis ce que tu avais à me dire sur le prince, reprit Anna; j’ai chassé le démon (ils appelaient ainsi, entre eux, ses accès de jalousie); tu avais commencé à me raconter quelque chose: En quoi son séjour t’a-t-il été désagréable?

– Il a été insupportable, répondit Wronsky, cherchant à retrouver le fil de sa pensée. Le prince ne gagne pas à être vu de près. Je ne saurais le comparer qu’à un de ces animaux bien nourris qui reçoivent des prix aux expositions, ajouta-t-il d’un air contrarié qui parut intéresser Anna.

– C’est un homme instruit cependant, qui a beaucoup voyagé?

– On dirait qu’il n’est instruit que pour avoir le droit de mépriser l’instruction, comme il méprise du reste tout, excepté les plaisirs matériels.

– Mais ne les aimez-vous pas tous, ces plaisirs? dit Anna avec un regard triste qui le frappa encore.

– Pourquoi le défends-tu ainsi? demanda-t-il en souriant.

– Je ne le défends pas, il m’est trop indifférent pour cela, mais je ne puis m’empêcher de croire que si cette existence t’avait tant déplu, tu aurais pu te dispenser d’aller admirer cette Thérèse en costume d’Ève.

– Voilà le diable qui revient! dit Wronsky attirant vers lui pour la baiser une des mains d’Anna.

– Oui, c’est plus fort que moi! tu ne t’imagines pas ce que j’ai souffert en t’attendant! Je ne crois pas être jalouse au fond; quand tu es là, je te crois; mais quand tu es au loin à mener cette vie incompréhensible pour moi…»

Elle s’éloigna de lui et se prit à travailler fébrilement, en filant avec son crochet des mailles de laine blanche que la lumière de la lampe rendait brillantes.

«Raconte-moi comment tu as rencontré Alexis Alexandrovitch, demanda-t-elle tout à coup d’une voix encore contrainte.

– Nous nous sommes presque heurtés à la porte.

– Et il t’a salué comme cela?» Elle allongea son visage, ferma à demi les yeux, et changea l’expression de sa physionomie à tel point que Wronsky ne put s’empêcher de reconnaître Alexis Alexandrovitch. Il sourit, et Anna se mit à rire, de ce rire frais et sonore qui faisait un de ses grands charmes.

«Je ne le comprends pas, dit Wronsky; j’aurais compris qu’après votre explication à la campagne il eût rompu avec toi et m’eût provoqué en duel, mais comment peut-il supporter la situation actuelle? On voit qu’il souffre.

– Lui? dit-elle avec un sourire ironique… mais il est très heureux.

– Pourquoi nous torturons-nous tous quand tout pourrait s’arranger?

– Cela ne lui convient pas. Oh! que je la connais cette nature, faite de mensonges! Qui donc pourrait, à moins d’être insensible, vivre avec une femme coupable, comme il vit avec moi, lui parler comme il me parle, la tutoyer?»

Et elle imita la manière de dire de son mari: «Toi, ma chère Anna».

«Ce n’est pas un homme, te dis-je: c’est une poupée. Si j’étais à sa place, il y a longtemps que j’aurais déchiré en morceaux une femme comme moi, au lieu de lui dire: «Toi, ma chère Anna»; mais ce n’est pas un homme: c’est une machine ministérielle. Il ne comprend pas qu’il ne m’est plus rien, qu’il est de trop. Non, non, ne parlons pas de lui!

– Tu es injuste, chère amie, dit Wronsky en cherchant à la calmer; mais non, ne parlons plus de lui: parlons de toi, de ta santé; qu’a dit le docteur?»

Elle le regardait avec une gaieté railleuse et aurait volontiers continué à tourner son mari en ridicule, mais il ajouta:

«Tu m’as écrit que tu étais souffrante: cela tient à ton état, je pense? Quand ce sera-t-il?»

Le sourire railleur disparut des lèvres d’Anna et fit place à une expression pleine de tristesse.

«Bientôt, bientôt… Tu dis que notre position est affreuse et qu’il faut en sortir. Si tu savais ce que je donnerais pour pouvoir t’aimer librement! Je ne te fatiguerais plus de ma jalousie; mais bientôt, bientôt, tout changera, et pas comme nous le pensons.»

Elle s’attendrissait sur elle-même, les larmes l’empêchèrent de continuer, et elle posa sa main blanche, dont les bagues brillaient à la lumière de la lampe, sur le bras de Wronsky.

«Je ne comprends pas, dit celui-ci, quoiqu’il comprît fort bien.

– Tu demandes quand ce sera? Bientôt, et je n’y survivrai pas; – elle parlait précipitamment. – Je le sais, je le sais avec certitude. Je mourrai, et je suis très contente de mourir et de vous débarrasser tous les deux de moi.»

Ses larmes coulaient, tandis que Wronsky baisait ses mains et cherchait, en la calmant, à cacher sa propre émotion.

«Il vaut mieux qu’il en soit ainsi, dit-elle en lui serrant vivement la main.

– Mais quelles sottises que tout cela, dit Wronsky en relevant la tête et reprenant son sang-froid. Quelles absurdités!

– Non, je dis vrai.

– Qu’est-ce qui est vrai?

– Que je mourrai. Je l’ai vu en rêve.

– En rêve? – et Wronsky se rappela involontairement le mougik de son cauchemar.

– Oui, en rêve, continua-t-elle; il y a déjà longtemps de cela. Je rêvais que j’entrais en courant dans ma chambre pour y prendre je ne sais quoi; je cherchais, tu sais, comme on cherche en rêve, et dans le coin de ma chambre j’apercevais quelque chose debout.

– Quelle folie! comment crois-tu…?»

Mais elle ne se laissa pas interrompre: ce qu’elle racontait lui semblait trop important.

«Et ce quelque chose se retourne, et je vois un petit mougik, sale, à barbe ébouriffée; je veux me sauver, mais il se penche vers un sac dans lequel il remue un objet.»

Elle fit le geste de quelqu’un fouillant dans un sac; la terreur était peinte sur son visage, et Wronsky, se rappelant son propre rêve, sentit cette même terreur l’envahir.

«Et tout en cherchant il parlait vite, vite, en français, en grasseyant, tu sais: «Il faut le battre, le fer, le broyer, le pétrir». Je cherchai à m’éveiller, mais ne me réveillai qu’en rêve, en me demandant ce que cela signifiait. J’entendis alors quelqu’un me dire: «En couches, vous mourrez en couches, ma petite mère». Et enfin je revins à moi.

– Quelles absurdités! dit Wronsky, dissimulant mal son émotion.

– N’en parlons plus, sonne, je vais faire servir du thé; reste encore, nous n’en avons plus pour longtemps.»

Mais elle s’arrêta, et tout à coup l’horreur et l’effroi disparurent de son visage, qui prit une expression de douceur attentive et sérieuse. Wronsky ne comprit rien d’abord à cette transfiguration soudaine: elle venait de sentir une vie nouvelle s’agiter dans son sein.

IV

Après la rencontre avec Wronsky, Alexis Alexandrovitch, comme c’était son projet, s’était rendu à l’Opéra-Italien; il y entendit deux actes, parla à tous ceux à qui il devait parler, et, en rentrant chez lui, alla droit à sa chambre, après avoir constaté l’absence de tout paletot d’uniforme dans le vestibule.

Contre son habitude, au lieu de se coucher, il marcha de long en large jusqu’à trois heures du matin; la colère le tenait éveillé, car il ne pouvait pardonner à sa femme de n’avoir pas rempli la seule condition qu’il lui eût imposée, celle de ne pas recevoir son amant chez elle. Puisqu’elle n’avait pas tenu compte de cet ordre, il devait la punir, exécuter sa menace, demander le divorce, et lui retirer son fils. Cette menace n’était pas d’une exécution aisée, mais il voulait tenir parole: la comtesse Lydie avait souvent fait allusion à ce moyen de sortir de sa déplorable situation, et le divorce était devenu récemment d’une facilité pratique si perfectionnée qu’Alexis Alexandrovitch entrevoyait la possibilité d’éluder les principales difficultés de forme.

Un malheur ne venant jamais seul, il éprouvait tant d’ennuis relativement à la question soulevée par lui sur les étrangers, qu’il se sentait depuis quelque temps dans un état d’irritation perpétuelle. Il passa la nuit sans dormir, sa colère grandissant toujours, et ce fut avec une véritable exaspération qu’il quitta son lit, s’habilla à la hâte, et se rendit chez Anna aussitôt qu’il la sut levée. Il craignait de perdre l’énergie dont il avait besoin, et ce fut en quelque sorte à deux mains qu’il porta la coupe de ses griefs, afin qu’elle ne débordât pas en route.

Anna, qui croyait connaître à fond son mari, fut saisie en le voyant entrer le front sombre, les yeux tristement fixés devant lui sans la regarder, et les lèvres serrées avec mépris. Jamais elle n’avait vu autant de décision dans son maintien. Il entra sans lui souhaiter le bonjour, et alla droit au secrétaire, dont il ouvrit le tiroir.

«Que vous faut-il? s’écria Anna.

– Les lettres de votre amant.

– Elles ne sont pas là,» dit-elle en fermant le tiroir. Mais il comprit au mouvement qu’elle fit, qu’il avait deviné juste, et, repoussant brutalement sa main, il s’empara du portefeuille dans lequel Anna gardait ses papiers importants; malgré les efforts de celle-ci pour le reprendre, il la tint à distance.

«Asseyez-vous, j’ai besoin de vous parler», dit-il, et il mit le portefeuille sous son bras et le serra si fortement du coude que son épaule en fut soulevée!

Anna le regarda, étonnée et effrayée.

«Ne vous avais-je pas défendu de recevoir votre amant chez vous?

– J’avais besoin de le voir pour…»

Elle s’arrêta, ne trouvant pas d’explication plausible.

«Je n’entre pas dans ces détails, et n’ai aucun désir de savoir pourquoi une femme a besoin de voir son amant.

– Je voulais seulement, dit-elle rougissant et sentant que la grossièreté de son mari lui rendait son audace… Est-il possible que vous ne sentiez pas combien il vous est facile de me blesser?

– On ne blesse qu’un honnête homme ou une honnête femme, mais dire d’un voleur qu’il est un voleur, n’est que la constatation d’un fait.

– Voilà un trait de cruauté que je ne vous connaissais pas.

– Ah, vous trouvez un mari cruel lorsqu’il laisse à sa femme une liberté entière, sous la seule condition de respecter les convenances? Selon vous, c’est de la cruauté?

– C’est pis que cela, c’est de la lâcheté, si vous tenez à le savoir, s’écria Anna avec emportement, et elle se leva pour sortir.

– Non, – cria-t-il d’une voix perçante, la forçant à se rasseoir, et lui prenant le bras; ses grands doigts osseux la serraient si durement qu’un des bracelets d’Anna s’imprima en rouge sur sa peau. – De la lâcheté? cela s’applique à celle qui abandonne son fils et son mari pour un amant, et n’en mange pas moins le pain de ce mari.»

Anna baissa la tête; la justesse de ces paroles l’écrasait; elle n’osa plus, comme la veille, accuser son mari d’être de trop, et elle répondit doucement:

«Vous ne pouvez juger ma position plus sévèrement que je ne la juge moi-même; mais pourquoi me dites-vous cela?

– Pourquoi je vous le dis? continua-t-il avec colère: c’est afin que vous sachiez que, puisque vous ne tenez aucun compte de ma volonté, je vais prendre les mesures nécessaires pour mettre fin à cette situation.

– Bientôt, bientôt, elle se terminera d’elle-même, dit Anna les yeux pleins de larmes à l’idée de cette mort qu’elle sentait prochaine, et maintenant si désirable.

– Plus tôt même que vous et votre amant ne l’aviez imaginé! Ah! vous cherchez la satisfaction des passions sensuelles…

– Alexis Alexandrovitch! C’est, peu généreux, peu convenable de frapper quelqu’un à terre!

– Oh! vous ne pensez jamais qu’à vous; les souffrances de celui qui a été votre mari vous intéressent peu; qu’importe que sa vie soit bouleversée, qu’il souffre…»

Dans son émotion, Alexis Alexandrovitch parlait si vite qu’il bredouillait, et ce bredouillement parut comique à Anna, qui se reprocha cependant aussitôt de pouvoir être sensible au ridicule dans un moment pareil. Pour la première fois, et pendant un instant, elle comprit la souffrance de son mari et le plaignit. Mais que pouvait-elle dire et faire, sinon se taire et baisser la tête? Lui aussi se tut, puis reprit d’une voix sévère, en soulignant des mots qui n’avaient aucune importance spéciale:

«Je suis venu vous dire…»

Elle jeta un regard sur lui, et, se rappelant son bredouillement, se dit: «Non, cet homme aux yeux mornes, si plein de lui-même, ne peut rien sentir, j’ai été le jouet de mon imagination.»

«Je ne puis changer, murmura-t-elle.

– Je suis venu vous prévenir que je partais pour Moscou, et que je ne rentrerai plus dans cette maison; vous apprendrez les résolutions auxquelles je me serai arrêté, par l’avocat qui se chargera des préliminaires du divorce. Mon fils ira chez une de mes parentes, ajouta-t-il, se rappelant avec effort ce qu’il voulait dire relativement à l’enfant.

– Vous prenez Serge pour me faire souffrir, balbutia-t-elle en levant les yeux sur lui; vous ne l’aimez pas, laissez-le-moi!

– C’est vrai, la répulsion que vous m’inspirez rejaillit sur mon fils: mais je le garderai néanmoins. Adieu.»

Il voulut sortir, elle le retint.

«Alexis Alexandrovitch, laissez-moi Serge, dit-elle encore: je ne vous demande que cela; laissez-le jusqu’à ma délivrance…»

Alexis Alexandrovitch rougit, repoussa le bras qui le retenait et partit sans répondre.

V

Le salon de réception de l’avocat célèbre chez lequel se rendit Alexis Alexandrovitch était plein de monde lorsqu’il y entra. Trois dames, l’une vieille, l’autre jeune et la troisième appartenant visiblement à la classe des marchands, y attendaient, ainsi qu’un banquier allemand portant au doigt une grosse bague, un marchand à longue barbe, et un tchinovnick revêtu de son uniforme, avec une décoration au cou; l’attente avait évidemment été longue pour tous.

Deux secrétaires écrivaient en faisant grincer leurs plumes; l’un d’eux tourna la tête d’un air mécontent vers le nouvel arrivé et, sans se lever, lui demanda en clignant des yeux:

«Que désirez-vous?

– Je voudrais parler à M. l’avocat.

– Il est occupé, – répondit sévèrement le secrétaire en désignant avec sa plume ceux qui attendaient déjà; et il se remit à écrire.

– Ne trouvera-t-il un pas moment pour me recevoir? demanda Alexis Alexandrovitch.

– M. l’avocat n’a pas un instant de liberté; il est toujours occupé, veuillez attendre.

– Ayez la bonté de lui passer ma carte», dit Alexis Alexandrovitch avec dignité, voyant que l’incognito était impossible à garder.

Le secrétaire prit la carte, l’examina d’un air mécontent, et sortit.

Alexis Alexandrovitch approuvait en principe la réforme judiciaire, mais critiquait certains détails, autant qu’il était capable de critiquer une institution sanctionnée, par le pouvoir suprême; en toutes choses il admettait l’erreur comme un mal inévitable, auquel on pouvait dans certains cas porter remède; mais la position importante faite aux avocats par cette réforme avait toujours été l’objet de sa désapprobation, et l’accueil qu’on lui faisait ne détruisait pas ses préventions.

«M. l’avocat va venir», dit en rentrant le secrétaire.

Effectivement, au bout de deux minutes, la porte s’ouvrit, et l’avocat parut, escortant un vieux jurisconsulte maigre.

L’avocat était un petit homme chauve, trapu, avec une barbe noire tirant sur le roux, un front bombé, et de gros sourcils clairs. Sa toilette, depuis sa cravate et sa chaîne de montre double, jusqu’au bout de ses bottines vernies, était celle d’un jeune premier. Sa figure était intelligente et vulgaire, sa mise prétentieuse et de mauvais goût.

«Veuillez entrer», dit-il en se tournant vers Alexis Alexandrovitch, et, le faisant passer devant lui, il ferma la porte.

Il avança un fauteuil près de son bureau chargé de papiers, pria Alexis Alexandrovitch de s’asseoir, et, frottant l’une contre l’autre ses mains courtes et velues, il s’installa devant le bureau dans une pose attentive. Mais, à peine assis, une mite vola au-dessus de la table, et le petit homme, avec une vivacité inattendue, la happa au vol; puis il reprit bien vite sa première attitude.

«Avant de commencer à vous expliquer mon affaire, dit Alexis Alexandrovitch suivant d’un œil étonné les mouvements de l’avocat, permettez-moi de vous faire observer que le sujet qui m’amène doit rester secret entre nous.»

Un imperceptible sourire effleura les lèvres de l’avocat.

«Si je n’étais pas capable de garder un secret, je ne serais pas avocat, dit-il; mais si vous désirez être assuré…

Alexis Alexandrovitch jeta un regard sur lui et crut remarquer que ses yeux gris pleins d’intelligence avaient tout deviné.

«Vous connaissez mon nom?

– Je sais combien vos services sont utiles à la Russie», répondit en s’inclinant l’avocat, après avoir attrapé une seconde mite.

Alexis Alexandrovitch soupira; il se décidait avec peine à parler; mais, lorsqu’il eut commencé, il continua sans hésitation, de sa voix claire et perçante, en insistant sur certains mots.

«J’ai le malheur, commença-t-il, d’être un mari trompé. Je voudrais rompre légalement par un divorce les liens qui m’unissent à ma femme, et surtout séparer mon fils de sa mère.»

Les yeux gris de l’avocat faisaient leur possible pour rester sérieux; mais Alexis Alexandrovitch ne put se dissimuler qu’ils étaient pleins d’une joie qui ne provenait pas uniquement de la perspective d’une bonne affaire: c’était de l’enthousiasme, du triomphe, quelque chose comme l’éclat qu’il avait remarqué dans les yeux de sa femme.

«Vous désirez mon aide pour obtenir le divorce?

– Précisément; mais je risque peut-être d’abuser de votre attention, car je ne suis préalablement venu que pour vous consulter; je tiens à rester dans de certaines bornes, et renoncerais au divorce s’il ne pouvait se concilier avec les formes que je veux garder.

– Oh! vous demeurerez toujours parfaitement libre», répondit l’avocat.

Le petit homme, pour ne pas offenser son client par une gaieté que son visage cachait mal, fixa ses yeux sur les pieds d’Alexis Alexandrovitch, et, quoiqu’il aperçût du coin de l’œil une mite voler, il retint ses mains, par respect pour la situation.

«Les lois qui régissent le divorce me sont connues dans leurs traits généraux, dit Karénine, mais j’aurais voulu savoir les diverses formes usitées dans la pratique.

– En un mot vous désirez apprendre par quelles voies vous pourriez obtenir un divorce légal?» dit l’avocat entrant avec un certain plaisir dans le ton de son client; et, sur un signe affirmatif de celui-ci, il continua, en jetant de temps en temps un regard furtif sur la figure d’Alexis Alexandrovitch que l’émotion tachetait de plaques rouges:

«Le divorce, selon nos lois, – il eut une nuance de dédain pour: nos lois, – est possible, comme vous le savez, dans les trois cas suivants… – Qu’on attende!» s’écria-t-il à la vue de son secrétaire qui entr’ouvrait la porte. Il se leva cependant, alla lui dire quelques mots et revint s’asseoir; «… dans les trois cas suivants; défaut physique d’un des époux, disparition de l’un d’eux pendant cinq ans, – il pliait, en faisant cette énumération, ses gros doigts velus l’un après l’autre, – et enfin l’adultère (il prononça ce mot d’un ton satisfait). Voilà le côté théorique; mais je pense qu’en me faisant l’honneur de me consulter c’est le côté pratique que vous désirez connaître? Aussi, le cas de défaut physique et d’absence d’un des conjoints n’existant pas, autant que j’ai pu le comprendre…?»

Alexis Alexandrovitch inclina affirmativement la tête.

«Reste l’adultère de l’un des deux époux, auquel cas l’une des parties doit se reconnaître coupable envers l’autre, faute de quoi il ne reste que le flagrant délit. Ce dernier cas, j’en conviens, se rencontre rarement dans la pratique.»

L’avocat se tut et regarda son client de l’air d’un armurier qui expliquerait à un acheteur l’usage de deux pistolets de modèles différents, en lui laissant la liberté du choix. Alexis Alexandrovitch gardant le silence, il continua:

«Le plus simple, le plus raisonnable, est, selon moi, de reconnaître l’adultère par consentement mutuel. Je n’oserais parler ainsi à tout le monde, mais je suppose que nous nous comprenons.»

Alexis Alexandrovitch était si troublé que l’avantage de la dernière combinaison que lui proposait l’avocat lui échappait complètement, et l’étonnement se peignit sur son visage; l’homme de loi vint aussitôt à son aide.

«Je suppose que deux époux ne puissent plus vivre ensemble: si tous deux consentent au divorce, les détails et les formalités deviennent sans importance. Ce moyen est le plus simple et le plus sûr.»

Alexis Alexandrovitch comprit cette fois, mais ses sentiments religieux s’opposaient à cette mesure.

«Dans le cas présent ce moyen est hors de question, dit-il. Des preuves, comme une correspondance, peuvent-elles établir indirectement l’adultère? Ces preuves-là sont en ma possession.»

L’avocat fit en serrant les lèvres une exclamation tout à la fois de compassion et de dédain.

«Veuillez ne pas oublier que les affaires de ce genre sont du ressort de notre haut clergé, dit-il. Nos archiprêtres aiment fort à se noyer dans de certains détails, – ajouta-t-il avec un sourire de sympathie pour le goût de ces bons Pères, – et les preuves exigent des témoins. Si vous me faites l’honneur de me confier votre affaire, il faut me laisser le choix des mesures à prendre. Qui veut la fin, veut les moyens.»

Alexis Alexandrovitch se leva, très pâle, tandis que l’avocat courait encore vers la porte répondre à une nouvelle interruption de son secrétaire.

«Dites-lui donc que nous ne sommes pas dans une boutique», cria-t-il avant de revenir à sa place, et il attrapa chemin faisant une mite en murmurant tristement: «Jamais mon reps n’y résistera!»

«Vous me faisiez, l’honneur de me dire…?

– Je vous écrirai à quel parti je m’arrête, répondit Alexis Alexandrovitch s’appuyant à la table, et puisque je puis conclure de vos paroles que le divorce est possible, je vous serais obligé de me faire connaître vos conditions.

– Tout est possible si vous voulez bien me laisser une entière liberté d’action, dit l’avocat éludant la dernière question. Quand puis-je compter sur une communication de votre part? demanda-t-il en reconduisant son client, avec des yeux aussi brillants que ses bottes.

– Dans huit jours. Vous aurez alors la bonté de me faire savoir si vous acceptez l’affaire, et à quelles conditions.

– Parfaitement.»

L’avocat salua respectueusement, fit sortir son client, et, resté seul, sa joie déborda; il était si content qu’il fit, contrairement à tous ses principes, un rabais à une dame habile dans l’art de marchander. Il oublia même les mites, résolu à recouvrir, l’hiver suivant, son meuble de velours, comme chez son confrère Séganine.

VI

La brillante victoire remportée par Alexis Alexandrovitch dans la séance du 17 août avait eu des suites fâcheuses. La nouvelle commission, nommée pour étudier la situation des populations étrangères, avait agi avec une promptitude qui frappa Karénine; au bout de trois mois elle présentait déjà son rapport! L’état de ces populations se trouvait étudié aux points de vue politique, administratif, économique, ethnographique, matériel et religieux. Chaque question était suivie d’une réponse admirablement rédigée et ne pouvant laisser subsister aucun doute, car ces réponses n’étaient pas l’œuvre de l’esprit humain, toujours sujet à l’erreur, mais d’une bureaucratie pleine d’expérience. Ces réponses se basaient sur des données officielles, telles que rapports des gouverneurs et des archevêques, basés eux-mêmes sur les rapports des chefs de district et des surintendants ecclésiastiques, basés à leur tour sur les rapports des administrations communales et des paroisses de campagne. Comment douter de leur exactitude? Des questions comme celles-ci: «Pourquoi les récoltes sont-elles mauvaises?» et «Pourquoi les habitants de certaines localités s’obstinent-ils à pratiquer leur religion?» questions que la machine officielle pouvait seule résoudre, et auxquelles des siècles n’auraient pas trouvé de réponses, furent clairement résolues, conformément aux opinions d’Alexis Alexandrovitch.

Mais Strémof, piqué au vif, avait imaginé une tactique à laquelle son adversaire ne s’attendait pas: entraînant plusieurs membres du comité à sa suite, il passa tout à coup dans le camp de Karénine, et, non content d’appuyer les mesures proposées par celui-ci avec chaleur, il en proposa d’autres, dans le même sens, qui dépassèrent de beaucoup les intentions d’Alexis Alexandrovitch.

Poussées à l’extrême, ces mesures parurent si absurdes, que le gouvernement, l’opinion publique, les dames influentes, les journaux, furent tous indignés, et leur mécontentement rejaillit sur le père de la commission, Karénine.

Enchanté du succès de sa ruse, Strémof prit un air innocent, s’étonna des résultats obtenus, et se retrancha derrière la foi aveugle que lui avait inspirée le plan de son collègue. Alexis Alexandrovitch, quoique malade et très affecté de tous ces ennuis, ne se rendit pas. Une scission se produisit au sein du comité; les uns, avec Strémof, expliquèrent leur erreur par un excès de confiance, et déclarèrent les rapports de la commission d’inspection absurdes; les autres, avec Karénine, redoutant cette façon révolutionnaire de traiter une commission, la soutinrent. Les sphères officielles, et même la société, virent s’embrouiller cette intéressante question à tel point, que la misère et la prospérité des populations étrangères devinrent également problématiques. La position de Karénine, déjà minée par le mauvais effet que produisaient ses malheurs domestiques, parut chanceler. Il eut alors le courage de prendre une résolution hardie: au grand étonnement de la commission il déclara qu’il demandait l’autorisation d’aller étudier lui-même ces questions sur les lieux, et, l’autorisation lui ayant été accordée, il partit pour un gouvernement lointain.

Ce départ fit grand bruit, d’autant plus qu’il refusa officiellement les frais de déplacement fixés à douze chevaux de poste.

Alexis Alexandrovitch passa par Moscou et s’y arrêta trois jours.

Le lendemain de son arrivée, comme il venait de rendre visite au général gouverneur, il s’entendit héler, dans la rue des Gazettes, à l’endroit où se croisent en grand nombre les voitures de maîtres et les isvostchiks, et, se retournant à l’appel d’une voix gaie et sonore, il aperçut Stépane Arcadiévitch sur le trottoir. Vêtu d’un paletot à la dernière mode, le chapeau avançant sur son front brillant de jeunesse et de santé, il appelait avec une telle persistance, que Karénine dut s’arrêter. Dans la voiture, à la portière de laquelle Stépane Arcadiévitch s’appuyait, était une femme en chapeau de velours avec deux enfants; elle faisait des gestes de la main en souriant amicalement. C’étaient Dolly et ses enfants.

Alexis Alexandrovitch ne comptait pas voir de monde à Moscou, le frère de sa femme moins que personne; aussi voulut-il continuer son chemin après avoir salué; mais Oblonsky fit signe au cocher d’arrêter et courut dans la neige jusqu’à la voiture.

«Depuis quand es-tu ici? N’est-ce pas un péché de ne pas nous prévenir? J’ai vu hier soir chez Dusseaux le nom de Karénine sur la liste des arrivants, et l’idée ne m’est pas venue que ce fût toi, dit-il en passant sa tête à la portière et en secouant la neige de ses pieds en les frappant l’un contre l’autre. Comment ne pas nous avoir avertis?

– Le temps m’a manqué, je suis très occupé, répondit sèchement Alexis Alexandrovitch.

– Viens voir ma femme, elle le désire beaucoup.»

Karénine ôta le plaid qui recouvrait ses jambes frileuses et, quittant sa voiture, se fraya un chemin dans la neige jusqu’à celle de Dolly.

«Que se passe-t-il donc, Alexis Alexandrovitch, pour que vous nous évitiez ainsi? dit celle-ci en souriant.

– Charmé de vous voir, répondit Karénine d’un ton qui prouvait clairement le contraire. Et votre santé?

– Que fait ma chère Anna?»

Alexis Alexandrovitch murmura quelques mots et voulut se retirer, mais Stépane Arcadiévitch l’en empêcha.

«Sais-tu ce que nous allons faire? Dolly, invite-le à dîner pour demain avec Kosnichef et Pestzoff, l’élite de l’intelligence moscovite.

– Venez, je vous en prie, dit Dolly, nous vous attendrons à l’heure qui vous conviendra, à cinq, à six heures, comme vous voudrez. Et ma chère Anna, il y a si longtemps…

– Elle va bien, murmura encore Alexis Alexandrovitch en fronçant le sourcil. Très heureux de vous avoir rencontrée.»

Et il regagna sa voiture.

«Vous viendrez?» cria encore Dolly. Karénine répondit quelques mots qui ne parvinrent pas jusqu’à elle.

«J’entrerai chez toi demain!» cria aussi Stépane Arcadiévitch.

Alexis Alexandrovitch s’enfonça dans sa voiture comme s’il eût voulu y disparaître.

«Quel original!» dit Stépane Arcadiévitch à Dolly; et regardant sa montre il fit un petit signe d’adieu caressant à sa femme et à ses enfants, et s’éloigna d’un pas ferme.

«Stiva, Stiva! lui cria Dolly en rougissant.

Il se retourna.

«Et l’argent pour les paletots des enfants?

– Tu diras que je passerai.»

Et il disparut, saluant gaiement au passage quelques personnes de connaissance.

VII

Le lendemain, c’était un dimanche, Stépane Arcadiévitch, entra au Grand-Théâtre pour y assister à la répétition du ballet; et, profitant de la demi-obscurité des coulisses, il offrit à une jolie danseuse qui débutait sous sa protection la parure de corail qu’il lui avait promise la veille. Il eut même le temps d’embrasser le visage radieux de la jeune fille, et de convenir avec elle du moment où il viendrait la prendre, après le ballet, pour l’emmener souper. Du théâtre, Stépane Arcadiévitch se rendit au marché pour y choisir lui-même du poisson et des asperges pour le dîner, et à midi il était chez Dusseaux, où trois voyageurs de ses amis avaient eu l’heureuse idée de se loger: Levine, de retour de son voyage, un nouveau chef fraîchement débarqué à Moscou pour une inspection, et enfin son beau-frère Karénine.

Stépane Arcadiévitch aimait à bien dîner; mais ce qu’il préférait encore, c’était d’offrir chez lui à quelques convives choisis un petit repas bien ordonné. Le menu qu’il combinait ce jour-là lui souriait: du poisson bien frais, des asperges, et comme pièce de résistance un simple mais superbe roastbeef. Quant aux convives, il comptait réunir Kitty et Levine et, afin de dissimuler cette rencontre, une cousine et le jeune Cherbatzky; le plat de résistance parmi les invités devait être Serge Kosnichef, le philosophe moscovite, joint à Karénine, l’homme d’action pétersbourgeois. Pour servir de trait d’union entre eux, il avait encore invité Pestzoff, un charmant jeune homme de cinquante ans, enthousiaste, musicien, bavard, libéral, qui mettrait tout le monde en train.

La vie souriait en ce moment à Stépane Arcadiévitch; l’argent rapporté par la vente du bois n’était pas entièrement dépensé; Dolly depuis quelque temps était charmante: tout aurait été pour le mieux, si deux choses ne l’avaient désagréablement impressionné, sans toutefois troubler sa belle humeur: d’abord l’accueil sec de son beau-frère: en rapprochant la froideur d’Alexis Alexandrovitch de certains bruits qui étaient parvenus jusqu’à lui sur les relations de sa sœur avec Wronsky, il devinait un incident grave entre le mari et la femme. Le second point noir était l’arrivée du nouveau chef auquel on faisait une réputation inquiétante d’exigence et de sévérité. Infatigable au travail, il passait encore pour être bourru, et absolument opposé aux tendances libérales de son prédécesseur, tendances que Stépane Arcadiévitch avait partagées. La première présentation avait eu lieu la veille, en uniforme, et Oblonsky avait été si cordialement reçu qu’il jugeait de son devoir de faire une visite non officielle. Comment serait-il reçu cette fois? il s’en préoccupait, mais sentait instinctivement que tout s’arrangerait parfaitement. «Bah! pensait-il, ne sommes-nous pas tous pécheurs? pourquoi nous chercherait-il noise?»

Stépane Arcadiévitch entra d’abord chez Levine. Celui-ci était debout au milieu de sa chambre, et prenait avec un paysan la mesure d’une peau d’ours.

«Ah! vous en avez tué un! cria Stépane Arcadiévitch en entrant. La belle pièce! Une ourse! Bonjour, Archip! – et s’asseyant en paletot et en chapeau il tendit la main au paysan.

– Ôte donc ton paletot et reste un moment, dit Levine.

– Je n’ai pas le temps, je suis entré pour un instant, – répondit Oblonsky, ce qui ne l’empêcha pas de déboutonner son paletot, puis de l’ôter, et de rester toute une heure à bavarder avec Levine sur sa chasse et sur d’autres sujets.

– Dis-moi ce que tu as fait à l’étranger: où as-tu été? demanda-t-il lorsque le paysan fut parti.

– J’ai été en Allemagne, en France, en Angleterre, mais seulement dans les centres manufacturiers et pas dans les capitales. J’ai vu beaucoup de choses intéressantes.

– Oui, oui, je sais, tes idées d’associations ouvrières.

– Oh non, il n’y a pas de question ouvrière pour nous: la seule question importante pour la Russie est celle des rapports du travailleur avec la terre; elle existe bien là-bas aussi, mais les raccommodages y sont impossibles, tandis qu’ici…»

Oblonsky écoutait avec attention.

«Oui, oui, il est possible que tu aies raison, mais l’essentiel est de revenir en meilleure disposition; tu chasses l’ours, tu travailles, tu t’enthousiasmes, tout va bien. Cherbatzky m’avait dit t’avoir rencontré sombre et mélancolique, ne parlant que de mort.

– C’est vrai, je ne cesse de penser à la mort, répondit Levine, tout est vanité, il faut mourir! J’aime le travail, mais quand je pense que cet univers, dont nous nous croyons les maîtres, se compose d’un peu de moisissure couvrant la surface de la plus petite des planètes! Quand je pense que nos idées, nos œuvres, ce que nous croyons faire de grand, sont l’équivalent de quelques grains de poussière!…

– Tout cela est vieux comme le monde, frère!

– C’est vieux, mais quand cette idée devient claire pour nous, combien la vie paraît misérable! Quand on sait que la mort viendra, qu’il ne restera rien de nous, les choses les plus importantes semblent aussi mesquines que le fait de tourner cette peau d’ours! C’est pour ne pas penser à la mort qu’on chasse, qu’on travaille, qu’on cherche à se distraire.»

Stépane Arcadiévitch sourit et regarda Levine de son regard caressant:

«Tu vois bien que tu avais tort en tombant sur moi parce que je cherchais des jouissances dans la vie! Ne sois pas si sévère, ô moraliste!

– Ce qu’il y a de bon dans la vie… répondit Levine s’embrouillant. Au fond je ne sais qu’une chose, c’est que nous mourrons bientôt.

– Pourquoi bientôt?

– Et sais-tu? la vie offre, il est vrai, moins de charme quand on pense ainsi à la mort, mais elle a plus de calme.

– Il faut jouir de son reste, au contraire… Mais, dit Stépane Arcadiévitch en se levant pour la dixième fois, je me sauve.

– Reste encore un peu! dit Levine en le retenant; quand nous reverrons-nous maintenant? Je pars demain.

– Et moi qui oubliais le sujet qui m’amène! Je tiens absolument à ce que tu viennes dîner avec nous aujourd’hui; ton frère sera des nôtres, ainsi que mon beau-frère Karénine.

– Il est ici? – demanda Levine, mourant d’envie d’avoir des nouvelles de Kitty; il savait qu’elle avait été à Pétersbourg au commencement de l’hiver, chez sa sœur mariée à un diplomate. – Tant pis, pensa-t-il: qu’elle soit revenue ou non, j’accepterai.

– Viendras-tu?

– Certainement.

– À cinq heures, en redingote.»

Et Stépane Arcadiévitch se leva et descendit chez son nouveau chef. Son instinct ne l’avait pas trompé; cet homme terrible se trouva être un bon garçon, avec lequel il déjeuna et s’attarda à causer, si bien qu’il était près de quatre heures lorsqu’il entra chez Alexis Alexandrovitch.

VIII

Alexis Alexandrovitch, en rentrant de la messe, passa toute la matinée chez lui. Il avait deux affaires à terminer ce jour-là: d’abord à recevoir une députation d’étrangers, puis une lettre à écrire à son avocat, comme il le lui avait promis.

Il discuta longuement avec les membres de la députation, les entendit exposer leurs réclamations et leurs besoins, leur traça un programme dont ils ne devaient à aucun prix se départir dans leurs démarches auprès du gouvernement, et finalement les adressa à la comtesse Lydie, qui devait les guider à Pétersbourg: la comtesse avait la spécialité des députations, et s’entendait mieux que personne à les piloter. Quand il eut congédié son monde, Alexis Alexandrovitch écrivit à son avocat, lui donna ses pleins pouvoirs, et lui envoya trois billets de Wronsky et un d’Anna, trouvés dans le portefeuille.

Au moment de cacheter sa lettre, il entendit la voix sonore de Stépane Arcadiévitch demandant au domestique si son beau-frère recevait, et insistant pour être annoncé.

«Tant pis, pensa Alexis Alexandrovitch, ou plutôt tant mieux, je lui dirai ce qui en est, et il comprendra que je ne puis dîner chez lui.

– Fais entrer, cria-t-il en rassemblant ses papiers et les serrant dans un buvard.

– Tu vois bien que tu mens, – dit la voix de Stépane Arcadiévitch au domestique, et, ôtant son paletot tout en marchant, il entra chez Alexis Alexandrovitch.

– Je suis enchanté de te trouver, commença-t-il gaiement, j’espère…

– Il m’est impossible d’y aller», répondit sèchement Alexis Alexandrovitch, recevant son beau-frère debout, sans l’engager à s’asseoir, résolu à adopter avec le frère de sa femme les relations froides qui lui semblaient seules convenables depuis qu’il était décidé au divorce. C’était oublier l’irrésistible bonté de cœur de Stépane Arcadiévitch. Il ouvrit tout grands ses beaux yeux brillants et clairs.

«Pourquoi ne peux-tu pas venir? Tu ne veux pas le dire? demanda-t-il en français avec quelque hésitation. Mais c’est chose promise, nous comptons sur toi!

– C’est impossible, parce que nos rapports de famille doivent être rompus.

– Comment cela? Pourquoi? dit Oblonsky avec un sourire.

– Parce que je songe à divorcer d’avec ma femme, votre sœur. Je dois…»

La phrase n’était pas achevée que Stépane Arcadiévitch, contrairement à ce qu’attendait son beau-frère, s’affaissait en poussant un grand soupir dans un fauteuil.

«Alexis Alexandrovitch, ce n’est pas possible, s’écria-t-il avec douleur.

– C’est cependant vrai.

– Pardonne-moi, je n’y puis croire.»

Alexis Alexandrovitch s’assit; il sentait que ses paroles n’avaient pas produit le résultat voulu, et qu’une explication, même catégorique, ne changerait rien à ses rapports avec Oblonsky.

«C’est une cruelle nécessité, mais je suis forcé de demander le divorce, reprit-il.

– Que veux-tu que je te dise! te connaissant pour un homme de bien, et Anna pour une femme d’élite, – excuse-moi de ne pouvoir changer mon opinion sur elle, – je ne puis croire à tout cela: il y a là quelque malentendu.

– Oh! si ce n’était qu’un malentendu!

– Permets, je comprends, mais je t’en supplie, ne te hâte pas.

– Je n’ai rien fait avec précipitation, dit froidement Alexis Alexandrovitch; mais dans une question semblable on ne peut prendre conseil de personne: je suis décidé.

– C’est affreux! soupira Stépane Arcadiévitch; je t’en conjure: si, comme je le comprends, l’affaire n’est pas encore entamée, ne fais rien avant d’avoir causé avec ma femme. Elle aime Anna comme une sœur, elle t’aime, et c’est une femme de sens. Par amitié pour moi, cause avec elle.»

Alexis Alexandrovitch se tut et réfléchit; Stépane Arcadiévitch respecta son silence; il le regardait avec sympathie.

«Pourquoi ne pas venir dîner avec nous, au moins aujourd’hui? Ma femme t’attend. Viens lui parler; c’est, je t’assure, une femme supérieure. Parle-lui, je t’en conjure.

– Si vous le désirez à ce point, j’irai,» dit en soupirant Alexis Alexandrovitch.

Et pour changer de conversation il demanda à Stépane Arcadiévitch ce qu’il pensait de son nouveau chef, un homme encore jeune, dont l’avancement rapide avait étonné. Alexis Alexandrovitch ne l’avait jamais aimé, et il ne pouvait se défendre d’un sentiment d’envie, naturel chez un fonctionnaire sous le coup d’un insuccès.

«C’est un homme qui paraît être fort au courant des affaires et très actif.

– Actif, c’est possible, mais à quoi emploie-t-il son activité? est-ce à faire du bien ou à détruire ce que d’autres ont fait avant lui? Le fléau de notre gouvernement, c’est cette bureaucratie paperassière dont Anitchkine est un digne représentant.

– En tout cas, il est très bon enfant, répondit Stépane Arcadiévitch. Je sors de chez lui, nous avons déjeuné ensemble, et je lui ai appris à faire une boisson, tu sais, avec du vin et des oranges.»

Stépane Arcadiévitch consulta sa montre.

«Hé bon Dieu, il est quatre heures passées! et j’ai encore une visite à faire! C’est convenu, tu viens dîner, n’est-ce pas? tu nous ferais, à ma femme et à moi, un vrai chagrin en refusant.»

Alexis Alexandrovitch reconduisit son beau-frère tout autrement qu’il ne l’avait accueilli.

«Puisque j’ai promis, j’irai, répondit-il mélancoliquement.

– Merci, et j’espère que tu ne le regretteras pas.»

Et, tout en remettant son paletot, Oblonsky secoua le domestique par la tête et sortit.

IX

Cinq heures avaient sonné lorsque le maître de la maison rentra et rencontra à sa porte Kosnichef et Pestzoff. Le vieux prince Cherbatzky, Karénine, Tourovtzine, Kitty et le jeune Cherbatzky étaient déjà réunis au salon. La conversation y languissait. Dolly, préoccupée du retard de son mari, ne parvenait pas à animer son monde, que la présence de Karénine, en habit noir et cravate blanche selon l’usage pétersbourgeois, glaçait involontairement.

Stépane Arcadiévitch s’excusa gaiement et, avec sa bonne grâce habituelle, changea en un clin d’œil l’aspect lugubre du salon; il présenta ses invités l’un à l’autre, leur fournit un sujet de conversation, la russification de la Pologne, installa le vieux prince auprès de Dolly, complimenta Kitty sur sa beauté, et alla jeter un coup d’œil sur la table et sur les vins.

Levine le rencontra à la porte de la salle à manger.

«Suis-je en retard?

– Peux-tu ne pas l’être! répondit Oblonsky en le prenant par le bras.

– Tu as beaucoup de monde? Qui? demanda Levine, rougissant involontairement et secouant avec son gant la neige qui couvrait son chapeau.

– Rien que la famille. Kitty est ici. Viens, que je te présente à Karénine.»

Lorsqu’il sut, à n’en pas douter, qu’il allait se trouver en présence de celle qu’il n’avait pas revue depuis la soirée fatale, sauf pendant sa courte apparition en voiture, Levine eut peur.

«Comment sera-t-elle? Comme autrefois? Si Dolly avait dit vrai? Et pourquoi n’aurait-elle pas dit vrai?» pensa-t-il.

«Présente-moi à Karénine, je t’en prie», parvint-il enfin à balbutier, entrant au salon avec le courage du désespoir.

Elle était là, et tout autre que par le passé!

Au moment où Levine entra, elle le vit, et sa joie fut telle que, tandis qu’il saluait Dolly, la pauvre enfant crut fondre en larmes. Levine et Dolly s’en aperçurent. Rougissant, pâlissant pour rougir encore, elle était si troublée que ses lèvres tremblaient. Levine s’approcha pour la saluer; elle lui tendit une main glacée avec un sourire qui aurait passé pour calme, si ses yeux humides n’eussent été si brillants.

«Il y a bien longtemps que nous ne nous sommes vus, s’efforça-t-elle de dire.

– Vous ne m’avez pas vu, mais moi je vous ai aperçue en voiture, sur la route de Yergoushovo, venant du chemin de fer, répondit Levine rayonnant de bonheur.

– Quand donc? demanda-t-elle étonnée.

– Vous alliez chez votre sœur, dit Levine, sentant la joie l’étouffer. «Comment, pensa-t-il, ai-je pu croire à un sentiment qui ne fût pas innocent dans cette touchante créature? Daria Alexandrovna a eu raison.»

Stépane Arcadiévitch vint lui prendre le bras pour l’amener vers Karénine.

«Permettez-moi de vous faire faire connaissance, dit-il en les présentant l’un à l’autre.

– Enchanté de vous retrouver ici, dit froidement Alexis Alexandrovitch en serrant la main de Levine.

– Hé quoi, vous vous connaissez? demanda Oblonsky avec étonnement.

– Nous avons fait route ensemble pendant trois heures, dit en souriant Levine, et nous nous sommes quittés aussi intrigués qu’au bal masqué, moi du moins.

– Vraiment?… Messieurs, veuillez passer dans la salle à manger», dit Stépane Arcadiévitch en se dirigeant vers la porte.

Les hommes le suivirent et s’approchèrent d’une table où était servie la zakouska, composée de six espèces d’eaux-de-vie, d’autant de variétés de fromages, ainsi que de caviar, de hareng, de conserves, et d’assiettées de pain français, coupé en tranches minces.

Les hommes mangèrent debout autour de la table et, en attendant le dîner, la russification de la Pologne commençait à languir. Au moment de quitter le salon, Alexis Alexandrovitch démontrait que les principes élevés introduits par l’administration russe pouvaient seuls obtenir ce résultat. Pestzoff soutenait qu’une nation ne peut s’en assimiler une autre qu’à condition de l’emporter en densité de population. Kosnichef, avec certaines restrictions, partageait les deux avis, et pour clore cette conversation trop sérieuse par une plaisanterie, il ajouta en souriant:

«Le plus logique, pour nous assimiler les étrangers, me semblerait donc être d’avoir autant d’enfants que possible. C’est là où mon frère et moi sommes en défaut, tandis que vous, messieurs, et surtout Stépane Arcadiévitch, agissez en bons patriotes. Combien en avez-vous?» demanda-t-il à celui-ci en lui tendant un petit verre à liqueur.

Chacun rit, Oblonsky plus que personne.

«Fais-tu encore de la gymnastique? dit Oblonsky en prenant Levine par le bras, et, sentant les muscles vigoureux de son ami se tendre sous le drap de la redingote: Quel biceps! tu es un vrai Samson.

– Pour chasser l’ours, il faut, je suppose, être doué d’une force remarquable?» demanda Alexis Alexandrovitch, dont les notions sur cette chasse étaient de l’ordre le plus vague.

Levine sourit:

«Nullement: un enfant peut tuer un ours; – et il recula avec un léger salut pour faire place aux dames qui s’approchaient de la table.

– On m’a dit que vous veniez de tuer un ours? dit Kitty, cherchant à piquer de sa fourchette un champignon récalcitrant, et découvrant un peu son joli bras en rejetant la dentelle de sa manche. Y a-t-il vraiment des ours chez vous?» ajouta-t-elle en tournant à demi vers lui sa jolie tête souriante.

Combien ces paroles, peu remarquables par elles-mêmes, ce son de voix, ces mouvements de mains, de bras et de tête, avaient de charme pour lui! Il y voyait une prière, un acte de confiance, une caresse douce et timide, une promesse, une espérance, même une preuve d’amour qui l’étouffait de bonheur.

«Oh non, nous avons été chasser dans le gouvernement de Tver, et c’est en revenant de là que j’ai rencontré en wagon votre beau-frère, le beau-frère de Stiva, dit-il en souriant. La rencontre a été comique.»

Et il raconta gaiement et plaisamment comment, après avoir veillé la moitié de la nuit, il était entré de force, en touloupe, dans le wagon de Karénine.

«Le conducteur voulait m’éconduire à cause de ma tenue; j’ai du me fâcher, et vous, monsieur, dit-il en se tournant vers Karénine, après m’avoir un moment jugé sur mon costume, avez pris ma défense, ce dont je vous ai été bien reconnaissant.

– Les droits des voyageurs au choix de leurs places sont trop peu déterminés en général, dit Alexis Alexandrovitch en s’essuyant le bout des doigts avec son mouchoir, après avoir mangé une fine tranche de pain et de fromage.

– Oh, j’ai bien remarqué votre hésitation, répondit en souriant Levine: c’est pourquoi je me suis hâté d’entamer un sujet de conversation sérieux pour faire oublier ma peau de mouton.»

Kosnichef, qui causait avec la maîtresse de la maison tout en prêtant l’oreille à la conversation, tourna la tête vers son frère. «D’où lui viennent ces airs conquérants?» pensa-t-il.

Et en effet il semblait que Levine se sentît pousser des ailes! Car elle l’écoutait, elle prenait plaisir à l’entendre parler; tout autre intérêt disparaissait devant celui-là. Il était seul avec elle, non seulement dans cette chambre, mais dans l’univers entier, et planait à des hauteurs vertigineuses, tandis qu’en bas, au-dessous d’eux, s’agitaient ces excellentes gens, Oblonsky, Karénine, et le reste de l’humanité.

Stépane Arcadiévitch, en plaçant son monde à table, sembla complètement oublier Levine et Kitty, puis, se rappelant soudain leur existence, il les mit l’un auprès de l’autre.

Le dîner, servi avec élégance, car Stépane Arcadiévitch y tenait beaucoup, réussit complètement. Le potage Marie-Louise, accompagné de petits pâtés qui fondaient dans la bouche, fut parfait, et Matvei, avec deux domestiques en cravate blanche, fit le service adroitement et sans bruit.

Le succès ne fut pas moindre au point de vue de la conversation: tantôt générale, tantôt particulière, elle ne tarit pas, et lorsque, le dîner fini, on quitta la table, Alexis Alexandrovitch lui-même était dégelé.

X

Pestzoff, qui aimait à discuter une question à fond, n’avait pas été content de l’interruption de Kosnichef; il trouvait qu’on ne lui avait pas suffisamment laissé expliquer sa pensée.

«En parlant de la densité de la population, je n’entendais pas en faire le principe d’une assimilation, mais seulement un moyen, dit-il dès le potage en s’adressant spécialement à Alexis Alexandrovitch.

– Il me semble que cela revient au même, répondit Karénine avec lenteur. À mon sens, un peuple ne peut avoir d’influence sur un autre peuple qu’à la condition de lui être supérieur en civilisation…

– Voilà précisément la question, interrompit Pestzoff avec une ardeur si grande qu’il semblait mettre toute son âme à défendre ses opinions. Comment doit-on entendre cette civilisation supérieure? Qui donc, parmi les diverses nations de l’Europe, prime les autres? Est-ce le Français, l’Anglais ou l’Allemand qui nationalisera ses voisins? Nous avons vu franciser les provinces rhénanes: est-ce une preuve d’infériorité du côté des Allemands? Non, il y a là une autre loi, cria-t-il de sa voix de basse.

– Je crois que la balance penchera toujours du côté de la véritable civilisation.

– Mais quels sont les indices de cette véritable civilisation?

– Je crois que tout le monde les connaît.

– Les connaît-on réellement? demanda Serge Ivanitch en souriant finement. On croit volontiers, pour le moment, qu’en dehors de l’instruction classique la civilisation n’existe pas; nous assistons sur ce point à de furieux débats, et chaque parti avance des preuves qui ne manquent pas de valeur.

– Vous êtes pour les classiques, Serge Ivanitch? dit Oblonsky… Vous offrirai-je du bordeaux?

– Je ne parle pas de mes opinions personnelles, répondit Kosnichef avec la condescendance qu’il aurait éprouvée pour un enfant, en avançant son verre. Je prétends seulement que, de part et d’autre, les raisons qu’on allègue sont bonnes, continua-t-il en s’adressant à Karénine. Par mon éducation je suis classique; ce qui ne m’empêche, pas de trouver que les études classiques n’offrent pas de preuves irrécusables de leur supériorité sur les autres.

– Les sciences naturelles prêtent tout autant à un développement pédagogique de l’esprit humain, reprit Pestzoff. Voyez l’astronomie, la botanique, la zoologie avec l’unité de ses lois!

– C’est une opinion que je ne saurais partager, répondit Alexis Alexandrovitch. Peut-on nier l’heureuse influence sur le développement de l’intelligence de l’étude des formes du langage? La littérature ancienne est éminemment morale, tandis que, pour notre malheur, on joint à l’étude des sciences naturelles des doctrines funestes et fausses qui sont le fléau de notre époque.»

Serge Ivanitch allait répondre, mais Pestzoff l’interrompit de sa grosse voix pour démontrer chaleureusement l’injustice de ce jugement; lorsque Kosnichef put enfin parler, il dit en souriant à Alexis Alexandrovitch:

«Avouez que le pour et le contre des deux systèmes seraient difficiles à établir si l’influence morale, disons le mot, antinihiliste, de l’éducation classique ne militait pas en sa faveur?

– Sans le moindre doute.

– Nous laisserions le champ plus libre aux deux systèmes si nous ne considérions pas l’éducation classique comme une pilule, que nous offrons hardiment à nos patients contre le nihilisme. Mais sommes-nous bien sûrs des vertus curatives de ces pilules?»

Le mot fit rire tout le monde, principalement le gros Tourovtzine, qui avait vainement cherché à s’égayer jusque-là.

Stépane Arcadiévitch avait eu raison de compter sur Pestzoff pour entretenir la conversation, car à peine Kosnichef eut-il clos la conversation en plaisantant qu’il reprit:

«On ne saurait même accuser le gouvernement de se proposer une cure, car il reste visiblement indifférent aux conséquences des mesures qu’il prend; c’est l’opinion publique qui le dirige. Je citerai comme exemple la question de l’éducation supérieure des femmes. Elle devrait être considérée comme funeste: ce qui n’empêche pas le gouvernement d’ouvrir les cours publics et les universités aux femmes.»

Et la conversation s’engagea aussitôt sur l’éducation des femmes.

Alexis Alexandrovitch fit remarquer que l’instruction des femmes était trop confondue avec leur émancipation, et ne pouvait être jugée funeste qu’à ce point de vue.

«Je crois, au contraire, que ces deux questions sont intimement liées l’une à l’autre, dit Pestzoff. La femme est privée de droits parce qu’elle est privée d’instruction, et le manque d’instruction tient à l’absence de droits. N’oublions pas que l’esclavage de la femme est si ancien, si enraciné dans nos mœurs, que bien souvent nous sommes incapables de comprendre l’abîme légal qui la sépare de nous.

– Vous parlez de droits, dit Serge Ivanitch quand il parvint à placer un mot: est-ce le droit de remplir les fonctions de juré, de conseiller municipal, de président de tribunal, de fonctionnaire public, de membre du parlement?

– Sans doute.

– Mais si les femmes peuvent exceptionnellement remplir ces fonctions, il serait plus juste de donner à ces droits le nom de devoirs? Un avocat, un employé de télégraphe, remplit un devoir. Disons donc, pour parler logiquement, que les femmes cherchent des devoirs, et dans ce cas nous devons sympathiser à leur désir de prendre part aux travaux des hommes.

– C’est juste, appuya Alexis Alexandrovitch: le tout est de savoir si elles sont capables de remplir ces devoirs.

– Elles le seront certainement aussitôt qu’elles seront plus généralement instruites, dit Stépane Arcadiévitch; nous le voyons…

– Et le proverbe? demanda le vieux prince, dont les petits yeux moqueurs brillaient en écoutant cette conversation. Je puis me le permettre devant mes filles: «La femme a les cheveux longs…»

– C’est ainsi qu’on jugeait les nègres avant leur émancipation! s’écria Pestzoff mécontent.

– J’avoue que ce qui m’étonne, dit Serge Ivanitch, c’est de voir les femmes chercher de nouveaux devoirs, quand nous voyons malheureusement les hommes éluder autant que possible les leurs!

– Les devoirs sont accompagnés de droits; les honneurs, l’influence, l’argent, voilà ce que cherchent les femmes, dit Pestzoff.

– Absolument comme si je briguais le droit d’être nourrice et trouvais mauvais qu’on me refusât, tandis que les femmes sont payées pour cela,» dit le vieux prince.

Tourovtzine éclata de rire, et Serge Ivanitch regretta de n’être pas l’auteur de cette plaisanterie; Alexis Alexandrovitch lui-même se dérida.

«Oui, mais un homme ne peut allaiter, tandis qu’une femme… dit Pestzoff.

– Pardon; un Anglais, à bord d’un navire, est arrivé à allaiter lui-même son enfant, dit le vieux prince, qui se permettait quelques libertés de langage devant ses filles.

– Autant d’Anglais nourrices, autant de femmes fonctionnaires, dit Serge Ivanitch.

– Mais les filles sans famille? demanda Stépane Arcadiévitch qui, en soutenant Pestzoff, avait pensé tout le temps à la Tchibisof, sa petite danseuse.

– Si vous scrutez la vie de ces jeunes filles, s’interposa ici Daria Alexandrovna avec une certaine aigreur, vous trouverez certainement qu’elles ont abandonné une famille dans laquelle des devoirs de femmes étaient à leur portée.»

Dolly comprenait instinctivement à quel genre de femmes Stépane Arcadiévitch faisait allusion.

«Mais nous défendons un principe, un idéal, riposta Pestzoff de sa voix tonnante. La femme réclame le droit d’être indépendante et instruite; elle souffre de son impuissance à obtenir l’indépendance et l’instruction.

– Et moi je souffre de n’être pas admis comme nourrice à la maison des enfants trouvés», répéta le vieux prince, à la grande joie de Tourovtzine, qui en laissa choir une asperge dans sa sauce par le gros bout.

XI

Seuls Kitty et Levine n’avaient pris aucune part à la conversation.

Au commencement du dîner, quand on parla de l’influence d’un peuple sur un autre, Levine fut ramené aux idées qu’il s’était faites à ce sujet; mais elles s’effacèrent bien vite, comme n’offrant plus aucun intérêt; il trouva étrange qu’on pût s’embarrasser de questions aussi oiseuses.

Kitty, de son côté, aurait dû s’intéresser à la discussion sur les droits des femmes, car, non seulement elle s’en était souvent occupée à cause de son amie Varinka, dont la dépendance était si rude, mais pour son propre compte, dans le cas où elle ne se marierait pas. Souvent sa sœur et elle s’étaient disputées à ce sujet. Combien peu cela l’intéressait maintenant! Entre Levine et elle s’établissait une affinité mystérieuse qui les rapprochait de plus en plus, et leur causait un sentiment de joyeuse terreur, au seuil de la nouvelle vie qu’ils entrevoyaient.

Questionné par Kitty sur la façon dont il l’avait aperçue en été, Levine lui raconta qu’il revenait des prairies, par la grand’route, après le fauchage.

«C’était de très grand matin. Vous veniez sans doute de vous réveiller, votre maman dormait encore dans son coin. La matinée était superbe. Je marchais en me demandant: «Une voiture à quatre chevaux? Qui cela peut-il être?» C’étaient quatre bons chevaux avec des grelots. Et tout à coup, comme un éclair, vous passez devant moi. Je vous vois à la portière: vous étiez assise, comme cela, tenant à deux mains les rubans de votre coiffure de voyage, et vous sembliez plongée dans de profondes réflexions. Combien j’aurais voulu savoir, ajouta-t-il en souriant, à quoi vous pensiez! Était-ce quelque chose de bien important?»

«Pourvu que je n’aie pas été décoiffée!» pensa Kitty. Mais, en voyant le sourire enthousiaste qui faisait rayonner Levine, elle se rassura sur l’impression qu’elle avait produite, et répondit en rougissant et riant gaiement:

«Je n’en sais vraiment plus rien.

– Comme Tourovtzine rit de bon cœur! dit Levine admirant la gaieté de ce gros garçon, dont les yeux étaient humides et le corps soulevé par le rire.

– Le connaissez-vous depuis longtemps? demanda Kitty.

– Qui ne le connaît!

– Et vous n’en pensez rien de bon?

– C’est trop dire; mais il n’a pas grande valeur.

– Voilà une opinion injuste que je vous prie de rétracter, dit Kitty. Moi aussi je l’ai autrefois mal jugé; mais c’est un être excellent, un cœur d’or.

– Comment avez-vous fait pour apprécier son cœur?

– Nous sommes de très bons amis. L’hiver dernier, peu de temps après…, après que vous avez cessé de venir nous voir, dit-elle d’un air un peu coupable, mais avec un sourire confiant, les enfants de Dolly ont eu la scarlatine, et un jour, par hasard, Tourovtzine est venu faire visite à ma sœur. Le croiriez-vous, dit-elle en baissant la voix, il en a eu pitié au point de rester à garder et à soigner les petits malades! Pendant trois semaines il a fait l’office de bonne d’enfants. – Je raconte à Constantin Dmitritch la conduite de Tourovtzine pendant la scarlatine, dit-elle en se penchant vers sa sœur.

– Oui, il a été étonnant! – répondit Dolly en regardant Tourovtzine avec un bon sourire; Levine le regarda aussi et s’étonna de ne pas l’avoir compris jusque-là.

– Pardon, pardon, jamais je ne jugerai légèrement personne!» s’écria-t-il gaiement, exprimant cette fois bien sincèrement ce qu’il éprouvait.

XII

La discussion sur l’émancipation des femmes offrait des côtés épineux à traiter devant des dames; aussi l’avait-on laissée tomber. Mais, à peine le repas terminé, Pestzoff s’adressa à Alexis Alexandrovitch, et entreprit de lui expliquer cette question au point de vue du l’inégalité des droits entre époux dans le mariage; la raison principale de cette inégalité tenant, selon lui, à la différence établie par la loi et par l’opinion publique entre l’infidélité de la femme et celle du mari.

Stépane Arcadiévitch offrit précipitamment un cigare à Karénine.

«Non, je ne fume pas, – répondit celui-ci tranquillement, et, comme pour prouver qu’il ne redoutait pas cet entretien, il se retourna vers Pestzoff avec son sourire glacial.

– Cette inégalité tient, il me semble, au fond même de la question, – dit-il, et il se dirigea vers le salon; mais ici Tourovtzine l’interpella encore.

– Avez-vous entendu l’histoire de Priatchnikof? demanda-t-il, animé par le champagne, et profitant du moment impatiemment attendu de rompre un silence qui lui pesait. Wasia Priatchnikof? – et il se tourna vers Alexis Alexandrovitch comme vers le principal convive, avec un bon sourire sur ses grosses lèvres rouges et humides. – On m’a raconté ce matin qu’il s’était battu à Tver avec Kwitzky, et qu’il l’a tué.»

La conversation s’engageait fatalement ce jour-là de façon à froisser Alexis Alexandrovitch; Stépane Arcadiévitch s’en apercevait, et voulait emmener son beau-frère.

«Pourquoi s’est-il battu? demanda Karénine sans paraître s’apercevoir des efforts d’Oblonsky pour distraire son attention.

– À cause de sa femme; il s’est bravement conduit, car il a provoqué son rival, et l’a tué.

– Ah!» fit Alexis Alexandrovitch levant les sourcils d’un air indifférent, et il quitta la chambre.

Dolly l’attendait dans un petit salon de passage, et lui dit avec un sourire craintif:

«Combien je suis heureuse que vous soyez venu! J’ai besoin de vous parler. Asseyons-nous ici.»

Alexis Alexandrovitch, conservant l’air d’indifférence que lui donnaient ses sourcils soulevés, s’assit auprès d’elle.

«D’autant plus volontiers, dit-il, que je voulais de mon côté m’excuser de devoir vous quitter; je pars demain matin.»

Daria Alexandrovna, fermement convaincue de l’innocence d’Anna, se sentait pâlir et trembler de colère devant cet homme insensible et glacial, qui se disposait froidement à perdre son amie.

«Alexis Alexandrovitch, dit-elle, rassemblant toute sa fermeté pour le regarder bien en face avec un courage désespéré; je vous ai demandé des nouvelles d’Anna et vous n’avez pas répondu; que devient-elle?

– Je pense qu’elle se porte bien, Daria Alexandrovna, répondit Karénine sans la regarder.

– Pardonnez-moi si j’insiste sans en avoir le droit, mais j’aime Anna comme une sœur; dites-moi, je vous en conjure, ce qui se passe entre vous et elle, et ce dont vous l’accusez!»

Karénine fronça les sourcils et baissa la tête en fermant presque les yeux:

«Votre mari vous aura communiqué, je pense, les raisons qui m’obligent à rompre avec Anna Arcadievna, dit-il en jetant un coup d’œil mécontent sur Cherbatzky, qui traversait la chambre.

– Je ne crois pas, et ne croirai jamais tout cela!…» murmura Dolly en serrant ses mains amaigries avec un geste énergique. Elle se leva vivement et touchant de la main la manche d’Alexis Alexandrovitch: «On nous troublera ici, venez par là, je vous en prie.»

L’émotion de Dolly se communiquait à Karénine; il obéit, se leva, et la suivit dans la chambre d’étude des enfants, où ils s’assirent devant une table couverte d’une toile cirée, entaillée de coups de canif.

«Je ne crois à rien de tout cela! répéta Dolly, cherchant à saisir ce regard qui fuyait le sien.

– Peut-on nier des faits, Daria Alexandrovna? dit-il en appuyant sur le dernier mot.

– Mais quelle faute a-t-elle commise? de quoi l’accusez-vous?

– Elle a manqué à ses devoirs et trahi son mari. Voilà ce qu’elle a fait.

– Non, non, c’est impossible! non, Dieu merci, vous vous trompez!» s’écria Dolly pressant ses tempes de ses deux mains en fermant les yeux.

Alexis Alexandrovitch sourit froidement du bout des lèvres; il voulait ainsi prouver à Dolly, et se prouver à lui-même, que sa conviction était inébranlable Mais à cette chaleureuse intervention sa blessure se rouvrit, et, quoique le doute ne lui fût plus possible, il répondit avec moins de froideur:

«L’erreur est difficile quand c’est la femme qui vient elle-même déclarer au mari que huit années de mariage et un fils ne comptent pour rien, et qu’elle veut recommencer la vie.

– Anna et le vice! comment associer ces deux idées, comment croire…?

– Daria Alexandrovna! – dit-il avec colère, regardant maintenant sans détour le visage ému de Dolly, et sentant sa langue se délier involontairement, – j’aurais beaucoup donné pour pouvoir encore douter! jadis le doute était cruel, mais le présent est plus cruel encore. Quand je doutais, j’espérais malgré tout. Maintenant je n’ai plus d’espoir, et cependant j’ai d’autres doutes; j’ai pris mon fils en aversion; je me demande parfois s’il est le mien. Je suis très malheureux!»

Dolly, dès qu’elle eut rencontré son regard, comprit qu’il disait vrai; elle eut pitié de lui, et sa foi dans l’innocence de son amie en fut ébranlée.

«Mon Dieu, c’est affreux! mais êtes-vous vraiment décidé au divorce?

– J’ai pris ce dernier parti parce que je n’en vois pas d’autre à prendre. Le plus terrible dans un malheur de ce genre, c’est qu’on ne peut pas porter sa croix comme dans toute autre infortune, une perte, une mort, dit-il en devinant la pensée de Dolly. On ne peut rester dans la position humiliante qui vous est faite, on ne peut vivre à trois!

– Je comprends, je comprends parfaitement, – répondit Dolly baissant la tête. Elle se tut, et ses propres chagrins domestiques lui revinrent à la pensée; mais tout à coup elle joignit les mains avec un geste suppliant et, levant courageusement son regard vers Karénine:

– Attendez encore, dit-elle. Vous êtes chrétien. Pensez à ce qu’elle deviendra si vous l’abandonnez!

– J’y ai pensé, beaucoup pensé, Daria Alexandrovna; – il la regarda avec des yeux troubles, et son visage se couvrit de plaques rouges. Dolly le plaignait maintenant du fond du cœur. – Lorsqu’elle m’a annoncé mon déshonneur elle-même, je lui ai donné la possibilité de se réhabiliter; j’ai cherché à la sauver. Qu’a-t-elle fait alors? Elle n’a même pas tenu compte de la moindre des exigences, du respect des convenances! On peut, ajouta-t-il en s’échauffant, sauver un homme qui ne veut pas périr, mais avec une nature corrompue au point de voir le bonheur dans sa perte même, que voulez-vous qu’on fasse?

– Tout, sauf le divorce.

– Qu’appelez-vous tout?

– Songez donc qu’elle ne serait plus la femme de personne! Elle serait perdue! C’est affreux!

– Qu’y puis-je faire? répondit Karénine, haussant les épaules et les sourcils; – et le souvenir de sa dernière explication avec sa femme le ramena subitement au même degré de froideur qu’au début de l’entretien. – Je vous suis très reconnaissant de votre sympathie, mais je suis forcé de vous quitter, ajouta-t-il en se levant.

– Non, attendez! Vous ne devez pas la perdre; écoutez-moi, je vous parlerai par expérience. Moi aussi je suis mariée et mon mari m’a trompée; dans ma jalousie et mon indignation, moi aussi j’ai voulu tout quitter… Mais j’ai réfléchi, et qui est-ce qui m’a sauvée? Anna. Maintenant mes enfants grandissent, mon mari revient à sa famille, comprend ses torts, se relève, devient meilleur, je vis… j’ai pardonné: pardonnez aussi!…»

Alexis Alexandrovitch écoutait, mais les paroles de Dolly restaient sans effet sur lui, car dans son âme grondait la colère qui l’avait décidé au divorce. Il répondit d’une voix haute et perçante:

«Je ne puis, ni ne veux pardonner, ce serait injuste. Pour cette femme j’ai fait l’impossible, et elle a tout traîné dans la boue qui paraît lui convenir. Je ne suis pas un méchant homme et n’ai jamais haï personne; mais, elle, je la hais de toutes les forces de mon âme, et je ne saurais lui pardonner parce qu’elle m’a fait trop de mal!»

Et des larmes de colère tremblèrent dans sa voix.

«Aimez ceux qui vous haïssent», murmura Dolly presque honteuse.

Alexis Alexandrovitch sourit avec mépris. Cette parole, il la connaissait, mais elle ne pouvait s’appliquer à sa situation.

«On peut aimer ceux qui vous haïssent, mais non ce qu’on hait. Pardonnez-moi de vous avoir troublée; à chacun suffit sa peine!» Et, retrouvant son empire sur lui-même, Karénine prit congé de Dolly avec calme et partit.

XIII

Levine résista à la tentation de suivre Kitty au salon quand on quitta la table, dans la crainte de lui déplaire par une assiduité trop marquée; il resta avec les hommes, et prit part à la conversation générale: mais, sans regarder Kitty, il ne perdait aucun de ses mouvements, il devinait jusqu’à la place qu’elle occupait au salon. Tout d’abord il remplit, sans le moindre effort, la promesse qu’il avait faite d’aimer son prochain et de n’en penser que du bien. La conversation tomba sur la commune en Russie, que Pestzoff considérait comme un ordre de choses nouveau, destiné à servir d’exemple au reste du monde. Levine était aussi peu de son avis que de celui de Serge Ivanitch, qui reconnaissait et niait, tout à la fois, la valeur de cette institution, mais il chercha à les mettre d’accord en adoucissant les termes dont ils se servaient, sans qu’il éprouvât le moindre intérêt pour la discussion. Son unique désir était de voir chacun heureux et content. Une personne, la seule désormais importante pour lui, s’était approchée de la porte; il sentit un regard et un sourire fixés sur lui et fut obligé de se retourner. Elle était là, debout avec Cherbatzky, et le regardait.

«Je pensais que vous alliez vous mettre au piano? dit-il en s’approchant d’elle; voilà ce qui me manque à la campagne: la musique.

– Non; nous étions simplement venus vous chercher, et je vous remercie d’avoir compris, répondit-elle en le récompensant d’un sourire. Quel plaisir y a-t-il à discuter? on ne convainc jamais personne.

– Combien c’est vrai!…»

Levine avait tant de fois remarqué que, dans les longues discussions, de grands efforts de logique et une dépense de paroles considérable ne produisent le plus souvent aucun résultat, qu’il sourit de bonheur en entendant Kitty deviner et définir sa pensée avec cette concision. Cherbatzky s’éloigna, et la jeune fille s’approcha d’une table de jeu, s’assit, et se mit à tracer des cercles sur le drap avec de la craie.

«Bon Dieu! j’ai couvert la table de mes griffonnages, dit-elle en déposant la craie, après un moment de silence, avec un mouvement qui indiquait l’intention de se lever.

– Comment ferai-je pour rester sans elle? pensa Levine avec terreur.

– Attendez, dit-il en s’asseyant près de la table. Il y a longtemps que je voulais vous demander une chose.»

Elle le regarda de ses yeux caressants, mais un peu inquiets.

«Demandez.

– Voici», dit-il, prenant la craie et écrivant les lettres q, v, a, d, c, e, i, e, i, a, o, t? qui étaient les premières des mots: «Quand vous avez dit c’est impossible, était-ce impossible alors ou toujours?» Il était peu vraisemblable que Kitty pût comprendre cette question compliquée. Levine la regarda néanmoins de l’air d’un homme dont la vie dépendait de l’explication de cette phrase.

Elle réfléchit sérieusement, appuya le front sur sa main, et se mit à déchiffrer avec attention, interrogeant parfois Levine des yeux.

«J’ai compris, dit-elle en rougissant.

– Quel est ce mot? demanda-t-il indiquant l’i du mot impossible.

– Cette lettre signifie impossible. Le mot n’est pas juste», répondit-elle.

Il effaça brusquement ce qu’il avait écrit, et lui tendit la craie. Elle écrivit: a, j, n, p, r, d.

Dolly apercevant sa sœur la craie en main, un sourire timide et heureux sur les lèvres, levant les yeux vers Levine qui se penchait sur la table en attachant un regard brillant tantôt sur elle, tantôt sur le drap, se sentit consolée de sa conversation avec Alexis Alexandrovitch; elle vit Levine rayonner de joie; il avait compris la réponse: «Alors je ne pouvais répondre différemment

Il regarda Kitty d’un air craintif et interrogateur.

«Alors seulement?

– Oui, répondit le sourire de la jeune fille.

– Et… maintenant? demanda-t-il.

– Lisez, je vais vous avouer ce que je souhaiterais; et vivement elle traça les premières lettres des mots: «Que vous puissiez pardonner et oublier.»

À son tour il saisit la craie de ses doigts émus et tremblants, et répondit de la même façon: «Je n’ai jamais cessé de vous aimer».

Kitty le regarda et son sourire s’arrêta.

«J’ai compris, murmura-t-elle.

– Vous jouez au secrétaire? dit le vieux prince, s’approchant d’eux;… mais si tu veux venir au théâtre, il est temps de partir.»

Levine se leva et reconduisit Kitty jusqu’à la porte. Cet entretien décidait tout: Kitty avait avoué qu’elle l’aimait, et lui avait permis de venir le lendemain matin parler à ses parents.

XIV

Kitty partie, Levine sentit l’inquiétude le gagner; il eut peur, comme de la mort, des quatorze heures qui lui restaient à passer avant d’arriver à ce lendemain où il la reverrait. Pour tromper le temps, il éprouvait le besoin impérieux de ne pas rester seul, de parler à quelqu’un. Stépane Arcadiévitch, qu’il eût voulu garder, allait soi-disant dans le monde, mais en réalité au ballet. Levine ne put que lui dire qu’il était heureux, et n’oublierait jamais, jamais, ce qu’il lui devait.

«Hé quoi? tu ne parles donc plus de mourir? dit Oblonsky en serrant la main de son ami d’un air attendri.

– Non!» répondit celui-ci.

Dolly aussi le félicita presque en prenant congé de lui, ce qui déplut à Levine: nul ne devait se permettre de faire allusion à son bonheur. Pour éviter la solitude, il s’accrocha à son frère.

«Où vas-tu?

– À une séance.

– Puis-je t’accompagner?

– Pourquoi pas, dit en souriant Serge Ivanitch. Que t’arrive-t-il aujourd’hui?

– Ce qui m’arrive? le bonheur, répondit Levine en baissant la glace de la voiture. Tu permets? J’étouffe. Pourquoi ne t’es-tu jamais marié?»

Serge Ivanitch sourit:

«Je suis enchanté, c’est une charmante fille, commença-t-il.

– Non, ne dis rien, rien!» s’écria Levine, le prenant par le collet de sa pelisse et lui couvrant la figure de sa fourrure. «Une charmante fille»… quelles paroles banales! et combien peu elles répondaient à ses sentiments!

Serge Ivanitch éclata de rire, ce qui ne lui arrivait pas souvent. «Puis-je dire au moins que je suis bien content?

– Demain, mais pas un mot de plus, rien, rien, silence. Je t’aime beaucoup… De quoi sera-t-il question aujourd’hui à la réunion?» demanda Levine sans cesser de sourire.

Ils étaient arrivés. Pendant la séance, Levine écouta le secrétaire bégayer le protocole qu’il ne comprenait pas; mais on lisait sur le visage de ce secrétaire que ce devait être un bon, aimable et sympathique garçon; cela se voyait à la manière dont il bredouillait et se troublait en lisant. Puis vinrent les discours. On discutait sur la réduction de certaines sommes et sur l’installation de certains conduits. Serge Ivanitch attaqua deux membres de la commission, et prononça contre eux un discours triomphant. Après quoi un autre personnage se décida, à la suite d’un accès de timidité, à répondre en peu de mots d’une façon charmante, quoique pleine de fiel. À son tour Swiagesky s’exprima noblement et éloquemment. Levine écoutait toujours et sentait bien que les sommes réduites, les conduits et le reste n’avaient rien de sérieux, que c’était un prétexte pour réunir d’aimables gens qui s’entendaient à merveille. Personne n’éprouvait de gêne, et Levine remarqua avec étonnement, grâce à de légers indices auxquels jadis il n’aurait fait aucune attention, qu’il pénétrait maintenant les pensées de chacun des assistants, lisait dans leurs âmes, et voyait combien c’étaient d’excellentes natures. Et il sentait que l’objet de leurs préférences était lui, Levine, qu’ils aimaient tous. Ils semblaient, ceux même qui ne le connaissaient pas, lui parler, le regarder d’un air caressant et aimable.

«Eh bien, es-tu content? demanda Serge Ivanitch.

– Très content, jamais je n’aurais cru que ce fût aussi intéressant.»

Swiagesky s’approcha des deux frères et engagea Levine à venir prendre une tasse de thé chez lui. «Charmé», répondit celui-ci oubliant ses anciennes préventions, et il s’informa aussitôt de Mme Swiagesky et de sa sœur. Et par une étrange filiation d’idées, comme la belle-sœur de Swiagesky l’avait fait penser au mariage, il en conclut que personne n’écouterait aussi volontiers qu’elle et sa sœur le récit de son bonheur. Aussi fut-il enchanté de l’idée d’aller les voir.

Swiagesky le questionna sur ses affaires, se refusant toujours à admettre qu’on pût découvrir quelque chose qui n’eût déjà été découvert en Europe, mais sa thèse ne contraria nullement Levine. Swiagesky devait être dans le vrai sur tous les points, et Levine admira la douceur et la délicatesse avec lesquelles il évita de le prouver trop nettement.

Les dames furent charmantes: Levine crut deviner qu’elles savaient tout, et qu’elles prenaient part à sa joie, mais que par discrétion elles évitaient d’en parler. Il resta trois heures, causant de sujets variés, et faisant allusion tout le temps à ce qui remplissait son âme, sans remarquer qu’il ennuyait ses hôtes mortellement et qu’ils tombaient de sommeil. Enfin Swiagesky le reconduisit en bâillant jusqu’à l’antichambre, fort étonné de l’attitude de son ami. Levine rentra à l’hôtel entre une heure et deux heures du matin, et s’épouvanta à la pensée de passer dix heures seul, en proie à son impatience. Le garçon de service, qui veillait dans le corridor, lui alluma des bougies et allait se retirer, lorsque Levine l’arrêta. Ce garçon s’appelait Yégor: jamais jusque-là il n’avait fait attention à lui; mais il s’aperçut soudain que c’était un brave homme, intelligent, et surtout plein de cœur.

«Dis donc, Yégor, c’est dur de ne pas dormir!

– Que faire! c’est notre métier, on a la vie plus douce chez les maîtres, mais on y a moins de profits.»

Il se trouva que Yégor était père d’une famille de quatre enfants, trois garçons et une fille, qu’il comptait marier à un commis bourrelier.

À ce propos Levine communiqua à Yégor ses idées sur l’amour dans le mariage, et lui fit remarquer qu’en aimant on est toujours heureux parce que notre bonheur est en nous-mêmes. Yégor écouta attentivement et comprit évidemment la pensée de Levine, mais il la confirma par une réflexion inattendue; c’est que lorsque lui, Yégor, avait servi de bons maîtres, il avait toujours été content d’eux, et qu’actuellement encore il était content de son maître, quoique ce fût un Français.

«Quel excellent homme!» pensa Levine. «Et toi, Yégor, aimais-tu ta femme quand tu t’es marié?

– Comment ne l’aurais-je pas aimée!» répondit Yégor. Et Levine remarqua combien Yégor mettait d’empressement à lui dévoiler ses plus intimes pensées.

«Ma vie aussi a été extraordinaire, commença-t-il, les yeux brillants, gagné par l’enthousiasme de Levine comme on est gagné par la contagion du bâillement; depuis mon enfance…» Mais la sonnette retentit; Yégor sortit, Levine se retrouva seul. Bien qu’il n’eût presque pas dîné, qu’il eût refusé le thé et le souper chez Swiagesky, il n’aurait pu manger, et, après une nuit d’insomnie, il ne songeait pas à dormir; il étouffait dans sa chambre, et malgré le froid il ouvrit un vasistas, et s’assit sur une table en face de la fenêtre. Au-dessus des toits couverts de neige s’élevait la croix ciselée d’une église, et plus haut encore la constellation du Cocher. Tout en aspirant l’air qui pénétrait dans sa chambre, il regardait tantôt la croix, tantôt les étoiles, s’élevant comme dans un rêve parmi les images et les souvenirs évoqués par son imagination.

Vers quatre heures du matin, des pas retentirent dans le corridor; il entr’ouvrit sa porte et vit un joueur attardé rentrant du club. C’était un nommé Miaskine que Levine connaissait; il marchait en toussant, sombre et renfrogné. «Pauvre malheureux!» pensa Levine, dont les yeux se remplirent de larmes de pitié; il voulut l’arrêter pour lui parler et le consoler, mais, se rappelant qu’il était en chemise, il retourna s’asseoir pour se baigner dans l’air glacé et regarder cette croix de forme étrange, significative pour lui dans son silence, et au-dessus d’elle la belle étoile brillante qui montait à l’horizon.

Vers sept heures, les frotteurs commencèrent à faire du bruit, les cloches sonnèrent un office matinal, et Levine sentit que le froid le gagnait. Il ferma la fenêtre, fit sa toilette et sortit.

XV

Les rues étaient encore désertes lorsque Levine se trouva devant la maison Cherbatzky; tout le monde dormait et la porte d’entrée principale était fermée. Il retourna à l’hôtel et demanda du café. Le garçon qui le lui apporta n’était plus Yégor; Levine voulut entamer la conversation; malheureusement, on sonna et le garçon sortit; il essaya de prendre son café, mais sans pouvoir avaler le morceau de kalatch qu’il mit dans sa bouche; il remit alors son paletot et retourna à la maison Cherbatzky. On commençait seulement à se lever; le cuisinier partait pour le marché. Bon gré mal gré, il fallut se résoudre à attendre une couple d’heures. Levine avait vécu toute la nuit et toute la matinée dans un complet état d’inconscience et au-dessus des conditions matérielles de l’existence; il n’avait ni dormi ni mangé, s’était exposé au froid pendant plusieurs heures presque sans vêtements, et non seulement il était frais et dispos, mais il se sentait affranchi de toute servitude corporelle, maître de ses forces, et capable des actions les plus extraordinaires, comme de s’envoler dans les airs ou de faire reculer les murailles de la maison. Il rôda dans les rues pour passer le temps qui lui restait à attendre, consultant sa montre à chaque instant, et regardant autour de lui. Ce qu’il vit ce jour-là, il ne le revit jamais; il fut surtout frappé par des enfants allant à l’école, des pigeons au plumage changeant, voletant des toits au trottoir, des saikis [2], saupoudrées de farine qu’une main invisible exposa sur l’appui d’une fenêtre. Tous ces objets tenaient du prodige: l’enfant courut vers un des pigeons et regarda Levine en souriant; le pigeon secoua ses ailes et brilla au soleil au travers d’une fine poussière de neige, et un parfum de pain chaud se répandit par la fenêtre où apparurent les saikis. Tout cela réuni produisit sur Levine une impression si vive qu’il se prit à rire et à pleurer de joie. Après avoir fait un grand tour par la rue des Gazettes et la Kislowka, il rentra à l’hôtel, s’assit, posa sa montre devant lui, et attendit que l’aiguille approchât de midi. Lorsque enfin il quitta l’hôtel, des isvoschiks l’entourèrent avec des visages heureux, se disputant à qui lui offrirait ses services. Évidemment, ils savaient tout. Il en choisit un, et pour ne pas froisser les autres, leur promit de les prendre une autre fois; puis il se fit conduire chez les Cherbatzky. L’isvoschik était charmant avec le col blanc de sa chemise ressortant de son caftan, et serrant son cou vigoureux et rouge; il avait un traîneau commode, plus élevé que les traîneaux ordinaires (jamais Levine ne retrouva son pareil), attelé d’un bon cheval qui faisait de son mieux pour courir, mais qui n’avançait pas. L’isvoschik connaissait la maison Cherbatzky; il s’arrêta devant la porte en arrondissant les bras et se tourna vers Levine avec respect, en disant «prrr» à son cheval. Le suisse des Cherbatzky savait tout, bien certainement; cela se voyait à son regard souriant, à la façon dont il dit:

«Il y a longtemps que vous n’êtes venu, Constantin Dmitritch!»

Non seulement il savait tout, mais il était plein d’allégresse et s’efforçait de cacher sa joie. Levine sentit une nuance nouvelle à son bonheur en rencontrant le bon regard du vieillard.

«Est-on levé?

– Veuillez entrer. Laissez-nous cela ici, – ajouta le suisse en souriant, lorsque Levine voulut revenir sur ses pas pour prendre son bonnet de fourrure. Cela devait avoir une signification quelconque.

– À qui annoncerai-je monsieur?» demanda un laquais.

Ce laquais, quoique jeune, nouveau dans la maison, et avec des prétentions à l’élégance, était très obligeant, très empressé, et devait avoir aussi tout compris.

«Mais à la princesse, au prince,» répondit Levine.

La première personne qu’il rencontra fut Mlle Linon, qui traversait la salle avec de petites boucles rayonnantes comme son visage. À peine lui eut-il adressé quelques paroles, qu’un frôlement de robe se fit entendre près de la porte; Mlle Linon disparut à ses yeux, et il fut envahi par la terreur de ce bonheur qu’il sentait venir; la vieille institutrice se hâta de sortir, et aussitôt des petits pieds légers et rapides coururent sur le parquet, et son bonheur, sa vie, la meilleure partie de lui-même, s’approcha. Elle ne marchait pas, c’était quelque force invisible qui la portait vers lui. Il vit deux yeux limpides, sincères, remplis de cette même joie qui lui remplissait le cœur; ces yeux, rayonnant de plus en plus près de lui, l’aveuglement presque de leur éclat. Elle lui posa doucement ses deux mains sur les épaules… Accourue vers lui, elle se donnait, ainsi, tremblante et heureuse… Il la serra dans ses bras.

Elle aussi, après une nuit sans sommeil, l’avait attendu toute la matinée. Ses parents étaient heureux et complètement d’accord. Elle avait guetté l’arrivée de son fiancé, voulant être la première à lui annoncer leur bonheur; honteuse et confuse, elle ne savait trop comment réaliser son projet: aussi, en entendant les pas de Levine et sa voix, s’était-elle cachée derrière la porte pour attendre que Mlle Linon sortit. Alors, sans s’interroger davantage, elle était venue à lui…

«Allons maintenant trouver maman,» dit-elle en lui prenant la main.

Longtemps il ne put proférer une parole, non qu’il craignît d’amoindrir ainsi l’intensité de son bonheur, mais parce qu’il sentait les larmes l’étouffer. Il lui prit la main et la baisa.

«Est-ce vrai? dit-il enfin d’une voix étranglée. Je ne puis croire que tu m’aimes!»

Elle sourit de ce «tu» et de la crainte avec laquelle il la regarda.

«Oui, répondit-elle lentement en appuyant sur ce mot. Je suis si heureuse!»

Sans quitter sa main, elle entra avec lui au salon; la princesse en les apercevant se prit, toute suffoquée, à pleurer, et aussitôt après à rire; puis, courant à Levine avec une énergie soudaine, elle le saisit par la tête, et l’embrassa en l’arrosant de ses larmes.

«Ainsi tout est fini! je suis contente. Aime-la. Je suis heureuse, Kitty!

– Vous avez vite arrangé les choses, – dit le vieux prince, cherchant à paraître calme; mais Levine vit ses yeux remplis de larmes.

– Je l’ai désiré longtemps, toujours, dit le prince en attirant Levine vers lui! Et quand cette écervelée songeait…

– Papa! s’écria Kitty en lui fermant la bouche de ses mains…

– C’est bon, c’est bon! je ne dirai rien, fit-il. Je suis très… très… heu… Dieu que je suis bête!…»

Et il prit Kitty dans ses bras, baisant son visage, ses mains, et encore son visage, en la bénissant d’un signe de croix.

Levine éprouva un sentiment d’amour nouveau et inconnu pour le vieux prince quand il vit avec quelle tendresse Kitty baisait longuement sa grosse main robuste.

XVI

La princesse s’était assise dans son fauteuil, silencieuse et souriante; le prince s’assit auprès d’elle; Kitty, debout près de son père, lui tenait toujours la main. Tout le monde se taisait.

La princesse ramena la première leurs sentiments et leurs pensées aux questions de la vie réelle. Chacun d’eux en éprouva, au premier moment, une impression étrange et pénible.

«À quand la noce? Il faudra annoncer le mariage et faire les fiançailles. Qu’en penses-tu, Alexandre?

– Voilà le personnage principal, auquel il appartient de décider, dit le prince en désignant Levine.

– Quand? répondit celui-ci en rougissant. Demain, si vous me demandez mon avis; aujourd’hui les fiançailles, demain la noce.

– Allons donc, mon cher, pas de folies.

– Eh bien, dans huit jours.

– Ne dirait-on pas vraiment qu’il devient fou?

– Mais pourquoi pas?

– Et le trousseau? dit la mère, souriant gaiement de cette impatience.

– Est-il possible qu’un trousseau et tout le reste soient indispensables? pensa Levine avec effroi. Après tout, ni le trousseau, ni les fiançailles, ni le reste, ne pourront gâter mon bonheur!» Il jeta un regard sur Kitty, et remarqua que l’idée du trousseau ne la froissait aucunement. «Il faut croire que c’est nécessaire», se dit-il. «Je conviens que je n’y entends rien, j’ai simplement exprimé mon désir, murmura-t-il en s’excusant.

– Nous y réfléchirons; maintenant nous ferons les fiançailles et nous annoncerons le mariage.»

La princesse s’approcha de son mari, l’embrassa, et voulut s’éloigner, mais il la retint pour l’embrasser en souriant à plusieurs reprises, comme un jeune amoureux. Les deux vieux époux semblaient troublés, et prêts à croire que ce n’était pas de leur fille qu’il s’agissait, mais d’eux-mêmes. Quand ils furent sortis, Levine s’approcha de sa fiancée et lui tendit la main; il avait repris possession de lui-même et pouvait parler; il avait d’ailleurs bien des choses sur le cœur, mais il ne put rien dire de ce qu’il voulait.

«Je savais que cela serait ainsi: au fond de l’âme, j’en étais persuadé, sans avoir jamais osé l’espérer. Je crois que c’est de la prédestination.

– Et moi, répondit Kitty, alors même…, elle s’arrêta, puis continua en le regardant résolument de ses yeux sincères;… alors même que je repoussais mon bonheur, je n’ai jamais aimé que vous; j’ai été entraînée. Il faut que je vous le demande: Pourrez-vous l’oublier?

– Peut-être vaut-il mieux qu’il en ait été ainsi. Vous aussi devez me pardonner, car je dois vous avouer…»

Il s’était décidé (c’était ce qu’il avait sur le cœur) à lui confesser dès les premiers jours: d’abord, qu’il n’était pas aussi pur qu’elle, puis, qu’il n’était pas croyant. Il pensait de son devoir de lui faire ces aveux, quelque cruels qu’ils fussent.

«Non, pas maintenant, plus tard, ajouta-t-il.

– Mais dites-moi tout, je ne crains rien, je veux tout savoir, c’est entendu…

– Ce qui est entendu, interrompit-il, c’est que vous me prenez tel que je suis; vous ne vous dédirez plus?

– Non, non.»

Leur conversation fut interrompue par Mlle Linon, qui vint féliciter son élève favorite avec un sourire tendre qu’elle cherchait à dissimuler; elle n’avait pas encore quitté le salon que les domestiques voulurent à leur tour offrir leurs félicitations. Les parents et amis arrivèrent ensuite, et ce fut là le début de cette période bienheureuse et absurde dont Levine ne fut quitte que le lendemain de son mariage.

Bien qu’il se sentît toujours gêné et mal à l’aise, cette tension d’esprit n’empêcha pas son bonheur de grandir; il s’était imaginé que, si le temps qui précédait son mariage ne sortait pas absolument des traditions ordinaires, sa félicité en serait atteinte; mais, quoiqu’il fît exactement ce que chacun faisait en pareil cas, au lieu de diminuer, cette félicité prenait des proportions extraordinaires.

«Maintenant, faisait remarquer Mlle Linon, nous aurons des bonbons tant que nous voudrons»; et Levine courait acheter des bonbons.

«Je vous conseille de prendre des bouquets chez Famine» disait Swiagesky, et il courait chez Famine.

Son frère fut d’avis qu’il devait emprunter de l’argent pour les cadeaux et les autres dépenses du moment.

«Les cadeaux? vraiment?» et il partait, au galop, acheter des bijoux chez Fulda. Chez le confiseur, chez Famine, chez Fulda, chacun semblait l’attendre, et chacun semblait heureux et triomphant comme lui; chose remarquable, son enthousiasme était partagé de ceux mêmes qui autrefois lui avaient paru froids et indifférents; on l’approuvait en tout, on traitait ses sentiments avec délicatesse et douceur, on partageait la conviction qu’il exprimait d’être l’homme le plus heureux de la terre, parce que sa fiancée était la perfection même. Et Kitty éprouvait des impressions analogues.

La comtesse Nordstone s’étant permis une allusion aux espérances plus brillantes qu’elle avait conçues pour son amie, Kitty se mit en colère, et protesta si vivement de l’impossibilité pour elle de préférer personne à Levine, que la comtesse convint qu’elle avait raison. Depuis lors elle ne rencontra jamais Levine en présence de sa fiancée sans un sourire enthousiaste.

Un des incidents les plus pénibles de cette époque de leur vie fut celui des explications promises. Sur l’avis du vieux prince, Levine remit à Kitty un journal contenant ses aveux écrits jadis à l’intention de celle qu’il épouserait. Des deux points délicats qui le préoccupaient, celui qui passa presque inaperçu fut son incrédulité: croyante elle-même et incapable de douter de sa religion, le manque de piété de son fiancé laissa Kitty indifférente; ce cœur que l’amour lui avait fait connaître, renfermait ce qu’elle avait besoin d’y trouver; peu lui importait qu’il qualifiât l’état de son âme d’incrédulité. Mais le second aveu lui fit verser des larmes amères.

Levine ne s’était pas décidé à cette confession sans un grand combat intérieur; il s’y était résolu parce qu’il ne voulait pas de secrets entre eux; mais il ne s’était pas identifié aux impressions d’une jeune fille à cette lecture. L’abîme qui séparait son misérable passé de cette pureté de colombe lui apparut, lorsque, entrant un soir dans la chambre de Kitty avant d’aller au spectacle, il vit son charmant visage baigné de larmes; il comprit alors le mal irréparable dont il était cause et en fut épouvanté.

«Reprenez ces terribles cahiers, dit-elle, repoussant les feuilles posées sur sa table. Pourquoi me les avez-vous donnés! Au reste, cela vaut mieux, ajouta-t-elle prise de pitié à la vue du désespoir de Levine. Mais c’est affreux, affreux!»

Il baissa la tête, incapable d’un mot de réponse.

«Vous ne me pardonnerez pas! murmura-t-il.

– Si, j’ai pardonné; mais c’est affreux!»

Cet incident n’eut cependant pas d’autre effet que d’ajouter une nuance de plus à son immense bonheur, il en comprit encore mieux le prix après ce pardon.

XVII

En rentrant dans sa chambre solitaire, Alexis Alexandrovitch se rappela involontairement une à une les conversations du dîner et de la soirée; les paroles de Dolly n’avaient réussi qu’à lui donner sur les nerfs. Appliquer les préceptes de l’Évangile à une situation comme la sienne, était chose trop difficile pour être traitée aussi légèrement; d’ailleurs, cette question, il l’avait jugée, et jugée négativement. De tout ce qui s’était dit ce jour-là, c’était l’expression de cet honnête imbécile de Tourovtzine qui avait le plus vivement frappé son imagination:

«Il s’est bravement conduit, car il a provoqué son rival et l’a tué.»

Évidemment cette conduite était approuvée de tous, et si on ne l’avait pas dit ouvertement, c’était par pure politesse.

«À quoi bon y penser? la question n’était-elle pas résolue?» et Alexis Alexandrovitch ne songea plus qu’à préparer son départ et sa tournée d’inspection.

Il se fit servir du thé, prit l’indicateur des chemins de fer, et y chercha les heures de départ pour organiser son voyage.

En ce moment le domestique lui apporta deux dépêches. Alexis Alexandrovitch les ouvrit; la première lui annonçait la nomination de Strémof à la place que lui-même avait ambitionnée. Karénine rougit, jeta le télégramme, et se prit à marcher dans la chambre. «Quos vult perdere Jupiter dementat», se dit-il, appliquant quos à tous ceux qui avaient contribué à cette nomination. Il était moins contrarié de n’avoir pas été lui-même nommé, que de voir Strémof, ce bavard, ce phraseur, à cette place; ne comprenaient-ils pas qu’ils se perdaient, qu’ils compromettaient leur «prestige» avec des choix semblables!

«Quelque autre nouvelle du même genre», pensa-t-il avec amertume en ouvrant la seconde dépêche. Elle était de sa femme; son nom «Anna» au crayon bleu lui sauta aux yeux: «Je meurs, je vous supplie d’arriver, je mourrai plus tranquille si j’ai votre pardon».

Il lut ces mots avec un sourire de mépris et jeta le papier à terre. «Quelque nouvelle ruse», telle fut sa première impression. «Il n’est pas de supercherie dont elle ne soit capable; elle doit être sur le point d’accoucher, et il s’agit de ses couches… Mais quel peut être son but? Rendre la naissance de l’enfant légale? me compromettre? empêcher le divorce? La dépêche dit «je meurs»… Il relut le télégramme, et cette fois le sens réel de son contenu le frappa. Si c’était vrai? si la souffrance, l’approche de la mort, l’amenaient à un repentir sincère? et si, l’accusant de vouloir me tromper, je refusais d’y aller? cela serait non seulement cruel, mais maladroit, et me ferait sévèrement juger.»

«Pierre, une voiture, je pars pour Pétersbourg», cria-t-il à son domestique.

Karénine décida qu’il verrait sa femme, quitte à repartir aussitôt si la maladie était feinte; dans le cas contraire, il pardonnerait, et, s’il arrivait trop tard, au moins pourrait-il lui rendre les derniers devoirs.

Ceci résolu, il n’y pensa plus pendant le voyage.

Alexis Alexandrovitch rentra à Pétersbourg fatigué de sa nuit en chemin de fer; il traversa la Perspective encore déserte, regardant devant lui, au travers du brouillard matinal, sans vouloir réfléchir sur ce qui l’attendait chez lui. Il n’y pouvait songer qu’avec l’idée persistante que cette mort couperait court à toutes les difficultés. Des boulangers, des isvoschiks de nuit, des dvorniks balayant les trottoirs, des boutiques fermées, passaient comme un éclair devant ses yeux: il remarquait tout, et cherchait à étouffer l’espérance qu’il se reprochait d’éprouver. Arrivé devant sa maison, il vit un isvoschik, et une voiture avec un cocher endormi, arrêtés à la porte d’entrée. Devant le vestibule, Alexis Alexandrovitch fit encore un effort de décision, arraché, lui semblait-il, du coin le plus reculé de son cerveau, et qui se formulait ainsi: «Si elle me trompe, je resterai calme et repartirai; si elle a dit vrai, je respecterai les convenances.»

Avant même que Karénine eût sonné, le suisse ouvrit la porte; le suisse avait un air étrange, sans cravate, vêtu d’une vieille redingote, et chaussé de pantoufles.

«Que fait madame?

– Madame est heureusement accouchée hier.»

Alexis, Alexandrovitch s’arrêta tout pâle; il comprenait combien il avait vivement souhaité cette mort.

«Et sa santé?»

Korneï, le domestique, descendait précipitamment l’escalier en tenue du matin.

«Madame est très faible, répondit-il; une consultation a eu lieu hier, et le docteur est ici en ce moment.

– Prends mes effets», dit Alexis Alexandrovitch, un peu soulagé en apprenant que tout espoir de mort n’était pas perdu; et il entra dans l’antichambre.

Un paletot d’uniforme pendait au porte-manteau; Alexis Alexandrovitch le remarqua et demanda:

«Qui est ici?

– Le docteur, la sage-femme et le comte Wronsky.»

Karénine pénétra dans l’appartement, personne au salon: lorsqu’il y entra, le bruit de ses pas fit sortir du boudoir la sage-femme, en bonnet à rubans lilas. Elle vint à Alexis Alexandrovitch, et, le prenant par la main avec la familiarité que donne le voisinage de la mort, elle l’entraîna vers la chambre à coucher.

«Dieu merci, vous voilà! elle ne parle que de vous, toujours de vous, dit-elle.

– Apportez vite de la glace!» disait dans la chambre à coucher la voix impérative du docteur.

Dans le boudoir, assis sur une petite chaise basse, Alexis Alexandrovitch aperçut Wronsky pleurant, le visage couvert de ses mains; il tressaillit à la voix du docteur, découvrit sa figure, et se trouva devant Karénine; cette vue le troubla tellement qu’il se rassit en renfonçant sa tête dans ses épaules, comme s’il eût espéré disparaître; il se leva cependant, et, faisant un grand effort de volonté, il dit:

«Elle se meurt, les médecins assurent que tout espoir est perdu. Vous êtes le maître. Mais accordez-moi la permission de rester ici. Je me conformerai d’ailleurs à votre volonté.»

En voyant pleurer Wronsky, Alexis Alexandrovitch éprouva l’attendrissement involontaire que lui causaient toujours les souffrances d’autrui; il détourna la tête sans répondre, et s’approcha de la porte.

La voix d’Anna se faisait entendre dans la chambre à coucher, vive, gaie, avec des intonations très justes. Alexis Alexandrovitch entra et s’approcha de son lit. Elle avait le visage tourné vers lui, les joues animées, les yeux brillants; ses petites mains blanches, sortant des manches de sa camisole, jouaient avec le coin de sa couverture. Non seulement elle semblait fraîche et bien portante, mais dans la disposition d’esprit la plus heureuse; elle parlait vite et haut, en accentuant les mots avec précision et netteté.

«Car Alexis, je parle d’Alexis Alexandrovitch (n’est-il pas étrange et cruel que tous deux se nomment Alexis?), Alexis ne m’aurait pas refusé, j’aurais oublié, il aurait pardonné… pourquoi n’arrive-t-il pas? Il est bon, il ignore lui-même combien il est bon. Mon Dieu, mon Dieu, quelle angoisse! Donnez-moi vite de l’eau! Mais cela n’est pas bon pour elle… ma petite fille! Alors donnez-lui une nourrice; j’y consens; cela vaut même mieux. Quand il viendra, elle lui ferait mal à voir: Éloignez-la.

– Anna Arcadievna, il est arrivé, le voilà! dit la sage-femme, essayant d’attirer son attention sur Alexis Alexandrovitch.

– Quelle folie! continua Anna sans voir son mari. Donnez-moi la petite, donnez-la! Il n’est pas encore arrivé. Vous prétendez qu’il ne pardonnera pas parce que vous ne le connaissez pas. Personne ne le connaissait. Moi seule… ses yeux, il faut les connaître, ceux de Serge sont tout pareils, c’est pourquoi je ne puis plus les voir. A-t-on servi à dîner à Serge? Je sais qu’on l’oubliera. Lui, ne l’oublierait pas! Qu’on transporte Serge dans la chambre du coin, et que Mariette couche auprès de lui.»

Soudain elle se tut, prit un air effrayé, et leva les bras au-dessus de sa tête comme pour détourner un coup: elle avait reconnu son mari.

«Non, non, dit-elle vivement, je ne le crains pas, je crains la mort. Alexis, approche-toi. Je me dépêche parce que le temps me manque, je n’ai plus que quelques minutes à vivre, la fièvre va reprendre et je ne comprendrai plus rien. Maintenant je comprends, je comprends tout et je vois tout.»

Le visage ridé d’Alexis Alexandrovitch exprima une vive souffrance; il voulut parler, mais sa lèvre inférieure tremblait si fort qu’il ne put articuler un mot, et son émotion lui permit à peine de jeter un regard sur la mourante; il lui prit la main et la tint entre les siennes; chaque fois qu’il tournait la tête vers elle, il voyait ses yeux fixés sur lui avec une douceur et une humilité qu’il ne leur connaissait pas.

«Attends, tu ne sais pas… attendez, attendez…» elle s’arrêta, cherchant à rassembler ses idées. «Oui, reprit-elle, oui! oui! oui! Voilà ce que je voulais dire. Ne t’étonne pas. Je suis toujours la même… mais il y en a une autre en moi, dont j’ai peur; c’est elle qui l’a aimé, lui, je voulais te haïr et je ne pouvais oublier celle que j’étais autrefois. Maintenant je suis moi tout entière, vraiment moi, pas l’autre. Je meurs, je sais que je meurs: demande-le-lui. Je le sens maintenant; les voilà ces poids terribles aux mains, aux pieds, aux doigts. Mes doigts! ils sont énormes… mais tout cela finira vite… Une seule chose m’est indispensable; pardonne-moi, pardonne-moi tout à fait! Je suis criminelle: mais la bonne de Serge me l’a dit: une sainte martyre… quel était donc son nom? était pire que moi. J’irai à Rome, il y a là un désert, je n’y gênerai personne, je ne prendrai que Serge et ma petite fille… non, tu ne peux pas me pardonner! je sais bien que c’est impossible! Va-t’en, va-t’en, tu es trop parfait!»

Elle le tenait d’une de ses mains brûlantes et l’éloignait de l’autre.

L’émotion d’Alexis Alexandrovitch devenait si forte qu’il ne se défendit plus, il sentit même cette émotion se transformer en un apaisement moral qui lui parut un bonheur nouveau et inconnu. Il n’avait pas cru que cette loi chrétienne qu’il avait prise pour guide de sa vie, lui ordonnait de pardonner et d’aimer ses ennemis; et cependant le sentiment de l’amour et du pardon remplissait son âme. Agenouillé près du lit, le front appuyé à ce bras dont la fièvre le brûlait au travers de la camisole, il sanglotait comme un enfant. Elle se pencha vers lui, entoura de son bras la tête chauve de son mari, et leva les yeux avec un air de défi:

«Le voilà, je le savais bien! Adieu maintenant, adieu à tous… les voilà revenus! Pourquoi ne s’en vont-ils pas? Ôtez-moi donc toutes ces fourrures!»

Le docteur la recoucha doucement sur ses oreillers et lui couvrit les bras de la couverture. Anna se laissa faire sans résistance, regardant toujours devant elle, de ses yeux brillants.

«Rappelle-toi que je n’ai demandé que ton pardon, je ne demande rien de plus; pourquoi donc lui ne vient-il pas? dit-elle vivement en regardant du côté de la porte: Viens, viens! donne-lui la main.»

Wronsky s’approcha du lit, et, en revoyant Anna, il se cacha le visage de ses mains.

«Découvre ton visage, regarde-le, c’est un saint! dit-elle. Oui, découvre, découvre ton visage! répéta-t-elle d’un air irrité. Alexis Alexandrovitch, découvre-lui le visage, je veux le voir.»

Alexis Alexandrovitch prit les mains de Wronsky, et découvrit son visage défiguré par la souffrance et l’humiliation.

«Donne-lui la main, pardonne-lui.»

Alexis Alexandrovitch tendit la main sans chercher à retenir ses larmes.

«Dieu merci, Dieu merci, dit-elle, maintenant tout est prêt. J’étendrai un peu les jambes, comme cela; c’est très bien. Que ces fleurs sont donc laides, elles ne ressemblent pas à des violettes, dit-elle en désignant les tentures de sa chambre. Mon Dieu, mon Dieu, quand cela finira-t-il! Donnez-moi de la morphine, docteur! de la morphine. Oh, mon Dieu, mon Dieu!»

Et elle s’agita sur son lit.

Les médecins disaient qu’avec cette fièvre tout était à craindre. La journée se passa dans le délire et l’inconscience. Vers minuit la malade n’avait presque plus de pouls: on attendait la fin à chaque instant.

Wronsky rentra chez lui; mais il retourna le lendemain matin prendre des nouvelles; Alexis Alexandrovitch vint à sa rencontre dans l’antichambre et lui dit: «Restez: peut-être vous demandera-t-elle», puis il le mena lui-même dans le boudoir de sa femme. Dans la matinée, l’agitation, la vivacité de pensées et de paroles reparurent pour se terminer encore par un état d’inconscience. Le troisième jour offrit le même caractère et les médecins reprirent espoir. Ce jour-là, Alexis Alexandrovitch entra dans le boudoir où se tenait Wronsky, ferma la porte et s’assit en face de lui.

«Alexis Alexandrovitch, dit Wronsky sentant une explication approcher, je suis incapable de parler et de comprendre. Ayez pitié de moi! Quelle que soit votre souffrance, croyez bien que la mienne est encore plus terrible.»

Il voulut se lever, mais Alexis Alexandrovitch le retint et lui dit: «Veuillez m’écouter, c’est indispensable; je suis forcé de vous expliquer la nature des sentiments qui me guident et me guideront encore, afin de vous éviter toute erreur par rapport à moi. Vous savez que je m’étais décidé au divorce et que j’avais fait les premières démarches pour l’obtenir? je ne vous cacherai pas qu’en commençant ces démarches j’ai hésité, possédé que j’étais du désir de me venger. En recevant la dépêche qui m’appelait, ce désir subsistait. Je dirai plus, je souhaitais sa mort, mais…» il se tut un instant, réfléchissant à l’opportunité de dévoiler toute sa pensée «… mais je l’ai revue, je lui ai pardonné, et sans restriction. Le bonheur de pouvoir pardonner m’a clairement montré mon devoir. J’offre l’autre joue au soufflet, je donne mon dernier vêtement à celui qui me dépouille, je ne demande qu’une chose à Dieu, de me conserver la joie du pardon!»

Les larmes remplissaient ses yeux: son regard lumineux et calme frappa Wronsky.

«Voilà ma situation. Vous pouvez me traîner dans la boue et me rendre la risée du monde, mais je n’abandonnerais pas Anna pour cela, et ne lui adresserais pas de reproche, continua Alexis Alexandrovitch; mon devoir m’apparaît clair et précis: je dois rester avec elle, je resterai. Si elle désire vous voir, vous serez averti, mais je crois qu’il vaut mieux vous éloigner pour le moment.»

Karénine se leva; des sanglots étouffaient sa voix: Wronsky se leva aussi, courbé en deux, et regardant Karénine en dessous, sans se redresser; incapable de comprendre des sentiments de ce genre, il s’avouait cependant que c’était là un ordre d’idées supérieur, inconciliable avec une conception vulgaire de la vie.

XVIII

Après cet entretien, lorsque Wronsky sortit de la maison Karénine, il s’arrêta sur le perron, se demandant où il était et ce qu’il avait à faire; humilié et confus, il se sentait privé de tout moyen de laver sa honte, jeté hors de la voie où il avait marché jusque-là fièrement et aisément. Toutes les règles qui avaient servi de bases à sa vie, et qu’il croyait inattaquables, se trouvaient fausses et mensongères. Le mari trompé, ce triste personnage qu’il avait considéré comme un obstacle accidentel, et parfois comique, à son bonheur, venait d’être élevé par elle à une hauteur qui inspirait le respect, et, au lieu de paraître ridicule, s’était montré simple, grand et généreux. Wronsky ne pouvait se dissimuler que les rôles étaient intervertis; il sentait la grandeur, la droiture de Karénine et sa propre bassesse; ce mari trompé apparaissait magnanime dans sa douleur, tandis que lui-même se trouvait petit et misérable. Mais ce sentiment d’infériorité à l’égard d’un homme qu’il avait injustement méprisé, n’était qu’une faible partie de sa douleur.

Ce qui le rendait profondément malheureux, c’était la pensée de perdre Anna pour toujours! Sa passion un moment refroidie s’était réveillée plus violente que jamais. Pendant sa maladie il avait appris à la mieux connaître, et il croyait ne l’avoir encore jamais aimée; il faudrait la perdre maintenant qu’il la connaissait et l’aimait réellement, la perdre en lui laissant le souvenir le plus humiliant! Il se rappelait avec horreur le moment ridicule et odieux où Alexis Alexandrovitch lui avait découvert le visage, tandis qu’il le cachait de ses mains. Debout, immobile sur le perron de la maison Karénine, il semblait n’avoir plus conscience de ce qu’il faisait.

«Appellerai-je un isvoschik? demanda le suisse.

– Oui, un isvoschik.»

Rentré chez lui, après trois nuits d’insomnie, Wronsky s’étendit sans se déshabiller sur un divan, les bras croisés au-dessus de sa tête. Les réminiscences, les pensées, les impressions les plus étranges se succédaient dans son esprit avec une rapidité et une lucidité extraordinaires. Tantôt c’était une potion qu’il voulait donner à la malade, et il faisait déborder la cuiller; tantôt il apercevait les mains blanches de la sage-femme; puis, la singulière attitude d’Alexis Alexandrovitch agenouillé par terre près du lit.

«Dormir! oublier!» se disait-il avec la calme résolution de l’homme bien portant qui sait qu’il peut, s’il se sent fatigué, s’endormir à volonté; ses idées s’embrouillèrent, il se sentit tomber dans l’abîme de l’oubli. Tout à coup, au moment où il échappait à la vie réelle comme si les vagues d’un océan se fussent refermées au-dessus de sa tête, une violente secousse électrique sembla faire tressaillir son corps sur les ressorts du divan, et il se trouva à genoux, les yeux aussi ouverts que s’il n’eût pas songé à dormir, n’éprouvant plus la moindre lassitude.

«Vous pouvez me traîner dans la boue.»

Ces mots d’Alexis Alexandrovitch résonnaient à son oreille; il le voyait devant lui, il voyait aussi le visage enfiévré d’Anna, et ses yeux brillants regardant avec tendresse, non plus lui, mais son mari; il voyait sa propre physionomie absurde et ridicule, lorsque Alexis Alexandrovitch avait écarté ses mains de sa figure, et, se rejetant en arrière sur le divan en fermant les yeux:

«Dormir! oublier!» se répéta-t-il.

Alors le visage d’Anna, tel qu’il lui était apparu le soir mémorable des courses, se dessinait plus rayonnant encore, malgré ses yeux fermés.

«C’est impossible, et ne sera pas; comment veut-elle effacer cela de son souvenir? Je ne puis vivre ainsi! Comment nous réconcilier?» Il prononçait ces mots tout haut sans en avoir conscience, cette répétition machinale empêchant pendant quelques secondes les souvenirs et les images qui assiégeaient son cerveau de se renouveler. Mais les doux moments du passé et les humiliations récentes reprenaient vite leur empire. «Découvre ton visage», disait la voix d’Anna, il écartait les mains, et sentait à quel point il avait dû paraître humilié et ridicule.

Wronsky resta ainsi couché, cherchant le sommeil sans espoir de le trouver, et murmurant quelque bribe de phrase pour écarter les nouvelles et désolantes hallucinations qu’il croyait pouvoir empêcher de surgir. Il écoutait sa propre voix répéter avec une étrange persistance: «Tu n’as pas su l’apprécier, tu n’as pas su l’apprécier; tu n’as pas su profiter, tu n’as pas su profiter.»

«Que m’arrive-t-il? deviendrais-je fou?» se demanda-t-il. «Peut-être. Pourquoi devient-on fou? et pourquoi se suicide-t-on?» Et, tout en se répondant à lui-même, il ouvrait les yeux, regardant avec étonnement à côté de lui un coussin brodé par sa belle-sœur Waria; il chercha à fixer la pensée de Waria dans son souvenir en jouant avec le gland du coussin; mais une idée étrangère à celle qui le torturait était un martyre de plus. «Non, il faut dormir.» Et, approchant le coussin de sa tête, il s’y appuya, et fit effort pour tenir ses yeux fermés. Soudain il se rassit en tressaillant encore: «Tout est fini pour moi, que me reste-t-il à faire?» Et son imagination lui représenta vivement la vie sans Anna.

«L’ambition? Serpouhowskoï? le monde? la cour?» Tout cela pouvait avoir un sens autrefois, mais n’en avait plus maintenant. Il se leva, ôta sa redingote, dénoua sa cravate pour permettre à sa large poitrine de respirer plus librement, et se prit à arpenter la chambre. «C’est ainsi qu’on devient fou, se répétait-il, ainsi qu’on se suicide… pour éviter la honte», ajouta-t-il lentement.

Il alla vers la porte, qu’il ferma; puis, le regard fixe et les dents serrées, il s’approcha de la table, prit un revolver, l’examina, l’arma et réfléchit. Il resta deux minutes immobile, le revolver en main, la tête baissée, son esprit tendu en apparence vers une seule pensée. «Certainement», se disait-il, et cette décision semblait le résultat logique d’une suite d’idées nettes et précises; mais au fond il tournait toujours dans ce même cercle d’impressions que depuis une heure il parcourait pour la centième fois… «Certainement», répéta-t-il, sentant défiler encore cette série continue de souvenirs d’un bonheur perdu, d’un avenir rendu impossible, et d’une honte écrasante; et, appuyant le revolver au côté gauche de sa poitrine, il serra fortement la main et pressa la détente. Le coup violent qu’il reçut dans la poitrine le fit tomber, sans qu’il eût entendu la moindre détonation. En cherchant à se retenir au rebord de la table, il lâcha le revolver, vacilla et s’affaissa à terre, regardant autour de lui avec étonnement; sa chambre lui semblait méconnaissable; les pieds contournés de sa table, la corbeille à papier, la peau de tigre sur le sol, il ne reconnaissait rien. Les pas de son domestique accourant au salon l’obligèrent à se maîtriser, il comprit avec effort qu’il était par terre, et en voyant du sang sur ses mains et sur la peau de tigre il eut conscience de ce qu’il avait fait.

«Quelle sottise! je me suis manqué», murmura-t-il en cherchant de la main le pistolet, qui était tout près de lui; il perdit l’équilibre et tomba de nouveau baigné dans son sang.

Le valet de chambre, un personnage élégant qui se plaignait volontiers à ses amis de la délicatesse de ses nerfs, fut si terrifié à la vue de son maître, qu’il le laissa gisant, et courut chercher du secours.

Au bout d’une heure, Waria, la belle-sœur de Wronsky, arriva, et avec l’aide de trois médecins qu’elle avait fait chercher, elle réussit à coucher le blessé, dont elle se constitua la garde-malade.

XIX

Alexis Alexandrovitch n’avait pas prévu le cas où, après avoir obtenu son pardon, sa femme se rétablirait. Cette erreur lui apparut dans toute sa gravité deux mois après son retour, de Moscou; mais s’il l’avait commise, ce n’était pas parce qu’il avait, par hasard, méconnu jusque-là son propre cœur. Près du lit de sa femme mourante, il s’était livré, pour la première fois de sa vie, à ce sentiment de commisération pour les douleurs d’autrui, contre lequel il avait toujours lutté, comme on lutte contre une dangereuse faiblesse. Le remords d’avoir souhaité la fin d’Anna, la pitié qu’elle lui inspirait, mais par-dessus tout le bonheur même du pardon, avaient transformé les angoisses morales d’Alexis Alexandrovitch en une paix profonde, et changé une source de souffrance en une source de joie: tout ce qu’il avait jugé inextricable dans sa haine et dans sa colère devenait clair et simple, maintenant qu’il aimait et pardonnait.

Il avait pardonné à sa femme et la plaignait; depuis l’acte de désespoir de Wronsky, il le plaignait aussi. Son fils, dont il se reprochait de n’avoir pris aucun soin, lui faisait peine, et, quant à la nouvelle née, ce qu’il éprouvait pour elle était plus que de la pitié, c’était presque de la tendresse. En voyant ce pauvre petit être débile, négligé pendant la maladie de sa mère, il s’en était occupé, l’avait empêché de mourir, et, sans s’en douter, s’y était attaché. La bonne et la nourrice le voyaient entrer plusieurs fois par jour dans la chambre des enfants, et, intimidées d’abord, s’étaient peu à peu habituées à sa présence. Il restait parfois une demi-heure à contempler le visage rouge et bouffi de l’enfant qui n’était pas le sien, à suivre les mouvements de son front plissé, à le voir se frotter les yeux du revers de ses petites mains aux doigts recourbés; et, dans ces moments-là, Alexis Alexandrovitch se sentait tranquille, en paix avec lui-même, et ne voyait rien d’anormal à sa situation, rien qu’il éprouvât le besoin de changer.

Et cependant plus il allait, plus il se rendait compte qu’on ne lui permettrait pas de se contenter de cette situation qui lui semblait naturelle, et qu’elle ne serait admise de personne.

En dehors de la force morale, presque sainte, qui le guidait intérieurement, il sentait l’existence d’une autre force brutale, mais toute-puissante, qui dirigeait sa vie malgré lui, et ne lui accorderait pas la paix. Chacun autour de lui semblait interroger son attitude, ne pas la comprendre, et attendre de lui quelque chose de différent.

Quant à ses rapports avec sa femme, ils manquaient de naturel et de stabilité.

Lorsque l’attendrissement causé par l’approche de la mort eut cessé, Alexis Alexandrovitch remarqua combien Anna le craignait, redoutait sa présence, et n’osait le regarder en face; elle paraissait toujours poursuivie d’une pensée qu’elle n’osait exprimer: c’est qu’elle aussi pressentait la courte durée des relations actuelles, et que, sans savoir quoi, elle attendait quelque chose de son mari.

Vers la fin de février, la petite fille, qu’on avait nommée Anna, du nom de sa mère, tomba malade. Alexis Alexandrovitch l’avait vue un matin avant de se rendre au ministère, et avait fait chercher le médecin; en rentrant à quatre heures, il aperçut dans l’antichambre un beau laquais galonné, tenant un manteau doublé de fourrure blanche.

«Qui est là? demanda-t-il.

– La princesse Élisabeth Fédorovna Tverskoï,» répondit le laquais, et Alexis Alexandrovitch crut remarquer qu’il souriait.

Pendant toute cette pénible période, Alexis Alexandrovitch avait noté un intérêt très particulier pour lui et sa femme de la part de leurs relations mondaines, surtout féminines. Il remarquait chez tous cet air joyeux, mal dissimulé dans les yeux de l’avocat, et qu’il retrouvait dans ceux du laquais. Quand on le rencontrait et qu’on lui demandait des nouvelles de sa santé, on le faisait avec une sorte de satisfaction transparente; ses interlocuteurs lui paraissaient tous ravis, comme s’ils allaient marier quelqu’un.

La présence de la princesse ne pouvait être agréable à Karénine; il ne l’avait jamais aimée, et elle lui rappelait de fâcheux souvenirs; aussi passa-t-il directement dans l’appartement des enfants.

Dans la première pièce, Serge, couché sur la table et les pieds sur une chaise, dessinait en bavardant gaiement. La gouvernante anglaise qui avait remplacé la Française peu après la maladie d’Anna, était assise près de l’enfant, un ouvrage au crochet à la main; aussitôt qu’elle vit entrer Karénine, elle se leva, fit une révérence, et remit Serge sur ses pieds.

Alexis Alexandrovitch caressa la tête de son fils, répondit aux questions de la gouvernante sur la santé de madame, et demanda l’opinion du docteur sur l’état de baby.

«Le docteur n’a rien trouvé de fâcheux: il a ordonné des bains.

– Elle souffre cependant, dit Alexis Alexandrovitch, écoutant crier l’enfant dans la chambre voisine.

– Je crois, monsieur, que la nourrice n’est pas bonne, répondit l’Anglaise d’un air convaincu.

– Qu’est-ce qui vous le fait croire?

– J’ai vu cela chez la comtesse Pahl, monsieur. On soignait l’enfant avec des médicaments, tandis qu’il souffrait simplement de la faim; la nourrice manquait de lait.»

Alexis Alexandrovitch réfléchit et, au bout de quelques instants, entra dans la seconde pièce. La petite fille criait, couchée sur les bras de sa nourrice, la tête renversée, refusant le sein, et sans se laisser calmer par les deux femmes penchées sur elle.

«Cela ne va pas mieux? demanda Alexis Alexandrovitch.

– Elle est très agitée, répondit à mi-voix la bonne.

– Miss Edwards croit que la nourrice manque de lait, dit-il.

– Je le crois aussi, Alexis Alexandrovitch.

– Pourquoi ne l’avoir pas dit?

– À qui le dire? Anna Arcadievna est toujours malade», répondit la bonne d’un air mécontent.

La bonne était depuis longtemps dans la maison, et ces simples paroles frappèrent Karénine comme une allusion à sa position.

L’enfant criait de plus en plus fort, perdant haleine et s’enrouant. La bonne fit un geste désolé, reprit la petite à la nourrice, et la berça pour la calmer.

«Il faudra prier le docteur d’examiner la nourrice,» dit Alexis Alexandrovitch.

La nourrice, une femme de belle apparence, élégamment vêtue, effrayée de perdre sa place, sourit dédaigneusement, tout en marmottant et en couvrant sa poitrine, à l’idée qu’on pût la soupçonner de manquer de lait. Ce sourire parut également ironique à Alexis Alexandrovitch. Il s’assit sur une chaise, triste et accablé, et suivit des yeux la bonne qui continuait à promener l’enfant. Quand elle l’eut remis dans son berceau, et qu’ayant arrangé le petit oreiller elle se fut éloignée, Alexis Alexandrovitch se leva, et à son tour s’approcha sur la pointe des pieds, du même air accablé; il regarda silencieusement la petite, et tout à coup un sourire déplissa son front; puis il sortit doucement.

En rentrant dans la salle à manger il sonna et envoya de nouveau chercher le médecin. Mécontent de voir sa femme s’occuper si peu de ce charmant enfant, il ne voulait pas entrer chez elle, ni rencontrer la princesse Betsy; mais sa femme pouvait s’étonner qu’il ne vint pas selon son habitude: il fit donc violence à ses sentiments et se dirigea, vers la porte. La conversation suivante frappa malgré lui son oreille, tandis qu’il approchait, un épais tapis étouffant le bruit de ses pas.

«S’il ne partait pas, je comprendrais votre refus et le sien» Mais votre mari doit être au-dessus de cela, disait Betsy.

– Il n’est pas question de mon mari, mais de moi, ne m’en parlez plus! répondait la voix émue d’Anna.

– Cependant vous ne pouvez pas ne pas désirer revoir celui qui a failli mourir pour vous…

– C’est pour cela que je ne veux pas le revoir.»

Karénine s’arrêta effrayé comme un coupable; il aurait voulu s’éloigner sans être entendu; mais, réfléchissant que cette fuite manquait de dignité, il continua son chemin en toussant: les voix se turent et il entra dans la chambre.

Anna en robe de chambre grise, ses cheveux noirs coupés, était assise sur une chaise longue. Toute son animation disparut, comme d’ordinaire, à la vue de son mari; elle baissa la tête et jeta un coup d’œil inquiet sur Betsy; celle-ci, vêtue à la dernière mode, un petit chapeau planant sur le haut de sa tête, comme un abat-jour sur une lampe, en robe gorge de pigeon, ornée de biais de nuance tranchante sur le corsage et la jupe, était placée à côté d’Anna. Elle tenait sa longue taille plate aussi droite que possible, et accueillit Alexis Alexandrovitch d’un salut accompagné d’un sourire ironique:

«Ah! fit-elle, l’air étonné. Je suis ravie de vous rencontrer chez vous. Vous ne vous montrez nulle part, et je ne vous ai pas vu depuis la maladie d’Anna. J’ai appris par d’autres vos soucis! Oui, vous êtes un mari extraordinaire!» Elle lui adressa un regard qui devait être l’équivalent d’une récompense à Karénine pour sa conduite envers sa femme.

Alexis Alexandrovitch salua froidement et, baisant la main de sa femme, s’enquit de sa santé.

«Il me semble que je vais mieux, répondit-elle, évitant son regard.

– Vous avez cependant une animation fiévreuse, dit-il, insistant sur le dernier mot.

– Nous avons trop causé, dit Betsy, je sens que c’est de l’égoïsme de ma part et je me sauve.»

Elle se leva, mais Anna devenue toute rouge la retint vivement par le bras:

«Non, restez, je vous en prie, je dois vous dire, à vous…» elle se tourna vers son mari, la rougeur lui montant au cou et au visage. «Je ne puis et ne veux rien vous cacher…»

Alexis Alexandrovitch baissa la tête en faisant craquer ses doigts.

«Betsy m’a dit que le comte Wronsky désirait venir chez nous avant son départ pour Tashkend, pour prendre congé.»

Elle parlait vite, sans regarder son mari, pressée d’en finir, «J’ai répondu que je ne pouvais pas le recevoir.

– Vous avez répondu, ma chère, que cela dépendait d’Alexis Alexandrovitch, corrigea Betsy.

– Mais non, je ne puis le recevoir, et cela ne mènerait…» elle s’arrêta tout à coup, interrogeant son mari du regard; il avait détourné la tête. «En un mot, je ne veux…»

Alexis Alexandrovitch se rapprocha d’elle et fit le geste de lui prendre la main.

Le premier mouvement d’Anna fut de retirer sa main de celle de son mari, mais elle se domina et la lui serra.

«Je vous remercie de votre confiance…» commença-t-il; mais, en regardant la princesse, il s’interrompit.

Ce qu’il pouvait juger et décider facilement, livré à sa propre conscience, lui devenait impossible en présence de Betsy, en qui s’incarnait pour lui cette force brutale indépendante de sa volonté, et maîtresse cependant de sa vie: devant elle il ne pouvait éprouver aucun sentiment généreux.

«Eh bien, adieu, ma charmante», dit Betsy en se levant. Elle embrassa Anna et sortit: Karénine la reconduisit.

«Alexis Alexandrovitch, dit Betsy, s’arrêtant au milieu du boudoir pour lui serrer encore la main d’une façon significative, je vous connais pour un homme sincèrement généreux, et je vous estime et vous aime tant, que je me permets un conseil, quelque désintéressée que je sois dans la question. Recevez-le; Alexis Wronsky est l’honneur même, et il part pour Tashkend.

– Je vous suis très reconnaissant de votre sympathie et de votre conseil, princesse; le tout est de savoir si ma femme peut ou veut recevoir quelqu’un, c’est ce qu’elle décidera.»

Il prononça ces mots avec dignité en soulevant ses sourcils comme d’habitude; mais il sentit aussitôt que, quelles que fussent ses paroles, la dignité était incompatible avec la situation qui lui était faite. Le sourire ironique et méchant avec lequel Betsy accueillit sa phrase le lui prouvait suffisamment.

XX

Après avoir pris congé de Betsy, Alexis Alexandrovitch rentra chez sa femme; celle-ci était étendue sur sa chaise longue, mais, en entendant revenir son mari, elle se releva précipitamment et le regarda d’un air effrayé. Il s’aperçut qu’elle avait pleuré.

«Je te suis très reconnaissant de ta confiance, dit-il doucement, répétant en russe la réponse qu’il avait faite en français devant Betsy. (Cette façon de la tutoyer en russe irritait Anna malgré elle.) – Je te suis reconnaissant de ta résolution, car je trouve comme toi que, du moment où le comte Wronsky part, il n’y a aucune nécessité de le recevoir ici. D’ailleurs…

– Mais puisque je l’ai dit, à quoi bon revenir là-dessus?» interrompit Anna avec une irritation qu’elle ne sut pas maîtriser. «Aucune nécessité, pensa-t-elle, pour un homme qui a voulu se tuer, de dire adieu à la femme qu’il aime, et qui de son côté ne peut vivre sans lui!»

Elle serra les lèvres, et baissa son regard brillant sur les mains aux veines gonflées de son mari, que celui-ci frottait lentement l’une contre l’autre.

«Ne parlons plus de cela, ajouta-t-elle plus calme.

– Je t’ai laissé pleine liberté de décider cette question, et je suis heureux de voir… recommença Alexis Alexandrovitch.

– Que mes désirs sont conformes aux vôtres, acheva vivement Anna, agacée de l’entendre parler si lentement, quand elle savait à l’avance tout ce qu’il avait à dire.

– Oui, confirma-t-il, et la princesse Tverskoï se mêle très mal à propos d’affaires de famille pénibles, elle surtout…

– Je ne crois rien de ce que l’on raconte, dit Anna, je sais seulement qu’elle m’aime sincèrement.»

Alexis Alexandrovitch soupira et se tut; Anna jouait nerveusement avec la cordelière de sa robe de chambre et le regardait de temps en temps avec ce sentiment de répulsion physique dont elle s’accusait, sans pouvoir le vaincre. Tout ce qu’elle souhaitait en ce moment était d’être débarrassée de sa présence.

«Je viens de faire chercher le docteur, dit Karénine.

– Pourquoi faire? Je me porte bien.

– C’est pour la petite qui crie beaucoup: on croit que la nourrice a peu de lait.

– Pourquoi ne m’as-tu pas permis de nourrir, quand j’ai supplié qu’on me laissât essayer? Malgré tout (Alexis Alexandrovitch comprit ce qu’elle entendait par malgré tout), c’est un enfant, et on la fera mourir. – Elle sonna et se fit apporter la petite. – J’ai voulu nourrir, on ne me l’a pas permis, et on me le reproche maintenant.

– Je ne reproche rien…

– Si fait, vous me le reprochez! Mon Dieu, pourquoi ne suis-je pas morte! Pardonne-moi, je suis nerveuse, injuste, dit-elle, tâchant de se dominer. Mais va-t’en.»

«Non cela ne saurait durer ainsi», se dit Alexis Alexandrovitch en sortant de la chambre de sa femme.

Jamais encore il n’avait été aussi vivement frappé de l’impossibilité de prolonger aux yeux du monde une telle situation; jamais non plus la répulsion de sa femme, et la puissance de cette force mystérieuse qui s’était emparée de sa vie pour la diriger en contradiction avec les besoins de son âme, ne lui étaient apparues avec cette évidence!

Le monde et sa femme exigeaient de lui une chose qu’il ne comprenait pas bien, mais cette chose éveillait dans son cœur des sentiments de haine qui troublaient son repos et détruisaient le mérite de sa victoire sur lui-même. Anna, selon lui, devait rompre avec Wronsky, mais si tout le monde jugeait cette rupture impossible, il était prêt à tolérer leur liaison, à condition de ne pas déshonorer les enfants et de ne pas bouleverser sa propre existence.

C’était mal, moins mal cependant que de vouer Anna à une position honteuse et sans issue, que de le priver, lui, de tout ce qu’il aimait. Mais il sentait son impuissance dans cette lutte, et savait à l’avance qu’on l’empêcherait d’agir sagement, pour l’obliger à faire le mal que tout le monde jugeait nécessaire.

XXI

Betsy n’avait pas encore quitté la salle à manger, que Stépane Arcadiévitch parut sur le pas de la porte. Il venait de chez Eliséef, où l’on avait reçu des huîtres fraîches.

«Princesse! vous ici! Quelle charmante rencontre! Je viens de chez vous.

– La rencontre ne sera pas longue; je pars, répondit en souriant Betsy, tandis qu’elle boutonnait ses gants.

– Un moment, princesse, permettez-moi de baiser votre main avant que vous vous gantiez. Rien ne me plaît autant, en fait de retour aux anciennes modes, que l’usage de baiser la main aux dames.»

Il prit la main de Betsy.

«Quand nous reverrons-nous?

– Vous n’en êtes pas digne, répondit Betsy en riant.

– Oh que si! car je deviens un homme sérieux: non seulement j’arrange mes propres affaires, mais encore celles des autres, dit-il avec importance.

– Vraiment? j’en suis charmée», répondit Betsy comprenant qu’il s’agissait d’Anna.

Et, rentrant dans la salle à manger, elle entraîna Oblonsky, dans un coin.

«Vous verrez qu’il la fera mourir, murmura-t-elle d’un ton convaincu; impossible d’y tenir…

– Je suis bien aise que vous pensiez ainsi, répondit Stépane Arcadiévitch en hochant la tête avec une commisération sympathique. C’est pourquoi je suis à Pétersbourg.

– La ville entière ne parle que de cela, dit-elle; cette situation est intolérable. Elle dessèche à vue d’œil. Il ne comprend pas que c’est une de ces femmes dont les sentiments ne peuvent être traités légèrement. De deux choses l’une, ou bien il doit l’emmener et agir énergiquement; ou bien il doit divorcer. Mais l’état actuel la tue.

– Oui… oui… précisément, soupira Oblonsky. Je suis venu pour cela, c’est-à-dire pas tout à fait. Je viens d’être nommé chambellan, et il faut remercier qui de droit; mais l’essentiel est d’arranger cette affaire.

– Que Dieu vous y aide!» dit Betsy.

Stépane Arcadiévitch reconduisit la princesse jusqu’au vestibule, lui baisa encore la main au-dessus du gant, au poignet, et après lui avoir décoché une plaisanterie dont elle prit le parti de rire, afin de ne pas être obligée de se fâcher, il la quitta pour aller voir sa sœur. Anna était en larmes. Stépane Arcadiévitch, malgré sa brillante humeur, passa tout naturellement de la gaieté la plus exubérante au ton d’attendrissement poétique qui convenait à la disposition d’esprit de sa sœur. Il lui demanda comment elle se portait et comment elle avait passé la journée.

«Très mal, très mal! le soir comme le matin, le passé comme l’avenir, tout va mal, répondit-elle.

– Tu vois les choses en noir. Il faut reprendre courage, regarder la vie en face. C’est difficile, je le sais, mais…

– J’ai entendu dire que certaines femmes aiment ceux qu’elles méprisent, commença tout à coup Anna: moi, je le hais à cause de sa générosité. Je ne puis vivre avec lui. Comprends-moi, c’est un effet physique, qui me met hors de moi. Je ne puis plus vivre avec lui! Que faut-il que je fasse? J’ai été malheureuse, j’ai cru qu’on ne pouvait l’être davantage, mais ceci dépasse tout ce que j’avais pu imaginer. Conçoit-on que, le sachant bon, parfait, et sentant toute mon infériorité, je le haïsse néanmoins? Il ne me reste absolument qu’à…» Elle voulait ajouter «mourir», mais son frère ne la laissa pas achever.

«Tu es malade et nerveuse, crois bien que tu vois tout avec exagération. Il n’y a là rien de si terrible.»

Et Stépane Arcadiévitch, devant un désespoir semblable, souriait sans paraître grossier; son sourire était si plein de bonté et d’une douceur presque féminine, que, loin de froisser, il calmait et attendrissait; ses paroles agissaient à la façon d’une lotion d’huile d’amandes douces. Anna l’éprouva bientôt.

«Non, Stiva, dit-elle, je suis perdue, perdue! Je suis plus que perdue, car je ne puis dire encore que tout soit fini, je sens, hélas! le contraire, je me fais l’effet d’une corde trop tendue qui doit rompre nécessairement. Mais la fin n’est pas encore venue et sera terrible!

– Non, non, la corde peut être doucement détendue. Il n’existe pas de situation sans une issue quelconque.

– J’y ai pensé et repensé, je n’en vois qu’une…»

Il comprit à son regard épouvanté qu’elle ne voyait comme issue que la mort, et l’interrompit encore.

«Non, écoute-moi; tu ne peux juger de ta position comme moi. Laisse-moi te dire franchement mon avis. (Il sourit encore avec précaution, de son sourire onctueux.) Je prends les choses du commencement: Tu as épousé un homme plus âgé que toi de vingt ans, et tu t’es mariée sans amour, ou du moins sans connaître l’amour. C’était une erreur, j’en conviens.

– Une erreur terrible! dit Anna.

– Mais, je le répète, c’est là un fait accompli. Tu as eu ensuite le malheur d’aimer un autre que ton mari; c’était un malheur, mais c’est également un fait accompli. Ton mari l’a su et t’a pardonné. (Après chaque phrase il s’arrêtait comme pour lui donner le temps de la réplique, mais elle se taisait.) Maintenant la question se pose ainsi: peux-tu continuer à vivre avec ton mari, le désires-tu? le désire-t-il?

– Je ne sais rien, rien.

– Tu viens de dire toi-même que tu ne pouvais plus l’endurer…

– Non, Je ne l’ai pas dit. Je le nie. Je ne sais et ne comprends rien.

– Mais permets…

– Tu ne saurais comprendre. Je me suis précipitée la tête la première dans un abîme, et je ne dois pas me sauver. Je ne le puis pas.

– Tu verras que nous t’empêcherons de tomber et de te briser. Je te comprends. Je sens que tu ne peux prendre sur toi d’exprimer tes sentiments, tes désirs.

– Je ne désire rien, rien, sinon que tout cela finisse.

– Crois-tu qu’il ne s’en aperçoive pas? Crois-tu qu’il ne souffre pas aussi? Et que peut-il résulter de toutes ces tortures? Le divorce au contraire résoudrait tout.»

Stépane Arcadiévitch n’avait pas achevé sans peine, et, son idée principale énoncée, il regarda Anna pour en observer l’effet.

Elle secoua la tête négativement sans répondre, mais son visage rayonna un instant d’un éclair de beauté, et il en conclut que si elle n’exprimait pas son désir, c’est que la réalisation lui en paraissait trop séduisante.

«Vous me faites une peine extrême! combien je serais heureux d’arranger cela! dit Stépane Arcadiévitch en souriant avec plus de confiance. Ne dis rien! Si Dieu me permettait d’exprimer tout ce que j’éprouve! Je vais le trouver.»

Anna le regarda de ses yeux brillants et pensifs, et ne répondit pas.

XXII

Stépane Arcadiévitch entra dans le cabinet de son beau-frère avec le visage solennel qu’il cherchait à prendre lorsqu’il présidait une séance de son conseil. Karénine, les bras derrière le dos, marchait de long en large dans la chambre, réfléchissant aux mêmes questions que sa femme et son beau-frère.

«Je ne te gêne pas? – demanda Stépane Arcadiévitch, subitement troublé à la vue de Karénine; et, pour dissimuler ce trouble, il sortit de sa poche, un porte-cigarettes nouvellement acheté, le flaira et en sortit une cigarette.

– Non. As-tu besoin de quelque chose? demanda Alexis Alexandrovitch sans empressement.

– Oui… je désirais… je voulais… oui, je voulais causer avec toi», dit Stépane Arcadiévitch étonné de se sentir intimidé.

Ce sentiment lui sembla si étrange, si inattendu, qu’il n’y reconnut pas la voix de la conscience lui déconseillant une mauvaise action; et, dominant cette impression, il dit en rougissant:

«J’avais l’intention de te parler de ma sœur et de votre situation à tous deux.»

Alexis Alexandrovitch sourit avec tristesse, regarda son beau-frère, et, sans lui répondre, s’approcha de la table, où il prit une lettre commencée qu’il lui tendit.

«Je ne cesse d’y songer. Voici ce que j’ai essayé de lui dire, pensant que je m’exprimerais mieux par écrit, car ma présence la rend irritable», dit-il en lui donnant la lettre.

Stépane Arcadiévitch prit le papier et regarda avec étonnement les yeux ternes de son beau-frère fixés sur lui, puis il lut:

«Je sais combien ma présence vous est à charge; quelque pénible qu’il me soit de le reconnaître, je le constate, et je sens qu’il ne saurait en être autrement. Je ne vous fais aucun reproche. Dieu m’est témoin que pendant votre maladie j’ai résolu d’oublier le passé et de commencer une nouvelle vie. Je ne me repens pas, je ne me repentirai jamais de ce que j’ai fait alors; c’était votre salut, le salut de votre âme que je souhaitais; je n’ai pas réussi. Dites-moi vous-même ce qui vous rendra le repos et le bonheur, et je me soumets à l’avance au sentiment de justice qui vous guidera.»

Oblonsky rendit la lettre à son beau-frère et continua à le considérer avec perplexité, sans trouver un mot à dire. Ce silence était si pénible que les lèvres de Stépane Arcadiévitch en tremblaient convulsivement tandis qu’il regardait fixement Karénine.

«Je vous comprends, finit-il par balbutier.

~ Que veut-elle? c’est ce que je souhaiterais savoir.

– Je crains qu’elle ne s’en rende pas compte. Elle n’est pas juge dans la question, dit Stépane Arcadiévitch, cherchant à se remettre. Elle est écrasée, littéralement écrasée, par ta grandeur d’âme; si elle lit ta lettre, elle sera incapable d’y répondre et ne pourra que courber encore plus la tête.

– Mais alors que faire? Comment s’expliquer? Comment connaître ses désirs?

– Si tu me permets de t’exprimer mon avis, c’est à toi à indiquer nettement les mesures que tu crois nécessaires pour couper court à cette situation.

– Par conséquent tu trouves qu’il faut y couper court? interrompit Karénine, mais comment? ajouta-t-il en passant la main devant ses yeux avec un geste qui ne lui était pas habituel. Je ne vois pas d’issue possible!

– Toute situation, quelque pénible qu’elle soit, en a une, dit Oblonsky se levant et s’animant peu à peu. Tu parlais du divorce autrefois… Si tu t’es convaincu qu’il n’y a plus de bonheur commun possible entre vous…

– Le bonheur peut être compris de façons différentes: Admettons que je consente à tout; comment sortirons-nous de là?

– Si tu veux mon avis… – dit Stépane Arcadiévitch avec le même sourire onctueux qu’il avait employé avec sa sœur, et ce sourire était si persuasif, que Karénine, s’abandonnant à la faiblesse qui le dominait, fut tout disposé à croire son beau-frère. – Jamais elle ne dira ce qu’elle désire. Mais il est une chose qu’elle peut souhaiter, continua Stépane Arcadiévitch, c’est de rompre des liens qui ne peuvent que lui rappeler de cruels souvenirs. Selon moi, il est indispensable de rendre vos rapports plus clairs, et ce ne peut être qu’en reprenant mutuellement votre liberté.

– Le divorce! interrompit avec dégoût Alexis Alexandrovitch.

– Oui, le divorce, je crois, répéta Stépane Arcadiévitch en rougissant. À tous les points de vue, c’est le parti le plus sensé lorsque deux époux se trouvent dans la situation où vous êtes. Que faire lorsque la vie commune devient intolérable? et cela peut souvent arriver…»

Alexis Alexandrovitch soupira profondément et se couvrit les yeux.

«Il n’y a qu’une seule chose à prendre en considération, celle de savoir si l’un des deux époux veut se remarier? Sinon c’est fort simple», continua Stépane Arcadiévitch de plus en plus délivré de sa contrainte.

Alexis Alexandrovitch, la figure bouleversée par l’émotion, murmura quelques paroles inintelligibles. Ce qui semblait si simple à Oblonsky, il l’avait tourné et retourné mille fois dans sa pensée, et, au lieu de le trouver simple, il le jugeait impossible. Maintenant que les conditions du divorce lui étaient connues, sa dignité personnelle, autant que le respect de la religion, lui défendaient d’assumer l’odieux d’un adultère fictif, et encore plus de vouer au déshonneur une femme aimée, à laquelle il avait pardonné.

Et d’ailleurs, que deviendrait leur fils? le laisser à la mère était impossible; cette mère divorcée aurait une nouvelle famille dans laquelle la position de l’enfant serait intolérable. Quelle éducation recevrait-il? Le garder, c’était un acte de vengeance qui lui répugnait. Mais, avant tout, ce qui rendait le divorce inadmissible à ses yeux, c’était l’idée qu’en y consentant il contribuerait à la perte d’Anna: les paroles de Dolly, à Moscou, lui restaient gravées dans l’âme: «en divorçant il ne pensait qu’à lui». Ces mots, maintenant qu’il avait pardonné et qu’il s’était attaché aux enfants, avaient pour lui une signification toute particulière. Rendre à Anna sa liberté, c’était lui ôter le dernier appui dans la voie du bien, et la pousser à l’abîme. Une fois divorcée, il savait bien qu’elle s’unirait à Wronsky par un lien coupable et illégal, car le mariage ne se rompt, selon l’Église, que par la mort.

«Et qui sait si, au bout d’un an ou deux, il ne l’abandonnera pas, et si elle ne se jettera pas dans une nouvelle liaison», pensait Alexis Alexandrovitch, «et c’est moi qui serais responsable de sa chute!» Non, le divorce n’était pas tout simple, comme le disait son beau-frère.

Il n’admettait donc pas un mot de ce que disait Stépane Arcadiévitch; il avait cent arguments pour réfuter de semblables raisonnements, et pourtant il l’écoutait, sentant que ces paroles étaient la manifestation de cette force irrésistible qui dominait sa vie, et à laquelle il finirait par se soumettre.

«Reste à savoir dans quelles conditions tu consentiras au divorce, car elle n’osera rien te demander et s’en remettra complètement à ta générosité.»

«Pourquoi tout cela, mon Dieu, mon Dieu?» pensa Alexis Alexandrovitch; il se couvrit la figure des deux mains comme l’avait fait Wronsky.

«Tu es ému, je le comprends, mais si tu y réfléchis…

– Et si on te soufflette sur la joue gauche, présente la droite, et si on te vole ton manteau, donne encore ta robe, pensait Alexis Alexandrovitch. – Oui, oui! cria-t-il d’une voix presque perçante, je prends la honte sur moi, je renonce même à mon fils… mais ne vaudrait-il pas mieux laisser tout cela? Au reste, fais ce que tu veux.»

Et, se détournant de son beau-frère pour n’être pas vu de lui, il s’assit près de la fenêtre. Il était humilié, honteux, et cependant heureux de se sentir moralement au-dessus de toute humiliation.

Stépane Arcadiévitch, touché, se taisait.

«Alexis Alexandrovitch, crois bien qu’elle appréciera ta générosité. Telle était sans doute la volonté de Dieu», ajouta-t-il. Puis, sentant aussitôt qu’il disait là une sottise, il retint avec peine un sourire.

Alexis Alexandrovitch voulut répondre; des larmes l’en empêchèrent.

Lorsque Oblonsky quitta le cabinet de son beau-frère, il était sincèrement ému, ce qui ne l’empêchait pas d’être enchanté d’avoir arrangé cette affaire: à cette satisfaction se joignait l’idée d’un calembour qu’il comptait faire à sa femme et à ses amis intimes.

«Quelle différence y a-t-il entre moi et un feld-maréchal? ou quelle ressemblance y a-t-il entre un feld-maréchal et moi? Je chercherai cela, pensa-t-il en souriant.»

XXIII

La blessure de Wronsky était dangereuse, quoiqu’elle n’eût pas atteint le cœur; il fut pendant plusieurs jours entre la vie et la mort. Quand pour la première fois il se trouva en état de parler, sa belle-sœur, Waria, était dans sa chambre.

«Waria! lui dit-il en la regardant sérieusement, je me suis blessé involontairement. Dis-le à tout le monde; sinon ce serait trop ridicule!»

Waria se pencha vers lui sans répondre, examinant son visage avec un sourire de bonheur; les yeux du blessé n’étaient plus fiévreux, mais leur expression était sévère.

«Dieu merci! répondit-elle, tu ne souffres pas?

– Un peu de ce côté-ci, dit-il en indiquant sa poitrine.

– Permets-moi alors de changer ton pansement.»

Il la regarda faire, et quand elle eut fini:

«Tu sais, dit-il, que je n’ai plus le délire; fais en sorte, je t’en supplie, qu’on ne dise pas que je me suis tiré un coup de pistolet avec intention.

– Personne ne le dit. J’espère cependant que tu renonceras à tirer sur toi accidentellement? dit-elle avec son sourire interrogateur.

– Probablement, mais mieux aurait valu…»

Et il sourit d’un air sombre.

Malgré ces paroles, Wronsky, lorsqu’il fut hors de danger, eut le sentiment qu’il s’était délivré d’une partie de ses souffrances. Il s’était, en quelque sorte, lavé de sa honte et de son humiliation; désormais il pourrait penser avec calme à Alexis Alexandrovitch, reconnaître sa grandeur d’âme sans en être écrasé. Il pouvait, en outre, reprendre son existence habituelle, regarder les gens en face et se rattacher aux principes dirigeants de sa vie: ce qu’il ne parvenait pas à s’arracher du cœur, malgré tous ses efforts, c’était le regret, voisin du désespoir, d’avoir perdu Anna pour toujours, fermement résolu d’ailleurs, maintenant qu’il avait racheté sa faute envers Karénine, à ne pas se placer entre l’épouse repentante et son mari. Mais le regret ne pouvait s’effacer, non plus que le souvenir des instants de bonheur trop peu appréciés autrefois, et dont le charme le poursuivait sans cesse. Serpouhowskoï imagina de lui faire donner une mission à Tashkend, et Wronsky accepta cette proposition sans la moindre hésitation. Mais, plus le moment du départ approchait, plus le sacrifice qu’il faisait au devoir lui semblait cruel.

«La revoir encore une fois, puis s’enterrer, mourir», pensait-il; et en faisant sa visite d’adieu à Betsy il lui exprima ce vœu.

Celle-ci partit aussitôt en ambassadrice auprès d’Anna, mais rapporta un refus.

«Tant mieux, pensa Wronsky, en recevant cette réponse: cette faiblesse m’aurait coûté mes dernières forces.»

Le lendemain matin, Betsy arriva chez lui elle-même, annonçant qu’elle avait appris par Oblonsky qu’Alexis Alexandrovitch consentait au divorce, et que, par conséquent, rien n’empêchait plus Wronsky de voir Anna.

Sans plus songer à ses résolutions, sans s’informer à quel moment il pourrait la voir, ni où se trouvait le mari, oubliant même de reconduire Betsy, Wronsky courut chez les Karénine. Il enjamba l’escalier, entra précipitamment, traversa, en courant presque, l’appartement, entra dans la chambre d’Anna, et, sans même se demander si la présence d’un tiers ne devait pas l’arrêter, il la prit dans ses bras et couvrit de baisers ses mains, son visage et son cou.

Anna s’était préparée à le revoir et avait pensé à ce qu’elle lui dirait; mais elle n’eut pas le temps de parler: la passion de Wronsky l’emporta. Elle aurait voulu le calmer, se calmer elle-même, mais ce n’était pas possible; ses lèvres tremblaient, et longtemps elle ne put rien dire.

«Oui, tu m’as conquise, je suis à toi, parvint-elle enfin à dire en serrant la main de Wronsky contre sa poitrine.

– Cela devait être! et tant que nous vivrons cela sera; je le sais maintenant.

– C’est vrai, répondit-elle palissant de plus en plus, tout en entourant de ses bras la tête de Wronsky. Cependant ce qui nous arrive a quelque chose de terrible après ce qui s’est passé.

– Tout cela s’oubliera, nous allons être si heureux! Si notre amour avait besoin de grandir, il grandirait parce qu’il a quelque chose de terrible», dit-il en relevant la tête et montrant ses dents blanches dans un sourire.

Elle ne put lui répondre que par un regard de ses yeux aimants; puis, lui prenant la main, elle s’en caressa le visage et ses pauvres cheveux coupés.

«Je ne te reconnais plus avec tes cheveux ras. Tu es bien belle! Un vrai petit garçon! Mais comme tu es pâle!

– Oui, je suis encore très faible, répondit-elle en souriant; et ses lèvres se reprirent à trembler.

– Nous irons en Italie, tu te rétabliras.

– Est-il possible que nous puissions être comme mari et femme, seuls, à nous deux? dit-elle en le regardant dans les yeux.

– Je ne suis étonné que d’une chose, c’est que cela n’ait pas toujours été.

– Stiva dit qu’il consent à tout, mais je n’accepte pas sa générosité, dit-elle, regardant d’un air pensif par-dessus la tête de Wronsky. Je ne veux pas du divorce, je n’y tiens plus. Je me demande seulement ce qu’il décidera par rapport à Serge.»

Comment dans ce premier moment de leur rapprochement pouvait-elle penser à son fils et au divorce? Wronsky n’y comprenait rien.

«Ne parle pas de cela, n’y pense pas, – dit-il, tournant et retournant la main d’Anna dans la sienne pour ramener son attention vers lui; mais elle ne le regardait toujours pas.

– Ah! pourquoi ne suis-je pas morte, cela valait bien mieux!» dit-elle, et des larmes inondaient son visage; elle essaya pourtant de sourire pour ne pas l’affliger.

Autrefois Wronsky aurait cru impossible de se soustraire à la flatteuse et périlleuse mission de Tashkend, mais maintenant, sans hésitation aucune, il la refusa; puis, ayant remarqué que ce refus était mal interprété en haut lieu, il donna sa démission.

Un mois plus tard, Alexis Alexandrovitch restait seul dans son appartement avec son fils, et Anna partait avec Wronsky pour l’étranger en refusant le divorce.

CINQUIÈME PARTIE

I

La princesse Cherbatzky croyait impossible de célébrer le mariage avant le grand carême, à cause du trousseau, dont la moitié à peine pouvait être terminée jusque-là, c’est-à-dire en cinq semaines; elle convenait cependant qu’on risquait d’être arrêté par un deuil si l’on attendait jusqu’à Pâques, car une vieille tante du prince était fort malade. On prit donc un moyen terme en décidant que le mariage aurait lieu avant le carême, mais qu’on ne recevrait qu’une partie du trousseau immédiatement, et le reste après la noce. Le jeune couple comptait partir pour la campagne aussitôt après la cérémonie, et n’avait pas besoin de grand’chose. La princesse s’indignait de trouver Levine indifférent à toutes ces questions: toujours comme à moitié fou, il continuait à croire son bonheur et sa personne le centre, l’unique but de la création; ses affaires ne le préoccupaient en rien, il s’en remettait aux soins de ses amis, persuadé qu’ils arrangeraient tout pour le mieux. Son frère Serge, Stépane Arcadiévitch et la princesse le dirigeaient absolument; il se contentait d’accepter ce qu’on lui proposait.

Son frère emprunta l’argent dont il avait besoin; la princesse lui conseilla de quitter Moscou après la noce, Stépane Arcadiévitch fut d’avis qu’un voyage à l’étranger serait convenable. Il consentait toujours. «Ordonnez ce qu’il vous plaira, pensait-il, je suis heureux, et, quoi que vous décidiez, mon bonheur ne sera ni plus ni moins grand.» Mais, quand il fit part à Kitty de l’idée de Stépane Arcadiévitch, il vit avec étonnement qu’elle n’approuvait pas ce projet et qu’elle avait des plans d’avenir bien déterminés. Elle savait à Levine des intérêts sérieux chez lui, dans sa terre, et ces affaires qu’elle ne comprenait ni ne cherchait à comprendre, lui paraissaient cependant fort importantes; aussi ne voulait-elle pas d’un voyage à l’étranger, et tenait-elle à s’installer dans leur véritable résidence. Cette décision très arrêtée surprit Levine, et, toujours indifférent aux détails, il pria Stépane Arcadiévitch de présider, avec le goût qui le caractérisait, aux embellissements de sa maison de Pakrofsky. Cela lui semblait rentrer dans les attributions de son ami.

«À propos, dit un jour Stépane Arcadiévitch, après avoir tout organisé à la campagne, as-tu ton billet de confession?

– Non, pourquoi?

– On ne se marie pas sans cela.

– Aïe, aïe, aie! s’écria Levine, mais voilà neuf ans que je ne me suis confessé! Et je n’y ai seulement pas songé!

– C’est joli! dit en riant Stépane Arcadiévitch: et tu me traites de nihiliste! Mais cela ne peut se passer ainsi: il faut que tu fasses tes dévotions.

– Quand? nous n’avons plus que quatre jours!»

Stépane Arcadiévitch arrangea cette affaire comme les autres, et Levine commença ses dévotions. Incrédule pour son propre compte, il n’en respectait pas moins la foi d’autrui, et trouvait dur d’assister et de participer à des cérémonies religieuses sans y croire. Dans sa disposition d’esprit attendrie et sentimentale, l’obligation de dissimuler lui était odieuse. – Quoi! railler des choses saintes, mentir, quand son cœur s’épanouissait, quand il se sentait en pleine gloire! était-ce possible? Mais quoi qu’il fît pour persuader à Stépane Arcadiévitch qu’on découvrirait bien un moyen d’obtenir un billet sans qu’il fût forcé de se confesser, celui-ci resta inflexible.

«Qu’est-ce que cela te fait? deux jours seront vite passés, et tu auras affaire à un brave petit vieillard qui t’arrachera cette dent sans que tu t’en doutes.»

Pendant la première messe à laquelle il assista, Levine fit de son mieux pour se rappeler les impressions religieuses de sa jeunesse qui, entre seize et dix-sept ans, avaient été fort vives; il n’y réussit pas. Il entreprit alors de considérer les formes religieuses comme un usage ancien, vide de sens, à peu près comme l’habitude de faire des visites-, il n’y parvint pas davantage, car, ainsi que la plupart de ses contemporains, il était absolument dans le vague au point de vue religieux, et, incapable de croire, il l’était également de douter complètement. Cette confusion de sentiments lui causa une honte et une gêne extrêmes pendant le temps consacré à ses dévotions: agir sans comprendre était, lui criait sa conscience, une action mauvaise et mensongère.

Pour n’être pas en contradiction trop flagrante avec ses convictions, il chercha d’abord à attribuer un sens quelconque au service divin avec ses différents rites, mais, s’apercevant qu’il critiquait au lieu de comprendre, il s’efforça de ne plus écouter, et de s’absorber dans les pensées intimes qui l’envahissaient pendant ses longues stations à l’église. – La messe, les vêpres et les prières du soir se passèrent ainsi; le lendemain matin il se leva de meilleure heure, et vint à jeun vers huit heures pour les prières du matin et la confession. L’église était déserte; il n’y vit qu’un soldat qui mendiait, deux vieilles femmes et les desservants. Un jeune diacre vint à sa rencontre; son dos long et maigre se dessinait en deux moitiés bien nettes sous sa mince soutanelle; il s’approcha d’une petite table près du mur et commença la lecture des prières. Levine l’écoutant répéter à la hâte d’une voix monotone, et en les abrégeant, les mots: «Seigneur, ayez pitié de nous», comme un refrain, resta debout, derrière lui, cherchant à se défendre d’écouter et de juger, pour ne pas interrompre ses propres pensées. – «Quelle expression elle a dans les mains», pensa-t-il, se rappelant la soirée de la veille passée avec Kitty dans un coin du salon près d’une table. Leur conversation n’avait rien eu de palpitant; elle s’amusait à ouvrir et à refermer sa main en l’appuyant sur la table, tout en riant de cet enfantillage. Il se rappela avoir baisé cette main et en avoir examiné les lignes. «Encore ayez pitié de nous», pensa Levine faisant des signes de croix et saluant jusqu’à terre, tout en remarquant les mouvements souples du diacre qui se prosternait devant lui. «Ensuite elle a pris ma main et à son tour l’a examinée. – Tu as une fameuse main», m’a-t-elle dit. Il regarda sa main, puis celle du diacre aux doigts écourtés. «Maintenant ce sera bientôt fini. Non, voilà la prière qui recommence. Si, il se prosterne jusqu’à terre: c’est la fin.»

Le diacre reçut un billet de trois roubles, discrètement glissé dans sa manche, et s’éloigna rapidement en faisant résonner ses bottes neuves sur les dalles de l’église déserte; il disparut derrière l’autel après avoir promis à Levine de l’inscrire pour la confession. Au bout d’un instant, il reparut et lui fit signe. Levine s’avança vers le jubé. Il monta quelques marches, tourna à droite, et aperçut le prêtre, un petit vieillard à barbe presque blanche, au bon regard un peu fatigué, debout près du lutrin, feuilletant un missel. Après un léger salut à Levine il commença la lecture des prières, puis s’inclina jusqu’à terre en finissant:

«Le Christ assiste, invisible, à votre confession, dit-il se retournant vers Levine et désignant le crucifix. Croyez-vous à tout ce que nous enseigne la Sainte Église apostolique? continua-t-il en croisant ses mains sous l’étole.

– J’ai douté, je doute encore de tout», dit Levine d’une voix qui résonna désagréablement à son oreille, et il se tut.

Le prêtre attendit quelques secondes, puis fermant les yeux et parlant très vite:

«Douter est le propre de la faiblesse humaine, nous devons prier le Seigneur tout-puissant de vous fortifier. Quels sont vos principaux péchés?»

Le prêtre parlait sans la moindre interruption et comme s’il eût craint de perdre du temps.

«Mon péché principal est le doute, qui ne me quitte pas; je doute de tout et presque toujours.

– Douter est le propre de la faiblesse humaine, répéta le prêtre, employant les mêmes mots; de quoi doutez-vous principalement?

– De tout. Je doute parfois même de l’existence de Dieu, – dit Levine presque malgré lui, effrayé de l’inconvenance de ces paroles. Mais elles ne semblèrent pas produire sur le prêtre l’impression qu’il redoutait.

– Quels doutes pouvez-vous donc avoir de l’existence de Dieu?» demanda-t-il avec un sourire presque imperceptible.

Levine se tut.

«Quels doutes pouvez-vous avoir sur le Créateur quand vous contemplez ses œuvres? Qui a décoré la voûte céleste de ses étoiles, orné la terre de toutes ses beautés? Comment ces choses existeraient-elles sans le Créateur?» Et il jeta à Levine un regard interrogateur.

Levine sentit l’impossibilité d’une discussion philosophique avec un prêtre, et répondit à sa dernière question:

«Je ne sais pas.

– Vous ne savez pas? Mais alors pourquoi doutez-vous que Dieu ait tout créé?

– Je n’y comprends rien, répondit Levine rougissant et sentant l’absurdité de réponses qui, dans le cas présent, ne pouvaient être qu’absurdes.

– Priez Dieu, ayez recours à lui; les Pères de l’Église eux-mêmes ont douté et demandé à Dieu de fortifier leur foi. Le démon est puissant et nous devons lui résister. Priez Dieu, priez Dieu», répéta le prêtre très vite.

Puis il garda un moment le silence comme s’il eût réfléchi.

«Vous avez, m’a-t-on dit, l’intention de contracter mariage avec la fille de mon paroissien et fils spirituel le prince Cherbatzky? ajouta-t-il avec un sourire. C’est une jeune fille accomplie.

– Oui,» répondit Levine rougissant pour le prêtre. «Quel besoin a-t-il de faire de semblables questions en confession?» se demanda-t-il.

Le prêtre continua:

«Vous songez au mariage, et peut-être Dieu vous accordera-t-il une postérité. Quelle éducation donnerez-vous à vos petits enfants si vous ne parvenez pas à vaincre les tentations du démon qui vous suggère le doute? Si vous aimez vos enfants, vous leur souhaiterez non seulement la richesse, l’abondance et les honneurs, mais encore, en bon père, le salut de leur âme et les lumières de la vérité, n’est-il pas vrai? Que répondrez-vous donc à l’enfant innocent qui vous demandera: «Père, qui a créé tout ce qui m’enchante sur la terre, l’eau, le soleil, les fleurs, les plantes?» Lui répondrez-vous: «Je n’en sais rien»? Pouvez-vous ignorer ce que Dieu, dans sa bonté infinie, vous dévoile? Et si l’enfant vous demande: «Qu’est-ce qui m’attend au delà de la tombe?» Que lui direz-vous, si vous ne savez rien? Comment lui répondrez-vous? L’abandonnerez-vous aux tentations du monde, au diable? Cela n’est pas bien!» dit-il s’arrêtant et baissant la tête de côté pour regarder Levine de ses bons yeux, doux et modestes.

Levine se tut, non qu’il craignît cette fois une discussion malséante, mais parce que personne ne lui avait encore posé de pareilles questions, et que jusqu’à ce que ses enfants fussent en état de les lui faire, il pensait avoir suffisamment le temps d’y réfléchir.

«Vous abordez une phase de la vie, continua le prêtre, où il faut choisir sa route et s’y tenir. Priez Dieu qu’il vous aide et vous soutienne dans sa miséricorde; et pour conclure: Notre Seigneur Dieu, Jésus-Christ, te pardonnera, mon fils, dans sa bonté et sa générosité pour notre humanité…» Et le prêtre, terminant les formules de l’absolution, le congédia après lui avoir donné sa bénédiction.

Levine rentra heureux ce jour-là à l’idée de se voir délivré d’une situation fausse sans avoir été obligé de mentir. Il emporta d’ailleurs du petit discours de ce bon vieillard l’impression vague qu’au lieu d’absurdités il avait entendu des choses valant la peine d’être approfondies.

«Pas maintenant naturellement, pensa-t-il, mais plus tard.» Levine sentait vivement en ce moment qu’il avait dans l’âme des régions troubles et obscures; en ce qui concernait la religion surtout, il était exactement dans le cas de Swiagesky et de quelques autres, dont les incohérences d’opinions le frappaient désagréablement.

La soirée que Levine passa auprès de sa fiancée chez Dolly fut très gaie; il se compara, en causant avec Stépane Arcadiévitch, à un chien qu’on dresserait à sauter au travers d’un cerceau, et qui, heureux d’avoir enfin compris sa leçon, voudrait, dans sa joie, sauter sur la table et la fenêtre en agitant la queue.

II

La princesse et Dolly observaient strictement les usages établis: aussi ne permirent-elles pas à Levine de voir sa fiancée le jour du mariage; il dîna à son hôtel avec trois célibataires réunis chez lui par le hasard: c’étaient Katavasof, un ancien camarade de l’Université, maintenant professeur de sciences naturelles, que Levine avait rencontré et emmené dîner; Tchirikof, son garçon d’honneur, juge de paix à Moscou, un compagnon de chasse à l’ours, et enfin Serge Ivanitch.

Le dîner fut très animé. Serge Ivanitch était de belle humeur, et l’originalité de Katavasof l’amusa beaucoup; celui-ci, se voyant goûté, fit des frais, et Tchirikof soutint gaiement la conversation.

«Ainsi, voilà notre ami Constantin Dmitrich, disait Katavasof avec son parler lent de professeur habitué à s’écouter, quel garçon de moyens, jadis!, je parle de lui au passé, car il n’existe plus. Il aimait la science en quittant l’Université, il prenait intérêt à l’humanité; maintenant il emploie une moitié de ses facultés à se faire illusion, et l’autre à donner à ses chimères une apparence de raison.

– Jamais je n’ai rencontré d’ennemi du mariage plus convaincu que vous, dit Serge Ivanitch.

– Non pas, je suis simplement partisan de la division du travail. Ceux qui ne sont propres à rien sont bons pour propager l’espèce. Les autres doivent contribuer au développement intellectuel, au bonheur de leurs semblables. Voilà mon opinion. Je sais qu’il y a une foule de gens disposé à confondre ces deux branches de travail; mais je ne suis pas du nombre.

– Que je serais donc heureux d’apprendre que vous êtes amoureux! s’écria Levine. Je vous en prie, invitez-moi à votre noce.

– Mais je suis déjà amoureux.

– Oui, des mollusques. Tu sais, dit Levine se tournant vers son frère, Michel Seminitch écrit un ouvrage sur la nutrition et…

– Je vous en prie, n’embrouillez pas les choses! Peu importe ce que j’écris, mais il est de fait que j’aime les mollusques.

– Cela ne vous empêcherait pas d’aimer une femme.

– Non, c’est ma femme qui s’opposerait à mon amour pour les mollusques.

– Pourquoi cela?

– Vous le verrez bien. Vous aimez en ce moment la chasse, l’agronomie; eh bien, attendez.

– J’ai rencontré Archip aujourd’hui, dit Tchirikof; il prétend qu’on trouve à Prudnov des quantités d’élans, même des ours.

– Vous les chasserez sans moi.

– Tu vois bien, dit Serge Ivanitch. Quant à la chasse à l’ours, tu peux bien lui dire adieu: ta femme ne te la permettra plus.»

Levine sourit. L’idée que sa femme lui défendrait la chasse lui parut si charmante qu’il aurait volontiers renoncé à jamais au plaisir de rencontrer un ours.

«L’usage de prendre congé de sa vie de garçon n’est pas vide de sens, dit Serge Ivanitch. Quelque heureux qu’on se sente, on regrette toujours sa liberté.

– Avouez que, semblable au fiancé de Gogol, on éprouve l’envie de sauter par la fenêtre.

– Certainement, mais il ne l’avouera pas, dit Katavasof avec un gros rire.

– La fenêtre est ouverte… partons pour Tver! On peut trouver l’ourse dans sa tanière. Vrai, nous pouvons encore prendre le train de cinq heures, dit en souriant Tchirikof.

– Eh bien, la main sur la conscience, répondit Levine, souriant aussi, je ne puis découvrir dans mon âme la moindre trace de regret de ma liberté perdue.

– Votre âme est un tel chaos que vous n’y reconnaissez rien pour le quart d’heure, dit Katavasof. Attendez qu’il y fasse plus clair, vous verrez alors. Vous êtes un sujet qui laisse peu d’espoir! Buvons donc à sa guérison.»

Après le dîner, les convives, devant changer d’habit avant la noce, se séparèrent.

Resté seul, Levine se demanda encore s’il regrettait réellement la liberté dont ses amis venaient de parler, et cette idée le fit sourire. «La liberté? pourquoi la liberté? Le bonheur pour moi consiste à aimer, à vivre de ses pensées, de ses désirs à elle, sans aucune liberté. Voilà le bonheur!»

«Mais puis-je connaître ses pensées, ses désirs, ses sentiments?» Le sourire disparut de ses lèvres. Il tomba dans une profonde rêverie et se sentit tout à coup frappé de crainte et doute. «Et si elle ne m’aimait pas? si elle m’épousait uniquement pour se marier? si elle faisait cela sans même en avoir conscience? Peut-être reconnaîtra-t-elle son erreur et comprendra-t-elle, après m’avoir épousé, qu’elle ne m’aime pas et ne peut pas m’aimer?» Et les pensées les plus blessantes pour Kitty lui vinrent à la pensée; il se reprit, comme un an auparavant, à éprouver une violente jalousie contre Wronsky; il se reporta, comme à un souvenir de le veille, à cette soirée où il les avait vus ensemble, et la soupçonna de ne pas lui avoir tout avoué.

«Non, pensa-t-il avec désespoir en sautant de sa chaise, je ne puis en rester là; je vais aller la trouver, je lui parlerai, et lui dirai encore pour la dernière fois: «Nous sommes libres, ne vaut-il pas mieux nous arrêter? tout est préférable au malheur de la vie entière, à la honte, à l’infidélité!» Et, hors de lui, plein de haine contre l’humanité, contre lui-même, contre Kitty, il courut chez elle.

Il la trouva assise sur un grand coffre, occupée à revoir avec sa femme de chambre des robes de toutes les couleurs étalées par terre et sur les dossiers des chaises.

«Comment! s’écria-t-elle, rayonnante de joie à sa vue. C’est toi, c’est vous? (jusqu’à ce dernier jour elle lui disait tantôt toi, tantôt vous). Je ne m’y attendais pas! Je suis en train de faire le partage de mes robes de jeune fille.

«Ah! c’est très bien! répondit-il en regardant la femme de chambre d’un air sombre.

– Va-t-en, Donnischa, je t’appellerai, – dit Kitty; et aussitôt que celle-ci fut sortie: – Qu’y a-t-il? – Elle était frappée du bouleversement de son fiancé et se sentait prise de terreur.

– Kitty, je suis à la torture!» lui dit-il avec désespoir, s’arrêtant devant elle pour lire dans ses yeux d’un air suppliant. Ces beaux yeux aimants et limpides lui montrèrent aussitôt combien ses craintes étaient chimériques, mais il éprouvait le besoin impérieux d’être rassuré.

«Je suis venu te dire qu’il n’est pas encore trop tard: que tout peut encore être réparé.

– Quoi? Je ne comprends pas. Qu’as-tu?

– J’ai… ce que j’ai cent fois dit et pensé… Je ne suis pas digne de toi. Tu n’as pu consentir à m’épouser. Penses-y! Tu te trompes peut-être. Penses-y bien. Tu ne peux pas m’aimer… Si… mieux vaut l’avouer… continua-t-il sans la regarder. Je serai malheureux, n’importe; qu’on dise ce que l’on voudra; tout vaut mieux que le malheur!… maintenant, tandis qu’il est encore temps…

– Je ne comprends pas, répondit-elle en le regardant effrayée, que veux-tu? te dédire, rompre?

– Oui, si tu ne m’aimes pas.

– Tu deviens fou! – s’écria-t-elle, rouge de contrariété. Mais la vue du visage désolé de Levine arrêta sa colère, et, repoussant les robes qui couvraient les chaises, elle se rapprocha de lui.

– À quoi penses-tu? dis-moi tout.

– Je pense que tu ne saurais m’aimer. Pourquoi m’aimerais-tu?

– Mon Dieu! qu’y puis je? dit-elle, et elle fondit en larmes.

– Qu’ai-je fait!» s’écria-t-il aussitôt, et se jetant à ses genoux il couvrit ses mains de baisers.

Quand la princesse, au bout de cinq minutes, entra dans la chambre, elle les trouva complètement réconciliés. Kitty avait convaincu son fiancé de son amour. Elle lui avait expliqué qu’elle l’aimait parce qu’elle le comprenait à fond, parce qu’elle savait qu’il devait aimer, et que tout ce qu’il aimait était bon et bien.

Levine trouva l’explication parfaitement claire. Quand la princesse entra, ils étaient assis côte à côte sur le grand coffre, examinant les robes, et discutant sur leur destination. Kitty voulait donner à Dountacha la robe brune qu’elle portait le jour où Levine l’avait demandé en mariage, et celui-ci insistait pour qu’elle ne fût donnée à personne, et que Dountacha reçût la bleue.

«Mais comment ne comprends-tu pas qu’étant brune le bleu ne lui sied pas? J’ai pensé à tout cela…»

En apprenant pourquoi Levine était venu, la princesse se fâcha tout en riant, et le renvoya s’habiller, car Charles allait venir coiffer Kitty.

«Elle est assez agitée comme cela, dit-elle; elle ne mange rien ces jours-ci, aussi enlaidit-elle à vue d’œil: et tu viens encore la troubler de tes folies! Allons, sauve-toi, mon garçon.»

Levine rentra à l’hôtel, honteux et confus, mais rassuré. Son frère, Daria Alexandrovna et Stiva, en grande toilette, l’attendaient déjà pour le bénir avec les images saintes. Il n’y avait pas de temps à perdre. Dolly devait rentrer chez elle, y prendre son fils pommadé et frisé pour la circonstance; l’enfant était chargé de porter l’icone devant la mariée. Ensuite il fallait envoyer une voiture au garçon d’honneur, tandis que l’autre, qui devait conduire Serge Ivanitch, retournerait à l’hôtel. Les combinaisons les plus compliquées abondaient ce jour-là. Il fallait se hâter, car il était déjà six heures et demie.

La cérémonie de la bénédiction manqua de sérieux. Stépane Arcadiévitch prit une pose solennelle et comique à côté de sa femme, souleva l’icone et obligea Levine à se prosterner, pendant qu’il le bénissait avec un sourire affectueux et malin; il finit par l’embrasser trois fois, ce que fit aussi en toute hâte Daria Alexandrovna, pressée de partir, et absolument embrouillée dans ses arrangements de voiture.

«Voilà ce que nous ferons, tu vas aller le chercher dans notre voiture, et peut-être Serge Ivanitch, aura-t-il la bonté de venir tout de suite et de renvoyer la sienne…

– Parfaitement, avec grand plaisir.

– Nous viendrons ensemble. Les bagages sont-ils expédiés? demanda Stépane Arcadiévitch.

– Oui,» répondit Levine, et il appela son domestique pour s’habiller.

III

L’église, brillamment illuminée, était encombrée de monde, surtout de femmes: celles qui n’avaient pu pénétrer à l’intérieur se bousculaient aux fenêtres et se coudoyaient en se disputant les meilleures places.

Plus de vingt voitures se rangèrent à la file dans la rue, sous l’inspection de gendarmes. Un officier de police, indifférent au froid, se tenait en uniforme sous le péristyle où, les uns après les autres, des équipages déposaient tantôt des femmes en grande toilette relevant les traînes de leurs robes, tantôt des hommes se découvrant pour pénétrer dans le saint lieu. Les lustres et les cierges allumés devant les images inondaient de lumière les dorures de l’iconostase sur fond rouge, les ciselures des images, les grands chandeliers d’argent, les encensoirs, les bannières du chœur, les degrés du jubé, les vieux missels noircis et les vêtements sacerdotaux. Dans la foule élégante qui se tenait à droite de l’église, on causait à mi-voix avec animation, et le murmure de ces conversations résonnait étrangement sous la voûte élevée. Chaque fois que la porte s’ouvrait avec un bruit plaintif, le murmure s’arrêtait, et l’on se retournait dans l’espoir de voir enfin paraître les mariés. Mais la porte s’était déjà ouverte plus de dix fois pour livrer passage soit à un retardataire qui allait se joindre au groupe de droite, soit à quelque spectatrice assez habile pour tromper ou attendrir l’officier de police. Amis et simple public avaient passé par toutes les phases de l’attente; on n’avait d’abord attaché aucune importance au retard des mariés; puis on s’était retourné de plus en plus souvent, se demandant ce qui pouvait être survenu; enfin parents et invités prirent l’air indifférent de gens absorbés par leurs conversations, comme pour dissimuler le malaise qui les gagnait.

L’archidiacre, afin de prouver qu’il perdait un temps précieux, faisait de temps en temps trembler les vitres en toussant avec impatience; les chantres ennuyés essayaient leurs voix dans le chœur; le prêtre envoyait sacristains et diacres s’informer de l’arrivée du cortège, et apparaissait lui-même à une des portes latérales, en soutane lilas avec une ceinture brodée. Enfin une dame ayant consulté sa montre dit à sa voisine: «Cela devient étrange!» Et aussitôt tous les invités exprimèrent leur étonnement et leur mécontentement. Un des garçons d’honneur alla aux nouvelles.

Pendant ce temps, Kitty en robe blanche, long voile et couronne de fleurs d’oranger, attendait vainement au salon, en compagnie de sa sœur Lwof et de sa mère assise [3], que le garçon d’honneur vint l’avertir de l’arrivée de son fiancé.

De son côté, Levine en pantalon noir, mais sans gilet ni habit, se promenait de long en large dans sa chambre d’hôtel, ouvrant la porte à chaque instant pour regarder dans le corridor, puis rentrait désespéré et s’adressait avec des gestes désolés à Stépane Arcadiévitch, qui fumait tranquillement.

«A-t-on jamais vu homme dans une situation plus absurde?

– C’est vrai, confirmait Stépane Arcadiévitch avec son sourire calme. Mais, sois tranquille, on l’apportera tout de suite.

– Oui-da! disait Levine contenant sa rage à grand’peine. Et dire qu’on n’y peut rien avec ces misérables gilets ouverts. Impossible! ajoutait-il, regardant le plastron de sa chemise tout froissé. Et si mes malles sont déjà au chemin de fer? criait-il hors de lui.

– Tu mettras la mienne.

– J’aurais dû commencer par là.

– Attends, cela s’arrangera.»

Lorsque, sur l’ordre de Levine, il avait emballé et fait porter chez les Cherbatzky, d’où ils devaient être expédiés au chemin de fer, tous les effets de son maître, le vieux domestique Kousma n’avait pas pensé à mettre de côté une chemise fraîche. Celle que Levine portait depuis le matin n’était pas mettable; envoyer chez les Cherbatzky était trop long; pas de magasins ouverts, c’était dimanche. On fit prendre une chemise chez Stépane Arcadiévitch; elle parut ridiculement large et courte. En désespoir de cause, il fallut envoyer ouvrir les malles chez les Cherbatzky. Ainsi, tandis qu’on l’attendait à l’église, le malheureux marié se débattait dans sa chambre comme un animal féroce en cage.

Enfin le coupable Kousma se précipita hors d’haleine dans la chambre, une chemise à la main.

«Je suis arrivé juste à temps, on emportait les malles», s’écria-t-il.

Trois minutes après, Levine courait à toutes jambes dans le corridor, sans regarder sa montre pour ne pas augmenter ses tourments.

«Tu n’y changeras rien, lui disait Stépane Arcadiévitch qui suivait à loisir en souriant. Quand je te dis que tout s’arrangera.

IV

«Ce sont eux. Le voilà. Lequel? Est-ce le plus jeune? Et elle, vois donc, on la dirait à demi morte!» murmurait-on dans la foule, lorsque Levine entra avec sa fiancée.

Stépane Arcadiévitch raconta à sa femme la cause du retard, et on chuchota en souriant parmi les invités. Quant à Levine, il ne remarquait rien ni personne, et ne quittait pas sa fiancée des yeux. Kitty était beaucoup moins jolie que d’habitude sous sa couronne de mariée, et on la trouva généralement enlaidie; mais tel n’était pas l’avis de Levine. Il regardait sa coiffure élevée, son voile blanc, ses fleurs, la garniture de sa robe encadrant virginalement son cou long et mince, et le découvrant un peu par devant, sa taille remarquablement fine, et elle lui parut plus belle que jamais. Ce n’était cependant pas sa robe de Paris qui le charmait, ni l’ensemble d’une parure qui n’ajoutait rien à sa beauté: c’était l’expression de ce charmant visage, son regard, ses lèvres avec leur innocente expression de sincérité, gardée en dépit de tout cet apparat.

«J’ai pense que tu t’étais enfui, lui dit-elle en souriant.

– Ce qui m’est arrivé est si bête, que je suis honteux d’en parler! répondit-il rougissant et se tournant vers Serge Ivanitch.

– Elle est bonne, ton histoire de chemise! dit celui-ci hochant la tête avec un sourire.

– Oui, oui, répondit Levine, sans comprendre un mot de ce qu’on lui disait.

– Kostia, voici le moment de prendre une décision suprême, vint lui dire Stépane Arcadiévitch feignant un grand embarras; la question est grave et tu vas en apprécier toute l’importance. On me demande si les cierges doivent être neufs ou entamés; la différence est de dix roubles, ajouta-t-il, se préparant à sourire. J’ai pris une décision, mais je ne sais si tu l’approuveras.»

Levine comprit qu’il s’agissait d’une plaisanterie, mais ne parvint pas à sourire.

«Que décides-tu? neufs ou entamés? voilà la question.

– Oui, oui, neufs.

– Parfaitement! la question est tranchée, dit Stépane Arcadiévitch souriant. – Que l’homme est donc peu de chose dans ces sortes de situations! murmura-t-il à Tchirikof, tandis que Levine s’approchait de sa fiancée après lui avoir jeté un regard éperdu.

– Attention, Kitty! pose la première le pied sur le tapis, lui dit la comtesse Nordstone en s’approchant… Vous en faites de belles! ajouta-t-elle, s’adressant à Levine.

– Tu n’as pas peur? demanda Maria Dmitriewna, une vieille tante.

– N’as-tu pas un peu froid? Tu es pâle. Baisse-toi un moment!» dit madame Lwof, levant ses beaux bras pour réparer un petit désordre survenu à la coiffure de sa sœur.

Dolly s’approcha à son tour et voulut parler, mais l’émotion lui coupa la parole, et elle se mit à rire nerveusement.

Kitty regardait ceux qui l’entouraient d’un air aussi absent que Levine.

Pendant ce temps, les desservants avaient revêtu leurs habits sacerdotaux, et le prêtre, accompagné du diacre, vint se placer devant le pupitre posé à l’entrée des portes saintes: il adressa à Levine quelques mots, que celui-ci ne comprit pas.

«Prenez la main de votre fiancée et approchez», lui souffla le garçon d’honneur.

Incapable de saisir ce qu’on réclamait de lui, Levine faisait le contraire de ce qu’on lui disait. Enfin, au moment où, découragés, les uns et les autres voulaient l’abandonner à sa propre inspiration, il comprit que de sa main droite il devait prendre, sans changer de position, la main droite de sa fiancée. Le prêtre fit alors quelques pas et s’arrêta devant le pupitre. Les parents et les invités suivirent le jeune couple; il se produisit un murmure de voix et un froufrou de robes. Quelqu’un se baissa pour arranger la traîne de la mariée, puis un silence si profond régna dans l’église, qu’on entendait les gouttes de cire tomber des cierges.

Le vieux prêtre, en calotte, ses cheveux blancs, brillants comme de l’argent, retenus derrière les oreilles, retira ses petites mains ridées de dessous sa lourde chasuble d’argent ornée d’une croix d’or, et s’approcha du pupitre, où il feuilleta le missel.

Stépane Arcadiévitch vint doucement lui parler à l’oreille, fit un signe à Levine, et se retira.

Le prêtre alluma deux cierges ornés de fleurs, et, tout en les tenant de la main gauche, sans s’inquiéter de la cire qui en dégouttait, il se tourna vers le jeune couple. C’était ce même vieillard qui avait confessé Levine. Après avoir regardé en soupirant les mariés de ses yeux tristes et fatigués, il bénit de la main droite le fiancé, puis, avec une nuance particulière de douceur, posa ses doigts sur la tête baissée de Kitty, leur remit les cierges, s’éloigna lentement et prit l’encensoir.

«Tout cela est-il bien réel?» pensait Levine jetant un coup d’œil à sa fiancée qu’il voyait de profil, et remarquant au mouvement de ses lèvres et de ses cils qu’elle sentait son regard. Elle ne leva pas la tête, mais il comprit, à l’agitation de la ruche remontant jusqu’à sa petite oreille rose, qu’elle étouffait un soupir, et vit sa main, emprisonnée dans un long gant, trembler en tenant le cierge.

Tout s’effaça aussitôt de son souvenir, son regard, le mécontentement de ses amis, sa sotte histoire de chemise, il ne sentit plus qu’une émotion mêlée de terreur et de joie.

L’archidiacre en dalmatique de drap d’argent, un bel homme aux cheveux frisés des deux côtés de la tête, s’avança, leva l’étole de ses deux doigts avec un geste familier, et s’arrêta devant le prêtre.

«Bénissez-nous, Seigneur», entonna-t-il lentement, et les paroles résonnèrent solennellement dans l’air.

«Que le Seigneur vous bénisse maintenant et dans tous les siècles des siècles», répondit d’une voix douce et musicale le vieux prêtre continuant à feuilleter.

Et le répons, chanté par le chœur invisible, emplit l’église d’un son large et plein, qui grandit pour s’arrêter une seconde et mourir doucement.

On pria, comme d’habitude, pour le repos éternel et le salut des âmes, pour le synode et l’empereur, puis aussi pour les serviteurs de Dieu, Constantin et Catherine.

«Prions le Seigneur de leur envoyer son amour, sa paix et son secours», sembla demander toute l’église par la voix de l’archidiacre.

Levine écoutait ces paroles et en était frappé. «Comment ont-ils compris que ce dont j’avais précisément besoin était de secours, oui de secours? Que sais-je, que puis-je sans secours?» pensa-t-il, se rappelant ses doutes et ses récentes terreurs.

Quand le diacre eut terminé, le prêtre se tourna vers les mariés, un livre à la main:

«Dieu éternel qui réunis par un lien indissoluble ceux qui étaient séparés, bénis ton serviteur Constantin et ta servante Catherine, et répands tes bienfaits sur eux. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, à présent et toujours comme dans tous les siècles des siècles…»

«Amen», chanta encore le chœur invisible.

«- Qui réunis par un lien indissoluble ceux qui étaient séparés! Combien ces paroles profondes répondent à ce que l’on éprouve en ce moment! – Le comprend-elle, comme moi?» pensa Levine.

À l’expression du regard de Kitty, il conclut qu’elle comprenait comme lui; mais il se trompait: absorbée par le sentiment qui envahissait et remplissait de plus en plus son cœur, elle avait à peine suivi le service religieux. Elle éprouvait la joie profonde de voir enfin s’accomplir ce qui, pendant six semaines, l’avait tour à tour rendue heureuse et inquiète. Depuis le moment où, vêtue de sa petite robe brune, elle s’était approchée de Levine pour se donner silencieusement tout entière, le passé, elle le sentait, avait été arraché de son âme et avait fait place à une existence autre, nouvelle, inconnue, sans que sa vie extérieure fût cependant changée. Ces six semaines avaient été une époque bienheureuse et tourmentée. Espérances et désirs, tout se concentrait sur cet homme qu’elle ne comprenait pas bien, vers lequel le poussait un sentiment qu’elle comprenait moins encore, et qui, l’attirant et l’éloignant alternativement, lui inspirait pour son passé à elle une indifférence complète et absolue. Ses habitudes d’autrefois, les choses qu’elle avait aimées, et jusqu’à ses parents, que son insensibilité affligeait, rien ne lui était plus; et, tout en s’effrayant de ce détachement, elle se réjouissait du sentiment qui en était cause. Mais cette vie nouvelle, qui n’avait pas encore commencé, s’en faisait-elle une idée précise? Aucunement; c’était une attente douce et terrible du nouveau, de l’inconnu, et cette attente, ainsi que le remords de ne rien regretter du passé, allaient avoir une fin! Elle avait peur, c’était naturel, mais le moment présent n’était cependant que la sanctification de l’heure décisive qui remontait à six semaines.

Le prêtre, en se retournant vers le pupitre, saisit avec difficulté le petit anneau de Kitty pour le passer à la première jointure du doigt de Levine.

«Je t’unis, Constantin, serviteur de Dieu, à Catherine, servante de Dieu», et il répéta la même formule en passant un grand anneau au petit doigt délicat de Kitty.

Les mariés cherchaient à comprendre ce que l’on voulait d’eux, mais se trompaient chaque fois, et le prêtre les corrigeait à voix basse. On souriait, on chuchotait autour d’eux tandis qu’ils restaient sérieux et graves.

«Ô Dieu qui, dès le commencement du monde, as créé l’homme, continua le prêtre, et lui as donné la femme pour être son aide inséparable, bénis ton serviteur Constantin et ta servante Catherine, unis les esprits de ces époux, et verse dans leurs cœurs la foi, la concorde et l’amour.»

Levine sentait sa poitrine se gonfler, des larmes involontaires monter à ses yeux, et toutes ses pensées sur le mariage, sur l’avenir, se réduire à néant. Ce qui s’accomplissait pour lui avait une portée incomprise jusqu’ici, et qu’il comprenait moins que jamais.

V

Tout Moscou assistait au mariage. Dans cette foule de femmes parées et d’hommes en cravates blanches ou en uniformes, on chuchotait discrètement, les hommes surtout, car les femmes étaient absorbées par leurs observations sur les mille détails, pleins d’intérêt pour elles, de cette cérémonie.

Un petit groupe d’intimes entourait la mariée, et dans le nombre se trouvaient ses deux sœurs: Dolly et la belle madame Lwof arrivée de l’étranger.

«Pourquoi Mary est-elle en lilas à un mariage? c’est presque du deuil, disait Mme Korsunsky.

– Avec son teint, c’est seyant, répondit la Drubetzky. Mais pourquoi ont-ils choisi le soir pour la cérémonie? cela sent le marchand.

– C’est plus joli. Moi aussi, je me suis mariée le soir, dit la Korsunsky soupirant et se rappelant combien elle était belle ce jour-là et combien son mari était ridiculement amoureux! Tout cela était bien changé!

– On prétend que ceux qui ont été garçons d’honneur plus de dix fois dans leur vie, ne se marient pas; j’ai voulu m’assurer de cette façon contre le mariage, mais la place était prise», dit le comte Seniavine à la jeune princesse Tcharsky, qui avait des vues sur lui.

Celle-ci ne répondit que par un sourire. Elle regardait Kitty et pensait à ce qu’elle ferait quand, à son tour, elle serait avec Seniavine dans cette situation; combien elle lui reprocherait alors ses plaisanteries!

Cherbatzky confiait à une vieille demoiselle d’honneur de l’impératrice son intention de poser la couronne sur le chignon de Kitty pour lui porter bonheur.

«Pourquoi ce chignon? répondit-elle, bien décidée si le monsieur veuf, qu’elle voulait épouser, se soumettait au mariage, à se marier très simplement. Je n’aime pas ce faste.»

Serge Ivanitch plaisantait avec sa voisine et prétendait que si l’usage de voyager après le mariage était répandu, cela tenait à ce que les mariés semblaient généralement honteux de leur choix.

«Votre frère peut être fier, lui. Elle est ravissante. Vous devez lui porter envie!

– J’ai passé ce temps-là, Daria Dmitrievna,» répondit-il, et son visage exprima une tristesse soudaine.

Stépane Arcadiévitch racontait à sa belle-sœur son calembour sur le divorce.

«Il faudrait arranger sa couronne, répondit celle-ci sans écouter.

– Quel dommage qu’elle soit enlaidie, disait la comtesse Nordstone à Mme Lwof. Malgré tout, il ne vaut pas son petit doigt, n’est-ce pas?

– Je ne suis pas de votre avis, il me plaît beaucoup, et non pas seulement en qualité de beau-frère, répondit Mme Lwof. Comme il a bonne tenue! C’est si difficile en pareil cas de ne pas être ridicule. Lui n’est ni ridicule ni raide, on sent qu’il est touché.

– Vous vous attendiez à ce mariage?

– Presque. Il l’a toujours aimée.

– Eh bien, nous allons voir qui des deux mettra le premier le pied sur le tapis. J’ai conseillé à Kitty de commencer.

– C’était inutile, répondit Mme Lwof: dans notre famille nous sommes toutes soumises à nos maris.

– Moi, j’ai fait exprès de prendre le pas sur le mien. Et vous, Dolly?»

Dolly les entendait sans répondre; elle était émue, des larmes remplissaient ses yeux, et elle n’aurait pu prononcer une parole sans pleurer. Heureuse pour Kitty et pour Levine, elle faisait des retours sur son propre mariage, et, jetant un regard sur le brillant Stépane Arcadiévitch, elle oubliait la réalité, et ne se souvenait plus que de son premier et innocent amour. Elle pensait aussi à d’autres femmes, ses amies, qu’elle se rappelait à cette heure unique et solennelle de leur vie, où elles avaient renoncé avec joie au passé et abordé un mystérieux avenir, l’espoir et la crainte dans le cœur. Au nombre de ces mariées elle revoyait sa chère Anna, dont elle venait d’apprendre les projets de divorce; elle l’avait vue aussi, couverte d’un voile blanc, pure comme Kitty sous sa couronne de fleurs d’oranger. Et maintenant? – «C’est affreux!» murmura-t-elle.

Les sœurs et les amies n’étaient pas seules à suivre avec intérêt les moindres incidents de la cérémonie; des spectatrices étrangères étaient là, retenant leur haleine dans la crainte de perdre un seul mouvement des mariés, et répondant avec ennui aux plaisanteries ou aux propos oiseux des hommes, souvent même ne les entendant pas.

«Pourquoi est-elle si émue? La marie-t-on contre son gré?

– Contre son gré? un si bel homme. Est-il prince?

– Celle en satin blanc est la sœur. Écoute le diacre hurler: «Qu’elle craigne son mari».

– Les chantres sont-ils de Tchoudof [4]?

– Non, du synode.

– J’ai interrogé le domestique. Il dit que son mari l’emmène dans ses terres. Il est riche à faire peur, dit-on. C’est pour cela qu’on l’a mariée.

– Ça fait un joli couple.

– Et vous qui prétendiez, Marie Wassiliewna, qu’on ne portait plus de crinolines. Voyez donc celle-là, en robe puce, une ambassadrice, dit-on, comme elle est arrangée! Vous voyez bien?

– Quel petit agneau sans tache, que la mariée. On dira ce qu’on voudra, on se sent ému.»

Ainsi parlaient les spectatrices assez adroites pour avoir dépassé la porte.

VI

À ce moment, un des officiants vint étendre au milieu de l’église un grand morceau d’étoffe rose, pendant que le chœur entonnait un psaume d’une exécution difficile et compliquée, où la basse et le ténor se répondaient; le prêtre fit un signe aux mariés en leur indiquant le tapis.

Ils connaissaient tous deux le préjugé qui veut que celui des époux dont le pied se pose le premier sur le tapis, devienne le vrai chef de la famille, mais ni Levine ni Kitty ne se le rappelèrent, Les remarques échangées autour d’eux leur échappèrent également.

Un nouvel office commença, Kitty écouta les prières et chercha, sans y parvenir, à les comprendre. Plus la cérémonie avançait, plus son cœur débordait d’une joie triomphante qui empêchait son attention de se fixer.

On pria Dieu pour «que les époux eussent le don de sagesse et une nombreuse postérité», on rappela «que la première femme avait été tirée de la côte d’Adam», «que la femme devait quitter son père et sa mère pour ne faire qu’un avec son époux»; on pria Dieu «de les bénir comme Isaac et Rébecca, Moïse et Séphora, et de leur faire voir leurs enfants jusqu’à la troisième et la quatrième génération».

Quand le prêtre présenta les couronnes et que Cherbatzky, avec ses gants à trois boutons, soutint en tremblotant celle de la mariée, on lui conseilla de toutes parts, à mi-voix, de la poser complètement sur la tête de Kitty.

«Mettez-la-moi», murmura celle-ci en souriant.

Levine se tourna de son côté, et, frappé du rayonnement de son visage, il se sentit, comme elle, heureux et rasséréné.

Ils écoutèrent, la joie au cœur, la lecture de l’épître et le roulement de la voix du diacre au dernier vers, fort apprécié du public étranger qui l’attendait avec impatience. Ils burent avec joie l’eau et le vin tièdes dans la coupe, et suivirent presque gaiement le prêtre lorsqu’il leur fit faire le tour du pupitre en tenant leurs mains dans les siennes. Cherbatzky et Tchirikof, soutenant les couronnes, suivaient les mariés et souriaient aussi, tout en trébuchant sur la traîne de la mariée. L’éclair de joie allumé par Kitty se communiquait, semblait-il, à toute l’assistance. Levine était convaincu que le diacre et le prêtre en subissaient la contagion comme lui.

Les couronnes ôtées, le prêtre lut les dernières prières et félicita le jeune couple. Levine regarda Kitty et crut ne l’avoir encore jamais vue aussi belle; c’était la beauté de ce rayonnement intérieur qui la transformait; il voulut parler, mais s’arrêta, craignant que la cérémonie ne fût pas encore terminée. Le prêtre lui dit doucement, avec un bon sourire:

«Embrassez votre femme, et vous, embrassez votre mari», et il leur reprit les cierges.

Levine embrassa sa femme avec précaution, lui prit le bras et sortit de l’église, ayant l’impression nouvelle et étrange de se sentir tout à coup rapproché d’elle. Il n’avait pas cru jusqu’ici à la réalité de tout ce qui venait de se passer, et ne commença à y ajouter foi que lorsque leurs regards étonnés et intimidés se rencontrèrent; il sentit alors que, bien réellement, ils ne faisaient plus qu’un.

Le même soir, après souper, les jeunes mariés partirent pour la campagne.

VII

Wronsky et Anna voyageaient ensemble en Europe depuis trois mois; ils avaient visité Venise, Rome, Naples, et venaient d’arriver dans une petite ville italienne où ils comptaient séjourner quelque temps.

Un imposant maître d’hôtel, aux cheveux bien pommadés et séparés par une raie qui partait du cou, en habit noir, large plastron de batiste, et breloques se balançant sur un ventre rondelet, répondait dédaigneusement, les mains dans ses poches, aux questions que lui adressait un monsieur.

Des pas sur l’escalier de l’autre côté du perron firent retourner le brillant majordome, et lorsqu’il aperçut le comte russe, locataire du plus bel appartement de l’hôtel, il retira respectueusement ses mains de ses poches, et prévint le comte, en saluant, que le courrier était venu annoncer que l’intendant du palais, pour lequel on était en négociations, consentait à signer le bail.

«Très bien, dit Wronsky. Madame est-elle à la maison?

– Madame était sortie, mais elle vient de rentrer», répondit le maître d’hôtel.

Wronsky ôta son chapeau mou à larges bords, essuya de son mouchoir son front et ses cheveux rejetés en arrière qui dissimulaient sa calvitie, puis voulut passer, tout en jetant un regard distrait sur le monsieur arrêté à le contempler.

«Monsieur est russe et vous a demandé», dit le maître d’hôtel.

Wronsky se retourna encore une fois, ennuyé à l’idée de ne pouvoir éviter les rencontres, et content cependant de trouver une distraction quelconque: ses yeux et ceux de l’étranger s’illuminèrent:

«Golinitchef!

– Wronsky!»

C’était effectivement Golinitchef, un camarade de Wronsky au corps des pages: il y appartenait au parti libéral et en était sorti avec un grade civil sans aucune intention d’entrer au service. Depuis leur sortie du corps ils ne s’étaient rencontrés qu’une seule fois.

Wronsky, lors de cette unique rencontre, avait cru comprendre que son ancien camarade méprisait, du haut de ses opinions extra-libérales, la carrière militaire; il l’avait, en conséquence, traité froidement et avec hauteur, ce qui avait laissé Golinitchef indifférent, mais ne leur avait pas donné le désir de se revoir. Et cependant ce fut avec un cri de joie qu’ils se reconnurent. Peut-être Wronsky ne se douta-t-il pas que la cause du plaisir qu’il avait à retrouver Golinitchef était le profond ennui qu’il éprouvait; mais, oubliant le passé, il lui tendit la main, et l’expression un peu inquiète de la physionomie de Golinitchef fit place à une satisfaction manifeste.

«Enchanté de te rencontrer! dit Wronsky avec un sourire amical qui découvrit ses belles dents.

– On m’a dit ton nom, je ne savais pas si c’était toi; très, très heureux…

– Mais entre donc. Que fais-tu ici?

– J’y suis depuis plus d’un an. Je travaille.

– Vraiment? dit Wronsky avec intérêt. Entrons donc.»

Et selon l’habitude propre aux Russes de parler français quand ils ne veulent pas être compris de leurs domestiques, il dit en français:

«Tu connais Mme Karénine? nous voyageons ensemble, j’allais chez elle». Et tout en parlant il examinait la physionomie de Golinitchef.

– Ah! Je ne savais pas (il le savait parfaitement), répondit celui-ci avec indifférence.

– Y a-t-il longtemps que tu es ici?

– Depuis trois jours», répondit Wronsky, continuant à observer son camarade.

«C’est un homme bien élevé, qui voit les choses dans leur véritable jour; on peut le présenter à Anna», se dit-il, interprétant favorablement la façon dont Golinitchef venait de détourner la conversation.

Depuis qu’il voyageait avec Anna, Wronsky, à chaque rencontre nouvelle, avait éprouvé le même sentiment d’hésitation; généralement les hommes avaient compris la situation «comme elle devait être comprise». Il eût été embarrassé de dire ce qu’il entendait par là. Au fond, ces personnes ne cherchaient pas à comprendre, et se contentaient d’une tenue discrète, exempte d’allusions et de questions, comme font les gens bien élevés en présence d’une situation délicate et compliquée.

Golinitchef était certainement de ceux-là, et lorsque Wronsky l’eût présenté à Anna, il fut doublement content de l’avoir rencontré, son attitude étant correcte autant qu’on pouvait le désirer, et ne lui coûtant visiblement aucun effort.

Golinitchef ne connaissait pas Anna, dont la beauté et la simplicité le frappèrent. Elle rougit en voyant entrer les deux hommes, et cette rougeur enfantine plut infiniment au nouveau venu. Il fut charmé de la façon naturelle dont elle abordait sa situation, appelant Wronsky par son petit nom, et disant qu’ils allaient s’installer dans une maison qu’on décorait du nom de palazzo, de l’air d’une personne qui veut éviter tout malentendu devant un étranger.

Golinitchef, qui connaissait Alexis Alexandrovitch, ne put s’empêcher de donner raison à cette femme jeune, vivante et pleine d’énergie; il admit, ce qu’Anna ne comprenait guère elle-même, qu’elle pût être heureuse et gaie tout en ayant abandonné son mari et son fils, et perdu sa bonne renommée.

«Ce palazzo est dans le guide, dit Golinitchef. Vous y verrez un superbe Tintoret de sa dernière manière.

– Faisons une chose: le temps est superbe, retournons le voir, dit Wronsky, s’adressant à Anna.

– Très volontiers, je vais mettre mon chapeau. Vous dites qu’il fait chaud?» dit-elle sur le pas de la porte, se retournant vers Wronsky et rougissant encore.

Wronsky comprit qu’Anna, ne sachant pas au juste qui était Golinitchef, se demandait si elle avait eu avec lui le ton qu’il fallait.

Il la regarda, longuement, tendrement, et répondit:

«Non, trop chaud.»

Anna devina qu’il était satisfait d’elle, et lui répondant par un sourire, sortit de son pas vif et gracieux.

Les amis se regardèrent avec un certain embarras, Golinitchef comme un homme qui voudrait exprimer son admiration sans oser le faire, Wronsky comme quelqu’un qui désire un compliment et le redoute.

«Ainsi, tu t’es fixé ici? dit Wronsky pour entamer une conversation quelconque. Tu t’occupes toujours des mêmes études?

– Oui, j’écris la seconde partie des Deux origines, répondit Golinitchef tout épanoui à cette question, ou pour être plus exact, je prépare et j’assemble mes matériaux. Ce sera beaucoup plus vaste que la première partie. On ne veut pas comprendre chez nous, en Russie, que nous sommes les successeurs de Byzance…» Et il commença une longue dissertation.

Wronsky fut confus de ne rien savoir de cet ouvrage dont l’auteur parlait comme d’un livre connu, puis, à mesure que Golinitchef développait ses idées, il y prit intérêt, quoiqu’il remarquât avec peine l’agitation nerveuse qui s’emparait de son ami; ses yeux s’animaient en réfutant les arguments de ses adversaires, et sa figure prenait une expression irritée et tourmentée.

Wronsky se rappela Golinitchef au corps des pages: c’était alors un garçon de petite taille, maigre, vif, bon enfant, plein de sentiments élevés, et toujours le premier de sa classe. Pourquoi était-il devenu si irritable? Pourquoi surtout, lui un homme du meilleur monde, se mettait-il sur la même ligne que des écrivailleurs de profession qui le poussaient à bout? En valaient-ils la peine? Wronsky se prenait presque de compassion pour lui.

Golinitchef, plein de son sujet, ne remarqua même pas l’entrée d’Anna. Celle-ci, en toilette de promenade, une ombrelle à la main, s’arrêta près des causeurs, et Wronsky fut heureux de s’arracher au regard fixe et fébrile de son interlocuteur, pour porter avec amour les yeux sur l’élégante taille de son amie.

Golinitchef eut quelque peine à reprendre possession de lui-même. Mais Anna sut vite le distraire par sa conversation aimable et enjouée. Elle le mit peu à peu sur le chapitre de la peinture, dont il parla en connaisseur; ils arrivèrent ainsi à pied jusqu’au palais, et le visitèrent.

«Une chose m’enchante particulièrement dans notre nouvelle installation, dit Anna en rentrant: c’est que tu auras un bel atelier; – elle tutoyait Wronsky en russe devant Golinitchef, qu’elle considérait déjà comme devant faire partie de leur intimité dans la solitude où ils vivaient.

– Est-ce que tu t’occupes de peinture? demanda celui-ci, se tournant avec vivacité vers Wronsky.

– J’en ai beaucoup fait autrefois, et m’y suis un peu remis maintenant, répondit Wronsky en rougissant.

– Il a un véritable talent, s’écria Anna railleuse; je ne suis pas bon juge, mais je le sais par des connaisseurs sérieux.»

VIII

Cette première période de délivrance morale et de retour à la santé fut pour Anna une époque de joie exubérante; l’idée du mal dont elle était cause ne parvint pas à empoisonner son ivresse. Ne devait-elle pas à ce malheur un bonheur assez grand pour effacer tout remords? Aussi n’y arrêtait-elle pas sa pensée. Les événements qui avaient suivi sa maladie, depuis sa réconciliation avec Alexis Alexandrovitch jusqu’à son départ de la maison conjugale, lui paraissaient un cauchemar maladif, dont son voyage, seule avec Wronsky, l’avait délivrée. Pourquoi revenir sur ce terrible souvenir? «Après tout, se disait-elle, et ce raisonnement lui donnait un certain calme de conscience, le tort que j’ai causé à cet homme était fatal, inévitable, mais du moins je ne profiterai pas de son malheur. Puisque je le fais souffrir, je souffrirai aussi; je renonce à tout ce que j’aime, à tout ce que j’apprécie le plus au monde, mon fils et ma réputation. Puisque j’ai péché, je ne mérite ni le bonheur ni le divorce, et j’accepte la honte ainsi que la douleur de la séparation.»

Anna était sincère en raisonnant de la sorte; mais au fond jusqu’ici elle n’avait connu ni cette souffrance ni cette honte qu’elle se croyait prête à subir comme une expiation. Wronsky et elle évitaient tous deux, depuis qu’ils étaient à l’étranger, des rencontres qui auraient pu les placer dans une situation fausse: les quelques personnes avec lesquelles ils étaient entrés en relations, avaient feint de comprendre leur position mieux qu’ils ne la comprenaient eux-mêmes. Quant à la séparation d’avec son fils, Anna s’en souffrait pas encore cruellement: passionnément attachée à sa petite fille, une enfant ravissante, elle ne pensait que rarement à Serge.

Plus elle vivait avec Wronsky, plus il lui devenait cher; sa présence continuelle était un enchantement toujours nouveau. Chacun des traits de son caractère lui semblait beau; tout, jusqu’à son changement de tenue, depuis qu’il avait quitté l’uniforme, lui plaisait comme à une enfant éperdument amoureuse. Chacune de ses paroles, de ses pensées, portait un véritable cachet de grandeur et de noblesse. Elle s’effrayait presque de cette admiration excessive et n’osait la lui avouer, de crainte qu’en lui faisant constater ainsi sa propre infériorité il ne se détachât d’elle, et rien ne lui semblait terrible comme l’idée de perdre son amour. Cette terreur, du reste, n’était nullement justifiée par la conduite de Wronsky: jamais il ne témoignait le moindre regret d’avoir sacrifié à sa passion une carrière dans laquelle il eût certainement joué un rôle considérable; jamais, non plus, il ne s’était montré aussi respectueux, aussi préoccupé de la crainte qu’Anna souffrit de sa position. Lui, cet homme si absolu, n’avait pas de volonté devant elle, et ne cherchait qu’à deviner ses moindres désirs. Comment n’aurait-elle pas été reconnaissante, et n’aurait-elle pas senti le prix d’attentions aussi constantes? Parfois cependant elle éprouvait involontairement une certaine lassitude à se trouver l’objet de cette incessante préoccupation.

Quant à Wronsky, malgré la réalisation de ses plus chers désirs, il n’était pas pleinement heureux. Éternelle erreur de ceux qui croient trouver leur satisfaction dans l’accomplissement de tous leurs vœux, il ne possédait que quelques parcelles de cette immense félicité rêvée par lui. Un moment, quand il s’était vu libre de ses actions et de son amour, son bonheur avait été complet; – mais bientôt une certaine tristesse s’empara de lui. Il chercha, presque sans s’en douter, un nouveau but à ses désirs, et prit des caprices passagers pour des aspirations sérieuses.

Employer seize heures de la journée à l’étranger, hors du cercle de devoirs sociaux qui remplissaient sa vie à Pétersbourg, n’était pas aisé. Il ne fallait plus penser aux distractions qu’il avait pratiquées dans ses précédents voyages; un projet de souper avec des amis avait provoqué chez Anna un véritable accès de désespoir; il ne pouvait pas rechercher les relations russes ou indigènes, et, quant aux curiosités du pays, outre qu’il les connaissait déjà, il n’y attachait pas, en qualité de Russe et d’homme d’esprit, l’importance excessive d’un Anglais.

Comme un animal affamé se précipite sur la nourriture qui lui tomba sous la dent, Wronsky se jetait donc inconsciemment sur tout ce qui pouvait lui servir de pâture, politique, peinture, livres nouveaux.

Il avait, dans sa jeunesse, montré des dispositions pour la peinture, et, ne sachant que faire de son argent, s’était composé une collection de gravures. Ce fut à l’idée de peindre qu’il s’arrêta, afin de donner un aliment à son activité. Le goût ne lui manquait pas, et il y joignait un don d’imitation qu’il confondait avec des facultés artistiques. Tous les genres lui étaient bons: peinture historique ou religieuse, paysage, il se croyait capable de tout aborder. Il ne recherchait pas l’aspiration directement dans la vie, dans la nature, car il ne comprenait l’une et l’autre qu’entrevues à travers les incarnations de l’art, mais il exécutait assez facilement des pastiches passables. L’école française, dans ses œuvres gracieuses et décoratives, exerçant sur lui une certaine séduction, il commença un portrait d’Anna dans ce goût. Elle portait le costume italien, et tous ceux qui virent ce portrait en parurent aussi contents que l’auteur lui-même.

IX

Le vieux palazzo un peu délabré dans lequel ils vinrent s’établir, entretint Wronsky dans une agréable illusion; il crut avoir subi une métamorphose, et s’être transformé d’un propriétaire russe, colonel en retraite, en un amateur éclairé des arts, faisant modestement de la peinture, et sacrifiant le monde et ses ambitions à l’amour d’une femme. L’antique palais prêtait à ces chimères, avec ses hauts plafonds peints, ses murs couverts de fresques et de mosaïques, ses grands vases sur les cheminées, et les consoles, ses épais rideaux jaunes aux fenêtres, ses portes sculptées et ses vastes salles mélancoliques ornées de tableaux.

Son nouveau rôle satisfit Wronsky quelque temps; il fit la connaissance d’un professeur de peinture italien, avec lequel il peignit des études d’après nature. Il entreprit en même temps des recherches sur le moyen âge en Italie, qui lui inspirèrent un intérêt si vif pour cette époque, qu’il finit par porter des chapeaux mous moyen âge, et par se draper à l’antique dans son plaid, ce qui, du reste, lui allait fort bien.

«Connais-tu le tableau de Mikhaïlof?» dit un matin Wronsky à Golinitchef qui entrait chez lui, et il lui tendit un journal russe contenant un article sur cet artiste qui venait d’achever une toile déjà célèbre, et vendue avant d’être terminée. Il vivait dans cette même ville, dénué de secours et d’encouragements. L’article blâmait sévèrement le gouvernement et l’Académie d’abandonner ainsi un artiste de talent.

«Je le connais, répondit Golinitchef; il ne manque certainement pas de mérite, mais ses tendances sont absolument fausses. Ce sont toujours ces conceptions du Christ et de la vie religieuse à la façon d’Ivanof, Strauss, Renan.

– Quel est le sujet du tableau? demanda Anna.

– Le Christ devant Pilate. Le Christ est un Juif de la nouvelle école réaliste la plus pure.»

Et cette question touchant à un de ses sujets favoris, Golinitchef continua à développer ses idées:

«Je ne comprends pas qu’ils puissent tomber dans une erreur aussi grossière. Le type du Christ a été bien défini dans l’art par les maîtres anciens. S’ils éprouvent le besoin de représenter un sage ou un révolutionnaire, que ne prennent-ils Socrate, Franklin, Charlotte Corday, – tous ceux qu’ils voudront, – mais pas le Christ. C’est le seul auquel l’art ne doive pas oser toucher, et…

– Est-il vrai que ce Mikhaïlof soit dans la misère? demanda Wronsky, qui pensait qu’en qualité de Mécène il devait songer à aider l’artiste, sans trop se préoccuper de la valeur de son tableau. Ne pourrions-nous lui demander de faire le portrait d’Anna Arcadievna?

– Pourquoi le mien? répondit celle-ci. Après le tien je n’en veux pas d’autre. Faisons plutôt celui d’Anny (elle nommait ainsi sa fille) ou celui-là…», ajouta-t-elle désignant la belle nourrice italienne qui venait de descendre l’enfant au jardin, et jetait un regard furtif du côté de Wronsky. Cette Italienne dont Wronsky admirait la beauté et le «type moyen âge» et dont il avait peint la tête, était le seul point noir dans la vie d’Anna. Elle craignait d’en être jalouse, et se montrait d’autant meilleure pour cette femme et son petit garçon.

Wronsky regarda aussi par la fenêtre, puis, rencontrant les yeux d’Anna, il se tourna vers Golinitchef.

«Tu connais ce Mikhaïlof?

– Je l’ai rencontré. C’est un original sans aucune éducation, – un de ces nouveaux sauvages comme on en voit souvent maintenant, – vous savez, – ces libres penseurs qui versent d’emblée dans l’athéisme, le matérialisme, la négation de tout. – Autrefois, continua Golinitchef sans laisser Wronsky et Anna placer un mot, autrefois le libre penseur était un homme élevé dans des idées religieuses, morales, n’ignorant pas les lois qui régissent la société, et arrivant à la liberté de la pensée, après bien des luttes; mais nous possédons maintenant un nouveau type, les libres penseurs qui grandissent sans avoir jamais entendu parler des lois de la morale et de la religion, qui ignorent que certaines autorités puissent exister, et qui ne possèdent que le sentiment de la négation: en un mot, des sauvages. Mikhaïlof est de ceux-là. Fils d’un maître d’hôtel de Moscou, il n’a reçu aucune éducation. Entré à l’Académie avec une certaine réputation, il a voulu s’instruire, car il n’est pas sot, et dans ce but s’est adressé à la source de toute science: les journaux et les revues. Dans le bon vieux temps, si un homme, – disons un Français, – avait l’intention de s’instruire, que faisait-il? il étudiait les classiques, les prédicateurs, les poètes tragiques, les historiens, les philosophes, – et vous comprenez tout le travail intellectuel qui en résultait pour lui. Mais chez nous, c’est bien plus simple, on s’adresse à la littérature négative et l’on s’assimile très facilement un extrait de cette science-là. – Et encore, il y a vingt ans, cette même littérature portait des traces de la lutte contre les autorités et traditions séculaires du passé, et ces traces de lutte enseignaient encore l’existence de ces choses-là. Mais maintenant on ne se donne même plus la peine de combattre le passé, on se contente des mots: sélection, évolution, lutte pour l’existence, néant; cela suffit à tout. Dans mon article…

– Savez-vous ce qu’il faut faire, dit Anna coupant court résolument au verbiage de Golinitchef, après avoir échangé un regard avec Wronsky, allons voir votre peintre…»

Golinitchef y consentit volontiers, et, l’atelier de l’artiste se trouvant dans un quartier éloigné, ils s’y firent mener en voiture.

Une heure plus tard, Anna, Golinitchef et Wronsky arrivaient en calèche devant une maison neuve et laide. Les visiteurs envoyèrent leur carte à Mikhaïlof, avec prière d’être admis à voir son tableau.

X

Mikhaïlof était au travail, comme toujours, quand on lui remit les cartes du comte Wronsky et de Golinitchef. La matinée s’était passée à peindre dans son atelier, mais, en rentrant chez lui, il s’était mis en colère contre sa femme, qui n’avait pas su s’arranger avec une propriétaire exigeante.

«Je t’ai dit vingt fois de ne pas entrer en discussion avec elle. Tu es une sotte achevée, mais tu l’es triplement quand tu te lances dans des explications italiennes.

– Pourquoi ne songes-tu pas aux arriérés? ce n’est pas ma faute, à moi: si j’avais de l’argent…

– Laisse-moi la paix, au nom du ciel! – cria Mikhaïlof, la voix pleine de larmes, et il se retira dans sa chambre de travail, séparée par une cloison de la pièce commune, en ferma la porte à clef, et se boucha les oreilles. – Elle n’a pas le sens commun!» se dit-il, s’asseyant à sa table et se mettant avec ardeur à la tâche.

Jamais il ne faisait de meilleure besogne que lorsque l’argent manquait, et surtout lorsqu’il venait de se quereller avec sa femme. Il avait commencé l’esquisse d’un homme en proie à un accès de colère; ne la retrouvant pas, il rentra chez sa femme, l’air bourru, sans la regarder, et demanda à l’aîné des enfants le dessin qu’il leur avait donné. Après bien des recherches, on le trouva, sali, couvert de taches de bougie. Il l’emporta tel quel, le plaça sur sa table, l’examina à distance en fermant à demi les yeux, puis sourit avec un geste satisfait.

«C’est ça, c’est ça!» murmura-t-il, prenant un crayon et dessinant rapidement. Une des taches de bougie donnait à son esquisse un aspect nouveau.

Tout en crayonnant il se souvint du menton proéminent de l’homme auquel il achetait des cigares, et aussitôt son dessin prit cette même physionomie énergique et accentuée, et l’esquisse cessa d’être une chose vague, morte, pour s’animer et devenir vivante. Il en rit de plaisir. Comme il achevait soigneusement son dessin, on lui apporta les deux cartes.

«J’y vais à l’instant», répondit-il.

Puis il rentra chez sa femme.

«Voyons, Sacha, ne sois pas fâchée, dit-il avec un sourire tendre et en même temps craintif, tu as eu tort, j’ai eu tort aussi. J’arrangerai les choses.» Et, réconcilié avec sa femme, il endossa un paletot olive à collet de velours, prit son chapeau, et se rendit à l’atelier, vivement préoccupé de la visite de ces grands personnages russes, venus en calèche pour voir son atelier.

Au fond, son opinion sur le tableau qui s’y trouvait exposé se résumait ainsi: personne n’était capable d’en produire un pareil. Ce n’est pas qu’il le crût supérieur aux Raphaëls, mais il était sûr d’y avoir mis tout ce qu’il voulait y mettre, et défiait les autres d’en faire autant. Cependant, malgré cette conviction, qui datait pour lui du jour où l’œuvre avait été commencée, il attachait une importance extrême au jugement du public, et l’attente de ce jugement l’émouvait jusqu’au fond de l’âme. Il attribuait à ses critiques une profondeur de vues qu’il ne possédait pas lui-même, et s’attendait à leur voir découvrir dans son tableau des côtés neufs, qu’il n’y avait pas encore remarqués. Tout en avançant à grandes enjambées, il fut frappé, malgré ses préoccupations, de l’apparition d’Anna, doucement éclairée, debout dans l’ombre du portail, causant avec Golinitchef, et regardant approcher l’artiste qu’elle cherchait à examiner de loin. Celui-ci, sans même en avoir conscience, enfouit aussitôt cette impression dans quelque coin de son cerveau, pour s’en servir un jour, comme du menton de son marchand de cigares.

Les visiteurs, déjà désenchantés sur le compte de Mikhaïlof par les récits de Golinitchef, le furent plus encore par l’extérieur du peintre. De taille moyenne et trapue, Mikhaïlof avec sa démarche agitée, son chapeau marron, son paletot olive et son pantalon étroit démodé, produisait une impression que la vulgarité de sa longue figure et le mélange de timidité et de prétention à la dignité qui s’y peignaient, ne contribuaient pas à rendre favorable.

«Faites-moi l’honneur d’entrer», dit-il, cherchant à prendre un air indifférent, tandis qu’il introduisait ses visiteurs et leur ouvrait la porte de l’atelier.

XI

À peine entrés, Mikhaïlof jeta un nouveau coup d’œil sur ses hôtes; la tête de Wronsky, aux pommettes légèrement saillantes, se grava instantanément dans son imagination, car le sens artistique de cet homme travaillait en dépit de son trouble, et amassait sans cesse des matériaux. Ses observations fines et justes s’appuyaient sur d’imperceptibles indices. Celui-ci (Golinitchef) devait être un Russe fixé en Italie. Mikhaïlof ne savait ni son nom, ni l’endroit où il l’avait rencontré, encore moins s’il lui avait jamais parlé; mais il se rappelait sa figure comme toutes celles qu’il voyait, et se souvenait de l’avoir déjà classé dans l’immense catégorie des physionomies pauvres d’expression, malgré leur faux air d’originalité. Un front très découvert et beaucoup de cheveux par derrière donnaient à cette tête une individualité purement apparente, tandis qu’une expression d’agitation puérile se concentrait dans l’étroit espace qui séparait les deux yeux. Wronsky et Anna devaient, selon Mikhaïlof, être des Russes de distinction, riches et ignorants des choses de l’art, comme tous les Russes riches qui jouent à l’amateur et au connaisseur.

«Ils ont certainement visité les galeries anciennes, et, après avoir parcouru les ateliers des charlatans allemands et des imbéciles préraphaélistes anglais, ils me font l’honneur d’une visite pour compléter leur tournée», pensa-t-il. – La façon dont les dilettantes examinent les ateliers des peintres modernes, lui était bien connue: il savait que leur seul but est de pouvoir dire que l’art moderne prouve l’incontestable supériorité de l’art ancien. Il s’attendait à tout cela, et le lisait dans l’indifférence avec laquelle ses visiteurs causaient entre eux en se promenant dans l’atelier, et regardaient à loisir les bustes et les mannequins, tandis que le peintre découvrait son tableau.

Malgré cette prévention et l’intime conviction que des Russes riches et de haute naissance ne pouvaient être que des imbéciles et des sots, il déroulait des études, levait les stores, et dévoilait d’une main troublée son tableau.

«Voici, dit-il, s’éloignant du tableau et le désignant du geste aux spectateurs. – C’est le Christ devant Pilate. – Mathieu, chapitre XXVII.» Il sentit ses lèvres trembler d’émotion, et se recula pour se placer derrière ses hôtes. Pendant les quelques secondes de silence qui suivirent, Mikhaïlof regarda son tableau d’un œil indifférent, comme s’il eût été l’un des visiteurs. Malgré lui, il attendait un jugement supérieur, une sentence infaillible, de ces trois personnes qu’il venait de mépriser l’instant d’avant. Oubliant sa propre opinion, aussi bien que les mérites incontestables qu’il reconnaissait à son œuvre depuis trois ans, il la voyait du regard froid et critique d’un étranger, et n’y trouvait plus rien de bon. Combien les phrases poliment hypocrites qu’il allait entendre seraient méritées, combien ses hôtes auraient raison de le plaindre et de se moquer de lui, une fois sortis!

Ce silence, qui ne dura cependant pas au delà d’une minute, lui parut d’une longueur intolérable, et, pour l’abréger et dissimuler son trouble, il fit l’effort d’adresser la parole à Golinitchef.

«Je crois avoir eu l’honneur de vous rencontrer, dit-il, jetant des regards inquiets tantôt sur Anna, tantôt sur Wronsky, pour ne rien perdre du jeu de leurs physionomies.

– Certainement; nous nous sommes rencontrés chez Rossi, le soir où cette demoiselle italienne, la nouvelle Rachel, a déclamé; vous en souvient-il?» répondit légèrement Golinitchef, détournant ses regards sans le moindre regret apparent.

Il remarqua cependant que Mikhaïlof attendait une appréciation, et ajouta:

«Votre œuvre a beaucoup progressé depuis la dernière fois que je l’ai vue, et maintenant, comme alors, je suis très frappé de votre Pilate. C’est bien là un homme bon, faible, tchinovnick jusqu’au fond de l’âme, qui ignore absolument la portée de son action. Mais il me semble…»

Le visage mobile de Mikhaïlof s’éclaircit, ses yeux brillèrent, il voulut répondre: mais l’émotion l’en empêcha et il feignit un accès de toux. Cette observation de détail, juste, mais de nulle valeur pour lui, puisqu’il tenait en mince estime l’instinct artistique de Golinitchef, le remplissait de joie.

Du coup il se prit d’affection pour son hôte, et passa subitement de l’abattement à l’enthousiasme. Soudain son tableau retrouva pour lui sa vie si complexe, et si profonde.

Wronsky et Anna causaient à voix basse, comme on le fait aux expositions de peinture, pour ne pas risquer de froisser l’auteur, et surtout pour ne pas laisser entendre une de ces remarques si facilement absurdes lorsqu’on parle d’art. Mikhaïlof crut à une impression favorable sur son tableau et se rapprocha d’eux.

«Quelle admirable expression a ce Christ!» dit Anna, pensant que cet éloge ne pouvait être qu’agréable à l’artiste, puisque le Christ formait le personnage principal du tableau. Elle ajouta: «On sent qu’il a pitié de Pilate.»

C’était encore une des mille remarques justes et banales qu’on pouvait faire. La tête du Christ devait exprimer la résignation à la mort, le sentiment d’un profond désenchantement, d’une paix surnaturelle, d’un sublime amour, par conséquent aussi la pitié pour ses ennemis; Pilate le tchinovnick devait forcément représenter la vie charnelle, par opposition au Christ, type de la vie spirituelle, et par conséquent avoir l’aspect d’un vulgaire fonctionnaire; mais le visage de Mikhaïlof s’épanouit néanmoins.

«Et comme c’est peint! quel air autour de cette figure! on en pourrait faire le tour, dit Golinitchef, voulant montrer par cette observation qu’il n’approuvait pas le côté réaliste du Christ.

– Oui, c’est une œuvre magistrale! dit Wronsky. Quel relief dans ces figures du second plan. Voilà de l’habileté de main! ajouta-t-il se tournant vers Golinitchef et faisant allusion à une discussion dans laquelle il s’était avoué découragé par les difficultés pratiques de l’art.

– C’est tout à fait remarquable!» dirent Golinitchef et Anna. Mais la dernière observation de Wronsky piqua Mikhaïlof, il fronça le sourcil et regarda Wronsky d’un air mécontent; il ne comprenait pas bien le mot «habileté». Souvent il avait remarqué, même dans les éloges qu’on lui adressait, qu’on opposait cette habileté technique au mérite intrinsèque de l’œuvre, comme s’il eût été possible de peindre une mauvaise composition avec talent!

«La seule remarque que j’oserai faire si vous me le permettez… dit Golinitchef.

– Faites-la, de grâce, répondit Mikhaïlof, souriant sans gaieté.

– C’est que vous avez peint un homme Dieu et non le Dieu fait homme. Du reste, je sais que c’était là votre intention.

– Je ne puis peindre le Christ que tel que je le comprends, dit Mikhaïlof d’un air sombre.

– Dans ce cas, excusez un point de vue qui m’est particulier; votre tableau est si beau que cette observation ne saurait lui faire du tort… Prenons Ivanof pour exemple. Pourquoi ramène-t-il le Christ aux proportions d’une figure historique? Il ferait aussi bien de choisir un thème nouveau, moins rebattu.

– Mais si ce thème-là est le plus grand de tous pour l’art?

– En cherchant, on trouverait bien autre chose. L’art, selon moi, ne souffre pas la discussion; or cette question se pose devant le tableau d’Ivanof: est-ce un Dieu? et l’unité de l’impression se trouve ainsi détruite.

– Pourquoi cela? Il me semble que cette question ne peut plus se poser pour des hommes éclairés», répondit Mikhaïlof.

Golinitchef n’était pas de cet avis et, fort de son idée, battit le peintre dans une discussion où celui-ci ne sut pas se défendre.

XII

Anna et Wronsky, regrettant le bavardage savant de leur ami, échangeaient des regards ennuyés; ils prirent enfin le parti de continuer seuls la visite de l’atelier, et s’arrêtèrent devant un petit tableau.

«Quel bijou! c’est charmant! dirent-ils tous deux d’une même voix.

– Qu’est-ce qui leur plaît tant!» pensa Mikhaïlof. Il avait complètement oublié ce tableau, fait depuis trois ans. Une fois une toile achevée, il ne la regardait plus volontiers, et n’avait exposé celle-ci que parce qu’un Anglais désirait l’acheter.

– Ce n’est rien; une ancienne étude, dit-il.

– Mais c’est excellent!» reprit Golinitchef, subissant très sincèrement le charme du tableau.

Deux enfants pêchaient à la ligne à l’ombre d’un cytise. L’aîné, tout absorbé, retirait prudemment sa ligne de l’eau; le plus jeune, couché dans l’herbe, appuyait sur son bras sa tête blonde ébouriffée, en regardant l’eau de ses grands yeux pensifs. À quoi pensait-il?

L’enthousiasme produit par cette étude ramena un peu Mikhaïlof à sa première émotion, mais il redoutait les vaines réminiscences du passé, et voulut conduire ses hôtes vers un troisième tableau. Wronsky lui déplut en demandant si l’étude était à vendre; cette question d’argent lui parut inopportune et il répondit en fronçant les sourcils:

«Il est exposé pour la vente.»

Les visiteurs partis, Mikhaïlof s’assit devant son tableau du Christ et de Pilate, et repassa mentalement tout ce qui avait été dit et sous-entendu par eux. Chose étrange! les observations qui semblaient avoir tant de poids en leur présence, et quand lui-même se mettait à leur point de vue, perdaient maintenant toute signification. En examinant son œuvre de son regard d’artiste, il rentra dans la pleine conviction de sa perfection et de sa haute valeur, et revint par conséquent à la disposition d’esprit nécessaire pour continuer son travail.

La jambe du Christ en raccourci avait cependant un défaut; il saisit sa palette et, tout en corrigeant cette jambe, regarda sur le second plan la tête de Jean, qu’il considérait comme le dernier mot de la perfection, et que les visiteurs n’avaient même pas remarquée. Il essaya d’y toucher aussi, mais pour bien travailler il devait être moins ému, et trouver un juste milieu entre la froideur et l’exaltation. Pour le moment, l’agitation l’emportait; il voulut couvrir son tableau, s’arrêta, soulevant la draperie d’une main, et sourit avec extase à son saint Jean. Enfin, s’arrachant à grand’peine à sa contemplation, il laissa retomber le rideau, et retourna chez lui fatigué mais heureux.

Wronsky, Anna et Golinitchef rentrèrent gaiement au palazzo, causant de Mikhaïlof et de ses tableaux. Le mot talent revenait souvent dans leur conversation; ils entendaient par là, non-seulement un don inné, presque physique, indépendant de l’esprit et du cœur, mais quelque chose de plus étendu, dont le sens vrai leur échappait. «Du talent, disaient-ils, certes il en a, mais ce talent n’est pas suffisamment développé, faute de culture intellectuelle, défaut propre à tous les artistes russes.»

XIII

Wronsky acheta le petit tableau et décida même Mikhaïlof à faire le portrait d’Anna. L’artisan vint au jour indiqué et commença une esquisse, qui, dès la cinquième séance, frappa Wronsky par sa ressemblance, et par un sentiment très fin de la beauté du modèle. «Je lutte depuis si longtemps sans parvenir à rien, disait Wronsky en parlant de son portrait d’Anna, et lui n’a qu’à la regarder pour la bien rendre; voilà ce que j’appelle savoir son métier.»

«Cela viendra avec la pratique,» disait Golinitchef pour le consoler; car à ses yeux Wronsky avait du talent, et possédait d’ailleurs une instruction qui devait élever en lui le sentiment de l’art. Au reste, les convictions de Golinitchef étaient corroborées par le besoin qu’il avait des éloges et de la sympathie de Wronsky pour ses propres travaux; c’était un échange de bas procédés.

Mikhaïlof, hors de son atelier, paraissait un autre homme; au palazzo surtout, il se montra respectueux avec affectation, soigneux d’éviter toute intimité avec des gens qu’au fond il n’estimait plus. Il n’appelait Wronsky que «Votre Excellence» et, malgré les invitations réitérées d’Anna, n’accepta jamais à dîner, et ne se montra qu’aux heures des séances. Anna fut plus aimable pour lui que pour d’autres; Wronsky le traita avec une politesse exquise et désira avoir son opinion sur ses tableaux; Golinitchef ne négligea aucune occasion de lui inculquer des idées saines sur l’art: Mikhaïlof n’en resta pas moins froid. Anna sentait cependant qu’il la regardait volontiers, quoiqu’il évitât toute conversation; quant aux conseils demandés par Wronsky, il se retrancha dans un silence obstiné, regarda les tableaux sans mot dire, et ne cacha pas l’ennui que lui causaient les discours de Golinitchef.

Cette sourde hostilité produisit une pénible impression, et l’on se trouva mutuellement soulagé lorsque, les séances terminées, Mikhaïlof cessa de venir au palazzo, laissant en souvenir de lui un admirable portrait. Golinitchef fut le premier à exprimer l’idée que le peintre était envieux de Wronsky.

«Ce qui le rend furieux, c’est de voir un homme riche, haut placé, comte par-dessus le marché, ce qui les vexe toujours, arriver sans se donner grand’peine à faire aussi bien, peut-être mieux que lui; il a consacré sa vie à la peinture, mais vous, vous possédez une culture d’esprit à laquelle des gens comme Mikhaïlof n’arriveront jamais.»

Wronsky, tout en prenant le parti du peintre, donnait au fond raison à son ami, car, dans sa conviction intime, il trouvait très naturel qu’un homme dans une situation inférieure lui portât envie.

Les deux portraits d’Anna auraient dû l’éclairer et lui montrer la différence qui existait entre Mikhaïlof et lui; il la comprit assez pour renoncer au sien en le déclarant superflu, et se contenter de son tableau moyen âge, dont il était aussi satisfait que Golinitchef et Anna, parce qu’il ressemblait, beaucoup plus que tout ce que faisait Mikhaïlof, à un tableau ancien.

L’artiste, de son côté, malgré l’attrait que le portrait d’Anna avait eu pour lui, fut heureux d’être délivré des discours de Golinitchef et des œuvres de Wronsky; on ne pouvait certes pas empêcher celui-ci de s’amuser, les dilettantes ayant malheureusement le droit de peindre ce que bon leur semble: mais il souffrait de ce passe-temps d’amateur. Nul ne peut défendre à un homme de se pétrir une poupée de cire et de l’embrasser, mais qu’il n’aille pas la caresser devant deux amoureux! La peinture de Wronsky lui produisait un effet d’insuffisance analogue; elle le blessait, le froissait: il la trouvait ridicule et pitoyable.

L’engouement de Wronsky pour la peinture et le moyen âge fut du reste de courte durée; il eut assez d’instinct artistique pour ne pas achever son tableau, et reconnaître tristement que les défauts, peu apparents au début, devenaient criants à mesure qu’il avançait. Il était dans le cas de Golinitchef, qui, tout en sentant le vide de son esprit, se nourrissait volontairement d’illusions, et s’imaginait mûrir ses idées et assembler des matériaux. Mais là où celui-ci s’aigrissait et s’irritait, Wronsky restait parfaitement calme: incapable de se tromper lui-même, il abandonna simplement la peinture avec sa décision de caractère habituelle, sans chercher à se justifier ni à s’expliquer.

Mais la vie sans occupation devint vite intolérable dans cette petite ville, le palazzo lui parut tout à coup vieux et sale; les taches des rideaux prirent un aspect sordide, les fentes dans les mosaïques, les écaillures des corniches, l’éternel Golinitchef, le professeur italien et le voyageur allemand devinrent tous intolérablement ennuyeux, et Wronsky sentit l’impérieux besoin de changer d’existence.

Anna fut étonnée de ce prompt désenchantement, mais consentit bien volontiers à retourner en Russie habiter la campagne.

Wronsky voulait passer par Pétersbourg pour y conclure un acte de partage avec son frère, et Anna pour y voir son fils. L’été devait se passer pour eux dans la grande terre patrimoniale de Wronsky.

XIV

Levine était marié depuis près de trois mois. Il était heureux, mais autrement qu’il ne l’avait pensé, et, malgré certains enchantements imprévus, se heurtait à chaque pas à quelque désillusion. La vie conjugale était très différente de ce qu’il avait rêvé; semblable à un homme qui, ayant admiré la marche calme et régulière d’un bateau sur un lac, voudrait le diriger lui-même, il sentait la différence qui existe entre la simple contemplation et l’action. Il ne suffisait pas de rester assis sans faux mouvements, il fallait encore songer à l’eau sous ses pieds, diriger l’embarcation, soulever d’une main novice les rames pesantes.

Jadis, étant encore garçon, il avait souvent ri intérieurement des petites misères de la vie conjugale: querelles, jalousies, mesquines préoccupations. Jamais rien de semblable ne se produirait dans son ménage, jamais son existence intime ne ressemblerait à celle des autres. Et voilà que ces mêmes petitesses se reproduisaient toutes, et prenaient, quoi qu’il fît, une importance indiscutable.

Comme tous les hommes, Levine s’était imaginé rencontrer les satisfactions de l’amour dans le mariage, sans y admettre aucun détail prosaïque; l’amour devait lui donner le repos après le travail, sa femme devait se contenter d’être adorée, et il oubliait absolument qu’elle aussi avait des droits à une certaine activité personnelle. Grande fut sa surprise de voir cette poétique et charmante Kitty capable de songer, presque dès les premiers jours de leur mariage, au mobilier, à la literie, au linge, au service de la table, au cuisinier. La façon dont elle avait refusé de voyager pour venir s’installer à la campagne, l’avait frappé pendant leurs fiançailles; maintenant il se sentait froissé de constater qu’après plusieurs mois l’amour ne l’empêchait pas de s’occuper des côtés matériels de la vie, et il la plaisantait à ce sujet.

Malgré tout, il l’admirait, et s’amusait de la voir présider à l’installation de la maison avec les nouveaux meubles arrivés de Moscou, faire poser des rideaux, organiser les chambres d’amis à l’intention de Dolly, diriger la nouvelle femme de chambre et le vieux cuisinier, entrer en discussion avec Agathe Mikhaïlovna, et lui retirer la garde des provisions. Le vieux cuisinier souriait doucement en recevant des ordres fantaisistes, impossibles à exécuter; Agathe Mikhaïlovna secouait la tête d’un air pensif devant les nouvelles mesures décrétées par sa jeune maîtresse. Levine les regardait, et quand Kitty venait, moitié riant, moitié pleurant, se plaindre à lui de ce que personne ne la prenait au sérieux, il trouvait sa femme charmante, mais étrange. Il ne comprenait rien au sentiment de métamorphose qu’elle éprouvait en se voyant maîtresse d’acheter des montagnes de bonbons, de dépenser et de commander ce qu’elle voulait, habituée qu’elle avait été chez ses parents à restreindre ses fantaisies.

Elle se préparait avec joie à l’arrivée de Dolly avec ses enfants, aux gâteries qu’elle aurait pour les petits. Les détails du ménage l’attiraient invinciblement, et, comme en prévision des mauvais jours, elle faisait instinctivement son petit nid à l’approche du printemps. Ce zèle pour des bagatelles, très contraire à l’idéal de bonheur exalté rêvé par Levine, fut par certains côtés une désillusion, tandis que cette même activité, dont le but lui échappait, mais qu’il ne pouvait voir sans plaisir, lui semblait sous d’autres aspects un enchantement inattendu.

Les querelles furent aussi des surprises! Jamais Levine ne se serait imaginé qu’entre sa femme et lui d’autres rapports que ceux de la douceur, du respect, de la tendresse, pussent exister; et voici que dès les premiers jours ils se disputèrent! Kitty déclara qu’il n’aimait que lui-même, et fondit en larmes avec des gestes désespérés.

La première de ces querelles survint à la suite d’une course que fit Levine à une nouvelle ferme; il resta absent une demi-heure de plus qu’il n’avait dit, s’étant égaré en voulant rentrer par le plus court. Kitty occupait exclusivement sa pensée tandis qu’il approchait de la maison, et, tout en cheminant, il s’enflammait à l’idée de son bonheur, de sa tendresse pour sa femme. Il accourut au salon dans un état d’esprit analogue à celui qu’il avait éprouvé le jour de sa demande en mariage. Un visage sombre, qu’il ne connaissait pas, l’accueillit; il voulut embrasser Kitty, elle le repoussa.

«Qu’as-tu?

– Tu t’amuses, toi…» commença-t-elle, voulant se montrer froidement amère.

Mais à peine eut-elle ouvert la bouche, que l’absurde jalousie qui l’avait tourmentée pendant qu’elle attendait, assise sur le rebord de la fenêtre, éclata en paroles de reproches. Il comprit alors clairement, pour la première fois, ce qu’il n’avait compris jusque-là que confusément, que la limite qui les séparait était insaisissable, et qu’il ne savait plus où commençait et où finissait sa propre personnalité. Ce fut un douloureux sentiment de scission intérieure. Jamais pareille impression ne lui revint aussi vive. Il voulait se disculper, prouver à Kitty son injustice; il eût été porté par habitude à rejeter les torts sur elle, mais il l’aurait ainsi irritée davantage, en augmentant leur dissentiment. Rester sous le coup d’une injustice était cruel, la froisser sous prétexte de justification était plus fâcheux encore. Comme un homme luttant à moitié endormi avec un mal douloureux qu’il voudrait s’arracher, constate au réveil que ce mal est au fond de lui-même, il reconnaissait que la patience était l’unique remède.

La réconciliation fut prompte. Kitty, sans l’avouer, se sentait dans son tort, et se montra si tendre que leur amour n’en fut que plus grand. Malheureusement ces difficultés se renouvelèrent souvent pour des raisons aussi futiles qu’imprévues, et parce qu’ils ignoraient encore mutuellement ce qui pour l’un et l’autre avait de l’importance. Ces premiers mois furent difficiles à passer; ils n’étaient de bonne humeur ni l’un ni l’autre, et la cause la plus puérile suffisait à provoquer une mésintelligence, dont la cause leur échappait ensuite. Chacun d’eux tiraillait de son côté la chaîne qui les liait, et cette lune de miel, dont Levine attendait des merveilles, ne leur laissa, en réalité, que des souvenirs pénibles. Tous deux cherchèrent par la suite à effacer de leur mémoire les mille incidents regrettables, presque ridicules, de cette période pendant laquelle ils se trouvèrent si rarement dans un état d’esprit normal.

La vie ne devint plus régulière qu’à leur retour de Moscou, où ils firent un court séjour dans le troisième mois qui suivit leur mariage.

XV

Ils étaient rentrés chez eux et jouissaient de leur solitude. Levine, installé à son bureau, écrivait; Kitty, vêtue d’une robe violette, chère à son mari, parce qu’elle l’avait portée dans les premiers jours de leur mariage, faisait de la broderie anglaise, assise sur le grand divan de cuir qui meublait la cabinet de travail, comme du temps du grand-père et du père de Levine. Celui-ci jouissait de la présence de sa femme tout en réfléchissant et en écrivant; ses travaux sur la transformation des conditions agronomiques de la Russie n’avaient pas été abandonnés; mais s’ils lui avaient paru misérables jadis, comparés à la tristesse qui assombrissait sa vie, maintenant, en plein bonheur, il les trouvait insignifiants. Autrefois l’étude lui était apparue comme le salut: actuellement elle évitait à sa vie un bien-être trop uniformément lumineux. En relisant son travail, Levine constata avec plaisir qu’il avait de la valeur, malgré certaines idées exagérées, et il parvint à combler bien des lacunes en reprenant à nouveau l’ensemble de la question. Dans un chapitre qu’il refit complètement, il traitait des conditions défavorables faites à l’agriculture en Russie; la pauvreté du pays ne tenait pas uniquement, selon lui, au partage inégal de la propriété foncière et à de fausses tendances économiques, mais surtout à une introduction prématurée de la civilisation européenne; les chemins de fer, œuvre politique et non économique, produisaient une centralisation exagérée, le développement du luxe, – et par conséquent la création, au détriment de l’agriculture, d’industries nouvelles, – l’extension exagérée du crédit, et la spéculation. Il croyait que l’accroissement normal de la richesse d’un pays n’admettait ces signes de civilisation extérieure qu’autant que l’agriculture y avait atteint un degré de développement proportionnel.

Tandis que Levine écrivait, Kitty songeait à l’attitude étrange de son mari, la veille de leur départ de Moscou, à l’égard du jeune prince Tcharsky qui, avec assez peu de tact, lui avait fait un brin de cour. «Il est jaloux, pensait-elle. Mon Dieu, qu’il est gentil et bête! s’il savait l’effet qu’ils me produisent tous! exactement le même que Pierre le cuisinier!» Et elle jeta un regard de propriétaire sur la nuque et le cou vigoureux de son mari.

«C’est dommage de l’interrompre, mais il aura la temps de travailler plus tard: je veux voir sa figure, sentira-t-il que je le regarde? Je veux qu’il se retourne…» Et elle ouvrit les yeux tout grands, comme pour donner plus de force à son regard.

«Oui, ils attirent à eux la meilleure sève et donnent un faux semblant de richesse», murmura Levine, quittant sa plume en sentant le regard de sa femme fixé sur lui. Il se retourna:

«Qu’y a-t-il? demanda-t-il souriant et se levant.

– Il s’est retourné, pensa-t-elle. – Rien, je voulais te faire retourner; – et elle le regardait avec le désir de deviner s’il était mécontent d’avoir été dérangé.

– Que c’est bon d’être à nous deux! Pour moi au moins, dit-il en s’approchant d’elle, radieux de bonheur.

– Je me trouve si bien ici que je n’irai plus nulle part, surtout pas à Moscou.

– À quoi pensais-tu?

– Moi! je pensais… Non, non, va-t’en écrire, ne te laisse pas distraire, répondit-elle avec une petite moue, j’ai besoin de couper maintenant tous ces œillets-là, tu vois?»

Et elle prit ses ciseaux à broder.

«Non, dis-moi à quoi tu songes, répéta-t-il, s’asseyant près d’elle et suivant les mouvements de ses petits ciseaux.

– À quoi je pensais? à Moscou et à toi.

– Comment ai-je fait pour mériter ce bonheur? Ce n’est pas naturel, dit-il en lui baisant la main.

– Moi, plus je suis heureuse, plus je trouve que c’est naturel.

– Tu as une petite mèche, dit-il en lui tournant la tête avec précaution.

– Une mèche? laisse-la tranquille: nous nous occupons de choses sérieuses.»

Mais les choses sérieuses étaient interrompues, et lorsque Kousma vint annoncer le thé, ils se séparèrent brusquement comme des coupables.

Resté seul, Levine serra ses cahiers dans un nouveau buvard acheté par sa femme, se lava les mains dans un lavabo élégant, aussi acheté par elle, et, tout en souriant à ses pensées, hocha la tête avec un sentiment qui ressemblait à un remords. Sa vie était devenue trop molle, trop gâtée. C’était une vie de Capoue dont il se sentait un peu honteux. «Cette existence ne vaut rien, pensait-il. Voilà bientôt trois mois que je flâne. Pour la première fois je me suis mis à travailler aujourd’hui, et à peine ai-je commencé que j’y ai renoncé. Je néglige même mes occupations ordinaires, je ne surveille plus rien, je ne vais nulle part. Tantôt j’ai du regret de la quitter, tantôt je crains qu’elle ne s’ennuie: moi qui croyais que jusqu’au mariage l’existence ne comptait pas, et ne commençait réellement qu’après! Et voilà bientôt trois mois que je passe mon temps d’une façon absolument oisive. Cela ne doit pas continuer. Ce n’est pas de sa faute à elle, et on ne saurait lui faire le moindre reproche. J’aurais dû montrer de la fermeté, défendre mon indépendance d’homme, car on finirait par prendre de mauvaises habitudes…»

Un homme mécontent se défend difficilement de rejeter sur quelqu’un la cause de ce mécontentement. Aussi Levine songeait-il avec tristesse que, si la faute n’en était pas à sa femme (il ne pouvait l’accuser), c’était celle de son éducation. «Cet imbécile de Tcharsky par exemple, elle n’avait pas même su le tenir en respect.» En dehors de ses petits intérêts de ménage (ceux-là, elle les soignait), de sa toilette et de sa broderie anglaise, rien ne l’occupait. «Aucune sympathie pour mes travaux, pour l’exploitation ou pour les paysans, pas de goût même pour la lecture ou la musique, et cependant elle est bonne musicienne. Elle ne fait absolument rien et se trouve néanmoins très satisfaite.»

Levine, en la jugeant ainsi, ne comprenait pas que sa femme se préparait à une période d’activité qui l’obligerait à être tout à la fois femme, mère, maîtresse de maison, nourrice, institutrice; il ne comprenait pas qu’elle s’accordât ces heures d’insouciance et d’amour, parce qu’un instinct secret l’avertissait de la tâche qui l’attendait, tandis que lentement elle apprêtait son nid pour l’avenir.

XVI

Levine trouva, en remontant, sa femme assise devant son nouveau service à thé, lisant une lettre de Dolly, car elles entretenaient une correspondance suivie, et Agathe Mikhaïlovna, du thé devant elle, installée à côté de sa jeune maîtresse.

«Voyez, notre dame m’a ordonné de m’asseoir ici», dit la vieille femme en regardant Kitty avec affection.

Ces derniers mots prouvèrent à Levine la fin d’un drame domestique entre Kitty et Agathe Mikhaïlovna; malgré le chagrin qu’elle avait causé à celle-ci en s’emparant des rênes du gouvernement, Kitty, victorieuse, était arrivée à se faire pardonner.

«Tiens, voici une lettre pour toi, dit Kitty en tendant à son mari une lettre dépourvue d’orthographe. C’est, je crois, de cette femme, tu sais… de ton frère, je ne l’ai pas lue. Celle-ci vient de Dolly: figure-toi qu’elle a mené Gricha et Tania à un bal d’enfants chez les Sarmatzky. Tania était en marquise.»

Mais Levine ne l’écoutait pas; il prit en rougissant la lettre de Marie Nicolaevna, l’ancienne maîtresse de Nicolas, et la parcourut; elle lui écrivait pour la seconde fois. Dans la première lettre elle disait que Nicolas l’avait chassée sans qu’elle eût rien à se reprocher, et ajoutait, avec une naïveté touchante, qu’elle ne demandait aucun secours, quoique réduite à la misère, mais que la pensée de Nicolas Dmitritch la tuait; que deviendrait-il, faible comme il l’était? elle suppliait son frère de ne pas le perdre de vue. La seconde lettre était sur un ton différent. Elle disait avoir retrouvé Nicolas à Moscou et en être partie avec lui pour une ville de province où il avait obtenu une place; là, s’étant querellé avec un de ses chefs, il avait repris le chemin de Moscou; mais, tombé malade en route, il ne se relèverait probablement plus. «Il vous demande constamment, et d’ailleurs nous n’avons plus d’argent,» écrivait-elle.

«Lis donc ce que Dolly écrit de toi, – commença Kitty, mais, voyant la figure bouleversée de son mari, elle se tut. – Qu’y a-t-il, qu’arrive-t-il?

– Elle m’écrit que Nicolas, mon frère, se meurt; je vais partir.»

Kitty changea de visage: Dolly, Tania en marquise, tout était oublié.

«Quand donc partiras-tu?

– Demain.

– Puis-je t’accompagner? demanda-t-elle.

– Kitty, quelle idée! répondit-il sur un ton de reproche.

– Comment quelle idée? dit-elle froissée de voir sa proposition reçue de si mauvaise grâce. Pourquoi donc ne partirais-je pas avec toi? je ne te gênerais en rien. Je…

– Je pars parce que mon frère se meurt, dit Levine. Qu’as-tu à faire là-bas…?

– Ce que tu y feras toi-même.»

«Dans un montent si grave pour moi, elle ne songe qu’à l’ennui de rester seule», pensa Levine, et cette réflexion l’affligea.

«C’est impossible», répondit-il sévèrement.

Agathe Mikhaïlovna, voyant les choses se gâter, déposa sa tasse et sortit. Kitty ne le remarqua même pas. Le ton de son mari l’avait d’autant plus blessée qu’il n’attachait évidemment aucune importance à ses paroles.

«Je te dis, moi, que si tu pars, je pars aussi; je t’accompagnerai certainement, dit-elle vivement et avec colère. Je voudrais bien savoir pourquoi ce serait impossible! pourquoi dis-tu cela?

– Parce que Dieu sait où, dans quelle auberge, je le trouverai, par quelles routes j’arriverai jusqu’à lui. Tu ne feras que me gêner, dit Levine, cherchant à garder son sang-froid.

– Aucunement. Je n’ai besoin de rien; où tu peux aller, je peux aller aussi, et…

– Quand ce ne serait qu’à cause de cette femme, avec laquelle tu ne peux te trouver en contact.

– Pourquoi? je n’ai rien à savoir de toutes ces histoires, ce ne sont pas mes affaires. Je sais que le frère de mon mari se meurt, que mon mari va le voir, et que je l’accompagne pour…

– Kitty! ne te fâche pas, et songe que dans un cas aussi grave il m’est douloureux de te voir mêler à mon chagrin une véritable faiblesse, la crainte de rester seule. Si tu t’ennuies, va à Moscou.

– Voilà comme tu es! tu me supposes toujours des sentiments mesquins, s’écria-t-elle étouffée par des larmes de colère. Je ne suis pas faible… Je sens qu’il est de mon devoir de rester avec mon mari dans un moment pareil, et tu veux me blesser en te méprenant volontairement sur mon compte.

– Mais c’est affreux de devenir ainsi esclave! – cria Levine en se levant de table, incapable de dissimuler son mécontentement; au même instant, il comprit qu’il se fustigeait lui-même.

– Pourquoi alors t’es-tu marié? tu serais libre: pourquoi, si tu te repens déjà?» Et Kitty se sauva au salon.

Quand il vint la rejoindre, elle sanglotait.

Il chercha d’abord des paroles, non pour la persuader, mais pour la calmer; elle ne l’écoutait pas et n’admettait aucun de ses arguments; il se baissa vers elle, prit une de ses mains récalcitrantes, la baisa, baisa ses cheveux, et encore sa main, elle se taisait toujours. Mais quand, enfin, il lui prit la tête entre ses deux mains et l’appela «Kitty», elle s’adoucit, pleura, et la réconciliation se fit aussitôt.

On décida de partir ensemble. Levine se déclara persuadé qu’elle tenait uniquement à se rendre utile, et qu’il n’y avait rien d’inconvenant à la présence de Marie Nicolaevna auprès de son frère; mais au fond du cœur il s’en voulait, et il en voulait à sa femme; chose étrange, lui qui n’avait pu croire au bonheur d’être aimé d’elle, se sentait presque malheureux de l’être trop! Mécontent de sa propre faiblesse, il s’effrayait à l’avance du rapprochement inévitable entre sa femme et la maîtresse de son frère. L’idée de les voir dans la même chambre le remplissait d’horreur et de dégoût.

XVII

L’hôtel de province où se mourait Nicolas Levine était un de ces établissements de construction récente, ayant la prétention d’offrir à un public peu habitué à ces raffinements modernes la propreté, le confort et l’élégance, mais que ce même public avait vite transformé en un cabaret mal tenu. Tout y produisit à Levine un effet pénible: le soldat en uniforme sordide servant de suisse et fumant une cigarette dans le vestibule, l’escalier de fonte, sombre et triste, le garçon en habit noir couvert de taches, la table d’hôte ornée de son affreux bouquet de fleurs en cire, grises de poussière, l’état général de désordre et de malpropreté, et jusqu’à une activité pleine de suffisance, qui lui parut tenir du ton à la mode introduit par les chemins de fer: tout cet ensemble ne cadrait en rien avec ce qui les attendait, et ils y trouvaient un contraste pénible avec leur bonheur de si fraîche date.

Les meilleures chambres se trouvèrent occupées. On leur offrit une chambre malpropre en leur en promettant une autre pour le soir. Levine y conduisit sa femme, vexé de voir ses prévisions si vite réalisées, et d’être forcé de s’occuper de l’installer au lieu de courir vers son frère.

«Va, va vite!» dit-elle d’un air contrit.

Il sortit sans mot dire et se heurta près de la porte à Marie Nicolaevna qui venait d’apprendre son arrivée. Elle n’avait pas changé depuis Moscou: c’était la même robe de laine, laissant à découvert son cou et ses bras, et la même expression de bonté sur son gros visage grêlé.

«Eh bien? comment va-t-il?

– Très mal. Il ne se lève plus, et vous attend toujours. Vous… vous êtes avec votre épouse?»

Levine ne se douta pas tout d’abord de ce qui la rendait confuse, mais elle s’expliqua aussitôt:

«Je m’en irai à la cuisine; il sera content, il se rappelle l’avoir vue à l’étranger.»

Levine comprit qu’il s’agissait de sa femme et ne sut que répondre.

«Allons, allons!» dit-il.

Mais à peine avait-il fait un pas, que la porte de sa chambre s’ouvrit, et Kitty parut sur le seuil. Levine rougit de contrariété en voyant sa femme dans une aussi fausse position, mais Marie Nicolaevna rougit bien plus encore; et, se serrant contre le mur, prête à pleurer, elle enveloppa ses mains rouges de son petit châle pour se donner une contenance.

Levine s’aperçut de l’expression de curiosité avide qui se peignit dans le regard jeté par Kitty sur cette femme incompréhensible pour elle, et presque terrible; ce fut l’affaire d’une seconde.

«Eh bien, qu’y a-t-il? demanda-t-elle à son mari.

– Nous ne pouvons rester à causer dans le couloir! répondit Levine d’un ton irrité.

– Eh bien, entrez, dit Kitty se tournant vers Marie Nicolaevna, qui battait en retraite; puis, voyant l’air effrayé de son mari: ou plutôt allez, allez et faites-moi chercher», ajouta-t-elle en rentrant dans sa chambre. Levine se rendit chez son frère.

Il croyait le trouver dans l’état d’illusion propre aux phtisiques, et qui l’avait frappé lors de sa dernière visite, plus faible aussi et plus maigre, avec des indices d’une fin prochaine, mais se ressemblant encore. Il pensait bien être ému de pitié pour ce frère aimé, et retrouver, plus fortes même, les terreurs que lui avait naguère fait éprouver l’idée de sa mort; mais ce qu’il vit fut très différent de ce qu’il attendait.

Dans une petite chambre sordide, sur les murs de laquelle bien des voyageurs avaient dûment craché, et qu’une mince cloison séparait mal d’une autre chambre où l’on causait, dans une atmosphère étouffée et malsaine, il aperçut, sur un mauvais lit, un corps légèrement abrité sous une couverture. Sur cette couverture s’allongeait une main énorme comme un râteau, et tenant d’une façon étrange par le poignet à une sorte de fuseau long et mince. La tête, penchée sur l’oreiller, laissait apercevoir des cheveux rares que la sueur collait aux tempes, et un front presque transparent.

«Est-il possible que ce cadavre soit mon frère Nicolas?» pensa Levine; mais, en approchant, le doute cessa; il lui suffit de jeter un regard sur les yeux qui accueillirent son entrée, pour reconnaître l’affreuse vérité.

Nicolas regarda son frère avec des yeux sévères. Ce regard rétablit les rapports habituels entre eux: Constantin y sentit comme un reproche, et eut des remords de son bonheur.

Il prit la main de son frère; celui-ci sourit, mais ce sourire imperceptible ne changea pas la dureté de sa physionomie.

«Tu ne t’attendais pas à me trouver ainsi, parvint-il à prononcer avec peine.

– Oui… non… répondit Levine s’embrouillant. Comment ne m’as-tu pas averti plus tôt? avant mon mariage? J’ai fait une véritable enquête pour te trouver.»

Il voulait parler pour éviter un silence pénible, mais son frère ne répondait pas et le regardait sans baisser les yeux, comme s’il eût pesé chacune de ses paroles; Levine se sentait embarrassé. Enfin il annonça que sa femme était avec lui et Nicolas en témoigna sa satisfaction, ajoutant toutefois qu’il craignait de l’effrayer. Un silence suivit: tout à coup Nicolas se mit à parler, et, à l’expression de son visage, Levine crut qu’il avait quelque chose d’important à lui communiquer, mais c’était pour accuser le médecin et regretter de ne pouvoir consulter une célébrité de Moscou. Levine comprit qu’il espérait toujours.

Au bout d’un moment, Levine se leva, prétextant le désir d’amener sa femme, mais en réalité afin de se soustraire, au moins pendant quelques minutes, à ces cruelles impressions.

«C’est bon, je vais faire un peu nettoyer et aérer ici: Macha, viens mettre de l’ordre, dit le malade avec effort, et puis tu t’en iras», ajouta-t-il en regardant son frère d’un air interrogateur.

Levine sortit sans répondre, mais à peine dans le corridor il se repentit d’avoir promis d’amener sa femme; en songeant à ce qu’il avait souffert, il résolut de lui persuader que cette visite était superflue. «Pourquoi la tourmenter comme moi?» pensa-t-il.

«Eh bien? quoi? demanda Kitty effrayée.

– C’est horrible? pourquoi es tu venue?» Kitty regarda son mari en silence pendant un instant; puis, le prenant par le bras, elle lui dit timidement:

«Kostia! mène-moi vers lui, ce sera moins dur pour nous deux. Mène-moi et laisse-moi avec lui; comprends donc que d’être témoin de ta douleur et de n’en pas voir la cause, m’est plus cruel que tout. Peut-être lui serai-je utile, et à toi aussi. Je t’en prie, permets-le moi!» Elle suppliait comme s’il se fût agi du bonheur de sa vie.

Levine dut consentir à l’accompagner et, chemin faisant, oublia complètement Marie Nicolaevna.

Kitty marchait légèrement, et montrait à son mari un visage courageux et plein d’affection; en entrant, elle s’approcha du lit, de façon à ne pas forcer le malade à détourner la tête; puis sa jeune main fraîche prit l’énorme main du mourant, et, usant du don propre aux femmes de manifester une sympathie qui ne blesse pas, elle se mit à lui parler avec une douce animation:

«Nous nous sommes rencontrés à Soden, sans nous connaître, dit-elle. Pensiez-vous alors que je deviendrais votre sœur?

– Vous ne m’auriez pas reconnu, n’est-ce pas? – dit-il; son visage s’était illuminé d’un sourire en la voyant entrer.

– Oh que si! comme vous avez eu raison de nous appeler! il ne se passait pas de jour que Kostia ne se souvînt de vous, et ne s’inquiétât d’être sans nouvelles.»

L’animation du malade dura peu. Kitty n’avait pas fini de parler, que l’expression de reproche sévère du mourant pour celui qui se porte bien reparut sur son visage.

«Je crains que vous ne soyez bien mal ici, continua la jeune femme, évitant le regard fixé sur elle, pour examiner la pièce. – Il faudra demander une autre chambre et nous rapprocher de lui», dit-elle à son mari.

XVIII

Levine ne pouvait rester calme en présence de son frère, mais les détails de l’affreuse situation à laquelle il ne voyait pas de remède échappaient à ses yeux et à son attention troublée.

Frappé de la saleté de la chambre, du désordre et du mauvais air qui y régnaient, des gémissements du malade, l’idée ne lui venait pas qu’il pût s’enquérir de la façon dont ses pauvres membres étaient couchés, sous la couverture, de chercher à le soulager matériellement pour qu’il fût moins mal, sinon mieux; la seule pensée de ces détails le faisait frissonner, et le malade, sentant instinctivement cette conviction d’impuissance, s’en irritait. Aussi Levine ne faisait-il qu’entrer et sortir de la chambre sous divers prétextes, malheureux auprès de son frère, plus malheureux encore loin de lui, et incapable de rester seul.

Kitty comprit les choses tout autrement: dès qu’elle fut près du malade, elle le prit en pitié, et dans son cœur de femme cette compassion, loin de produire la terreur ou le dégoût, la porta au contraire à s’informer de tout ce qui pouvait adoucir ce triste état. Persuadée qu’il était de son devoir de lui porter secours, elle ne doutait pas qu’il ne fût possible de le soulager, et elle se mit à l’œuvre sans tarder. Les détails qui répugnaient à son mari furent précisément ceux qui attirèrent son attention. Elle fit chercher un médecin, envoya à la pharmacie, occupa sa femme de chambre et Marie Nicolaevna à balayer, épousseter, laver; elle-même leur prêta la main. Elle fit apporter ou emporter ce qu’il fallait; sans s’inquiéter de ceux qu’elle rencontrait sur son chemin, elle allait et venait de sa chambre à celle de son beau-frère, déballant les choses qui manquaient: draps, taies d’oreillers, serviettes, chemises.

Le domestique qui servait le dîner de la table d’hôte répondit plusieurs fois à son appel d’un ton de mauvaise humeur, mais elle donnait ses ordres avec une si douce autorité, qu’il les exécutait quand même. Levine n’approuvait pas tout ce mouvement; il n’en voyait pas le but, et craignait d’irriter son frère, mais celui-ci restait calme et indifférent, quoiqu’un peu confus, et suivait avec intérêt les gestes de la jeune femme. Lorsque Levine rentra de chez le médecin où Kitty l’avait envoyé, il vit, en ouvrant la porte, qu’on changeait le linge du malade. L’énorme dos aux épaules proéminentes, les côtes et les vertèbres saillantes se trouvaient découverts, tandis que Marie Nicolaevna et la domestique s’embrouillaient dans les manches de la chemise, et ne parvenaient pas à y faire entrer les longs bras décharnés de Nicolas. Kitty ferma vivement la porte sans regarder du côté de son beau-frère, mais celui-ci poussa un gémissement, et elle se hâta d’approcher.

«Faites vite, dit-elle.

– N’approchez pas, murmura avec colère le malade, je m’arrangerai seul…

– Que dites-vous?» demanda Marie.

Mais Kitty entendit et comprit qu’il était honteux et confus de se montrer dans cet état.

«Je ne vois rien! dit-elle l’aidant à introduire son bras dans la chemise. Marie Nicolaevna, passez de l’autre côté du lit et aidez-nous. Va, dit-elle à son mari, prendre dans mon sac un petit flacon et apporte-le-moi; pendant ce temps, nous terminerons de ranger.»

Quand Levine revint avec le flacon, le malade était couché, et tout, autour de lui, avait pris un autre aspect. Au lieu de l’air étouffé qu’on respirait auparavant, Kitty répandait, en soufflant dans un petit tube, une bonne odeur de vinaigre aromatisé. La poussière avait disparu, un tapis s’étendait sous le lit; sur une petite table étaient rangées les fioles de médecine, une carafe, le linge nécessaire et la broderie anglaise de Kitty; sur une autre table, près du lit, une bougie, la potion et des poudres. Le malade lavé, peigné, étendu dans des draps propres, et soutenu par plusieurs oreillers, était revêtu d’une chemise blanche, dont le col entourait son cou extraordinairement maigre. Une expression d’espérance se lisait dans ses yeux, qui ne quittaient pas Kitty.

Le médecin trouvé au club par Levine n’était pas celui qui avait mécontenté Nicolas; il ausculta soigneusement le malade, hocha la tête, écrivit une ordonnance, et donna des explications détaillées sur la façon de lui administrer des remèdes et de le nourrir. Il conseilla des œufs frais, presque crus, et de l’eau de Seltz avec du lait chaud à une certaine température. Lorsqu’il fut parti, le malade dit à son frère quelques mots dont il ne comprit que les derniers, «ta Katia», mais à son regard Levine comprit qu’il en faisait l’éloge. Il appela ensuite Katia, comme il la nommait:

«Je me sens beaucoup mieux, lui dit-il; avec vous je me serais guéri. Tout est si bien maintenant!» Il chercha à porter jusqu’à ses lèvres la main de sa belle-sœur, mais, craignant de lui être désagréable, se contenta de la caresser. La jeune femme serra affectueusement cette main entre les siennes.

«Tournez-moi du côté gauche maintenant, et allez tous dormir», murmura-t-il.

Kitty seule comprit ce qu’il disait, parce qu’elle pensait sans cesse à ce qui pouvait lui être utile.

«Tourne-le sur le côté, dit-elle à son mari, je ne puis le faire moi-même, et ne voudrais pas en charger le domestique. Pouvez-vous le soulever? demanda-t-elle à Marie Nicolaevna.

– J’ai peur», répondit celle-ci.

Levine, quoique terrifié de soulever ce corps effrayant sous sa couverture, subit l’influence de sa femme, et passa ses bras autour du malade avec un air résolu que celle-ci lui connaissait bien. L’étrange pesanteur de ces membres épuisés le frappa. Tandis qu’à grand’peine il changeait son frère de place, Nicolas entourant son cou de ses bras décharnés, Kitty retourna vivement les oreillers, afin de mieux coucher le malade.

Celui-ci retint une main de son frère dans la sienne et l’attira vers lui; le cœur manqua à Levine lorsqu’il le sentit la porter à ses lèvres pour la baiser. Il le laissa faire cependant, puis, secoué par les sanglots, sortit de la chambre sans pouvoir proférer un mot.

XIX

«Il a découvert aux simples et aux enfants ce qu’il a caché aux sages», pensa Levine causant quelques moments après avec sa femme. – Ce n’est pas qu’il se crût un sage en citant ainsi l’Évangile; mais, sans s’exagérer la portée de son intelligence, il ne pouvait douter que la pensée de la mort l’impressionnât autrement que sa femme et Agathe Mikhaïlovna. Cette pensée terrible, d’autres esprits virils l’avaient sondée comme lui, de toutes les forces de leur âme; il avait lu leurs écrits, mais eux aussi ne semblaient pas en savoir aussi long que sa femme et sa vieille bonne. Ces deux personnes, si dissemblables du reste, avaient sous ce rapport une ressemblance parfaite. Toutes deux savaient, sans éprouver le moindre doute, le sens de la vie et de la mort, et, quoique certainement incapables de répondre aux questions qui fermentaient dans l’esprit de Levine, elles devaient s’expliquer de la même façon ces grands faits de la destinée humaine, et partager leur croyance à ce sujet avec des millions d’êtres humains. Pour preuve de leur familiarité avec la mort, elles savaient approcher les mourants, et ne les craignaient pas, tandis que Levine et ceux qui pouvaient, comme lui, longuement discourir sur le thème de la mort n’avaient pas eu ce courage et ne se sentaient pas capables de secourir un moribond; seul auprès de son frère, Constantin se fût contenté de le regarder, et d’attendre sa fin avec épouvante, sans rien faire pour la retarder.

La vue du malade le paralysait; il ne savait plus ni parler, ni regarder, ni marcher. – Parler de choses indifférentes lui semblait blessant; parler de choses tristes, de mort, impossible; se taire ne valait pas mieux. «Si je le regarde, il va croire que j’ai peur; si je ne le regarde pas, il croira que mes pensées sont ailleurs. Marcher sur la pointe des pieds l’agacera, marcher librement semble brutal.»

Kitty ne pensait à rien de tout cela et n’en avait pas le temps; uniquement occupée de son malade, elle paraissait avoir une idée nette de ce qu’il fallait faire, et elle réussissait dans ce qu’elle tentait.

Elle racontait des détails sur son mariage, sur elle-même, lui souriait, le plaignait, le caressait, lui citait des cas de guérison et le remontait ainsi; d’où lui venaient ces lumières particulières? Et Kitty, non plus qu’Agathe Mikhaïlovna, ne se contentait pas de soins physiques, ni d’actes purement matériels: toutes deux se préoccupaient d’une question plus haute: en parlant du vieux serviteur qui venait de mourir, Agathe Mikhaïlovna avait dit: «Dieu merci, il a communié et a été administré; Dieu donne à tous une fin pareille!» Kitty, de son côté, trouva moyen dès le premier jour de disposer son beau-frère à recevoir les sacrements, et cela au milieu de ses préoccupations de linge, de potions et de pansements.

Rentré dans sa chambre à la fin de la journée, Levine s’assit, la tête basse, confus, ne sachant que faire, incapable de songer à souper, à s’installer, à rien prévoir hors d’état même de parler à sa femme; Kitty, au contraire, montrait une animation extraordinaire; elle fit apporter à souper, défit elle-même les malles, aida à dresser les lits, qu’elle n’oublia pas de saupoudrer de poudre de Perse. Elle avait l’excitation et la rapidité de conception qu’éprouvent les hommes bien doués à la veille d’une bataille, ou d’une heure grave et décisive de leur vie lorsque l’occasion de montrer leur valeur se présente.

Minuit n’avait pas sonné que tout était proprement rangé et organisé; leur chambre d’hôtel offrait l’aspect d’un appartement intime: près du lit de Kitty, sur une table couverte d’une serviette blanche, se dressait son miroir, avec ses brosses et ses peignes.

Levine trouvait impardonnable de manger, de dormir, même de parler; chacun de ses mouvements lui paraissait inconvenant. Elle, au contraire, rangeait ses menus objets sans que son activité eût rien de blessant ni de gêné.

Ils ne purent manger cependant, et restèrent longtemps assis avant de se résoudre à se coucher.

«Je suis bien contente de l’avoir décidé à recevoir demain l’extrême-onction, dit Kitty en peignant ses cheveux parfumés devant son miroir de voyage, en camisole de nuit. Je n’ai jamais vu administrer, mais maman m’a raconté qu’on disait des prières pour demander la guérison.

– Crois-tu donc une guérison possible? demanda Levine, regardant la raie de la petite tête ronde de Kitty disparaître dès qu’elle retirait le peigne.

– J’ai questionné le docteur; il prétend qu’il ne peut vivre plus de trois jours. Mais qu’en savent-ils? – Je suis contente de l’avoir décidé, dit-elle en regardant son mari. – Tout peut arriver», ajouta-t-elle avec l’expression particulière, presque rusée, que prenait son visage en parlant de religion.

Jamais, depuis la conversation qu’ils avaient eue étant fiancés, ils ne s’étaient entretenus de questions religieuses, mais Kitty n’en continuait pas moins à aller à l’église et à prier avec la tranquille conviction de remplir un devoir; malgré l’aveu que son mari s’était cru obligé de lui faire, elle le croyait fermement aussi bon chrétien, peut-être même meilleur, qu’elle; il plaisantait, croyait-elle, en s’accusant du contraire, comme lorsqu’il la taquinait sur sa broderie anglaise:

«Les honnêtes gens font des reprises sur leurs trous, disait-il, et toi tu fais des trous par plaisir.»

«Oui, cette femme, Maria Nicolaevna, n’aurait jamais su le décider, dit Levine. Et je dois l’avouer, je suis bien heureux que tu sois venue; tu as introduit un ordre, une propreté… Il lui prit la main sans oser la baiser (n’était-ce pas une profanation que ce baiser presque en face de la mort?), mais, regardant ses yeux brillants, il la lui serra d’un air contrit.

«Tu aurais trop souffert tout seul, dit-elle, cachant ses joues devenues rouges de satisfaction, en levant les bras pour rouler ses cheveux et les attacher sur le sommet de la tête. – Elle ne sait pas, tandis que, moi, j’ai appris bien des choses à Soden.

– Y a-t-il donc des malades comme lui là-bas?

– Plus malades encore.

– Tu ne saurais croire le chagrin que j’éprouve à ne plus le voir tel qu’il était dans sa jeunesse; c’était un si beau garçon! mais je ne le comprenais pas alors!

– Je te crois; je sens que nous aurions été amis, dit-elle; et elle se retourna les larmes aux yeux vers son mari, effrayée d’avoir parlé au passé.

– Vous l’auriez été, répondit-il tristement; c’est un de ces hommes dont on peut dire avec raison qu’il n’était pas fait pour ce monde.

– En attendant, n’oublions pas que nous avons bien des journées de fatigue en perspective; il faut nous coucher», dit Kitty en consultant sa montre microscopique.

XX

Le malade fut administré le lendemain. Nicolas pria avec ferveur pendant la cérémonie; une supplication passionnée et pleine d’espérance se lisait dans ses grands yeux fixes sur l’image sainte, qu’on avait placée sur une table à jeu, couverte d’une serviette à ramages.

Levine fut effrayé de le voir ainsi, car il savait que le déchirement de quitter cette vie, à laquelle il tenait, en serait plus cruel. Il connaissait d’ailleurs les idées de son frère, savait que son scepticisme ne résultait pas du désir de s’affranchir de la religion pour vivre plus librement; ses croyances religieuses avaient été ébranlées par les théories scientifiques modernes; son retour à la foi n’était donc pas logique, ni normal: dû uniquement à une espérance insensé de guérison, il ne pouvait être que temporaire et intéressé. Kitty avait rendu cet espoir plus vivace par ses récits de guérisons extraordinaires. – Levine était tourmenté de ces pensées en regardant le visage plein d’espoir de son frère, son poignet amaigri se soulevant à grand’peine jusqu’à son front chauve pour faire un signe de croix, ses épaules décharnées, et cette poitrine essoufflée qui ne pouvait plus contenir la vie qu’implorait le malade. Pendant la cérémonie, Levine fit ce qu’il avait fait cent fois, tout incrédule qu’il était:

«Guéris cet homme si tu existes, disait-il en s’adressant à Dieu, et tu nous sauveras tous deux.»

Le malade se sentit tout à coup beaucoup mieux après avoir été administré; pendant plus d’une heure il ne toussa pas une seule fois; il assurait, en souriant et baisant la main de Kitty avec des larmes de reconnaissance, qu’il ne souffrait pas et sentait revenir ses forces et son appétit. – Quand on lui apporta sa soupe, il se releva lui-même, et demanda une côtelette; quelque impossible que fût la guérison, Levine et Kitty passèrent cette heure dans une espèce d’agitation de bonheur craintif.

«Il va mieux. Beaucoup mieux!

– C’est étonnant.

– Pourquoi ce serait-il étonnant! – Il va certainement mieux», se chuchotaient-ils en souriant.

L’illusion ne dura pas. Après un sommeil pénible d’une demi-heure, le malade fut réveillé par une quinte de toux. Les espérances s’évanouirent aussitôt pour tous, pour le malade lui-même. Oubliant ce qu’il avait cru une heure avant, et honteux même de se le rappeler, il se fit apporter un flacon d’iode à respirer.

Levine le lui apporta, et son frère le regarda du même air passionné dont il avait regardé l’image, pour se faire confirmer les paroles du docteur, qui attribuait à l’iode des vertus miraculeuses.

«Kitty n’est pas là? murmura-t-il de sa voix enrouée lorsque Levine eut, à contre-cœur, répété les paroles du médecin.

– Non? alors je puis parler. – J’ai joué la comédie pour elle. – Elle est si gentille! mais nous deux, ne pouvons nous tromper. Voilà en quoi j’ai foi», dit-il, serrant la fiole de ses mains osseuses et aspirant l’iode.

Vers huit heures du soir, pendant que Levine et sa femme prenaient le thé dans leur chambre, ils virent accourir Marie Nicolaevna tout essoufflée. Elle était pâle et ses lèvres tremblaient. «Il se meurt! balbutia-t-elle. J’ai peur, il va mourir!»

Tous deux coururent chez Nicolas; il était assis, appuyé de côté sur son lit, la tête baissée, et son long dos ployé.

«Qu’éprouves-tu? demanda Levine doucement, après un moment de silence.

– Je m’en vais! murmura Nicolas, tirant à grand’peine les sons de sa poitrine, mais prononçant nettement encore. – Sans relever la tête, il tourna les yeux du côté de son frère, dont il ne pouvait apercevoir le visage. Katia, va-t’en!» murmura-t-il encore.

Levine obligea doucement sa femme à sortir.

«Je m’en vais, répéta encore le mourant.

– Pourquoi t’imagines-tu cela? demanda Levine pour dire quelque chose.

– Parce que je m’en vais, répéta Nicolas comme s’il eût pris ce mot en affection. C’est fini.»

Marie Nicolaevna s’approcha de lui.

«Couchez-vous, vous serez mieux, dit-elle.

– Bientôt je serai couché tranquillement, mort, murmura-t-il avec une espèce d’ironie irritée. Eh bien! couchez-moi si vous voulez.»

Levine remit son frère sur le dos, s’assit auprès de lui, et, respirant à peine, examina son visage. Le mourant avait les yeux fermés, mais les muscles de son front s’agitaient de temps en temps comme s’il eût profondément réfléchi. Malgré lui, Levine chercha à comprendre ce qui pouvait se passer dans l’esprit du moribond; ce visage sévère, et le jeu des muscles au-dessus des sourcils, semblaient indiquer que son frère entrevoyait des mystères qui restaient cachés pour les vivants.

«Oui, oui… murmura lentement le mourant en faisant de longues pauses; attendez, c’est cela! dit-il soudain, comme si tout s’était éclairai pour lui. Ô Seigneur!» Et il soupira profondément.

Marie Nicolaevna posa la main sur ses pieds. «Il se refroidit», dit-elle à voix basse.

Le malade resta longtemps immobile, mais il vivait et soupirait par instants; fatigué de la tension de sa pensée, Levine sentait qu’il n’était plus à l’unisson du mourant; il n’avait plus la force de penser à la mort; les idées les plus disparates lui venaient à l’esprit; il se demandait ce qu’il allait avoir à faire: lui fermer les yeux, l’habiller, commander le cercueil? Chose étrange: il se sentait froid et indifférent; le seul sentiment qu’il éprouvât était plutôt de l’envie, son frère avait désormais une certitude à laquelle lui, Levine, ne pouvait prétendre. Longtemps il resta près de lui, attendant la fin; elle ne venait pas. La porte s’entr’ouvrit et Kitty parut; il se leva pour l’arrêter, mais aussitôt le mourant s’agita.

«Ne t’en va pas», dit-il étendant la main. Levine prit cette main dans la sienne et fit un geste mécontent à sa femme pour la renvoyer.

Tenant toujours cette main mourante, Levine attendit une demi-heure, une heure, puis encore une heure. Il avait cessé de penser à la mort et songeait à Kitty; que faisait-elle? Qui pouvait bien demeurer dans la chambre voisine? Le docteur avait-il une maison à lui? Puis il eut faim et sommeil. Doucement il dégagea sa main pour toucher les pieds du mourant; ils étaient froids, mais Nicolas respirait toujours. Levine essaya de se lever sur la pointe des pieds; aussitôt le malade s’agita et répéta: «Ne t’en va pas».

Le jour parut, et la situation restait la même. Levine se leva doucement, dégagea sa main, et, sans regarder le malade, rentra dans sa chambre, se coucha et s’endormit: à son réveil, au lieu d’apprendre la mort de son frère, on lui dit qu’il avait repris connaissance, s’était assis dans son lit, avait demandé à manger, qu’il ne parlait plus de la mort, mais exprimait l’espoir de guérir, et témoignait encore plus d’irritation et de tristesse qu’à l’ordinaire. Personne ne parvint, ce jour-là, à le calmer; il accusait tout le monde de ses souffrances, réclamait un célèbre médecin de Moscou, et, à toutes les questions qu’on lui faisait sur son état, répondait qu’il souffrait d’une façon intolérable.

Cette irritation ne fit qu’augmenter; Kitty elle-même fut impuissante à l’adoucir, et Levine s’aperçut qu’elle souffrait physiquement et moralement, quoiqu’elle ne voulût pas en convenir. L’attendrissement causé par l’approche de la mort s’était mêlé à d’autres sentiments. Tous savaient la fin inévitable, voyaient le malade mort à moitié, et en étaient venus à souhaiter la fin aussi prompte que possible: ils n’en continuaient pas moins à donner des potions, à faire chercher le médecin et des remèdes; mais ils se mentaient à eux-mêmes, et cette dissimulation était plus douloureuse à Levine qu’aux autres parce qu’il aimait Nicolas plus tendrement, et que rien n’était plus contraire à sa nature que le manque de sincérité.

Levine, longtemps poursuivi du désir de réconcilier ses deux frères, avait écrit à Serge Ivanitch; celui-ci lui répondit, et Levine lut la lettre au malade: Serge ne pouvait venir, mais il demandait pardon à son frère en termes touchants.

Nicolas ne dit rien.

«Que dois-je lui écrire, demanda Levine. J’espère que tu ne lui en veux pas?

– Aucunement! répondit le malade d’un ton contrarié; écris-lui qu’il m’envoie le docteur.»

Trois jours cruels passèrent ainsi; le mourant restait dans le même état. Tous ceux qui l’approchaient n’avaient plus qu’un désir, sa fin; le malade seul ne l’exprimait pas, et continuait à se fâcher contre le médecin, à prendre ses remèdes, et à parler de rétablissement. Dans les rares moments où, absorbé par l’opium, il s’oubliait un instant, il confessait dans un demi-sommeil ce qui pesait à son âme comme à celle des autres: «Ah! si cela pouvait finir!»

Ces souffrances, toujours plus intenses, faisaient leur œuvre en le préparant à mourir; chaque mouvement était une douleur; pas un membre de ce pauvre corps qui ne causât une torture; les souvenirs même, les impressions, les pensées du passé, répugnaient au malade; la vue de ceux qui l’entouraient, leurs discours, tout lui faisait mal: chacun le sentait; on n’osait faire un mouvement librement, exprimer un vœu ou une pensée; la vie se concentrait pour tous dans le sentiment des souffrances du mourant, et dans le désir ardent de l’en voir délivré.

Il touchait à ce moment suprême où la mort devait lui paraître souhaitable comme un dernier bonheur; tout, jusqu’à la faim, la fatigue, la soif, ces sensations qui jadis, après avoir été souffrance ou privation, lui causaient une certaine jouissance, n’étaient plus que douleur; il ne pouvait aspirer qu’à être débarrassé du principe même de ses maux, de son corps torturé; sans trouver de paroles pour exprimer ce désir, il continuait, par habitude, à réclamer ce qui le satisfaisait autrefois. «Couchez-moi sur l’autre côté», demandait-il, et, aussitôt couché, il voulait revenir à sa position première. «Donnez-moi du bouillon. Remportez-le. Racontez quelque chose au lieu de vous taire»; et sitôt qu’on parlait, il reprenait une expression de fatigue, d’indifférence et de dégoût.

Kitty tomba malade une dizaine de jours après son arrivée, et le docteur déclara que c’était l’effet des émotions et de la fatigue; il prescrivit le calme et le repos. Elle se leva cependant après le dîner et se rendit, comme d’habitude, chez le malade avec son ouvrage. Nicolas la regarda sévèrement et sourit avec dédain quand elle lui dit avoir été souffrante. Toute la journée il ne cessa de se moucher et de gémir plaintivement.

«Comment vous sentez-vous? lui demanda-t-elle.

– Plus mal, répondit-il avec peine. Je souffre.

– Où souffrez-vous?

– Partout.

– Vous verrez que cela finira aujourd’hui,» dit Marie Nicolaevna à voix basse.

Levine la fit taire, croyant que son frère, dont l’ouïe était très sensible, pourrait l’entendre; il se tourna vers le mourant, qui avait entendu, mais sur lequel ces mots n’avaient produit aucune impression, car son regard restait grave et fixe.

«Qu’est-ce qui vous le fait croire? demanda Levine, emmenant Marie Nicolaevna dans le corridor.

– Il se dépouille.

– Comment cela?

– Ainsi», dit-elle en tirant sur les plis de sa robe de laine. Levine remarqua effectivement que toute la journée le malade avait tiré ses couvertures comme s’il eût voulu s’en dépouiller.

Marie Nicolaevna avait prédit juste.

Vers le soir, Nicolas n’eut plus la force de soulever ses bras, et son regard immobile prit une expression d’attention concentrée qui ne changea pas lorsque son frère et Kitty se penchèrent vers lui, afin qu’il pût les voir. Kitty fit venir le prêtre pour dire les prières des agonisants.

Pendant la cérémonie, le malade, qu’entouraient Levine, Kitty et Marie Nicolaevna, ne donna aucun signe de vie; mais avant la fin des prières il poussa tout à coup un soupir, s’étendit et ouvrit les yeux. Le prêtre posa la croix sur ce front glacé, et lorsqu’il eut achevé ses oraisons, resta debout en silence, près du lit, touchant de ses doigts l’énorme main du mourant.

«C’est fini», dit-il enfin, voulant s’éloigner; alors les lèvres de Nicolas eurent un léger tressaillement, et du fond de sa poitrine sortirent ces paroles qui résonnèrent nettement dans le silence:

«Pas encore… Bientôt…»

Une minute après, le visage s’éclaircit; un sourire se dessina sous la moustache, et les femmes s’empressèrent de commencer la dernière toilette.

Toute l’horreur de Levine pour la terrible énigme de la mort se réveilla avec la même intensité que pendant la nuit d’automne où son frère était venu le voir. Plus que jamais il comprit son incapacité à sonder ce mystère, et la terreur de le sentir si près de lui et si inévitable. La présence de sa femme l’empêcha de tomber dans le désespoir, car malgré ses terreurs il éprouvait le besoin de vivre et d’aimer. L’amour seul le sauvait et devenait d’autant plus fort et plus pur qu’il était menacé. Et à peine eut-il vu s’accomplir ce mystère de mort, qu’auprès de lui un autre miracle d’amour et de vie, également insondable, s’accomplit à son tour.

Le docteur déclara que Kitty était enceinte.

XXI

Dès que Karénine eut compris, grâce à Betsy et à Oblonsky, que tous, et Anna la première, attendaient de lui qu’il délivrât sa femme de sa présence, il se sentit absolument troublé: incapable d’une décision personnelle, il remit son sort entre les mains de tiers trop heureux d’avoir à s’en mêler, et fut prêt à accepter tout ce qu’on lui proposa.

Il ne revint à la réalité qu’au lendemain du départ d’Anna, lorsque l’Anglaise lui fit demander si elle devait dîner à table ou dans la chambre des enfants.

Pendant les premiers jours qui suivirent le départ d’Anna, Alexis Alexandrovitch continua ses réceptions, se rendit au conseil, et dîna chez lui comme d’habitude; toutes les forces de son âme n’avaient qu’un but: paraître calme et indifférent. Il fit des efforts surhumains pour répondre aux questions des domestiques relativement aux mesures à prendre pour l’appartement d’Anna et ses affaires, de l’air d’un homme préparé aux événements, et qui n’y voit rien d’extraordinaire. Deux jours il réussit à dissimuler sa souffrance, mais le troisième il succomba. Un commis introduit par le domestique apporta une facture qu’Anna avait oublié de solder:

«Votre Excellence voudra bien nous excuser, dit le commis, et nous donner l’adresse de Madame, si c’est à elle que nous devons nous adresser.»

Alexis Alexandrovitch sembla réfléchir, se détourna, et s’assit près d’une table; longtemps il resta ainsi, la tête appuyée sur sa main, essayant de parler sans y parvenir.

Korneï, le domestique, comprit son maître et fit sortir le commis.

Resté seul, Karénine sentit qu’il n’avait plus la force de lutter, fit dételer sa voiture, ferma sa porte et ne dîna pas à table.

Le dédain, la cruauté qu’il croyait lire sur le visage du commis, du domestique, de tous ceux qu’il rencontrait, lui devenaient insupportables. S’il avait mérité le mépris public par une conduite blâmable, il aurait pu espérer qu’une conduite meilleure lui rendrait l’estime du monde; mais il n’était pas coupable, il était malheureux, d’un malheur odieux, honteux. Et les hommes se montreraient d’autant plus implacables qu’il souffrait davantage; ils l’écraseraient, comme les chiens achèvent entre eux une pauvre bête qui hurle de douleur. Pour résister à l’hostilité générale, il devrait cacher ses plaies: hélas, deux jours de lutte l’avaient déjà épuisé! Et personne à qui confier sa souffrance! pas un homme dans tout Pétersbourg qui s’intéressât à lui! qui eût quelque égard, non plus pour le personnage haut placé, mais pour le mari désespéré!

Alexis Alexandrovitch avait perdu sa mère à l’âge de dix ans; il ne se souvenait pas de son père; son frère et lui étaient restés orphelins avec une très modique fortune; leur oncle Karénine, un homme influent, très estimé du défunt empereur, se chargea de leur éducation. Après de bonnes études au Gymnase et à l’Université, Karénine débuta brillamment, grâce à cet oncle, dans la carrière administrative, et se voua exclusivement aux affaires. Jamais il ne se lia d’amitié avec personne; son frère seul lui tenait au cœur; mais celui-ci, entré aux Affaires étrangères, et envoyé en mission hors de Russie peu après le mariage d’Alexis Alexandrovitch, était mort à l’étranger.

Karénine, nommé gouverneur en province, y fit la connaissance de la tante d’Anna, une femme fort riche, qui manœuvra habilement pour rapprocher de sa nièce ce gouverneur, jeune, sinon comme âge, du moins au point de vue de sa position sociale. Alexis Alexandrovitch se vit un jour dans l’alternative de choisir entre une demande en mariage ou une démission. Longtemps il hésita, trouvant autant de raisons contre ou pour le mariage; mais il ne put cette fois appliquer sa maxime favorite: «Dans la doute, abstiens-toi.» Un ami de la tante d’Anna lui fit entendre que ses assiduités avaient compromis la jeune fille, et qu’en homme d’honneur il devait se déclarer.

C’est ce qu’il fit, et dès lors il reporta sur sa fiancée d’abord, puis sur sa femme, la somme d’affection dont sa nature était capable.

Cet attachement exclut chez lui tout autre besoin d’intimité. Il avait de nombreuses relations, pouvait inviter à dîner de grands personnages, leur demander un service, une protection pour quelque solliciteur; il pouvait même discuter et critiquer librement les actes du gouvernement devant un certain nombre d’auditeurs, mais là se bornaient ses rapports de cordialité.

Les seules relations familières qu’il eût à Pétersbourg étaient son chef de cabinet et son médecin. Le premier, Michel Wassiliévitch Sludine, un galant homme, simple, bon et intelligent, paraissait plein de sympathie pour Karénine; mais la hiérarchie du service avait mis entre eux une barrière qui arrêtait les confidences. Aussi, après avoir signé les papiers qu’il lui apportait, Alexis Alexandrovitch trouva-t-il impossible, en regardant Sludine, de s’ouvrir à lui. Sa phrase: «Vous savez mon malheur» était sur ses lèvres; il ne put la prononcer, et se borna, en le congédiant, à la formule habituelle: «Vous aurez la bonté de me préparer ce travail…»

Le docteur, dont Karénine savait les sentiments bienveillants, était fort occupé, et il semblait qu’il se fût conclu un pacte tacite entre eux, par lequel tous deux se supposaient surchargés de besogne et forcés d’abréger leurs entretiens.

Quant aux amies, et à la principale d’entre elles, la comtesse Lydie, Karénine n’y songeait même pas. Les femmes lui faisaient peur, et il n’éprouvait pour elle que de l’éloignement.

XXII

Mais si Alexis Alexandrovitch avait oublié la comtesse Lydie, celle-ci pensait à lui. Elle arriva précisément à cette heure de désespoir solitaire où, la tête entre ses mains, il s’était affaissé immobile et sans force. Elle n’attendit pas qu’on l’annonçât et pénétra dans le cabinet de Karénine.

«J’ai forcé la consigne, dit-elle, entrant à pas rapides, essoufflée par l’émotion et l’agitation. Je sais tout! Alexis Alexandrovitch, mon ami!» Et elle lui serra la main entre les siennes et le regarda de ses beaux yeux profonds.

Karénine se leva, dégagea sa main en fronçant le sourcil, et lui avança un siège.

«Veuillez vous asseoir; je ne reçois pas parce que je suis souffrant, comtesse, dit-il, les lèvres tremblantes.

– Mon ami!» répéta la comtesse sans le quitter des yeux; ses sourcils se relevèrent de façon à dessiner un triangle sur son front, et cette grimace enlaidit encore sa figure jaune, naturellement laide.

Alexis Alexandrovitch comprit qu’elle était prête à pleurer de compassion, et l’attendrissement le gagna; il saisit sa main potelée et la baisa.

«Mon ami! dit-elle encore d’une voix entrecoupée par l’émotion: vous ne devez pas vous abandonner ainsi à votre douleur; elle est grande, mais il faut chercher à la calmer!

– Je suis brisé, tué, je ne suis plus un homme! dit Alexis Alexandrovitch, abandonnant la main de la comtesse, tout en regardant toujours ses yeux remplis de larmes; ma situation est d’autant plus affreuse que je ne trouve ni en moi, ni hors de moi, d’appui pour me soutenir.

– Vous trouverez cet appui, non pas en moi, quoique je vous supplie de croire à mon amitié, dit-elle en soupirant, mais en lui! Notre appui est dans son amour; son joug est léger, continua-t-elle avec ce regard exalté que Karénine lui connaissait bien. Il vous entendra et vous aidera!»

Ces paroles furent douces à Alexis Alexandrovitch, quoiqu’elles témoignassent d’une exaltation mystique, nouvellement introduite à Pétersbourg.

«Je suis faible, anéanti; je n’ai rien prévu autrefois et ne comprends plus rien maintenant!

– Mon ami!

– Ce n’est pas la perte que je fais, continua Alexis Alexandrovitch, que je pleure. Ah non! mais je ne puis me défendre d’un sentiment de honte aux yeux du monde pour la situation qui m’est faite! C’est mal et je n’y puis rien…

– Ce n’est pas vous qui avez accompli l’acte de pardon si noble qui m’a comblée d’admiration, c’est lui; aussi n’avez-vous pas à en rougir», dit la comtesse en levant les yeux avec enthousiasme.

Karénine s’assombrit et, serrant ses mains l’une contre l’autre, en fit craquer les jointures.

«Si vous saviez tous les détails! dit-il de sa voix perçante. Les forces de l’homme ont des limites, et j’ai trouvé la limite des miennes, comtesse. Ma journée entière s’est passée en arrangements domestiques découlant (il appuya sur le mot) de ma situation solitaire. Les domestiques, la gouvernante, les comptes, ces misères me dévorent à petit feu! Hier à dîner,… c’est à peine si je me suis contenu; je ne pouvais supporter le regard de mon fils. Il n’osait pas me faire de questions, et moi je n’osais pas le regarder. Il avait peur de moi… mais ce n’est rien encore…» Karénine voulut parler de la facture qu’on lui avait apportée, sa voix trembla et il s’arrêta. Cette facture sur papier bleu, pour un chapeau et des rubans, était un souvenir poignant! Il se prenait en pitié en y songeant.

«Je comprends», mon ami, je comprends tout, dit la comtesse. L’aide et la consolation, vous ne les trouverez pas en moi: mais si je suis venue, c’est pour vous offrir mes services, essayer de vous délivrer de ces petits soucis misérables auxquels vous ne devez pas vous abaisser; c’est une main de femme qu’il faut ici. Me laisserez-vous faire?»

Karénine se tut et lui serra la main avec reconnaissance!

«Nous nous occuperons tous deux de Serge. Je ne suis pas très entendue quant aux choses de la vie pratique, mais je m’y mettrai et serai votre ménagère. Ne me remerciez pas, je ne le fais pas de moi-même…

– Comment ne serais-je pas reconnaissant!

– Mais, mon ami, ne cédez pas au sentiment dont vous parliez tout à l’heure; comment rougir de ce qui a été le plus haut degré de la perfection chrétienne? «Celui qui s’abaisse sera élevé.» Et ne me remerciez pas. Remerciez Celui qu’il faut prier. En Lui seul nous trouverons la paix, la consolation, le salut, l’amour!»

Elle leva les yeux au ciel, et Alexis Alexandrovitch comprit qu’elle priait.

Cette phraséologie, qu’il trouvait autrefois déplaisante, paraissait aujourd’hui à Karénine naturelle et calmante. Il n’approuvait pas l’exaltation à la mode; sincèrement croyant, la religion l’intéressait principalement au point de vue politique: aussi les enseignements nouveaux lui étaient-ils antipathiques par principe. La comtesse, que ces nouvelles doctrines enthousiasmaient, n’avait pas son approbation, et, au lieu de discuter sur ce sujet, il détournait généralement la conversation et ne répondait pas. Mais cette fois il la laissa parler avec plaisir, sans la contredire, même intérieurement.

«Je vous suis bien reconnaissant pour vos paroles et vos promesses», dit-il quand elle eut fini de prier.

La comtesse serra encore la main de son ami.

«Maintenant je me mets à l’œuvre, dit-elle, effaçant en souriant les traces de larmes sur son visage. Je vais voir Serge, et ne m’adresserai à vous que dans les cas graves.»

La comtesse Lydie se leva et se remit auprès de l’enfant; là, tout en baignant de ses larmes les joues du petit garçon effrayé, elle lui apprit que son père était un saint, et que sa mère était morte.

La comtesse remplit sa promesse et se chargea effectivement des détails du ménage, mais elle n’avait rien exagéré en avouant son incapacité pratique. Ses ordres ne pouvaient raisonnablement s’exécuter, aussi ne s’exécutaient-ils pas, et le gouvernement de la maison tomba insensiblement entre les mains du valet de chambre Korneï. Celui-ci habitua peu à peu son maître à écouter, pendant sa toilette, les rapports qu’il jugeait utile de lui faire. L’intervention de la comtesse n’en fut pas moins utile; son affection et son estime furent pour Karénine un soutien moral, et, à sa grande consolation, elle parvint presque à le convertir; du moins changea-t-elle sa tiédeur en une chaude et ferme sympathie pour l’enseignement chrétien tel qu’il se répandait depuis peu à Pétersbourg. Cette conversion ne fut pas difficile.

Karénine, comme la comtesse, comme tous ceux qui préconisaient les idées nouvelles, était dénué d’une imagination profonde, c’est-à-dire de cette faculté de l’âme grâce à laquelle les mirages de l’imagination même exigent pour se faire accepter une certaine conformité avec la réalité. Ainsi il ne voyait rien d’impossible ni d’invraisemblable à ce que la mort existât pour les incrédules, et non pour lui; à ce que le péché fût exclu de son âme, parce qu’il possédait une foi pleine et entière dont seul il était juge; à ce que, dès ce monde, il pût considérer son salut comme certain.

La légèreté, l’erreur de ces doctrines le frappaient néanmoins par moments; il sentait alors combien la joie causée par l’irrésistible sentiment qui l’avait poussé au pardon était différente de celle qu’il éprouvait maintenant que le Christ habitait son âme. Mais quelque illusoire que fût cette grandeur morale, elle lui était indispensable dans son humiliation actuelle; il éprouvait l’impérieux besoin de dédaigner, du haut de cette élévation imaginaire, ceux qui le méprisaient, et il se cramponnait à ses nouvelles convictions comme à une planche de salut.

XXIII

La comtesse Lydie avait été mariée fort jeune; d’un naturel exalté, elle rencontra dans son mari un bon enfant très riche, très haut placé, et fort dissolu. Dès le second mois de leur mariage, son mari la quitta, répondant à ses effusions de tendresse par un sourire ironique, presque méchant, que personne ne parvint à s’expliquer, la bonté du comte étant connue et la romanesque Lydie n’offrant aucune prise à la critique. Depuis lors, les époux, sans être séparés, vécurent chacun de leur côté, le mari n’accueillant jamais sa femme qu’avec un sourire amer qui resta une énigme.

La comtesse avait depuis longtemps renoncé à adorer son mari, mais elle était toujours éprise de quelqu’un et même de plusieurs personnes à la fois, hommes et femmes, généralement de ceux qui attiraient l’attention d’une façon quelconque. Ainsi elle s’éprit de chacun des nouveaux princes ou princesses qui s’alliaient à la famille impériale, puis elle aima successivement un métropolitain, un grand vicaire et un simple desservant; ensuite un journaliste, trois slavophiles et Komissarof, puis un ministre, un docteur, un missionnaire anglais et enfin Karénine. Ces amours multiples, et leurs différentes phases de chaleur ou de refroidissement, ne l’empêchaient en rien d’entretenir les relations les plus compliquées, tant à la cour que dans le monde. Mais du jour où elle prit Karénine sous sa protection, qu’elle s’occupa de ses affaires domestiques et de la direction de son âme, elle sentit qu’elle n’avait jamais sincèrement aimé que lui; ses autres amours perdirent toute valeur à ses yeux. D’ailleurs, en analysant ses sentiments passés, et en les comparant à celui qu’elle ressentait maintenant, pouvait-elle ne pas reconnaître que jamais elle ne se serait éprise de Komissarof s’il n’eût sauvé la vie de l’empereur, ni de Ristitsh si la question slave n’avait pas existé? tandis qu’elle aimait Karénine pour lui-même, pour sa grande âme incomprise, pour son caractère, pour le son de sa voix, son parler lent, son regard fatigué et ses mains blanches et molles, aux veines gonflées. Non seulement elle se réjouissait à l’idée de le voir, mais encore elle cherchait, sur le visage de son ami, une impression analogue à la sienne. Elle tenait à lui plaire, autant par sa personne que par sa conversation; elle ne s’était jamais mise en frais de toilette. Plus d’une fois elle se surprit réfléchissant à ce qui aurait pu être s’ils eussent été libres tous deux! Quand il entrait, elle rougissait d’émotion, et ne pouvait réprimer un sourire ravi lorsqu’il lui disait quelque parole aimable.

Depuis plusieurs jours la comtesse était vivement troublée: elle avait appris le retour d’Anna et de Wronsky. Comment épargner à Alexis Alexandrovitch la torture de revoir sa femme? Comment éloigner de lui l’odieuse pensée que cette affreuse femme respirait dans la même ville que lui, et pouvait à chaque instant le rencontrer?

Lydie Ivanovna fit faire une enquête pour connaître les plans de ces «vilaines gens», comme elle nommait Anna et Wronsky. Le jeune aide de camp, ami de Wronsky, chargé de cette mission avait besoin de la comtesse pour obtenir, grâce à son appui, la concession d’une affaire. Il vint donc lui apprendre qu’après avoir terminé leurs arrangements ils comptaient repartir le lendemain, et Lydie Ivanovna commençait à se rassurer, lorsqu’on lui apporta un billet dont elle reconnut aussitôt l’écriture: c’était celle d’Anna Karénine. L’enveloppe, en papier anglais épais comme une écorce d’arbre, contenait une feuille oblongue et jaune, ornée d’un immense monogramme; le billet répandait un parfum délicieux:

«Qui l’a apporté?

– Un commissionnaire d’hôtel.»

Longtemps la comtesse resta debout sans avoir le courage de s’asseoir pour lire; l’émotion lui rendit presque un de ses accès d’asthme. Enfin, lorsqu’elle se fut calmée, elle ouvrit le billet suivant, écrit en français:

«Madame la comtesse,

«Les sentiments chrétiens dont votre âme est remplie me donnent l’audace impardonnable, je le sens, de m’adresser à vous. Je suis malheureuse d’être séparée de mon fils, et vous demande en grâce la permission de le voir une fois avant mon départ. Si je ne m’adresse pas directement à Alexis Alexandrovitch, c’est pour ne pas donner à cet homme généreux la douleur de s’occuper de moi. Connaissant votre amitié pour lui, j’ai pensé que vous me comprendriez: m’enverrez-vous Serge chez moi? préférez-vous que je vienne à l’heure que vous m’indiquerez, ou me ferez-vous savoir comment et dans quel endroit je pourrais le voir? Un refus me semble impossible lorsque je songe à la grandeur d’âme de celui à qui il appartient de décider. Vous ne sauriez imaginer ma soif de revoir mon enfant, ni par conséquent comprendre l’étendue de ma reconnaissance pour l’appui que vous voudrez bien me prêter dans cette circonstance.

«Anna.»

Tout dans ce billet irrita la comtesse Lydie: son contenu, les allusions à la grandeur d’âme de Karénine, et surtout le ton d’aisance qui y régnait.

«Dites qu’il n’y a pas de réponse»; et, ouvrant aussitôt son buvard, elle écrivit à Karénine qu’elle espérait bien le rencontrer vers une heure au Palais; c’était jour de fête: on allait féliciter la famille impériale.

«J’ai besoin de vous entretenir d’une affaire grave et triste; nous conviendrons au Palais du lieu où je pourrai vous voir. Le mieux serait chez moi, où je ferai préparer votre thé. C’est indispensable. Il nous impose sa croix, mais Il nous donne aussi la force de la porter», ajouta-t-elle pour le préparer dans une certaine mesure.

La comtesse écrivait de deux à trois billets par jour à Alexis Alexandrovitch; elle aimait ce moyen, à la fois élégant et mystérieux, d’entretenir avec lui des rapports que la vie habituelle rendait trop simples à son gré.

XXIV

Les félicitations étaient terminées. Tout en se retirant, on causait des dernières nouvelles, des récompenses accordées ce jour-là, et des mutations de places pour quelques hauts fonctionnaires.

«Que diriez-vous si la comtesse Marie Borisovna était nommée au ministère de la guerre et la princesse Watkesky chef de l’état-major? disait un petit vieillard grisonnant, en uniforme couvert de broderies, à une grande et belle demoiselle d’honneur qui le questionnait sur les nouveaux changements.

– Dans ce cas, je dois être nommée aide de camp? dit la jeune fille souriant.

– Vous? votre place est indiquée. Vous faites partie du département des cultes et on vous donne pour aide Karénine.

– Bonjour, prince! fit le petit vieillard, serrant la main à quelqu’un qui s’approchait de lui.

– Vous parliez de Karénine? demanda le prince.

– Lui et Poutiatof ont été décorés de l’ordre d’Alexandre Newsky.

– Je croyais qu’il l’avait déjà?

– Non. Regardez-le, – dit le petit vieillard, indiquant de son tricorne brodé Karénine, debout dans l’embrasure d’une porte, et causant avec un des membres influents du conseil de l’Empire; il portait l’uniforme de cour avec son nouveau cordon rouge en sautoir. – N’est-il pas heureux et content comme un sou neuf? – Et le vieillard s’arrêta pour serrer la main à un superbe et athlétique chambellan qui passait.

– Non, il a vieilli, fit le chambellan.

– C’est l’effet des soucis. Il passe sa vie à écrire des projets. Tenez, en ce moment il ne lâchera pas son malheureux interlocuteur avant de lui avoir tout expliqué, point par point.

– Comment, vieilli? Il fait des passions. La comtesse Lydie doit être jalouse de sa femme.

– Je vous en prie, ne parlez pas de la comtesse Lydie.

– Y a-t-il du mal à être éprise de Karénine?

– Madame Karénine est-elle vraiment ici?

– Pas ici, au Palais, mais à Pétersbourg. Je l’ai rencontrée hier avec Alexis Wronsky, bras dessus bras dessous, à la Morskaïa.

– C’est un homme qui n’a pas…» commença le chambellan, mais il s’interrompit pour faire place et saluer au passage une personne de la famille impériale.

Tandis qu’on critiquait et ridiculisait ainsi Alexis Alexandrovitch, celui-ci barrait le chemin à un membre du conseil de l’Empire et, sans bouger d’une ligne, lui expliquait tout au long un projet financier.

Alexis Alexandrovitch, presque en même temps qu’il avait été abandonné par sa femme, s’était trouvé dans la situation, pénible pour un fonctionnaire, de voir s’arrêter la marche ascendante de sa carrière. Seul peut-être, il ne s’apercevait pas qu’elle fût terminée. Sa position était encore importante, il continuait à faire partie d’un grand nombre de comités et de commissions, mais il paraissait être de ceux dont on n’attend plus rien; il avait fait son temps. Tout ce qu’il proposait semblait vieux, usé, inutile. Loin d’en juger ainsi, Karénine croyait au contraire apprécier les actes du gouvernement avec plus de justesse depuis qu’il avait cessé d’en faire directement partie, et pensait de son devoir d’indiquer certaines réformes à introduire. Il écrivit une brochure, peu après le départ d’Anna, sur les nouveaux tribunaux, la première de toutes celles qu’il devait composer sur les branches les plus diverses de l’administration. Et que de fois, satisfait de lui-même et de son activité, ne songea-t-il pas au texte de saint Paul: «Celui qui a une femme songe aux biens terrestres; celui qui n’en a pas ne songe qu’au service du Seigneur.»

L’impatience bien visible du membre du conseil ne troublait en rien Karénine, mais il s’interrompit au moment où un prince de la famille impériale vint à passer, et son interlocuteur en profita pour s’esquiver.

Resté seul, Alexis Alexandrovitch baissa la tête, chercha à rassembler ses idées et, jetant un regard distrait autour de lui, se dirigea vers la porte, où il pensait rencontrer la comtesse.

«Comme ils ont l’air forts et bien portants, se dit-il, regardant au passage le cou vigoureux du prince, serré dans son uniforme, et le beau chambellan aux favoris parfumés. – Il n’est que trop vrai, tout est mal en ce monde.

«Alexis Alexandrovitch! cria le petit vieillard, dont les yeux brillaient méchamment, tandis que Karénine passait en saluant froidement. Je ne vous ai pas encore félicité. Et il désigna la décoration.

– Je vous remercie infiniment. C’est un beau jour que celui-ci», répondit Karénine, appuyant, selon son habitude, sur le mot beau.

Il savait que ces messieurs se moquaient de lui, mais, n’attendant d’eux que des sentiments hostiles, il y était fort indifférent.

Les épaules jaunes de la comtesse et ses beaux yeux pensifs lui apparurent et l’attiraient de loin; il se dirigea vers elle avec un sourire.

La toilette de Lydie Ivanovna lui avait coûté des efforts d’imagination, comme toutes celles que dans ces derniers temps elle prenait le soin de composer, car elle poursuivait un but bien différent de celui qu’elle se proposait trente ans auparavant. Jadis elle ne songeait qu’à se parer, et n’était jamais trop élégante selon son goût; maintenant elle cherchait à rendre le contraste supportable entre sa personne et sa toilette; elle y parvenait aux yeux d’Alexis Alexandrovitch, qui la trouvait charmante. La sympathie, la tendresse de cette femme, étaient pour lui un refuge unique contre l’animosité générale; du milieu de cette foule hostile, il se sentait attiré vers elle comme une plante par la lumière.

«Je vous félicite», dit-elle, portant ses regards sur la décoration.

Karénine haussa les épaules et ferma les yeux à demi.

La comtesse savait que ces distinctions, sans qu’il en voulût convenir, lui causaient une de ses joies les plus vives.

«Que fait notre ange? demanda-t-elle, faisant allusion à Serge.

– Je ne puis dire que j’en sois très satisfait, répondit Alexis Alexandrovitch, levant les sourcils et ouvrant les yeux. Sitnikof ne l’est pas davantage (c’était le pédagogue chargé de Serge). Comme je vous le disais, je trouve en lui une certaine froideur pour les questions essentielles qui doivent toucher toute âme humaine, même celle d’un enfant.» Et Alexis Alexandrovitch entama le sujet qui, après les questions administratives, le touchait le plus, l’éducation de son fils. Jamais, jusque-là, les questions d’éducation ne l’avaient intéressé; mais, ayant senti la nécessité de suivre l’instruction de son fils, il avait consacré un certain temps à étudier des livres de pédagogie et des ouvrages didactiques, afin de se former un plan d’études, que le meilleur instituteur de Pétersbourg fut ensuite chargé de mettre en pratique.

«Oui, mais le cœur! Je trouve à cet enfant le cœur de son père, et avec cela peut-il être mauvais? dit la comtesse d’un air sentimental.

– Peut-être… Pour moi, je remplis mon devoir, c’est tout ce que je puis faire.

– Vous viendrez chez moi? dit la comtesse après un moment de silence; nous avons à causer d’une chose triste pour vous. J’aurais donné tout au monde pour vous épargner certains souvenirs; d’autres ne pensent pas de même: j’ai reçu une lettre d’elle. Elle est ici, à Pétersbourg.»

Alexis Alexandrovitch tressaillit, mais son visage prit aussitôt l’expression de mortelle immobilité qui indiquait son impuissance absolue à traiter un pareil sujet.

«Je m’y attendais,» dit-il.

La comtesse le regarda avec exaltation, et devant cette grandeur d’âme des larmes d’admiration jaillirent de ses yeux.

XXV

Lorsque Alexis Alexandrovitch entra dans le boudoir de la comtesse Lydie, décoré de portraits et de vieilles porcelaines, il n’y trouva pas son amie. Elle changeait de toilette.

Sur une table ronde était posé un service à thé chinois près d’une bouilloire à esprit-de-vin.

Alexis Alexandrovitch examina les innombrables cadres qui ornaient la chambre, s’assit près d’une table et y prit un Évangile.

Le frôlement d’une robe de soie vint le distraire.

«Enfin, nous allons être un peu tranquilles, dit la comtesse en se glissant avec un sourire ému, entre la table et le divan; nous pourrons causer en prenant notre thé.»

Après quelques paroles destinées à le préparer, elle tendit, en rougissant, le billet d’Anna à Karénine.

Il lut, et garda longtemps le silence.

«Je ne me crois pas le droit de lui refuser, dit-il enfin, levant les yeux avec une certaine crainte.

– Mon ami! vous ne voyez le mal nulle part!

– Je trouve, au contraire, le mal partout. Mais serait-il juste de…?»

Son visage exprimait l’indécision, le désir d’un conseil, d’un appui, d’un guide dans une question aussi épineuse.

«Non, interrompit Lydie Ivanovna. Il y a des limites à tout. Je comprends l’immoralité, dit-elle sans aucune véracité, puisqu’elle ignorait pourquoi les femmes pouvaient être immorales, mais ce que je ne comprends pas, c’est la cruauté, et envers qui? Envers vous! Comment peut-elle rester dans la même ville que vous? On n’est jamais trop vieux pour apprendre, et moi j’apprends tous les jours à comprendre votre grandeur et sa bassesse.

– Qui de nous jettera la première pierre! dit Karénine visiblement satisfait du rôle qu’il jouait. Après avoir tout pardonné, puis-je la priver de ce qui est un besoin de son cœur, son amour pour l’enfant…?

– Est-ce bien de l’amour, mon ami? Tout cela est-il sincère? Vous avez pardonné, et vous pardonnez encore, je le veux bien; mais avons-nous le droit de troubler l’âme de ce petit ange? Il la croit morte; il prie pour elle, et demande à Dieu le pardon de ses péchés; que penserait-il maintenant?

– Je n’y avais pas songé», dit Alexis Alexandrovitch en reconnaissant la justesse de ce raisonnement.

La comtesse se couvrit le visage de ses mains, et garda le silence. Elle priait.

«Si vous demandez mon avis, dit-elle enfin, vous ne donnerez pas cette permission. Ne vois-je pas combien vous souffrez, combien votre blessure saigne? Admettons que vous fassiez abstraction de vous-même, mais où cela vous mènera-t-il? Vous vous préparez de nouvelles souffrances et un trouble nouveau pour l’enfant! Si elle était encore capable de sentiments humains, elle serait la première à le sentir. Non, je n’éprouve aucune hésitation, et si vous m’y autorisez, je lui répondrai.»

Alexis Alexandrovitch y consentit et la comtesse écrivit en français la lettre suivante:

«Madame,

«Votre souvenir peut donner lieu, de la part de votre fils, à des questions auxquelles on ne saurait répondre sans obliger l’enfant à juger ce qui doit rester sacré pour lui.

«Vous voudrez donc bien comprendre le refus de votre mari dans un esprit de charité chrétienne. Je prie le Tout-Puissant de vous être miséricordieux.

«Comtesse Lydie.»

Cette lettre atteignit le but secret que la comtesse se cachait à elle-même: elle blessa Anna jusqu’au fond de l’âme. Karénine, de son côté, rentra chez lui troublé, ne put reprendre ses occupations habituelles, ni retrouver la paix d’un homme qui possède la grâce et se sent élu.

La pensée de cette femme, si coupable envers lui, et pour laquelle il avait agi comme un saint, au dire de la comtesse, n’aurait pas dû le troubler, et cependant il n’était pas tranquille. Il ne comprenait rien de ce qu’il lisait, et ne parvenait pas à chasser de son esprit les réminiscences cruelles du passé; il se rappelait comme un remords l’aveu d’Anna au retour des courses. Pourquoi n’avait-il alors exigé d’elle que le respect des convenances? Pourquoi n’avait-il pas provoqué Wronsky en duel? C’était ce qui le troublait par-dessus tout. Et la lettre écrite à sa femme, son inutile pardon, les soins donnés à l’enfant étranger, tout lui revenait à la mémoire et brûlait son cœur de honte et de confusion.

«Mais en quoi suis-je donc coupable?» se demandait-il. À cette question en succédait toujours une autre: comment aimaient, comment se mariaient les hommes de la trempe des Wronsky, des Oblonsky, des chambellans à la belle prestance? Il évoquait une série de ces êtres vigoureux, sûrs d’eux-mêmes, forts, qui avaient toujours attiré sa curiosité et son attention.

Quelque effort qu’il fît pour chasser de semblables pensées et se rappeler que, le but de son existence n’étant pas ce monde mortel, la paix et la charité devaient seules habiter son âme, il souffrait comme si le salut éternel n’eût été qu’une chimère. Heureusement, la tentation ne fut pas longue et Alexis Alexandrovitch reconquit bientôt la sérénité et l’élévation d’esprit grâce auxquelles il parvenait à oublier ce qu’il voulait éloigner de sa pensée.

XXVI

«Eh bien, Kapitonitch? – dit le petit Serge, rentrant rose et frais de la promenade, la veille de son jour de naissance, tandis que le vieux suisse, souriant du haut de sa grande taille, le débarrassait de sa capote; – le tchinovnik au bandeau est-il venu? Papa l’a-t-il reçu?

– Oui, à peine le chef de cabinet est-il arrivé que je l’ai annoncé, répondit le suisse en clignant gaiement d’un œil. Permettez que je vous déshabille.

– Serge, Serge, appela le précepteur, arrêté devant la porte qui conduisait aux appartements intérieurs, déshabillez-vous vous-même.»

Mais Serge, quoiqu’il entendît la voix grêle de son précepteur, n’y faisait aucune attention; debout près du suisse, il le tenait par la ceinture et le regardait de tous ses yeux.

«Et papa a-t-il fait ce qu’il demandait?»

Le suisse fit un signe affirmatif.

Ce tchinovnik enveloppé d’un bandeau intéressait Serge et le suisse; il était venu sept fois sans être admis, et Serge l’avait rencontré un jour dans le vestibule, gémissant auprès du suisse, qu’il suppliait de le faire recevoir, disant qu’il ne lui restait qu’à mourir avec ses sept enfants; depuis lors, l’enfant se préoccupait du pauvre homme.

«Avait-il l’air content? demanda-t-il.

– Je crois bien, il est parti presque en sautant.

– A-t-on apporté quelque chose? demanda le petit garçon après un moment de silence.

– Oh oui, monsieur, dit à demi-voix le suisse en hochant la tête, il y a quelque chose de la part de la comtesse.»

Serge comprit qu’il s’agissait d’un cadeau pour son jour de naissance.

«Que dis-tu? où?

– Korneï l’a porté chez papa, ce doit être une belle chose!

– De quelle grandeur? Comme ça?

– Plus petit, mais c’est beau.

– Un livre?

– Non, c’est quelque chose. Allez, allez, Wassili Loukitch vous appelle, dit le suisse, entendant venir le précepteur et dégageant doucement la petite main gantée qui le tenait à la ceinture.

– Dans une minute, Wassili Loukitch», dit Serge avec ce sourire aimable et gracieux dont le sévère précepteur subissait lui-même l’influence.

Serge était joyeux, et tenait à partager avec son ami le suisse un bonheur de famille que venait de lui apprendre la nièce de la comtesse Lydie pendant leur promenade au Jardin d’été. Cette joie lui paraissait encore plus grande depuis qu’il y joignait celle du tchinovnik et du cadeau; «en ce beau jour, tout le monde devait être heureux,» pensait-il.

«Sais-tu? Papa a reçu l’ordre d’Alexandre Newsky.

– Comment ne le saurais-je pas? on est déjà venu le féliciter.

– Est-il content?

– Comment ne pas être content d’une faveur de l’empereur! N’est-ce pas une preuve qu’on l’a méritée», dit le vieux suisse gravement.

Serge réfléchit, tout en continuant à considérer le suisse, dont le visage lui était connu dans les moindres détails, le menton surtout, entre ses deux favoris gris, que personne n’avait jamais vu comme Serge de bas en haut.

«Eh bien! et ta fille? Y a-t-il longtemps qu’elle n’est venue?»

La fille du suisse faisait partie du corps de ballet.

«Où trouverait-elle le temps de venir un jour ouvrable? elles ont aussi leurs leçons, et vous les vôtres, monsieur.»

En rentrant dans sa chambre, Serge, au lieu de se mettre à ses devoirs, raconta à son précepteur toutes ses suppositions sur le cadeau qu’on lui avait apporté; ce devait être une locomotive, «Qu’en pensez-vous?» demanda-t-il; mais Wassili Loukitch ne pensait qu’à la leçon de grammaire qui devait être préparée pour le professeur qu’on attendait à deux heures.

«Dites-moi seulement, Wassili Loukitch, demanda l’enfant assis à sa table de travail et tenant son livre entre ses mains, qu’y a-t-il au-dessus d’Alexandre Newsky. Vous savez que papa est décoré?»

Le précepteur répondit qu’il y avait Wladimir.

«Et au-dessus?

– Au-dessus de tout, Saint-André.

– Et au-dessus?

– Je ne sais pas.

– Comment vous ne savez pas non plus?» Et Serge, appuyé sur sa main, se prit à réfléchir.

Les méditations de l’enfant étaient très variées; il s’imaginait que son père allait peut-être encore être décoré des ordres de Wladimir et de Saint-André, et qu’il allait, par conséquent, être bien plus indulgent pour la leçon d’aujourd’hui; puis il se disait qu’une fois grand il ferait un sorte de mériter toutes les décorations, même celles qu’on inventerait au-dessus de Saint-André. À peine un nouvel ordre serait-il institué qu’il s’en rendrait digne tout de suite.

Ces réflexions firent passer le temps si vite que, lorsque vint l’heure de la leçon, il ne savait rien, et le professeur parut non seulement mécontent, mais affligé. Serge en fut peiné; sa leçon, quoi qu’il fît, n’entrait pas dans sa tête! En présence du professeur cela marchait encore, car, à force d’écouter et de croire qu’il comprenait, il s’imaginait comprendre, mais, resté seul, tout s’embrouillait et se confondait.

Il saisit un moment où son maître cherchait quelque chose dans son livre pour lui demander:

«Michel Ivanitch, quand sera votre fête?

– Vous feriez mieux de penser à votre travail; quelle importance un jour de fête a-t-il pour un être raisonnable? C’est un jour comme un autre, qu’il faut employer à travailler.»

Serge regarda avec attention son professeur, examina sa barbe rare, ses lunettes descendues sur son nez, et se perdit dans des réflexions si profondes qu’il n’entendit plus rien du reste de sa leçon; son maître pouvait-il croire ce qu’il disait? Au ton dont il parlait, cela paraissait impossible.

«Mais pourquoi s’entendent-ils tous pour me dire de la même façon les choses les plus ennuyeuses et les plus inutiles? Pourquoi celui-ci me repousse-t-il et ne m’aime-t-il pas?» se demandait l’enfant sans trouver de réponse.

XXVII

Après la leçon du professeur vint celle du père; Serge, en attendant, jouait avec son canif, accoudé à sa table de travail, et se plongeait dans de nouvelles méditations.

Une de ses occupations favorites consistait à chercher sa mère pendant ses promenades; il ne croyait pas à la mort en général, et surtout pas à celle de sa mère, malgré les affirmations de la comtesse et de son père. Aussi pensait-il la reconnaître dans toutes les femmes grandes, brunes et un peu fortes; son cœur se gonflait de tendresse, les larmes lui venaient aux yeux, il s’attendait à ce qu’une de ces dames s’approchât de lui, levât son voile; alors il reverrait son visage; elle l’embrasserait, lui sourirait, il sentirait la douce caresse de sa main, reconnaîtrait son parfum et pleurerait de joie, comme un soir où il s’était roulé à ses pieds parce qu’elle le chatouillait, et qu’il avait tant ri en mordillant sa main blanche, couverte de bagues. Plus tard, la vieille bonne lui apprit, par hasard, que sa mère vivait, mais que son père et la comtesse disaient le contraire parce qu’elle était devenue méchante; ceci parut encore plus invraisemblable à Serge, qui l’attendit et la chercha de plus belle. Ce jour-là, au Jardin d’été, il avait aperçu une dame en voile lilas, et son cœur battit bien fort lorsqu’il lui vit prendre le même sentier que lui; puis tout à coup la dame avait disparu. Serge sentait sa tendresse pour sa mère plus vive que jamais, et, les yeux brillants, regardait devant lui en tailladant la table de son canif.

«Voilà papa qui vient!» lui dit Wassili Loukitch.

Serge sauta de sa chaise, courut baiser la main de son père, et chercha quelque signe de satisfaction sur son visage à propos de sa décoration.

«As-tu fait une bonne promenade?» demanda Alexis Alexandrovitch, s’asseyant dans un fauteuil et ouvrant un volume de l’Ancien Testament.

Quoiqu’il eût souvent dit à Serge que tout chrétien devait connaître l’Ancien Testament imperturbablement, il avait souvent besoin de consulter le livre pour ses leçons, et l’enfant s’en apercevait.

«Oui, papa, je me suis beaucoup amusé, dit Serge s’asseyant de travers et balançant sa chaise, chose défendue. J’ai vu Nadinka (une nièce de la comtesse que celle-ci élevait) et elle m’a dit qu’on vous avait donné une nouvelle décoration. En êtes-vous content, papa?

– D’abord ne te balance pas ainsi, dit Alexis Alexandrovitch, et ensuite sache que ce qui doit nous être cher, c’est le travail par lui-même, et non la récompense. Je voudrais te faire comprendre cela. Si tu ne recherches que la récompense, le travail te paraîtra pénible, mais si tu aimes le travail, ta récompense sera toute trouvée.» Et Alexis Alexandrovitch se rappela qu’en signant le même jour cent dix-huit papiers différents il n’avait eu pour soutien, dans cette ingrate besogne, que le sentiment du devoir.

Les yeux brillants et gais de Serge s’obscurcirent devant le regard de son père.

Il sentait que celui-ci prenait, en lui parlant, un ton particulier, comme s’il se fût adressé à un de ces enfants imaginaires qui se trouvent dans les livres, et auxquels Serge ne ressemblait en rien; il y était habitué, et faisait de son mieux pour feindre une analogie quelconque avec ces petits garçons exemplaires.

«Tu me comprends, j’espère?

– Oui, papa», répondit l’enfant jouant son petit personnage.

La leçon consistait en une récitation de quelques versets de l’Évangile, et une répétition du commencement de l’Ancien Testament; la récitation ne marchait pas mal. Mais tout à coup, Serge fut frappé de l’aspect du front de son père, qui formait un angle presque droit près des tempes, et il dit tout de travers la fin de son verset, Alexis Alexandrovitch conclut qu’il ne comprenait rien de ce qu’il récitait, et en fut irrité; il fronça le sourcil, et se prit à expliquer ce que Serge ne pouvait avoir oublié, pour l’avoir entendu répéter tant de fois. L’enfant, effrayé, regardait son père et ne pensait qu’à une chose: faudrait-il lui répéter ses explications, ainsi qu’il l’exigeait parfois? Cette crainte l’empêchait de comprendre. Heureusement le père passa à la leçon d’histoire sainte. Serge raconta passablement les faits eux-mêmes, mais lorsqu’il dut expliquer ce qu’ils signifiaient, il resta court et fut puni pour n’avoir rien su. Le moment le plus critique fut celui où il dut réciter la série des patriarches antédiluviens; il ne se rappelait plus qu’Énoch; c’était son personnage favori dans l’histoire sainte et il rattachait à l’élévation de ce patriarche aux cieux une longue suite d’idées qui l’absorba complètement, tandis qu’il regardait fixement la chaîne de montre de son père et un bouton à moitié déboutonné de son gilet.

Serge qui ne croyait pas à la mort de ceux qu’il aimait, n’admettait pas non plus qu’il dût mourir lui-même: cette pensée invraisemblable et incompréhensible de la mort lui avait cependant été confirmée par des personnes qui lui inspiraient confiance; la bonne elle-même avouait, un peu contre son gré, que tous les hommes mouraient. Mais alors pourquoi Énoch n’était-il pas mort? et pourquoi d’autres que lui ne mériteraient-ils pas de monter vivants au ciel comme lui? Les méchants, ceux que Serge n’aimait pas, pouvaient bien mourir, mais les bons pouvaient être dans le cas d’Énoch.

«Eh bien, ces patriarches?

– Énoch,… Énos.

– Tu les as déjà nommés. C’est mal, Serge, très mal: si tu ne cherches pas à t’instruire des choses essentielles à un chrétien, qu’est-ce donc qui t’occupera? dit le père se levant. Ton maître n’est pas plus satisfait que moi, je suis donc forcé de te punir.»

Serge travaillait mal en effet, et cependant ce n’était pas un enfant mal doué; il était au contraire fort supérieur à ceux que son maître lui citait en exemple: s’il ne voulait pas apprendre ce qu’on lui enseignait, c’est qu’il ne le pouvait pas, et cela, parce que son âme avait des besoins très différents de ceux que lui supposaient ses maîtres. À neuf ans, ce n’était qu’un enfant, mais il connaissait son âme et la défendait contre tous ceux qui voulaient y pénétrer sans la clef de l’amour. On lui reprochait de ne rien vouloir apprendre, et il brûlait cependant du désir de savoir, mais il s’instruisait auprès de Kapitonitch, de sa vieille bonne, de Nadinka, de Wassili Loukitch.

Serge fut donc puni; il n’obtint pas la permission d’aller chez Nadinka; mais cette punition tourna à son profit. Wassili Loukitch était de bonne humeur, et lui enseigna l’art de construire un petit moulin à vent. La soirée se passa à travailler et à méditer sur le moyen de se servir d’un moulin pour tournoyer dans les airs, en s’attachant aux ailes. Il oublia sa mère, mais la pensée de celle-ci lui revint dans son lit, et il pria à sa façon pour qu’elle cessât de se cacher et lui fit une visite le lendemain, anniversaire de sa naissance.

«Wassili Loukitch, savez-vous ce que j’ai demandé à Dieu par-dessus le marché?

– De mieux travailler?

– Non.

– De recevoir des joujoux?

– Non, vous ne devinerez pas. C’est un secret! Si cela arrive, je vous le dirai… Vous ne savez toujours pas?

– Non, vous me le direz, dit Wassili Loukitch en souriant, ce qui lui arrivait rarement. Allons, couchez-vous, j’éteins la bougie.

– Je vois bien mieux ce que j’ai demandé dans ma prière quand il n’y a plus de lumière. Tiens, j’ai presque dit mon secret!» fit Serge en riant gaiement.

Serge crut entendre sa mère et sentir sa présence quand il fut dans l’obscurité. Elle était debout près de lui, et le caressait de son regard plein de tendresse; puis il vit un moulin, un couteau, puis tout se confondit dans sa petite tête, et il s’endormit.

XXVIII

Wronsky et Anna étaient descendus dans un des principaux hôtels de Pétersbourg; Wronsky se logea au rez-de-chaussée, Anna prit au premier, avec l’enfant, la nourrice et sa femme de chambre, un grand appartement composé de quatre pièces.

Dès le premier jour de son retour, Wronsky alla voir son frère; il y rencontra sa mère, venue de Moscou pour ses affaires. Sa mère et sa belle-sœur le reçurent comme d’habitude, le questionnèrent sur son voyage, causèrent d’amis communs, mais ne firent aucune allusion à Anna. Son frère, en lui rendant visite le lendemain, fut le premier à parler d’elle. Alexis Wronsky saisit l’occasion pour lui expliquer qu’il considérait la liaison qui l’unissait à Mme Karénine comme un mariage: ayant le ferme espoir d’obtenir un divorce qui régulariserait leur situation, il désirait que leur mère et sa belle-sœur comprissent ses intentions.

«Le monde peut ne pas m’approuver, cela m’est indifférent, ajouta-t-il, mais si ma famille tient à rester en bons termes avec moi, il est nécessaire qu’elle entretienne des relations convenables avec ma femme.»

Le frère aîné, toujours fort respectueux des opinions de son cadet, laissa le monde résoudre cette question délicate, et se rendit sans protester chez Mme Karénine avec Alexis.

Malgré son expérience du monde, Wronsky tombait dans une étrange erreur: lui, qui mieux qu’un autre, devait comprendre que la société leur resterait fermée, il se figura, par un bizarre effet d’imagination, que l’opinion publique, revenue d’antiques préjugés, avait dû subir l’influence du progrès général. «Sans doute, il ne faut pas compter sur le monde officiel, pensait-il, mais nos parents, nos amis, comprendront les choses telles qu’elles sont.»

Une des premières femmes du monde qu’il rencontra fut sa cousine Betsy. «Enfin, s’écria-t-elle joyeusement! et Anna? Où êtes-vous descendus? J’imagine aisément le vilain effet que doit vous produire Pétersbourg après un voyage comme le vôtre. Et le divorce? est-ce arrangé?»

Cet enthousiasme tomba dès que Betsy apprit que le divorce n’était pas encore obtenu, et Wronsky s’en aperçut.

«Je sais bien qu’on me jettera la pierre, dit-elle, mais je viendrai voir Anna. Vous ne restez pas longtemps?»

Elle vint, en effet, le jour même, mais elle avait changé de ton; elle sembla insister sur son courage et la preuve de fidélité et d’amitié qu’elle donnait à Anna; après avoir causé des nouvelles du jour, elle se leva au bout de dix minutes, et dit en partant:

«Vous ne n’avez toujours pas dit à quand le divorce? Mettons que moi, je jette mon bonnet par-dessus les moulins, mais je vous préviens que d’autres n’en feront pas autant, et que vous trouverez des collets-montés qui vous battront froid… Et c’est si facile maintenant! Ça se fait. Ainsi vous partez vendredi? Je regrette que nous ne puissions nous voir d’ici là.»

Le ton de Betsy aurait pu édifier Wronsky sur l’accueil qui leur était réservé; il voulut cependant faire encore une tentative dans sa famille. Il pensait bien que sa mère, si ravie d’Anna à leur première rencontre, serait inexorable pour celle qui venait de briser la carrière de son fils, mais Wronsky fondait les plus grandes espérances sur Waria, sa belle-sœur: celle-ci ne jetterait certes pas la pierre à Anna, et viendrait simplement et tout naturellement la voir.

Dès le lendemain, l’ayant trouvée seule, il s’ouvrit à elle.

«Tu sais, Alexis, combien je t’aime, répondit Waria après l’avoir écouté, et combien je te suis dévouée, mais si je me tiens à l’écart, c’est que je ne puis être d’aucune utilité à Anna Arcadievna (elle appuya sur les deux noms). Ne crois pas que je me permette de la juger, j’aurais peut-être agi comme elle à sa place; je ne veux entrer dans aucun détail, ajouta-t-elle timidement en voyant s’assombrir le visage de son beau-frère, mais il faut bien appeler les choses par leur nom. Tu voudrais que j’allasse la voir pour la recevoir ensuite chez moi, afin de la réhabiliter dans la société? Mais je ne puis le faire. Mes filles grandissent, je suis forcée, à cause de mon mari, de vivre dans le monde. Suppose que j’aille chez Anna Arcadievna, je ne puis l’inviter chez moi, de crainte qu’elle ne rencontre dans mon salon des personnes autrement disposées que moi. N’est ce pas de toute façon la blesser?… Je ne puis la relever…

– Mais je n’admets pas un instant qu’elle soit tombée, et je ne voudrais pas la comparer à des centaines de femmes que vous recevez! interrompit Wronsky se levant, persuadé que sa belle-sœur ne céderait pas.

– Alexis, je t’en prie, ne te fâche pas, ce n’est pas ma faute, dit Waria avec un sourire craintif.

– Je ne t’en veux pas, mais je souffre doublement, dit-il, s’assombrissant de plus en plus, je regrette notre amitié brisée, ou du moins bien atteinte, car tu dois comprendre que tel sera pour nous l’inévitable résultat.»

Il la quitta sur ces mois, et, comprenant enfin l’inutilité de nouvelles tentatives. Il résolut de se considérer comme dans une ville étrangère et d’éviter toute occasion de froissements nouveaux.

Une des choses qui lui furent le plus pénible fut d’entendre partout son nom associé à celui d’Alexis Alexandrovitch; chaque conversation finissait par rouler sur Karénine, et s’il sortait, c’était encore lui qu’il rencontrait, ou du moins il se le figurait, comme une personne affligée d’un doigt malade croit le heurter à tous les meubles.

D’autre part, l’attitude d’Anna le chagrinait; il la voyait dans une disposition morale étrange, incompréhensible, qu’il ne lui connaissait pas; tour à tour tendre et froide, elle était toujours irritable et énigmatique. Évidemment quelque chose la tourmentait, mais, au lieu d’être sensible aux froissements dont Wronsky souffrait douloureusement, et qu’avec sa finesse de perception ordinaire elle aurait dû ressentir comme lui, elle paraissait uniquement préoccupée de dissimuler ses soucis, et parfaitement indifférente au reste.

XXIX

La pensée dominante d’Anna, en rentrant à Pétersbourg, était d’y voir son fils: possédée de cette idée, du jour où elle quitta l’Italie, sa joie augmenta à mesure qu’elle approchait de Pétersbourg. C’était chose simple et naturelle, croyait-elle, de revoir l’enfant en vivant dans la même ville que lui; mais dès son arrivée elle sentit qu’une entrevue ne serait pas facile à obtenir.

Comment s’y prendre? Aller chez son mari au risque de n’être pas admise et de s’attirer peut-être un affront? Écrire à Alexis Alexandrovitch? C’était impossible, et cependant elle ne saurait se contenter de voir son fils en promenade, elle avait trop de baisers, de caresses à lui donner, trop de choses à lui dire! La vieille bonne de Serge aurait pu lui venir en aide, mais elle n’habitait plus la maison Karénine. Deux jours se passèrent ainsi en incertitudes et en tergiversations; le troisième jour, ayant appris les relations d’Alexis Alexandrovitch avec la comtesse Lydie, elle se décida à écrira à celle-ci.

Ce fut pour elle une déception cruelle que de voir revenir son messager sans réponse. Jamais elle ne se sentit blessée, humiliée à ce point, et cependant elle comprenait que la comtesse pouvait avoir raison. Sa douleur fut d’autant plus vive qu’elle n’avait à qui la confier.

Wronsky ne la comprendrait même pas; il traiterait la chose comme de peu d’importance, et rien que l’idée du ton froid dont il en parlerait le lui faisait paraître odieux. Mais la crainte de le haïr était la pire de toutes. Aussi résolut-elle de lui cacher soigneusement ses démarches par rapport à l’enfant.

Toute la journée elle s’ingénia à imaginer d’autres moyens de joindre son fils, et se décida enfin au plus pénible de tous: écrire directement à son mari. Au moment où elle commençait sa lettre, on lui apporta la réponse de la comtesse Lydie. Elle s’était résignée au silence, mais l’animosité, l’ironie qu’elle lut entre les lignes de ce billet, la révoltèrent.

«Quelle cruauté! quelle hypocrisie! pensa-t-elle; ils veulent me blesser et tourmenter l’enfant! Je ne les laisserai pas faire! elle est pire que moi: du moins, moi, je ne mens pas!»

Aussitôt elle prit le parti d’aller le lendemain, anniversaire de la naissance de Serge, chez son mari; d’y voir l’enfant en achetant les domestiques coûte que coûte, et de mettre un terme aux mensonges absurdes dont on le troublait.

Anna commença par courir acheter des joujoux et fit son plan: elle viendrait le matin de bonne heure, avant qu’Alexis Alexandrovitch fût levé; elle aurait de l’argent tout prêt pour le suisse et le domestique, afin qu’on la laissât monter sans lever son voile, sous prétexte de poser sur le lit de Serge des cadeaux envoyés par son parrain. Quant à ce qu’elle dirait à son fils, elle avait beau y penser, elle ne pouvait rien préparer.

Le lendemain matin, vers huit heures, Anna descendit de voiture et sonna à la porte de son ancienne demeure.

«Va donc voir qui est là. On dirait une dame», dit Kapitonitch à son aide, un jeune garçon qu’Anna ne connaissait pas, en apercevant par la fenêtre une dame voilée sur le perron; le suisse était en déshabillé du matin. Anna, à peine entrée, glissa un billet de trois roubles dans la main du garçon et murmura: «Serge,… Serge Alexéitch», puis elle fit quelques pas en avant.

Le remplaçant du suisse examina l’assignat et arrêta la visiteuse à la seconde porte.

«Qui demandez-vous?» dit-il.

Elle n’entendit rien et ne répondit pas.

Kapitonitch, remarquant le trouble de l’inconnue, sortit de sa loge et lui demanda ce qu’elle désirait.

«Je viens, de la part du prince Skaradoumof, voir Serge Alexéitch.

– Il n’est pas encore levé», répondit le suisse, examinant attentivement la dame voilée.

Anna ne se serait jamais attendue à être ainsi troublée par l’aspect de cette maison où elle avait vécu neuf ans. Des souvenirs doux et cruels s’élevèrent dans son âme, et un moment elle oublia pourquoi elle était là.

«Veuillez attendre,» dit le suisse en la débarrassant de son manteau. Au même moment il la reconnut et salua profondément.

«Que Votre Excellence veuille bien entrer», lui dit-il.

Elle essaya de parler, mais la voix lui manqua et, jetant un regard suppliant au vieillard, elle monta l’escalier rapidement. Kapitonitch chercha à la rattraper et monta derrière elle, accrochant ses pantoufles à chaque marche.

«Le précepteur n’est peut-être pas habillé. Je vais le prévenir.»

Anna montait toujours l’escalier bien connu, ne comprenant rien à ce que disait le vieillard.

«Par ici, à gauche. Excusez si tout est en désordre. Il a changé de chambre, disait le suisse essoufflé. Que Votre Excellence veuille attendre un moment; je vais regarder.» Et, ouvrant une grande porte, il disparut.

Anna s’arrêta, attendant.

«Il vient de se réveiller», dit le suisse sortant par la même porte.

Et comme il parlait, Anna entendit un bâillement d’enfant, et rien qu’au son de ce bâillement elle reconnut son fils et le vit devant elle.

«Laisse-moi, laisse-moi entrer!» balbutia-t-elle, entrant précipitamment.

À droite de la porte, sur le lit, un enfant en chemise de nuit, son petit corps penché en avant, achevait de bâiller en s’étirant; ses lèvres se fermèrent en dessinant un sourire à moitié endormi, et, toujours souriant, il retomba doucement sur son oreiller.

«Mon petit Serge», murmura-t-elle approchant du lit sans être entendue.

Depuis qu’ils étaient séparés, et dans ses effusions de tendresse pour l’absent, Anna revoyait toujours son fils à quatre ans, à l’âge où il avait été le plus gentil. Maintenant il ne ressemblait même plus à celui qu’elle avait quitté: il était devenu grand et maigre. Comme son visage lui parut allongé avec ses cheveux courts! et ses grands bras! Il avait bien changé, mais c’était toujours lui, la forme de sa tête, ses lèvres, son petit cou et ses épaules larges.

«Mon petit Serge!» répéta-t-elle à l’oreille de l’enfant.

Il se souleva sur son coude, tourna sa tête ébouriffée et, cherchant à comprendre, ouvrit les yeux. Pendant quelques secondes il regarda d’un œil interrogateur sa mère immobile près de lui, sourit de bonheur et, les yeux encore à demi fermés par le sommeil, se jeta, non plus sur son oreiller, mais dans ses bras.

«Serge! mon cher petit garçon!» balbutia-t-elle, étouffée par les larmes, serrant ce corps mignon dans ses deux bras.

«Maman!» murmura-t-il, remuant entre les mains de sa mère, comme pour mieux en sentir la pression.

Il saisit le dossier du lit d’une main, l’épaule de sa mère de l’autre et tomba sur elle. Son visage se frottait contre le cou et la poitrine d’Anna, qu’enivrait ce chaud parfum de l’enfant à demi endormi.

«Je savais bien, fit-il entr’ouvrant les yeux, c’est mon jour de naissance: je savais bien que tu viendrais. Je vais tout de suite me lever.»

Et, tout en parlant, il s’assoupit.

Anna le dévorait des yeux; elle remarquait les changements survenus en son absence, reconnaissait malaisément ces jambes, devenues si longues, ces joues amaigries, ces cheveux qui formaient de petites boucles sur la nuque, là où elle l’avait si souvent embrassé. Elle serrait tout cela contre son cœur, et les larmes l’empêchaient de parler.

«Pourquoi pleures-tu, maman? demanda-t-il tout à fait réveillé… Pourquoi pleures-tu? répéta-t-il, prêt à pleurer lui-même.

– Moi? Je ne pleurerai plus… c’est de joie. Il y a si longtemps que je ne t’ai vu! C’est fini, fini, dit-elle renfonçant ses larmes et se détournant. Maintenant tu vas t’habiller, – fit-elle après s’être un peu calmée, et, sans quitter la main de Serge, elle s’assit près du lit, sur une chaise où étaient préparés les vêtements de l’enfant… Comment t’habilles-tu sans moi? Comment…? – elle voulait parler simplement et gaiement, mais n’y parvenait pas, et se détourna encore.

– Je ne me lave plus à l’eau froide, papa l’a défendu: tu n’as pas vu Wassili Loukitch? Il va venir. Tiens, tu es assise sur mes affaires!»

Et Serge pouffa de rire. Elle le regarda et sourit.

«Maman, ma chérie! s’écria-t-il se jetant de nouveau dans ses bras comme s’il eût mieux compris ce qui lui arrivait, en la voyant sourire.

«Ôte cela,» dit-il, lui enlevant son chapeau. Et, la voyant tête nue, il se reprit à l’embrasser.

«Qu’as-tu pensé de moi? As-tu cru que j’étais morte?

– Jamais je ne l’ai cru.

– Tu ne l’as pas cru, mon chéri?

– Je savais, je savais bien!» dit-il en répétant sa phrase favorite, et, saisissant la main qui caressait sa chevelure, il en appuya la paume sur sa petite bouche et se mit à la baiser.

XXX

Wassili Loukitch, pendant ce temps, était fort embarrassé; il venait d’apprendre que la dame dont la visite lui avait paru extraordinaire était la mère de Serge, cette femme qui avait abandonné son mari et qu’il ne connaissait pas, puisqu’il n’était entré dans la maison qu’après son départ. Devait-il prévenir Alexis Alexandrovitch? Réflexion faite, il résolut de remplir strictement son devoir en allant lever Serge à l’heure habituelle, sans s’inquiéter de la présence d’une personne tierce, fût-elle la mère. Mais la vue des caresses de la mère et de l’enfant, le son de leurs voix et de leurs paroles, lui firent changer d’avis. Il hocha la tête, soupira et referma doucement la porte. «J’attendrai encore dix minutes», se dit-il, toussant légèrement en s’essuyant les yeux.

Une vive émotion régnait parmi les domestiques; ils savaient tous que Kapitonitch avait laissé entrer leur maîtresse, et qu’elle se trouvait dans la chambre de l’enfant; ils savaient aussi que leur maître entrait d’habitude chaque matin chez Serge à neuf heures; chacun d’eux sentait que les époux ne devaient pas se rencontrer, qu’il fallait les en empêcher.

Korneï, le valet de chambre, descendit chez le suisse pour demander pourquoi on avait introduit Anna, et, apprenant que Kapitonitch lui-même l’avait escortée jusqu’en haut, il lui adressa une verte réprimande. Le suisse garda un silence obstiné, mais, lorsque le valet de chambre déclara qu’il méritait d’être chassé, le vieillard sauta en l’air, et, s’approchant de Korneï avec un geste énergique:

«Oui-da, tu ne l’aurais pas laissée entrer, toi! dit-il. Après avoir servi dix ans et n’avoir entendu que de bonnes paroles, tu lui aurais dit maintenant: ayez la bonté de sortir! Tu comprends la politique, toi, en fine mouche. Ce que tu n’oublieras pas, par exemple, c’est de voler monsieur et de traîner ses pelisses!

– Soldat! répondit Korneï avec mépris, et il se tourna vers la bonne, qui entrait en ce moment. Soyez juge, Marie Efimovna: il a laissé entrer Madame, sans rien dire à personne, et tout à l’heure Alexis Alexandrovitch, quand il sera levé, ira dans la chambre des enfants.

– Quelle affaire, quelle affaire! dit la bonne. Mais Korneï Wassilitch, trouvez donc un moyen de retenir Monsieur pendant que je courrai la prévenir et la faire sortir. Quelle affaire!»

Quand la bonne entra chez l’enfant, Serge racontait à sa mère comment Nadinka et lui étaient tombés en glissant d’une montagne de glace, et avaient fait trois culbutes. Anna écoutait le son de la voix, regardait le visage, le jeu de la physionomie de son fils, palpait ses petits bras, mais ne comprenait rien de ce qu’il disait. Il faudrait le quitter, s’en aller, elle ne comprenait, ne sentait que cela. Elle avait entendu les pas de Wassili Loukitch et sa petite toux discrète, et maintenant elle entendait approcher la bonne, mais, incapable de bouger et de parler, elle restait immobile comme une statue.

«Madame, ma colombe! murmura la vieille femme s’approchant d’Anna et lui baisant les épaules et les mains. Voilà une joie envoyée de Dieu à celui que nous fêtons aujourd’hui! Vous n’êtes pas changée du tout.

– Ah! Niania, ma chère, je ne vous savais pas dans la maison, dit Anna, revenant à elle pour un moment.

– Je ne demeure plus ici, je vis chez ma fille, mais je suis venue ce matin féliciter Serge, Anna Arcadievna, ma colombe!»

La vieille femme se prit à pleurer et à baiser de nouveau la main de son ancienne maîtresse.

Serge, les yeux brillants de joie, tenait d’une main sa mère et de l’autre sa bonne, en trépignant de ses petits pieds nus sur le tapis. La tendresse de sa chère bonne pour sa mère le ravissait.

«Maman, elle vient souvent me voir, et quand elle vient…» Mais il s’arrêta en voyant la bonne chuchoter quelque chose à sa mère, et le visage de celle-ci exprimer la frayeur et comme de la honte.

Anna s’approcha de son fils.

«Mon chéri!» lui dit-elle.

Jamais elle ne put prononcer le mot adieu, mais, à l’expression de son visage, l’enfant comprit.

«Mon cher, cher petit Koutia! murmura-t-elle, employant un surnom qu’elle lui donnait lorsqu’il était tout petit. Tu ne m’oublieras pas; ta mè…» elle ne put achever.

Combien de choses elle regretta ensuite de n’avoir pas su lui dire, et dans ce moment elle était incapable de rien trouver, rien exprimer! Mais Serge comprit tout; il sentit que sa mère l’aimait et qu’elle était malheureuse: il comprit même ce que la bonne lui avait chuchoté, il avait entendu les mots: «Toujours vers neuf heures», il savait qu’il s’agissait de son père et qu’il ne devait pas rencontrer sa mère. Mais ce qu’il ne comprit pas, c’était pourquoi la frayeur et la honte se peignaient sur le visage de celle-ci.

Elle n’était pas coupable, et semblait craindre et rougir: de quoi? Il aurait voulu faire une question, mais il n’osa pas interroger, car il voyait sa mère souffrir et elle lui faisait trop de peine! Il se serra contre elle en murmurant:

«Ne t’en va pas encore. Il ne viendra pas de sitôt.»

Sa mère s’éloigna d’elle un instant pour le regarder et tâcher de comprendre s’il pensait bien ce qu’il disait; à l’air effrayé de l’enfant, elle sentit qu’il parlait bien réellement de son père.

«Serge, mon ami, dit-elle, aime-le: il est meilleur que moi, et je suis coupable envers lui. Quand tu seras grand, tu jugeras.

– Personne n’est meilleur que toi, s’écria l’enfant avec des sanglots désespérés, et, s’accrochant aux épaules de sa mère, il la serra de toute la force de ses petits bras tremblants.

– Ma petite âme, mon chéri!» balbutia Anna, et elle fondit en larmes comme un enfant.

En ce moment la porte s’ouvrit, et Wassili Loukitch entra; on entendait déjà d’autres pas, et la bonne effrayée tendit à Anna son chapeau en lui disant tout bas: «Il vient». Serge se laissa tomber sur son lit en sanglotant et se couvrant le visage de ses mains; Anna les lui retira pour baiser encore ses joues baignées de larmes, et sortit d’un pas précipité. Alexis Alexandrovitch venait à sa rencontre; il s’arrêta en la voyant et courba la tête.

Quoiqu’elle eût affirmé, une minute auparavant, qu’il était meilleur qu’elle, le regard rapide qu’elle jeta sur toute la personne de son mari ne réveilla en elle qu’un sentiment de haine, de mépris et de jalousie par rapport à son fils. Elle baissa rapidement son voile et sortit presque en courant.

Dans sa hâte, elle avait laissé dans la voiture les joujoux choisis la veille avec tant de tristesse et d’amour, et les rapporta à l’hôtel.

XXXI

Anna, quoiqu’elle s’y fût préparée à l’avance, ne s’attendait pas aux violentes émotions que lui causa la vue de son fils; revenue à l’hôtel, elle se demandait pourquoi elle était là. «Oui, tout est bien fini, je suis seule! «se disait-elle ôtant son chapeau et se laissant tomber dans un fauteuil près de la cheminée. Et, regardant fixement une pendule posée entre les fenêtres, au-dessus d’une console, elle s’absorba dans ses réflexions.

La femme de chambre française qu’elle avait ramenée de l’étranger entra pour prendre ses ordres; Anna parut étonnée et répondit: «Plus tard». Un domestique, qui vint demander si elle désirait déjeuner, reçut la même réponse.

La nourrice italienne entra à son tour, portant l’enfant qu’elle venait d’habiller: la petite, en voyant sa mère, lui sourit, battant l’air de ses menottes potelées à la façon d’un poisson agitant ses nageoires; elle frappait les plis empesés de sa jupe brodée et se tendait vers Anna, qui ne lui résista pas. Baisant les joues fraîches et les jolies épaules de sa fille, elle la laissa s’accrocher à un de ses doigts avec des cris de joie, la prit dans ses bras, et la fit sauter sur ses genoux; mais la vue même de cette charmante créature l’obligea à constater la différence qu’elle établissait dans son cœur entre elle et Serge.

Toutes les forces d’une tendresse inassouvie s’étaient jadis concentrées sur son fils, l’enfant d’un homme qu’elle n’aimait cependant pas, et jamais sa fille, née dans les plus tristes conditions, n’avait reçu la centième partie des soins prodigués par elle à Serge. La petite fille ne lui représentait d’ailleurs que des espérances, tandis que Serge était presque un homme, connaissant déjà la lutte avec ses sentiments et ses pensées; il aimait sa mère, la comprenait, la jugeait peut-être…, pensa-t-elle, se rappelant les paroles de son fils; et maintenant elle était séparée de lui, moralement aussi bien que matériellement, et à cette situation elle ne voyait pas de remède!

Après avoir rendu la petite à sa nourrice et les avoir congédiées, Anna ouvrit un médaillon contenant le portrait de Serge au même âge que sa sœur, puis elle chercha d’autres portraits de lui dans un album: la dernière, la meilleure photographie, représentait Serge à cheval sur une chaise, en blouse blanche, la bouche souriante, les sourcils un peu froncés; la ressemblance était parfaite. Elle voulut, de ses doigts nerveux, tirer le portrait de l’album pour le comparer avec d’autres, mais elle n’y parvenait pas. Pour dégager la carte de son cadre, elle la poussa à l’aide d’une autre photographie prise au hasard.

C’était un portrait de Wronsky fait à Rome, en cheveux longs et chapeau mou.

«Le voilà», se dit-elle et, en le regardant, elle se rappela soudain qu’il était l’auteur de toutes ses souffrances.

Elle n’avait pas pensé à lui de toute la matinée, mais la vue de ce mâle et noble visage, qu’elle connaissait et aimait tant, fit monter un flot d’amour à son cœur.

«Où est-il? Pourquoi me laisse-t-il seule ainsi en proie à ma douleur?» se demanda-t-elle avec amertume, oubliant qu’elle lui dissimulait avec soin tout ce qui concernait son fils. Aussitôt elle l’envoya prier de monter, et attendit, le cœur serré, les paroles de tendresse dont il chercherait à la consoler. Le domestique revint lui dire que Wronsky avait du monde et qu’il faisait demander si elle pouvait le recevoir avec le prince Yavshine, nouvellement arrivé à Pétersbourg. «Il ne viendra pas seul, et il ne m’a pas vue depuis hier, au moment de dîner!» pensa-t-elle; «je ne pourrai rien lui dire, puisqu’il sera avec Yavshine» Et une idée cruelle lui traversa l’esprit: «S’il avait cessé de m’aimer!»

Elle repassa aussitôt dans sa mémoire tous les incidents des jours précédents; elle y trouvait des confirmations de cette pensée terrible. La veille, il n’avait pas dîné avec elle; il n’habitait pas le même appartement, et maintenant il venait en compagnie, comme s’il eût craint un tête-à-tête.

«Mais son devoir est de me l’avouer, le mien de m’éclairer! Si c’est vrai, je sais ce qui me reste à faire», se dit-elle, bien que hors d’état d’imaginer ce qu’elle deviendrait si l’indifférence de Wronsky était prouvée. Cette terreur voisine du désespoir lui donna une certaine surexcitation; elle sonna sa femme de chambre, passa dans son cabinet de toilette, et prit un soin extrême à s’habiller, comme si Wronsky, devenu indifférent, avait dû redevenir amoureux à la vue de sa toilette et de sa coiffure. La sonnette retentit avant qu’elle fût prête.

En entrant au salon, ce fut Yavshine qu’elle aperçut d’abord, examinant les portraits de Serge qu’elle avait oubliés sur la table.

«Nous sommes d’anciennes connaissances, lui dit-elle, allant vers lui et posant sa petite main dans la main énorme du géant tout confus (cette timidité semblait bizarre, contrastant avec la taille gigantesque et le visage accentué de Yavshine). Nous nous sommes vus l’année dernière aux courses… Donnez, dit-elle, reprenant à Wronsky par un mouvement rapide les photographies de son fils qu’il regardait, tandis que ses yeux brillants lui jetaient un regard significatif… Les courses de cette année ont-elles réussi? Nous avons vu les courses à Rome, au Corso. Mais vous n’aimez pas la vie à l’étranger? ajouta-t-elle avec un sourire caressant. Je vous connais, et, quoique nous nous soyons peu rencontrés, je connais vos goûts.

– J’en suis fâché, car mes goûts sont généralement mauvais», dit Yavshine mordant sa moustache gauche.

Après un moment de conversation, Yavshine, voyant Wronsky consulter sa montre, demanda à Anna si elle comptait rester longtemps à Pétersbourg et, prenant son képi, se leva, déployant ainsi son immense personne.

«Je ne crois pas, répondit-elle, et elle regarda Wronsky d’un air troublé.

– Alors nous ne nous reverrons plus? dit Yavshine se tournant vers Wronsky: où dînes-tu?

– Venez dîner avec moi, – dit Anna d’un ton décidé; et, contrariée de ne pouvoir dissimuler sa confusion toutes les fois que sa situation fausse s’affirmait devant un étranger, elle rougit. – Le dîner ici n’est pas bon, mais du moins vous vous verrez; de tous ses camarades de régiment, vous êtes celui que préfère Alexis.

– Enchanté, – répondit Yavshine avec un sourire qui prouva à Wronsky qu’Anna lui plaisait beaucoup. Yavshine prit congé et sortit, Wronsky resta en arrière.

– Tu pars aussi? lui demanda-t-elle.

– Je suis déjà en retard. – Va toujours, je te rejoins», cria-t-il à son ami.

Elle lui prit la main et, sans le quitter des yeux, chercha ce qu’elle pourrait bien dire pour le retenir.

«Attends, j’ai quelque chose à te demander, et pressant la main de Wronsky contre sa joue. Je n’ai pas eu tort de l’inviter à dîner?

– Tu as très bien fait, répondit-il avec un sourire tranquille.

– Alexis, tu n’as pas changé pour moi? demanda-t-elle en lui serrant la main entre les siennes. Alexis, je n’en puis plus ici. Quand partons-nous?

– Bientôt, bientôt: tu n’imagines pas combien à moi aussi la vie me pèse, – et il retira sa main.

– Eh bien, va, va!» dit-elle d’un ton blessé et elle s’éloigna précipitamment.

XXXII

Quand Wronsky rentra à l’hôtel, Anna n’y était pas; on lui dit qu’elle était sortie avec une dame; cette façon de s’absenter sans dire où elle allait, jointe à l’air agité, au ton dur dont elle lui avait retiré les photographies de son fils devant Yavshine, fit réfléchir Wronsky. Il se décida à lui demander une explication, et l’attendit au salon. Anna ne rentra pas seule, elle amena une de ses tantes, une vieille fille, la princesse Oblonsky, avec qui elle avait fait des emplettes: sans remarquer l’air inquiet et interrogateur de Wronsky, Anna se mit à raconter gaiement ce qu’elle avait acheté dans la matinée; mais il lisait une tension d’esprit dans ses yeux brillants quand furtivement elle le regardait, et une agitation fébrile dans ses mouvements qui l’inquiétèrent et le troublèrent.

Le couvert était disposé pour quatre, et on allait se mettre à table, lorsqu’on annonça Toushkewitch, venu de la part de la princesse Betsy, avec une commission pour Anna.

Betsy s’excusait de n’être pas venue lui dire adieu; elle était souffrante, et priait Anna de venir la voir, entre sept heures et demie et neuf heures. Wronsky regarda Anna, comme pour lui faire remarquer qu’en lui désignant une heure on avait pris les mesures nécessaires afin qu’elle ne rencontrât personne; Anna sembla n’y faire aucune attention.

«Je regrette infiniment de n’être pas libre précisément entre sept heures et demie et neuf heures, dit-elle avec un imperceptible sourire.

– La princesse le regrettera beaucoup!

– Moi aussi.

– Vous allez probablement entendre la Patti? demanda Toushkewitch.

– La Patti? Vous me donnez une idée. – J’irais certainement si je pouvais me procurer une loge.

– Je puis vous en avoir une.

– Je vous en serais très obligée, dit Anna; mais ne voulez-vous pas dîner avec nous?»

Wronsky haussa légèrement les épaules; il ne comprenait rien à la manière d’agir d’Anna. Pourquoi avait-elle amené la vieille princesse, pourquoi gardait-elle Toushkewitch à dîner, et surtout pourquoi voulait-elle une loge? Pouvait-elle, dans sa position, aller à l’Opéra un jour d’abonnement? elle y rencontrerait le monde entier! Il la regarda sérieusement, mais elle lui répondit par un regard moitié désolé, moitié railleur, dont il ne put saisir la signification. Pendant le dîner Anna fut très animée, et sembla faire des coquetteries tantôt à l’un, tantôt à l’autre de ses convives; Toushkewitch alla chercher la loge en sortant de table, et Yavshine descendit fumer avec Wronsky; au bout d’un certain temps celui-ci remonta, et trouva Anna en toilette de soie claire, corsage décolleté, avec des dentelles encadrant et faisant ressortir l’éclatante beauté de sa tête.

«Vous allez vraiment au théâtre? lui dit-il, cherchant à ne pas la regarder.

– Pourquoi me le demandez-vous de cet air terrifié? répondit-elle, froissée de ce qu’il ne la regardait pas. Je ne vois pas pourquoi je n’irais pas!»

Elle semblait ne pas comprendre la signification des mots.

«Évidemment, il n’y a aucune raison pour cela, dit-il en fronçant les sourcils.

– C’est précisément ce que je dis, fit-elle, ne voulant rien entendre à l’ironie de cette réponse, et mettant tranquillement un long gant parfumé.

– Anna, au nom du ciel! qu’est-ce qui vous prend?… lui dit-il, cherchant à la réveiller, comme l’avait tenté naguère plus d’une fois son mari.

– Je ne comprends pas ce que vous me voulez.

– Vous savez bien que vous ne pouvez pas y aller.

– Pourquoi? Je n’y vais pas seule; la princesse a été changer de toilette et m’accompagnera.»

Il leva les épaules, découragé.

«Ne savez-vous donc pas…? commença-t-il.

– Mais je ne veux rien savoir! dit-elle, presque en criant, Je ne le veux pas, je ne me repens en rien de ce que j’ai fait; non, non, et non: si c’était à recommencer, je recommencerais. Il n’y a qu’une chose importante pour vous et moi, c’est de savoir si nous nous aimons. Le reste est sans valeur. Pourquoi vivons-nous ici séparés? Pourquoi ne puis-je aller où bon me semble? Je t’aime, et tout m’est égal, dit-elle en russe avec un regard particulier et pour lui incompréhensible, si tu n’es pas changé à mon égard; pourquoi ne me regardes-tu pas?»

Il la regarda, il vit sa beauté et la parure qui lui allait si bien; mais cette beauté et cette élégance étaient précisément ce qui l’irritait.

«Vous savez bien que mes sentiments ne sauraient changer; mais je vous supplie de ne pas sortir», lui dit-il encore en français, l’œil froid, mais d’une voix suppliante.

Elle ne remarqua que le regard et répondit d’un air fâché:

«Et moi, je vous prie de m’expliquer pourquoi je ne dois pas sortir.

– Parce que cela peut vous attirer des… – il se troubla.

– Je ne comprends pas: Toushkewitch n’est pas compromettant, et la princesse n’est pas plus mal qu’une autre. Ah! la voilà!»

XXXIII

Wronsky, pour la première fois de sa vie, éprouva un mécontentement voisin de la colère. Ce qui le contrariait surtout c’était de ne pouvoir s’expliquer ouvertement, de ne pouvoir dira à Anna qu’en paraissant dans cette toilette à l’Opéra, avec une personne comme la princesse, elle jetait le gant à l’opinion publique, se reconnaissait pour une femme perdue, et renonçait, par conséquent, à rentrer dans le monde.

«Comment ne le comprend-elle pas? Qu’est-ce qui se passe en elle?» se disait-il. Et, tandis que son estime pour le caractère d’Anna baissait, le sentiment de sa beauté grandissait.

Rentré dans son appartement, il s’assit tout soucieux auprès de Yavshine qui buvait un mélange d’eau de Seltz et de cognac, ses longues jambes étendues sur une chaise. Wronsky imita son exemple.

«Tu dis le cheval de Louskof? c’est une belle bête que je te conseille d’acheter, commença Yavshine, jetant un coup d’œil sur le visage sombre de son camarade. La croupe est fuyante, mais quelles jambes et quelle tête! on ne saurait mieux trouver.

– Aussi je pense bien le prendre,» répondit Wronsky.

Tout en causant avec son ami, la pensée d’Anna ne le quittait pas, et involontairement il écoutait ce qui se passait dans le corridor, et regardait la pendule.

«Anna Arcadievna fait dire qu’elle est partie pour le théâtre», annonça un domestique.

Yavshine versa encore un petit verre dans l’eau gazeuse, l’avala et se leva en boutonnant son uniforme.

«Eh bien? partons-nous? dit-il souriant à moitié sous ses longues moustaches, et montrant ainsi qu’il comprenait la cause de la contrariété de Wronsky, sans y attacher d’importance.

– Je n’irai pas, répondit Wronsky tristement.

– Moi j’ai promis, je dois y aller; au revoir! si tu te ravises, prends le fauteuil de Krasinski qui est libre, ajouta-t-il en sortant.

– Non, j’ai à travailler.»

«On a des ennuis avec sa femme, mais, avec une maîtresse c’est encore pis», pensa Yavshine en quittant l’hôtel.

Wronsky, resté seul, se leva et se prit à marcher de long en large.

«C’est aujourd’hui le 4e abonnement: mon frère y sera avec sa femme, avec ma mère probablement, c’est-à-dire tout Pétersbourg! elle entre en ce moment, ôte sa fourrure, et la voilà devant tout le monde! Toushkewitch, Yavshine, la princesse Barbe! Eh bien, et moi? ai-je peur? ou ai-je donné à Toushkewitch le droit de la protéger? De quelque façon qu’on s’y prenne, c’est absurde, c’est absurde! Et pourquoi me met-elle dans cette sotte position?» dit-il avec un geste désolé. Ce mouvement accrocha le guéridon sur lequel était posé le plateau avec le cognac et l’eau de Seltz, et faillit le faire tomber; Wronsky, en voulant le rattraper, le renversa complètement: il sonna et donna un coup de pied à la table.

«Si tu veux rester chez moi, n’oublie pas ton service, dit-il au valet de chambre qui parut; que ceci n’arrive plus, pourquoi n’es-tu pas venu emporter cela?»

Le valet de chambre, se sentant innocent, voulut se justifier, mais un coup d’œil sur son maître lui prouva qu’il valait mieux se taire; et, s’excusant bien vite, il s’agenouilla sur le tapis pour relever les débris des verres et des carafes.

«Ce n’est pas ton affaire, appelle un garçon, et prépare mon habit.» Il sonna, fit apporter son habit, et à neuf heures et demie il entrait à l’Opéra. Le spectacle était commencé.

Le «Kapelldiener» ôta à Wronsky sa pelisse, et, en le reconnaissant, l’appela «Votre Excellence».

Le corridor était vide, sauf deux valets de pied tenant des fourrures et écoutant aux portes; on entendait l’orchestre accompagnant avec soin une voix de femme: la porte s’entr’ouvrit pour donner passage à un autre Kapelldiener chargé de placer les spectateurs, et la phrase chantée frappa l’oreille de Wronsky. Il ne put entendre la fin, la porte s’étant refermée, mais, aux applaudissements qui suivirent, il comprit que la cadence était terminée.

Les bravos duraient encore quand il pénétra dans la salle, brillamment éclairée; sur la scène, la cantatrice, décolletée et couverte de diamants, saluait en souriant, et se penchait pour ramasser, avec l’aide du ténor qui lui donnait la main, de nombreux bouquets.

Un monsieur admirablement pommadé lui tendait un écrin en allongeant ses bras, et le public entier, loges et parterre, criait, applaudissait et se levait pour mieux voir. Wronsky s’avança au milieu du parterre, s’arrêta et examina le public, moins soucieux que jamais de la scène, du bruit et de tout ce troupeau de spectateurs entassé dans la salle.

C’étaient les mêmes dames dans les loges avec les mêmes officiers derrière elles, les mêmes femmes multicolores, les mêmes uniformes et les mêmes habits noirs; au paradis, la même foule malpropre; et dans toute cette salle comble une quarantaine de personnes, hommes et femmes, représentaient seules le monde. L’attention de Wronsky se porta sur ces oasis.

L’acte venait de finir; Wronsky s’avança vers les premiers rangs de fauteuils, et s’arrêta près de la rampe à côté de Serpouhowskoï qui, l’ayant aperçu de loin, l’appelait d’un sourire.

Wronsky n’avait pas encore vu Anna et ne la cherchait pas, mais, à la direction que prenaient les regards, il se douta de l’endroit où elle se trouvait. Il craignait pis encore, et tremblait d’apercevoir Karénine; heureusement celui-ci ne vint pas au théâtre ce jour-là.

«Comme tu es reste peu militaire, lui dit Serpouhowskoï; on dirait un diplomate, un artiste…

– Oui, en rentrant à la maison j’ai endossé l’habit, répondit Wronsky souriant et prenant lentement sa lorgnette.

– C’est en quoi je t’envie; quand je rentre en Russie, je t’avoue que je remets ceci à regret, dit-il en touchant ses aiguillettes. Je pleure ma liberté.»

Serpouhowskoï avait depuis longtemps renoncé à pousser Wronsky dans la carrière militaire, mais il l’aimait toujours, et se montra particulièrement aimable pour lui ce soir-là.

«Il est fâcheux que tu aies manqué le premier acte.»

Wronsky examina avec sa lorgnette les baignoires et le premier rang; tout à coup la tête d’Anna lui apparut, fière et d’une beauté frappante, dans son cadre de dentelles, auprès d’une dame à turban et d’un vieillard chauve et clignant des yeux; Anna occupait la cinquième baignoire, à vingt pas de lui; assise sur le devant de la loge, elle causait avec Yavshine en se détournant un peu. L’attache de sa nuque avec ses belles et opulentes épaules, le rayonnement contenu de ses yeux et de son visage, tout la lui rappelait telle qu’il l’avait vue, jadis, au bal de Moscou. Mais les sentiments que lui inspirait sa beauté n’étaient plus les mêmes: ils n’avaient rien de mystérieux; aussi, tout en subissant son charme plus vivement encore, se sentait-il presque froissé de la voir si belle; il ne douta pas qu’elle ne l’eût aperçu, quoiqu’elle ne le fit pas paraître.

Lorsque au bout d’un instant Wronsky dirigea de nouveau sa lorgnette vers la loge, il vit la princesse Barbe, très rouge, rire d’un air forcé en regardant fréquemment la baignoire voisine; Anna, frappant de son éventail fermé le rebord de la toge, regardait au loin, avec l’intention évidente de ne pas remarquer ce qui se passait à côté d’elle. Quant à Yavshine, son visage exprimait les mêmes impressions qu’en perdant au jeu; il ramenait de plus en plus sa moustache gauche dans la bouche, fronçait le sourcil, et regardait de travers dans la loge voisine.

Dans cette loge se trouvaient les Kartasof, que Wronsky connaissait, et avec lesquels Anna avait aussi été en relations; Mme Kartasof, une petite femme maigre, était debout, tournant le dos à Anna, et mettait une sortie de bal que lui tendait son mari; son visage était pâle, mécontent; elle semblait parler avec agitation; le mari, un gros monsieur chauve, jetait des regards sur Anna, en faisant de son mieux pour calmer sa femme.

Quand celle-ci eut quitté la loge, le mari s’y attarda, cherchant à rencontrer le regard d’Anna pour la saluer, mais elle ne voulut pas le remarquer et se pencha en arrière, s’adressant à la tête rasée de Yavshine courbé vers elle. Kartasof sortit sans avoir salué, et la loge resta vide.

Wronsky ne comprit rien à cette petite scène, mais se rendit parfaitement compte qu’Anna venait d’être humiliée; il vit, à l’expression de son visage, qu’elle rassemblait ses dernières forces pour soutenir son rôle jusqu’au bout, et pour garder l’apparence du calme le plus absolu. Ceux qui ignoraient son histoire, qui ne pouvaient entendre les expressions indignées de ses anciennes amies sur cette audace à paraître ainsi, dans tout l’éclat de sa beauté et de sa parure, n’auraient pu soupçonner que cette femme passait par les mêmes impressions de honte qu’un malfaiteur au poteau d’infamie.

Vivement troublé, Wronsky se rendit dans la loge de son frère, avec l’espoir d’y recueillir quelques détails. Il traversa avec intention le parterre du côté opposé à la loge d’Anna, et se heurta en sortant à son ancien colonel, qui causait avec deux personnes. Wronsky entendit prononcer le nom de Karénine, et remarqua la hâte du colonel à l’appeler à haute voix de son nom, en regardant significativement ses interlocuteurs.

«Ah! Wronsky! Quand te verrons-nous au régiment? nous ne te ferons pas grâce d’un banquet. Tu es à nous jusqu’au bout des ongles, toi, dit le colonel.

– Je n’en aurai pas le temps cette fois, je le regrette vivement», répondit Wronsky, montant rapidement l’escalier qui conduisait à la loge de son frère.

La vieille comtesse sa mère était dans la loge, avec ses petites boucles d’acier. Waria et la jeune princesse Sarokine se promenaient dans le corridor; en apercevant son beau-frère, Waria reconduisit sa compagne auprès de sa mère et, prenant le bras de Wronsky, entama le sujet qui l’intéressait, avec une émotion qu’il avait rarement remarquée en elle.

«Je trouve que c’est lâche et vil; Mme Kartasof n’avait aucun droit de le faire. Mme Karénine…

– Mais qu’y a-t-il? je ne sais rien.

– Comment, tu n’as rien entendu?

– Tu comprends bien que je serai le dernier à savoir quelque chose.

– Y a-t-il une plus méchante créature au monde que cette Kartasof!

– Mais qu’a-t-elle fait!

– C’est mon mari qui me l’a raconté: elle a insulté Mme Karénine. Son mari lui a adressé la parole d’une loge à l’autre; on dit qu’elle lui a fait une scène, s’est permis tout haut une expression offensante, et s’en est allée.

– Comte, votre maman vous appelle, dit la jeune princesse Sarokine entr’ouvrant la porte de la loge.

– Je t’attends toujours, lui dit sa mère souriant ironiquement; on ne te voit plus du tout.»

Le fils sentit qu’elle ne pouvait dissimuler sa satisfaction.

«Bonjour, maman, je venais chez vous, répondit-il froidement.

– Eh quoi? tu ne vas pas faire la cour à Mme Karénine? ajouta-t-elle quand la jeune fille se fut éloignée; elle fait sensation. On oublie la Patti pour elle.

– Maman, je vous ai priée de ne pas me parler de cela, répondit-il d’un air sombre.

– Je dis ce que tout le monde dit.»

Wronsky ne répondit pas et, après avoir échangé quelques mots avec la jeune princesse, sortit. Il rencontra son frère à la porte.

«Ah! Alexis! dit le frère, quelle vilenie! c’est une sotte, rien de plus… je voulais aller voir Mme Karénine. Allons ensemble.»

Wronsky ne l’écoutait pas, il descendit l’escalier rapidement, sentant qu’il avait un devoir à accomplir, mais lequel?

Agité par la colère, furieux de la fausse position dans laquelle Anna les avait mis tous deux, il se sentait cependant plein de pitié pour elle.

En se dirigeant du parterre vers la baignoire d’Anna, il vit Strémof accoudé à la loge, causant avec elle.

«Il n’y a plus de ténors, disait-il, le moule en est brisé.»

Wronsky salua et s’arrêta pour parler à Strémof.

«Vous êtes venu tard, il me semble, et vous avez manqué le meilleur morceau, dit Anna à Wronsky, d’un air qui lui parut moqueur.

– Je suis un juge médiocre, répondit-il, la regardant sévèrement.

– Comme le prince Yavshine, dit-elle en souriant, qui trouve que la Patti chante trop fort.

– Merci», dit-elle, prenant de sa petite main emprisonnée dans un long gant le programme que lui tendait Wronsky; et au même moment son beau visage tressaillit; elle se leva et se retira dans le fond de la loge.

Le dernier acte commençait à peine, lorsque Wronsky, voyant la loge d’Anna vide, se leva, quitta le parterre et rentra à l’hôtel.

Anna aussi était rentrée; Wronsky la trouva telle qu’elle était au théâtre, assise sur le premier fauteuil venu, près du mur, regardant devant elle. En voyant entrer Wronsky, elle jeta sans bouger un coup d’œil sur lui.

«Anna, lui dit-il…

– C’est toi, toi qui es cause de tout! s’écria-t-elle, se levant, des larmes de rage et de désespoir dans la voix.

– Je t’ai priée, suppliée de n’y pas aller, je savais que tu te préparais une épreuve peu agréable…

– Peu agréable! s’écria-t-elle, horrible! Quand je vivrais cent ans, je ne l’oublierais pas. Elle a dit qu’on se déshonorait à être assise près de moi.

– Ce sont les paroles d’une sotte, mais pourquoi risquer de les entendre, pourquoi s’y exposer…?

– Je hais ta tranquillité. Tu n’aurais pas dû me pousser à cela; si tu m’aimais…

– Anna! à quel propos mettre ici mon amour en jeu?

– Oui, si tu m’aimais comme je t’aime, si tu souffrais comme moi…» dit-elle, le regardant avec une expression de terreur.

Elle lui fit pitié, et il protesta de son amour, parce qu’il voyait bien que c’était le seul moyen de la calmer; mais au fond du cœur il lui en voulait.

Elle, au contraire, buvait ces serments d’amour qu’il croyait banni de répéter, et se tranquilliserait peu à peu.

Deux jours après ils partirent pour la campagne, complètement réconciliés.

SIXIÈME PARTIE

I

Daria Alexandrovna accepta la proposition que lui firent les Levine de passer l’été chez eux, car sa maison de Yergoushovo tombait en ruines; Stépane Arcadiévitch, retenu à Moscou par ses occupations, approuva fort cet arrangement, et témoigna un vif regret de ne pouvoir venir que de loin en loin. Outre les Oblonsky et leur troupeau d’enfants, les Levine eurent la visite de la vieille princesse, qui se croyait indispensable auprès de sa fille à cause de la situation de celle-ci; ils eurent encore Warinka, l’amie de Kitty à Soden, et Serge Ivanitch, qui, seul parmi les hôtes de Pakrofsky, représenta la famille Levine, bien qu’il ne fût Levine qu’à moitié: Constantin, quoique fort attaché à tous ceux qui logeaient sous son toit, se surprit à regretter un peu ses habitudes d’autrefois, en constatant que «l’élément Cherbatzky», comme il l’appelait, était bien envahissant. La vieille maison, déserte si longtemps, n’avait presque plus de chambre inoccupée; chaque jour, en se mettant à table, la princesse comptait les convives, afin de ne pas risquer d’être treize, et Kitty, en bonne ménagère, mit tous ses soins à s’approvisionner de poulets et de canards, pour satisfaire aux appétits de ses hôtes, que l’air de la campagne rendait exigeants. La famille était à table, et les enfants projetaient d’aller chercher des champignons avec la gouvernante et Warinka, lorsque, au grand étonnement de tous, Serge Ivanitch témoigna le désir de faire partie de l’expédition.

«Permettez-moi d’aller avec vous, dit-il en s’adressant à Warinka.

– Avec plaisir», répondit celle-ci en rougissant. Kitty échangea un regard avec Dolly. Cette proposition confirmait une idée qui les préoccupait depuis quelque temps.

Après le dîner les deux frères causèrent, tout en prenant la café, mais Kosnichef surveillait la porte par laquelle les promeneurs devaient sortir, et, dès qu’il aperçut Warinka, en robe de toile, un mouchoir blanc sur la tête, il interrompit la conversation, avala le fond de sa tasse, et s’écria: «Me voilà, me voilà, Barbe Andrevna.»

«Que dites-vous de ma Warinka? N’est-ce pas qu’elle est charmante? dit Kitty, s’adressant à son mari et à sa sœur, de façon à être entendue de Serge Ivanitch.

– Tu oublies toujours ton état, Kitty; il est imprudent de crier ainsi», interrompit la princesse, sortant précipitamment du salon. Warinka revint sur ses pas en entendant réprimander son amie; elle était animée, émue et troublée; Kitty l’embrassa et lui donna mentalement sa bénédiction.

«Je serais très heureuse si certaine chose arrivait, lui murmura-t-elle.

– Venez-vous avec nous? demanda la jeune fille à Levine pour dissimuler son embarras.

– Oui, jusqu’aux granges; j’ai de nouvelles charrettes à examiner. Et toi, où seras-tu? demanda-t-il à sa femme.

– Sur la terrasse.»

II

Sur cette terrasse où les dames se réunissaient volontiers après le dîner, on se livrait ce jour-là à une grave occupation. Outre la confection habituelle d’objets variés destinés à la layette, on y faisait des confitures d’après un procédé pratiqué chez les Cherbatzky, mais inconnu de la vieille Agathe Mikhaïlovna. Celle-ci, rouge, les cheveux en désordre, les manches relevées jusqu’au coude, tournait, de fort mauvaise humeur, la bassine à confitures, au-dessus d’un petit fourneau portatif, tout en faisant intérieurement des vœux pour que la framboise brûlât. La vieille princesse, auteur de ces innovations et se sentant maudite en conséquence, surveillait du coin de l’œil les mouvements de la ménagère, sans cesser de causer avec ses filles d’un air indifférent. La conversation des trois femmes tomba sur Warinka, et Kitty, pour n’être pas comprise d’Agathe Mikhaïlovna, exprima en français l’espoir d’apprendre que Serge Ivanitch s’était déclaré.

«Qu’en pensez-vous, maman?

– Je pense que ton beau-frère a le droit de prétendre aux meilleurs partis de la Russie, quoiqu’il ne soit plus de la première jeunesse; quant à elle, c’est une personne excellente…

– Mais songez donc, maman, que Serge, avec sa situation dans le monde, n’a aucun besoin d’épouser une femme à cause de ses relations ou de sa fortune; ce qu’il lui faut, c’est une jeune fille douce, intelligente, aimante… Oh! ce serait si bien! quand ils vont rentrer de leur promenade, je lirai tout dans leurs yeux! Qu’en dis-tu, Dolly?

– Ne t’agite donc pas ainsi, cela ne te vaut rien, reprit la princesse.

– Maman, comment papa vous a-t-il demandée en mariage? dit tout à coup Kitty, fière, en sa qualité de femme mariée, de pouvoir aborder ces sujets importants avec sa mère comme avec une égale.

– Mais très simplement, répondit la princesse dont le visage s’illumina à ce souvenir.

– Vous l’aimiez avant qu’il se fût déclaré?

– Certainement. Tu crois donc que vous avez inventé quelque chose de nouveau? Cela s’est décidé, comme toujours, par des regards et des sourires. – Kostia t’a-t-il rien dit de si particulier?

– Oh! lui, il a écrit sa déclaration avec de la craie. Qu’il y a longtemps de cela déjà!

– J’y pense, reprit Kitty après un silence pendant lequel les trois femmes avaient été préoccupées des mêmes pensées: ne faudrait-il pas préparer Serge à l’idée que Warinka a eu un premier amour?

– Tu te figures que tous les hommes attachent autant d’importance à cela que ton mari, reprit Dolly. Je suis sûre que le souvenir de Wronsky le tourmente encore!

– C’est vrai, dit Kitty avec un regard pensif.

– Qu’y a-t-il là qui puisse l’inquiéter? demanda la princesse, disposée à la susceptibilité dès que sa surveillance maternelle semblait mise en question. Wronsky t’a fait la cour, mais à quelle jeune fille ne la fait-on pas?

– Quel bonheur pour Kitty qu’Anna soit survenue, fit remarquer Dolly, et comme les rôles sont intervertis! Anna était heureuse alors, tandis que Kitty se croyait à plaindre. J’ai souvent songé à cela!

– Il est bien inutile de penser à cette femme sans cœur, s’écria la princesse qui ne se consolait pas d’avoir Levine pour gendre au lieu de Wronsky.

– Certes oui, et quant à moi je ne veux pas y penser du tout, reprit Kitty, entendant le pas bien connu de son mari sur l’escalier.

– À qui ne veux-tu plus penser?» demanda Levine, paraissant sur la terrasse. Personne ne lui répondit, et il ne réitéra pas sa question.

«Je regrette de troubler votre intimité», dit-il, vexé de sentir qu’il interrompait une conversation qu’on ne voulait pas poursuivre devant lui, et pendant un instant il se trouva à l’unisson de la vieille bonne, furieuse de subir la domination des Cherbatzky.

Il s’approcha cependant de Kitty en souriant.

«Viens-tu au-devant des enfants? J’ai fait atteler.

– Tu ne prétends pas secouer Kitty en char à bancs, j’imagine?

– Nous irons au pas, princesse.» Levine n’avait pu se décider, comme ses beaux-frères, à nommer la princesse maman, quoiqu’il l’aimât et la respectât; il aurait cru porter atteinte au souvenir de sa mère. Cette nuance froissait la princesse.

«Alors j’irai à pied, dit Kitty se levant pour prendre le bras de son mari.

– Eh bien, Agathe Mikhaïlovna, vos confitures réussissent-elles, grâce à la nouvelle méthode? demanda Levine en souriant à la ménagère pour la dérider.

– On prétend qu’elles sont bonnes, mais selon moi elles sont trop cuites.

– Au moins ne tourneront-elles pas, Agathe Mikhaïlovna, dit Kitty, devinant l’intention de son mari, et vous savez qu’il n’y a plus de glace dans la glacière. Quant à vos salaisons, maman assure n’en avoir jamais mangé de meilleures, ajouta-t-elle, ajustant en souriant le fichu dénoué de la ménagère.

– Ne me consolez pas, madame, répondit Agathe Mikhaïlovna regardant Kitty d’un air encore fâché, il me suffit de vous voir avec lui pour être contente.»

Cette façon familière de désigner son maître toucha Kitty.

«Venez nous montrer les bons endroits pour trouver des champignons.» La vieille hocha la tête en souriant. «On voudrait vous garder rancune qu’on ne le pourrait pas», semblait dire ce sourire.

«Suivez mon conseil, mettez au-dessus de chaque pot de confiture un rond de papier imbibé de rhum, et vous n’aurez pas besoin du glace pour les conserver», dit la princesse.

III

Kitty avait remarqué le mécontentement passager qui s’était si vivement traduit dans la physionomie de son mari: aussi fut-elle bien aise de se trouver un moment seule avec lui. Ils prirent les devants sur la route poudreuse, toute semée d’épis et de grains, et Levine oublia vite l’impression pénible qu’il avait éprouvée, pour jouir du sentiment pur et encore si nouveau de la présence de la femme aimée; sans avoir rien à lui dire, il désirait entendre le son de la voix de Kitty, voir ses yeux, auxquels son état donnait un regard particulier de douceur et de sérieux.

«Appuie-toi sur moi, tu te fatigueras moins.

– Je suis si heureuse d’être seule un moment avec toi! j’aime les miens, mais je regrette nos soirées d’hiver à nous deux. Sais-tu de quoi nous parlions quand tu es venu?

– De confitures?

– Oui, mais aussi de demandes en mariage, de Serge et de Warinka. Les as-tu remarqués? Qu’en penses-tu? ajouta-t-elle, se tournant vers son mari pour le voir bien en face.

– Je ne sais que penser; Serge m’a toujours étonné. Tu sais qu’il a jadis été amoureux d’une jeune fille qui est morte; c’est un de mes souvenirs d’enfance; depuis lors, je crois que les femmes n’existent plus pour lui.

– Mais Warinka?

– Peut-être… je ne sais… Serge est un homme trop pur, qui ne vit que par l’âme…

– Tu veux dire qu’il est incapable de devenir amoureux, dit Kitty, exprimant à sa façon l’idée de son mari.

– Je ne dis pas cela, mais il n’a pas de faiblesses, et c’est ce que je lui envie, malgré mon bonheur. Il ne vit pas pour lui-même, c’est le devoir qui le guide, aussi a-t-il le droit d’être tranquille et satisfait.

– Et toi? pourquoi serais-tu mécontent de toi? demanda-t-elle avec un sourire; elle savait que l’admiration exagérée de son mari pour Serge Ivanitch, et son découragement de lui-même, tenaient tout à la fois au sentiment excessif de son bonheur et à un désir incessant de devenir meilleur.

– Je suis trop heureux, je n’ai rien à souhaiter en ce monde, si ce n’est que tu ne fasses pas de faux pas, et quand je me compare à d’autres, à mon frère surtout, je sens toute mon infériorité.

– Mais ne penses-tu pas toujours à ton prochain, dans ton exploitation, dans ton livre?

– Je le fais superficiellement, comme une tâche dont je cherche à me débarrasser. Ah! si je pouvais aimer mon devoir comme je t’aime. C’est toi qui es la coupable!

– Voudrais-tu changer avec Serge? ne plus aimer que ton devoir et le bien général?

– Certes non. Au reste je suis trop heureux pour raisonner juste… Ainsi tu crois que la demande aura lieu aujourd’hui? demanda-t-il après un moment de silence. Tiens, voilà le char à bancs qui nous rejoint.

– Kitty, tu n’es pas fatiguée? cria la princesse.

– Pas le moins du monde, maman.»

La promenade se continua à pied.

IV

Warinka parut très attrayante ce jour-là à Serge Ivanitch; tout en marchant à ses côtés, il se rappela ce qu’il avait entendu dire de son passé et ce qu’il avait remarqué lui-même de bon et d’aimable en elle. Son cœur éprouvait un sentiment particulier, ressenti une seule fois, jadis, dans sa première jeunesse, et l’impression de joie causée par la présence de la jeune fille fut un instant si vive qu’en mettant dans le panier de celle-ci un champignon monstre qu’il venait de trouver, leurs yeux se rencontrèrent dans un regard trop expressif.

«Je vais chercher des champignons avec indépendance, dit-il, craignant de succomber comme un enfant à l’entraînement du moment, car je m’aperçois que mes trouvailles passent inaperçues.» – «Pourquoi résisterais-je, pensa-t-il quittant la lisière du bois pour s’enfoncer dans la forêt, où, tout en allumant son cigare, il se livra à ses réflexions? Le sentiment que j’éprouve n’est pas de la passion, c’est une inclination naturelle, à ce qu’il me semble, et qui n’entraverait ma vie en rien. Ma seule objection sérieuse au mariage est la promesse que je me suis faite, en perdant Marie, de rester fidèle à son souvenir.» Cette objection, Serge Ivanitch le sentait bien, ne touchait qu’un rôle poétique qu’il jouait aux yeux du monde. Aucune femme, aucune jeune fille, ne répondait mieux que Warinka a tout ce qu’il cherchait dans celle qu’il épouserait. Elle avait le charme de la jeunesse sans enfantillage, l’usage du monde sans aucun désir d’y briller, une religion élevée et basée sur de sérieuses convictions. De plus, elle était pauvre, sans famille, et n’imposerait pas, comme Kitty, une nombreuse parenté à son mari. Et cette jeune fille l’aimait. Quelque modeste qu’il fût, il s’en apercevait. La différence d’âge entre eux ne serait pas un obstacle; Warinka n’avait-elle pas dit une fois, qu’un homme de cinquante ans ne passait pour un vieillard qu’en Russie; en France, c’était «la force de l’âge». Or, à quarante ans, il était «un jeune homme». Lorsqu’il entrevit la taille souple et gracieuse de Warinka entre les vieux bouleaux, son cœur se serra joyeusement, et, décidé à s’expliquer, il jeta son cigare et s’avança vers la jeune fille.

V

«Barbe Andrevna, dans ma jeunesse je m’étais fait un idéal de la femme que je serais heureux d’avoir pour compagne; ma vie s’est passée jusqu’ici sans la rencontrer, vous seule réalisez mon rêve. Je vous aime et vous offre mon nom.»

Ces paroles sur les lèvres, Serge Ivanitch regardait Warinka agenouillée dans l’herbe à dix pas de lui, et défendant un champignon contre les attaques de Gricha afin de le réserver aux plus petits.

«Par ici, par ici, il y en a des quantités, criait-elle de sa jolie voix bien timbrée. Elle ne se leva pas à l’approche de Kosnichef, mais tout, dans sa personne, témoignait de la joie de le revoir.

– Avez-vous trouvé quelque chose? lui demanda-t-elle, tournant son aimable visage souriant vers lui.

– Rien du tout», répondit-il.

Après avoir indiqué les bons endroits aux enfants, elle se leva et rejoignit Serge; ils firent silencieusement quelques pas; Warinka, étouffée par l’émotion, se doutait de ce que Kosnichef avait sur le cœur. Tout à coup, quoiqu’elle n’eût guère envie de parler, elle rompit le silence pour dire presque involontairement:

«Si vous n’avez rien trouvé, c’est qu’il y a toujours moins de champignons dans l’intérieur du bois que sur la lisière.»

Kosnichef soupira sans répondre, cette phrase insignifiante lui déplaisait; ils continuèrent à marcher, s’éloignant toujours plus des enfants. Le moment était propice pour une explication, et Serge Ivanitch, en voyant l’air troublé et les yeux baissés de la jeune fille, s’avoua même qu’il l’offensait en se taisant; il s’efforça de se rappeler ses réflexions sur le mariage, mais, au lieu des paroles qu’il avait préparées, il demanda:

«Quelle différence y a-t-il entre un cèpe et un mousseron?»

Les lèvres de Warinka tremblèrent en répondant:

«Il n’y a de différence que dans le pied.» Tous deux sentirent que c’en était fait; les mots qui devaient les unir ne seraient pas prononcés, et l’émotion violente qui les agitait se calma peu à peu.

«Le pied du mousseron fait penser à une barbe noire mal rasée, dit tranquillement Serge Ivanitch.

– C’est vrai», répondit Warinka avec un sourire. Puis leur promenade se dirigea involontairement du côté des enfants. Warinka était confuse et blessée, mais cependant soulagée. Serge Ivanitch repassait dans son esprit ses raisonnements sur le mariage, et les trouvait faux. Il ne pouvait être infidèle au souvenir de Marie.

«Doucement, enfants, doucement», cria Levine voyant les enfants se précipiter vers Kitty avec des cris de joie.

Derrière les enfants parurent Serge Ivanitch et Warinka; Kitty n’eut pas besoin de questionner; elle comprit, à leur ton calme et un peu honteux, que l’espoir dont elle se berçait ne se réaliserait pas.

«Cela ne prend pas», dit-elle à son mari en rentrant.

VI

On se réunit sur la terrasse, pendant que les enfants prenaient le thé; l’impression qu’il s’était passé un fait important, quoique négatif, pesait sur tout le monde, et pour dissimuler l’embarras général on causa avec une animation forcée. Serge Ivanitch et Warinka semblaient deux écoliers qui auraient échoué à leurs examens; Levine et Kitty, plus amoureux que jamais l’un de l’autre, se sentaient confus de leur bonheur, comme d’une allusion indiscrète à la maladresse de ceux qui ne savaient pas être heureux.

Stépane Arcadiévitch, et peut-être le vieux prince, devaient arriver par le train du soir.

«Alexandre ne viendra pas, croyez-moi, disait la princesse: il prétend qu’on ne doit pas troubler la liberté de deux jeunes mariés.

– Papa nous abandonne; grâce à ce principe, nous ne le voyons plus, dit Kitty; et pourquoi nous considère-t-il comme de jeunes mariés, quand nous sommes déjà d’anciens époux?»

Le bruit d’une voiture dans l’avenue interrompit la conversation.

«C’est Stiva, cria Levine, et je vois quelqu’un auprès de lui, ce doit être papa; Gricha, courons au-devant d’eux.»

Mais Levine se trompait; le compagnon de Stépane Arcadiévitch était un beau gros garçon, coiffé d’un béret écossais avec de longs rubans flottants, nommé Vassia Weslowsky, parent éloigné des Cherbatzky et un des ornements du beau monde de Moscou et Pétersbourg. Weslowsky ne fut aucunement troublé du désenchantement causé par sa présence; il salua gaiement Levine, lui rappela qu’ils s’étaient rencontrés autrefois, et enleva Gricha pour l’installer dans la calèche.

Levine suivit à pied: contrarié de ne pas voir le prince, qu’il aimait, il l’était plus encore de l’intrusion de cet étranger dont la présence était parfaitement inutile; cette impression fâcheuse s’accrut en voyant Vassia baiser galamment la main de Kitty devant les personnes assemblées sur le perron.

«Nous sommes cousins, votre femme et moi, et d’anciennes connaissances, dit le jeune homme, serrant une seconde fois la main de Levine.

– Eh bien, demanda Oblonsky tout en saluant sa belle-mère et en embrassant sa femme et ses enfants, y a-t-il du gibier? Nous arrivons avec des projets meurtriers, Weslowsky et moi. Comme te voilà bonne mine, Dolly!» dit-il, baisant la main de celle-ci et la lui caressant d’un geste affectueux.

Levine, si heureux tout à l’heure, considérait cette scène avec humeur.

«Qui ces mêmes lèvres ont-elles embrassé hier, pensait-il, et de quoi Dolly est-elle si contente, puisqu’elle ne croit plus à son amour?» Il fut vexé de l’accueil gracieux fait à Weslowsky par la princesse; la politesse de Serge Ivanitch pour Oblonsky lui parut hypocrite, car il savait que son frère ne tenait pas Stépane Arcadiévitch en haute estime. Warinka, à son tour, lui fit l’effet d’une sainte nitouche, capable de se mettre en frais pour un étranger, tandis qu’elle ne songeait qu’au mariage. Mais son mécontentement fut au comble quand il vit Kitty répondre au sourire de ce personnage qui considérait sa visite comme un bonheur pour chacun; c’était le confirmer dans cette sotte prétention.

Il profita du moment où l’on rentrait en causant avec animation pour s’esquiver. Kitty, s’étant aperçue de la mauvaise humeur de son mari, courut après lui, mais il la repoussa, déclarant avoir affaire au bureau, et disparut. Jamais ses occupations n’avaient eu plus d’importance à ses yeux que ce jour-là.

VII

Levine rentra lorsqu’on le fit avertir que le souper était servi; il trouva Kitty et Agathe Mikhaïlovna debout sur l’escalier, se concertant sur les vins à offrir.

«Pourquoi tout ce «fuss» [5], qu’on serve le vin ordinaire.

– Non, Stiva n’en boit pas. Qu’as-tu, Kostia?» demanda Kitty, cherchant à le retenir; mais il ne l’écouta pas, et continua son chemin à grands pas vers le salon, où il se hâta de prendre part à la conversation.

«Eh bien, allons-nous demain à la chasse? lui demanda Stépane Arcadiévitch.

– Allons-y, je vous en prie, dit Weslowsky penché sur sa chaise et assis sur l’une de ses jambes.

– Volontiers; avez-vous déjà chassé cette année? répondit Levine s’adressant à Vassia avec une fausse cordialité que Kitty lui connaissait. Je ne sais si nous trouverons des bécasses, mais les bécassines abondent. Il faudra partir de bonne heure; cela ne te fatiguera pas, Stiva?

– Jamais; je suis prêt si tu veux à ne pas dormir de la nuit.

– Ah oui, vous en êtes capable, dit Dolly avec une certaine ironie, aussi bien que d’empêcher le sommeil des autres. Pour moi, qui ne soupe pas, je me retire.

– Non, Dolly, s’écria Stépane Arcadiévitch, allant s’asseoir auprès de sa femme, reste un moment encore, j’ai tant de choses à te raconter. Sais-tu que Weslowsky a vu Anna? Elle habite à 70 verstes d’ici seulement; il ira chez elle en nous quittant; je compte y aller aussi.

– Vraiment, vous avez été chez Anna Arcadievna?» demanda Dolly à Vassinka qui s’était rapproché des dames et s’était placé à côté de Kitty à la table du souper.

Levine, tout en causant avec la princesse et Warinka, s’aperçut de l’animation de ce petit groupe; il crut à un entretien mystérieux, et la physionomie de sa femme en regardant la jolie figure de Vassinka lui sembla exprimer un sentiment profond.

«Leur installation est superbe, racontait celui-ci avec vivacité, et l’on se sent à l’aise chez eux. Ce n’est pas à moi de les juger.

– Que comptent-ils faire?

– Passer l’hiver à Moscou, je crois.

– Ce serait charmant de se réunir là-bas. Quand y seras-tu? demanda Oblonsky au jeune homme.

– En juillet.

– Et toi? demanda-t-il à sa femme.

– Quand tu seras parti; j’irai seule, cela ne gênera personne, et je tiens à voir Anna; c’est une femme que je plains et que j’aime.

– Parfaitement, répondit Stépane Arcadiévitch. Et toi, Kitty?

– Moi? qu’irais-je faire chez elle? dit Kitty, que cette question fit rougir de contrariété.

– Vous connaissez Anna Arcadievna? demanda Weslowsky, c’est une femme bien séduisante.

– Oui, répondit Kitty rougissant toujours plus; et, jetant un coup d’œil à son mari, elle se leva pour aller le rejoindre. «Ainsi tu vas demain à la chasse?» lui demanda-t-elle.

La jalousie de Levine, en voyant Kitty rougir, ne connut plus de bornes, et sa question lui sembla une preuve d’intérêt pour ce jeune homme dont elle était évidemment éprise, et qu’elle désirait occuper agréablement.

«Certainement, répondit-il d’une voix contrainte qui lui fit horreur à lui-même.

– Passez plutôt la journée de demain avec nous; Dolly n’a guère profité de la visite de son mari.»

Levine traduisit ainsi ces mots: «Ne me sépare pas de lui, tu peux t’en aller, mais laisse-moi jouir de la présence enchanteresse de cet aimable étranger.» Vassinka, sans soupçonner l’effet produit par sa présence, s’était levé de table pour rejoindre Kitty, avec un sourire caressant.

«Comment ose-t-il se permettre de la regarder ainsi!» pensa Levine, pâle de colère.

«À demain la chasse, n’est-ce pas?» demanda innocemment Vassinka, et il s’assit encore de travers sur une chaise, en repliant, selon son habitude, une de ses jambes sous lui.

Emporté par la jalousie, Levine se voyait déjà dans la situation d’un mari trompé, qu’une femme et son amant cherchent à exploiter dans l’intérêt de leurs plaisirs. Néanmoins il causa avec Weslowsky, le questionna sur son attirail de chasse, et lui promit d’un air affable d’organiser leur départ pour le lendemain. La vieille princesse vint mettre un terme aux tortures de son gendre en conseillant à Kitty d’aller se coucher; mais, pour achever d’exaspérer Levine, Vassinka, souhaitant le bonsoir à la maîtresse de la maison, tenta de lui baiser la main.

«Ce n’est pas reçu chez nous», dit brusquement Kitty en retirant sa main.

Comment avait-elle donné le droit à ce jeune homme de se permettre de pareilles familiarités? et comment pouvait-elle aussi maladroitement lui témoigner sa désapprobation?

Oblonsky, mis en gaieté par quelques verres de bon vin, se sentait d’humeur poétique.

«Pourquoi vas-tu te coucher par ce temps splendide, Kitty? vois la lune qui se lève, c’est l’heure des sérénades. Vassinka a une voix charmante, et a apporté deux nouvelles romances qu’il pourrait nous chanter avec Barbe Andrevna.»

Longtemps après que chacun se fut retiré, Levine, enfoncé dans un fauteuil et gardant un silence obstiné, entendait encore ses hôtes chanter les nouvelles romances dans les allées du jardin. Kitty, l’ayant vainement interrogé sur la cause de sa mauvaise humeur, finit par lui demander en souriant si c’était Weslowsky qui en était la cause. Cette question le fit s’expliquer. Debout devant sa femme, les yeux brillants sous ses sourcils froncés, les mains serrées contre sa poitrine comme s’il eût voulu comprimer sa colère, la voix tremblante, il lui dit, d’un air qui eut été dur si sa physionomie n’avait exprimé une aussi vive souffrance: «Ne me crois pas jaloux, ce mot me révolte: pourrais-je tout à la fois croire en toi et être jaloux? mais je suis blessé, humilié qu’on ose te regarder ainsi!

– Comment m’a-t-il donc regardée, – demanda Kitty, cherchant de bonne foi à se rappeler les moindres incidents de la soirée. Elle avait trouvé l’attitude de Vassinka, au souper, un peu familière, mais n’osa pas l’avouer. – Une femme dans mon état peut-elle être attrayante?

– Tais-toi, s’écria Levine se prenant la tête à deux mains: tu pourrais donc, si tu te sentais séduisante…

– Mais non, Kostia, dit-elle, affligée de le voir ainsi souffrir, tu sais bien que personne n’existe pour moi en dehors de toi. Veux-tu que je m’enferme loin de tout le monde?»

Après avoir été froissée de cette jalousie qui lui gâtait jusqu’aux distractions les plus innocentes, elle était prête à renoncer à tout pour le calmer.

«Tâche de comprendre le ridicule de ma situation: ce garçon est mon hôte, et en dehors de cette sotte galanterie et de l’habitude de s’asseoir sur sa jambe, je n’ai rien d’inconvenant à lui reprocher; il se croit certainement le ton le plus exquis. Je suis donc forcé de me montrer aimable, et…

– Mais, Kostia, tu t’exagères les choses, interrompit Kitty, fière au fond du cœur de se sentir aussi passionnément aimée.

– Et lorsque tu es pour moi l’objet d’un culte, que nous sommes si heureux, ce misérable aurait le droit… Au reste, ce n’est peut-être pas un misérable; mais pourquoi notre bonheur serait-il à sa merci?

– Écoute, Kostia, je crois que je sais ce qui t’a contrarié.

– Quoi? demanda Levine troublé.

– Tu nous as observés pendant le souper, – et elle lui raconta l’entretien mystérieux qui lui avait paru suspect.

– Kitty, s’écria-t-il en voyant le visage pâle et ému de sa femme, je te fatigue, je t’épuise. Je suis un fou. Comment ai-je pu me torturer l’esprit d’une pareille niaiserie!

– Tu me fais peine!

– Peine? moi? je suis absurde, et pour me punir je vais accabler ce garçon des amabilités les plus irrésistibles, dit Levine, baisant les mains de sa femme. Tu vas voir!»

VIII

Deux équipages de chasse attendaient à la porte le lendemain matin, avant que les dames fussent levées. Laska, près du cocher, tout émue et comprenant les projets de son maître, désapprouvait le retard des chasseurs. Le premier qui parut fut Vassinka Weslowsky, en blouse verte, serrée à la taille par une ceinture de cuir odorant, chaussé de bottes neuves, coiffé de son béret à rubans, un fusil anglais à la main.

Laska sauta vers lui pour le saluer et lui demander à sa façon si les autres allaient venir; mais, se voyant incomprise, elle retourna à son poste et attendit, la tête penchée et l’oreille aux aguets. Enfin la porte s’ouvrit avec fracas pour laisser passer Crac, le «pointer» de Stépane Arcadiévitch, bondissant au-devant de celui-ci.

«Tout beau, tout beau», cria Oblonsky gaiement, cherchant à éviter les pattes du chien qui, dans sa joie, s’accrochait à la gibecière.

Il était grossièrement chaussé, portait un pantalon usé, un paletot court et un chapeau défoncé; en revanche son fusil était du plus récent modèle, et son carnier ainsi que sa cartouchière défiaient toute critique. Vassinka comprit que le dernier mot de l’élégance, pour un chasseur, était de tout subordonner à l’attirail même de la chasse; il se promit d’en faire, son profit une autre fois, et jeta un regard d’admiration sur Stépane Arcadiévitch.

«Notre hôte est en retard, fit-il remarquer.

«Il a une jeune femme, dit en souriant Oblonsky.

– Et quelle charmante femme!

– Il sera rentré chez elle, car je l’ai vu prêt à partir.»

Stépane Arcadiévitch avait deviné juste. Levine était retourné vers Kitty pour lui faire répéter qu’elle lui pardonnait son absurdité de la veille, et pour lui demander d’être prudente. Kitty fut obligée de jurer qu’elle ne lui en voulait pas de s’absenter pendant deux jours, et de promettre un bulletin de santé pour le lendemain. Ce départ ne plaisait guère à la jeune femme, mais elle s’y résigna gaiement en voyant l’entrain et l’animation de son mari.

«Mille excuses, messieurs! cria Levine accourant vers ses compagnons. A-t-on emballé le déjeuner? Va-t-en, Laska, à ta place!»

À peine montait-il en voiture qu’il fut arrêté par le vacher, qui le guettait au passage pour le consulter au sujet des génisses, puis par le charpentier, dont il dut rectifier les idées erronées sur la façon de construire un escalier. Enfin on partit, et Levine, heureux de se sentir débarrassé de ses soucis domestiques, éprouva une joie si vive qu’il aurait voulu se taire et ne songer qu’aux émotions qui l’attendaient. Trouverait-on du gibier? Laska tiendrait-elle tête à Crac? Lui-même ne se déconsidérerait-il pas comme chasseur, devant cet étranger? Oblonsky avait des préoccupations analogues; seul Weslowsky ne tarissait pas, et Levine, en l’écoutant bavarder, se reprocha ses injustices de la veille. C’était vraiment un bon garçon, auquel on ne pouvait guère reprocher que de considérer ses ongles soignés et sa tenue élégante comme autant de preuves de son incontestable supériorité. Du reste, simple, gai, bien élevé, prononçant admirablement le français et l’anglais: Levine l’eût autrefois pris en amitié.

À peine eurent-ils fait trois verstes, que Vassia s’aperçut de l’absence de son portefeuille et de ses cigares; le portefeuille contenant une somme assez ronde, il voulut s’assurer qu’il l’avait oublié à la maison.

«Laissez-moi monter votre cheval de volée (c’était un cheval cosaque sur lequel il galopait en imagination au travers des steppes), et je serai vite de retour.

– Inutile de vous déranger, mon cocher fera facilement la course,» répondit Levine, calculant que le poids de Vassinka représentait six pouds.

Le cocher fut dépêché en quête du portefeuille, et Levine prit les rênes.

IX

«Explique-nous ton plan, demanda Stépane Arcadiévitch.

– Le voici: nous nous rendons directement aux marais de Gvosdef, à vingt verstes d’ici, on nous trouverons certainement du gibier. En y arrivant vers le soir, nous pourrons profiter de la fraîcheur pour chasser; nous coucherons chez un paysan, et demain nous entreprendrons le grand marais.

– N’y a-t-il rien sur la route?

– Si fait, il y a deux bons endroits, mais cela nous retarderait, et il fait trop chaud.»

Levine comptait réserver pour son usage particulier ces chasses voisines de la maison; mais rien n’échappait à l’œil exercé d’Oblonsky, et, en passant devant un petit marais, il s’écria:

«Arrêtons-nous ici.

– Oh oui, arrêtons-nous, Levine», supplia Vassia.

Il fallut se résigner. Les chiens s’élancèrent aussitôt, et Levine resta à garder les chevaux. Une poule d’eau et un vanneau que tua Weslowsky furent tout ce qu’on trouva, et Levine se sentit un peu consolé.

Comme les chasseurs remontaient en voiture, Vassinka tenant gauchement son fusil et son vanneau d’une main, un coup retentit et les chevaux se cabrèrent; c’était la charge du fusil de Weslowsky, qui heureusement ne blessa personne et s’enfonça dans le sol. Ses compagnons n’eurent pas le courage de le gronder, tant il se montra désespéré; mais ce désespoir fit bientôt place à une gaieté folle à l’idée de leur panique et de la bosse que s’était faite Levine en se heurtant à son fusil. Malgré les remontrances de leur hôte, on descendit encore au second marais. Cette fois, Vassinka, après avoir tué une bécasse, prit Levine en pitié et offrit de le remplacer près des voitures. Levine ne résista pas, et Laska, qui gémissait sur l’injustice du sort, s’élança d’un bond vers les endroits giboyeux, avec une gravité que d’insignifiants oiseaux de marais ne parvinrent pas à ébranler. Elle fit quelques tours en cherchant une piste, puis s’arrêta soudain, et Levine, le cœur battant, la suivit en marchant prudemment.

«Pile!» cria-t-il.

Une bécasse s’éleva; il la visait déjà, lorsque le bruit de pas avançant lourdement dans l’eau, et les cris de Weslowsky le firent retourner. Le coup était manqué! À sa grande stupéfaction, Levine aperçut alors les voitures et les chevaux à moitié enfoncés dans la vase; Vassinka leur avait fait quitter la grande route pour le marais, afin de mieux assister à la chasse.

«Que le diable l’emporte! murmura Levine.

– Pourquoi avancer jusque là?» demanda-t-il sèchement au jeune homme, après avoir hélé le cocher pour l’aider à dégager les chevaux.

Non seulement on lui gâtait sa chasse et l’on risquait d’abîmer les chevaux, mais ses compagnons le laissèrent dételer et ramener les pauvres bêtes en lieu sec, sans lui offrir de l’aider; il est vrai que ni Stépane Arcadiévitch ni Weslowsky n’avaient la moindre notion de l’art d’atteler. En revanche, le coupable fit de son mieux pour dégager le char à bancs, et dans son zèle lui enleva une aile. Cette bonne volonté toucha Levine, qui se reprocha sa mauvaise humeur, et pour la dissimuler il donna l’ordre de déballer le déjeuner.

«Bon appétit, bonne conscience. Ce poulet va tomber jusqu’au fond de mes bottes, dit Vassia rasséréné en dévorant son second poulet. Nos malheurs sont finis, messieurs; tout nous réussira désormais, mais en punition de mes méfaits je demande à monter sur le siège et à vous servir d’automédon.»

Malgré les protestations de Levine, qui craignait pour ses chevaux, il dut le laisser faire, et la gaieté contagieuse de Weslowsky chantant des romances, et imitant un Anglais conduisant un «four-in-hand», finit par le gagner.

Ils atteignirent Gvosdef riant et plaisantant.

X

En approchant du but de leur expédition, Levine et Oblonsky eurent la même pensée, celle de se débarrasser de leur incommode compagnon.

«Le beau marais, s’écria Stépane Arcadiévitch, lorsque après une course folle ils arrivèrent encore en pleine chaleur du jour: remarquez-vous les oiseaux de proie? c’est toujours un indice de gibier.

– Le marais commence à cet îlot, messieurs, expliqua Levine tout en examinant son fusil; et il leur indiqua un point plus foncé qui tranchait sur l’immense plaine humide, fauchée par endroits. – Nous nous séparerons en deux camps si vous voulez bien, en nous dirigeant vers ce bouquet d’arbres; puis de là nous gagnerons le moulin. Il m’est arrivé de tuer ici jusqu’à dix-sept bécasses.

– Eh bien, prenez la droite, dit Stépane Arcadiévitch d’un air indifférent, il y a plus d’espace pour deux; moi, je prendrai la gauche.

– C’est ça, repartit Vassia, vous verrez que nous serons les plus forts.»

Force fut à Levine d’accepter cet arrangement, mais, après l’aventure du coup de fusil, il se méfiait de son compagnon de chasse, et lui recommanda de ne pas rester en arrière.

«Ne vous occupez pas de moi, je ne veux pas vous gêner», dit celui-ci.

Les chiens partirent, se rapprochant, puis s’éloignant, et cherchant la piste chacun de son côté; Levine connaissait les allures de Laska, et croyait déjà entendre le cri de la bécasse.

«Pif, paf!»

C’était Vassinka tirant sur des canards; une demi-douzaine de bécasses s’élevèrent les unes après les autres, et Oblonsky, profitant du moment, en abattit deux; Levine fut moins heureux. Stépane Arcadiévitch releva son gibier d’un air satisfait, et s’éloigna par la gauche en sifflant son chien, tandis que Levine rechargeait son fusil, laissant Weslowsky tirer à tort et à travers. Lorsque Levine manquait son premier coup, il perdait facilement son sang-froid et compromettait sa chasse; c’est ce qui lui arriva ce jour-là. Les bécasses étaient si nombreuses que rien n’eût été plus facile que de réparer une première maladresse, mais plus il allait, moins il était calme. Laska regardait les chasseurs d’un air de doute et de reproche, et cherchait mollement. Dans le lointain, chacun des coups de fusil d’Oblonsky semblait porter, et sa voix criant: «Crac, apporte», arrivait jusqu’à eux, tandis que le carnier de Levine, quand ils atteignirent une prairie appartenant à des paysans, et située au milieu des marais, ne contenait que trois petites pièces, dont l’une revenait à Vassia.

«Hé, les chasseurs! cria un paysan assis près d’une télègue dételée, et levant au-dessus de sa tête une bouteille d’eau-de-vie qui brilla au soleil. Venez boire un coup avec nous!

– Que disent-ils? demanda Weslowsky.

– Ils nous offrent de boire avec eux; ils se seront partagé les prairies. J’accepterais bien, – ajouta Levine, non sans arrière-pensée, espérant tenter Vassia.

– Mais pourquoi veulent-ils nous régaler?

– En signe de réjouissance probablement; allez-y, cela vous amusera.

– Allons, c’est curieux.

– Vous trouverez ensuite votre chemin jusqu’au moulin, – cria Levine, enchanté de voir Vassinka s’éloigner, courbé en deux, butant de ses pieds fatigués contre les mottes de terre, et tenant languissamment son fusil de son bras alourdi.

– Viens aussi toi», cria le paysan à Levine.

Un verre d’eau-de-vie n’eut pas été de trop, car Levine se sentait las et relevait avec peine ses pieds du sol marécageux, mais il aperçut Laska en arrêt, et oublia sa fatigue pour la rejoindre. La présence de Vassinka lui avait porté malheur, croyait-il, mais, celui-ci parti, la chasse ne fut pas plus heureuse, et cependant le gibier ne manquait pas. Quand il atteignit le point où Oblonsky devait le rejoindre, il avait cinq misérables oiseaux dans sa gibecière.

Crac précédait son maître d’un air triomphant; derrière le chien apparut Stépane Arcadiévitch, couvert de sueur, traînant la jambe, mais son carnier débordant de gibier.

«Quel marais! s’écria-t-il. Weslowsky a dû te gêner. Rien n’est plus incommode que de chasser à deux avec un chien», ajouta-t-il pour adoucir l’effet de son triomphe.

XI

Levine et Oblonsky trouvèrent Weslowsky déjà installé dans l’izba où ils devaient souper. Assis sur un banc, auquel il se cramponnait des deux mains, il faisait tirer ses bottes couvertes de vase, par un soldat, frère de leur hôtesse.

«Je viens d’arriver, dit-il, riant de son rire communicatif; ces paysans ont été charmants. Figurez-vous qu’après m’avoir fait boire et manger ils n’ont rien voulu accepter. Et quel pain! quelle eau-de-vie!

– Pourquoi vous auraient-ils fait payer? remarqua le soldat, ils ne vendent pas leur eau-de-vie.»

Les chasseurs ne se laissèrent par rebuter par la saleté de l’izba, que leurs bottes et les pattes de leurs chiens avaient souillée d’une boue noirâtre, et soupèrent avec un appétit qu’on ne connaît qu’à la chasse; puis, après s’être nettoyés, ils allèrent se coucher dans une grange à foin où le cocher leur avait préparé des lits.

La nuit tombait, mais l’envie de dormir ne leur venait pas, et l’enthousiasme de Vassinka pour l’hospitalité des paysans, la bonne odeur du foin, et l’intelligence des chiens couchés à leurs pieds, les tint éveillés.

Oblonsky leur raconta une chasse à laquelle il avait assisté l’année précédente chez Malthus, un entrepreneur de chemins de fer, riche à millions.

Il décrivit les immenses marais gardés du gouvernement de Tver, les dog-cars, les tentes dressées pour le déjeuner.

«Comment ces gens-là ne te sont-ils pas odieux? dit Levine se soulevant sur son lit de foin; leur luxe est révoltant, ils s’enrichissent à la façon des fermiers d’eau-de-vie d’autrefois, et se moquent du mépris public, sachant que leur argent mal acquis les réhabilitera.

– C’est bien vrai! s’écria Weslowsky. Oblonsky accepte leurs invitations par bonhomie, mais cet exemple est imité.

– Vous vous trompez, reprit Oblonsky; si je vais chez eux, c’est que je les considère comme de riches marchands ou de riches propriétaires, qui doivent la richesse à leur travail et à leur intelligence.

– Qu’appelles-tu travail? Est-ce de se faire donner une concession et de la rétrocéder?

– Certainement, en ce sens que si personne ne prenait cette peine, nous n’aurions pas de chemins de fer.

– Peux-tu assimiler ce travail à celui d’un homme qui laboure, et d’un savant qui étudie?

– Non, mais il n’en a pas moins un résultat, – des chemins de fer. Il est vrai que tu ne les approuves pas.

– Ceci est une autre question, mais je maintiens que lorsque la rémunération est en disproportion avec le travail, elle est malhonnête. – Ces fortunes sont scandaleuses. Le roi est mort, vive le roi; nous n’avons plus de fermes, mais les chemins de fer et les banques y suppléent.

– Tout cela peut être vrai, mais qui peut tracer la limite exacte du juste et de l’injuste? Pourquoi, par exemple, mes appointements sont-ils plus forts que ceux de mon chef de bureau, qui connaît les affaires mieux que moi?

– Je ne sais pas.

– Pourquoi gagnes-tu, disons cinq mille roubles, là où, avec plus de travail, notre hôte, le paysan, en gagne cinquante? Et pourquoi Malthus ne gagnerait-il pas plus que ses piqueurs? Au fond, je ne puis m’empêcher de croire que la haine qu’inspirent ces millionnaires tient simplement à de l’envie.

– Vous allez trop loin, interrompit Weslowsky; on ne leur envie pas leurs richesses, mais on ne peut se dissimuler qu’elles ont un côté ténébreux.

– Tu as raison, reprit Levine, en taxant d’injustes mes cinq mille roubles de bénéfice: j’en souffre.

– Mais pas au point de donner ta terre au paysan, dit Oblonsky qui, depuis quelque temps, lançait volontiers des pointes à son beau-frère, avec lequel, depuis qu’ils faisaient partie de la même famille, ses relations prenaient une nuance d’hostilité.

– Je ne la donne pas parce que je ne saurais comment m’y prendre pour me déposséder, et qu’ayant une famille j’ai des devoirs envers elle, et ne me reconnais pas le droit de me dépouiller.

– Si tu considères cette inégalité comme une injustice, il est de ton devoir de la faire cesser.

– Je tâche d’y parvenir en ne faisant rien pour l’accroître.

– Quel paradoxe!

– Oui, cela sent le sophisme, ajouta Weslowsky. Hé, camarade, cria-t-il à un paysan qui entr’ouvrait la porte en la faisant crier sur ses gonds: vous ne dormez donc pas encore, vous autres?

– Oh non, mais je vous croyais endormis; puis-je entrer prendre un crochet dont j’ai besoin? dit-il en montrant les chiens et se glissant dans la grange.

– Où dormirez-vous?

– Nous gardons nos chevaux au pâturage.

– La belle nuit! s’écria Vassinka, apercevant dans l’encadrement formé par la porte la maison et les voitures dételées, éclairées par la lune. D’où viennent ces voix de femmes?»

– Ce sont les filles d’à côté.

– Allons nous promener, Oblonsky; jamais nous ne pourrons dormir.

– Il fait si bon ici!

– J’irai seul, dit Vassinka se levant et se chaussant à la hâte. Au revoir, messieurs; si je m’amuse, je vous appellerai. Vous avez été trop aimables à la chasse pour que je vous oublie.

– C’est un brave garçon, n’est-ce pas? dit Oblonsky à Levine quand Vassinka et le paysan furent sortis.

– Oui, – répondit Levine, suivant toujours le fil de sa pensée: comment se faisait-il que deux hommes sincères et intelligents l’accusassent de sophisme alors qu’il exprimait ses sentiments aussi clairement que possible?

– Quoi qu’on fasse, reprit Oblonsky, il faut prendre son parti et reconnaître soit que la société a raison, soit qu’on profite de privilèges injustes, et, dans ce dernier cas, faire comme moi: en profiter avec plaisir.

– Non, si tu sentais l’iniquité de ces privilèges, tu n’en jouirais pas; moi du moins, je ne le pourrais pas.

– Au fait, pourquoi n’irions-nous pas faire un tour? dit Stépane Arcadiévitch, fatigué de cette conversation. Allons-y, puisque nous ne dormons pas.

– Non, je reste.

– Est-ce aussi par principe? demanda Oblonsky, cherchant sa casquette à tâtons.

– Non, mais qu’irais-je faire là-bas?

– Tu es dans une mauvaise voie, dit Stépane Arcadiévitch ayant trouvé ce qu’il cherchait.

– Pourquoi?

– Parce que tu prends un mauvais pli avec ta femme. J’ai remarqué l’importance que tu attachais à obtenir son autorisation pour t’absenter pendant deux jours. Cela peut être charmant à titre d’idylle, mais cela ne peut durer. L’homme doit maintenir son indépendance; il a ses intérêts, dit Oblonsky ouvrant la porte.

– Lesquels? ceux de courir après des filles de ferme?

– Si cela l’amuse. Ma femme ne s’en trouvera pas plus mal, pourvu que je respecte le sanctuaire de la maison; mais il ne faut pas se lier les mains.

– Peut-être, répondit sèchement Levine en se retournant. Demain je pars avec l’aurore et ne réveillerai personne, je vous en préviens.

– Messieurs, venez vite! vint leur dire Vassinka. Charmante! c’est moi qui l’ai découverte, une véritable Gretchen», ajouta-t-il d’un air approbateur.

Levine fit semblant de sommeiller et les laissa s’éloigner; il resta longtemps sans pouvoir s’endormir, écoutant les chevaux manger leur foin, le paysan partir avec son fils aîné pour garder les bêtes aux pâturages; puis le soldat se coucha dans le foin, de l’autre côté de la grange, avec son petit neveu. L’enfant faisait à voix basse des questions sur les chiens, qui lui semblaient des bêtes terribles: l’oncle le fit bientôt taire, et le silence ne fut plus troublé que par ses ronflements.

Levine, tout en restant sous l’impression de sa conversation avec Oblonsky, pensait au lendemain: «Je me lèverai avec le soleil, je saurai garder mon sang-froid; il y a des bécasses en quantité; en rentrant peut-être trouverai-je un mot de Kitty. Oblonsky n’a-t-il pas raison de me reprocher de m’efféminer avec elle? Qu’y faire?» Il entendit, tout en dormant, ses compagnons rentrer, et ouvrit une seconde les yeux pour les voir éclairés par la lune dans l’entrebâillement de la porte.

«Demain avec l’aurore, messieurs», leur dit-il, et il se rendormit.

XII

Le lendemain, il fut impossible de réveiller Vassia, couché sur le ventre et dormant à poings fermés; Oblonsky refusa également de se lever, et Laska elle-même, blottie en rond dans le foin, étira paresseusement ses pattes de derrière avant de se décider à suivre son maître. Levine se chaussa, prit son fusil et sortit avec précaution. Les cochers dormaient près des voitures, les chevaux sommeillaient; il faisait à peine jour.

«Pourquoi vous lever si matin, petit père? demanda une vieille femme en sortant de l’izba et l’accostant amicalement comme une bonne connaissance.

– Je vais à la chasse; par où faut-il passer pour gagner le marais?

– Suis le sentier derrière nos granges», dit la vieille femme, et elle le conduisit elle-même pour le mettre en bon chemin.

Laska courait devant, et Levine la suivit allègrement, interrogeant le ciel et comptant atteindre le marais avant que le soleil fût levé. La lune, visible encore quand il avait quitté la grange, s’effaçait peu à peu; l’étoile du matin se distinguait à peine, et des points d’abord vagues à l’horizon prenaient des contours plus distincts; c’étaient des tas de blé. Les moindres sons se percevaient nettement dans le calme absolu de l’air, et une abeille, en frôlant l’oreille de Levine, lui parut siffler comme une balle.

Des vapeurs blanches, d’où ressortaient, semblables à des îlots, des bouquets de cytise, indiquaient le grand marais au bord duquel des hommes et des enfants enveloppés de caftans dormaient profondément, après avoir veillé. Les chevaux paissaient encore, faisant résonner leurs chaînes et, effrayés par Laska, se jetèrent du côté de l’eau en barbotant de leurs pieds liés.

Le chien leur jeta un regard moqueur en regardant son maître.

Quand Levine eut dépassé les paysans endormis, il examina la capsule de son fusil, et donna un coup de sifflet pour indiquer à Laska qu’ils entraient en chasse. Elle partit aussitôt, ravie et affairée, flairant sur le sol mouvant, parmi d’autres parfums connus, cette odeur d’oiseau qui la troublait plus que toute autre. Afin de mieux sentir la direction du gibier, elle s’éloigna et se mit sous le vent, galopant doucement pour pouvoir brusquement s’arrêter; bientôt sa course se ralentit, car elle ne suivait plus une piste, elle tenait le gibier lui-même; il était là en abondance, mais où? La voix du maître retentit du côté opposé: «Laska, ici!» Elle s’arrêta hésitante, fit semblant d’obéir, mais revint à l’endroit qui l’attirait, traçant des cercles pour se fixer enfin, sûre de son fait, et tremblante d’émotion, devant un monticule. Ses jambes trop basses l’empêchaient de voir, mais son flair ne la trompait pas. Immobile, la gueule entr’ouverte, les oreilles dressées, elle respirait, avec peine, jouissant de l’attente, et regardant son maître sans oser tourner la tête. Celui-ci, croyait-elle, avançait lentement; il courait au contraire, butant contre des mottes de terre et regardant avec des yeux qu’elle trouvait terribles; car, avec une superstition de chasseur, ce qu’il craignait par-dessus tout, c’était de manquer son premier coup. En approchant, il vit ce que Laska ne pouvait que flairer, une bécasse cachée entre deux monticules.

«Pile», cria-t-il.

«Ne se trompe-t-il pas? pensa Laska, je les sens, mais je ne les vois pas; si je bouge, je ne saurai plus où les prendre.»

Mais, encouragée par un coup de genou de son maître, elle se lança éperdue et ne sachant plus ce qu’elle faisait.

Une bécasse se leva aussitôt, et l’on entendit le bruit de son vol; Levine tira; l’oiseau s’abattit, frappant l’herbe humide de sa poitrine blanche; une seconde bécasse eut le même sort.

«Bonne besogne, Laska», dit Levine mettant le gibier tout chaud dans son charnier.

Le soleil était levé quand Levine s’avança dans le marais; la lune ne semblait plus qu’un point blanc dans l’espace, toutes les étoiles avaient disparu. Les flaques d’eau argentées par la rosée reflétaient maintenant de l’or; l’herbe prenait une nuance d’ambre; les oiseaux des marais s’agitaient dans les buissons, des vautours perchés sur les tas de blé regardaient leur domaine d’un air mécontent, et les corneilles voletaient dans les champs. La fumée du fusil blanchissait l’herbe verte comme une traînée de lait. Un des dormeurs avait déjà remis son caftan, et des enfants ramenaient les chevaux sur la route.

«Petit oncle, cria un des gamins à Levine, il y a aussi des canards par ici, nous en avons vu hier.»

Levine éprouva un certain plaisir à tuer encore deux bécasses devant l’enfant.

XIII

La superstition du premier coup de fusil ne se trouva pas vaine; Levine rentra vers dix heures fatigué, affamé, mais enchanté, après avoir parcouru une trentaine de verstes, tué dix-neuf bécasses et un canard, que, faute de place dans son carnier, il suspendit à sa ceinture. Ses compagnons, levés depuis longtemps, avaient eu le loisir de mourir de faim en l’attendant, puis de déjeuner.

Le sentiment d’envie de Stépane Arcadiévitch à la vue de ces petites bêtes, la tête penchée, repliées sur elles-mêmes, si différentes de ce qu’elles étaient sur les marais, causa un certain plaisir à Levine. Pour comble de bonheur, il trouva un billet de Kitty.

«Je vais à merveille, écrivait-elle, et si tu ne me crois pas suffisamment gardée, rassure-toi en apprenant que Marie Wlasiewna est ici (c’était la sage-femme, un personnage nouveau et fort important dans la famille). Elle me trouve en parfaite santé, et restera quelques jours avec nous; ainsi ne te presse pas de revenir si tu t’amuses.»

La chasse et ce billet effacèrent dans l’esprit de Levine deux incidents moins agréables: le premier était l’état de fatigue du cheval de volée, surmené la veille et refusant de manger; le second, plus grave, de ne plus rien trouver des nombreuses provisions données par Kitty au départ. Levine comptait particulièrement sur des petits pâtés, dont il croyait déjà sentir le fumet: en rentrant, ils avaient tous disparu, aussi bien que les poulets et la viande; les os avaient été dévorés par les chiens.

«Parlez-moi de cet appétit!» dit Oblonsky, désignant Vassinka. Je ne puis me plaindre du mien, mais celui de ce jeune homme le dépasse.

Levine, agacé et prêt à pleurer de contrariété, ne put s’empêcher de s’écrier:

«On aurait vraiment pu songer à me laisser quelque chose!»

Il dut se contenter de lait, que son cocher alla lui chercher, mais, sa faim apaisée, il fut confus d’avoir témoigné si vivement son désappointement, et se moqua le premier de sa colère.

Le même soir, après une dernière chasse où Vassinka fit quelques prouesses, les trois compagnons reprirent le chemin de la maison, et y arrivèrent la nuit. Le retour fut très gai; Weslowsky ne cessa de rire et de plaisanter en se rappelant ses aventures avec les jeunes filles et les paysans; Levine, en paix avec son hôte, se sentit délivré de ses mauvais sentiments envers lui.

XIV

Vers dix heures du matin, après avoir fait sa ronde à la ferme, Levine frappait à la porte de Vassinka.

«Entrez, dit celui-ci, excusez-moi, mais je termine mes ablutions.

– Ne vous gênez pas. Avez-vous bien dormi?

– Comme un mort.

– Que prenez-vous le malin, du café ou du thé?

– Ni l’un ni l’autre, je déjeune à l’anglaise. Je suis honteux d’être ainsi en retard! Ces dames sont sans doute levées? Ne serait-ce pas le moment de faire une promenade? vous me montrerez vos chevaux?»

Levine y consentit volontiers; ils firent le tour du jardin, examinèrent l’écurie, firent un peu de gymnastique, et rentrèrent au salon.

«Nous avons eu une chasse bien amusante, dit Weslowsky s’approchant de Kitty installée près du samovar. Quel dommage que les dames soient privées de ce plaisir!»

«Il faut bien qu’il dise un mot à la maîtresse de la maison», pensa Levine, déjà ennuyé de l’air conquérant du jeune homme.

La princesse causait avec la sage-femme et Serge Ivanitch sur la nécessité d’installer sa fille à Moscou pour l’époque de sa délivrance, et elle appela son gendre pour lui parler de cette grave question. Rien ne froissait Levine autant que cette attente banale d’un événement aussi extraordinaire que la naissance d’un fils, car ce serait un fils. Il n’admettait pas que cet invraisemblable bonheur, entouré de tant de mystère pour lui, fût discuté comme un fait très ordinaire par ces femmes qui en comptaient l’échéance sur leurs doigts; leurs entretiens, aussi bien que les objets de layette, le blessaient, et il détournait l’oreille comme autrefois quand il devait songer aux préparatifs de son mariage.

La princesse ne comprenait rien à ces impressions, et voyait dans cette indifférence apparente de l’étourderie et de l’insouciance; aussi ne lui laissait-elle pas de repos; elle venait de charger Serge Ivanitch de chercher un appartement, et tenait à ce que Constantin donnât son avis.

«Faites ce que bon vous semble, princesse, je n’y entends rien.

– Mais il faut décider l’époque à laquelle vous rentrerez à Moscou.

– Je l’ignore; ce que je sais, c’est que des millions d’enfants naissent hors de Moscou.

– Dans ce cas…

– Kitty fera ce qu’elle voudra.

– Kitty ne doit pas entrer dans des détails qui pourraient l’effrayer; rappelle-toi que Nathalie Galizine est morte en couches ce printemps, faute d’un bon accoucheur.

– Je ferai ce que vous voudrez», répéta encore Levine, d’un air sombre, et il cessa d’écouter sa belle-mère; son attention était ailleurs.

«Cela ne peut durer ainsi», pensait-il, jetant de temps en temps un coup d’œil sur Vassinka penché, vers Kitty, et sur sa femme troublée et rougissante. La pose de Weslowsky lui parut inconvenante, et, comme l’avant-veille, il tomba soudain des hauteurs du bonheur le plus idéal dans un abîme de haine et de confusion. Le monde lui devint insupportable.

«Comme tu descends tard, dit en ce moment Oblonsky, étudiant la physionomie de Levine, à Dolly qui entrait au salon.

– Macha a mal dormi et m’a fatiguée», répondit Daria Alexandrovna.

Vassinka se leva un instant, salua et se rassit pour reprendre sa conversation avec Kitty; il lui parlait encore d’Anna, discutant la possibilité d’aimer dans ces conditions extralégales, et, quoique l’entretien déplût à la jeune femme, elle était trop inexpérimentée et trop naïve pour savoir y mettre un terme et dissimuler la gêne à la fois et l’espèce de plaisir que lui causaient les attentions du jeune homme. La crainte de la jalousie de son mari contribuait à son émotion, car elle savait d’avance qu’il interpréterait mal chacune de ses paroles, chacun de ses gestes.

«Où vas-tu, Kostia? lui demanda-t-elle d’un air coupable en le voyant sortir d’un pas délibéré.

– Je vais parler à un mécanicien allemand venu en mon absence», répondit-il sans la regarder, convaincu de l’hypocrisie de sa femme.

À peine fut-il dans son cabinet qu’il entendit le pas bien connu de Kitty descendant l’escalier avec une imprudente vivacité. Elle frappa à sa porte.

«Que veux-tu? Je suis occupé, dit-il sèchement.

– Excusez-moi, fit Kitty entrant et, s’adressant à l’Allemand: j’ai un mot à dire à mon mari.»

Le mécanicien voulut sortir, mais Levine l’arrêta.

«Ne vous dérangez pas.

– Je ne voudrais pas manquer le train de trois heures», fit remarquer l’Allemand.

Sans lui répondre, Levine sortit avec sa femme dans le corridor.

«Que voulez-vous? lui demanda-t-il froidement en français, sans vouloir remarquer son visage contracté par l’émotion.

– Je… je voulais te dire que cette vie est un supplice…, murmura-t-elle.

– Il y a du monde à l’office, ne faites pas de scènes», dit-il avec colère.

Kitty voulut l’entraîner dans une pièce voisine, mais Tania y prenait une leçon d’anglais; elle l’emmena au jardin.

Un jardinier y nettoyait les allées; peu soucieuse de l’effet que pouvait produire sur cet homme son visage couvert de larmes, Kitty avança rapidement, suivie de son mari, qui sentait comme elle le besoin d’une explication et d’un tête-à-tête, afin de rejeter loin d’eux le poids de leur tourment.

«Mais c’est un martyre qu’une existence pareille! pourquoi souffrons-nous ainsi, qu’ai-je fait? dit-elle lorsqu’ils eurent atteint un banc dans une allée isolée.

– Avoue que son attitude avait quelque chose de blessant, d’inconvenant? lui demanda Levine, serrant sa poitrine à deux mains comme l’avant-veille.

– Oui… répondit-elle, d’une voix tremblante, mais ne vois-tu pas, Kostia, que ce n’est pas ma faute? J’avais voulu dès le matin le remettre à sa place… Mon Dieu, pourquoi sont-ils tous venus! nous étions si heureux!» Et les sanglots étouffèrent sa voix.

Le jardinier, quand il les revit peu après avec des visages calmes et heureux, ne comprit pas ce qui avait pu se passer de joyeux sur ce banc isolé.

XV

Sa femme rentrée dans son appartement, Levine se rendit chez Dolly et la trouva très excitée, arpentant sa chambre de long en large, et grondant la petite Macha, qui, debout dans un coin, pleurait à chaudes larmes.

«Tu resteras là toute la journée, sans dîner, sans poupées, et tu n’auras pas de robe neuve, disait-elle, à bout de châtiments.

– Qu’a-t-elle fait? demanda. Levine, contrarié d’arriver mal à propos, car il voulait consulter sa belle-sœur.

– C’est une mauvaise fille! Ah! combien je regrette miss Elliott; cette gouvernante est une vraie machine! Figure-toi…»

Et elle raconta les méfaits de la coupable Macha.

«Je ne vois là rien de bien grave, c’est une gaminerie…

– Mais, qu’as-tu, toi? tu as l’air ému, que s’est-il passé?» demanda Dolly.

Et au ton dont elle fit ces questions, Levine sentit qu’il serait compris.

«Nous venons de nous quereller avec Kitty, c’est la seconde fois depuis l’arrivée de Stiva.»

Dolly le regarda de ses yeux intelligents.

«La main sur la conscience, dis-moi si ce jeune homme a un ton qui puisse non seulement être désagréable, mais intolérable pour un mari?

«Que veux-tu que je te dise… Selon les idées reçues dans le monde, il se conduit comme tous les jeunes gens, il fait la cour à une jeune femme, et un mari homme du monde en serait flatté.

– C’est ça, tu l’as remarqué?

– Non seulement moi, mais Stiva m’a fait, après le thé, la même remarque.

– Alors me voilà tranquille, je vais le chasser, dit Levine.

– As-tu perdu l’esprit? s’écria Dolly avec terreur, à quoi penses-tu, Kostia?… Va, dit-elle, s’interrompant pour se tourner vers l’enfant prête à quitter son coin, va trouver Fanny… Je t’en prie, laisse-moi parler à Stiva; il l’emmènera, on peut lui dire qu’on attend du monde…

– Non, non, je ferai l’exécution moi-même, cela m’amusera… Allons, Dolly, pardonne-lui», dit-il en montrant la petite criminelle debout près de sa mère, la tête basse et n’osant aller chez Fanny.

L’enfant, voyant sa mère radoucie, se jeta dans ses bras en sanglotant, et Dolly lui posa tendrement sa main amaigrie sur la tête.

«Il n’y a rien de commun entre ce garçon et nous», pensa Levine, se mettant en quête de Vassinka.

Dans le vestibule, il donna l’ordre d’atteler la calèche.

«Les ressorts se sont cassés hier, répondit le domestique.»

– Alors le tarantass, mais au plus vite.»

Vassinka mettait des guêtres pour monter à cheval, la jambe posée sur une chaise, lorsque Levine entra. Le visage de celui-ci avait une expression particulière, aussi Weslowsky ne put se dissimuler que son «petit brin de cour» n’était pas à sa place dans cette famille; il se sentit aussi mal à l’aise que peut l’être un jeune homme du monde.

«Vous montez à cheval en guêtres? lui demanda Levine, s’emparant d’une baguette qu’il avait cueillie le matin en faisant de la gymnastique.

– Oui, c’est plus propre», répondit Vassinka, achevant de boutonner sa guêtre.

C’était au fond un si bon enfant, que Levine se sentit honteux en remarquant la soudaine timidité de son hôte.

«Je voulais… – il s’arrêta confus, mais continua en se rappelant sa scène avec Kitty… – je voulais vous dire que j’ai fait atteler.

– Pourquoi? où allons-nous? demanda Vassinka étonné.

– Pour vous mener à la gare, dit Levine d’un air sombre.

– Partez-vous? est-il survenu quelque chose?

– Il est survenu que j’attends du monde, continua Levine, cassant sa baguette de plus en plus vivement; ou plutôt non, je n’attends personne, mais je vous prie de partir: interprétez mon impolitesse comme bon vous semblera.»

Vassinka se redressa avec dignité.

«Veuillez m’expliquer…

– Je n’explique rien, et vous ferez mieux de ne pas me questionner», dit Levine lentement, tâchant de rester calme et d’arrêter le tremblement convulsif de ses traits, mais continuant à briser sa baguette. Le geste et la tension des muscles dont Vassinka avait éprouvé la vigueur le matin même, en faisant de la gymnastique, convainquirent celui-ci mieux que des paroles. Il haussa les épaules, sourit dédaigneusement, salua et dit:

«Pourrai-je voir Oblonsky?

– Je vais vous l’envoyer, répondit Levine, que ce haussement d’épaules n’offensa pas; que lui reste-t-il d’autre à faire?» pensa-t-il.

«Mais cela n’a pas le sens commun, c’est du dernier ridicule! s’écria Stépane Arcadiévitch lorsqu’il rejoignit Levine au jardin, après avoir appris de Weslowsky qu’il était chassé. Quelle mouche t’a piquée? Si ce jeune homme…»

La place piquée se trouvait encore si sensible que Levine interrompit son beau-frère dans les explications qu’il voulait lui donner.

«Ne prends pas la peine de disculper ce jeune homme; je suis désolé, aussi bien à cause de toi que de lui, mais il se consolera facilement, tandis que pour ma femme et pour moi sa présence devenait intolérable.

– Jamais je ne t’aurais cru capable d’une action semblable; on peut être jaloux, mais pas à ce point!»

Levine lui tourna le dos, et continua à marcher dans l’allée, en attendant le départ. Bientôt il entendit un bruit de roues, et vit passer au travers des arbres Vassinka assis sur du foin (le tarantass n’avait pas même de siège), les rubans de son béret flottant derrière lui à la moindre secousse.

«Qu’est-ce encore?» pensa Levine voyant le domestique sortir en courant de la maison pour arrêter la véhicule: c’était afin d’y placer le mécanicien qu’on avait oublié, et qui prit place, en saluant, auprès de Vassinka.

Serge Ivanitch et la princesse furent outrés de la conduite de Levine; lui-même se sentait ridicule au suprême degré; mais, en songeant à ce que Kitty et lui avaient souffert, il s’avoua qu’au besoin il eût recommencé. On se retrouva le soir avec une recrudescence de gaieté, comme des enfants après une punition, ou des maîtres de maison au lendemain d’une réception officielle pénible; chacun se sentait soulagé, et Dolly fit rire Warinka aux larmes, en lui racontant pour la troisième fois, et toujours avec de nombreuses amplifications, ses propres émotions. Elle avait, disait-elle, réservé en l’honneur de leur hôte une paire de délicieuses bottines toutes neuves; le moment de les produire était venu; elle entrait au salon, lorsqu’un bruit de ferraille dans l’avenue l’attira à la fenêtre. Quel spectacle s’offrait à sa vue! Vassinka lui-même, son petit béret, ses rubans flottants, ses romances et ses guêtres, ignominieusement assis sur du foin! Si du moins on lui avait attelé une voiture! mais non! Tout à coup on l’arrête… Dieu merci! on s’est ravisé, on a pris pitié de lui… Pas du tout: c’est un gros Allemand qu’on ajoute à son malheur! Décidément, l’effet des bottines était manqué!

XVI

Daria Alexandrovna, tout en craignant d’être désagréable aux Levine, qui redoutaient un rapprochement avec Wronsky, tenait à aller voir Anna pour lui prouver que son affection n’avait pas varié. Le petit voyage qu’elle projetait offrait certaines difficultés, et, afin de ne pas gêner son beau-frère, elle voulut louer des chevaux au village. Dès que Levine en fut averti, il vint adresser de vifs reproches à sa belle-sœur.

«Pourquoi t’imagines-tu me faire de la peine en allant chez Wronsky? Quand d’ailleurs cela serait, tu m’affligerais plus encore en te servant d’autres chevaux que des miens; ceux qu’on te louera ne pourront jamais faire 70 verstes d’une traite.»

Dolly finit par se soumettre, et au jour indiqué, Levine lui ayant fait préparer un relais à mi-chemin, elle se mit en route, sous la protection du teneur de livres, qu’on avait, pour plus de sécurité, placé près du cocher en guise de valet de pied. L’attelage n’était pas beau, mais capable de fournir une longue course, et Levine, outre qu’il accomplissait un devoir d’hospitalité, économisait ainsi à Dolly une dépense lourde dans l’état actuel de ses finances.

Le jour commençait à poindre quand Daria Alexandrovna partit; bercée par l’allure régulière des chevaux, elle s’assoupit, et ne se réveilla qu’au relais; là elle prit du thé chez le riche paysan où Levine, en allant chez Swiagesky, s’était autrefois arrêté, et, après s’être reposée en bavardant avec le vieillard et les jeunes femmes, elle continua son voyage.

Dolly, dans sa vie occupée et absorbée par ses devoirs maternels, avait peu le temps de réfléchir; aussi cette course solitaire de quatre heures lui fournit-elle une rare occasion de méditer sur son passé et de le considérer sous ses différents aspects.

Elle pensa d’abord à ses enfants, recommandés aux soins de sa mère et de sa sœur (c’était sur celle-ci qu’elle comptait particulièrement). «Pourvu que Macha ne fasse plus de sottises, que Gricha n’aille pas attraper quelque coup de pied de cheval, et que Lili ne se donne pas d’indigestion!» se dit-elle. D’autres préoccupations, plus importantes, succédèrent à ces petits soucis du moment: elle devait changer d’appartement en rentrant à Moscou, il faudrait rafraîchir le salon; sa fille aînée aurait besoin d’une fourrure pour l’hiver! Puis vinrent d’autres questions graves: Comment ferait-elle pour continuer convenablement l’éducation des enfants? Les filles l’inquiétaient peu, mais les garçons? Elle avait pu s’occuper elle-même de Gricha cet été, parce que par extraordinaire sa santé ne l’en avait pas empêchée; mais qu’une grossesse survînt… Et elle songea qu’il était injuste de considérer les douleurs de l’enfantement comme le signe de la malédiction qui pèse sur la femme:

«C’est si peu de chose, comparé aux misères de la grossesse!» Et elle se rappela sa dernière épreuve en ce genre et la perte de son enfant! Ce souvenir lui remit en mémoire son entretien avec la jeune femme, fille du vieux paysan chez qui elle avait pris le thé; interrogée sur le nombre de ses enfants, la paysanne avait répondu que sa fille unique était morte pendant le carême.

«Tu en es bien triste?

– Oh non; le grand-père ne manque pas de petits-enfants, et celle-là n’était qu’un souci de plus. Que peut-on faire avec un nourrisson sur les bras? C’est un obstacle à tout.»

Cette réponse avait paru révoltante à Dolly dans la bouche d’une femme dont la physionomie exprimait la bonté.

«En résumé, pensa-t-elle, se rappelant ses quinze années de mariage, ma jeunesse s’est passée à avoir mal au cœur, à me sentir maussade, dégoûtée de tout, et à paraître hideuse, car si notre jolie Kitty enlaidit pour le moment, combien n’ai-je pas dû être affreuse!» Et elle tressaillit en songeant à ses souffrances, à ses longues insomnies, aux misères de l’allaitement, à l’énervement et à l’irritabilité qui en résultaient! puis, c’étaient les maladies des enfants, les mauvais penchants à combattre, les frais d’éducation, le latin et ses difficultés, et, pis que tout, la mort! Son cœur de mère saignait cruellement encore de la perte de son dernier-né, enlevé par le croup; elle se rappela sa douleur solitaire devant ce petit front blanc, entouré de cheveux frisés, de cette bouche étonnée et entr’ouverte, au moment où retombait le couvercle du cercueil rose brodé d’argent. Elle avait été seule à pleurer, et l’indifférence générale lui avait été une douleur de plus.

«Et pourquoi tout cela? quel sera le résultat de cette vie pleine de soucis, si ce n’est une famille pauvre et mal élevée? Qu’aurais-je fait cet été si les Levine ne m’avaient invitée à venir chez eux? Mais, quelque affectueux et délicats qu’ils soient, ils ne pourront recommencer, car à leur tour ils auront des enfants qui rempliront la maison. Papa s’est presque dépouillé pour nous, lui non plus ne pourra pas m’aider; comment arriverai-je à faire des hommes de mes fils? Il faudra chercher des protections, m’humilier, car je ne puis compter sur Stiva; ce que je puis espérer de plus heureux, c’est qu’ils ne tournent pas mal; et que de souffrances pour en arriver là!» Les paroles de la jeune paysanne avaient du vrai dans leur cynisme naïf.

«Approchons-nous, Philippe? demanda-t-elle au cocher pour écarter ces pénibles pensées.

– Il nous reste sept verstes à partir du village.»

La calèche traversa un petit pont où les moissonneuses, la faucille sur l’épaule, s’arrêtèrent pour la regarder passer. Tous ces visages semblaient gais, contents, pleins de vie et de santé.

«Chacun vit et jouit de l’existence, se dit Dolly tandis que la vieille calèche montait au trot une petite côte, moi seule me fais l’effet d’une prisonnière momentanément mise en liberté. Ma sœur Nathalie, Warinka, ces femmes, Anna, savent toutes ce que c’est que l’existence, moi je l’ignore. Et pourquoi accuse-t-on Anna? Si je n’avais pas aimé mon mari, j’en aurais fait autant. Elle a voulu vivre, n’est-ce pas un besoin que Dieu nous a mis au cœur? Moi-même n’ai-je pas regretté d’avoir suivi ses conseils au lieu de me séparer de Stiva? qui sait? j’aurais pu recommencer l’existence, aimer, être aimée! Ce que je fais est-il plus honorable? Je supporte mon mari, parce qu’il m’est nécessaire, voilà tout! J’avais encore quelque beauté alors!» Et elle voulut tirer de son sac un petit miroir de voyage, mais la crainte d’être surprise par les deux hommes sur le siège l’arrêta; sans avoir besoin de se regarder, elle se rappela qu’elle pouvait plaire encore, et pensa à l’amabilité de Serge Ivanitch, au dévouement du bon Tourovtzine qui, par amour pour elle, l’avait aidée à soigner ses enfants pendant la scarlatine; elle se rappela même un tout jeune homme, sur le compte duquel Stiva la taquinait. Et les romans les plus passionnés, les plus invraisemblables se présentèrent à son imagination.

«Anna a eu raison, elle est heureuse, elle fait le bonheur d’un autre; elle doit être belle, brillante, pleine d’intérêt pour toute chose, comme par le passé.» Un sourire effleura les lèvres de Dolly poursuivant en pensée un roman analogue à celui d’Anna, dont elle serait l’héroïne; elle se représenta le moment où elle avouait tout à son mari, et se mit à rire en songeant à la stupéfaction de Stiva.

XVII

Le cocher héla des paysans assis sur la lisière d’un champ de seigle près de télègues dételées.

«Avance donc, fainéant!» cria-t-il.

Le paysan qui vint à son appel, un vieillard au dos voûté, les cheveux retenus autour de la tête par une mince lanière de cuir, approcha de la calèche.

«La maison seigneuriale? chez le comte? répéta-t-il, prenez le premier chemin à gauche, vous tomberez dans l’avenue qui y mène. Mais qui demandez-vous? le comte lui-même?

– Sont-ils chez eux? mon ami, dit Dolly ne sachant trop comment demander Anna.

– Ils doivent y être, car il arrive du monde tous les jours, dit le vieux, désireux de prolonger la conversation. Et vous autres, qui êtes-vous?

– Nous venons de loin, fit le cocher; ainsi nous approchons?»

À peine allait-il repartir que des voix crièrent:

«Arrête, arrête; les voici eux-mêmes.» On voyait quatre cavaliers et un tilbury débouchant sur la route.

C’était Wronsky, Anna, Weslowsky et un groom à cheval; la princesse Barbe et Swiagesky suivaient en voiture; ils étaient tous venus pour voir fonctionner une moissonneuse à vapeur.

Anna, sa jolie tête coiffée d’un chapeau d’homme, d’où s’échappaient les mèches frisées de ses cheveux noirs, montait avec aisance un cob anglais. Dolly, d’abord scandalisée de la voir à cheval, parce qu’elle y attachait une idée de coquetterie peu convenable dans une situation fausse, fut si frappée de la parfaite simplicité de son amie, que ses préventions s’évanouirent. Weslowsky accompagnait Anna sur un cheval de cavalerie plein de feu; Dolly, en le voyant, ne put réprimer un sourire. Wronsky les suivait sur un pur sang bai foncé, et le groom fermait la marche.

Le visage d’Anna s’illumina en reconnaissant la petite personne blottie dans un coin de la vieille calèche, et, poussant un cri de joie, elle mit son cob au galop, sauta légèrement de cheval sans l’aide de personne, en voyant Dolly descendre, et, ramassant sa jupe, courut au-devant d’elle.

«Dolly! quel bonheur inespéré! dit-elle embrassant la voyageuse et la regardant avec un sourire reconnaissant. Tu ne saurais croire le bien que tu me fais! Alexis, dit-elle se tournant vers le comte, qui, lui aussi, avait mis pied à terre: quel bonheur!»

Wronsky souleva son chapeau gris et s’approcha.

«Votre visite nous rend bien heureux», dit-il avec un accent particulier de satisfaction.

Vassinka agita son béret sans quitter sa monture.

«C’est la princesse Barbe, fit Anna, répondant à un regard interrogateur de Dolly en voyant approcher le tilbury.

– Ah!» répondit celle-ci, dont le visage exprima involontairement un certain mécontentement.

La princesse Barbe, une tante de son mari, ne jouissait pas de la considération de sa famille; son amour du luxe l’avait mise sous la dépendance humiliante de parents riches, et c’était à cause de la fortune de Wronsky qu’elle s’était maintenant accrochée à Anna. Celle-ci remarqua la désapprobation de Dolly et rougit en trébuchant sur son amazone.

L’échange de politesses entre Daria Alexandrovna et la princesse fut assez froid; Swiagesky s’informa de son ami Levine, l’original, et de sa jeune femme, puis, après un regard jeté sur la vieille calèche, il offrit aux dames de monter en tilbury.

«Je prendrai ce véhicule pour rentrer, et la princesse vous ramènera parfaitement; elle conduit très bien.

– Oh non, interrompit Anna, restez où vous êtes, je rentrerai avec Dolly.»

Jamais Daria Alexandrovna n’avait rien vu d’aussi brillant que ces chevaux et cet équipage; mais ce qui la frappa plus encore, ce fut l’espèce de transfiguration d’Anna, qu’un œil moins affectueusement observateur que le sien n’eût peut-être pas remarquée; pour elle, Anna resplendissait de l’éclat de cette beauté fugitive que donne à une femme la certitude d’un amour partagé; toute sa personne, depuis les fossettes de ses joues et le pli de sa lèvre, jusqu’à son ton amicalement brusque lorsqu’elle permit à Weslowsky de monter son cheval, respirait une séduction dont elle semblait avoir conscience.

Les deux femmes éprouvèrent un moment de gêne quand elles furent seules. Anna se sentait mal à l’aise sous le regard questionneur de Dolly, et celle-ci, depuis la réflexion de Swiagesky, était confuse de la pauvreté de son équipage. Les hommes sur le siège partageaient cette impression, mais Philippe, le cocher, résolu de protester, eut un sourire ironique en examinant le trotteur noir attelé au tilbury: «Cette bête-là pouvait être bonne pour le «promenage», mais incapable de fournir quarante verstes par la chaleur», décida-t-il intérieurement en manière de consolation.

Les paysans quittèrent leurs télègues afin de contempler la rencontre des amis.

«Ils sont bien aises tout de même de se revoir, remarqua le vieux.

– Regarde donc cette femme en pantalons, dit un autre en montrant Weslowsky sur la selle de dame.

– Dites donc, enfants, nous ne dormirons plus.

– C’est fini, fit le vieux en regardant le ciel; l’heure est passée, à l’ouvrage.»

XVIII

Anna, en regardant Dolly fatiguée, ridée et couverte de poussière, fut sur le point de lui dire qu’elle la trouvait maigrie; mais l’admiration pour sa propre beauté qu’elle lut dans les yeux de sa belle-sœur, l’arrêta:

«Tu m’examines? dit-elle avec un soupir; tu te demandes comment, dans ma position, je puis paraître aussi heureuse? J’avoue que je le suis d’une façon impardonnable. Ce qui s’est passé en moi tient de l’enchantement; je suis sortie de mes misères comme on sort d’un cauchemar; et quel réveil! surtout depuis que nous sommes ici! – et elle regarda Dolly avec un sourire craintif.

– Tu me fais plaisir en me parlant ainsi; je suis heureuse pour toi, répondit Daria Alexandrovna plus froidement qu’elle ne l’aurait voulu. – Mais pourquoi ne m’as-tu pas écrit?

– Je n’en ai pas eu le courage.

– Pas le courage avec moi? Si tu savais combien… – et Dolly allait lui parler de ses réflexions pendant le voyage, lorsque l’idée lui vint que le moment était mal choisi. – Nous causerons plus tard, ajouta-t-elle. Qu’est-ce que cette réunion de bâtiments, on dirait une petite ville? demanda-t-elle, désignant des toits verts et rouges apparus au travers des arbres.

– Dis-moi ce que tu penses de moi, continua Anna sans répondre à sa question.

– Je ne pense rien. Je t’aime et t’ai toujours aimée; lorsqu’on aime ainsi une personne, on l’aime telle qu’elle est, non telle qu’on la voudrait.»

Anna détourna les yeux et les ferma à demi, comme pour mieux réfléchir au sens de ces mots.

«Si tu avais des péchés, ils te seraient remis en faveur de ta visite et de ces bonnes paroles, – dit-elle, interprétant favorablement la réponse de sa belle-sœur et tournant vers elle un regard mouillé de larmes; Dolly lui serra silencieusement la main.

– Ces toits sont ceux des dépendances, des écuries, des haras, répondit-elle à une seconde interrogation de la voyageuse. Voici où commence le parc. Alexis aime cette terre, qui avait été fort abandonnée, et à mon grand étonnement il se prend de passion pour l’agronomie. C’est une si riche nature! il ne touche à rien qu’il n’y excelle; ce sera un agronome excellent, économe, presque avare; il ne l’est qu’en agriculture, car il ne compte plus lorsqu’il s’agit de dépenser pour d’autres objets des milliers de roubles. Vois-tu ce grand bâtiment? C’est un hôpital, son dada du moment, dit-elle avec le sourire d’une femme parlant des faiblesses d’un homme aimé. Sais-tu ce qui le lui a fait construire? Un reproche d’avarice de ma part, à propos d’une querelle avec des paysans pour une prairie qu’ils réclamaient. L’hôpital est chargé de me prouver l’injustice de mon reproche; c’est une petitesse, si tu veux, mais je ne l’en aime que mieux. Voilà le château, il date de son grand-père, et rien n’y a été changé extérieurement.

– C’est superbe! s’écria involontairement Dolly à la vue d’un édifice décoré d’une cotonnade et entouré d’arbres séculaires.

– N’est-ce pas? du premier étage la vue est splendide.»

La calèche roula sur la route unie de la cour d’honneur ornée de massifs d’arbustes, que des ouvriers entouraient en ce moment de pierres grossièrement taillées; on s’arrêta sous un péristyle couvert.

«Ces messieurs sont déjà arrivés, dit Anna voyant emmener des chevaux de selle. N’est-ce pas que ce sont de jolies bêtes? Voilà le cob, mon favori… Où est le comte? demanda-t-elle à deux laquais en livrée, sortis pour les recevoir. Ah! les voici, ajouta-t-elle en apercevant Wronsky et Weslowsky venant à leur rencontre.

– Où logerons-nous la princesse? demanda Wronsky en se tournant vers Anna après avoir baisé la main de Dolly; dans la chambre à balcon?

– Oh non! c’est trop loin; dans la chambre du coin, nous serons plus près l’une de l’autre. J’espère que tu resteras quelque temps avec nous, dit-elle à Dolly. Un seul jour? C’est impossible.

– Je l’ai promis à cause des enfants, répondit celle-ci, troublée de la chétive apparence de son pauvre petit sac de voyage et de la poussière dont elle se sentait couverte.

– Oh! c’est impossible, Dolly, ma chérie; enfin nous en reparlerons. Montons chez toi.»

La chambre qui lui fut offerte avec des excuses, parce que ce n’était pas la chambre d’honneur, avait un ameublement luxueux qui rappela à Dolly les hôtels les plus somptueux de l’étranger.

«Combien je suis heureuse de te voir ici, chère amie, répéta encore Anna, s’asseyant en amazone auprès de sa belle-sœur. Parle-moi de tes enfants: Tania doit être une grande fille?

– Oh oui, répondit Dolly, étonnée de parler si froidement de ses enfants. Nous sommes tous chez les Levine, et très heureux d’y être.

– Si j’avais su que vous ne me méprisiez pas, je vous aurais tous priés de venir ici; Stiva est un ancien ami d’Alexis, dit Anna en rougissant.

– Oui, mais nous sommes si bien là-bas, répondit Dolly confuse.

– Le bonheur de te voir me fait déraisonner, dit Anna l’embrassant tendrement. Mais promets-moi d’être franche, de ne rien me cacher de ce que tu penses de moi, maintenant que tu assisteras à ma vie telle qu’elle est. Ma seule idée, vois-tu, est de vivre sans faire de mal à personne qu’à moi-même, ce qui m’est bien permis! Nous causerons de tout cela à loisir; maintenant je vais passer une robe et t’envoyer la femme de chambre.»

XIX

Dolly, restée seule, examina sa chambre en femme qui connaissait le prix des choses. Jamais elle n’avait vu un luxe comparable à celui dont elle était témoin depuis sa rencontre avec Anna; tout au plus savait-elle, par la lecture de romans anglais, qu’on vivait ainsi en Angleterre; mais en Russie, à la campagne, cela n’existait nulle part. Le lit à sommier élastique, la table de toilette en marbre, les bronzes sur la cheminée, les tapis, les rideaux, tout était neuf, et de la dernière élégance.

La femme de chambre pimpante qui vint offrir ses services était mise avec beaucoup plus de recherche que Dolly, qui se sentit confuse de sortir devant elle de son sac ses menus objets de toilette, notamment une camisole de nuit reprisée, choisie par erreur parmi les plus vieilles. Chez elle, ces raccommodages avaient leur mérite, car ils représentaient une petite économie, mais ils l’humilièrent en présence de cette brillante camériste. Heureusement celle-ci fut rappelée par sa maîtresse, et, à la grande satisfaction de Dolly, Annouchka, l’ancienne femme de chambre d’Anna, qui l’avait accompagnée jadis à Moscou, prit sa place. Annouchka, ravie de revoir Daria Alexandrovna, bavarda tant qu’elle put sur le compte de sa chère dame et de la tendresse du comte, malgré les efforts de Dolly pour l’arrêter.

«J’ai été élevée avec Anna Arcadievna, et l’aime plus que tout au monde; il ne m’appartient pas de la juger, et le comte est un mari…»

L’entrée d’Anna en robe de batiste d’une coûteuse simplicité mit un terme à ces épanchements; Anna avait repris possession d’elle-même et semblait se retrancher derrière un ton calme et indifférent.

«Comment va ta fille? lui demanda Dolly.

– Anny? très bien, veux-tu la voir? Je te la montrerai. Nous avons eu bien des ennuis avec sa nourrice italienne, une brave femme, mais si bête! Cependant, comme la petite lui est très attachée, il a fallu la garder.

– Mais qu’avez-vous fait…? commença Dolly, voulant demander le nom que portait l’enfant; elle s’arrêta en voyant le visage d’Anna s’assombrir. L’avez-vous sevrée?

– Ce n’est pas là ce que tu voulais dire, répondit celle-ci, comprenant la réticence de sa belle-sœur, tu pensais au nom de l’enfant, n’est-ce pas? Le tourment d’Alexis, c’est qu’elle n’en a pas d’autre que celui de Karénine; – et elle ferma les yeux à demi, une nouvelle habitude que Dolly ne lui connaissait pas. – Nous reparlerons de tout cela, viens que je te la montre.»

La «nursery», une chambre haute, spacieuse et bien éclairée, était organisée avec le même luxe que le reste de la maison. Les procédés les plus nouveaux pour apprendre aux enfants à ramper et à marcher, les baignoires, balançoires, petites voitures, tout y était neuf, anglais, et visiblement coûteux.

L’enfant en chemise, assise dans un fauteuil et servie par une fille de service russe, qui partageait probablement son repas, mangeait une soupe dont toute sa petite poitrine était mouillée; ni la bonne ni la nourrice n’étaient présentes; on entendait dans la pièce voisine le jargon français qui leur permettait de se comprendre.

La bonne anglaise parut dès qu’elle entendit la voix d’Anna et se répandit en excuses, quoiqu’on ne lui adressât aucun reproche. C’était une grande femme à boucles blondes, qu’elle agitait en parlant, d’une physionomie mauvaise, qui déplut à Dolly; à chaque mot d’Anna, elle répondait: «Yes, mylady».

Quant à l’enfant, ses cheveux noirs, son air de santé et son amusante façon de ramper firent la conquête de Daria Alexandrovna; sa robe retroussée par derrière, ses beaux yeux regardant les spectatrices d’un air satisfait, comme pour leur prouver qu’elle était sensible à leur admiration, la petite fille avançait énergiquement à l’aide des pieds et des mains, semblable à un joli animal.

Mais l’atmosphère de la nursery avait quelque chose de déplaisant; comment Anna pouvait elle garder une bonne d’un extérieur aussi peu «respectable»? Cela tenait-il à ce qu’aucune personne convenable n’eût consenti à entrer dans une famille irrégulière? Dolly crut remarquer également qu’Anna était presque une étrangère dans ce milieu; elle ne put trouver aucun des joujoux de l’enfant, et, chose bizarre, elle ne savait pas même le nombre de ses dents!

«Je me sens inutile ici, dit Anna en sortant, relevant la traîne de sa robe pour ne pas accrocher quelque jouet. Quelle différence avec l’aîné!

– J’aurais cru, au contraire…, commença Dolly timidement.

– Oh non! tu sais que j’ai revu Serge? dit-elle regardant fixement devant elle comme si elle eût cherché quelque chose dans le lointain. Mais je suis comme une créature mourant de faim qui se trouverait devant un festin et ne saurait par où commencer. Tu es ce festin pour moi! avec qui, sinon avec toi, pourrais-je parler à cœur ouvert? Aussi ne te ferai-je grâce de rien quand nous pourrons causer tranquillement. Il faut que je te fasse l’esquisse de la société que tu trouveras ici. D’abord la princesse Barbe; je sais ton opinion et celle de Stiva sur son compte, mais elle a du bon, je t’assure, et je lui suis très obligée. Elle m’a été d’un grand secours à Pétersbourg, où un chaperon m’était indispensable; tu ne t’imagines pas combien ma position offrait de difficultés! Mais revenons à nos hôtes; tu connais Swiagesky, le maréchal du district? il a besoin d’Alexis, qui, avec sa fortune, peut acquérir une grande influence si nous vivons à la campagne; puis Toushkewitch, que tu as vu chez Betsy, mais qui a reçu son congé; comme dit Alexis, c’est un homme fort agréable si on le prend pour ce qu’il veut paraître; la princesse Barbe le trouve très comme il faut. Enfin Weslowsky que tu connais aussi, un bon garçon; il nous a conté sur les Levine une histoire invraisemblable, ajouta-t-elle en souriant; il est très gentil et très naïf. Je tiens à toute cette société; parce que les hommes ont besoin de distraction, et qu’il faut un public à Alexis, afin qu’il ne trouve pas le temps de désirer autre chose. Nous avons aussi l’intendant, un Allemand qui entend son affaire, l’architecte, le docteur, un jeune homme qui n’est pas absolument nihiliste, mais tu sais, un de ces hommes qui mangent avec leur couteau… Une petite cour, enfin.»

XX

«Eh bien, la voilà cette Dolly que vous désiriez tant voir, dit Anna à la princesse Barbe, installée devant un métier à broder sur la grande terrasse qui descendait au jardin. Elle ne veut rien prendre avant le dîner, mais tâchez de la faire déjeuner pendant que je vais chercher ces messieurs.»

La princesse fit un accueil gracieux et légèrement protecteur à Dolly; elle lui expliqua aussitôt ses raisons pour venir en aide à Anna, qu’elle avait toujours aimée, dans cette période transitoire si pénible.

«Dès que son mari aura consenti au divorce, je me retirerai dans ma solitude, mais actuellement, quelque pénible que cela soit, je reste et n’imite pas les autres (elle désignait par là sa sœur, la tante qui avait élevé Anna, et avec laquelle elle vivait dans une constante rivalité). Ils font un ménage parfait, et leur intérieur est si joli, si comme il faut. Tout à fait à l’anglaise. On se réunit le matin au breakfast, et puis on se sépare. Chacun fait ce qu’il veut. On dîne à sept heures. Stiva a eu raison de t’envoyer; il fera sagement de rester en bons termes avec eux. Le comte est très influent par sa mère. Et puis il est fort généreux. On t’a parlé de l’hôpital? ce sera admirable; tout vient de Paris.»

Cette conversation fut interrompue par Anna, qui revint sur la terrasse, suivie des messieurs qu’elle avait trouvés dans la salle de billard.

Le temps était superbe; les moyens de se divertir ne manquaient pas, et il restait plusieurs heures à passer avant le dîner.

«Une partie de lawn-tennis, proposa Weslowsky.

– Il fait trop chaud; faisons plutôt un tour dans le parc, et promenons Daria Alexandrovna en bateau pour lui montrer le paysage», dit Wronsky.

Weslowsky et Toushkewitch allèrent préparer le bateau, et les deux dames, accompagnées du comte et de Swiagesky, suivirent les allées du parc.

Dolly, loin de jeter la pierre à Anna, était disposée à l’approuver, et, ainsi qu’il arrive aux femmes irréprochables que l’uniformité de leur vie lasse quelquefois, elle enviait même un peu cette existence coupable, entrevue à distance; mais, transportée dans ce milieu étranger, parmi ces habitudes d’élégance raffinée qui lui étaient inconnues, elle éprouva un véritable malaise. D’ailleurs, tout en excusant Anna, qu’elle aimait sincèrement, la présence de celui qui l’avait détournée de ses devoirs la froissait, et le chaperonnage de la princesse Barbe, pardonnant tout parce qu’elle partageait le luxe de sa nièce, lui semblait odieux. Wronsky, en aucun temps, ne lui avait inspiré de sympathie; elle le croyait fier, et ne lui voyait d’autre raison pour justifier sa fierté que la richesse; malgré tout il lui imposait en qualité de maître de maison, et elle se sentait humiliée devant lui, comme devant la femme de chambre en tirant la camisole rapiécée de son sac. N’osant guère lui faire un compliment banal sur la beauté de son installation, elle était assez gênée de trouver un sujet de conversation en marchant à son côté; faute de mieux cependant, elle risqua quelques paroles d’admiration sur l’aspect du château.

«Oui, l’architecture en est d’un bon style, répondit le comte.

– La cour d’honneur était-elle ainsi dessinée autrefois?

– Oh non! si vous l’aviez vue au printemps! et peu à peu, d’abord froidement, puis avec entrain, il fit remarquer à Dolly les divers embellissements dont il était l’auteur; les éloges de son interlocutrice lui causèrent un visible plaisir.

– Si vous n’êtes pas fatiguée, nous pourrons aller jusqu’à l’hôpital? dit-il en regardant Dolly, pour s’assurer que cette proposition ne l’ennuyait pas. – Veux-tu, Anna?

– Certainement, répondit celle-ci, mais il ne faut cependant pas laisser ces messieurs se morfondre dans le bateau; il faut les prévenir. – C’est un monument qu’il élève à sa gloire, dit-elle en s’adressant à Dolly, avec le même sourire que lorsque, pour la première fois, elle lui avait parlé de l’hôpital.

– Une fondation capitale,» dit Swiagesky; et aussitôt, pour n’avoir pas l’air d’un flatteur, il ajouta: «Je m’étonne que vous, si préoccupé de la question sanitaire, ne l’ayez jamais été de celle des écoles.

– C’est devenu si commun! répondit Wronsky, et puis je me suis laissé entraîner. Par ici, mesdames.» Et il les conduisit par une allée latérale.

Dolly, en quittant le jardin, se trouva devant un grand édifice en briques rouges, d’une architecture assez compliquée, et dont le toit étincelait au soleil; une autre construction s’élevait à côté.

«L’ouvrage avance rapidement, remarqua Swiagesky; la dernière fois que je suis venu, le toit n’était pas encore posé.

– Ce sera terminé pour l’automne, car l’intérieur est presque achevé, dit Anna.

– Que construisez-vous de nouveau?

– Un logement pour le médecin et une pharmacie», répondit Wronsky; et, voyant approcher l’architecte, il alla le rejoindre en s’excusant auprès des dames. L’entretien fini, il offrit à Dolly de visiter l’intérieur du bâtiment.

Un large escalier de fonte conduisait au premier étage, où d’immenses fenêtres éclairaient de belles chambres aux murs recouverts de stuc, dont les parquets restaient seuls à terminer.

Wronsky expliqua la distribution des pièces, le système de ventilation et de chauffage, fit admirer aux visiteurs les baignoires en marbre et les lits à sommier, les brancards pour transporter les malades et les fauteuils roulants. Swiagesky, et surtout Dolly étonnée de tout ce qu’elle voyait, faisaient de nombreuses questions et ne dissimulaient pas leur admiration.

«Cet hôpital sera le seul de son genre en Russie», remarqua Swiagesky, très capable d’apprécier les perfectionnements introduits par le comte.

Dolly s’intéressa à tout. Wronsky, heureux de l’approbation qu’on lui témoignait et plein d’une animation sincère, lui fit une impression excellente. «Il est vraiment bon et digne d’être aimé», pensa-t-elle, et elle comprit Anna.

XXI

«La princesse doit être fatiguée, et les chevaux ne l’intéressent peut-être guère, – fit remarquer Wronsky à Anna, qui proposait de montrer à Dolly le haras, où Swiagesky voulait voir un étalon. – Allez-y; moi, je ramènerai la princesse à la maison; et si vous le permettez, ajouta-t-il en s’adressant à Dolly, nous causerons un peu chemin faisant.

– Bien volontiers, car je ne me connais pas en chevaux,» répondit celle-ci, comprenant à la physionomie de Wronsky qu’il voulait lui parler en particulier. Effectivement, lorsque Anna se fut éloignée, il dit en regardant Dolly de ses yeux souriants:

«Je ne me trompe pas, n’est-ce pas, en vous croyant une sincère amie d’Anna?» Et il ôta son chapeau pour s’essuyer le front.

Dolly fut prise d’inquiétude; qu’allait-il lui demander? De venir chez eux avec ses enfants? De former un cercle à Anna quand elle viendrait à Moscou? Peut-être allait-il lui parler de Kitty ou de Weslowsky?

«Anna vous aime tendrement, dit le comte après un moment de silence: prêtez-moi l’appui de votre influence sur elle. – Dolly considéra le visage sérieux et énergique de Wronsky sans répondre. – Si de toutes les amies d’Anna vous avez été la seule à venir la voir, – je ne compte pas la princesse Barbe, – ce n’est pas, je le sais bien, que vous jugiez notre situation normale, c’est que vous aimez assez Anna pour chercher à lui rendre cette situation supportable. Ai-je raison?

– Oui, mais…

– Personne ne ressent plus cruellement que moi les difficultés de notre vie, dit Wronsky s’arrêtant et forçant Dolly à en faire autant, et vous l’admettrez aisément si vous me faites l’honneur de croire que je ne manque pas de cœur.

– Certainement; mais ne vous exagérez-vous pas ces difficultés? dit Dolly, touchée de la sincérité avec laquelle il lui parlait: dans le monde cela peut être pénible…

– C’est l’enfer! Rien ne peut vous donner l’idée des tortures morales qu’a subies Anna à Pétersbourg.

– Mais ici? et puisque ni elle ni vous n’éprouvez le besoin d’une vie mondaine?

– Quel besoin puis-je en avoir! s’écria Wronsky avec mépris.

– Vous vous en passez facilement et vous en passerez peut-être toujours; quant à Anna, d’après ce qu’elle a eu le temps de me dire, elle se trouve parfaitement heureuse.» Et, tout en parlant, Dolly fut frappée de l’idée qu’Anna avait pu manquer de franchise.

«Oui, mais ce bonheur durera-t-il? dit Wronsky; j’ai peur de ce qui nous attend dans l’avenir. Avons-nous bien ou mal agi?… Le sort en est jeté, nous sommes liés pour la vie. Nous avons un enfant et pouvons en avoir d’autres, auxquels la loi réserve des sévérités qu’Anna ne veut pas prévoir, parce que, après avoir tant souffert, elle a besoin de respirer. Enfin ma fille est celle de Karénine! dit-il en s’arrêtant devant un banc rustique où Dolly s’était assise…

– Qu’il me naisse un fils demain, ce sera toujours un Karénine, qui ne pourra hériter ni de mon nom ni de mes biens! Comprenez-vous que cette pensée me soit odieuse? Eh bien, Anna ne veut pas m’entendre. Je l’irrite… Et voyez ce qui en résulte. J’ai ici un but d’activité qui m’intéresse, dont je suis fier; ce n’est pas un pis aller, bien au contraire, mais pour travailler avec conviction il faut travailler pour d’autres que pour soi, et je ne puis avoir de successeurs! Concevez les sentiments d’un homme qui sait que ses enfants et ceux de la femme qu’il adore ne lui appartiennent pas, qu’ils ont pour père quelqu’un qui les hait, et ne voudra jamais les connaître. N’est-ce pas horrible?»

Il se tut, en proie à une vive émotion.

«Mais que peut faire Anna?

– Vous touchez au sujet principal de notre entretien, dit le comte, cherchant à reprendre du calme. Anna peut obtenir le divorce. Votre mari y avait fait consentir M. Karénine, et je sais qu’il ne s’y refuserait pas, même actuellement, si Anna lui écrivait. Cette condition est évidemment une de ces cruautés pharisaïques dont les êtres sans cœur sont seuls capables, car il sait la torture qu’il lui impose, mais Anna devrait passer par-dessus ces finesses de sentiment; il y va de son bonheur, de celui des enfants, sans parler de moi. Et voilà pourquoi je m’adresse à vous, princesse, comme à une amie qui pouvez nous sauver. Aidez-moi à persuader Anna de la nécessité de demander le divorce.

– Bien volontiers, dit Dolly, se rappelant son entretien avec Karénine; mais comment n’y songe-t-elle pas d’elle-même? – pensa-t-elle. Et le clignement d’yeux d’Anna lui revint à l’esprit; cette habitude nouvelle lui sembla coïncider avec des préoccupations intimes qu’elle cherchait peut-être à éloigner d’elle, à effacer complètement de sa vue si c’était possible.

– Oui, certainement, je lui parlerai», répéta Dolly, répondant au regard reconnaissant de Wronsky. Et ils se dirigèrent vers la maison.

XXII

«Le dîner va être servi, et nous nous sommes à peine vues, dit Anna en rentrant, cherchant à lire dans les yeux de Dolly ce qui s’était passé entre elle et Wronsky. Je compte sur ce soir; et maintenant il faut changer de toilette, car nous nous sommes salies dans notre visite à l’hôpital.»

Dolly sourit: elle n’avait apporté qu’une robe; mais, pour opérer un changement quelconque à sa toilette, elle attacha un nœud à son corsage, mit une dentelle dans ses cheveux, et se fit donner un coup de brosse.

«C’est tout ce que j’ai pu faire, dit-elle en riant à Anna, lorsque celle-ci vint la chercher après avoir revêtu une troisième toilette.

– Nous sommes très formalistes ici, dit Anna pour excuser son élégance; Alexis est ravi de ton arrivée, je crois qu’il s’est épris de toi.»

Les messieurs, en redingote noire, attendaient réunis au salon, ainsi que la princesse Barbe, et l’on passa bientôt dans la salle à manger.

Le dîner et le service de table intéressèrent Dolly; en qualité de maîtresse de maison, elle savait que rien ne se fait bien, même dans un ménage modeste, sans une direction, et, à la façon dont le comte lui offrit le choix entre deux potages, elle comprit que cette direction supérieure venait de lui. Anna ne s’occupait que de la conversation, et s’acquittait de cette tâche avec son tact habituel, cherchant un mot pour chacun, chose difficile avec des convives appartenant à des sphères aussi différentes.

Après avoir effleuré diverses questions, auxquelles le médecin, l’architecte et l’intendant purent prendre part, la causerie devint plus intime, et Dolly éprouva un vif mouvement de contrariété en entendant Swiagesky prendre à partie les jugements bizarres de Levine sur le rôle des machines en agriculture.

«Peut-être monsieur Levine n’a-t-il jamais vu les machines qu’il critique, autrement je ne m’explique pas son point de vue.

– Un point de vue turc, dit Anna en souriant à Weslowsky.

– Je ne saurais défendre des jugements que je ne connais pas, répondit Dolly toute rouge, mais ce que je puis vous affirmer, c’est que Levine est un homme éminemment éclairé, et qu’il saurait vous expliquer ses idées s’il était ici.

– Oh! nous sommes d’excellents amis, reprit en souriant Swiagesky, mais il est un peu toqué. Ainsi il considère les semstvos comme parfaitement inutiles, et ne veut pas y prendre part.

– Voilà bien notre insouciance russe! s’écria Wronsky: plutôt que de nous donner la peine de comprendre nos nouveaux devoirs, nous trouvons plus simple de les nier.

– Je ne connais pas d’homme qui remplisse plus strictement ses devoirs, dit Dolly, irritée du ton de supériorité de son hôte.

– Pour ma part je suis très reconnaissant de l’honneur qu’on me fait, grâce à Nicolas Ivanitch, de m’élire juge de paix honoraire; le devoir de juger les affaires d’un paysan me semble aussi important que tout autre: c’est ma seule façon de m’acquitter envers la société des privilèges dont je jouis comme propriétaire terrien.»

Dolly compara l’assurance de Wronsky aux doutes de Levine sur les mêmes sujets, et, comme elle aimait celui-ci, dans sa pensée elle lui donna raison.

«Ainsi nous pouvons compter sur vous pour les élections, dit Swiagesky; il sera peut-être prudent de partir avant le 8. Si vous me faisiez l’honneur de venir chez moi, comte?

– Pour ma part, remarqua Anna, je suis de l’avis de monsieur Levine, quoique probablement pour des motifs différents; les devoirs publics me semblent se multiplier avec exagération; depuis six mois que nous sommes ici, Alexis fait déjà partie de la tutelle, du jury, de la municipalité, que sais-je encore? et là où les fonctions s’accumulent à ce point, elles doivent forcément devenir une pure question de forme. – Vous avez certainement vingt charges différentes!» dit-elle en se tournant vers Swiagesky.

Sous ce ton de plaisanterie, Dolly démêla une pointe d’irritation, et lorsqu’elle vit l’expression résolue de la physionomie du comte et la précipitation de la princesse Barbe à changer de conversation, elle comprit qu’on touchait à un sujet délicat.

Après le dîner, qui eut le caractère de luxe, mais aussi de formalisme et d’impersonnalité que Dolly connaissait pour l’avoir rencontré dans des dîners de cérémonie, on passa sur la terrasse. Une partie de lawn-tennis fut commencée. Dolly s’y essaya, mais y renonça vite et, pour n’avoir pas l’air de s’ennuyer, chercha à s’intéresser au jeu des autres; Wronsky et Swiagesky étaient des joueurs sérieux, Weslowsky, au contraire, jouait fort mal, mais ne cessait de rire et de pousser des cris; sa familiarité avec Anna déplut à Dolly, qui trouva une affectation d’enfantillage à toute cette scène. Elle se faisait l’effet de jouer la comédie avec des acteurs, qui tous lui étaient supérieurs. Un désir passionné de revoir ses enfants, de reprendre ce joug du foyer dont elle avait pensé tant de mal le matin même, s’emparait d’elle; aussi résolut-elle de repartir dès le lendemain, quoiqu’elle fut venue dans l’intention de rester une couple de jours. Rentrée dans sa chambre après le thé et une promenade en bateau, elle éprouva un véritable soulagement à se retrouver seule, et aurait préféré ne pas voir Anna.

XXIII

Au moment où elle allait se mettre au lit, la porte s’ouvrit et Anna entra, vêtue d’un peignoir blanc. Toutes deux, dans le courant de la journée, sur le point d’aborder une question intime, s’étaient dit: «Plus tard, quand nous serons seules»; et maintenant il leur sembla qu’elles n’avaient plus rien à se confier.

«Que devient Kitty? demanda enfin Anna, assise près de la fenêtre et regardant Dolly d’un air humble. Dis-moi la vérité: m’en veut-elle?

– Oh non! répondit Dolly en souriant.

– Elle me hait, me méprise?

– Non plus; mais tu sais, il y a des choses qui ne se pardonnent pas.

– C’est vrai! dit Anna en se tournant vers la fenêtre ouverte. Ai-je été coupable dans tout cela? et qu’appelle-t-on être coupable? Pouvait-il en être autrement? croirais-tu possible de n’être pas la femme de Stiva?

– Je ne sais que te répondre, mais toi…

– Kitty est-elle heureuse? Son mari, assure-t-on, est un excellent homme.

– C’est trop peu dire; je n’en connais pas de meilleur.

– Tant mieux.

– Mais parle-moi de toi, dit Dolly. J’ai causé avec…; – elle ne savait comment nommer Wronsky.

– Avec Alexis, oui, et je me doute de votre conversation. Voyons, dis-moi ce que tu penses de moi, de ma vie.

– Je ne puis ainsi te répondre d’un mot.

– Tu n’en peux juger complètement, parce que tu nous vois entourés de monde, tandis qu’au printemps nous étions seuls. Ce serait le bonheur suprême pour moi que de vivre ainsi à deux! Mais je crains qu’il ne prenne l’habitude de quitter souvent la maison, et alors figure-toi ce que serait la solitude pour moi! Oh, je sais ce que tu vas dire, ajouta-t-elle en venant s’asseoir auprès de Dolly; certainement je ne le retiendrai pas de force, mais aujourd’hui ce sont des courses, demain des élections, et moi pendant ce temps… De quoi avez-vous causé ensemble?

– D’un sujet que j’aurais abordé avec toi sans qu’il m’en parlât: de la possibilité de rendre ta situation régulière. Tu sais ma manière de voir à ce sujet, mais enfin mieux vaudrait le mariage.

– C’est-à-dire le divorce? Betsy Tverskoï m’a fait la même observation. Ah! ne crois pas que j’établisse de comparaison entre vous: c’est la femme la plus dépravée qui existe. Enfin, que t’a-t-il dit?

– Qu’il souffre pour toi et pour lui; si c’est de l’égoïsme, il vient d’un sentiment d’honneur; le comte voudrait légitimer sa fille, être ton mari, avoir des droits sur toi.

– Quelle femme peut appartenir à son mari plus complètement que je ne lui appartiens? Je suis son esclave!

– Mais il ne voudrait pas te voir souffrir.

– Est-ce possible! et puis!…

– Et puis légitimer ses enfants, leur donner son nom.

– Quels enfants? – et Anna ferma à demi les yeux.

– Mais Anny et ceux que tu pourras avoir encore…

– Oh! il peut être tranquille, je n’en aurai plus.

– Comment peux-tu répondre de cela?

– Parce que je ne veux plus en avoir – et, malgré son émotion, Anna sourit de l’expression d’étonnement, de naïve curiosité et d’horreur qui se peignit sur le visage de Dolly. – Après ma maladie, le docteur m’a dit…

– C’est impossible!» s’écria Dolly ouvrant de grands yeux et contemplant Anna avec stupéfaction. Ce qu’elle venait d’apprendre confondait toutes ses idées, et les déductions qu’elle en tira furent telles, que bien des points mystérieux pour elle jusqu’ici lui parurent s’éclaircir subitement. N’avait-elle pas rêvé quelque chose d’analogue pendant son voyage?… et maintenant cette réponse trop simple à une question compliquée l’épouvantait!

«N’est-ce pas immoral? demanda-t-elle après un moment de silence.

– Pourquoi? N’oublie pas que j’ai le choix entre un état de souffrance et la possibilité d’être un camarade pour mon mari, car je le considère comme tel; si le point est discutable en ce qui te concerne, il ne l’est pas pour moi. Je ne suis sa femme qu’autant qu’il m’aime, et il me faut entretenir cet amour.»

Dolly était en proie aux réflexions sans nombre que ces confidences faisaient naître dans son esprit. «Je n’ai pas cherché à retenir Stiva, pensait-elle, mais celle qui me l’a enlevé y a-t-elle réussi? elle était pourtant jeune et jolie, ce qui n’a pas empêché Stiva de la quitter aussi! Et le comte sera-t-il retenu par les moyens qu’emploie Anna? ne trouvera-t-il pas, quand il le voudra, une femme plus séduisante encore?» Elle soupira profondément.

«Tu dis que c’est immoral, reprit Anna, sentant que Dolly la désapprouvait, mais songe donc que mes enfants ne peuvent être que de malheureuses créatures destinées à rougir de leurs parents, de leur naissance?

– C’est pourquoi tu dois demander le divorce.»

Anna ne l’écoutait pas, elle voulait aller jusqu’au bout de son argumentation.

«La raison m’a été donnée pour ne pas procréer des infortunés; s’ils n’existent pas, ils ne connaissent pas le malheur; mais, s’ils existent pour souffrir, la responsabilité en retombe sur moi.»

«Comment peut-on être coupable à l’égard de créatures qui n’existent pas?» pensait Dolly en secouant la tête pour chasser l’idée bizarre que pour Grisha, son bien-aimé, il aurait peut-être mieux valu ne pas naître.

«Je t’avoue que, selon moi, c’est mal, dit-elle avec une expression de dégoût.

– Songe à la différence qui existe entre nous deux: pour toi, il ne peut s’agir que de savoir si tu désires encore avoir des enfants; pour moi, il s’agit de savoir s’il m’est permis d’en avoir.»

Dolly se tut, et elle comprit tout à coup l’abîme qui la séparait d’Anna; entre elles certaines questions ne pouvaient plus être discutées.

XXIV

«Raison de plus pour régulariser la situation, si c’est possible.

– Oui, si c’est possible, répondit Anna sur un ton tout différent, de calme et de douceur.

– On me disait que ton mari y consentait.

– Dolly, ne parlons pas de cela.

– Comme tu veux, répondit celle-ci, frappée de la douleur profonde qui se peignit sur les traits d’Anna; ne vois-tu pas les choses trop en noir?

– Nullement, je suis heureuse et contente. Je fais même des passions; – as-tu remarqué Weslowsky?

– Le ton de Weslowsky me déplaît fort, à dire vrai.

– Pourquoi? l’amour-propre d’Alexis en est chatouillé, voilà tout, et pour moi je fais de cet enfant ce que je veux, comme toi avec Grisha; non, Dolly, je ne vois pas tout en noir, mais je cherche à ne rien voir, tant je trouve tout terrible.

– Tu as tort, tu devrais faire le nécessaire.

– Quoi? épouser Alexis? Crois-tu donc réellement que je n’y songe pas? Mais quand cette pensée s’empare de moi, elle m’affole, et je ne parviens à me calmer qu’avec de la morphine, dit-elle en se levant, puis marchant de long en large en s’arrêtant par moments. Mais d’abord il ne consentira pas au divorce, parce qu’il est sous l’influence de la comtesse Lydie.

– Il faut essayer, dit Dolly avec douceur, suivant Anna des yeux, le cœur plein de sympathie.

– Admettons que j’essaye, que je l’implore comme une coupable, admettons même qu’il consente.» Anna, arrivée près de la fenêtre, s’arrêta pour arranger les rideaux: «Et mon fils? me le rendra-t-on? Non, il grandira chez ce père que j’ai quitté, en apprenant à me mépriser! Conçois-tu que j’aime presque également, certes plus que moi-même, ces deux êtres qui s’excluent l’un l’autre, Serge et Alexis?» Elle revint au milieu de la chambre en serrant ses mains contre sa poitrine, et se pencha vers Dolly, tremblante d’émotion sous ce regard mouillé de larmes.

«Je n’aime qu’eux au monde et ne puis les réunir! Le reste m’est égal! Cela finira d’une façon quelconque, mais je ne puis, je ne veux pas aborder ce sujet. Tu ne saurais imaginer ce que je souffre!»

Elle s’assit près de Dolly et lui prit la main.

«Ne me méprise pas, je ne le mérite pas; mais plains-moi, car il n’y a pas de femme plus malheureuse…» Et elle se mit à pleurer.

Quand Anna l’eut quittée, Dolly pria, puis se coucha; ses pensées se tournèrent involontairement vers la maison, les enfants; jamais elle n’avait aussi vivement senti combien ce petit monde à elle lui était cher et précieux! Elle décida que rien ne la retiendrait plus longtemps éloignée, et qu’elle partirait le lendemain.

Anna, dans son cabinet de toilette, prit un verre et y versa quelques gouttes d’une potion contenant principalement de la morphine; une fois calmée, elle entra tranquillement dans sa chambre à coucher.

Wronsky la regarda attentivement, cherchant sur sa physionomie quelque indice de la conversation qu’elle avait eue avec Dolly; mais tout ce qu’il y vit fut cette grâce séductrice dont il subissait toujours le charme. Il attendit qu’elle parlât.

«Je suis contente que Dolly te plaise, dit-elle simplement.

– Mais je la connais depuis longtemps, c’est une femme excellente, quoique excessivement terre à terre. Je n’en suis pas moins très content de sa visite.»

Il regarda encore Anna d’un air interrogateur et lui prit la main; elle lui sourit et ne voulut pas comprendre cette question.

Malgré les instances réitérées de ses hôtes, Dolly fit le lendemain ses préparatifs de départ, et la vieille calèche, avec son attelage dépareillé, s’arrêta sous le péristyle.

Daria Alexandrovna prit froidement congé de la princesse Barbe et des messieurs; la journée passée en commun ne les avait pas rapprochés. Anna seule était triste; personne, elle le savait, ne viendrait plus réveiller les sentiments que Dolly avait remués dans son âme, et qui représentaient ce qu’elle avait de meilleur; bientôt la vie qu’elle menait en étoufferait les derniers vestiges.

Dolly respira librement lorsqu’elle se trouva en pleins champs, et, curieuse de connaître les impressions des domestiques, elle allait les interroger, quand Philippe le cocher se retourna.

«Pour des richards, ce sont des richards, dit-il d’un air moins sombre qu’en partant, mais les chevaux n’ont reçu, en tout et pour tout, que trois mesures d’avoine: de quoi ne pas crever de faim. Nous ne ferions pas cela chez nous.

– C’est un maître avare, confirma le teneur de livres.

– Mais ses chevaux sont beaux?

– . Oui, quant à cela il n’y a rien à dire, et la nourriture aussi est bonne; mais, je ne sais si cela vous a fait le même effet, Daria Alexandrovna, je me suis ennuyé, – et il tourna son honnête figure vers elle.

– Moi aussi, je me suis ennuyée. Crois-tu que nous arriverons ce soir?

– Il le faudra bien.»

Dolly ayant retrouvé ses enfants en bonne santé ressentit une meilleure impression de son voyage; elle décrivit avec animation le luxe et le bon goût de l’installation de Wronsky, la cordialité de la réception qui lui avait été faite, et n’admit aucune observation critique.

«Il faut, pour les comprendre, les voir chez eux, – disait-elle, oubliant volontairement le malaise qu’elle avait ressenti, – et je sais maintenant qu’ils sont bons.»

XXV

Wronsky et Anna passèrent à la campagne la fin de l’été et une partie de l’automne, sans faire aucune démarche pour régulariser leur situation, mais résolus à rester chez eux. Rien de ce qui constitue le bonheur ne leur manquait en apparence; ils étaient riches, jeunes, bien portants, ils avaient un enfant, leurs occupations leur plaisaient, et cependant après le départ de leurs hôtes ils sentirent que leur vie devait forcément subir quelque modification.

Anna continuait à prendre le plus grand soin de sa personne et de sa toilette; elle lisait beaucoup, et faisait venir de l’étranger les ouvrages de valeur que citaient les revues; aucun des sujets pouvant intéresser Wronsky ne lui restait indifférent; douée d’une mémoire excellente, elle l’étonnait par ses connaissances agronomiques et architecturales, puisées dans des livres ou des journaux spéciaux, et l’habituait à la consulter sur toute chose, même sur des questions de sport ou d’élève de chevaux. L’intérêt qu’elle prenait à l’installation de l’hôpital était très sérieux, et elle y apportait des idées personnelles qu’elle savait faire exécuter. Le but de sa vie était de plaire à Wronsky, de lui remplacer ce qu’il avait quitté pour elle, et celui-ci, touché de ce dévouement, savait l’apprécier. À la longue cependant, l’atmosphère de tendresse jalouse dont elle l’enveloppait l’oppressa, et il éprouva le besoin d’affirmer son indépendance; son bonheur eût été complet, croyait-il, si, chaque fois qu’il voulait quitter la maison, il n’eût éprouvé de la part d’Anna une vive opposition.

Quant au rôle de grand propriétaire auquel il s’était essayé, il y prenait un véritable goût, et se découvrait des aptitudes sérieuses pour l’administration de ses biens. Il savait entrer dans les détails, défendre obstinément ses intérêts, écouter et questionner son intendant allemand sans se laisser entraîner par lui à des dépenses exagérées, accepter parfois les innovations utiles, surtout lorsqu’elles étaient de nature à faire sensation autour de lui; mais jamais il ne dépassait les limites qu’il s’était tracées. Grâce à cette conduite prudente, et malgré les sommes considérables que lui coûtaient ses bâtisses, l’achat de ses machines et d’autres améliorations, il ne risquait pas de compromettre sa fortune.»

Le gouvernement de Kachine, où étaient situées les terres de Wronsky, de Swiagesky, d’Oblonsky, de Kosnichef et en partie celles de Levine, devait tenir au mois d’octobre son assemblée provinciale, et procéder à l’élection de ses maréchaux. Ces élections, à cause de certaines personnalités marquantes qui y prenaient part, attiraient l’attention générale; on se préparait à y venir de Moscou, de Pétersbourg, même de l’étranger. Wronsky aussi avait promis d’y assister.

L’automne était venu, sombre, pluvieux et singulièrement triste à la campagne.

La veille de son départ, le comte vint annoncer d’un ton froid et bref qu’il s’absentait pour quelques jours, tout préparé à une lutte dont il tenait à sortir vainqueur; sa surprise fut grande en voyant Anna prendre cette nouvelle avec beaucoup de calme et se contenter de lui demander l’époque exacte de son retour.

«J’espère que tu ne t’ennuieras pas, – dit-il, scrutant la physionomie d’Anna, et se méfiant de la faculté qu’elle possédait de se renfermer complètement en elle-même lorsqu’elle prenait quelque résolution extrême.

– Oh non! Je viens de recevoir une caisse de livres de Moscou, cela m’occupera.»

«C’est un nouveau ton qu’elle veut adopter», pensa-t-il, et il eut l’air de croire à la sincérité de cette apparence de raison.

Il partit donc sans autre explication, ce qui ne leur était jamais arrivé; et, tout en espérant que sa liberté serait à l’avenir respectée par Anna, il emportait une vague inquiétude. Tous deux gardèrent une impression pénible de cette petite scène.

XXVI

Levine était rentré à Moscou en septembre pour les couches de sa femme, et y avait déjà passé un mois, lorsque Serge Ivanitch l’invita à l’accompagner aux élections auxquelles il se rendait. Constantin hésitait, quoiqu’il eût des affaires de tutelle à régler pour sa sœur dans le gouvernement de Kachine; mais Kitty, voyant qu’il s’ennuyait en ville, le pressa de partir et, pour l’y décider tout à fait, lui fit faire un uniforme de délégué de la noblesse: cette dépense trancha la question.

Au bout de six jours de démarches à Kachine, l’affaire de tutelle n’avait pas fait un pas, parce qu’elle dépendait en partie du maréchal dont la réélection se préparait. Le temps se passait en longues conversations avec des gens excellents, très désireux de rendre service, mais qui ne pouvaient rien, le maréchal restant inabordable; ces allées et venues sans résultat ressemblaient aux efforts inutiles qu’on fait en rêve; mais Levine, que le mariage avait rendu plus patient, cherchait à ne pas s’exaspérer; il appliquait cette même patience à comprendre les manœuvres électorales qui agitaient autour de lui tant d’hommes honnêtes et estimables, et faisait de son mieux pour approfondir ce qu’il avait autrefois traité si légèrement.

Serge Ivanitch ne négligea rien pour lui expliquer le sens et la portée des nouvelles élections, auxquelles il s’intéressait particulièrement. Snetkof, le maréchal actuel, était un homme de la vieille roche, fidèle aux habitudes du passé, qui avait gaspillé une fortune considérable le plus honnêtement du monde, et dont les idées arriérées ne cadraient pas avec les besoins du moment; il tenait, comme maréchal, de fortes sommes entre les mains, et les affaires les plus graves, telles que les tutelles, la direction de l’instruction publique, etc., dépendaient de lui. Il s’agissait de le remplacer par un homme nouveau, actif, imbu d’idées modernes, capable d’extraire du semstvo les éléments de «self-government» qu’il pouvait fournir, au lieu d’y apporter un esprit de caste qui en dénaturait le caractère. Le riche gouvernement de Kachine pouvait, si on savait user des forces qui y étaient concentrées, servir d’exemple au reste de la Russie, et les nouvelles élections deviendraient ainsi d’une haute importance. À la place de Snetkof on mettrait Swiagesky, ou mieux encore Newedowsky, un homme éminent, autrefois professeur, et ami intime de Serge Ivanitch. Les états provinciaux furent ouverts par un discours du gouverneur, qui engagea la noblesse à n’envisager les élections qu’au point de vue du bien public et du dévouement au monarque, ainsi que le gouvernement de Kachine l’avait toujours pratiqué. Le discours fut très bien accueilli; les délégués de la noblesse entourèrent le gouverneur quand il quitta la salle, et l’on se rendit à la cathédrale pour y prêter serment. Le service religieux impressionnait toujours Levine, qui fut touché d’entendre cette foule de vieillards et de jeunes gens répéter solennellement les formules du serment.

Plusieurs jours se passèrent en réunions et en discussions relativement à un système de comptabilité que le parti de Serge Ivanitch semblait aigrement reprocher au maréchal. Levine finit par demander à son frère si l’on soupçonnait Snetkof de dilapidations.

«Nullement, c’est un très digne homme; mais il faut mettre un terme à cette façon patriarcale de diriger les affaires.»

La séance pour l’élection des maréchaux de district fut orageuse; elle se termina par la réélection de Swiagesky, qui offrit le même soir un grand dîner.

XXVII

L’élection principale, celle du maréchal de gouvernement, n’eut lieu que le sixième jour. La foule se pressait dans les deux salles, où les débats s’agitaient sous le portrait de l’empereur.

Les délégués de la noblesse s’étaient divisés en deux groupes, les vieux et les nouveaux; parmi les vieux on ne voyait que des uniformes passés de mode, courts de taille, serrés aux entournures, comme si leurs possesseurs avaient beaucoup grandi; quelques uniformes de marine et de cavalerie de très ancienne date s’y remarquaient aussi; les nouveaux portaient au contraire des uniformes larges d’épaules, longs de taille, des gilets blancs, et parmi eux on distinguait quelques uniformes de cour.

Levine avait suivi son frère dans la petite salle où l’on fumait devant un buffet; il tâchait de suivre la conversation dont Kosnichef était l’âme, et de comprendre pourquoi deux maréchaux de district hostiles à Snetkof tenaient à lui faire poser sa candidature. Oblonsky, en tenue de chambellan, vint se joindre à ce groupe après avoir déjeuné.

«Nous tenons la position, dit-il en arrangeant ses favoris, après avoir écouté Swiagesky et lui avoir donné raison. Un district suffit, et si Swiagesky s’en mêlait, ce serait de l’affectation.»

Tout le monde semblait comprendre, sauf Levine qui seul n’y entendait rien; pour s’éclairer il prit le bras de Stépane Arcadiévitch, et lui exprima son étonnement de voir des districts hostiles demander au vieux maréchal de poser sa candidature.

«O sancta simplicitas! répondit Oblonsky: ne comprends-tu pas que, nos mesures étant prises, il faut que Snetkof se présente, car, s’il se désistait, le vieux parti pourrait choisir un candidat et dérouter nos combinaisons. Le district de Swiagesky faisant opposition, il y aura toujours ballottage, et nous en profiterons pour proposer le candidat de notre choix.»

Levine ne comprit qu’à demi et aurait continué ses questions, si des clameurs parties de la grande salle n’eussent attiré son attention.

XXVIII

La discussion semblait fort vive sous le portrait de l’empereur; mais Levine, gêné par ses voisins, ne distinguait que la voix douce du vieux maréchal, celle de Kosnichef et le ton aigre d’un député de la noblesse. Serge, en réponse à ce dernier, et pour calmer l’agitation générale, demanda au secrétaire le texte même de la loi, dont il fit lecture, afin de prouver au public qu’en cas de divergence d’opinion on devait aller aux voix.

Un gros monsieur aux moustaches teintes, serré dans son uniforme, l’interrompit en s’approchant de la table, et cria:

«Aux voix! aux voix! pas de discussions!» C’était demander la même chose, mais dans un esprit d’hostilité qui ne fit qu’augmenter les clameurs; le maréchal réclama le silence; des cris partaient de tous côtés, et les visages comme les paroles semblaient surexcités. Levine comprit, avec l’aide de son frère, qu’il s’agissait de valider les droits d’électeur d’un délégué accusé de se trouver sous le coup d’un jugement; une voix de moins pouvait déplacer la majorité: c’est pourquoi l’agitation était si vive. Levine, péniblement frappé de voir cette irritation haineuse s’emparer d’hommes qu’il estimait, préféra à ce triste spectacle la vue des domestiques qui servaient au buffet dans la petite salle. Il allait adresser la parole à un vieux maître d’hôtel à favoris gris, qui connaissait toute la province, lorsqu’on vint l’appeler pour voter.

Une boule blanche lui fut remise en rentrant dans la grande salle, et il fut poussé vers la table où Swiagesky, l’air important et ironique, présidait aux votes. Levine, déconcerté et ne sachant que faire de sa boule, lui demanda à demi-voix:

«Que faut-il que je fasse?»

La question était intempestive et fut entendue des personnes présentes; aussi reçut-elle de Swiagesky cette réponse sévère:

«Ce que vous dicteront vos convictions,» Levine, rouge et embarrassé, déposa son vote, au hasard.

Les nouveaux eurent gain de cause; le vieux maréchal posa sa candidature, prononça un discours ému, et, acclamé de son parti, se retira les larmes aux yeux. Levine, debout près de la porte de la salle, le vit passer, accablé, mais se hâtant de sortir; la veille il était allé le trouver pour son affaire de tutelle, et se rappelait l’air digne et respectable du vieillard, sa grande maison d’aspect seigneurial, avec ses vieux meubles, ses vieux serviteurs, sa vieille et excellente femme coiffée d’un bonnet à coques et parée d’un châle turc; son jeune fils, le cadet de la famille, était entré chez son père pour lui souhaiter le bonjour et lui baiser affectueusement la main. C’était ce même homme, couvert maintenant de décorations, qui fuyait comme un animal traqué.

«J’espère que vous nous restez, dit Levine, cherchant à lui dire quelque chose d’agréable.

– J’en doute, répondit le maréchal en jetant autour de lui un regard troublé. Je suis vieux et fatigué, que de plus jeunes prennent ma place.»

Et il disparut par une petite porte.

XXIX

La salle, longue et étroite, où se trouvait le buffet, se remplissait de monde, et l’agitation allait croissant, car le moment décisif approchait; les chefs de partis, qui savaient à quoi s’en tenir sur le nombre des votants, étaient les plus animés; les autres cherchaient à se distraire, et se préparaient à la lutte en mangeant, fumant et arpentant la salle.

Levine ne fumait pas et n’avait pas faim; afin d’éviter ses amis, parmi lesquels il venait d’apercevoir Wronsky en uniforme d’écuyer de l’empereur, il se réfugia près d’une fenêtre, et, tout en examinant les groupes qui se formaient, il prêta l’oreille à ce qu’on disait autour de lui. Au milieu de cette foule il distingua, vêtu d’un antique uniforme de général de l’état-major, le vieux propriétaire à moustaches grises qu’il avait vu jadis chez Swiagesky; leurs yeux se rencontrèrent et ils se saluèrent cordialement.

«Charmé de vous revoir, dit le vieillard; certes oui je me rappelle le plaisir de vous avoir vu chez Nicolas Ivanitch.

– Comment vont vos affaires de campagne?

– Mais toujours avec perte, répondit le vieillard doucement et d’un air convaincu, comme si ce résultat était le seul qu’il admît. Et vous, comment se fait-il que vous preniez part à notre coup d’État? La Russie entière paraît s’y être donné rendez-vous; nous avons jusqu’à des chambellans, peut-être des ministres, dit-il en désignant Oblonsky, dont la haute taille imposante faisait sensation.

– Je vous avoue, répondit Levine, que je ne comprends pas grand’chose à l’importance de ces élections de la noblesse.»

Le vieillard le regarda étonné.

«Mais qu’y a-t-il à comprendre? et quelle importance peuvent-elles avoir? C’est une institution en décadence, qui se prolonge par la force d’inertie. Voyez tous ces uniformes: vous avez devant vous des juges de paix, des employés, non des gentilshommes.

– Pourquoi, en ce cas, venez-vous aux assemblées?

– Par habitude, pour entretenir des relations, par une sorte d’obligation morale; j’y joins aussi une question d’intérêt personnel: mon gendre a besoin d’un coup d’épaule, il faut tâcher de l’aider à obtenir une place… Mais pourquoi des personnages comme ceux-ci y viennent-ils? – et il indiqua l’orateur dont le ton aigre avait frappé Levine pendant les débats qui précédèrent le vote.

– C’est une génération nouvelle de gentilshommes.

– Pour être nouveaux, ils le sont, mais peut-on compter parmi les gentilshommes ceux qui attaquent les droits de la noblesse?

– Puisque, selon vous, c’est une institution tombée en désuétude?…

– Il y a des institutions vieillies qui doivent être respectées et traitées doucement. Nous ne valons peut-être pas grand’chose, mais nous n’en avons pas moins duré mille ans. Supposez que vous traciez un nouveau jardin: irez-vous couper l’arbre séculaire qui s’est attardé sur votre terrain? Non, vous tracerez vos allées et vos corbeilles de fleurs de façon à garder intact le vieux chêne; celui-là ne repousserait pas en un an. Eh bien et vos affaires à vous!

– Elles ne sont pas brillantes, et me donnent tout au plus 5 pour 100.

– Sans compter vos peines, qui vaudraient cependant bien aussi une rémunération. – Je vous en dirai autant, trop heureux si j’ai mes 5 pour 100.

– Pourquoi persévérons-nous alors?

– Oui, pourquoi? par habitude, je suppose. Moi, par exemple, qui sais d’avance que mon fils unique sera un savant et non un agriculteur, je m’obstine en dépit de tout! J’ai même planté un verger cette année.

– On dirait que nous nous sentons un devoir à remplir envers la terre, car pour ma part il y a longtemps que je ne me fais plus illusion sur les profits de mon travail.

– J’ai, dit le vieillard, un marchand pour voisin; l’autre jour il est venu me faire visite; nous avons parcouru la ferme, puis le jardin, et après avoir tout admiré: «Votre domaine est en ordre, m’a-t-il dit, mais ce que je ne comprends pas, c’est que vous ne rasiez pas les tilleuls de votre jardin; ils ne font qu’épuiser votre terre, et le bois s’en vendrait bien. À votre place je m’en déferais.»

– Il le ferait certainement, – dit Levine en souriant, car ce genre de raisonnement lui était connu, – et du prix qu’il en tirerait, il achèterait du bétail, ou bien un lopin de terre, qu’il affermerait aux paysans; et il se ferait une petite fortune là où nous serons trop heureux de garder notre terre intacte et de pouvoir la léguer à nos enfants.

– Vous êtes marié, m’a-t-on dit?

– Oui, répondit Levine avec une orgueilleuse satisfaction. N’est-il pas étonnant que nous restions ainsi attachés à la terre, comme les vestales de l’antiquité au feu sacré?»

Le vieillard sourit sous ses moustaches blanches.

«D’aucuns, comme notre ami Swiagesky et le comte Wronsky, prétendent faire de l’industrie agricole; mais jusqu’ici cela n’a servi qu’à manger son capital.

– Pourquoi n’arrivons-nous pas à faire comme le marchand? demanda Levine frappé de cette idée.

– À cause de notre manie d’entretenir le feu sacré, comme vous dites: c’est un instinct de caste. Les paysans ont le leur: un bon paysan s’obstinera à louer le plus de terre possible, et, qu’elle soit bonne au mauvaise, il labourera quand même.

– Nous sommes tous pareils! dit Levine. Je suis bien enchanté de vous avoir rencontré, ajouta-t-il en voyant approcher Swiagesky.

– Nous nous retrouvons pour la première fois depuis le jour où nous avons fait connaissance chez vous, fit le vieillard en s’adressant à Swiagesky.

– Et vous venez certainement de médire du nouvel ordre des choses, répondit celui-ci en souriant.

– Il faut bien se soulager le cœur.»

XXX

Swiagesky prit Levine par le bras et s’approcha avec lui d’un groupe d’amis parmi lesquels il devint impossible d’éviter Wronsky, debout entre Oblonsky et Kosnichef, et regardant approcher les nouveaux venus.

«Enchanté, dit-il en tendant la main à Levine; nous nous sommes rencontrés chez la princesse Cherbatzky, il me semble?

– Je me rappelle parfaitement notre rencontre», répondit Levine, qui devint pourpre et se tourna aussitôt vers son frère pour lui parler.

Wronsky sourit et s’adressa à Swiagesky sans témoigner aucun désir de poursuivre son entretien avec Levine; mais celui-ci, gêné de sa grossièreté, cherchait un moyen de la réparer.

«Où en êtes-vous? demanda-t-il à son frère.

– Snetkof a l’air d’hésiter.

– Quelle candidature proposera-t-on s’il se désiste?

– Celle qu’on voudra, répondit Swiagesky.

– La vôtre peut-être?

– Certainement non, repartit Nicolas Ivanitch en jetant un regard inquiet sur le personnage au ton aigre qui se tenait près de Kosnichef.

– Si ce n’est pas la vôtre, ce sera celle de Newedowsky, continua Levine tout en sentant qu’il s’aventurait sur un terrain dangereux.

– En aucun cas!, répondit le monsieur désagréable, qui se trouva être Newedowsky lui-même, auquel Swiagesky se hâta de présenter Levine.

Un silence suivit, pendant lequel Wronsky regarda distraitement Levine; et pour lui adresser quelque parole insignifiante il lui demanda comment il se faisait que, vivant toujours à la campagne, il ne fût pas juge de paix.

«Parce que les justices de paix me semblent une institution absurde, répondit Levine.

– J’aurais cru le contraire, fit Wronsky étonné.

– À quoi servent les juges de paix. Il ne m’est pas arrivé une fois en huit ans de les voir juger autrement que mal – et il se mit fort maladroitement à citer quelques faits.

– Je ne te comprends pas, dit Serge Ivanitch, lorsque après cette sortie ils quittèrent la salle du buffet pour aller voter. Tu manques absolument de tact politique; je te vois en bons termes avec notre adversaire Snetkof, et voilà que tu te fais un ennemi du comte Wronsky! Ce n’est pas que je tienne à son amitié, car je viens de refuser son invitation à dîner, mais il est inutile de se le rendre hostile! Puis tu fais des questions indiscrètes à Newedowsky…

– Tout cela m’embrouille, et je n’y attache aucune importance, dit Levine d’un air sombre.

– C’est possible; mais quand tu t’y mets, tu gâtes tout.»

Levine se tut et ils entrèrent dans la grande salle.

Le vieux maréchal s’était décidé à poser sa candidature, bien qu’il sentît le succès incertain et qu’il sût qu’un district ferait opposition.

Au premier tour de scrutin il eut une forte majorité, et entra pour recevoir les félicitations générales au milieu des acclamations de la foule.

«C’est fini? dit Levine à son frère.

– Cela commence au contraire, répondit celui-ci en souriant: le candidat de l’opposition peut avoir plus de voix.»

Cette finesse avait échappé à Levine; elle le jeta dans une sorte de mélancolie; se croyant inutile et inaperçu, il retourna dans la petite salle, y demanda à manger et, pour ne pas rentrer dans la foule, fit un tour dans les tribunes. Elles étaient pleines de dames, d’officiers, de professeurs, d’avocats; Levine y entendit vanter l’éloquence de son frère; mais là encore il chercha vainement à comprendre ce qui pouvait ainsi émouvoir et exciter d’honnêtes gens. Las et attristé, il descendit l’escalier, voulant réclamer sa fourrure au vestiaire et partir, lorsqu’on vint encore le chercher pour voter. Le candidat qu’on opposait à Snetkof était ce même Newedowsky dont le refus lui avait semblé si catégorique. C’est lui qui l’emporta, ce dont les uns furent ravis, et d’autres enthousiastes, tandis que le vieux maréchal dissimulait à peine son dépit. Lorsque Newedowsky parut dans la salle, on l’accueillit avec les mêmes acclamations qui tout à l’heure avaient salué le gouverneur et le vieux maréchal lui-même.

XXXI

Wronsky offrit un grand dîner au nouvel élu et au parti qui triomphait avec lui.

Le comte, en venant assister aux élections, avait voulu affirmer aux yeux d’Anna son indépendance et être agréable à Swiagesky; il avait tenu également à remplir les devoirs qu’il s’imposait à titre de grand propriétaire. Ce qu’il ne soupçonnait guère, c’était l’intérêt passionné qu’il prendrait aux élections et le succès avec lequel il y jouerait son rôle. Il avait réussi tout d’abord à s’attirer la sympathie générale, et il ne se trompait pas en croyant qu’il inspirait déjà de la confiance. Cette influence subite était due en partie à la belle maison qu’il occupait en ville, et que lui cédait un vieux camarade, le directeur de la banque de Kachine, à un excellent cuisinier, à ses liens de camaraderie avec le gouverneur, mais surtout aux manières simples et affables qui lui gagnaient les cœurs, malgré la réputation de fierté qu’on lui faisait. Tous ceux qui l’avaient approché ce jour-là, à l’exception de Levine, semblaient disposés à lui rendre hommage et à lui attribuer le succès de Newedowsky. Il éprouva un certain orgueil en se disant que dans trois ans, s’il était marié, rien ne l’empêcherait de se présenter lui-même aux élections, et involontairement il se souvint du jour où, après avoir assisté au triomphe de son jockey, il s’était décidé à courir de sa personne. À table il plaça à sa droite le gouverneur, en homme respecté par la noblesse, dont il s’était attiré les suffrages par son discours, mais qui pour Wronsky n’était rien de plus que Maslof Katka, un camarade du corps des pages, qu’il traitait en protégé et cherchait à mettre à son aise; à sa gauche il avait placé Newedowsky, un homme jeune, au visage impénétrable et dédaigneux, pour lequel il se montra plein d’égards.

Malgré son insuccès partiel, Swiagesky était ravi de voir son parti triompher, et raconta avec verve pendant le dîner divers incidents des élections où le pauvre vieux maréchal jouait un rôle ridicule. Oblonsky, content de la satisfaction générale, s’amusait franchement; aussi, lorsque après le repas on envoya des dépêches de tous côtés, en expédia-t-il une à Dolly, «pour leur faire plaisir, à tous», comme il le confia à ses voisins. Mais Dolly, en recevant le télégramme, regretta en soupirant le rouble qu’il coûtait, et comprit que son mari avait bien dîné, car c’était une de ses faiblesses que de faire jouer le télégraphe après.

On porta des toasts avec des vins excellents qui n’avaient rien de russe, on salua le nouveau maréchal du titre d’excellence, titre dont malgré son air indifférent il était charmé comme l’est une jeune mariée de s’entendre appeler madame. La santé de «notre aimable hôte» fut aussi proclamée, ainsi que celle du gouverneur.

Jamais Wronsky ne se serait attendu à se trouver en province le centre d’une réunion aussi distinguée.

Vers la fin du dîner la gaieté redoubla, et le gouverneur pria Wronsky d’assister à un concert organisé par sa femme au profit de nos frères. (C’était avant la guerre de Serbie.)

«On dansera après, et tu verras notre beauté, qui est remarquable.

– Not in my line», répondit en souriant Wronsky, mais il promit d’y aller.

Au moment où l’on allumait des cigares en sortant de table, le valet de chambre de Wronsky s’approcha de lui, portant un billet sur un plateau:

«De la campagne; un messager l’apporte à l’instant.»

Le billet était d’Anna, et avant de l’ouvrir Wronsky savait déjà ce qu’il renfermait; il avait promis de rentrer le vendredi, mais, les élections s’étant prolongées, il se trouvait encore absent le samedi; la lettre devait être pleine de reproches et avoir devancé celle qu’il avait expédiée la veille pour expliquer son retard. Le contenu du billet fut plus pénible encore qu’il ne s’y attendait; Anny était très malade, et le médecin craignait une inflammation.

«Je perds la tête à moi toute seule; la princesse Barbe, au lieu d’une aide, n’est qu’un embarras. Je t’attendais avant-hier soir, et t’envoie un messager pour savoir ce que tu deviens; je serais venue moi-même si je n’avais craint de t’être désagréable. Donne une réponse quelconque, afin que je sache ce que je dois faire.»

L’enfant était gravement malade et elle avait voulu venir elle-même!

Le contraste de cet amour exigeant et de l’amusante réunion qu’il fallait quitter frappa désagréablement Wronsky: pourtant il partit la nuit même par le premier train.

XXXII

Anna, avant le départ de Wronsky pour les élections, s’était promis de faire les plus grands efforts pour supporter stoïquement la séparation; mais le regard froid et impérieux avec lequel il lui annonça qu’il s’absentait, la blessa, et ses bonnes résolutions en furent ébranlées. Elle commenta ce regard dans la solitude, et l’expliqua d’une façon humiliante: «Certainement il a le droit de partir quand et comme bon lui semble; tous les droits d’ailleurs ne les a-t-il pas, tandis que je n’en ai aucun; c’est peu généreux à lui de me le montrer. Mais comment me l’a-t-il fait sentir? par un regard dur?… C’est un tort bien vague… cependant il ne me regardait pas ainsi jadis, et cela prouve qu’il se refroidit à mon égard.»

Pour s’étourdir elle chercha à se distraire en accumulant des occupations qui remplissaient ses journées; la nuit elle prenait de la morphine. Au milieu de ces réflexions, le divorce lui apparut comme un moyen d’empêcher Wronsky de l’abandonner, car le divorce impliquait le mariage, et elle résolut de ne plus résister sur ce point comme elle avait toujours fait, la première fois qu’il lui en reparlerait.

Cinq jours se passèrent ainsi; pour tuer le temps elle faisait des promenades avec la princesse, visitait l’hôpital, et surtout lisait. Mais le sixième jour, en voyant que Wronsky ne rentrait pas, ses forces faiblirent; sa petite fille tomba malade sur ces entrefaites, trop légèrement pour que l’inquiétude parvînt à la distraire. D’ailleurs Anna avait beau faire, elle ne pouvait feindre pour cette enfant des sentiments qu’elle n’éprouvait pas.

Le soir du sixième jour, sa terreur d’être quittée par Wronsky devint si vive qu’elle voulut partir, mais elle se contenta du billet qu’elle envoya par un exprès. Dès le lendemain matin elle regretta ce mouvement de vivacité en recevant un mot de Wronsky qui lui expliquait son retard. Aussitôt la crainte de le revoir s’empara d’elle; comment supporterait-elle la sévérité de son regard en apprenant que sa fille n’avait pas été sérieusement malade? Malgré tout, son retour était un bonheur; il regretterait peut-être sa liberté et trouverait sa chaîne pesante, mais il serait là, elle le verrait et ne le perdrait pas de vue.

Assise sous la lampe, elle lisait un livre nouveau de Taine, écoutant au dehors les rafales du vent, et tendant l’oreille ou moindre bruit pour épier l’arrivée du comte. Après s’être trompée plusieurs fois, elle entendit distinctement la voix du cocher et le roulement de la voiture sous le péristyle. La princesse Barbe, qui faisait une patience, l’entendit également. Anna se leva; elle n’osait pas descendre comme elle l’avait fait deux fois déjà, et, rouge, confuse, inquiète de l’accueil qu’elle recevrait, elle s’arrêta. Toutes ses susceptibilités s’étaient évanouies, elle ne redoutait plus que le mécontentement de Wronsky et, vexée de se rappeler que la petite allait à merveille, elle en voulait à l’enfant de s’être rétablie au moment même où elle expédiait sa lettre. Mais, à l’idée qu’elle allait le revoir, lui, toute autre pensée disparut, et lorsque le son de sa voix parvint jusqu’à elle, la joie l’emporta: elle courut au-devant de son amant.

«Comment va Anny? demanda-t-il avec inquiétude du bas de l’escalier, la voyant rapidement descendre; il s’était assis pour se faire débarrasser de ses bottes fourrées.

– Bien mieux.

– Et toi?»

Elle lui saisit les deux mains et l’attira vers elle sans le quitter des yeux.

«J’en suis bien aise», dit-il froidement, examinant une toilette qu’il savait avoir été mise pour lui.

Ces attentions lui plaisaient, mais elles lui plaisaient depuis trop longtemps; et l’expression d’immobile sévérité que redoutait Anna s’arrêta sur son visage.

«Comment vas-tu?» demanda-t-il en lui baisant la main après s’être essuyé la barbe, que le froid avait mouillée.

«Tant pis, pensa Anna: pourvu qu’il soit ici, tout m’est égal, et quand je suis là, il n’ose pas ne pas m’aimer.»

La soirée se passa gaiement en présence de la princesse, qui se plaignit qu’Anna prenait de la morphine.

«Je n’y puis rien, mes pensées m’empêchent de dormir; quand il est là, je n’en prends presque jamais.»

Wronsky raconta les divers épisodes de l’élection, et Anna sut le questionner habilement et l’amener à parler de ses succès; à son tour elle raconta ce qui s’était passé en l’absence de Wronsky et ne lui dit que des choses qui pouvaient lui plaire.

Lorsqu’ils se retrouvèrent seuls, Anna voulut effacer l’impression désagréable produite par sa lettre, et, plus sûre d’elle-même, elle dit:

«Avoue que tu as été mécontent de ma lettre et que tu n’y as pas cru?

– Oui, répondit-il, – et, malgré la tendresse qu’il lui témoignait, elle comprit qu’il ne pardonnait pas. – Ta lettre était étrange: Anny, m’écrivais-tu, t’inquiétait, et cependant tu voulais venir toi-même?

– L’un et l’autre étaient vrais.

– Je n’en doute pas.

– Si, tu en doutes; je vois que tu es fâché.

– Pas du tout; mais ce qui me contrarie, c’est que tu ne veuilles pas admettre des devoirs…

– Quels devoirs? celui d’aller au concert?

– N’en parlons plus.

– Pourquoi ne plus en parler?

– Je veux dire qu’il peut se rencontrer des devoirs impérieux; ainsi il faudra que j’aille à Moscou pour affaires… mais, Anna, pourquoi t’irriter ainsi quand tu sais que je ne puis vivre sans toi?

– Si c’est ainsi, dit Anna changeant subitement de ton, si tu arrives un jour pour repartir le lendemain, si tu es fatigué de cette vie…

– Anna, ne sois pas cruelle; tu sais que je suis prêt à te sacrifier tout.»

Elle continua sans l’écouter:

«Quand tu iras à Moscou, je t’accompagnerai: je ne reste pas seule ici. Vivons ensemble ou séparons-nous.

– Je ne demande qu’à vivre avec toi, mais pour cela il faut…

– Le divorce? J’écrirai. Je reconnais que je ne puis continuer à vivre ainsi; je te suivrai à Moscou.

– Tu dis cela d’un air de menace, mais c’est tout ce que je souhaite», dit Wronsky en souriant.

Le regard du comte en prononçant ces paroles affectueuses, restait glacial comme celui d’un homme exaspéré par la persécution:

«Quel malheur!» disait ce regard, et elle le comprit. Jamais l’impression qu’elle ressentit en ce moment ne s’effaça de son esprit.

Anna écrivit à Karénine pour lui demander le divorce, et vers la fin de novembre, après s’être séparée de la princesse Barbe, que ses affaires rappelaient à Pétersbourg, elle vint s’installer à Moscou avec Wronsky.

SEPTIÈME PARTIE

I

Les Levine étaient à Moscou depuis deux mois, et le terme fixé par les autorités compétentes pour la délivrance de Kitty se trouvait dépassé sans que rien fît présager un dénouement prochain; aussi commençait-on à se préoccuper dans l’entourage de la jeune femme. Tandis que Levine voyait approcher le moment fatal avec terreur, Kitty gardait tout son calme; cet enfant qu’elle attendait existait déjà pour elle; il manifestait même son indépendance en la faisant parfois souffrir; mais cette douleur étrange et inconnue n’amenait qu’un sourire sur ses lèvres; elle sentait naître en son cœur un amour nouveau. Jamais son bonheur ne lui avait paru aussi complet, jamais elle ne s’était sentie plus gâtée, plus choyée de tous les siens: pourquoi aurait-elle hâté de ses vœux la fin d’une situation qu’on savait lui rendre si douce? Le seul côté fâcheux qu’elle constatât dans leur vie moscovite était le changement survenu dans le caractère de son mari: elle le trouvait inquiet, ombrageux, oisif, agité sans but; était-ce l’homme qu’elle avait connu toujours utilement occupé à la campagne, et dont elle admirait la dignité tranquille et la cordiale hospitalité? Elle ne le reconnaissait plus et cette transformation lui causait, un sentiment voisin de la pitié. La jeune femme était seule du reste à éprouver cette compassion, car elle s’avouait que rien dans son mari n’excitait la commisération, et quand elle se plaisait à étudier l’effet qu’il produisait en société, c’était plutôt sa jalousie qui risquait d’être mise en éveil. Mais, tout en reprochant à Levine son incapacité à s’accommoder d’une existence nouvelle, Kitty reconnaissait que Moscou lui offrait peu de ressources. Quelles occupations pouvait-il s’y créer? Il n’aimait ni les cartes ni la compagnie des viveurs comme Oblonsky, ce dont elle rendait grâces au ciel; le monde ne l’amusait pas: pour s’y plaire il aurait dû rechercher la société des femmes; que lui restait-il donc en dehors du corde monotone de la famille? Levine avait bien songé à terminer son livre, et commencé des recherches dans les bibliothèques publiques, mais il avoua à Kitty qu’il se déflorait à lui-même l’intérêt de son travail lorsqu’il en parlait, et d’ailleurs le temps lui manquait pour rien faire de sérieux.

Les conditions particulières de leur vie de Moscou eurent en revanche un résultat inattendu, celui de faire cesser leurs querelles; la crainte que tous deux avaient éprouvée de voir renaître des scènes de jalousie se trouva vaine, même à la suite d’un incident imprévu, la rencontre de Wronsky. Kitty, en compagnie de son père, le rencontra un jour chez sa marraine la princesse Marie Borissowna. En retrouvant ces traits autrefois si connus, elle sentit son cœur battre à l’étouffer, et son visage devenir pourpre; mais ce fut le seul reproche qu’elle eut à s’adresser, car son émotion ne dura qu’une seconde. Le vieux prince se hâta d’entamer une discussion animée avec Wronsky, et l’entretien n’était pas achevé que Kitty aurait pu soutenir la conversation elle-même sans que son sourire ou l’intonation de sa voix eût prêté aux critiques de son mari, dont elle subissait l’invisible surveillance. Elle échangea quelques mots avec Wronsky, sourit lorsqu’il appela l’assemblée de Kachine «notre parlement», pour montrer qu’elle comprenait la plaisanterie, puis s’adressa à la vieille princesse, et ne tourna la tête que lorsque Wronsky se leva pour partir: elle lui rendit alors son salut simplement et poliment.

Le vieux prince ne fit, en sortant, aucune remarque sur cette rencontre; mais Kitty comprit à une nuance particulière de tendresse qu’il était content d’elle, et lui fut reconnaissante de son silence. Elle aussi était satisfaite d’avoir été maîtresse de ses sentiments au point de revoir Wronsky presque avec indifférence.

«J’ai regretté ton absence, dit-elle à son mari en lui racontant cette entrevue, ou du moins j’aurais voulu que tu pusses me voir par le trou de la serrure, car devant toi je serais devenue trop rouge, et n’aurais peut-être pas conservé mon aplomb; vois comme je rougis maintenant!»

Et Levine, d’abord plus rouge qu’elle, et l’écoutant d’un air sombre, se calma devant le regard sincère de sa femme, et lui fit, comme elle le désirait, quelques questions. Il déclara même qu’à l’avenir il ne se conduirait plus aussi sottement qu’aux élections, et ne fuirait plus Wronsky.

«C’est un sentiment si pénible que de craindre la vue d’un homme et de le considérer comme un ennemi», dit-il.

II

«N’oublie pas de faire une visite aux Bohl, rappela Kitty à son mari, lorsque avant de sortir il entra vers onze heures du matin dans sa chambre. Je sais que tu dînes au club avec papa, mais que fais-tu ce matin?

– Je vais chez Katavasof.

– Pourquoi de si bonne heure?

– Il m’a promis de me faire faire la connaissance d’un savant de Pétersbourg, Métrof, avec lequel je voudrais causer de mon livre.

– Et après?

– Au tribunal, pour l’affaire de ma sœur.

– Tu n’iras pas au concert?

– Que veux-tu que j’y aille faire tout seul?

– Je t’en prie, vas-y, on donne deux œuvres nouvelles qui t’intéresseront.

– En tout cas, je rentrerai avant dîner pour te voir.

– Mets ta redingote pour pouvoir passer chez les Bohl.

– Est-ce bien nécessaire?

– Certainement, le comte est venu lui-même chez nous.

– J’ai tellement perdu l’habitude des visites, que je me sens tout honteux;’il me semble toujours qu’on va me demander de quel droit un étranger comme moi, qui ne vient pas pour affaires, s’introduit dans une maison.»

Kitty se mit à rire.

«Tu faisais bien des visites quand tu étais garçon?

– C’est vrai, mais ma confusion était la même»; et, baisant la main sa femme, il allait sortir, lorsque celle-ci l’arrêta:

«Kostia, sais-tu qu’il ne me reste plus que cinquante roubles? Je ne fais pas de dépenses inutiles, il me semble, ajouta-t-elle en voyant le visage de son mari se rembrunir; cependant l’argent disparaît si vite qu’il faut que notre organisation pèche de quelque côté.

– Nullement, répondit Levine avec une petite toux qu’elle savait être un signe de contrariété. J’entrerai à la Banque, D’ailleurs j’ai écrit à l’intendant de vendre le blé et de toucher d’avance le loyer du moulin. L’argent ne manquera pas.

– Je regrette parfois d’avoir écouté maman; je vous fatigue tous à m’attendre, nous dépensons un argent fou: pourquoi ne sommes-nous pas restés à la campagne? Nous y étions si bien!

– Moi, je ne regrette rien de ce que j’ai fait depuis notre mariage.

– Est-ce vrai? dit-elle en le regardant bien en face. À propos, sais-tu que la position de Dolly n’est plus tenable? nous en avons causé hier avec maman et Arsène (le mari de sa sœur Nathalie) et ils ont décidé que vous parleriez sérieusement à Stiva, car papa n’en fera rien.

– Je suis, prêt à suivre l’avis d’Arsène, mais que veux-tu que nous y fassions? En tout cas, j’entrerai chez les Lvof, et peut-être alors irai-je au concert avec Nathalie.»

Le vieux Kousma, qui remplissait en ville les fonctions de majordome, apprit à son maître en le reconduisant qu’un des chevaux boitait. Levine avait cherché, en s’installant à Moscou, à s’organiser une écurie convenable qui ne lui coûtât pas trop cher; mais il fut obligé de reconnaître que des chevaux de louage étaient moins dispendieux, car pour ménager ses bêtes il prenait des isvoschiks à chaque instant. C’est ce qu’il fit encore ce jour-là, s’habituant peu à peu à trancher d’un mot les difficultés qui représentaient une dépense. Le premier billet de cent roubles lui avait seul été pénible à dépenser: il s’agissait d’acheter des livrées aux domestiques, et, en songeant que cent roubles représentaient les gages de deux ouvriers à l’année, ou de trois cents journaliers, Levine avait demandé si les livrées étaient indispensables. Le profond étonnement de la princesse et de Kitty à cette question lui ferma la bouche. Au second billet de cent roubles (pour l’achat des provisions nécessaires à un grand dîner de famille) il hésita moins, quoiqu’il supputât encore mentalement le nombre de mesures d’avoine représenté par cet argent. Depuis lors, les billets s’envolaient, pareils à de petits oiseaux; Levine ne demanda plus si le plaisir acheté par son argent était proportionné au mal qu’il donnait à gagner, il oublia ses principes arrêtés sur le devoir de vendre son blé au plus haut prix possible, il ne songea même plus à se dire que le train qu’il menait l’endetterait promptement.

Avoir de l’argent à la Banque pour subvenir aux besoins journaliers du ménage fut dorénavant son seul objectif; jusqu’ici il n’avait pas été gêné, mais la demande de Kitty venait de le troubler! Comment se procurerait-il de l’argent plus tard? Plongé dans ces réflexions, il monta en isvoschik et se rendit chez Katavasof.

III

Levine s’était beaucoup rapproché de son camarade d’Université; tout en admirant son jugement, «il pensait que la netteté des conceptions de Katavasof découlait de la pauvreté de nature de son ami; Katavasof pensait que l’incohérence d’idées de Levine provenait d’un manque de discipline dans l’esprit; mais la clarté de Katavasof plaisait à Levine, et la richesse d’une pensée indisciplinée chez ce dernier était agréable à l’autre». Le professeur avait décidé Levine à lui lire une partie de son ouvrage; frappé par l’originalité de quelques points de vue, il proposa à Levine de le mettre en rapports avec un savant éminent, le professeur Métrof, qui se trouvait momentanément à Moscou, et auquel il avait parlé des travaux de son ami.

La présentation se fit très cordialement ce jour-là. Métrof, homme aimable et bienveillant, commença par aborder la question à l’ordre du jour: le soulèvement du Montenegro; il parla de la situation politique, et cita quelques paroles significatives prononcées par l’Empereur et qu’il tenait de source certaine; ce à quoi Katavasof opposa des paroles d’un sens diamétralement opposé et de source également certaine, laissant Levine libre de choisir entre les deux versions.

«Monsieur est l’auteur d’un travail sur l’économie rurale, dont l’idée fondamentale me plaît beaucoup en ma qualité de naturaliste. Il tient compte du milieu dans lequel l’homme vit et se développe, ne l’envisage pas en dehors des lois zoologiques, et l’étudie dans ses rapports avec la nature.

– C’est fort intéressant, dit Métrof.

– Mon but était simplement d’écrire un livre d’agronomie, dit Levine en rougissant, mais malgré moi, en étudiant l’instrument principal, le travailleur, je suis arrivé à des conclusions fort imprévues.»

Et Levine développa ses idées, tout en tâtant prudemment le terrain, car il savait à Métrof des opinions opposées à l’enseignement politico-économique du moment, et doutait du degré de sympathie qu’il lui accorderait.

«En quoi le Russe, selon vous, diffère-t-il des autres peuples en tant que travailleur? Est-ce au point de vue que vous qualifiez de zoologique, ou à celui des conditions matérielles dans lesquelles il se trouve?»

Cette façon de poser la question prouvait à Levine une divergence d’idées absolue; il continua néanmoins à exposer sa thèse, qui consistait à démontrer que le peuple russe ne peut avoir les mêmes rapports avec la terre que les autres nations européennes, par ce fait qu’il se sent d’instinct prédestiné à coloniser d’immenses espaces encore incultes.

«Il est aisé de se tromper sur les destinées générales d’un peuple en formant des conclusions prématurées, remarqua Métrof en interrompant Levine, et quant à la situation du travailleur, elle dépendra toujours de ses rapports avec la terre et le capital.»

Et, sans donner à Levine le temps de répliquer, il lui expliqua en quoi ses propres opinions différaient de celles qui avaient cours. Levine n’y comprit rien, et ne chercha même pas à comprendre; pour lui, Métrof, comme tous les économistes, n’étudiait la situation du peuple russe qu’au point de vue du capital, du salaire et de la rente, tout en convenant que, pour la plus grande partie de la Russie, la rente était nulle, le salaire consistait à ne pas mourir de faim, et le capital n’était représenté que par des outils primitifs. Métrof ne différait des autres représentants de l’école que par une théorie nouvelle sur le salaire, qu’il démontra longuement. Après avoir essayé d’écouter, d’interrompre pour exprimer son idée personnelle, et prouver ainsi combien peu ils pouvaient s’entendre, Levine finit par laisser parler Métrof, flatté au fond de voir un homme aussi savant le prendre pour confident de ses idées, et lui témoigner autant de déférence; il ignorait, que l’éminent professeur, ayant épuisé ce sujet avec son entourage habituel, n’était pas fâché de trouver un auditeur nouveau, et qu’il aimait d’ailleurs à causer des questions qui le préoccupaient, trouvant qu’une démonstration orale contribuait à lui en élucider à lui-même certains points.

«Nous allons nous mettre en retard», fit enfin remarquer Katavasof consultant sa montre.

«Il y a aujourd’hui séance extraordinaire à l’Université à l’occasion du jubilé de cinquante ans de Swintitch, ajouta-t-il en s’adressant à Levine; j’ai promis de parler sur ses travaux zoologiques. Viens avec nous, ce sera intéressant.

– Oui, venez, dit Métrof, et après la séance faites-moi le plaisir de venir chez moi pour me lire votre ouvrage; je l’écouterai avec plaisir.

– C’est une ébauche indigne d’être produite, mais je vous accompagnerai volontiers.»

Quand ils arrivèrent à l’Université, la séance était déjà commencée; six personnes entouraient une table couverte d’un tapis, et l’une d’elles faisait une lecture; Katavasof et Métrof prirent place autour de la table; Levine s’assit auprès d’un étudiant et lui demanda à voix basse ce qu’on lisait.

«La biographie.»

Levine écouta machinalement la biographie, et apprit diverses particularités intéressantes sur la vie du savant dont on fêtait le souvenir. Après ce morceau vint une pièce de vers, puis Katavasof lut d’une voix puissante une notice sur les travaux de Swintitch. Après cette lecture, Levine, voyant l’heure avancer, s’excusa auprès de Métrof de ne pouvoir passer chez lui et s’esquiva; il avait eu le temps, pendant la séance, de réfléchir à l’inutilité d’un rapprochement avec l’économiste pétersbourgeois; s’ils étaient destinés l’un et l’autre à travailler avec fruit, ce ne pouvait être qu’en poursuivant leurs études chacun de son côté.

IV

Lvof, le mari de Nathalie, chez lequel Levine se rendit en quittant l’Université, venait de se fixer à Moscou pour y surveiller l’éducation de ses jeunes fils; lui-même avait fait ses études à l’étranger, et avait passé sa vie dans les principales capitales de l’Europe, où l’appelaient des fonctions diplomatiques. Malgré une différence d’âge assez considérable et des opinions très dissemblables, ces deux hommes s’étaient pris d’amitié l’un pour l’autre.

Levine trouva son beau-frère en tenue d’intérieur, lisant avec un pince-nez, debout devant un pupitre; le visage de Lvof, d’une expression encore pleine de jeunesse, et auquel une chevelure frisée et argentée donnait un air aristocratique, s’éclaira d’un sourire en voyant entrer Levine, qui ne s’était pas fait annoncer.

«J’allais envoyer prendre des nouvelles de Kitty, dit-il; comment va-t-elle? et il avança un fauteuil américain à bascule. Mettez-vous là, vous y serez mieux. Avez-vous lu la circulaire du Journal de Saint-Pétersbourg? Elle est fort bien», demanda-t-il avec un léger accent français.

Levine raconta ce qui lui avait été dit des bruits en circulation à Pétersbourg, et, après avoir épuisé la question politique, il conta son entretien avec Métrof, et la séance de l’Université.

«Combien je vous envie vos relations avec cette société de professeurs et de savants! dit Lvof qui l’avait écouté avec le plus vif intérêt. Je ne pourrais, il est vrai, en profiter comme vous, faute de temps et d’une instruction suffisante.

– Je me permets de douter de ce dernier point, répondit en souriant Levine, que cette humilité toucha par sa simplicité.

– Vous ne sauriez croire à quel point je le constate, maintenant que je m’occupe de l’éducation de mes fils; non seulement il s’agit de me rafraîchir la mémoire, mais il me faut refaire mes études. Vous en riez?

– Bien au contraire, vous me servez d’exemple pour l’avenir, et j’apprends en vous voyant avec vos enfants comment il me faudra remplir mes devoirs envers les miens.

– Oh! l’exemple n’a rien de remarquable.

– Si fait, car jamais je n’ai vu d’enfants mieux élevés que les vôtres.»

Lvof ne dissimula pas un sourire de satisfaction. En ce moment la belle Mme Lvof, en toilette de promenade, les interrompit.

«Je ne vous savais pas ici, dit-elle à Levine; comment va Kitty? Vous savez que je dîne avec elle aujourd’hui?»

Les plans de la journée furent discutés entre les époux, et Levine s’offrit pour accompagner sa belle-sœur au concert. Au moment de partir il se rappela la commission de Kitty au sujet de Stiva.

«Oui, je sais, dit Lvof, maman veut que nous lui fassions de la morale, mais que puis-je lui dire?

– Eh bien, je m’en charge», s’écria Levine en souriant, et il courut rejoindre sa belle-sœur, qui l’attendait au bas de l’escalier, enveloppée de ses fourrures blanches.

V

On exécutait ce jour-là deux œuvres nouvelles à la matinée musicale qui se donnait dans la salle de l’Assemblée: une fantaisie sur le Roi Lear de la steppe et un quatuor dédié à la mémoire de Bach. Levine avait un grand désir de se former une opinion sur ces œuvres écrites dans un esprit nouveau, et, pour ne subir l’influence de personne, il alla s’adosser à une colonne, après avoir installé sa belle-sœur, décidé à écouter consciencieusement et attentivement. Il évita de se laisser distraire par les gestes du chef d’orchestre, par les toilettes des dames, par la vue de toutes ces physionomies oisives, venues au concert pour tout autre chose que la musique. Il évita surtout les amateurs et les connaisseurs, qui parlent si volontiers, et debout, les yeux fixés dans l’espace, il s’absorba dans une profonde attention. Mais plus il écoutait la fantaisie sur le Roi Lear, plus il sentait l’impossibilité de s’en former une idée nette et précise; sans cesse la phrase musicale, au moment de se développer, se fondait en une autre phrase, ou s’évanouissait, en laissant pour unique impression celle d’une pénible recherche d’instrumentation. Les meilleurs passages venaient mal à propos, et la gaîté, la tristesse, le désespoir, la tendresse, le triomphe, se succédaient avec l’incohérence des impressions d’un fou, pour disparaître de même.

Levine, quand le morceau se termina brusquement, fut étonné de la fatigue que cette tension d’esprit lui avait causée; il se fit l’effet d’un sourd qui regarderait danser, et, en écoutant les applaudissements de l’auditoire, il voulut comparer ses impressions à celles de gens compétents.

On se levait de tous côtés pour se rapprocher et causer dans l’entr’acte des deux morceaux, et il put joindre Pestzoff, qui parlait à l’un des principaux connaisseurs de musique.

«C’est étonnant! disait Pestzof de sa voix de basse. Bonjour, Constantin Dmitrich. Le passage le plus riche en couleur, le plus sculptural, dirais-je, est celui où Cordelia apparaît, où la femme, «das ewig Weibliche», entre en lutte avec la fatalité. N’est-ce pas?

– Pourquoi Cordelia? demanda timidement Levine qui avait absolument oublié qu’il s’agissait du roi Lear.

– Cordelia apparaît, voyez-vous? dit Pestzof indiquant le programme à Levine, qui n’avait pas remarqué le texte de Shakespeare traduit en russe, et imprimé sur le revers du programme. On ne peut suivre sans cela.» L’entr’acte se passa à discuter les mérites et les défauts des tendances wagnériennes, Levine s’efforçant de démontrer que Wagner avait tort d’empiéter sur le domaine des autres arts, Pestzof voulant prouver que l’art est un, et que pour arriver à la grandeur suprême il faut que toutes les manifestations en soient réunies en un seul faisceau.

L’attention de Levine était épuisée; il n’écouta plus le second morceau, dont la simplicité affectée fut comparée par Pestzof à une peinture préraphaëlique, et aussitôt après le concert il se hâta de rejoindre sa belle-sœur. En sortant, après avoir rencontré des personnes de connaissance avec lesquelles il échangea les mêmes remarques politiques et musicales, il aperçut le comte Bohl, et la visite qu’il devait faire lui revint à l’esprit.

«Allez-y bien vite, dit Nathalie, à laquelle il confia ses remords, et qu’il devait accompagner à une séance publique d’un comité slave. Peut-être la comtesse ne reçoit-elle pas. Vous viendrez ensuite me rejoindre.»

VI

«On ne reçoit peut-être pas? demanda Levine en entrant dans le vestibule de la maison Bohl.

– Si fait, veuillez entrer», répondit le suisse en ôtant résolument la fourrure du visiteur.

«Quel ennui! pensa Levine qui retirait un de ses gants en soupirant, et tournait mélancoliquement son chapeau entre ses mains. Que vais-je leur dire? et que suis-je venu faire ici!»

Dans le premier salon il rencontra la comtesse qui donnait d’un air sévère des ordres à un domestique; son visage se radoucit en apercevant Levine, et elle le pria d’entrer dans un boudoir où ses deux filles causaient avec un officier supérieur. Levine entra, salua, s’assit près d’un canapé, et posa son chapeau entre ses genoux.

«Comment va votre femme? Vous venez du concert? nous n’avons pu y aller», dit une des jeunes filles.

La comtesse parut, s’assit sur le canapé et, se tournant vers Levine, reprit la série des mêmes questions: la santé de Kitty, le concert, et ajouta, pour varier, quelques détails sur la mort subite d’une amie.

«Avez-vous été hier à l’Opéra?

– Oui.

– La Lucca a été superbe.»

Et ainsi de suite jusqu’à ce que l’officier supérieur se levât, saluât et sortît.

Levine fit mine de suivre cet exemple, mais un regard étonné de la comtesse le retint: le moment n’était pas venu. Il se rassit, tourmenté de la sotte figure qu’il faisait, et de plus en plus incapable de trouver un sujet de conversation.

«Irez-vous à la séance du comité? demanda la comtesse: on dit qu’elle sera intéressante.

– J’ai promis d’y aller chercher ma belle-sœur.»

Nouveau silence, pendant lequel les trois dames échangèrent un regard.

«Il doit être temps de partir», pensa Levine, et il se leva. Les dames ne le retinrent plus, lui serrèrent la main et le chargèrent de mille choses pour sa femme.

Le suisse, en lui remettant sa pelisse, lui demanda son adresse, et l’inscrivit gravement dans un superbe livre relié.

«Au fond, tout cela m’est bien égal, pensa Levine, mais, bon Dieu, qu’on a l’air bête! et combien tout cela est inutile et ridicule.»

Il alla chercher sa belle-sœur, la ramena chez lui, y trouva Kitty en bonne santé, et se rendit au club, où il devait rejoindre son beau-père.

VII

Levine n’avait pas remis le pied au club depuis le temps où, après avoir terminé ses études, il passa un hiver à Moscou; mais ses souvenirs à demi effacés se réveillèrent devant le grand perron, au fond de la vaste cour circulaire, lorsqu’il vit le suisse lui ouvrir, en le saluant, la porte d’entrée et l’inviter à quitter ses galoches et sa fourrure avant de monter au premier. Comme autrefois il éprouva une espèce de bien-être auquel se joignait le sentiment de se trouver en bonne compagnie.

«Voilà longtemps que nous n’avons eu le plaisir de vous voir, dit le second suisse qui le reçut au haut de l’escalier et auquel tous les membres du club, ainsi que toute leur parenté, étaient connus. Le prince vous a inscrit hier; Stépane Arcadiévitch n’est pas encore arrivé.»

Levine, en entrant dans la salle à manger, trouva les tables presque entièrement occupées; parmi les convives il reconnut des figures amies: le vieux prince, Swiagesky, Serge Ivanitch, Wronsky; et tous, jeunes et vieux, semblaient avoir déposé leurs soucis au vestiaire avec leurs fourrures, pour ne plus songer qu’à jouir des douceurs de la vie.

«Tu viens tard, dit le vieux prince, tendant la main à son gendre par-dessus l’épaule et en souriant. Comment va Kitty? ajouta-t-il en introduisant un coin de sa serviette dans une boutonnière de son gilet.

– Elle va bien et dîne avec ses deux sœurs.

– Tant mieux; tiens, va vite te mettre à cette table là-bas, ici tout est pris, dit le prince en prenant avec précaution une assiettée d’ouha [6] de la main d’un domestique.

– Par ici, Levine,» cria une voix joviale du fond de la salle. C’était Tourovtzine assis près d’un jeune officier et gardant deux places qu’il destinait à Oblonsky et à Levine. Celui-ci prit avec plaisir une des chaises réservées, et se laissa présenter au jeune officier.

«Ce Stiva est toujours en retard.

– Le voici.

– Tu viens d’arriver, n’est-ce pas? demanda Oblonsky à Levine lorsqu’il fut près de lui. Allons prendre un verre d’eau-de-vie.»

Et avant de commencer leur dîner les deux amis s’approchèrent d’une grande table sur laquelle une zakouska des plus variées était dressée; Stépane Arcadiévitch trouva moyen néanmoins de demander un hors-d’œuvre spécial, qu’un laquais en livrée s’empressa de lui procurer.

Aussitôt après le potage on fit servir du champagne; Levine avait faim, il mangea et but avec un grand plaisir, s’amusant de bon cœur des conversations de ses voisins. On raconta des anecdotes un peu légères, on se porta des toasts réciproques en faisant disparaître les bouteilles de champagne l’une après l’autre; on parla chevaux, courses, et l’on cita le trotteur de Wronsky, Atlas, qui venait de gagner un prix.

«Et voilà l’heureux propriétaire lui-même», dit Stépane Arcadiévitch vers la fin du dîner, se renversant en arrière sur sa chaise, pour tendre la main à Wronsky qu’accompagnait un colonel de la Garde d’une stature gigantesque; Wronsky se pencha vers Oblonsky, lui murmura d’un air de bonne humeur quelques mots à l’oreille, et avec un sourire aimable tendit la main à Levine.

«Enchanté de vous rencontrer, lui dit-il, je vous ai cherché dans toute la ville après les élections: vous aviez disparu.

– C’est vrai, je me suis esquivé le même jour. Nous venons de parler de votre trotteur, je vous en fais mon compliment.

– N’élevez-vous pas aussi des chevaux de course?

– Moi, non; mais mon père avait une écurie, et par tradition je m’y connais.

– Où as-tu dîné? demanda Oblonsky.

– À la seconde table derrière les colonnes.

– On l’a accablé de félicitations; c’est joli, un second prix impérial! Ah! si je pouvais avoir la même chance au jeu! dit le grand colonel.

– C’est Yavshine», dit Tourovtzine à Levine en voyant le géant se diriger vers la chambre dite infernale.

Wronsky s’attabla près d’eux, et, sous l’influence du vin et de l’atmosphère sociable du club, Levine causa cordialement avec lui; heureux de ne plus sentir de haine contre son ancien rival, il fit même une allusion à la rencontre qui avait eu lieu chez la princesse Marie Borisowna.

«Marie Borisowna? quelle femme! s’écria Stépane Arcadiévitch, et il conta sur la vieille dame une anecdote qui fit rire tout le monde, et principalement Wronsky.

– Eh bien, messieurs, si nous avons fini, sortons,» dit Oblonsky.

VIII

Levine quitta la salle à manger avec un singulier sentiment de légèreté dans les mouvements, et rencontra son beau-père dans le salon voisin.

«Que dis-tu de ce temple de l’indolence? demanda le vieux prince en prenant son gendre sous le bras; viens faire un tour.

– Je ne demande pas mieux, car cela m’intéresse.

– Moi aussi, mais autrement que toi. Quand tu vois des bonshommes comme ceux-ci, dit-il en montrant un vieux monsieur voûté, à la lèvre tombante, qui avançait péniblement chaussé de bottes de velours, tu crois volontiers qu’ils sont nés gâteux, et cela te fait sourire; tandis que moi je les regarde en me disant qu’un de ces jours je traînerai la patte comme eux!»

Tout en causant et en saluant leurs amis au passage, les deux hommes traversèrent les salons où l’on jouait aux cartes et aux échecs, pour arriver au billard, où un groupe de joueurs s’était rassemblé autour de quelques bouteilles de champagne; ils jetèrent un coup d’œil à la chambre infernale: Yavshine, entouré de parieurs, y était déjà installé. Ils entrèrent avec précaution dans la salle de lecture: un homme jeune et de méchante humeur y feuilletait des journaux sous la lampe, près d’un général chauve absorbé par sa lecture. Ils pénétrèrent également dans une pièce que le prince avait surnommée le «salon des gens d’esprit», et y trouvèrent trois messieurs discourant sur la politique.

«Prince, on vous attend», vint annoncer un des partenaires de la partie du vieux prince, qui le cherchait de tous côtés.

Resté seul, Levine écouta encore les trois messieurs; puis, se rappelant toutes les conversations du même genre entendues depuis le matin, il éprouva un ennui si profond qu’il se sauva pour chercher Tourovtzine et Oblonsky, avec lesquels au moins on ne s’ennuyait pas.

Ceux-ci étaient restés dans la salle de billard, où Stépane Arcadiévitch et Wronsky causaient dans un coin près de la porte.

«Ce n’est pas qu’elle s’ennuie, mais cette indécision l’énerve,» entendit Levine en passant. Il voulut s’éloigner, mais Stiva l’appela.

– Ne t’en va pas, Levine, dit-il, les yeux humides comme il les avait toujours après un moment d’attendrissement ou après boire, et ce jour-là c’était l’un et l’autre.

– C’est mon meilleur, mon plus cher ami, dit-il en s’adressant à Wronsky, et, comme toi aussi tu m’es cher, je voudrais vous rapprocher et vous voir amis; vous êtes dignes de l’être.

– Il ne nous reste qu’à nous embrasser, répondit Wronsky gaiement, offrant à Levine une main que celui-ci serra avec cordialité.

– Enchanté, enchanté!

– Du champagne, cria Oblonsky à un domestique.

– Je le suis également, dit Wronsky; – cependant malgré cette mutuelle satisfaction ils ne surent que dire.

– Tu sais qu’il ne connaît pas Anna, fit remarquer Oblonsky, et je veux le lui présenter.

– Elle en sera ravie, répondit Wronsky; je vous aurais priés de partir immédiatement, mais je suis inquiet de Yavshine et je veux le surveiller.

– Il est en train de perdre?

– Tout ce qu’il possède; moi seul ai quelque influence sur lui, dit Wronsky.» Et au bout d’un moment il les quitta pour rejoindre son ami.

«Pourquoi n’irions-nous pas chez Anna sans lui? dit Oblonsky en prenant Levine par le bras quand ils furent seuls. Il y a longtemps que je lui promets de t’amener. Que fais-tu ce soir?

– Rien de particulier; allons-y, si tu le désires.

– Parfait. Fais avancer ma voiture», dit Oblonsky en s’adressant à un laquais.

Et les deux hommes quittèrent le billard.

IX

«La voiture du prince Oblonsky!» cria le suisse d’une voix tonnante.

La voiture avança, les deux amis y montèrent, et l’impression de bien-être physique et moral éprouvée par Levine à son entrée au club persista tant qu’ils restèrent dans la cour; mais les cris des isvoschiks dans la rue, les secousses de l’équipage et l’aspect de l’enseigne rouge d’un cabaret borgne le ramenèrent à la réalité; il se demanda s’il avait raison d’aller chez Anna? Que dirait Kitty? Stépane Arcadiévitch, comme s’il eût deviné ce qui se passait dans l’esprit de son compagnon, coupa court à ses méditations.

«Combien je suis heureux de te la faire connaître! Tu sais que Dolly le désire depuis longtemps. Lvof aussi va chez elle. Bien qu’elle soit ma sœur, je ne peux pas nier la haute supériorité d’Anna: c’est une femme remarquable; malheureusement sa situation est plus triste que jamais.

– Pourquoi cela?

– Nous négocions un divorce, son mari y consent, mais il surgit des difficultés à cause de l’enfant, et depuis trois mois l’affaire n’avance pas. Dès que le divorce aura été prononcé, elle épousera Wronsky, et sa position deviendra aussi régulière que la tienne ou la mienne.

– En quoi consistent ces difficultés?

– Ce serait trop long à te les raconter. Quoi qu’il en soit, la voilà depuis trois mois à Moscou, où elle est connue de tout le monde, et elle n’y voit pas d’autre femme que Dolly, parce qu’elle ne veut s’imposer à personne. Croirais-tu que cette sotte de princesse Barbe lui a fait entendre qu’elle la quittait par convenance? Une autre qu’Anna se trouverait perdue, mais tu vas voir si elle s’est au contraire organisé une vie digne et bien remplie.

– À gauche, en face de l’église», cria Oblonsky au cocher, se penchant par la fenêtre et rejetant sa fourrure en arrière, malgré douze degrés de froid.

«N’a-t-elle donc pas une fille dont elle s’occupe?

– Tu ne connais pas d’autre rôle à la femme que celui de couveuse! Certainement oui, elle s’occupe de sa fille, mais elle n’en fait pas parade. Ses occupations sont d’un ordre intellectuel: elle écrit. Je te vois sourire, et tu as tort; ce qu’elle écrit est destiné à la jeunesse, elle n’en parle à personne, sinon à moi qui ai montré le manuscrit à Varkouef, l’éditeur. Comme il écrit lui-même, il s’y connaît, et à son avis c’est une chose remarquable. Ne t’imagine pas au moins qu’elle pose pour le bas-bleu. Anna est avant tout une femme de cœur. Elle s’est aussi chargée d’une petite Anglaise et de sa famille.

– Par philanthropie?

– Pourquoi y chercher un ridicule? Cette famille est celle d’un dresseur anglais, très habile dans son métier, que Wronsky a employé; le malheureux, perdu de boisson, a abandonné femme et enfants; Anna s’est intéressée à cette infortunée et a fini par se charger des enfants, mais pas seulement pour leur donner de l’argent, car elle enseigne elle-même le russe à un des garçons afin de le faire entrer au gymnase, et garde la petite fille chez elle.»

La voiture entra en ce moment dans une cour; Stépane Arcadiévitch sonna à la porte devant laquelle ils s’étaient arrêtés, et, sans demander si on recevait, se débarrassa de sa fourrure dans le vestibule. Levine, de plus en plus inquiet sur la convenance de la démarche qu’il faisait, imita cependant cet exemple. Il se trouva très rouge en se regardant au miroir, mais, sûr de ne pas être gris, il monta l’escalier à la suite d’Oblonsky. Un domestique les reçut au premier et, questionné familièrement par Stépane Arcadiévitch, répondit que madame était dans le cabinet du comte avec M. Varkouef.

Ils traversèrent une petite salle à manger en boiserie et entrèrent dans une pièce faiblement éclairée, où un réflecteur placé près d’un grand portrait répandait une lumière très douce sur l’image d’une femme aux épaules opulentes, aux cheveux noirs frisés, au sourire pensif, au regard troublant. Levine demeura fasciné: une créature aussi belle ne pouvait exister dans la réalité. C’était le portrait d’Anna fait par Mikhaïlof en Italie.

«Je suis charmée…» dit une voix qui s’adressait évidemment au nouveau venu. C’était Anna, qui, dissimulée par un treillage de plantes grimpantes, se levait pour accueillir ses visiteurs. Et dans la demi-obscurité da la chambre Levine reconnut l’original du portrait, en toilette simple et montante, qui ne prêtait pas au déploiement de sa beauté, mais ayant ce charme souverain si bien compris de l’artiste.

X

Elle s’avança vers lui et ne dissimula pas le plaisir que lui causait sa visite; avec l’aisance et la simplicité d’une femme du meilleur monde, elle lui tendit une petite main énergique, le présenta à Varkouef et lui nomma la jeune fille assise avec son ouvrage près de la table.

«Je suis très heureuse de faire votre connaissance, car il y a longtemps que vous ne m’êtes plus un étranger, grâce à Stiva et à votre femme. Je n’oublierai jamais l’impression que celle-ci m’a faite; on ne peut comparer cette charmante personne qu’à une jolie fleur; et j’apprends qu’elle sera bientôt mère?»

Elle parlait sans se presser, regardant tour à tour Levine et son frère, et mettant son nouveau visiteur à l’aise, comme s’ils se fussent connus depuis leur enfance.

Oblonsky lui demanda si on pouvait fumer.

«C’est pour cela que nous nous sommes réfugiés dans le cabinet d’Alexis», répondit-elle en avançant un porte-cigarettes d’écaille à Levine, après y avoir pris une cigarette.

«Comment vas-tu aujourd’hui? dit Stiva.

– Pas mal; un peu nerveuse, comme toujours.

– N’est-ce pas qu’il est beau? dit Stépane Arcadiévitch, remarquant l’admiration de Levine pour le portrait.

– Je n’ai rien vu de plus parfait.

– Ni de plus ressemblant», ajouta Varkouef.

Le visage d’Anna brilla d’un éclat tout particulier lorsque, pour comparer le portrait à l’original, Levine la regarda attentivement; celui-ci rougit, et pour cacher son trouble demanda à Mme Karénine quand elle avait vu Dolly.

«Dolly? je l’ai vue avant-hier, très montée contre les professeurs de Grisha au gymnase, qu’elle accuse d’injustice; nous causions tout à l’heure avec M. Varkouef des tableaux de Votchenko; les connaissez-vous?

– Oui,» répondit Levine, et la conversation s’engagea sur les nouvelles écoles de peinture et sur les illustrations qu’un peintre français venait de faire de la Bible. Anna causait avec esprit, mais sans aucune prétention, s’effaçant volontiers pour faire briller les autres, et, au lieu de se torturer comme il l’avait fait le matin, Levine trouva agréable et facile soit de parler, soit d’écouter. À propos du réalisme exagéré que Varkouef reprochait à la peinture française, Levine fit remarquer que le réalisme était une réaction, jamais la convention dans l’art n’ayant été poussée aussi loin qu’en France.

«Ne plus mentir devient de la poésie», dit-il, et il se sentit heureux de voir Anna rire en l’approuvant.

«Ce que vous dites là caractérise également la littérature, reprit-elle, Zola, Daudet; il en est peut-être toujours ainsi: on commence par rêver des types imaginaires, un idéal de convention, mais, les combinaisons faites, ces types paraissent ennuyeux et froids, et l’on retombe dans le naturel.

– C’est juste, dit Varkouef.

– Ainsi vous venez du club?» dit Anna à son frère, se penchant vers lui pour lui parler à voix basse.

«Voilà une femme!» pensa Levine absorbé dans la contemplation de cette physionomie mobile, qui en causant avec Stiva exprimait tour à tour la curiosité, la colère et la fierté; mais l’émotion d’Anna fut passagère; elle ferma les yeux à demi comme pour recueillir ses souvenirs, et, se tournant vers la petite Anglaise:

«Please, order the tea in the drawing-room», dit-elle.

L’enfant se leva et sortit.

«A-t-elle bien passé son examen? demanda Stépane Arcadiévitch.

– Parfaitement; c’est une jeune fille pleine de moyens et d’un naturel charmant.

– Tu finiras par la préférer à ta propre fille.

– Voilà bien un jugement d’homme! Peut-on comparer ces deux affections? J’aime ma fille d’une façon, celle-ci d’une autre.

– Ah! si Anna Arcadievna voulait dépenser au profit d’enfants russes la centième partie de l’activité qu’elle consacre à cette petite Anglaise, quels services son énergie ne rendrait-elle pas! Elle accomplirait de grandes choses.

– Que voulez-vous? cela ne se commande pas. Le comte Alexis Kyrilovitch (elle regarda Levine d’un air timide en prononçant ce nom, et celui-ci lui répondit par un regard approbateur et respectueux) m’a fort encouragée à visiter les écoles à la campagne; j’ai essayé, mais n’ai jamais pu m’y intéresser. Vous parlez d’énergie? mais la base de l’énergie, c’est l’amour, et l’amour ne se donne pas à volonté. Je serais fort embarrassée de vous dire pourquoi je me suis attachée à cette petite Anglaise, je n’en sais rien.»

Elle regarda encore Levine comme pour lui prouver qu’elle ne parlait que dans le but d’obtenir son approbation, sûre d’avance cependant qu’ils se comprenaient.

«Combien je suis de votre avis, s’écria celui-ci: on ne saurait mettre son cœur dans ces questions scolaires; aussi les institutions philanthropiques restent-elles généralement lettre morte.

– Oui, dit Anna après un moment de silence, je n’ai jamais réussi à aimer tout un ouvroir de vilaines petites filles, je n’ai pas le cœur assez large; pas même maintenant où j’aurais tant besoin d’occupation!» ajouta-t-elle d’un air triste et en s’adressant à Levine, quoiqu’elle parlât à son frère. Puis, fronçant le sourcil, comme pour se reprocher cette demi-confidence, elle changea de conversation.

«Vous avez la réputation d’être un assez médiocre citoyen, dit-elle en souriant à Levine, mais je vous ai toujours défendu.

– De quelle façon?

– Cela dépendait des attaques. Mais si nous allions prendre le thé, fit-elle en se levant et prenant un livre relié sur la table.

– Donnez-le-moi, Anna Arcadievna, dit Varkouef en montrant le livre.

– Non, c’est trop peu de chose.

– Je lui en ai parlé, murmura Stépane Arcadiévitch en désignant Levine.

– Tu as eu tort, mes écrits ressemblent à ces petits ouvrages faits par des prisonniers, qu’on nous vendait jadis; ce sont des œuvres de patience…» Levine fut frappé du besoin de sincérité de cette femme remarquable, comme d’un charme de plus; elle ne voulait pas dissimuler les épines de sa situation, et ce beau visage prit une expression grave qui l’embellit encore. Levine jeta un dernier coup d’œil au merveilleux portrait, tandis qu’Anna prenait le bras de son frère, et un sentiment de tendresse et de pitié s’empara de lui. Mme Karénine laissa les deux hommes passer au salon, et resta en arrière pour causer avec Stiva. De quoi lui parlait-elle? Du divorce? De Wronsky? Levine ému n’entendit rien de ce que lui raconta Varkouef sur le livre écrit par la jeune femme. On causa pendant le thé; les sujets intéressants ne tarissaient pas, et tous les quatre semblaient déborder d’idées; mais on s’arrêtait pour laisser parler son voisin, et tout ce qui se disait prenait pour Levine un intérêt spécial. Il écoutait Anna, admirait son intelligence, la culture de son esprit, son tact, son naturel, et cherchait à pénétrer les replis de sa vie intime, de ses sentiments. Lui, si prompt à la juger et si sévère jadis, ne songeait plus qu’à l’excuser, et la pensée qu’elle n’était pas heureuse, et que Wronsky ne la comprenait pas, lui serrait le cœur. Il était plus de onze heures lorsque Stépane Arcadiévitch se leva pour partir; Varkouef les avait déjà quittés depuis quelque temps. Levine se leva aussi, mais à regret; il croyait être là depuis un moment seulement!

«Adieu, lui dit Anna en retenant une de ses mains dans les siennes avec un regard qui le troubla. Je suis contente que la glace soit rompue. Dites à votre femme que je l’aime comme autrefois, et si elle ne peut me pardonner ma situation, dites-lui combien je souhaite que jamais elle ne vienne à la comprendre. Pour pardonner, il faut avoir souffert, et que Dieu l’en préserve!

– Je le lui dirai», répondit Levine en rougissant.

XI

«Pauvre et charmante femme!» pensa Levine en se retrouvant dans la rue à l’air glacé de la nuit.

«Que t’avais-je dit? lui demanda Oblonsky en le voyant conquis: n’avais-je pas raison?

– Oui, répondit Levine d’un air pensif, cette femme est vraiment remarquable, et la séduction qu’elle exerce ne tient pas seulement à son esprit: on sent qu’elle a du cœur. Elle fait peine!

– Dieu merci, tout s’arrangera j’espère; mais que ceci te prouve qu’il faut se méfier des jugements téméraires. Adieu, nous allons de côtés différents.»

Levine rentra chez lui, subjugué par le charme d’Anna, cherchant à se rappeler les moindres incidents de la soirée, et persuadé qu’il comprenait cette personne supérieure.

Kousma en ouvrant la porte apprit à son maître que Catherine Alexandrovna se portait bien, et que ses sœurs venaient à peine de la quitter; il lui remit en même temps deux lettres, et Levine les parcourut aussitôt. L’une était de son intendant, qui ne trouvait pas acheteur pour le blé à un prix convenable; l’autre de sa sœur, qui lui reprochait de négliger son affaire de tutelle.

«Eh bien, nous vendrons au-dessous de notre prix, pensa-t-il tranchant légèrement la première question; quant à ma sœur, elle est dans son droit en me grondant, mais le temps passe si rapidement que je n’ai pas trouvé le moyen d’aller au tribunal aujourd’hui, et j’en avais cependant l’intention.»

Il se jura d’y aller le lendemain et, se dirigeant vers la chambre de sa femme, jeta un coup d’œil rétrospectif sur sa journée: qu’avait-il fait, sinon causer, toujours causer? Aucun des sujets abordés ne l’eût occupé à la campagne, ils ne prenaient d’importance qu’ici, et, quoique ces entretiens n’eussent rien de répréhensible, il se sentit comme un remords au fond du cœur en se rappelant son attendrissement de mauvais aloi sur Anna.

Kitty était triste et rêveuse; le dîner des trois sœurs avait été gai; cependant, Levine ne rentrant pas, la soirée leur avait paru longue.

«Qu’es-tu devenu? lui demanda-t-elle, remarquant un éclat suspect dans ses yeux, mais se gardant bien de le dire pour ne pas arrêter son expansion.

– J’ai rencontré Wronsky au club et j’en suis bien aise; cela s’est passé naturellement, et dorénavant il n’y aura plus de gêne entre nous, quoique mon intention ne soit pas de rechercher sa société.» Et tout en disant ces mots il rougit, car pour «ne pas rechercher sa société» il avait été chez Anna en sortant du club. «Nous nous plaignons des tendances du peuple à l’ivrognerie, mais je crois que les hommes du monde boivent tout autant, et ne se bornent pas à se griser les jours de fête.»

Kitty s’intéressait beaucoup plus à la cause de la rougeur subite de son mari qu’aux tendances du peuple à l’ivrognerie; aussi reprit-elle ses questions:

«Qu’as-tu fait après le dîner?

– Stiva m’a tourmenté pour l’accompagner chez Anna Arcadievna», répondit-il, rougissant de plus en plus et ne doutant pas cette fois du peu de convenance de sa visite.

Les yeux de Kitty lancèrent des éclairs, mais elle se contint et dit simplement:

«Ah!

– Tu n’es pas fâchée? Stiva me l’a demandé avec tant d’insistance, et je savais que Dolly le désirait également.

– Oh non! répondit-elle avec un regard qui ne prédisait rien de bon.

– C’est une charmante femme qu’il faut plaindre, continua Levine, et il raconta la vie que menait Anna, et transmit ses souvenirs à Kitty.

– De qui as-tu reçu une lettre?»

Il le lui dit et, trompé par ce calme apparent, passa dans son cabinet pour se déshabiller. Quand il rentra, Kitty n’avait pas bougé; assise à la même place, elle le regarda approcher et fondit en larmes.

«Qu’y a-t-il? demanda-t-il inquiet, comprenant la cause de ces pleurs.

– Tu t’es épris de cette affreuse femme, je l’ai vu à tes veux, elle t’a déjà ensorcelé. Et pouvait-il en être autrement? Tu as été au club, tu as trop bu, où pouvais-tu aller de là, sinon chez une femme comme elle? Non, cela ne saurait durer ainsi: demain nous repartons.»

Levine eut fort à faire pour adoucir sa femme, et n’y parvint qu’en promettant de ne plus retourner chez Anna, dont la pernicieuse influence, jointe à un excès de champagne, avait troublé sa raison. Ce qu’il confessa avec plus de sincérité fut le mauvais effet que lui produisait cette vie oisive passée à boire, manger et bavarder. Ils causèrent fort avant dans la nuit, et ne parvinrent à s’endormir que vers trois heures du matin, assez réconciliés pour retrouver le sommeil.

XII

Après avoir pris congé de ses visiteurs, Anna se mit à arpenter les appartements de long en large. Elle ne se dissimulait pas que depuis un certain temps ses rapports avec les hommes s’empreignaient d’une coquetterie presque involontaire, et s’avouait qu’elle avait fait son possible pour tourner la tête à Levine; mais, quoique celui-ci lui eût plu, et qu’elle trouvât, comme Kitty, un rapport secret entre lui et Wronsky, malgré certains contrastes extérieurs, ce n’est pas à lui qu’elle songea. Une seule et même pensée la poursuivait.

«Pourquoi, puisque j’exerce une attraction aussi sensible sur un homme marié, amoureux de sa femme, n’en ai-je plus sur lui? Pourquoi devient-il si froid? Il m’aime encore cependant, mais quelque chose nous divise! Il n’est pas rentré de la soirée, sous prétexte de surveiller Yavshine. Yavshine est-il un enfant? Il ne ment pourtant pas; ce qu’il tient à me prouver, c’est qu’il prétend garder son indépendance; je ne le conteste pas, mais qu’a-t-il besoin de l’affirmer ainsi? Ne peut-il donc comprendre l’horreur de la vie que je mène? cette longue expectative d’un dénouement qui ne vient pas? Toujours aucune réponse! et que puis-je faire? que puis-je entreprendre en attendant? Rien, sinon me contenir, ronger mon frein, me forger des distractions! Et qu’est-ce que ces Anglais, ces lectures, ce livre, sinon autant de tentatives pour m’étourdir, comme la morphine que je prends la nuit! Son amour seul me sauverait!» dit-elle, et des larmes de pitié sur son propre sort lui jaillirent des yeux.

Un coup de sonnette bien connu retentit, et aussitôt Anna, s’essuyant les yeux, feignit le plus grand calme, et s’assit près de la lampe avec un livre; elle tenait à témoigner son mécontentement, non à laisser voir sa douleur. Wronsky ne devait pas se permettre de la plaindre: c’est ainsi qu’elle-même provoquait la lutte qu’elle reprochait à son amant de vouloir engager. Wronsky entra, l’air content et animé, s’approcha d’elle, et lui demanda gaiement si elle ne s’était pas ennuyée.

«Oh non, c’est une chose dont je me suis déshabituée. Stiva et Levine sont venus me voir.

– Je le savais; Levine te plaît-il? demanda-t-il en s’asseyant près d’elle.

– Beaucoup; ils viennent à peine de partir. Qu’as-tu fait de Yavshine?

– Quelle terrible passion que le jeu! Il avait gagné 17 000 roubles, et j’étais parvenu à l’emmener, lorsqu’il m’a échappé; en ce moment, il reperd tout.

– Alors pourquoi le surveiller? – dit Anna relevant la tête brusquement et rencontrant le regard glacé de Wronsky; – après avoir dit à Stiva que tu restais avec lui pour l’empêcher de jouer, tu as bien fini par l’abandonner?

– D’abord je n’ai chargé Stiva d’aucune commission, puis je n’ai pas l’habitude de mentir, répondit-il avec la froide résolution de lui résister, et enfin j’ai fait ce qu’il me convenait de faire.»

«Anna, Anna, pourquoi ces récriminations?» ajouta-t-il après un moment de silence, tendant sa main ouverte vers elle, dans l’espoir qu’elle y placerait la sienne. Un mauvais esprit la retint.

«Certainement tu as fait comme tu l’entendais, qui en doute; mais pourquoi appuyer là-dessus?» répondit-elle, tandis que Wronsky retirait sa main d’un air plus résolu encore.

«C’est une question d’entêtement, d’opiniâtreté pour toi, dit-elle, il s’agit de savoir qui d’entre nous l’emportera. Si tu savais combien, lorsque je te vois ainsi hostile, je me sens sur le bord d’un abîme, combien j’ai peur de moi-même!» Et, prise de pitié pour son triste sort, elle détourna la tête afin de lui cacher ses sanglots.

«Mais à quel propos tout cela? dit Wronsky effrayé de ce désespoir, et se penchant vers Anna pour lui prendre la main et la baiser. Peux-tu me reprocher de chercher des distractions au dehors? Est-ce que je ne fuis pas la société des femmes?

– Il ne manquerait plus que cela!

– Voyons, dis-moi ce qu’il faut que je fasse pour te rendre heureuse, je suis prêt à tout pour t’épargner une douleur! dit-il, ému de la voir si malheureuse.

– Ce n’est rien, répondit-elle, la solitude, les nerfs; n’en parlons plus. Raconte-moi ce qui s’est passé aux courses; tu ne m’en as encore rien dit», fit-elle, cherchant à dissimuler l’orgueil qu’elle éprouvait d’avoir obligé ce caractère absolu à plier devant elle.

Wronsky demanda à souper et, tout en mangeant, lui raconta les incidents de la course; mais au son de sa voix, à son regard de plus en plus froid, Anna comprit qu’elle payait la victoire qu’elle venait de remporter, et qu’il ne lui pardonnait pas les mots: «J’ai peur de moi-même, je me sens sur le bord d’un abîme». C’était une arme dangereuse dont il ne fallait plus se servir; il s’élevait entre eux comme un esprit de lutte, elle le sentait, et n’était pas maîtresse, non plus que Wronsky, de le dominer.

XIII

Quelques mois auparavant, Levine n’aurait pas cru possible de s’endormir paisiblement après une journée comme celle qu’il venait de passer; mais on s’habitue à tout, surtout lorsqu’on voit les autres faire de même. Il dormait donc tranquille, sans souci de ses dépenses exagérées, de son temps gaspillé, de ses excès au club, de son absurde rapprochement avec un homme jadis amoureux de Kitty, et de sa visite, plus absurde encore, à une personne qui, après tout, n’était, qu’une femme perdue. Le bruit d’une porte qu’on entr’ouvrait le réveilla en sursaut; Kitty n’était pas auprès de lui, et derrière le paravent qui divisait la chambre, il aperçut de la lumière.

«Qu’y a-t-il Kitty, est-ce toi?

– Ce n’est rien, répondit celle-ci apparaissant une bougie à la main, et lui souriant d’un air significatif. Je me sens un peu souffrante.

– Quoi? cela commence? s’écria-t-il effrayé, cherchant ses vêtements pour s’habiller au plus vite.

– Non, non, ce n’est rien, c’est déjà passé», dit-elle le retenant de ses deux mains; et s’approchant du lit elle éteignit la bougie et se recoucha. Levine était si fatigué que, malgré la frayeur qu’il avait éprouvée en voyant sa femme apparaître une lumière à la main, il se rendormit aussitôt; quant aux pensées qui durent agiter cette chère âme, tandis qu’elle restait ainsi couchée auprès de lui, dans l’attente du moment le plus solennel qui pût marquer la vie d’une femme, il n’y réfléchit que plus tard. Vers sept heures, Kitty, partagée entre la crainte de l’éveiller et le désir de lui parler, finit par lui toucher l’épaule.

«Kostia, n’aie pas peur, ce n’est rien, mais je crois qu’il vaut mieux faire chercher Lisaveta Petrovna.» Elle ralluma la bougie, et Levine l’aperçut assise dans son lit, s’efforçant de tricoter.

«Je t’en prie, ne t’effraye pas, je n’ai pas peur du tout», dit-elle voyant l’air terrifié de son mari, et elle lui prit la main pour la presser contre son cœur et ses lèvres.

Levine sauta à bas du lit, enfila sa robe de chambre, et, toujours sans quitter sa femme des yeux, s’accabla des plus amers reproches en se rappelant la scène de la veille. Ce cher visage, ce regard, cette expression charmante qu’il aimait tant, lui apparurent sous un jour nouveau. Jamais cette âme candide et transparente ne s’était ainsi dévoilée à lui, et, désespéré de devoir s’en aller, il ne pouvait s’arracher, à la contemplation de ces traits animés d’une joyeuse résolution.

Kitty aussi le regardait; mais tout à coup ses sourcils se plissèrent, elle attira son mari vers elle, et se serra contre sa poitrine, comme sous l’étreinte d’une vive douleur. Le premier mouvement de Levine en voyant cette souffrance muette fut encore de s’en croire coupable; le regard plein de tendresse de Kitty le rassura; loin de l’accuser elle semblait l’aimer davantage et, tout en gémissant, être fière de souffrir; il sentit qu’elle atteignait à une hauteur de sentiments qu’il ne pouvait comprendre.

«Va, dit-elle un moment après, je ne souffre plus; amène-moi Lisaveta Petrovna, j’ai déjà envoyé chez maman.» Et à son grand étonnement Levine la vit reprendre son ouvrage après avoir sonné sa femme de chambre. Il la trouva marchant et prenant des dispositions pour l’arrangement de sa chambre, lorsqu’il rentra après s’être habillé à la hâte et avoir fait atteler.

«Je vais chez le docteur, j’ai fait prévenir la sage-femme, ne faut-il rien de plus? Ah oui, Dolly.»

Elle le regardait sans écouter et lui fit un geste de la main.

«Oui, oui, va», fit-elle. Et pendant qu’il traversait le salon il crut entendre une plainte.

«C’est elle qui gémit!» pensa-t-il, et se prenant la tête à deux mains il se sauva en courant. «Seigneur, ayez pitié de nous, pardonnez-nous, aidez-nous!» disait-il du fond du cœur; et, lui, l’incrédule, ne connaissant plus ni scepticisme ni doute, invoqua Celui qui tenait en son pouvoir son âme et son amour.

Le cheval n’était pas attelé; pour ne pas perdre de temps et occuper ses forces et son attention, il partit à pied donnant l’ordre au cocher de le suivre.

Au coin de la rue il aperçut un petit traîneau d’isvoschik arrivant au trot de son maigre cheval, et amenant Lisaveta Petrovna en manteau de velours, la tête enveloppée d’un châle.

«Dieu merci!» murmura-t-il, apercevant avec bonheur le visage blond de la sage-femme devenu sérieux et grave. Il courut au-devant de l’isvoschik et l’arrêta.

«Pas plus de deux heures? dit Lisaveta Petrovna; alors ne pressez pas trop le docteur et prenez en passant de l’opium à la pharmacie.

– Vous croyez que tout se passera bien? demanda-t-il. Que Dieu nous aide!» Et, voyant arriver son cocher, il monta en traîneau et se rendit chez le docteur.

XIV

Le docteur dormait encore, et un domestique, absorbé par le nettoyage de ses lampes, déclara que son maître s’étant couché tard avait défendu de l’éveiller.

Levine d’abord troublé finit par se décider à aller à la pharmacie, se promettant de rester calme, mais de ne rien négliger pour atteindre son but, qui était d’emmener le docteur. À la pharmacie, on commença par lui refuser de l’opium avec autant d’indifférence que le domestique du docteur en avait eu à réveiller son maître; Levine insista, nomma le médecin qui l’envoyait, la sage-femme, finit par obtenir le médicament, mais, à bout de patience, arracha la fiole des mains du pharmacien qui l’étiquetait, l’enveloppait et la ficelait avec un soin exaspérant.

Le docteur dormait toujours, et cette fois son domestique secouait les tapis. Résolu à garder son sang-froid, Levine tira alors un billet de dix roubles de son portefeuille, et, le mettant dans la main de l’inflexible serviteur, lui assura que Pierre Dmitritch ne le gronderait pas, ayant promis de venir à toute heure du jour ou de la nuit. Combien ce Pierre Dmitritch, si insignifiant d’ordinaire, devenait aux yeux de Levine un personnage important!

Le domestique, que ces arguments convainquirent, ouvrit alors un salon d’attente, et bientôt on entendit dans la pièce voisine le docteur tousser et répondre qu’il allait se lever. Trois minutes ne s’étaient pas écoulées que Levine, hors de lui, frappait à la porte de la chambre à coucher.

«Pierre Dmitritch, au nom du ciel, excusez-moi, mais elle souffre depuis plus de deux heures!

– Me voilà, me voilà, – répondit le docteur, et au son de sa voix Levine comprit qu’il souriait.

– Ces gens-là n’ont pas de cœur, pensa-t-il en entendant le docteur faire sa toilette: il peut tranquillement se peigner et se laver quand une question de vie ou de mort s’agite peut-être en ce moment!

– Bonjour, Constantin Dmitritch, dit le docteur en entrant paisiblement au salon; que se passe-t-il donc?»

Levine commença aussitôt un récit long et circonstancié, chargé d’une foule de détails inutiles, en s’interrompant à chaque instant pour presser le docteur de partir; aussi crut-il que celui-ci se moquait de lui lorsqu’il proposa d’abord de prendre du café.

«Je vous comprends, ajouta le médecin en souriant; mais croyez-moi, rien ne presse, et nous autres maris faisons triste figure dans ces cas-là. Le mari d’une de mes clientes se sauve d’habitude à l’écurie.

– Mais pensez-vous que cela se passe bien?

– J’ai tout lieu de le croire.

– Vous allez venir, n’est-ce pas? dit Levine apercevant la domestique avec un plateau.

– Dans une petite heure.

– Au nom du ciel!

– Eh bien, laissez-moi prendre mon café et j’y vais tout de suite.»

Mais, en voyant le docteur procéder flegmatiquement à son déjeuner, Levine n’y tint plus.

«Je me sauve, dit-il; jurez-moi de venir dans un quart d’heure.

– Accordez-moi une demi-heure.

– Parole d’honneur?»

Levine trouva la princesse à la porte, arrivant de son côté, et tous deux se rendirent auprès de Kitty après s’être embrassés, les larmes aux yeux.

Depuis qu’en s’éveillant il avait compris la situation, Levine, bien décidé à soutenir le courage de sa femme, s’était promis de renfermer ses impressions et de contenir son cœur à deux mains; ignorant la durée possible de cette épreuve, il croyait s’être fixé un terme considérable en prenant la résolution de tenir bon pendant cinq heures. Mais, quand en rentrant au bout d’une heure il trouva Kitty souffrant toujours, la crainte de ne pouvoir résister au spectacle de ces tortures s’empara de lui, et il se prit à invoquer le ciel afin de ne pas défaillir. Cinq heures s’écoulèrent, l’état restait le même, et, le cœur déchiré, il vit sa terreur grandir avec les souffrances de Kitty; peu à peu les conditions habituelles de la vie disparurent, la notion du temps cessa d’exister, et, selon que sa femme se cramponnait fiévreusement à lui, ou qu’elle le repoussait avec un gémissement, les minutes lui semblaient des heures, ou les heures des minutes. Lorsque la sage-femme demanda de la lumière, il fut tout surpris de voir le soir arrivé. Comment cette journée avait-elle passé? il n’aurait su le dire; tantôt il s’était vu auprès de Kitty agitée et plaintive, puis calme, et presque souriante, cherchant à le rassurer; il se trouvait ensuite auprès de la princesse, rouge d’émotion, ses boucles grises défrisées, et se mordant les lèvres pour ne pas pleurer; il avait aussi vu Dolly, le docteur fumant de grosses cigarettes, la sage-femme avec un visage sérieux mais rassurant, le vieux prince arpentant la salle à manger d’un air sombre. Les entrées, les sorties, tout se confondait dans sa pensée; la princesse et Dolly se trouvaient avec lui dans la chambre de Kitty, puis tout à coup ils étaient tous transportés dans un salon où une table servie faisait son apparition. On l’employait à remplir des commissions; il déménageait avec précaution des divans, des tables, et apprenait qu’il venait de préparer son propre lit pour la nuit. On l’envoyait demander quelque chose au docteur, et celui-ci lui répondait et lui parlait des désordres impardonnables de la Douma [7]; il se transportait chez la princesse, décrochait une image sainte dans sa chambre avec l’aide d’une vieille camériste, y brisait une petite lampe, et entendait la vieille bonne le consoler de cet accident, et l’encourager au sujet de sa femme. Comment tout cela était-il arrivé? Pourquoi la princesse lui prenait-elle la main d’un air de compassion? Pourquoi Dolly cherchait-elle à le faire manger avec forces raisonnements? Pourquoi le docteur lui-même lui offrait-il des pilules en le regardant gravement?

Il se sentait dans le même état moral qu’un an auparavant, près du lit de mort de Nicolas; l’attente de la douleur, comme actuellement celle du bonheur, le transperçait au-dessus du niveau habituel de l’existence à des hauteurs d’où il découvrait des sommets plus élevés encore, et son âme criait vers Dieu avec la même simplicité, la même confiance qu’au temps de son enfance.

Sa vie, pendant ces longues heures, lui sembla dédoublée; une moitié se passait au pied du lit de Kitty, l’autre chez lui, dans son cabinet, à parler de choses indifférentes; et toujours un sentiment de culpabilité s’emparait de lui lorsqu’un gémissement arrivait à son oreille; il se levait, courait alors vers sa femme, se rappelait en chemin qu’il n’y pouvait rien, voulait l’aider, la soutenir, et se reprenait à prier.

XV

Les bougies achevaient de brûler dans leurs bobèches, et Levine assis près du docteur l’entendait discourir sur le charlatanisme des magnétiseurs, lorsqu’un cri, qui n’avait rien d’humain, retentit; il resta pétrifié sans oser bouger, regardant le docteur avec épouvante. Celui-ci pencha la tête, comme pour mieux écouter, et sourit d’un air d’approbation. Levine en était venu à ne plus s’étonner de rien, il se dit: «Cela doit être ainsi»; mais pour s’expliquer ce cri il rentra sur la pointe des pieds dans la chambre de la malade. Évidemment quelque chose de nouveau s’y passait; il le reconnut à la grave expression du visage pâle de la sage-femme, qui ne quittait pas des yeux Kitty. La pauvre petite tourna la tête vers lui, et chercha de sa main moite la main de son mari, qu’elle pressa sur son front.

«Reste, reste, je n’ai pas peur, dit-elle d’une voix saccadée. Maman, ôtez-moi mes boucles d’oreilles. Lisaveta Petrovna, ce sera bientôt fini, n’est-ce pas?»

Tandis qu’elle parlait encore, son visage se défigura tout à coup, et le même cri épouvantable retentit.

Levine se prit la tête à deux mains et se sauva de la chambre.

«Ce n’est rien, tout va bien,», lui murmura Dolly. Mais on avait beau dire, il savait maintenant que tout était perdu; appuyé au chambranle de la porte, il se demandait si ce pouvait être Kitty qui poussait des hurlements pareils; il ne songeait à l’enfant que pour en avoir horreur; il ne demandait même plus à Dieu la vie de sa femme, mais de mettre un terme à d’aussi atroces souffrances.

«Docteur, mon Dieu, qu’est-ce que cela veut dire? dit-il en saisissant le bras du docteur qui entrait.

– C’est la fin», répondit celui-ci d’un ton si sérieux qu’il comprit que Kitty se mourait. Ne sachant plus que devenir, il rentra dans la chambre à coucher, croyant mourir avec sa femme, et ne la reconnaissant plus dans la créature torturée qui gisait devant lui. Soudain, les cris cessèrent: il n’y pouvait croire! On chuchota, avec des allées et venues discrètes, et la voix de sa femme, murmurant avec une indéfinissable expression de bonheur: «C’est fini!» parvint jusqu’à lui. Il leva la tête; elle le regardait, une main affaissée sur la couverture, belle d’une beauté surnaturelle, et cherchant à lui sourire.

Les cordes trop tendues se rompirent et, sortant de ce monde mystérieux et terrible où il s’était agité pendant vingt-deux heures, Levine se sentit rentrer dans la réalité d’un lumineux bonheur; il fondit en larmes, et des sanglots qu’il était loin de prévoir le secouèrent si violemment qu’il ne put parler. À genoux près de sa femme, il appuyait ses lèvres sur la main de Kitty, tandis qu’au pied du lit s’agitait entre les mains de la sage-femme, semblable à la lueur vacillante d’une petite lampe, la faible flamme de vie de cet être humain qui entrait dans le monde avec des droits à l’existence, au bonheur, et qui, une seconde auparavant, n’existait pas.

«Il vit, il vit, ne craignez rien, et c’est un garçon», entendit Levine, pendant que d’une main tremblante Lisaveta Petrovna frictionnait le dos du nouveau-né.

«Maman, c’est bien vrai?» demanda Kitty.

La princesse ne répondit que par un sanglot.

Comme pour ôter le moindre doute à sa mère, une voix s’éleva au milieu du silence général; et cette voix était un cri tout particulier, hardi, décidé, presque impertinent, poussé par ce nouvel être humain.

Levine, quelques moments auparavant, aurait cru sans hésitation, si quelqu’un le lui eût dit, que Kitty était morte, lui aussi, que leurs enfants étaient des anges, et qu’ils se trouvaient en présence de Dieu; et maintenant qu’il rentrait dans la réalité, il dut faire un prodigieux effort pour admettre que sa femme vivait, qu’elle allait bien, et que ce petit être était son fils. Le bonheur de savoir Kitty sauvée était immense: mais pourquoi cet enfant? d’où venait-il? Cette idée lui parut difficile à accepter, et il fut longtemps sans pouvoir s’y habituer.

XV

Le vieux prince, Serge Ivanitch et Stépane Arcadiévitch se trouvaient réunis le lendemain vers dix heures chez Levine pour y prendre des nouvelles de l’accouchée. Levine se croyait séparé de la veille par un intervalle de cent ans; il écoutait les autres parler, et faisait effort pour descendre jusqu’à eux, sans les offenser, des hauteurs auxquelles il planait. Tout en causant de choses indifférentes, il pensait à sa femme, à l’état de sa santé, à son fils, à l’existence duquel il ne croyait toujours pas. Le rôle de la femme dans la vie avait pris pour lui une grande importance depuis son mariage, mais la place qu’elle y occupait en réalité, dépassait maintenant toutes ses prévisions.

«Fais-moi savoir si je puis entrer», dit le vieux prince en le voyant sauter de son siège pour aller voir ce qui se passait chez Kitty.

Elle ne dormait pas; coiffée de rubans bleus, et bien arrangée dans son lit, elle était étendue, les mains posées sur la couverture, causant à voix basse avec sa mère. Son regard brilla en voyant approcher son mari, son visage avait le calme surhumain qu’on remarque dans la mort, mais, au lieu d’un adieu, elle souhaitait la bienvenue à une vie nouvelle. L’émotion de Levine fut si vive qu’il détourna la tête.

«As-tu un peu dormi? demanda-t-elle. Moi, j’ai sommeillé, et je me sens si bien!»

L’expression de son visage changea subitement en entendant venir l’enfant.

«Donnez-le-moi, que je le montre à son père, dit-elle à la sage-femme.

– Nous allons nous montrer dès que nous aurons fait notre toilette,» répondit celle-ci en emmaillotant l’enfant au pied du lit.

Levine regarda le pauvre petit avec de vains efforts pour se découvrir des sentiments paternels; il fut cependant pris de pitié en voyant la sage-femme manier ces membres grêles, et fit un geste pour l’arrêter.

«Soyez tranquille, dit celle-ci en riant, je ne lui ferai pas de mal»; et, après avoir arrangé son poupon comme elle l’entendait, elle le présenta avec fierté en disant: «C’est un enfant superbe!»

Mais cet enfant superbe, avec son visage rouge, ses yeux bridés, sa tête branlante, n’inspira à Levine qu’un sentiment de pitié et de dégoût. Il s’attendait à tout autre chose, et se détourna tandis que la sage-femme le posait sur les bras de Kitty. Tout à coup celle-ci se mit à rire, l’enfant avait pris le sein.

«C’est assez maintenant», dit la sage-femme au bout d’un moment, mais Kitty ne voulut pas lâcher son fils, qui s’endormit près d’elle.

«Regarde-le maintenant», dit-elle en tournant l’enfant vers son père, au moment où le petit visage prenait une expression plus vieillotte encore pour éternuer. Levine se sentit prêt à pleurer d’attendrissement; il embrassa sa femme et quitta la chambre. Combien les sentiments que lui inspirait ce petit être étaient différents de ceux qu’il avait prévus! Il n’éprouvait ni fierté ni bonheur, mais une pitié profonde, une crainte si vive que cette pauvre créature sans défense ne souffrit, qu’en la voyant éternuer il n’avait pu se défendre d’une joie imbécile.

XVII

Les affaires de Stépane Arcadiévitch traversaient une phase critique; il avait dépensé les deux tiers de l’argent rapporté par la vente du bois, et le marchand ne voulait plus rien avancer; Dolly, pour la première fois de sa vie, avait refusé sa signature lorsqu’il s’était agi de donner un reçu pour escompter le dernier tiers du payement: elle voulait dorénavant affirmer ses droits sur sa fortune personnelle.

La situation devenait fâcheuse, mais Stépane Arcadiévitch ne l’attribuait qu’à la moitié de son traitement, et se reprochait, en voyant plusieurs de ses camarades occuper des fonctions rémunératrices, de s’endormir et de se laisser oublier. Aussi se mit-il en quête de quelque bonne place bien rétribuée, et vers la fin de l’hiver il crut l’avoir trouvée. C’était une de ces places, comme on en rencontre maintenant, variant de mille à cinquante mille roubles de rapport annuel, et exigeant des aptitudes si variées, en même temps qu’une activité si extraordinaire, que, faute de trouver un homme assez richement doué pour la remplir, on se contente d’y mettre un homme honnête. Stépane Arcadiévitch l’était dans toute la force du terme, selon la société moscovite, car pour Moscou l’honnêteté a deux formes: elle consiste à savoir tenir tête adroitement aux sphères gouvernementales, aussi bien qu’à ne pas frustrer son prochain.

Oblonsky pouvait cumuler cette position avec ses fonctions actuelles, et y gagner une augmentation de revenus de sept à dix mille roubles; mais tout dépendait du bon vouloir de deux ministres, d’une dame et de deux Israélites qu’il devait aller solliciter à Pétersbourg, après avoir mis en campagne les influences dont il disposait à Moscou. Ayant en outre promis à Anna de voir Karénine au sujet du divorce, il extorqua à Dolly cinquante roubles, et partit pour la capitale.

Reçu par Karénine, il dut commencer par subir l’exposé d’un projet de réforme sur le relèvement des finances russes, en attendant le moment de placer son mot sur ses projets personnels et ceux d’Anna.

«C’est fort juste, dit-il lorsque Alexis Alexandrovitch, arrêtant sa lecture, ôta le pince-nez sans lequel il ne pouvait plus lire, pour regarder son beau-frère d’un air interrogateur; c’est fort juste dans le détail, mais le principe dirigeant de notre époque n’est-il pas, en définitive, la liberté?

– Le principe nouveau que j’expose embrasse également celui de la liberté, répondit Alexis Alexandrovitch en remettant son pince-nez pour indiquer dans son élégant manuscrit un passage concluant; car si je réclame le système protectionniste, ce n’est pas pour l’avantage du petit nombre, mais pour le bien de tous, des basses classes comme des classes élevées, et c’est là ce qu’ils ne veulent pas comprendre, ajouta-t-il en regardant Oblonsky par-dessus son pince-nez, absorbés qu’ils sont par leurs intérêts personnels, et si aisément satisfaits de phrases creuses.»

Stépane Arcadiévitch savait que Karénine était au bout de ses démonstrations lorsqu’il interpellait ceux qui s’opposaient aux réformes qu’il élaborait; aussi ne chercha-t-il pas à sauver le principe de la liberté, et attendit-il qu’Alexis Alexandrovitch se tût, en feuilletant son manuscrit d’un air pensif.

«À propos, dit Oblonsky après un moment de silence, je te prierais, dans le cas où tu rencontrerais Pomorsky, de lui dire un mot pour moi; je voudrais être nommé membre de la commission des agences réunies du Crédit mutuel et des Chemins de fer du sud.» Stépane Arcadiévitch savait nommer sans se tromper la place à laquelle il aspirait.

«Pourquoi veux-tu cette place?» demanda Karénine, craignant une contradiction avec ses plans de réforme; mais le fonctionnement de cette commission était si compliqué, et les projets de réforme de Karénine si vastes, qu’on ne pouvait à première vue s’en rendre compte.

«Le traitement est de neuf mille roubles, et mes moyens…

– Neuf mille roubles! répéta Karénine, se rappelant qu’un des points sur lesquels il insistait était l’économie. Ces appointements exagérés sont, comme je le prouve dans ma brochure, une preuve de la défectuosité de notre «assiette» économique.

– Un directeur de banque touche bien dix mille roubles, et un ingénieur jusqu’à vingt mille; ce ne sont pas des sinécures.

– Selon moi, ces traitements doivent être considérés au même point de vue que le prix d’une marchandise, et par conséquent être soumis aux mêmes lois d’offre et de demande; or si je vois deux ingénieurs également capables, ayant fait au corps les mêmes études, recevoir l’un quarante mille roubles, tandis que l’autre se contente de deux mille; et si d’autre part je vois un hussard, qui ne possède aucune connaissance spéciale, devenir directeur d’une banque avec des appointements phénoménaux, je conclus qu’il y a là un vice économique d’une désastreuse influence sur le service de l’État.

– Tu conviendras cependant qu’il est essentiel de faire occuper ces postes par des hommes honnêtes, interrompit Stépane Arcadiévitch, appuyant sur ce dernier mot.

– C’est un mérite négatif, répondit Alexis Alexandrovitch, insensible à la signification moscovite de ce terme.

– Fais-moi le plaisir néanmoins d’en parler à Pomorsky.

– Volontiers, mais il me semble que Bolgarine doit être plus influent.

– Bolgarine est bien disposé», se hâta de dire Oblonsky rougissant, en se rappelant avec un certain malaise la visite qu’il avait faite le matin même à cet Israélite, et la façon dont lui, prince Oblonsky, descendant de Rurick, avait fait antichambre pour être, après une longue attente, reçu avec une politesse obséquieuse qui cachait mal le triomphe de Bolgarine, fier de se voir sollicité par un prince.

Il avait presque essuyé un refus, mais ne s’en souvenait que maintenant, tant il avait cherché à l’oublier, et en rougissait involontairement.

XVIII

«Il me reste encore une chose à te demander, tu devines laquelle: Anna…», dit Stépane Arcadiévitch, repoussant les souvenirs désagréables de sa pensée.

Le visage de Karénine prit à ce nom une expression de rigidité cadavérique.

«Que voulez-vous encore de moi? dit-il se retournant sur son fauteuil et fermant son pince-nez.

– Une décision quelconque, Alexis Alexandrovitch; je m’adresse à toi, non comme – il allait dire au «mari trompé» et s’arrêta pour articuler avec peu d’à-propos – à l’homme d’État, mais comme au chrétien, à l’homme de cœur. Aie pitié d’elle.

– De quelle façon? demanda Karénine doucement.

– Elle te ferait peine si tu la voyais; sa situation est cruelle.

– Je croyais, dit tout à coup Karénine d’une voix perçante, qu’Anna Arcadievna avait obtenu tout ce qu’elle souhaitait?

– Ne récriminons pas, Alexis Alexandrovitch; le passé ne nous appartient plus; ce qu’elle attend maintenant, c’est le divorce.

– J’avais cru comprendre qu’au cas où je garderais mon fils, Anna Arcadievna refusait le divorce? Mon silence équivalait donc à une réponse, car je considère cette question comme jugée, dit-il en s’animant de plus en plus.

– Ne nous échauffons pas, de grâce, dit Stépane Arcadiévitch touchant le genou de son beau-frère; récapitulons plutôt. Au moment de votre séparation, avec une générosité inouïe, tu lui laissais ton fils et acceptais le divorce; elle s’est alors sentie trop coupable envers toi, trop humiliée, pour accepter: mais l’avenir lui a prouvé qu’elle s’était créé une situation intolérable.

– La situation d’Anna Arcadievna ne m’intéresse en rien, dit Karénine en levant les sourcils.

– Permets-moi de ne pas le croire, répondit Oblonsky avec douceur; mais en admettant qu’elle ait, selon toi, mérité de souffrir, le fait est que nous sommes tous malheureux, et que nous te supplions de la prendre en pitié; à qui ses souffrances profitent-elles?

– En vérité, ne dirait-on pas que c’est moi que vous en accusez?

– Mais non, dit Stépane Arcadiévitch, touchant cette fois le bras de Karénine comme s’il eût espéré l’adoucir par ses gestes. Je veux simplement te faire comprendre que tu ne peux rien perdre à ce que sa position s’éclaircisse. D’ailleurs tu l’as promis; laisse-moi arranger la chose, tu n’auras pas à t’en occuper.

– Mon consentement a été donné autrefois, et j’ai pu croire qu’Anna Arcadievna aurait à son tour la générosité de comprendre… (les lèvres tremblantes de Karénine purent à peine proférer ces mots).

– Elle ne demande plus l’enfant, elle ne demande que le moyen de sortir de l’impasse où elle se trouve; le divorce devient pour elle une question de vie ou de mort; elle se serait peut-être soumise, si elle n’avait eu confiance en ta promesse, et si depuis six mois qu’elle est à Moscou elle n’y vivait dans la fièvre de l’attente. Sa situation est celle d’un condamné à mort qui aurait depuis six mois la corde au cou, et ne saurait s’il doit attendre sa grâce ou le coup final. Aie pitié d’elle, et quant aux scrupules…

– Je ne parle pas de cela, interrompit Karénine avec dégoût, mais j’ai peut-être promis plus que je ne suis en mesure de tenir.

– Tu refuses alors!

– Je ne refuse jamais le possible, mais je demande le temps de réfléchir; vous professez d’être un libre-penseur, mais moi qui suis croyant, je ne puis éluder la loi chrétienne dans une question aussi grave.

– Notre Église n’admet-elle donc pas le divorce? s’écria Stépane Arcadiévitch sautant de son siège.

– Pas dans ce sens.

– Alexis Alexandrovitch, je ne te reconnais plus! dit Oblonsky après un moment de silence. Est-ce toi qui disais autrefois: «Après le manteau il faut encore donner la robe», et maintenant…

– Je vous serais obligé de couper court à cet entretien, dit Karénine se levant tout a coup, tremblant de tous ses membres.

– Pardonne-moi de t’affliger, répondit Oblonsky confus, et lui tendant la main; mais il fallait bien remplir la mission dont j’étais chargé.»

Karénine mit sa main dans celle de Stépane Arcadiévitch et dit après avoir réfléchi un instant:

«Vous aurez ma réponse définitive après-demain; il faut que je cherche ma voie.»

XIX

Stépane Arcadiévitch allait sortir, lorsque le valet de chambre annonça:

«Serge Alexeivitch.

– Qui est-ce? demanda Oblonsky; mais c’est Serge, fit-il se ravisant, et moi qui croyais qu’il s’agissait de quelque directeur du département. Anna m’a prié de le voir,» pensa-t-il.

Et il se souvint de l’air craintif et triste dont Anna lui avait dit: «Tu le verras, et tu pourras savoir ce qu’il fait, où il est, qui prend soin de lui. Et Silva, si c’était possible, avec le divorce…!» Il avait compris l’ardent désir d’obtenir la garde de l’enfant; mais, après la conversation qu’il venait d’avoir, c’était hors de question; il n’en fut pas moins content de revoir Serge, quoique Karénine se fût hâté de le prévenir qu’on ne lui parlait pas de sa mère.

«Il a été gravement malade après leur dernière entrevue; nous avons craint un moment pour sa vie; aussi, maintenant qu’il s’est remis et bien fortifié aux bains de mer, ai-je suivi le conseil du docteur en le mettant en pension. L’entourage de camarades de son âge exerce une heureuse influence sur lui, il va à merveille et travaille bien.

– Mais ce n’est plus un enfant, c’est vraiment un homme!» s’écria Stépane Arcadiévitch, voyant entrer un beau garçon robuste, vêtu d’une veste d’écolier, qui courut sans aucune timidité vers son père; Serge salua son oncle comme un étranger, puis en le reconnaissant il se détourna, et tendit ses notes à son père.

«C’est bien, dit celui-ci, tu peux aller jouer.

– Il a grandi et maigri et perdu son air enfantin, remarqua Stépane Arcadiévitch en souriant; te souviens-tu de moi?

– Oui, mon oncle», répondit l’enfant, qui se sauva le plus vite possible.

Depuis un an que Serge avait revu sa mère, ses souvenirs s’étaient peu à peu effacés, et la vie qu’il menait, entouré d’enfants de son âge, y contribuait; il repoussait même ces souvenirs comme indignes d’un homme, et, personne ne lui parlant de sa mère, il en avait conclu que ses parents étaient brouillés, et qu’il devait s’habituer à l’idée de rester avec son père; la vue de son oncle le troubla; il craignit de retomber dans une sensibilité qu’il avait appris à redouter, et préféra ne pas songer au passé. Stépane Arcadiévitch le trouva jouant sur l’escalier en quittant le cabinet de Karénine, et l’enfant se montra plus communicatif hors de la présence de son père; il se laissa questionner sur ses leçons, ses jeux, ses camarades, répondit à son oncle d’un air heureux, et celui-ci, en admirant ce regard vif et gai, si semblable à celui de sa mère, ne put s’empêcher de lui demander:

«Te rappelles-tu ta mère?

– Non», répondit l’enfant devenant pourpre, et son oncle ne parvint plus à le faire causer.

Lorsque le précepteur trouva Serge une demi-heure sur l’escalier, il ne put démêler s’il pleurait ou s’il boudait.

«Vous êtes-vous fait mal? demanda-t-il.

– Si je m’étais fait mal, personne ne s’en douterait, répondit l’enfant.

– Qu’avez-vous donc?

– Rien; laissez-moi; pourquoi ne me laisse-t-on pas tranquille; qu’est-ce que cela peut leur faire si je me souviens ou si j’oublie?» Et l’enfant semblait défier le monde entier.

XX

Stépane Arcadiévitch ne consacra pas son séjour à Pétersbourg exclusivement à ses affaires; il venait, disait-il, «s’y remonter», car Moscou, en dépit de ses cafés chantants et de ses tramways, n’en restait pas moins une espèce de marécage dans lequel on s’embourbait moralement. Le résultat forcé d’un séjour trop prolongé dans cette eau stagnante était de s’y affaisser de corps et d’esprit; Oblonsky lui-même y tournait à l’aigre, se querellait avec sa femme, se préoccupait de sa santé, de l’éducation de ses enfants, des menus détails du service; il en venait même à s’inquiéter d’avoir des dettes!

Aussitôt qu’il mettait le pied à Pétersbourg, il reprenait goût à l’existence et oubliait ses ennuis. On y entendait si différemment la vie et les devoirs envers la famille! Le prince Tchetchensky ne venait-il pas de lui raconter, le plus simplement du monde, qu’ayant deux ménages il trouvait fort avantageux d’introduire son fils légitime dans sa famille de cœur, afin de le déniaiser. Aurait-on compris cela à Moscou? Ici on ne s’embarrassait pas des enfants à la façon de Lvof: ils allaient à l’école ou en pension, et on ne renversait pas les rôles en leur donnant une place exagérée dans la famille. Le service de l’État s’y faisait aussi dans des conditions si différentes! On pouvait se créer des relations, des protections, arriver à faire carrière!

Stépane Arcadiévitch avait rencontré un de ses amis, Bortniansky, dont la position grandissait rapidement; il lui parla de la place qu’il convoitait.

«Quelle singulière idée as-tu d’avoir recours à ces Juifs! Ce sont toujours là de vilaines affaires.

– J’ai besoin d’argent; il faut trouver de quoi vivre.

– Mais ne vis-tu donc pas?

– Oui, mais avec des dettes.

– En as-tu beaucoup? demanda Bortniansky avec sympathie.

– Oh oui! Vingt mille roubles!»

Bortniansky éclata de rire: «Heureux mortel! J’ai un million et demi de dettes! Je ne possède pas un sou, et, comme tu peux t’en apercevoir, je vis quand même.»

Cet exemple était confirmé par beaucoup d’autres.

Et comme on rajeunissait à Pétersbourg! Stépane Arcadiévitch y éprouvait le même sentiment que son oncle, le prince Pierre, à l’étranger.

«Nous ne savons pas vivre ici, disait ce jeune homme de soixante ans; à Bade je me sens renaître, je m’égaye à dîner, les femmes m’intéressent, je suis fort et vigoureux. Rentré en Russie pour y retrouver mon épouse, et à la campagne encore, je tombe à plat, je ne quitte plus ma robe de chambre. Adieu les jeunes beautés! je suis vieux, je pense à mon salut. Pour me refaire, il faut Paris.»

Le lendemain de son entrevue avec Karénine, Stépane Arcadiévitch alla voir Betsy Tverskoï, avec laquelle ses relations étaient assez bizarres. Il avait l’habitude de lui faire la cour en riant et de lui tenir des propos assez lestes; mais ce jour-là, sous l’influence de l’air de Pétersbourg, il se conduisit avec tant de légèreté, qu’il fut heureux de voir la princesse Miagkaïa interrompre un tête-à-tête qui commençait à le gêner, n’ayant aucun goût pour Betsy.

«Ah! vous voilà, dit la grosse princesse en l’apercevant, et que fait votre pauvre sœur? Depuis que des femmes qui font cent fois pis qu’elle, lui jettent la pierre, je l’absous complètement. Comment Wronsky ne m’a-t-il pas avertie de leur passage à Pétersbourg? J’aurais mené votre sœur partout. Faites-lui mes amitiés et parlez-moi d’elle.

– Sa position est fort pénible,» commença Stépane Arcadiévitch.

Mais la princesse, qui poursuivait son idée, l’interrompit: «Elle a d’autant mieux fait que c’était pour planter là cet imbécile, – je vous demande pardon, – votre beau-frère, qu’on a toujours voulu faire passer pour un aigle. Moi seule ai toujours protesté, et l’on est de mon avis, maintenant qu’il s’est lié avec la comtesse Lydie et Landau. Cela me gêne d’être de l’avis de tout le monde.

– Vous allez peut-être m’expliquer une énigme; hier, à propos du divorce, mon beau-frère m’a dit qu’il ne pouvait me donner de réponse avant d’avoir réfléchi, et un matin je reçois une invitation de Lydie Ivanovna pour passer la soirée?

– C’est bien cela, s’écria la princesse enchantée: ils consulteront Landau.

– Qui est Landau?

– Comment, vous ne savez pas? Le fameux Jules Landau, le clairvoyant? Voilà ce que l’on gagne à vivre en province! Landau était commis de magasin à Paris; il vint un jour chez un médecin, s’endormit dans le salon de consultation, et pendant son sommeil donna les conseils les plus surprenants aux assistants. La femme de Youri Milidinsky l’appela auprès de son mari malade; selon moi il ne lui a fait aucun bien, car Milidinsky reste tout aussi malade que devant, mais sa femme et lui sont toqués de Landau, l’ont promené partout à leur suite, et l’ont amené en Russie. Naturellement on s’est jeté sur lui ici; il traite tout le monde, il a guéri la princesse Bessoubof, qui, par reconnaissance, l’a adopté.

– Comment cela?

– Je dis bien adopté; il ne s’appelle plus Landau, mais prince Bessoubof. Lydie, que j’aime du reste beaucoup malgré sa tête à l’envers, n’a pas manqué de se coiffer de Landau, et rien de ce qu’elle et Karénine entreprennent ne se décide sans l’avoir consulté; le sort de votre sœur est donc entre les mains de Landau, comte Bessoubof.»

XXI

Après un excellent dîner chez Bortniansky, suivi de quelques verres de cognac, Stépane Arcadiévitch se rendit chez la comtesse Lydie un peu plus tard que l’heure indiquée.

«Y a-t-il du monde chez la comtesse? demanda-t-il au suisse en remarquant auprès du paletot bien connu de Karénine un bizarre manteau à agrafes.

– Alexis Alexandrovitch Karénine et le comte Bessoubof, répondit gravement le suisse.

– La princesse Miagkaïa avait raison, pensa Oblonsky en montant l’escalier; c’est une femme à cultiver, que la princesse; elle a une grande influence, et pourrait peut-être dire un mot à Pomorsky.»

La nuit n’était pas encore venue, mais dans le petit salon de la comtesse Lydie les stores étaient baissés, et elle-même, assise près d’une table éclairée par une lampe, causait à voix basse avec Karénine, tandis qu’un homme pâle et maigre, avec des jambes grêles et une tournure féminine, de longs cheveux retombant sur le collet de sa redingote, et de beaux yeux brillants, se tenait à l’autre bout de la pièce, examinant les portraits suspendus au mur. Oblonsky, après avoir salué la maîtresse de la maison, se retourna involontairement pour examiner ce singulier personnage.

«Monsieur Landau,» dit la comtesse doucement et avec une précaution qui frappa Oblonsky.

Landau s’approcha aussitôt, posa sa main humide dans celle d’Oblonsky, auquel la comtesse le présenta, et reprit son poste près des portraits. Lydie Ivanovna et Karénine échangèrent un regard.

«Je suis très heureuse de vous voir aujourd’hui, dit la comtesse à Oblonsky, en lui désignant un siège. Vous remarquez, ajouta-t-elle à mi-voix, que je vous l’ai présenté sous le nom de Landau, mais vous savez qu’il se nomme comte Bessoubof? Il n’aime pas ce titre.

– On m’a dit qu’il avait guéri la princesse Bessoubof?

– Oui; elle est venue me voir aujourd’hui, dit la comtesse en s’adressant à Karénine, et fait pitié à voir; cette séparation lui porte un coup affreux!

– Le départ est donc décidé?

– Oui, il va à Paris, il a entendu une voix, dit Lydie Ivanovna regardant Oblonsky.

– Une voix! vraiment! répéta celui-ci, sentant qu’il fallait user d’une grande prudence dans une société où se produisaient d’aussi étranges incidents.

– Je vous connais depuis longtemps, dit la comtesse à Oblonsky après un moment de silence: «Les amis de nos amis sont nos amis»; mais pour être vraiment amis, il faut se rendre compte de ce qui se passe dans l’âme de ceux qu’on aime, et je crains que vous n’en soyez pas là avec Alexis Alexandrovitch. Vous comprenez ce que je veux dire? fit-elle en levant ses beaux yeux rêveurs vers Stépane Arcadiévitch.

– Je comprends en partie que la position d’Alexis Alexandrovitch… répondit Oblonsky ne comprenant pas du tout et désireux de rester dans les généralités.

– Oh! je ne parle pas des changements extérieurs… dit gravement la comtesse, suivant d’un regard tendre Karénine qui s’était levé pour rejoindre Landau; c’est l’âme qui est changée, et je crains fort que vous n’ayez pas suffisamment réfléchi à la portée de cette transformation.

– Nous avons toujours été amis, et je puis me figurer maintenant en traits généraux… dit Oblonsky, répondant au regard profond de la comtesse par un regard caressant, tout en songeant à celui des deux ministres auprès duquel elle pourrait le plus efficacement le servir.

– Cette transformation ne saurait porter atteinte à son amour pour le prochain, au contraire, elle l’élève, l’épure; mais je crains que vous ne compreniez pas.

– Pas tout à fait, comtesse; son malheur…

– Oui, son malheur est devenu la cause de son bonheur, puisque son cœur s’est éveillé à Lui», dit-elle en plongeant ses yeux pensifs dans ceux de son interlocuteur.

«Je crois qu’on pourra la prier de parler à tous les deux», pensa Oblonsky.

«Certainement, comtesse, mais ce sont des questions intimes qu’on n’ose pas aborder.

– Au contraire, nous devons nous entr’aider.

– Sans aucun doute, mais les différences de conviction, et d’ailleurs… dit Oblonsky avec son sourire onctueux.

– Je crois qu’il va s’endormir», dit Alexis Alexandrovitch s’approchant de la comtesse pour lui parler à voix basse.

Stépane Arcadiévitch se retourna; Landau s’était assis près de la fenêtre, le bras appuyé sur un fauteuil, et la tête baissée; il la releva et sourit d’un air enfantin en voyant les regards tournés vers lui.

«Ne faites pas attention, dit la comtesse avançant un siège à Karénine. J’ai remarqué que les Moscovites, les hommes surtout, étaient fort indifférents en matière de religion.

– J’aurais cru le contraire, comtesse.

– Mais vous-même, dit Alexis Alexandrovitch avec son sourire fatigué, vous me semblez appartenir à la catégorie des indifférents?

– Est-il possible de l’être! s’écria Lydie Ivanovna.

– Je suis plutôt dans l’attente, répondit Oblonsky avec son plus aimable sourire, mon heure n’est pas encore venue.»

Karénine et la comtesse se regardèrent.

«Nous ne pouvons jamais connaître notre heure, ni nous croire prêts, dit Alexis Alexandrovitch; la grâce ne frappe pas toujours le plus digne, témoin Saül.

– Pas encore, murmura la comtesse suivant des yeux les mouvements du Français qui s’était rapproché.

– Me permettez-vous d’écouter? demanda-t-il.

– Certainement, nous ne voulions pas vous gêner; prenez place, dit la comtesse tendrement.

– L’essentiel est de ne pas fermer les yeux à la lumière, continua Alexis Alexandrovitch.

– Et quel bonheur n’éprouve-t-on pas à sentir sa présence constante dans notre âme!

– On peut essentiellement être incapable de s’élever à une hauteur semblable, dit Stépane Arcadiévitch, convaincu que les hauteurs religieuses n’étaient pas son fait, mais craignant d’indisposer une personne qui pouvait parler à Pomorsky.

– Vous voulez dire que le péché nous en empêche? Mais c’est une idée fausse. Le péché n’existe plus pour celui qui croit.

– Oui, mais la foi sans les œuvres n’est-elle pas lettre morte? dit Stépane Arcadiévitch, se rappelant cette phrase de son catéchisme.

– Le voilà ce fameux passage de l’épître de saint Jacques qui a fait tant de mal! s’écria Karénine en regardant la comtesse, comme pour lui rappeler de fréquentes discussions sur ce sujet. Que d’âmes n’aura-t-il pas éloignées de la foi!

– Ce sont nos moines qui prétendent se sauver par les œuvres, les jeûnes, les abstinences, etc., dit la comtesse d’un air de souverain mépris.

– Le Christ, en mourant pour nous, nous sauve par la foi, reprit Karénine.

– Vous comprenez l’anglais? demanda Lydie Ivanovna, et sur un signe affirmatif elle se leva pour prendre une brochure sur une étagère.

– Je vais vous lire «Safe and happy» ou «Under the wing!» dit-elle en interrogeant Karénine du regard. C’est très court, ajouta-t-elle en venant se rasseoir. Vous verrez le bonheur surhumain qui remplit l’âme croyante; ne connaissant plus la solitude, l’homme n’est plus malheureux. Connaissez-vous Mary Sanine? vous savez son malheur? Elle a perdu son fils unique! Eh bien, depuis qu’elle a trouvé sa voie, son désespoir s’est changé en consolation; elle remercie Dieu de la mort de son enfant. Tel est le bonheur que donne la foi!

– «Oh oui! certainement… murmura Stépane Arcadiévitch, heureux de pouvoir se taire pendant la lecture, et de ne pas risquer ainsi de compromettre ses affaires.

«Je ferai mieux de ne rien demander aujourd’hui», pensa-t-il.

«Cela vous ennuiera, dit la comtesse à Landau, car vous ne savez pas l’anglais.

«Oh! je comprendrai,» répondit celui-ci avec un sourire.

Alexis Alexandrovitch et la comtesse se regardèrent et la lecture commença.

XXII

Stépane Arcadiévitch était fort perplexe; après la monotonie de la vie moscovite, celle de Pétersbourg offrait des contrastes si vifs qu’il en était troublé; il aimait la variété, mais l’eût préférée plus conforme à ses habitudes, et se sentait égaré dans cette sphère absolument étrangère; tout en écoutant la lecture et en voyant les yeux de Landau fixés sur lui, il éprouva une certaine lourdeur de tête. Les pensées les plus diverses se pressaient dans son cerveau sous le regard du Français, qui lui semblait à la fois naïf et rusé. «Mary Sanine est heureuse d’avoir perdu son fils… Ah! si je pouvais fumer!… Pour être sauvé il suffit de croire… Les moines n’y entendent rien, mais la comtesse le sait bien… Pourquoi ai-je si mal à la tête? Est-ce à cause du cognac ou de l’étrangeté de cette soirée? Je n’ai rien commis d’incongru jusqu’ici, mais je n’oserai rien demander aujourd’hui. On prétend qu’elle oblige à réciter des prières, ce serait par trop ridicule. Quelles inepties lit-elle là? Mais, elle a un accent excellent. Landau Bessoubof, pourquoi Bessoubof?» Ici il se surprit dans la mâchoire un mouvement qui allait tourner au bâillement; il dissimula cet accident en arrangeant ses favoris, mais fut pris de la terreur de s’endormir et peut-être de ronfler. La voix de la comtesse parvint jusqu’à lui, disant «Il dort», et il tressaillit d’un air coupable; ces paroles se rapportaient heureusement à Landau qui dormait profondément, ce qui réjouit vivement la comtesse.

«Mon ami, dit-elle, appelant ainsi Karénine dans l’enthousiasme du moment, donnez-lui la main. Chut», fit-elle à un domestique qui entrait pour la troisième fois au salon avec un message.

Landau dormait, ou feignait de dormir, la tête appuyée au dossier de son fauteuil, et faisant de faibles gestes avec sa main posée sur ses genoux, comme s’il eût voulu attraper quelque chose. Alexis Alexandrovitch mit la main dans celle du dormeur; Oblonsky, complètement réveillé, regardait tantôt l’un, tantôt l’autre, et sentait ses idées s’embrouiller de plus en plus.

«Que la personne qui est arrivée la dernière, celle qui demande, qu’elle sorte, qu’elle sorte… murmura le Français sans ouvrir les yeux.

– Vous m’excuserez, mais vous entendez, dit la comtesse; revenez à dix heures, mieux encore demain.

– Qu’elle sorte! répéta le Français avec impatience.

– C’est moi, n’est-ce pas?» demanda Oblonsky ahuri; et sur un signe affirmatif il s’enfuit sur la pointe des pieds, et se sauva dans la rue comme s’il eût fui une maison pestiférée. Pour reprendre son équilibre mental, il causa et plaisanta longuement avec un isvoschik, se fit conduire au théâtre français, et termina sa soirée au restaurant avec du champagne. Malgré tous ses efforts, le souvenir de cette soirée l’oppressait.

En rentrant chez son oncle Oblonsky, où il était descendu, il trouva un billet de Betsy, l’engageant à venir reprendre l’entretien interrompu le matin, ce qui lui fit faire la grimace. Un bruit de pas sur l’escalier l’interrompit dans ses méditations, et lorsqu’il sortit de sa chambre pour se rendre compte de ce tapage, il aperçut son oncle, si rajeuni par son voyage à l’étranger, qu’on le ramenait complètement ivre.

Oblonsky, contre son habitude, ne s’endormit pas aisément; ce qu’il avait vu et entendu dans la journée le troublait; mais la soirée de la comtesse dépassait le reste en étrangeté.

Le lendemain il reçut de Karénine un refus catégorique au sujet du divorce, et comprit que cette décision était l’œuvre du Français et des paroles qu’il avait prononcées pendant son sommeil vrai ou feint.

XXIII

Rien ne complique autant les détails de la vie qu’un manque d’accord entre époux; on voit des familles en subir les fâcheuses conséquences au point de demeurer des années entières dans un lieu déplaisant et incommode, par suite des difficultés que la moindre décision à prendre pourrait soulever.

Wronsky et Anna en étaient là; les arbres des boulevards avaient eu le temps de se couvrir de feuilles, et les feuilles de se ternir de poussière, qu’ils restaient encore à Moscou, dont le séjour leur était odieux à tous deux. Et cependant aucune cause grave de mésintelligence n’existait entre eux, en dehors de cette irritation latente qui poussait Anna à de continuelles tentatives d’explication, et Wronsky à lui opposer une réserve glaciale. De jour en jour l’aigreur augmentait; Anna considérait l’amour comme le but unique de la vie de son amant, et ne comprenait celui-ci qu’à ce point de vue; mais ce besoin d’aimer, inhérent à la nature du comte, devait se concentrer sur elle seule, sinon elle le soupçonnait d’infidélité, et dans son aveugle jalousie s’en prenait à toutes les femmes. Tantôt elle redoutait les liaisons grossières, accessibles à Wronsky en qualité de célibataire, tantôt elle se méfiait des femmes du monde, et notamment de la jeune fille qu’il pourrait épouser dans le cas d’une rupture. Cette crainte avait été éveillée dans son esprit par une confidence imprudente du comte, celui-ci ayant blâmé, un jour d’abandon, le manque de tact de sa mère, qui s’était imaginé de lui proposer d’épouser la jeune princesse Sarokine. La jalousie amenait Anna à accumuler les griefs les plus divers contre celui qu’au fond elle adorait: c’était lui qu’elle rendait responsable de leur séjour prolongé à Moscou, de l’incertitude dans laquelle elle vivait, et surtout de sa douloureuse séparation d’avec son fils. De son côté, Wronsky, mécontent de la position fausse dans laquelle Anna avait trouvé bon de s’opiniâtrer, lui en voulait d’en aggraver encore les difficultés de toutes façons. S’il survenait quelque rare moment de tendresse, Anna n’en éprouvait aucun apaisement, et n’y voyait, de la part du comte, que l’affirmation blessante d’un droit.

Le jour baissait. Wronsky assistait à un dîner de garçons, et Anna s’était réfugiée pour l’attendre dans le cabinet de travail, où le bruit de la rue l’incommodait moins que dans le reste de l’appartement.

Elle marchait de long en large, repassant dans sa mémoire le sujet de leur dernier dissentiment, s’étonnant elle-même qu’une cause aussi futile eût dégénéré en une scène pénible. À propos de la protégée d’Anna, Wronsky avait tourné en ridicule les gymnases de femmes, prétendant que les sciences naturelles seraient d’une médiocre utilité à cette enfant. Anna avait aussitôt appliqué cette critique à ses propres occupations, et, afin de piquer Wronsky à son tour, avait répondu:

«Je ne comptais certes pas sur votre sympathie, mais je me croyais en droit d’attendre mieux de votre délicatesse.»

Le comte avait rougi et, pour achever de froisser Anna, s’était permis de dire:

«J’avoue que je ne comprends rien à votre engouement pour cette petite fille; il me déplaît, je n’y vois qu’une affectation.»

L’observation était dure et injuste, et elle s’attaquait aux laborieux efforts d’Anna pour se créer une occupation qui l’aidât à supporter sa triste position.

«Il est bien malheureux que les sentiments grossiers et matériels vous soient seuls accessibles», avait-elle reparti en quittant la chambre.

Cette discussion ne fut pas reprise; mais tous deux sentirent qu’ils n’oubliaient pas; une journée entière passée dans la solitude avait cependant fait réfléchir Anna, et, malheureuse de la froideur de son amant, elle prit la résolution de s’accuser elle-même, afin d’amener à tout prix une réconciliation.

«C’est mon absurde jalousie qui me rend irritable; mon pardon obtenu, nous partirons pour la campagne, et là je me calmerai, pensa-t-elle. Je sais bien qu’en m’accusant d’affecter de la tendresse pour une étrangère, il me fait le reproche de ne pas aimer ma fille. Hé, que sait-il de l’amour qu’un enfant peut inspirer? Se doute-t-il de ce que je lui ai sacrifié en renonçant à Serge? S’il cherche à me blesser, c’est qu’il ne m’aime plus, qu’il en aime une autre…» Mais, s’arrêtant sur cette pente fatale, elle fit effort pour sortir du cercle d’idées qui l’affolait, et donna l’ordre de monter ses malles, afin de commencer ses préparatifs de départ. Wronsky rentra à dix heures.

XXIV

«Votre dîner a-t-il réussi? demanda Anna, allant au-devant du comte d’un air conciliant.

– Comme ils réussissent d’ordinaire, répondit celui-ci, remarquant aussitôt cette disposition d’esprit favorable. Que vois-je, on emballe! ajouta-t-il en apercevant les malles. Voilà qui est gentil!

– Oui, mieux vaut nous en aller; la promenade que j’ai faite aujourd’hui m’a donné le désir de retourner à la campagne. D’ailleurs nous n’avons rien qui nous retienne ici.

– Je ne demande qu’à partir; fais servir le thé pendant que je change d’habit. Je reviens à l’instant.»

L’approbation relative au départ avait été donnée d’un ton de supériorité blessant; on aurait dit que le comte parlait à un enfant gâté dont il excusait les caprices; le besoin de lutter se réveilla aussitôt dans le cœur d’Anna; pourquoi se ferait-elle humble devant cette arrogance? Elle se contint cependant, et quand il rentra, elle lui raconta avec calme les incidents de la journée et ses plans de départ.

«Je crois que c’est une inspiration, dit-elle; au moins couperai-je court à cette éternelle attente; je veux devenir indifférente à la question du divorce. N’est-ce pas ton avis?

– Certainement, répondit-il, remarquant avec inquiétude l’émotion d’Anna.

– Raconte-moi à ton tour ce qui s’est passé à votre dîner, dit-elle après un moment de silence.

– Le dîner était fort bon, répondit le comte, et il lui nomma ceux qui y avaient assisté; à la suite nous avons eu des régates, mais comme on trouve toujours à Moscou le moyen de se rendre ridicule, on nous a exhibé la maîtresse de natation de la reine de Suède.

– Comment cela? Elle a nagé devant vous? demanda Anna, se rembrunissant.

– Oui, et dans un affreux costume rouge, c’était hideux. Quel jour partons-nous?

– Peut-on imaginer une plus sotte invention? Y a-t-il quelque chose de spécial dans sa façon de nager?

– Pas du tout, c’était simplement absurde. Alors tu as fixé le départ?»

Anna secoua la tête comme pour en chasser une obsession.

«Le plus tôt sera le mieux; je crains de n’être pas prête demain; mais après-demain.

– Après-demain est dimanche. Je serai obligé d’aller chez maman. – Wronsky se troubla involontairement en voyant les yeux d’Anna fixer un regard soupçonneux sur lui, et ce trouble augmenta la méfiance de celle-ci; elle oublia la maîtresse de natation de la reine de Suède pour ne plus s’inquiéter que de la princesse Sarokine, qui habitait aux environs de Moscou avec la vieille comtesse.

– Ne peux-tu y aller demain?

– C’est impossible, à cause d’une procuration que je dois faire signer à ma mère, et de l’argent qu’elle doit me remettre.

– Alors nous ne partirons pas du tout.

– Pourquoi cela?

– Dimanche ou jamais.

– Mais cela n’a pas le sens commun! s’écria Wronsky étonné.

– Pour toi, parce que tu ne penses qu’à toi, et que tu ne veux pas comprendre ce que je souffre ici. Jane, le seul être qui m’intéressât, tu as trouvé moyen de m’accuser d’hypocrisie à son égard! Selon toi je pose, j’affecte des sentiments qui n’ont rien de naturel. Je voudrais bien savoir ce qui pourrait être naturel dans la vie que je mène!»

Elle eut peur de sa violence, et ne se sentait pourtant pas la force de résister à la tentation de lui prouver ses torts.

«Tu ne m’as pas compris, reprit Wronsky: j’ai voulu dire que cette tendresse subite ne me plaisait pas.

– Ce n’est pas vrai, et pour quelqu’un qui se vante de sa droiture…

– Je n’ai ni l’habitude de me vanter ni celle de mentir, dit-il réprimant la colère qui grondait en lui; et je regrette fort que tu ne respectes pas…

– Le respect a été inventé pour dissimuler l’absence de l’amour; or, si tu ne m’aimes plus, tu ferais plus loyalement de l’avouer.

– Mais c’est intolérable! cria presque le comte, s’approchant brusquement d’Anna; ma patience a des bornes, pourquoi la mettre ainsi à l’épreuve? dit-il contenant les paroles amères prêtes à lui échapper.

– Que voulez-vous dire par là? demanda-t-elle, épouvantée du regard haineux qu’il tourna vers elle.

– C’est moi qui vous demanderai ce que vous prétendez de moi!

– Que puis-je prétendre, si ce n’est de n’être pas abandonnée comme vous avez l’intention de le faire? Au reste, la question est secondaire. Je veux être aimée, et si vous ne m’aimez plus, tout est fini.»

Elle se dirigea vers la porte.

«Attends, dit Wronsky en la retenant par le bras: de quoi s’agit-il entre nous? Je demande à ne partir que dans trois jours, et tu réponds à cela que je mens et que je suis un malhonnête homme.

– Oui et je le répète; un homme qui me reproche les sacrifices qu’il m’a faits (c’était une allusion à d’anciens griefs) est plus que malhonnête, c’est un être sans cœur.

– Décidément, ma patience est à bout,» dit Wronsky, et il la laissa partir.

Anna rentra dans sa chambre d’un pas chancelant et s’affaissa sur un fauteuil.

«Il me hait, c’est certain; il en aime une autre, c’est plus certain encore; tout est fini, il faut fuir; mais comment?»

Les pensées les plus contradictoires l’assaillirent. Où aller? chez sa tante qui l’avait élevée? chez Dolly, ou simplement à l’étranger? Cette rupture serait-elle définitive? Que faisait-il dans son cabinet? Que diraient Alexis Alexandrovitch et le monde de Pétersbourg? Une idée vague, qu’elle ne parvenait pas à formuler, l’agitait; elle se rappela un mot dit par elle à son mari après sa maladie: «pourquoi ne suis-je pas morte!» et aussitôt ces paroles réveillèrent le sentiment qu’elles avaient exprimé jadis. «Mourir, oui, c’est la seule manière d’en sortir; ma honte, le déshonneur d’Alexis Alexandrovitch et celui de Serge, tout s’efface avec ma mort; il me pleurera alors, me regrettera, m’aimera!». Un sourire d’attendrissement sur elle-même effleura ses lèvres tandis qu’elle ôtait machinalement les bagues de ses doigts.

«Anna, dit une voix près d’elle, qu’elle entendit sans lever la tête, je suis prêt à tout, partons après-demain.»

Wronsky était entré doucement, et lui parlait avec affection.

«Eh bien?

– Fais comme tu veux, répondit-elle incapable de se maîtriser plus longtemps, et elle fondit en larmes.

– Quitte-moi, quitte-moi! murmura-t-elle à travers ses sanglots, je m’en irai, je ferai plus! que suis-je? une femme perdue, une pierre à ton cou. Je ne veux pas te tourmenter davantage. Tu en aimes une autre, je te débarrasserai de moi.»

Wronsky la supplia de se calmer, jura qu’il n’existait pas la moindre cause à sa jalousie, protesta de son amour.

«Pourquoi nous torturer ainsi?» lui demanda-t-il. Anna crut remarquer des larmes dans ses yeux et dans sa voix, et, passant soudain de la jalousie à la tendresse la plus passionnée, elle couvrit de baisers la tête, le cou et les mains de son amant.

XXV

La réconciliation était complète. Dès le lendemain Anna, sans fixer définitivement le jour du départ, en activa les apprêts, elle était occupée à retirer divers objets d’une malle ouverte, et à les empiler sur les bras d’Annouchka, lorsque Wronsky entra, habillé pour sortir, malgré l’heure encore matinale.

«Je vais immédiatement chez maman, peut-être pourra-t-elle m’envoyer l’argent, et dans ce cas, nous partirons demain.»

L’allusion à cette visite troubla les bonnes dispositions d’Anna.

«Non, ce n’est pas la peine; je ne serai pas prête moi-même.»

Et aussitôt elle se demanda pourquoi le départ, impossible la veille, devenait admissible ce matin.

«Fais comme tu en avais eu l’intention, ajouta-t-elle, et maintenant va déjeuner, je te rejoins.»

Quand elle entra dans la salle à manger, Wronsky mangeait un bifteck.

«Cet appartement meublé me devient odieux, et la campagne m’apparaît comme la terre promise», dit-elle d’un ton animé; mais, en voyant le valet de chambre entrer pour demander le reçu d’une dépêche, son visage s’allongea. Il n’y avait rien d’étonnant cependant à ce que Wronsky reçût un télégramme.

«De qui la dépêche?

– De Stiva, répondit sans empressement le comte.

– Pourquoi ne me l’as-tu pas montrée? Quel secret y a-t-il entre mon frère et moi?

– Stiva a la manie du télégraphe; qu’avait-il besoin de m’envoyer une dépêche pour lui dire que rien n’était décidé?

– Pour le divorce?

– Oui; il prétend ne pas pouvoir obtenir de réponse définitive; tiens, vois toi-même».

Anna prit la dépêche d’une main tremblante; la fin en était ainsi conçue: «Peu d’espoir, mais je ferai le possible et l’impossible».

«Ne t’ai-je pas dit hier que cela m’était indifférent? Aussi était-il parfaitement inutile de me rien cacher. – Il en use ainsi peut-être pour ses correspondances avec des femmes, pensa-t-elle. – Je souhaiterais que cette question t’intéressât aussi peu que moi.

– Elle m’intéresse parce que j’aime les choses nettement définies.

– Pourquoi? Qu’as-tu besoin du divorce si l’amour existe?

– Toujours l’amour! pensa Wronsky avec une grimace. Tu sais bien que, si je le souhaite, c’est à cause de toi et des enfants.

– Il n’y aura plus d’enfants.

– Tant pis, je le regrette.

– Tu ne penses qu’aux enfants et pas à moi, dit-elle, oubliant qu’il venait de dire «à cause de toi et des enfants», et mécontente de ce désir d’avoir des enfants comme d’une preuve d’indifférence pour sa beauté.

– Au contraire, je pense à toi, car je suis persuadé que ton irritabilité tient principalement à la fausseté de ta position, répondit-il d’un ton froid et contrarié.

– Je ne comprends pas que ma situation puisse être cause de mon irritabilité, dit-elle, voyant un juge terrible la condamner par les yeux de Wronsky; cette situation me paraît parfaitement claire, ne suis-je pas absolument en ton pouvoir?

– Oui, mais tu te méfies de ma liberté.

– Oh! quant à cela, tu peux être tranquille, fit-elle se versant du café, et remarquant combien ses gestes, et jusqu’à sa façon d’avaler, donnaient sur les nerfs de Wronsky. Je me préoccupe peu des projets de mariage de ta mère.

– Nous ne parlons pas d’elle.

– Si fait, et tu peux m’en croire, une femme sans cœur, qu’elle soit jeune ou vieille, ne m’intéresse guère.

– Anna, je te prie de respecter ma mère.

– Une femme qui ne comprend pas en quoi consiste l’honneur pour son fils n’a pas de cœur.

– Je te réitère la prière de ne pas parler de ma mère d’une façon irrespectueuse», répéta le comte élevant la voix et regardant Anna sévèrement.

Elle supporta ce regard sans lui répondre, et se rappelant ses caresses de la veille: «Quelles caresses banales!» pensa-t-elle.

«Tu n’aimes pas ta mère, ce sont des phrases et encore des phrases.

– Si c’est ainsi, il faut…

– Il faut prendre un parti, et quant à moi, je sais ce qu’il me reste à faire», dit-elle, se disposant à quitter la chambre, lorsque la porte s’ouvrit et livra passage à Yavshine. Elle s’arrêta aussitôt et lui souhaita le bonjour. Pourquoi dissimulait-elle ainsi devant un étranger qui tôt ou tard devait tout apprendre? C’est ce qu’elle n’aurait pu expliquer; mais elle se rassit et demanda tranquillement:

«Vous a-t-on payé votre argent? (Elle savait que Yavshine venait de gagner au jeu une grosse somme.)

– Je le recevrai probablement dans la journée, répondit le géant, remarquant qu’il était entré mal à propos. Quand partez-vous?

– Après-demain, je pense, dit Wronsky.

– N’avez-vous jamais pitié de vos malheureux adversaires? continua Anna s’adressant toujours au joueur.

– C’est une question que je ne me suis pas posée, Anna Arcadievna. Ma fortune tout entière est là, fit-il montrant sa poche; mais, riche en ce moment, je puis être pauvre en sortant du club ce soir. Celui qui joue avec moi me gagnerait volontiers jusqu’à ma chemise: c’est cette lutte qui fait le plaisir.

– Mais si vous étiez marié, qu’en dirait votre femme?

– Aussi bien, je ne compte pas me marier, répondit Yavshine en riant.

– Et vous n’avez jamais été amoureux?

– Oh Seigneur! combien de fois! mais toujours de façon à ne pas manquer ma partie.»

Un amateur de chevaux, venant pour affaires, entra sur ces entrefaites, et Anna quitta la salle à manger.

Avant de sortir, Wronsky passa chez elle, et chercha quelque chose sur la table. Elle feignit de ne pas l’apercevoir, mais, honteuse de cette dissimulation:

«Que vous faut-il? lui demanda-t-elle en français.

– Le certificat d’origine du cheval que je viens de vendre, répondit Wronsky d’un ton qui signifiait plus clairement que des paroles: «Je n’ai pas le temps d’entamer des explications qui ne mèneraient à rien». «Je ne suis pas coupable, pensait-il: tant pis pour elle, si elle veut se punir.» Il crut cependant en quittant la chambre qu’elle l’appelait.

«Qu’y a-t-il, Anna? demanda-t-il.

– Rien, répondit celle-ci froidement.

– Tant pis», se dit-il encore.

En passant devant une glace il aperçut un visage si décomposé que l’idée de s’arrêter pour consoler Anna lui vint, mais trop tard, il était déjà loin. Sa journée se passa tout entière hors de la maison, et, lorsqu’il rentra, la femme de chambre lui apprit qu’Anna Arcadievna avait la migraine et priait qu’on ne la dérangeât pas.

XXVI

Jamais encore une journée ne s’était écoulée sans amener une réconciliation, et cette fois leur querelle avait ressemblé à une rupture. Pour s’éloigner comme Wronsky l’avait fait, malgré l’état de désespoir auquel il l’avait vue réduite, c’est qu’il la haïssait, qu’il en aimait une autre. Les mots cruels sortis de la bouche du comte revenaient tous à la mémoire d’Anna, et dans son imagination s’aggravaient de propos grossiers dont il était incapable.

«Je ne vous retiens pas, lui faisait-elle dire, vous pouvez partir; puisque vous ne teniez pas au divorce, c’est que vous comptiez retourner chez votre mari. S’il vous faut de l’argent, vous n’avez qu’à déclarer la somme.

«Mais hier encore il me jurait qu’il n’aimait que moi!… C’est un homme honnête et sincère, se disait-elle le moment d’après. Ne me suis-je déjà pas désespérée inutilement bien des fois?»

Elle passa toute la journée, sauf une visite de deux heures qu’elle fit à la famille de sa protégée, en alternatives de doute et d’espérance; lasse d’attendre toute la soirée, elle finit par rentrer dans sa chambre, en recommandant à Annouchka de la dire souffrante. «S’il vient malgré tout, c’est qu’il m’aime encore; sinon, c’est fini, et je sais ce qu’il me reste à faire.»

Elle entendit le roulement de la calèche sur le pavé quand le comte rentra, son coup de sonnette et son colloque avec Annouchka; puis ses pas s’éloignèrent, il rentra dans son cabinet, et Anna comprit que le sort en était jeté. La mort lui apparut alors comme l’unique moyen de punir Wronsky, de triompher de lui et de reconquérir son amour. Le départ, le divorce, devenaient choses indifférentes: l’essentiel était le châtiment.

Elle prit sa fiole d’opium et versa la dose accoutumée dans un verre; en avalant le tout il était si facile d’en finir! Couchée, les yeux ouverts, elle suivit sur le plafond l’ombre de la bougie qui achevait de brûler dans un bougeoir, et dont la lumière tremblante se confondait par moments avec l’ombre du paravent qui divisait la chambre.

Que penserait-il quand elle aurait disparu? Que de remords il éprouverait! «Comment ai-je pu lui parler durement? se dirait-il, la quitter sans une parole d’affection, et elle n’est plus, elle nous a quittés pour jamais!» Tout à coup l’ombre du paravent sembla chanceler et gagner tout le plafond, les autres ombres se rejoignirent, vacillèrent, et se confondirent dans une obscurité complète. «La mort!» pensa-t-elle avec effroi, et une terreur si profonde s’empara de tout son être que, cherchant des allumettes d’une main tremblante, elle resta quelque temps à rassembler ses idées sans savoir où elle se trouvait; des larmes de joie lui inondèrent le visage lorsqu’elle comprit qu’elle vivait encore. «Non, non, tout plutôt que la mort! Je l’aime, il m’aime aussi, ces mauvais jours passeront!» Et pour échapper à ses frayeurs elle prit la bougie, et se sauva dans le cabinet de Wronsky.

Il y dormait d’un paisible sommeil, qu’elle contempla longuement, en pleurant d’attendrissement; mais elle se garda bien de le réveiller, il l’aurait regardée de son air glacial, et elle-même n’eût pas résisté au besoin de se justifier et de l’accuser. Elle rentra donc dans sa chambre, prit une double dose d’opium, et s’endormit d’un sommeil pesant qui ne lui ôta pas le sentiment de ses souffrances. Vers le matin elle eut un cauchemar affreux: comme autrefois elle vit un petit moujik ébouriffé prononcer d’inintelligibles paroles en remuant quelque chose, et ce quelque chose lui sembla d’autant plus terrifiant que l’homme l’agitait au-dessus de sa tête à elle, sans avoir l’air de la remarquer. Une sueur froide l’inonda.

À son réveil les événements de la veille lui revinrent confusément à l’esprit.

«Que s’est-il passé de si désespéré? pensa-t-elle, une querelle? ce n’est pas la première. J’ai prétexté une migraine et il n’a pas voulu me déranger, voilà tout. Demain nous partons; il faut le voir, lui parler et hâter le départ.»

Aussitôt levée, elle se dirigea vers le cabinet de Wronsky; mais, en traversant le salon, le bruit d’une voiture s’arrêtant à la porte attira son attention, et la fit regarder par la fenêtre. C’était un coupé: une jeune fille en chapeau clair, penchée à la portière, donnait des ordres à un valet de pied; celui-ci sonna, on parla dans le vestibule; puis quelqu’un monta, et Anna entendit Wronsky descendre l’escalier en courant. Elle le vit sortir tête nue sur le perron, s’approcher de la voiture, prendre un paquet des mains de la jeune fille, et sourire en lui parlant. Le coupé s’éloigna et Wronsky remonta vivement.

Cette petite scène dissipa soudain l’espèce d’engourdissement qui pesait sur l’âme d’Anna, et les impressions de la veille lui déchirèrent le cœur plus douloureusement que jamais. Comment avait-elle pu s’abaisser au point de rester un jour de plus sous ce toit!

Elle entra dans le cabinet du comte pour lui déclarer la résolution qu’elle avait prise.

«La princesse Sarokine et sa fille m’ont apporté l’argent et les papiers de ma mère que je n’avais pu obtenir hier, dit celui-ci tranquillement, sans avoir l’air de remarquer l’expression sombre et tragique de la physionomie d’Anna. Comment te sens-tu ce matin?»

Debout au milieu de la chambre, elle le regarda fixement, tandis qu’il continuait à lire sa lettre, le front plissé, après avoir jeté les yeux sur elle.

Anna, sans parler, tourna lentement sur elle-même et sortit de la chambre; il pouvait encore la retenir, mais il la laissa dépasser le seuil de la porte.

«À propos, s’écria-t-il au moment où elle allait disparaître, c’est bien décidément demain que nous partons?

– Vous, mais non pas moi, répondit-elle.

– Anna, la vie dans ces conditions est impossible.

– Vous, pas moi, répéta-t-elle encore.

– Cela n’est plus tolérable!

– Vous… vous en repentirez», dit-elle et elle sortit.

Effrayé du ton désespéré dont elle avait prononcé ces derniers mots, le premier mouvement de Wronsky fut de la suivre; mais il réfléchit, se rassit et, irrité de cette menace inconvenante, murmura en serrant les dents: «J’ai essayé de tous les moyens. Il ne me reste que l’indifférence»; et il s’habilla afin de se rendre chez sa mère pour lui faire signer une procuration.

Anna l’entendit quitter son cabinet et la salle à manger, s’arrêter dans l’antichambre pour y donner quelques ordres relatifs au cheval qu’il venait de vendre; elle entendit avancer la calèche et ouvrir la porte d’entrée; quelqu’un remonta précipitamment l’escalier, elle courut à la fenêtre, et vit Wronsky prendre des mains de son valet de chambre une paire de gants oubliée, puis toucher le dos du cocher, lui dire quelques mots, et, sans lever les yeux vers la fenêtre, se renverser dans sa pose habituelle au fond de la calèche, en croisant une jambe sur l’autre. Au tournant de la rue il disparut aux yeux d’Anna.

XXVII

«Il est parti, c’est fini!» se dit-elle debout à la fenêtre; et l’impression d’horreur causée la nuit par son cauchemar et par la bougie qui s’éteignait l’envahit tout entière. Elle eut peur de rester seule, sonna et courut au-devant du domestique.

«Informez-vous de l’endroit où le comte s’est fait conduire.

– Aux écuries, répondit le valet, et l’ordre a été donné de prévenir madame que la calèche allait rentrer et serait à sa disposition.

– C’est bon, je vais écrire un mot que vous porterez immédiatement aux écuries.»

Elle s’assit et écrivit:

«Je suis coupable, mais, au nom de Dieu, reviens, nous nous expliquerons, j’ai peur!»

Elle cacheta, remit le billet au domestique, et dans sa crainte de rester seule se rendit chez sa petite fille.

«Je ne le reconnais plus! où sont ses yeux bleus et son joli sourire timide?» pensa-t-elle apercevant la belle enfant aux yeux noirs au lieu de Serge, que dans la confusion de ses idées elle s’attendait à voir.

La petite, assise près d’une table, y tapait à tort et à travers avec un bouchon; elle regarda sa mère, qui se plaça auprès d’elle et lui prit le bouchon des mains pour le faire tourner. Le mouvement des sourcils, le rire sonore de l’enfant, rappelaient si vivement Wronsky, qu’Anna n’y put tenir; elle se leva brusquement et se sauva. «Est-il possible que tout soit fini! Il reviendra, pensa-t-elle, mais comment m’expliquera-t-il son animation, son sourire en lui parlant? J’accepterai tout, sinon je ne vois qu’un remède, et je n’en veux pas!» Douze minutes s’étaient écoulées. «Il a reçu ma lettre et va revenir dans dix minutes. Et s’il ne revenait pas? C’est impossible. Il ne doit pas me trouver avec des yeux rouges, je vais me baigner la figure. Et ma coiffure?» Elle porta les mains à sa tête, elle s’était coiffée sans en avoir conscience. «Qui est-ce? se demanda-t-elle en apercevant dans une glace son visage défait et ses yeux étrangement brillants. C’est moi!» Et elle crut encore sentir sur ses épaules les récents baisers de son amant; elle frissonna et porta une de ses mains à ses lèvres: «Deviendrais-je folle?» pensa-t-elle avec effroi, et elle se sauva dans la chambre où Annouchka rangeait sa toilette.

«Annouchka, fit-elle ne sachant que dire.

– Vous voulez aller chez Daria Alexandrovna?» dit la femme de chambre, pour lui suggérer une idée.

«Quinze minutes pour aller, quinze pour revenir, il va être ici.» Elle regarda sa montre. «Mais comment a-t-il pu me quitter ainsi!» Elle s’approcha de la fenêtre, peut-être avait-elle fait une erreur de calcul, et elle se remit à compter les minutes depuis son départ.

Au moment où elle voulait consulter la pendule du salon, un équipage s’arrêta devant la porte; c’était la calèche, mais personne ne montait l’escalier et elle entendit des voix dans le vestibule.

«Monsieur le comte était déjà parti pour la gare de Nijni, vint-on lui apprendre en lui remettant son billet.

– Qu’on porte immédiatement cette lettre au comte à la campagne de sa mère, et qu’on me rapporte aussitôt la réponse.

«Que deviendrai-je en attendant? J’irai chez Dolly, pour ne pas devenir folle. Ah! je puis encore télégraphier!»

Et elle écrivit la dépêche suivante:

«J’ai absolument besoin de vous parler, revenez vite.»

Elle vint ensuite s’habiller et, le chapeau sur la tête, s’arrêta devant Annouchka, dont les petits yeux gris témoignaient une vive sympathie.

«Annouchka! ma chère! que devenir? murmura-t-elle en se laissant tomber sur un fauteuil avec un sanglot.

– Il ne faut pas vous agiter ainsi, Anna Arcadievna; faites un tour de promenade, cela vous distraira; ces choses-là arrivent.

– Oui, je vais sortir; si en mon absence on apportait une dépêche, tu l’enverrais chez Doria Alexandrovna, dit-elle cherchant à se maîtriser, ou plutôt non, je rentrerai.»

«Je dois m’abstenir de toute réflexion, m’occuper, sortir, quitter cette maison surtout», pensa-t-elle écoutant avec frayeur les battements précipités de son cœur; et elle monta vivement en calèche.

«Chez la princesse Oblonsky!» dit-elle au cocher.

XXVIII

Le temps était clair; une pluie fine tombée dans la matinée faisait encore étinceler au soleil de mai les toits des maisons, les dalles des trottoirs et les cuirs des équipages. Il était trois heures, le moment le plus animé de la journée.

Anna, doucement bercée par la calèche qu’entraînaient rapidement deux trotteurs gris, jugea différemment sa situation en repassant au grand air les événements des derniers jours. L’idée de la mort ne l’épouvanta plus autant, et en même temps elle ne lui parut plus aussi inévitable. Ce qu’elle se reprocha fut l’humiliation à laquelle elle s’était abaissée. «Pourquoi m’accuser comme je l’ai fait? ne puis-je donc vivre sans lui?» Et, laissant cette question sans réponse, elle se mit à lire machinalement les enseignes. «Comptoir et dépôt. – Dentiste. – Oui, je vais me confesser à Dolly; elle n’aime pas Wronsky; ce sera dur de tout avouer, mais je le ferai; elle m’aime, je suivrai son conseil. Je ne me laisserai pas traiter comme une enfant. – Philipof, – des kalatchis; – on dit qu’il en envoie la pâte jusqu’à Pétersbourg; l’eau de Moscou est meilleure; – les puits de Miatichtchy…» Et elle se souvint d’avoir passé dans cette localité en se rendant autrefois au couvent de Troïtza en pèlerinage avec sa tante. «On y allait en voiture dans ce temps-là; était-ce vraiment moi, avec des mains rouges? Que de choses qui me paraissaient alors des rêves du bonheur irréalisables me semblent misérables aujourd’hui; et des siècles ne sauraient me ramener à l’innocence d’alors! Qui m’eût dit l’abaissement dans lequel je tomberais! Mon billet l’aura fait triompher… Mon Dieu, que cette peinture sent mauvais et pourquoi éprouve-t-on toujours le besoin de bâtir et de peindre? – Modes et robes.»

Un passant la salua, c’était le mari d’Annouchka. «Nos parasites, comme dit Wronsky; pourquoi les nôtres?… Ah! si on pouvait arracher le passé avec ses racines! mais c’est impossible, tout au plus peut-on feindre d’oublier!» Et cependant, en se rappelant son passé avec Alexis Alexandrovitch, elle constata qu’elle en avait aisément perdu le souvenir. «Dolly me donnera tort, puisque c’est le second que je quitte. Ai-je la prétention d’avoir raison?» Et elle sentit les larmes la gagner.

«De quoi ces jeunes filles peuvent-elles parler en souriant? d’amour? elles ne savent pas combien c’est triste et misérable… Le boulevard et des enfants; trois petits garçons jouent aux chevaux… Serge, mon petit Serge! je perdrais tout que je ne te retrouverais pas! Oh! s’il ne revient pas, tout est bien perdu! Peut-être aura-t-il manqué le train et le retrouverai-je à la maison… Tu as besoin de t’humilier encore?» se dit-elle avec un reproche pour sa faiblesse. «Non, je vais entrer chez Dolly, je lui dirai: je suis malheureuse, je souffre, je l’ai mérité, mais viens-moi en aide!… Oh! ces chevaux, cette calèche qui lui appartiennent, je me fais horreur de m’en servir. Bientôt je ne les reverrai plus!»

Et, tout en se torturant ainsi le cœur, elle arriva chez Dolly et monta l’escalier.

«Y a-t-il du monde? demanda-t-elle dans l’antichambre.

– Catherine Alexandrovna Levine», répondit le domestique.

«Kitty, cette Kitty dont Wronsky était amoureux, pensa Anna, qu’il regrette de ne pas avoir épousée, tandis qu’il déplore le jour où il m’a rencontrée!»

Les deux sœurs étaient en conférence au sujet du nourrisson de Kitty, lorsqu’on leur annonça Anna; Dolly seule vint la recevoir au salon.

«Tu ne pars pas encore? je voulais précisément passer chez toi aujourd’hui; j’ai une lettre de Stiva.

– Nous avons reçu une dépêche, répondit Anna se retournant pour voir si Kitty venait.

– Il écrit qu’il ne comprend rien à ce qu’Alexis Alexandrovitch exige, mais qu’il ne partira pas sans obtenir une réponse définitive.

– Tu as du monde?

– Oui, Kitty, répondit Dolly troublée; elle est dans la chambre des enfants; tu sais qu’elle relève de maladie?

– Je le sais. Peux-tu me montrer la lettre de Stiva?

– Certainement, je vais te la chercher… Alexis Alexandrovitch ne refuse pas, au contraire; Stiva a bon espoir, dit Dolly s’arrêtant sur le seuil de la porte.

– Je n’espère et ne désire rien. – Kitty croirait-elle au-dessous de sa dignité de me rencontrer? pensa Anna restée seule; elle a peut-être raison, mais elle qui a été éprise de Wronsky n’a pas le droit de me faire la leçon. Je sais bien qu’une femme honnête ne peut me recevoir; je lui ai tout sacrifié, et voilà ma récompense! Ah! que je te hais! pourquoi suis-je venue ici! J’y suis plus mal encore que chez moi.» Elle entendit les voix des deux sœurs dans la pièce voisine: «Et que vais-je dire à Dolly? réjouir Kitty du spectacle de mon malheur? d’ailleurs Dolly ne comprendra rien… Si je tiens à voir Kitty, c’est pour lui prouver que je suis insensible à tout, que je méprise tout.»

Dolly rentra avec la lettre; Anna la parcourut et la lui rendit.

«Je savais cela, dit-elle, et ne m’en soucie plus.

– Pourquoi? J’ai bon espoir», fit Dolly en examinant Anna avec attention; jamais elle ne l’avait vue dans une semblable disposition d’esprit. «Quel jour pars-tu?»

Anna forma les yeux à demi et regarda devant elle sans répondre.

«Kitty a-t-elle peur de moi? demanda-t-elle au bout d’un moment en jetant un coup d’œil vers la porte.

– Quelle idée! mais elle nourrit et ne s’en tire pas encore très bien… Elle est enchantée au contraire, et va venir, répondit Dolly qui se sentait gênée de faire un mensonge. Tiens, la voilà.»

Kitty n’avait effectivement pas voulu paraître en apprenant l’arrivée d’Anna; Dolly était cependant parvenue à la raisonner et, faisant effort sur elle-même, la jeune femme entra au salon, et en rougissant s’approcha d’Anna pour lui tendre la main.

«Je suis charmée, fit-elle d’une voix émue,» et toutes ses préventions contre cette méchante femme tombèrent à la vue du beau visage sympathique d’Anna.

– J’aurais trouvé naturel votre refus de me voir, dit Anna: je suis faite à tout. Vous avez été malade, me dit-on; je vous trouve effectivement changée.»

Kitty attribua le ton sec d’Anna à la gêne que lui causait la fausseté de sa situation, et le cœur de la jeune femme se serra de compassion.

Elles causèrent de la maladie de Kitty, de son enfant, de Stiva, mais l’esprit d’Anna était visiblement absent.

«Je suis venue te faire mes adieux, dit-elle à Dolly en se levant.

– Quand pars-tu?»

Sans lui répondre, Anna se tourna vers Kitty avec un sourire.

«Je suis bien aise de vous avoir revue, j’ai tant entendu parler de vous, même par votre mari. Vous savez qu’il est venu me voir? il m’a beaucoup plu, ajouta-t-elle avec une intention mauvaise. Où est-il?

– À la campagne, répondit Kitty en rougissant.

– Faites-lui bien mes amitiés, n’y manquez pas.

– Je les ferai certainement, dit naïvement Kitty avec un regard de compassion.

– Adieu, Dolly! fit Anna en embrassant celle-ci.

– Elle est toujours aussi séduisante que par le passé, fit remarquer Kitty à sa sœur quand celle-ci rentra après avoir reconduit Anna jusqu’à la porte. Et comme elle est belle! mais il y a en elle quelque chose d’étrange qui fait peine, beaucoup de peine.

– Je ne la trouve pas aujourd’hui dans son état normal. J’ai cru qu’elle allait fondre en larmes dans l’antichambre.»

XXIX

Remontée dans sa calèche, Anna se sentit plus malheureuse que jamais; son entrevue avec Kitty réveillait douloureusement en elle le sentiment de sa déchéance morale, et cette souffrance vint s’ajouter aux autres. Sans trop savoir ce qu’elle disait, elle donna au cocher l’ordre de la ramener chez elle.

«Elles m’ont regardée comme un être étrange et incompréhensible!… Que peuvent se dire ces gens-là? ont-ils la prétention de se communiquer ce qu’ils éprouvent? pensa-t-elle en voyant deux passants causer ensemble; – on ne peut partager avec un autre ce qu’on ressent! Moi qui voulais me confesser à Dolly! J’ai eu raison de me taire; mon malheur l’aurait réjouie au fond, bien qu’elle l’eût dissimulé; elle trouverait juste de me voir expier ce bonheur qu’elle m’a envié. Et Kitty? Celle-là eût été plus contente encore, car je lis dans son cœur: elle me hait, parce que j’ai plu à son mari; à ses yeux je suis une femme sans mœurs, qu’elle méprise. Ah! si j’avais été ce qu’elle pense, avec quelle facilité j’aurais tourné la tête à son mari! La pensée m’en est venue, j’en conviens. – Voilà un homme enchanté de sa personne, se dit-elle à l’aspect d’un gros monsieur au teint fleuri venant à sa rencontre, et la saluant d’un air gracieux pour s’apercevoir qu’il ne la connaissait pas. – Il me connaît autant que le reste du monde! puis-je me vanter de me connaître moi-même? Je ne connais que mes appétits, comme disent les français… Ces gamins convoitent de mauvaises glaces, se dit-elle à la vue de deux enfants arrêtés devant un marchand qui déposait à terre un seau à glaces, et s’essuyait la figure du coin d’un torchon; tous nous aimons les friandises, et faute de bonbons on désire de méchantes glaces, comme Kitty qui, ne pouvant épouser Wronsky, s’est contentée de Levine; elle me déteste, et me jalouse; de mon côté je lui porte envie. Ainsi va le monde – Futkin, coiffeur; «je me fais coiffer par Futkin…»; je le ferai rire avec cette bêtise», pensa-t-elle, pour se rappeler aussitôt qu’elle n’avait plus personne à faire rire. On sonne les vêpres; ce marchand fait ses signes de croix avec une telle hâte qu’on dirait qu’il a peur de les perdre. Pourquoi ces églises, ces cloches, ces mensonges? pour dissimuler que nous nous haïssons tous, comme ces isvoschiks qui s’injurient. Yavshine a raison de dire: «Il en veut à ma chemise, moi à la sienne».

Entraînée par ses pensées, elle oublia un moment sa douleur et fut surprise quand la calèche s’arrêta. Le suisse, en venant au-devant d’elle, la fit rentrer dans la réalité.

«Y a-t-il une réponse?

– Je vais m’en informer, dit le suisse, et il revint un moment après avec une enveloppe de télégramme, Anna lut:

«Je ne puis rentrer avant dix heures.

«Wronsky.»

– Et le messager?

– Il n’est pas encore de retour.»

Un besoin vague de vengeance s’éleva dans l’âme d’Anna, et elle monta l’escalier en courant. «J’irai moi-même le trouver, pensa-t-elle, avant de partir pour toujours. Je lui dirai son fait. Jamais je n’ai haï personne autant que cet homme!» Et, apercevant un chapeau de Wronsky dans l’antichambre, elle frissonna avec aversion. Elle ne réfléchissait pas que la dépêche lui était une réponse à la sienne, et non au message envoyé par un exprès, que Wronsky ne pouvait encore avoir reçu. «Il est chez sa mère, pensa-t-elle, causant gaiement, sans nul souci des souffrances qu’il inflige…» Et, voulant fuir les horribles pensées qui l’envahissaient dans cette maison dont les murs l’écrasaient de leur terrible poids: «Il faut partir bien vite, se dit-elle sans savoir où elle devait aller, prendre le chemin de fer, le poursuivre, l’humilier…» Consultant l’indicateur, elle y lut que le train du soir partait à 8 heures 2 minutes. «J’arriverai à temps.»

Et, faisant atteler des chevaux frais à la calèche, elle se hâta de mettre dans un petit sac de voyage les objets indispensables à une absence de quelques jours; décidée à ne pas rentrer, elle roulait mille projets dans sa tête, et résolut, après la scène qui se passerait à la gare ou chez la comtesse, de continuer sa route par le chemin de fer de Nijni, pour s’arrêter dans la première ville venue.

Le dîner était servi, mais la nourriture lui fit horreur; elle remonta dans la calèche aussitôt que le cocher eut attelé, irritée de voir les domestiques s’agiter autour d’elle.

«Je n’ai pas besoin de toi, Pierre, dit-elle au valet de pied qui se disposait à l’accompagner.

– Qui prendra le billet?

– Eh bien, viens si tu veux, cela m’est égal», répondit-elle contrariée.

Pierre sauta sur le siège et donna l’ordre au cocher d’aller à la gare de Nijni.

XXX

«Voilà mes idées qui s’éclaircissent! se dit Anna lorsqu’elle se retrouva en calèche, roulant sur le pavé inégal. À quoi ai-je pensé en dernier lieu? Ah oui, aux réflexions de Yavshine sur la lutte pour la vie et sur la haine qui seule unit les hommes… Qu’allez-vous chercher en guise de plaisir?» pensa-t-elle, interpellant mentalement une joyeuse société installée dans une voiture à quatre chevaux, et allant évidemment s’amuser à la campagne; «vous ne vous échapperez pas à vous-mêmes!» Et, voyant à quelques pas de là un ouvrier ivre emmené par un garde de police: «Ceci ferait mieux l’affaire. Nous en avons aussi essayé, du plaisir, le comte Wronsky et moi, et nous nous sommes trouvés bien au-dessous des joies suprêmes auxquelles nous aspirions!» Et pour la première fois Anna dirigea sur ses relations avec le comte cette lumière éclatante qui tout à coup lui révélait la vie. «Qu’a-t-il cherché en moi? Les satisfactions de la vanité plutôt que celles de l’amour!» Et les paroles de Wronsky, l’expression de chien soumis que prenait son visage aux premiers temps de leur liaison, lui revenaient en mémoire pour confirmer cette pensée. «Il cherchait par-dessus tout le triomphe du succès; il m’aimait, mais principalement par vanité. Maintenant qu’il n’est plus fier de moi, c’est fini; m’ayant pris tout ce qu’il pouvait me prendre, et ne trouvant plus de quoi se vanter, je lui pèse, et il n’est préoccupé que de ne pas manquer extérieurement d’égards envers moi. S’il veut le divorce, c’est dans ce but. Il m’aime peut-être encore, mais comment? «The zest is gone». Au fond du cœur il sera soulagé d’être délivré de ma présence. Tandis que mon amour devient de jour en jour plus égoïstement passionné, le sien s’éteint peu à peu; c’est pourquoi nous n’allons plus ensemble. J’ai besoin de l’attirer à moi, lui de me fuir; jusqu’au moment de notre liaison nous allions l’un au-devant de l’autre, maintenant c’est en sens inverse que nous marchons. Il m’accuse d’être ridiculement jalouse, je m’en accuse aussi, mais la vérité, c’est que mon amour ne se sent plus satisfait.» Dans le trouble qui la possédait, Anna changea de place dans la calèche, remuant involontairement les lèvres comme si elle allait parler. «Si je pouvais, je chercherais à lui être une amie raisonnable, et non une maîtresse passionnée que sa froideur exaspère; mais je ne puis me transformer. Il ne me trompe pas, j’en suis certaine, il n’est pas plus amoureux de Kitty que de la princesse Sarokine, mais qu’est-ce que cela me fait? Du moment que mon amour le fatigue, qu’il n’éprouve plus pour moi ce que j’éprouve pour lui, que me font ses bons procédés? Je préférerais presque sa haine; là où cesse l’amour, commence le dégoût, et cet enfer je le subis…

«Qu’est-ce que ce quartier inconnu? des montagnes, des maisons, toujours des maisons, habitées par des gens qui se haïssent les uns les autres…

«Que pourrait-il m’arriver qui me donnerait encore du bonheur? Supposons qu’Alexis Alexandrovitch consente au divorce, qu’il me rende Serge, que j’épouse Wronsky?» Et en songeant à Karénine Anna le vit devant elle, avec son regard éteint, ses mains veinées de bleu, ses phalanges qui craquaient, et l’idée de leurs rapports, jadis qualifiés de tendres, la fit tressaillir d’horreur. «Admettons que je sois mariée; Kitty me respectera-t-elle pour cela? Serge ne se demandera-t-il pas pourquoi j’ai deux maris? Wronsky changera-t-il pour moi? peut-il encore s’établir entre lui et moi des relations qui me donnent, je ne dis pas du bonheur, mais des sensations qui ne soient pas une torture? Non, se répondit-elle sans hésiter, la scission entre nous est trop profonde; je fais son malheur, il fait le mien, nous n’y changerons plus rien! – Pourquoi cette mendiante avec son enfant, s’imagine-t-elle inspirer la pitié? Ne sommes-nous pas tous jetés sur cette terre pour souffrir les uns par les autres? Des écoliers qui rentrent du gymnase… mon petit Serge!… lui aussi j’ai cru l’aimer, mon affection pour lui m’attendrissait moi-même. J’ai pourtant vécu sans lui, échangeant son amour contre celui d’un autre, et, tant que cette passion pour l’autre a été satisfaite, je ne me suis pas plainte de l’échange.» Elle était presque contente d’analyser ses sentiments avec cette implacable clarté. «Nous en sommes tous là, moi, Pierre, le cocher, tous ces marchands, les gens qui vivent au bord du Volga et qu’on attire par ces annonces collées au mur, partout, toujours…

– Faut-il prendre le billet pour Obiralowka?» demanda Pierre en approchant de la gare.

Elle eut peine à comprendre cette question, ses pensées étaient ailleurs et elle avait oublié ce qu’elle venait faire.

«Oui», répondit-elle enfin, lui tendant sa bourse et descendant de calèche, son petit sac rouge à la main.

Les détails de sa situation lui revinrent à la mémoire pendant qu’elle traversait la foule pour se rendre à la salle d’attente; assise sur un grand divan circulaire, en attendant le train, elle repassa dans sa pensée les différentes résolutions auxquelles elle pouvait se fixer; puis elle se représenta le moment où elle arriverait à la station, le billet qu’elle écrirait à Wronsky, ce qu’elle lui dirait en entrant dans le salon de la vieille comtesse, où peut-être en ce moment il se plaignait des amertumes de sa vie. L’idée qu’elle aurait encore pu vivre heureuse traversa son cerveau;… combien il était dur d’aimer et de haïr tout à la fois! combien surtout son pauvre cœur battait à se rompre!…

XXXI

Un coup de sonnette retentit, quelques jeunes gens bruyants et d’apparence vulgaire passèrent devant elle; Pierre traversa la salle, s’approcha pour l’escorter jusqu’au wagon; les hommes groupés près de la porte firent silence en la voyant passer; l’un d’eux murmura quelques mots à son voisin, ce devait être une grossièreté. Anna prit place dans un wagon de première, et déposa son sac sur le siège de drap gris fané; Pierre souleva son chapeau galonné avec un sourire idiot en signe d’adieu, et s’éloigna. Le conducteur ferma la portière. Une dame ridiculement attifée, et qu’Anna déshabilla en imagination pour s’épouvanter de sa laideur, courait le long du quai suivie d’une petite fille riant avec affectation.

«Cette enfant est grotesque et déjà prétentieuse», pensa Anna, et pour ne voir personne elle s’assit du côté opposé de la voiture.

Un petit moujik sale, en casquette, d’où s’échappaient des touffes de cheveux ébouriffés, passa près de la fenêtre, se penchant au-dessus de la voie.

«Cette figure ne m’est pas inconnue», pensa Anna, et tout à coup elle se rappela son cauchemar, et recula avec épouvante vers la porte du wagon que le conducteur ouvrait pour faire entrer un monsieur et une dame.

«Vous désirez sortir?»

Anna ne répondit pas, et personne ne put remarquer sous son voile la terreur qui la glaçait. Elle se rassit; le couple prit place en face d’elle, examinant discrètement, quoique avec curiosité, les détails de sa toilette. Le mari demanda la permission de fumer et, l’ayant obtenue, fit remarquer à sa femme en français qu’il éprouvait encore plus le besoin de parler que celui de fumer; ils échangeaient tous deux des observations stupides dans le but d’attirer l’attention d’Anna et de lier conversation avec elle, Ces gens-là devaient se détester; d’aussi tristes monstres pouvaient-ils aimer?

Le bruit, les cris, les rires qui succédèrent au second coup de sonnette, donnèrent à Anna l’envie de se boucher les oreilles; qu’est-ce qui pouvait bien faire rire? Après le troisième signal la locomotive siffla, le train s’ébranla, et le monsieur fit un signe de croix. «Que peut-il bien entendre par là?» pensa Anna, détournant les yeux d’un air furieux, pour regarder par-dessus la tête de la dame les wagons et les murs de la gare qui passaient devant la fenêtre; le mouvement devint plus rapide, les rayons du soleil couchant parvinrent jusqu’à la voiture, et une légère brise se joua dans les stores.

Anna, oubliant ses voisins, respira l’air frais, et reprit le cours de ses réflexions:

«À quoi pensais-je? à ce que ma vie, de quelque façon que je me la représente, ne peut être que douleur; nous sommes tous voués à la souffrance, et ne cherchons que le moyen de nous le dissimuler. Mais lorsque la vérité nous crève les yeux?

«La raison a été donnée à l’homme pour repousser ce qui le gêne», dit la dame en français, enchantée de sa phrase.

Ces paroles répondaient à la pensée d’Anna.

«Repousser ce qui le gêne», répéta-t-elle, et un coup d’œil jeté sur l’homme et sa maigre moitié lui fit comprendre que celle-ci devait se considérer comme une créature incomprise, et que son gros mari ne l’en dissuadait pas et en profitait pour la tromper. Anna plongeait dans les replis les plus intimes de leurs cœurs; mais cela manquait d’intérêt, et elle continua à réfléchir.

Elle suivit la foule en arrivant à la station, cherchant à éviter le grossier contact de ce monde bruyant, et s’attardant sur le quai pour se demander ce qu’elle allait faire. Tout lui paraissait maintenant d’une exécution difficile; poussée, heurtée, curieusement observée, elle ne savait où se réfugier. Enfin elle eut l’idée d’arrêter un employé pour lui demander si le cocher du comte Wronsky n’était pas à la station avec un message.

«Le comte Wronsky? tout à l’heure on est venu chercher la princesse Sarokine et sa fille. Comment est-il ce cocher?»

Au même moment Anna vit s’avancer vers elle son envoyé, le cocher Michel, en beau caftan neuf, portant un billet avec importance, et fier d’avoir rempli sa mission.

Anna brisa le cachet, et son cœur se serra en lisant:

«Je regrette que votre billet ne m’ait pas trouvé à Moscou. Je rentrerai à dix heures.

«WRONSKI.»

«C’est cela, je m’y attendais», dit-elle avec un sourire sardonique.

«Tu peux t’en retourner à la maison», dit-elle s’adressant au jeune cocher; elle prononça ces mots lentement et doucement; son cœur battait à se rompre et l’empêchait de parler. «Non, je ne te permettrai plus de me faire ainsi souffrir», pensa-t-elle, s’adressant avec menace à celui qui la torturait, et elle continua à longer le quai.

«Où fuir, mon Dieu!» se dit-elle en se voyant examinée par des personnes que sa toilette et sa beauté intriguaient. Le chef de gare lui demanda si elle n’attendait pas le train; un petit marchand de kvas ne la quittait pas des yeux. Arrivée à l’extrémité du quai, elle s’arrêta; des dames et des enfants y causaient en riant avec un monsieur en lunettes, qu’elles étaient probablement venues chercher; elles aussi se turent et se retournèrent pour regarder passer Anna. Celle-ci hâta le pas; un convoi de marchandises approchait qui ébranla le quai; elle se crut de nouveau dans un train en marche. Soudain elle se souvint de l’homme écrasé le jour où pour la première fois elle avait rencontré Wronsky à Moscou, et elle comprit ce qui lui restait à faire. Légèrement et rapidement elle descendit les marches, qui de la pompe, placée à l’extrémité du quai, allaient jusqu’aux rails, et marcha au-devant du train. Elle examina froidement la grande roue de la locomotive, les chaînes, les essieux, cherchant à mesurer de l’œil la distance qui séparait les roues de devant du premier wagon, des roues de derrière.

«Là, se dit-elle, regardant l’ombre projetée par le wagon sur le sable mêlé de charbon qui recouvrait les traverses, là, au milieu, il sera puni, et je serai délivrée de tous et de moi-même.»

Son petit sac rouge, qu’elle eut quelque peine à détacher de son bras, lui fit manquer le moment de se jeter sous le premier wagon; elle attendit le second. Un sentiment semblable à celui qu’elle éprouvait jadis avant de faire un plongeon dans la rivière, s’empara d’elle, et elle fit un signe de croix. Ce geste familier réveilla dans son âme une foule de souvenirs de jeunesse et d’enfance; la vie avec ses joies fugitives brilla un moment devant elle; mais elle ne quitta pas des yeux le wagon, et lorsque le milieu, entre les deux roues, apparut, elle rejeta son sac, rentra sa tête dans ses épaules et, les mains en avant, se jeta sur les genoux sous le wagon, comme prête à se relever. Elle eut le temps d’avoir peur. «Où suis-je? pourquoi?» pensa-t-elle, faisant effort pour se rejeter en arrière; mais une masse énorme, inflexible, la frappa sur la tête, et l’entraîna par le dos. «Seigneur, pardonne-moi!» murmura-t-elle sentant l’inutilité de la lutte. Un petit moujik, marmottant dans sa barbe, se pencha du marchepied du wagon sur la voie. Et la lumière, qui pour l’infortunée avait éclairé le livre de la vie, avec ses tourments, ses trahisons et ses douleurs, déchirant les ténèbres, brilla d’un éclat plus vif, vacilla et s’éteignit pour toujours.

HUITIÈME PARTIE

I

Deux mois s’étaient écoulés, et, quoiqu’on eût atteint la moitié de l’été Serge Ivanitch n’avait pas encore quitté Moscou pour prendre son temps de repos habituel à la campagne. Un événement important venait de s’accomplir pour lui, la publication d’un livre sur les formes gouvernementales en Europe et en Russie, fruit d’un labeur de six ans. L’introduction, ainsi que quelques fragments de cet ouvrage, avaient déjà paru dans des revues; mais, quoique son travail n’eût plus l’attrait de la nouveauté, Serge Ivanitch s’attendait néanmoins à ce qu’il fît sensation.

Des semaines se passèrent cependant sans qu’aucune émotion vînt agiter le monde littéraire. Quelques amis, hommes de science, parlèrent à Kosnichef de son livre, par politesse, mais la société proprement dite était préoccupée de questions trop différentes, pour accorder la moindre attention à une publication de ce genre; quant aux journaux, la seule critique qui parût dans une feuille sérieuse fut de nature à mortifier l’auteur.

Cet article n’était qu’un choix de citations, habilement combinées pour démontrer que le livre entier, avec ses hautes prétentions, n’offrait qu’un tissu de phrases pompeuses, qui ne semblaient pas toujours intelligibles, ainsi que le témoignaient les fréquents points d’interrogation du critique; le plus dur, c’est que celui-ci, quoique médiocrement instruit, était très spirituel.

Serge Ivanitch, malgré sa bonne foi, ne songea pas un instant à vérifier la justesse de ces remarques; il crut à une vengeance, et se rappela avoir rencontré l’auteur de l’article chez son libraire, et avoir relevé l’ignorance d’une de ses observations.

Au mécompte de voir le travail de six années passer ainsi inaperçu, se joignait pour Kosnichef une sorte de découragement causé par l’oisiveté, qui succédait pour lui à la période d’agitation, due à la publication de son livre. Heureusement l’attention publique se portait en ce moment vers la question slave, avec un enthousiasme qui gagnait les meilleurs esprits. Kosnichef avait trop de sens pour ne pas reconnaître que cet entraînement présentait des côtés puérils, et qu’il offrait de trop nombreuses occasions aux personnalités vaniteuses de se mettre en évidence; il ne professait pas non plus une confiance absolue dans les récits exagérés des journaux; mais il fut touché par le sentiment unanime de sympathie ressenti par toutes les classes de la société pour l’héroïne des Serbes et des Monténégrins. Cette manifestation de l’opinion publique le frappa.

«Le sentiment national, disait-il, pouvait enfin se produire au grand jour», et plus il étudiait ce mouvement dans son ensemble, plus il lui découvrait des proportions grandioses, destinées à marquer dans l’histoire de la Russie. Son livre et ses déceptions furent oubliés! et il se consacra si complètement à l’œuvre commune, qu’il atteignait la moitié de l’été sans avoir pu se dégager assez complètement de ses nouvelles occupations pour aller à la campagne. Il résolut, coûte que coûte, de s’accorder une quinzaine de jours pour se plonger dans la vie des champs, afin d’assister aux premiers signes de ce réveil national, auquel la capitale et toutes les grandes villes de l’empire croyaient fermement.

Katavasof profita de l’occasion pour tenir la promesse qu’il avait faite à Levine de venir chez lui, et les deux amis se mirent en route le même jour.

II

Les abords de la gare de Koursk étaient encombrés de voitures amenant des volontaires et ceux qui leur faisaient escorte; des dames portant des bouquets attendaient les héros du jour pour les saluer, et la foule les suivait jusque dans l’intérieur de la gare.

Parmi les dames munies de bouquets, il s’en trouva une qui connaissait Serge Ivanitch, et, en le voyant paraître, elle lui demanda en français s’il accompagnait des volontaires.

«Je pars pour la campagne, chez mon frère, princesse, j’ai besoin de me reposer; mais vous, ajouta-t-il avec un léger sourire, ne quittez pas votre poste?

– Il le faut bien. Est-il vrai, dites-moi, que nous en ayons déjà expédié huit cents?

– Nous en avons expédié plus de mille, et nous comptons ceux qui ne sont pas directement partis de Moscou.

– Je le disais bien, s’écria la dame enchantée, et les dons? n’est-ce pas qu’ils ont atteint presque un million?

– Plus que cela, princesse.

– Avez-vous lu le télégramme? on a encore battu les Turcs. À propos, savez-vous qui part aujourd’hui? le comte Wronsky! dit la princesse d’un air triomphant, avec un sourire significatif.

– Je l’avais entendu dire, mais je ne savais pas qu’il partait aujourd’hui.

– Je viens de l’apercevoir, il est ici avec sa mère; au fond il ne pouvait rien faire de mieux.

– Oh! certainement.»

Pendant cette conversation, la foule se précipitait dans la salle du buffet, où un monsieur, le verre en main, tenait aux volontaires un discours, qu’il termina en les bénissant d’une voix émue au nom de «notre mère Moscou». La foule répondit par des vivats, et Serge Ivanitch, ainsi que sa compagne, furent presque renversés par les manifestations de l’enthousiasme public.

«Qu’en dites-vous, princesse? cria tout à coup au milieu de la foule la voix ravie de Stépane Arcadiévitch, se frayant un chemin dans la mêlée. N’est-ce pas qu’il a bien parlé? Bravo! c’est vous, Serge Ivanitch, qui devriez leur dire quelques paroles d’approbation, ajouta Oblonsky de son air caressant, en touchant le bras de Kosnichef.

– Oh non! je pars.

– Où allez-vous?

– Chez mon frère.

– Alors vous verrez ma femme; dites-lui que vous m’avez rencontré, que tout est «all right», elle comprendra; dites-lui aussi que je suis nommé membre de la commission, elle sait ce que c’est, je lui ai déjà écrit. Excusez, princesse, ce sont les petites misères de la vie humaine, dit-il en se tournant vers la dame. Vous savez que la Miagkaïa, pas Lise, mais Bibiche, envoie mille fusils et douze sœurs infirmières! Le saviez-vous?

– Oui, répondit froidement Kosnichef.

– Quel dommage que vous partiez! nous donnons demain un dîner d’adieu à deux volontaires, Bartalansky de Pétersbourg et notre Weslowsky, qui, à peine marié, part déjà. C’est beau, n’est-ce pas?»

Et sans remarquer qu’il n’intéressait en rien ses interlocuteurs, Oblonsky continua à bavarder.

«Que dites-vous?» s’écria-t-il lorsque la princesse lui eut appris que Wronsky partait par le premier train; une teinte de tristesse se peignit momentanément sur sa joyeuse figure; mais il oublia vite les larmes qu’il avait versées sur le corps de sa sœur, pour ne voir en Wronsky qu’un héros et un vieil ami; il courut le rejoindre.

«Il faut lui rendre justice malgré ses défauts, dit la princesse lorsque Stépane Arcadiévitch se fut éloigné, c’est une nature slave par excellence. Je crains cependant que le comte n’ait aucun plaisir à le voir. Quoi qu’on dise, ce malheureux Wronsky me touche; tâchez de causer un peu avec lui en voyage.

– Certainement, si j’en trouve l’occasion.

– Il ne m’a jamais plu, mais je trouve que ce qu’il fait maintenant rachète bien des torts. Vous savez qu’il emmène un escadron à ses frais?»

La sonnette retentit et la foule se pressa vers les portes.

«Le voici», dit la princesse montrant à Kosnichef Wronsky, vêtu d’un long paletot, la tête couverte d’un chapeau à larges bords, et donnant le bras à sa mère. Oblonsky les suivait en causant avec animation; il avait probablement signalé la présence de Kosnichef, car Wronsky se tourna du côté indiqué, et souleva silencieusement son chapeau, découvrant un front vieilli et ravagé par la douleur. Il disparut aussitôt sur le quai.

Les hourras et l’hymne national chanté en chœur retentirent jusqu’au départ du train; un jeune volontaire, de taille élevée, aux épaules voûtées et à l’air maladif, répondait au public avec ostentation, en agitant son bonnet de feutre et un bouquet au-dessus de sa tête; derrière lui, deux officiers et un homme âgé coiffé d’une vieille casquette saluaient plus modestement.

III

Kosnichef, après avoir pris congé de la princesse, entra avec Katavasof, qui venait de le rejoindre, dans un wagon bourré de monde.

L’hymne national accueillit encore les volontaires à la station suivante, et ceux-ci répondirent par les mêmes saluts; ces ovations étaient trop familières à Serge Ivanitch, et le type des volontaires trop connu, pour qu’il témoignât la moindre curiosité; mais Katavasof, que ses études tenaient éloignés de ce milieu, prit intérêt à ces scènes nouvelles pour lui, et interrogea son compagnon au sujet des volontaires. Serge Ivanitch lui conseilla de les étudier dans leur wagon à la station suivante, et Katavasof suivit cet avis.

Il trouva les quatre héros assis dans un coin de la voiture, causant bruyamment, et se sachant l’objet de l’attention générale; le grand jeune homme voûté parlait plus haut que les autres, sous l’influence de trop nombreuses libations, et racontait une histoire à un officier en petite tenue d’uniforme autrichien; le troisième volontaire, en uniforme d’artilleur, était assis auprès d’eux sur un coffre, et le quatrième dormait. Katavasof apprit que le jeune homme maladif était un marchand, qui, à peine âgé de vingt-deux ans, était parvenu à manger une fortune considérable, et croyait s’être attiré l’admiration du monde entier en partant pour la Serbie. C ’était un enfant gâté, perdu de santé et plein de suffisance; il fit la plus mauvaise impression au professeur.

Le second ne valait guère mieux; il avait essayé de tous les métiers, et parlait de toute chose sur un ton tranchant et avec la plus complète ignorance.

Le troisième, au contraire, plut à Katavasof par sa modestie et sa douceur; la présomption et la fausse science de ses compagnons lui imposaient, et il se tenait sur la réserve.

«Qu’allez-vous faire en Serbie? lui demanda le professeur.

– J’y vais, comme tout le monde, essayer de me rendre utile.

– On y manque d’artilleurs.

– Oh! j’ai si peu servi dans l’artillerie!» Et il raconta que, n’ayant pu subir ses examens, il avait dû quitter l’armée comme sous-officier.

L’impression produite par ces personnages était peu favorable; un vieillard en uniforme militaire, qui les écoutait avec Katavasof, ne semblait guère plus édifié que lui; il trouvait difficile de prendre au sérieux ces héros dont la valeur militaire se puisait surtout dans leurs gourdes de voyage; mais, devant la surexcitation actuelle des esprits, il était imprudent de se prononcer franchement; le vieux militaire, interrogé, par Katavasof sur l’impression que lui faisaient les volontaires, se borna donc à répondre en souriant des yeux:

«Que voulez-vous, il faut des hommes!» Et, sans approfondir mutuellement leurs sentiments à ce sujet, ils causèrent des nouvelles du jour et de la fameuse bataille où les turcs devaient tous être anéantis.

Katavasof n’en dit pas plus long à Serge Ivanitch tandis qu’il reprenait sa place auprès de lui: il n’eut pas le courage de son opinion.

Les chœurs, les acclamations, les bouquets et les quêteuses se retrouvèrent à la ville suivante; on accompagna les volontaires au buffet comme à Moscou, mais avec une nuance d’enthousiasme moindre.

IV

Pendant l’arrêt du train, Serge Ivanitch se promena sur le quai, et passa devant le compartiment de Wronsky, dont les stores étaient baissés; au second tour il aperçut la vieille comtesse près de la fenêtre. Elle l’appela.

«Vous voyez que je l’accompagne jusqu’à Koursk.

– On me l’a dit, répondit Kosnichef, s’arrêtant à la portière du wagon; et il ajouta en remarquant l’absence de Wronsky: il fait là une belle action.

– Hé, que vouliez-vous qu’il fît après son malheur!

– Quel horrible événement!

– Mon Dieu! par où n’ai-je pas passé! Mais entrez, dit la vieille dame, et elle fit une place à Kosnichef auprès d’elle. Si vous saviez ce que j’ai souffert! Pendant six semaines il n’a pas ouvert la bouche, et mes supplications seules le décidaient à manger; nous craignions qu’il n’attentât à ses jours; vous savez qu’il a déjà failli mourir une fois pour elle? Oui, dit la vieille comtesse, dont le visage s’assombrit à ce souvenir, cette femme est morte comme elle avait vécu, lâchement et misérablement.

– Ce n’est pas à nous de la juger, comtesse, répondit Serge Ivanitch avec un soupir, mais je conçois que vous ayez souffert.

– Ne m’en parlez pas! Mon fils était chez moi, dans ma terre des environs de Moscou où je passais l’été, lorsqu’on lui a apporté un billet auquel il a immédiatement donné réponse. Personne ne se doutait qu’elle fût à la gare. Le soir, en montant dans ma chambre, j’appris de mes femmes qu’une dame s’était jetée sous un train de marchandises. J’ai aussitôt compris, et mon premier mot a été: «Qu’on n’en parle pas au comte!» Mais on l’avait déjà averti, son cocher était à la gare au moment du malheur, et avait tout vu. J’ai couru chez mon fils, il était comme un fou; sans prononcer un mot il est parti. Je ne sais ce qu’il a trouvé, mais en revenant il ressemblait à un mort, je ne l’aurais pas reconnu. «Prostration complète», a dit le docteur. Plus tard il a manqué perdre la raison. Vous avez beau dire, cette femme-là était mauvaise. Comprenez-vous une passion de ce genre? qu’a-t-elle voulu prouver par sa mort? elle a troublé l’existence de deux hommes d’un rare mérite, son mari et mon fils, et s’est perdue elle-même.

– Qu’a fait le mari?

– Il a repris la petite. Au premier moment Alexis a consenti à tout; maintenant il se repent d’avoir abandonné sa fille à un étranger, mais peut-il s’en charger? Karénine est venu à l’enterrement, nous sommes parvenus à éviter une rencontre entre lui et Alexis. Pour le mari cette mort est une délivrance; mais mon pauvre fils qui avait tout sacrifié à cette femme, moi, sa position, sa carrière,… l’achever ainsi! Non, quoi que vous en disiez, c’est la fin d’une créature sans religion. Que Dieu me pardonne, mais, en songeant au mal qu’elle a fait à mon fils, je ne puis que maudire sa mémoire.

– Comment va-t-il maintenant?

– C’est cette guerre qui nous a sauvés. Je n’y comprends pas grand’chose, et la guerre me fait peur, d’autant plus qu’on dit que ce n’est pas très bien vu à Pétersbourg, mais je n’en remercie pas moins le ciel. Cela l’a remonté. Son ami Yavshine est venu l’engager à l’accompagner en Serbie; il y va, lui, parce qu’il s’est ruiné au jeu; les préparatifs du départ ont occupé, distrait, Alexis. Causez avec lui, je vous en prie, il est si triste! Et pour comble d’ennui il a une rage de dents. Mais il sera heureux de vous voir; il se promène de l’autre côté de la voie.»

Serge Ivanitch promit de causer avec le comte, et se dirigea vers le côté de la voie où se trouvait Wronsky.

V

Parmi les ballots entassés sur le quai des marchandises, Wronsky marchait comme un fauve dans sa cage, sur un étroit espace où il ne pouvait faire qu’une vingtaine de pas; les mains enfoncées dans les poches de son paletot, il passa devant Serge Ivanitch sans avoir l’air de le reconnaître; mais celui-ci était au-dessus de toute susceptibilité; Wronsky remplissait selon lui une grande mission, il devait être soutenu et encouragé. Kosnichef s’approcha donc, et le comte, ayant fixé les yeux sur lui, s’arrêta et lui tendit cordialement la main.

«Vous préfériez peut-être ne pas me voir? mais vous excuserez mon insistance: je tenais à vous offrir mes services, dit Serge Ivanitch.

– Personne ne peut me faire moins de mal à voir que vous, répondit Wronsky; pardonnez-moi, la vie m’offre si peu de côtés agréables.

– Je le conçois; cependant une lettre pour Ristitch ou pour Milan vous serait peut-être de quelque utilité? continua Kosnichef frappé de la profonde souffrance qu’exprimait le visage du comte.

– Oh non! répondit celui-ci, faisant effort pour comprendre. Voulez-vous que nous marchions un peu? ces wagons sont si étouffants! Une lettre? non, merci! en a-t-on besoin pour se faire tuer?… peut-être aux Turcs dans ce cas-là… ajouta-t-il souriant du bout des lèvres, tandis que son regard gardait la même expression de douleur amère.

– Il vous serait plus facile d’entrer en relations avec des hommes préparés pour l’action. Au reste, faites comme vous l’entendez, mais je voulais vous dire combien j’ai été heureux d’apprendre la décision que vous avez prise; vous relèverez dans l’opinion publique ces volontaires si attaqués.

– Mon seul mérite, répondit Wronsky, est de ne pas tenir à la vie; quant à l’énergie, je sais qu’elle ne me fera pas défaut, et c’est un soulagement pour moi que d’appliquer à un but utile cette existence qui m’est à charge… et il fit un geste d’impatience causé par la douleur de sa dent malade.

– Vous allez renaître à une vie nouvelle, fit Serge Ivanitch touché, permettez-moi de vous le prédire, car sauver des frères opprimés est un but pour lequel on peut aussi dignement vivre que mourir. Que Dieu vous donne plein succès, et qu’il rende à votre âme le calme dont elle a besoin.

– Je ne suis plus qu’une ruine», murmura le comte lentement, serrant la main que lui tendait Kosnichef.

Il se tut, vaincu par la douleur persistante qui le gênait pour parler, et ses yeux se fixèrent machinalement sur la roue du tender, qui avançait en glissant lentement et régulièrement sur les rails. À cette vue, sa souffrance physique cessa subitement, effacée par la torture du cruel souvenir que la rencontre d’un homme qu’il n’avait pas revu depuis son malheur, réveillait en lui. Elle lui apparut tout à coup, ou du moins ce qui restait d’elle, lorsque, entrant comme un fou dans la caserne, près du chemin de fer, où on l’avait transportée, il aperçut son corps ensanglanté, étendu sans pudeur aux yeux de tous; la tête intacte, avec ses lourdes nattes et ses boucles légères autour des tempes, était rejetée en arrière, les yeux à demi clos; les lèvres entr’ouvertes semblaient prêtes à proférer encore leur terrible menace, et lui prédire, comme à leur dernière entrevue, «qu’il se repentirait».

Il avait beau depuis lors évoquer leur première rencontre, à la gare aussi; chercher à la revoir dans sa beauté poétique et charmante, alors que, débordant de vie et de gaieté, elle allait au-devant du bonheur et savait le donner: c’était son image irritée et animée d’un implacable besoin de vengeance, qu’il revoyait toujours, et les joies du passé en restaient empoisonnées à jamais… Un sanglot ébranla tout son être!

Après un moment de silence, le comte s’étant remis échangea encore quelques paroles avec Kosnichef sur l’avenir de la Serbie, puis, au signal du départ, les deux hommes se séparèrent.

VI

Serge Ivanitch, ne sachant pas quand il lui serait possible de partir, n’avait pas voulu s’annoncer à l’avance par le télégraphe; il fut donc obligé de se contenter d’un tarantass de louage trouvé à la station; aussi son compagnon et lui atteignirent-ils Pakrofsky, vers midi, noirs de poussière.

Kitty, du balcon où elle était assise avec son père et sa sœur, reconnut son beau-frère et courut au-devant des voyageurs.

«Vous devriez rougir d’arriver ainsi sans nous prévenir, dit-elle en tendant son front à Serge Ivanitch.

– Vous voyez que nous avons pu éviter de vous déranger. Et voilà notre ami Michel Somenitch que je vous amène.

– Ne me confondez pas avec un nègre, dit en riant Katavasof; quand je serai lavé, vous verrez que j’ai figure humaine, – et ses dents blanches brillaient dans sa figure empoussiérée.

– Kostia va être bien content; il est à la ferme, mais il ne tardera pas à rentrer.

– Toujours à ses affaires, tandis que nous autres ne connaissons plus que la guerre de Serbie! Je suis curieux de connaître l’opinion de mon ami à ce sujet; il ne doit pas évidemment penser comme tout le monde.

– Mais je crois que si, répondit Kitty, un peu confuse, regardant Serge Ivanitch. Je vais le faire chercher. Nous avons papa pour le moment, qui revient de l’étranger.»

Et la jeune femme, profitant de la liberté de mouvements dont elle avait si longtemps été privée, se hâta d’installer ses hôtes, de faire prévenir son mari, et de courir auprès de son père resté sur la terrasse.

«C’est Serge Ivanitch qui nous amène le professeur Katavasof.

– Oh! par cette chaleur! que ce sera lourd!

– Du tout, papa, il est très aimable et Kostia l’aime beaucoup. Va les entretenir, chère amie, dit-elle à sa sœur, pendant que je cours auprès du petit; comme un fait exprès, je ne l’ai pas nourri depuis ce matin, il doit s’impatienter. Ces messieurs ont rencontré Stiva à la gare.»

Le lien qui unissait la mère à l’enfant restait encore si intime qu’elle devinait les besoins de son fils avant même d’avoir entendu son vigoureux cri d’impatience.

Kitty hâta le pas.

«Donnez-le-moi, donnez vite», dit-elle, aussi impatientée que son nourrisson, et gourmandant la bonne qui s’attardait à attacher le bonnet de l’enfant.

Enfin, après un dernier cri désespéré de Mitia, qui, dans sa hâte de téter, ne savait plus par où s’y prendre, la mère et l’enfant, calmés tous deux, respirèrent, et Kitty sourit en voyant son fils lui jeter un regard presque rusé sous son bonnet tandis qu’il gonflait en mesure ses petites joues.

«Croyez-moi, Catherine Alexandrovna, ma petite mère, il me connaît, dit la vieille Agathe Mikhaïlovna qu’on ne pouvait tenir éloignée de la chambre de l’enfant.

– C’est impossible; s’il vous connaissait, il me connaîtrait bien aussi», répondit Kitty en souriant. Mais, malgré cette dénégation, elle savait, au fond de son âme, combien ce petit être comprenait de choses ignorées du reste du monde, et auxquelles sa mère n’aurait rien compris sans lui. Pour tous, surtout pour son père, Mitia était une petite créature humaine à laquelle il ne fallait que des soins physiques; pour sa mère, c’était un être doué de facultés morales, et elle en aurait eu long à raconter sur leurs rapports de cœur.

«Vous verrez bien quand il se réveillera, insista la vieille femme.

– C’est bon, c’est bon, mais pour le moment laissez-le s’endormir.»

VII

Agathe Mikhaïlovna s’éloigna sur la pointe des pieds, la bonne baissa le store, chassa les mouches cachées sous le rideau de mousseline du berceau et, armée d’une longue branche de bouleau, s’assit auprès de sa maîtresse, pour continuer à faire la guerre aux insectes.

Mitia, tout en fermant peu à peu les paupières au sein de sa mère, faisait avec son bras potelé des gestes qui troublaient Kitty, partagée entre le désir de l’embrasser et celui de le voir s’endormir.

Au-dessus de sa tête elle entendait un murmure de voix et le rire sonore de Katavasof.

«Les voilà qui s’animent, pensa-t-elle; mais c’est ennuyeux que Kostia ne soit pas là; il se sera encore attardé auprès des abeilles; je suis contrariée parfois qu’il y aille si souvent, et cependant cela le distrait, Il est bien plus gai qu’au printemps; à Moscou j’avais peur de le voir si sombre; quel drôle d’homme!»

Kitty connaissait la cause du tourment de son mari, que ses doutes rendaient malheureux; et, quoiqu’elle pensât, dans sa foi naïve, qu’il n’y a pas de salut pour l’incrédule, le scepticisme de celui dont l’âme lui était si chère ne l’inquiétait nullement.

«Pourquoi lit-il tous ces livres de philosophie où il ne trouve rien? puisqu’il désire la foi, pourquoi ne l’a-t-il pas? Il réfléchit trop, et s’il s’absorbe dans des méditations solitaires, c’est que nous ne sommes pas à sa hauteur. La visite de Katavasof lui fera plaisir, il aime à discuter avec lui…» Et aussitôt les pensées de la jeune femme se reportèrent sur l’installation de ses hôtes. Fallait-il leur donner une chambre commune ou les séparer?… Une crainte soudaine la fit tressaillir au point de déranger Mitia: «La blanchisseuse n’a pas rapporté le linge… pourvu qu’Agathe Mikhaïlovna n’aille pas donner du linge qui a déjà servi!…» Et le rouge monta au front de Kitty.

«Il faudra m’en assurer moi-même», pensa-t-elle, et elle se reprit à songer à son mari. «Oui, Kostia est incrédule, mais je l’aime mieux ainsi que s’il ressemblait à Mme Stahl, ou à moi quand j’étais à Soden; jamais il ne sera hypocrite.»

Un trait de bonté de son mari lui revint vivement à la mémoire: quelques semaines auparavant, Stépane Arcadiévitch avait écrit une lettre de repentir à sa femme, la suppliant de lui sauver l’honneur en vendant sa terre de Yergoushovo pour payer ses dettes.

Dolly, tout en méprisant son mari, avait été au désespoir, et par pitié pour lui s’était décidée à se défaire d’une partie de cette terre; Kitty se rappela l’air timide avec lequel Kostia était venu la trouver pour lui proposer un moyen d’aider Dolly sans la blesser: c’était de lui céder la part qui leur revenait de cette propriété.

«Peut-on être incrédule avec ce cœur chaud et cette crainte d’affliger même un enfant! Jamais il ne pense qu’aux autres; Serge Ivanitch trouve fort naturel de le considérer comme son intendant, sa sœur aussi; Dolly et ses enfants n’ont d’autre appui que lui. Il croit même de son devoir de sacrifier son temps aux paysans qui viennent sans cesse le consulter…»

«Oui, ce que tu pourras faire de mieux sera de ressembler à ton père», murmura-t-elle en touchant de ses lèvres la joue de son fils, avant de le remettre aux mains de sa bonne.

VIII

Depuis le moment où, auprès de son frère mourant, Levine avait entrevu le problème de la vie et de la mort à la lumière des convictions nouvelles, comme il les nommait, qui de vingt à trente-quatre ans avaient remplacé les croyances de son enfance, la vie lui était apparue plus terrible encore que la mort. D’où venait-elle? que signifiait-elle? pourquoi nous était-elle donnée? L’organisme, sa destruction, l’indestructibilité de la matière, les lois de la conservation et du développement des forces, ces mots et les théories scientifiques qui s’y rattachaient, étaient sans doute intéressants au point de vue intellectuel, mais quelle serait leur utilité dans le courant de l’existence?

Et Levine, semblable à un homme qui, par un temps froid, aurait échangé une chaude fourrure contre un vêtement de mousseline, sentait, non par le raisonnement, mais par tout son être, qu’il était nu, dépouillé, et destiné à périr misérablement.

Dès lors, sans rien changer à sa vie extérieure, et sans presque en avoir conscience, Levine ne cessa d’éprouver la terreur de son ignorance, tristement persuadé que ce qu’il appelait ses convictions, loin de l’aider à s’éclairer, lui rendaient inaccessibles ces connaissances dont il éprouvait un besoin si impérieux.

Le mariage, ses joies et ses devoirs nouveaux étouffèrent complètement ces pensées; mais elles lui revinrent avec une persistance croissante après les couches de sa femme, lorsqu’il vécut à Moscou sans occupations sérieuses.

La question se posait ainsi pour lui: «Si je n’accepte pas les explications que m’offre le christianisme sur le problème de mon existence, où en trouverai-je d’autres?» Et il scrutait ses convictions scientifiques aussi inutilement qu’il eût fouillé une boutique de jouets ou un dépôt d’armes afin d’y trouver de la nourriture.

Involontairement, inconsciemment, il cherchait dans ses lectures, dans ses conversations, et jusque dans les personnes qui l’entouraient, un rapport quelconque avec le sujet qui l’absorbait.

Un fait l’étonnait et le préoccupait spécialement: pourquoi les hommes de son monde, qui, pour la plupart, avaient remplacé comme lui la foi par la science, semblaient-ils éprouver aucune souffrance morale et vivre parfaitement satisfaits et contents? N’étaient-ils pas sincères? ou bien la science répondait-elle plus clairement pour eux à ces questions troublantes? Et il se prenait à étudier ces hommes et les livres qui pouvaient contenir les solutions tant désirées.

Il découvrit cependant qu’il avait commis une lourde erreur en partageant avec ses camarades d’Université l’idée que la religion n’existait plus; ceux qu’il aimait le mieux, le vieux prince, Lvof, Serge Ivanitch, Kitty, conservaient la foi de leur enfance, cette foi que lui-même avait jadis partagée; les femmes en général, et le peuple tout entier, croyaient.

Il se convainquit ensuite que les matérialistes, dont il partageait les opinions, ne donnaient à celles-ci aucun sens particulier, et, loin d’expliquer ces questions, sans la solution desquelles la vie lui paraissait impossible, ils les écartaient pour en résoudre d’autres qui le laissaient, lui, fort indifférent, telles que le développement de l’organisme, la définition mécanique de l’âme, etc.

Pendant la maladie de sa femme, Levine avait éprouvé une étrange sensation; lui, l’incrédule, avait prié… et prié avec une foi sincère; mais, aussitôt rentré dans le calme, il sentait sa vie inaccessible à une semblable disposition de l’âme. À quel moment la vérité lui était-elle apparue? Pouvait-il admettre qu’il se fût trompé? De ce que, en les analysant froidement, ses élans vers Dieu retombaient en poussière, devait-il les considérer comme une preuve de faiblesse? C’eût été rabaisser des sentiments dont il appréciait la grandeur… Cette lutte intérieure lui pesait douloureusement, et il cherchait de toutes les forces de son être à en sortir.

IX

Accablé de ces pensées, il lisait et méditait, mais le but désiré semblait s’éloigner de plus en plus.

Convaincu de l’inutilité de chercher dans le matérialisme une réponse à ses doutes, il relut, pendant les derniers temps de son séjour à Moscou et à la campagne, Platon, Spinoza, Kant, Schelling, Hegel et Schopenhauer; ceux-ci satisfaisaient sa raison tant qu’il les lisait ou qu’il opposait leurs doctrines à d’autres enseignements, surtout aux théories matérialistes; malheureusement, dès qu’il cherchait, indépendamment de ces guides, l’application à quelque point douteux, il retombait dans les mêmes perplexités. Les termes esprit, volonté, liberté, substance, n’offraient un certain sens à son intelligence qu’autant qu’il suivait la filière artificielle des déductions de ces philosophes et se prenait au piège de leurs subtiles distinctions; mais, considéré du point de vue de la vie réelle, l’échafaudage croulait, et il ne voyait plus qu’un assemblage de mots sans rapport aucun avec ce «quelque chose» plus nécessaire dans la vie que la raison.

Schopenhauer lui donna quelques jours de calme par la substitution qu’il fit en lui-même du mot amour à ce que ce philosophe appelle volonté; cet apaisement fut de courte durée.

Serge Ivanitch lui conseilla de lire Homiakof, et, bien que rebuté par la recherche exagérée de style de cet auteur, et par ses tendances excessives à la polémique, il fut frappé de lui voir développer l’idée suivante: «L’homme ne saurait atteindre seul à la connaissance de Dieu, la vraie lumière étant réservée à une réunion d’âmes animées du même amour, à l’Église». Cette pensée ranima Levine… Combien il trouvait plus facile d’accepter l’Église établie sainte et infaillible, puisqu’elle a Dieu pour chef, avec ses enseignements sur la Création, la Chute et la Rédemption, et d’arriver par elle à Dieu, que de sonder l’impénétrable mystère de la divinité, pour s’expliquer ensuite la Création, la Chute, etc.

Hélas, après avoir lu, à la suite de Homiakof, une histoire de l’Église écrite par un écrivain catholique, il retomba douloureusement dans ses doutes! L’Église grecque orthodoxe et l’Église catholique, toutes deux infaillibles dans leur essence, s’excluaient mutuellement! et la théologie n’offrait pas de fondements plus solides que la philosophie!

Durant tout ce printemps il ne fut pas lui-même et traversa des heures cruelles.

«Je ne puis vivre sans savoir ce que je suis et dans quel but j’existe; puisque je ne puis atteindre à cette connaissance, la vie est impossible», se disait Levine.

«Dans l’infinité du temps, de la matière, de l’espace, une cellule organique se forme, se soutient un moment, et crève… Cette cellule, c’est moi!»

Ce sophisme douloureux était l’unique, le suprême résultat du labeur de la pensée humaine pendant des siècles; c’était la croyance finale, sur laquelle se basaient les recherches les plus récentes de l’esprit scientifique, c’était la conviction régnante; Levine, sans qu’il sût au juste pourquoi, et simplement parce que cette théorie lui semblait la plus claire, s’en était involontairement pénétré.

Mais cette conclusion lui paraissait plus qu’un sophisme: il y voyait l’œuvre dérisoire de quelque esprit du mal; s’y soustraire était un devoir, le moyen de s’en affranchir se trouvait au pouvoir de chacun… Et Levine, aimé, heureux, père de famille, éloigna soigneusement de sa main toute arme, comme s’il eût craint de céder à la tentation de mettre fin à son supplice.

Il ne se tua cependant pas et continua à vivre et à lutter.

X

Autant Levine était moralement troublé par la difficulté d’analyser le problème de son existence, autant il agissait sans hésitation dans la vie journalière. Il reprit ses travaux habituels à Pakrofsky vers le mois de juin: la direction des terres de sa sœur et de son frère, ses relations avec ses voisins et ses paysans; il y joignit cette année une chasse aux abeilles, qui l’occupa et la passionna. L’intérêt qu’il prenait aux affaires s’était limité; il n’y apportait plus comme autrefois des vues générales, dont l’application lui avait causé bien des déceptions, et se contentait de remplir ses nouveaux devoirs, averti par un secret instinct que de cette façon il agissait pour le mieux. Jadis l’idée de faire une action bonne et utile lui causait à l’avance une douce impression de joie, mais l’action en elle-même ne réalisait jamais ses espérances, et il se prenait très vite à douter de l’utilité de ses entreprises. Maintenant, il allait droit au fait, sans joie mais sans indécision, et les résultats obtenus se trouvaient satisfaisants. Il creusait son sillon dans le sol avec l’inconscience de la charrue. Au lieu de discuter certaines conditions de la vie, il les acceptait comme aussi indispensables que la nourriture journalière. Vivre à l’exemple de ses ancêtres, poursuivre leur œuvre afin de la léguer à son tour à ses enfants, il voyait là un devoir indiscutable, et savait qu’afin d’atteindre ce but la terre devait être fumée, labourée, les bois ensemencés sous sa propre surveillance, sans qu’il eût le droit de se décharger de cette peine sur les paysans, en leur affermant son domaine. Il savait également qu’il devait aide et protection à son frère, à sa sœur, aux nombreux paysans qui venaient le consulter, comme à des enfants qu’on lui aurait confiés; sa femme et Dolly avaient également droit à son temps, et tout cela remplissait surabondamment cette existence dont il ne comprenait pas le sens quand il y réfléchissait. Chose étrange, non seulement son devoir lui apparaissait bien défini, mais il n’avait plus de doutes sur la manière de le remplir dans les cas particuliers de la vie quotidienne; ainsi il n’hésitait pas à louer des ouvriers aussi bon marché que possible, mais il savait qu’il ne devait pas les louer à l’avance ni au-dessous du prix normal; il avançait de l’argent à un paysan pour le tirer des griffes d’un usurier, mais ne faisait pas grâce des redevances arriérées; il punissait sévèrement les vols de bois, mais se serait fait scrupule d’arrêter le bétail du paysan pris en flagrant délit de pâturage sur ses prairies; il retenait les gages d’un ouvrier forcé, à cause de la mort de son père, d’abandonner le travail en pleine moisson, mais il entretenait et nourrissait les vieux serviteurs hors d’âge; il laissait attendre les paysans pour aller embrasser sa femme en rentrant, mais il n’aurait pas voulu aller à ses ruches avant de les recevoir. Il n’approfondissait pas ce code personnel, et redoutait les réflexions qui auraient entraîné des doutes et troublé la vue claire et nette de son devoir. Ses fautes trouvaient d’ailleurs un juge sévère dans sa conscience toujours en éveil, et qui ne lui faisait pas grâce.

C’est ainsi qu’il vécut, suivant la route tracée par la vie, toujours sans entrevoir la possibilité de s’expliquer le mystère de l’existence, et torturé de son ignorance au point de craindre le suicide.

XI

Le jour de l’arrivée de Serge Ivanitch à Pakrofsky avait été plein d’émotions pour Levine.

On était au moment le plus occupé de l’année, à celui qui exige un effort de travail et de volonté qu’on n’apprécie pas suffisamment, parce qu’il se reproduit périodiquement et n’offre que des résultats fort simples. Moissonner, rentrer les idées, faucher, labourer, battre le grain, ensemencer, ce sont des travaux qui n’étonnent personne, mais, pour arriver à les accomplir dans le court espace de temps accordé par la nature, il faut que du petit au grand chacun se mette à l’œuvre; il faut que pendant trois à quatre semaines on se contente de pain, d’oignons et de kvas, qu’on ne dorme que pendant quelques heures, qu’on ne s’arrête ni jour ni nuit, et ce phénomène se réalise chaque année dans toute la Russie.

Levine se sentait à l’unisson du peuple; il allait aux champs de grand matin, rentrait déjeuner avec sa femme et sa belle-sœur, puis retournait à la ferme, où il installait une nouvelle batteuse. Et, tout en surveillant l’ouvrage ou en causant avec son beau-père et les dames, la même question le poursuivait: «Qui suis-je? où suis-je? pourquoi?»

Debout près de la grange fraîchement recouverte de chaume, il regardait la poussière produite par la batteuse danser dans l’air, la paille se répandre au dehors sur l’herbe ensoleillée, tandis que les hirondelles se réfugiaient sous la toiture, et que les travailleurs se pressaient dans l’intérieur assombri de la grange.

«Pourquoi tout cela? pensait-il, pourquoi suis-je là à les surveiller, et eux, pourquoi font-ils preuve de zèle devant moi? Voilà ma vieille amie Matrona (une grande femme maigre qu’il avait guérie d’une brûlure, et qui ratissait vigoureusement le sol), je l’ai guérie, c’est vrai, mais si ce n’est aujourd’hui, ce sera dans un an, ou dans dix ans, qu’il faudra la porter en terre, tout comme cette jolie fille adroite qui fait l’élégante, comme ce cheval fatigué attelé au manège, comme Fedor qui surveille la batteuse et commande avec tant d’autorité aux femmes, – et il en sera de même de moi… Pourquoi?» et machinalement, tout en réfléchissant, il consultait sa montre afin de fixer la tâche aux ouvriers.

L’heure du dîner ayant sonné, Levine laissa les travailleurs se disperser, et, s’appuyant à une belle meule de blé préparé pour les semences, il engagea la conversation avec Fedor, et le questionna au sujet d’un riche paysan nommé Platon, qui se refusait à louer le champ jadis mis en association, et qu’un paysan avait exploité l’année précédente.

«Le prix est trop élevé, Constantin Dmitritch, dit Fedor.

– Mais puisque Mitiouck le payait l’an dernier?

– Platon ne payera pas le même prix que Mitiouck, dit l’ouvrier d’un ton du mépris; le vieux Platon n’écorcherait pas son prochain; il a pitié du pauvre monde et ferait crédit au besoin.

– Pourquoi ferait-il crédit?

– Les hommes ne sont pas tous pareils: tel vit pour son ventre, comme Mitiouck, toi pour son âme, pour Dieu, comme le vieux Platon.

– Qu’appelles-tu vivre pour son âme, pour Dieu? cria presque Levine.

– C’est bien simple: vivre selon Dieu, selon la vérité. On n’est pas tous pareils, c’est sûr. Vous, par exemple, Constantin Dmitritch, vous ne feriez pas de tort non plus au pauvre monde.

– Oui…, oui… adieu!» balbutia Levine en proie à une vive émotion, et, prenant sa canne, il se dirigea vers la maison. «Vivre pour Dieu, selon la vérité…, pour son âme», ces paroles du paysan trouvaient un écho dans son cœur; et des pensées confuses, mais qu’il sentait fécondes, s’agitèrent en lui, échappées de quelque recoin de son être où elles avaient été longtemps comprimées, pour l’éblouir d’une clarté nouvelle.

XII

Levine avança à grands pas sur la route, sous l’empire d’une sensation toute nouvelle; les paroles du paysan avaient produit dans son âme l’effet d’une étincelle électrique, et l’essaim d’idées vagues, obscures, qui n’avait cessé de le posséder, même en parlant de la location de son champ, sembla se condenser pour remplir son cœur d’une inexplicable joie.

«Ne pas vivre pour soi, mais pour Dieu!… Quel Dieu? N’est-il pas insensé de prétendre que nous ne devions pas vivre pour nous, c’est-à-dire pour ce qui nous plaît et nous attire, mais pour Dieu, que personne ne comprend et ne sauvait définir?… Cependant, ces paroles insensées, je les ai comprises, je n’ai pas douté de leur vérité, je ne les ai trouvées ni fausses ni obscures,… je leur ai donné le même sens que ce paysan, et n’ai peut-être jamais rien compris aussi clairement.

«Fedor prétend que Mitiouck vit pour son ventre; je sais ce qu’il entend par là; nous tous, êtres de raison, nous vivons de même. Mais Fedor dit aussi qu’il faut vivre pour Dieu, selon la vérité, et je le comprends également… Moi, et des millions d’hommes, riches et pauvres, sages et simples, dans le passé comme dans le présent, nous sommes d’accord sur un point: c’est qu’il faut vivre pour le «bien». – La seule connaissance claire, indubitable, absolue, que nous possédions est celle-là, – et ce n’est pas par le raisonnement que nous y parvenons, – car le raisonnement l’exclut, parce qu’elle n’a ni cause ni effet. Le «bien», s’il avait une cause, cesserait d’être le bien, tout comme s’il avait une sanction, – une récompense…

«Ceci, je le sais, nous le savons tous.

«Et moi qui cherchais un miracle pour me convaincre? – Le voilà, le miracle, je ne l’avais pas remarqué, tandis qu’il m’enserre de toutes parts!… En peut-il être de plus grand?…

«Aurais-je vraiment trouvé la solution de mes doutes? Vais-je cesser de souffrir?» et Levine suivit la route poudreuse, insensible à la fatigue et à la chaleur; suffoqué par l’émotion, et n’osant croire au sentiment d’apaisement qui pénétrait son âme, il s’éloigna du grand chemin pour s’enfoncer dans les bois et s’y étendre à l’ombre d’un tremble, sur l’herbe touffue. – Là, découvrant son front baigné de sueur, il poursuivit le cours de ses réflexions, tout en examinant les mouvements d’un insecte qui gravissait péniblement la tige d’une plante.

«Il faut me recueillir, résumer mes impressions, comprendre la cause de mon bonheur…

«J’ai cru jadis qu’il s’opérait dans mon corps, comme dans celui de cet insecte, une évolution de la matière, conformément à certaines lois physiques, chimiques et physiologiques: évolution, lutte incessante, qui s’étend à tout, aux arbres, aux nuages, aux nébuleuses… Mais à quoi aboutissait cette évolution? La lutte avec l’infini était-elle possible?… Et je m’étonnais, malgré de suprêmes efforts, de ne rien trouver dans cette voie qui me dévoilât le sens de ma vie, de mes impulsions, de mes aspirations… Ce sens, il est pourtant si vif et si clair en moi qu’il fait le fond même de mon existence; et lorsque Fedor m’a dit: «Vivre pour Dieu et son âme», – je me suis réjoui autant qu’étonné de le lui voir définir. Je n’ai rien découvert, je savais déjà…, j’ai simplement reconnu cette force qui autrefois m’a donné la vie et me la rend aujourd’hui. Je me sens délivré de l’erreur… Je vois mon maître!…»

Et il se remémora le cours de ses pensées pendant les deux dernières années, du jour où l’idée de la mort l’avait frappé à la vue de son frère malade. C’est alors qu’il avait clairement compris que l’homme, n’ayant d’autre perspective que la souffrance, la mort et l’oubli éternel, il devait, sous peine de se suicider, arriver à s’expliquer le problème de l’existence, de façon à ne pas y voir la cruelle ironie de quelque génie malfaisant. Mais, sans réussir à se rien expliquer, il ne s’était pas tué, s’était marié, et avait connu des joies nouvelles, qui le rendaient heureux quand il ne creusait pas ces pensées troublantes.

«Que prouvait cette inconséquence? Qu’il vivait bien, tout en pensant mal. Sans le savoir, il avait été soutenu par ces vérités de la foi sucées avec le lait, que son esprit méconnaissait. Maintenant il comprenait tout ce qu’il leur devait…

«Que serais-je devenu si je n’avais su qu’il fallait vivre pour Dieu, et non pour la satisfaction de mes besoins? J’aurais volé, menti, assassiné… Aucune des joies que la vie me donne n’aurait existé pour moi… J’étais à la recherche d’une solution que la réflexion ne peut résoudre, n’étant pas à la hauteur du problème; la vie seule, avec la connaissance innée du bien et du mal, m’offrait une réponse. Et cette connaissance, je ne l’ai pas acquise, je n’aurais su où la prendre, elle m’a été donnée comme tout le reste. Le raisonnement m’aurait-il jamais démontré que je devais aimer mon prochain au lieu de l’étrangler? – Si, lorsqu’on me l’a enseigné dans mon enfance, je l’ai aisément cru, c’est que je le savais déjà. L’enseignement de la raison, c’est la lutte pour l’existence, cette loi qui exige que tout obstacle à l’accomplissement de nos désirs soit écrasé; la déduction est logique, – tandis qu’il n’y a rien de raisonnable à aimer son prochain. Ô orgueil et sottise, pensa-t-il, ruse de l’esprit!… oui, ruse et scélératesse de l’esprit!…»

XIII

Levine se souvint d’une scène récente entre Dolly et ses enfants; ceux-ci, livrés un jour à eux-mêmes, s’étaient amusés à faire des confitures dans une tasse au-dessus d’une bougie, et à se lancer du lait à la figure. Leur mère les prit sur le fait, les gronda devant leur oncle, et chercha à leur faire comprendre que si les tasses venaient à manquer ils ne sauraient comment prendre leur thé, que s’ils gaspillaient leur lait ils n’en auraient plus et souffriraient de la faim. – Levine fut frappé du scepticisme avec lequel les enfants écoutèrent leur mère; ses raisonnements les laissèrent froids, ils ne regrettaient que leur jeu interrompu. C’est qu’ils ignoraient la valeur des biens dont ils jouissaient, et ne comprenaient pas qu’ils détruisaient en quelque sorte leur subsistance.

«Tout cela est bel et bon, se disaient-ils probablement, mais ce qu’on nous donne est-il donc si précieux? C’est toujours la même chose, aujourd’hui comme demain, tandis qu’il est amusant de faire des confitures sur une bougie et de se lancer du lait à la figure; c’est nouveau et le jeu est de notre invention.» «N’est-ce pas ainsi que nous agissons, que j’ai agi pour ma part, en voulant pénétrer par le raisonnement les secrets de la nature et le problème de la vie humaine? N’est-ce pas ce que font les philosophes avec leurs théories? Ne voit-on pas clairement dans le développement de chacune d’elles le vrai sens de la vie humaine tel que l’entend Fedor le paysan? – Elles y ramènent toutes, mais par une voie intellectuelle souvent équivoque. Qu’on laisse les enfants se procurer eux-mêmes leur subsistance, et, au lieu de faire des gamineries, ils mourront de faim… Qu’on nous laisse, nous autres, livrés à nos idées, à nos passions, sans la connaissance de notre Créateur, sans le sentiment du bien et du mal moral… Quels résultats obtiendra-t-on? – Si nous ébranlons nos croyances, c’est parce que, pareils aux enfants, nous sommes rassasiés. Moi chrétien, élevé dans la foi, comblé des bienfaits du christianisme, vivant de ces bienfaits sans en avoir conscience, comme ces mêmes enfants j’ai cherché à détruire l’essence de ma vie… Mais à l’heure de la souffrance c’est vers Lui que j’ai crié, et je sens que mes révoltes puériles me sont pardonnées.

«Oui, la raison ne m’a rien appris; ce que je sais m’a été donné, révélé par le cœur, et surtout par la foi dans les enseignements de l’Église…

«L’Église? répéta Levine, se retournant et regardant au loin le troupeau qui descendait vers la rivière.

«Puis-je vraiment croire à tout ce qu’enseigne l’Église?» dit-il pour s’éprouver et trouver un point qui troublât sa quiétude. Et il se rappela les dogmes qui lui avaient paru étranges… La création?… Mais comment était-il parvenu à s’expliquer l’existence?… Le diable, le péché?… Comment s’était-il expliqué le mal?… La Rédemption?…»

Aucun de ces dogmes ne lui sembla porter atteinte aux seules fins de l’homme, la foi en Dieu, au bien; – tous concouraient, au contraire, au miracle suprême, celui qui consiste à permettre aux millions d’êtres humains qui peuplent la terre, jeunes et vieux, paysans et empereurs, sages et simples, de comprendre les mêmes vérités, pour en composer cette vie de l’âme uniquement digne d’être vécue…

Couché sur le dos, il considéra le ciel au-dessus de sa tête. «Je sais bien, pensa-t-il, que c’est l’immensité de l’espace et non une voûte bleue qui s’étend au-dessus de moi, – mais mon œil ne perçoit que la voûte arrondie, et voit plus juste qu’en cherchant par delà.»

Levine cessa de réfléchir; il écouta les voix mystérieuses qui semblaient joyeusement s’agiter en lui.

«Est-ce vraiment la foi? se dit-il, n’osant croire à son bonheur. Mon Dieu, je te remercie!» Et des larmes de reconnaissance coulèrent de ses yeux.

XIV

Une petite télègue apparut au loin et s’approcha du troupeau; Levine reconnut son cocher qui parlait au berger; bientôt il entendit le son des roues et le hennissement de son cheval, – mais, plongé dans ses méditations, il ne songea pas à se demander ce qu’on lui voulait.

«Madame m’envoie, cria le cocher de loin; Serge Ivanitch et un monsieur étranger sont arrivés.»

Levine monta aussitôt en télègue et prit les rênes.

Longtemps, comme après un rêve, il ne put revenir à lui. Assis près du cocher, il regardait son cheval, pensait à son frère, et sa femme, que sa longue absence avait peut-être inquiétée, à l’hôte inconnu qu’on lui amenait, et se demandait si ses relations avec les siens n’allaient pas subir une modification.

«Je ne veux plus de froideur avec mon frère, plus de querelles avec Kitty, ni d’impatience avec les domestiques; je vais être cordial pour mon nouvel hôte.»

Et, retenant son cheval qui ne demandait qu’à courir, il chercha une bonne parole à adresser à son cocher, qui se tenait immobile près de lui, ne sachant que faire de ses mains oisives.

«Veuillez prendre à gauche, il y a un tronc à éviter, dit Ivan en ce moment, touchant les rênes que tenait son maître.

– Fais-moi le plaisir de me laisser tranquille et de ne pas me donner de leçons,» répondit Levine agacé comme il l’était dès qu’on se mêlait de ses affaires; et aussitôt il comprit que son nouvel état moral n’exerçait aucune influence sur son caractère.»

Un peu avant d’arriver, il aperçut Grisha et Tania courant au-devant de lui.

«Oncle Kostia! maman, grand-papa, Serge Ivanitch et encore quelqu’un viennent à votre rencontre.

– Qui est ce quelqu’un?

– Un monsieur affreux, qui fait de grands gestes avec les bras, comme cela, dit Tania, imitant Katavasof.

– Est-il vieux ou jeune? demanda Levine en riant; – pourvu que ce ne soit pas un fâcheux!» pensa-t-il.

Au tournant du chemin il reconnut Katavasof, marchant en tête des autres, et agitant les bras ainsi que l’avait remarqué Tania.

Katavasof aimait à parler philosophie de son point de vue de naturaliste, et Levine avait souvent discuté avec lui à Moscou en laissant parfois à son adversaire l’illusion de l’avoir convaincu. Une de ces discussions lui revint à la mémoire, et il se promit de ne plus exprimer légèrement ses pensées. Il s’informa de sa femme lorsqu’il eut rejoint ses hôtes.

«Elle s’est installée dans le bois avec Mitia, trouvant qu’il faisait trop chaud dans la maison, répondit Dolly; – cette nouvelle contraria Levine, qui trouvait toujours dangereux d’emmener l’enfant si loin.

– Cette jeune femme ne sait qu’inventer, dit le vieux prince; elle transporte son fils d’un coin à l’autre; je lui ai conseillé d’essayer de la cave à glace.

– Elle nous rejoindra aux ruches; elle croyait que tu y étais, ajouta Dolly, c’est le but de notre promenade.

– Que fais-tu de bon? demanda Serge Ivanitch à son frère en le retenant.

– Rien de particulier, et toi? Nous restes-tu quelque temps? nous t’avons longtemps attendu.

– Une quinzaine, j’ai fort à faire à Moscou.»

Les regards des deux frères se croisèrent, et Levine baissa les yeux sans trouver de réponse; voulant éviter la guerre de Serbie et la question slave, afin de ne pas retomber dans des discussions qui eussent troublé les rapports simples et cordiaux qu’il souhaitait conserver avec Serge Ivanitch, il lui demanda des nouvelles de son livre.

Kosnichef sourit.

«Personne n’y songe, moi moins qu’un autre. – Vous verrez que nous aurons de la pluie, Daria Alexandrovna, dit-il en montrant des nuages qui s’amoncelaient au-dessus des arbres.»

Levine s’approcha de Katavasof.

«Quelle bonne idée vous avez eue de nous venir, dit-il.

– J’en avais le désir depuis longtemps; nous allons bavarder à loisir. Avez-vous lu Spencer?

– Pas jusqu’au bout, il m’est inutile.

– Comment cela? Vous m’étonnez.

– Je veux dire qu’il ne m’aidera pas plus que les autres à résoudre certaines questions. Au reste, nous en reparlerons, ajouta Levine, frappé de la gaîté qu’exprima la physionomie de Katavasof; puis, craignant de se laisser entraîner à discuter, il conduisit ses hôtes par un étroit sentier jusqu’à une prairie non fauchée, et les installa, à l’ombre de jeunes trembles, sur des bancs préparés à cet effet; lui-même alla chercher du pain, du miel et des concombres dans l’izba auprès de laquelle étaient disposées les ruches. Du mur où il était suspendu, il détacha un masque en fil de fer, s’en couvrit la tête, et, les mains cachées dans ses poches, il pénétra dans l’enclos réservé aux abeilles, où les ruches, rangées par ordre, avaient pour lui chacune une histoire. Là, au milieu des insectes bourdonnants, il fut heureux de se retrouver seul un moment pour réfléchir et se recueillir; il sentait la vie réelle reprendre ses droits et rabaisser ses pensées. N’avait-il déjà pas trouvé moyen de gronder son cocher, de se montrer froid pour son frère, et de dire des choses inutiles à Katavasof?

«Serait-il possible que mon bonheur n’eût été qu’une impression fugitive qui se dissipera sans laisser de traces?»

Mais, en rentrant en lui-même, il retrouva ses impressions intactes; un phénomène s’était évidemment accompli dans son âme; la vie réelle, qu’il venait d’effleurer, n’avait fait que répandre un nuage sur ce calme intérieur. De même que les abeilles en bourdonnant autour de lui, et en l’obligeant à se défendre, ne portaient pas atteinte à ses forces physiques, ainsi, sa nouvelle liberté résistait aux légères attaques qu’y avaient faites les incidents des dernières heures.

XV

«Sais-tu, Kostia, avec qui Serge Ivanitch vient de voyager? dit Dolly après avoir donné à chacun de ses enfants sa part de concombres et de miel. Avec Wronsky: il se rend en Serbie.

– Il n’y va pas seul, il y mène à ses frais tout un escadron, ajouta Katavasof.

– Voilà qui lui convient! répondit Levine. Mais expédiez-vous encore des volontaires?» ajouta-t-il en regardant son frère.

Serge Ivanitch, occupé à dégager une abeille prise dans du miel au fond d’une tasse, ne répondit pas.

«Comment, si nous en expédions! s’écria Katavasof mordant au concombre; si vous nous aviez vus hier!

– Je vous en supplie, expliquez-moi où vont tous ces héros, et contre qui ils guerroient! demanda le vieux prince en s’adressant à Kosnichef.

– Contre les Turcs, répondit celui-ci souriant tranquillement et remettant sur ses pattes son abeille délivrée.

– Mais qui donc a déclaré la guerre aux Turcs? Seraient-ce la comtesse Lydie et Mme Stahl?

– Personne n’a déclaré la guerre, mais, touchés des souffrances de nos frères, nous cherchons à leur venir en aide.

– Ce n’est pas là ce qui étonne le prince, dit Levine en prenant le parti de son beau-père, mais il trouve étrange que, sans y être autorisés par le gouvernement, des particuliers osent prendre part à une guerre.

– Pourquoi des particuliers n’auraient ils pas ce droit? Expliquez-nous votre théorie, demanda Katavasof.

– Ma théorie, la voici: faire la guerre est si terrible qu’aucun homme, sans parler ici de chrétiens, n’a le droit d’assumer la responsabilité de la déclarer; cette tache incombe aux gouvernements; les citoyens doivent même renoncer à toute volonté personnelle lorsqu’une déclaration de guerre devient inévitable. Le bon sens suffit en dehors de toute science politique, pour indiquer que c’est là exclusivement une question d’État.»

Serge Ivanitch et Katavasof avaient des réponses toutes prêtes.

«C’est ce qui vous trompe, dit d’abord ce dernier: lorsqu’un gouvernement ne comprend pas la volonté des citoyens, la société impose la sienne.

– Tu n’expliques pas suffisamment le cas, interrompit Serge Ivanitch en fronçant le sourcil. Ici il ne s’agit pas d’une déclaration de guerre, mais d’une démonstration de sympathie humaine, chrétienne. On assassine nos frères, et non seulement des hommes, mais des femmes, des enfants, des vieillards; le peuple russe révolté vole à leur aide pour arrêter ces horreurs. Suppose que tu voies un ivrogne battre une créature sans défense dans la rue: demanderas-tu si la guerre est déclarée pour lui porter secours?

– Non, mais je n’assassinerais pas à mon tour.

– Tu irais jusque-là.

– Je n’en sais rien, peut-être tuerais-je dans l’entraînement du moment; mais dans le cas présent je ne vois pas d’entraînement.

– Tu n’en vois peut-être pas, mais tout le monde ne pense pas de même, repartit Serge Ivanitch mécontent: le peuple conserve la tradition des frères orthodoxes qui gémissent sous le joug de l’infidèle, et il s’est réveillé.

– C’est possible, répondit Levine sur un ton conciliant, seulement je n’aperçois rien de semblable, autour de moi. Je n’éprouve rien de pareil non plus, quoique je fasse partie du peuple.

– J’en dirais autant, fit le vieux prince. Ce sont les journaux que j’ai lus à l’étranger qui m’ont révélé l’amour subit de la Russie entière pour les frères slaves, jamais je ne m’en étais douté, car jamais ils ne m’ont inspiré la moindre tendresse. À dire vrai, je me suis tout d’abord inquiété de mon indifférence, et l’ai attribuée aux eaux de Carlsbad, mais depuis mon retour je vois que je ne suis pas seul de mon espèce.

– Les opinions personnelles sont de peu d’importance quand la Russie entière se prononce.

– Mais le peuple ne sait rien du tout.

– Si papa, – interrompit Dolly, occupée jusque-là de son petit monde, auquel le vieux gardien des abeilles prenait un vif intérêt. – Vous rappelez-vous, dimanche, à l’église?

– Eh bien? que s’est-il passé à l’église? Les prêtres ont ordre de lire au peuple un papier auquel personne ne comprend un mot. Si les paysans soupirent pendant la lecture, c’est qu’ils se croient au sermon, et s’ils donnent leurs kopeks, c’est qu’ils s’imaginent qu’on leur parle de sauver des âmes. Mais comment? c’est ce qu’ils ignorent.

– Le peuple ne saurait ignorer sa destinée; il en a l’intuition, et dans des moments comme ceux-ci il le témoigne,» dit Serge Ivanitch fixant avec assurance les yeux sur le vieux garde debout au milieu d’eux, une jatte de miel à la main, et regardant ses maîtres d’un air doux et tranquille, sans rien comprendre à leur conversation. Il se crut cependant obligé de hocher la tête en se voyant observé, et de dire:

«C’est comme cela, bien sûr.

– Interrogez-le, dit Levine, vous verrez où il en est. As-tu entendu parler de la guerre, Michel? demanda-t-il au vieillard; tu sais, ce qu’on vous a lu dimanche à l’église? Faut-il nous battre pour les chrétiens? qu’en penses-tu?

– Qu’avons-nous à penser? Notre empereur Alexandre Nicolaevitch pensera pour nous; il sait ce qu’il doit faire. Faut-il apporter encore du pain? demanda-t-il en se tournant vers Dolly pour lui montrer Grisha qui dévorait une croûte.

– Qu’avons-nous affaire de l’interroger, dit Serge Ivanitch, quand nous voyons des hommes par centaines abandonner ce qu’ils possèdent, sacrifier leurs derniers sous, s’engager eux-mêmes, et accourir de tous les coins de la Russie pour le même motif? Me diras-tu que cela ne signifie rien?

– Cela signifie, selon moi, que sur quatre-vingts millions d’hommes il s’en trouvera toujours des centaines, et même des milliers, qui, n’étant bons à rien pour une vie régulière, se jetteront dans la première aventure venue, qu’il s’agisse de suivre Pougatchef ou d’aller en Serbie, dit Levine en s’échauffant.

– Ce ne sont pas des aventuriers qui se consacrent à cette œuvre, mais les dignes représentants de la nation, s’écria Serge Ivanitch avec susceptibilité, comme s’il s’agissait d’une question personnelle Et les dons? N’est-ce pas aussi une façon pour le peuple de témoigner sa volonté?

– C’est si vague le mot peuple! Peut-être un sur mille parmi les paysans comprend-il, mais le reste des quatre-vingts millions fait comme Michel, et non seulement ils ne témoignent pas leur volonté, mais ils n’ont pas la plus légère notion de ce qu’ils pourraient avoir à témoigner. Qu’appellerons-nous donc le vœu du peuple?»

XVI

Serge Ivanitch, habile en dialectique, aborda un autre côté de la question.

«Il est évident que, ne possédant pas le suffrage universel, nous ne saurions obtenir l’opinion de la nation par voie arithmétique; mais il y a d’autres moyens de la connaître. Je ne dis rien de ces courants souterrains qui ont ébranlé la masse du peuple, mais en considérant la société dans un sens plus restreint: vois, dans la classe intelligente, combien sur ce terrain les partis les plus hostiles se fondent en un seul! Il n’y a plus de divergence d’opinions, tous les organes sociaux s’expriment de même, tous ont compris la force élémentaire qui donne à la nation son impulsion!

– Que les journaux disent tous la même chose, c’est vrai, dit le vieux prince, mais les grenouilles aussi, savent crier avant l’orage.

– Je ne sais ce que la presse a de commun avec des grenouilles, et ne m’en fais pas le défenseur; je parle de l’unanimité d’opinion dans le monde intelligent.

– Cette unanimité a sa raison d’être, interrompit le vieux prince. Voilà mon cher gendre, Stépane Arcadiévitch, que l’on nomme membre d’une commission quelconque, avec huit mille roubles d’appointements et rien à faire, – ce n’est un secret pour personne, Dolly, – croyez-vous, et c’est un homme de bonne foi, qu’il ne parvienne pas à prouver que la société ne saurait se passer de cette place? Les journaux en font autant; la guerre doublant la vente des feuilles publiques, ils vous soutiendront la question slave et l’instinct national.

– Vous êtes injuste.

– Alphonse Kerr était dans le vrai lorsqu’avant la guerre de France il proposait aux partisans de la guerre de faire partie de l’avant-garde et d’essuyer le premier feu.

– Nos rédacteurs auraient là du plaisir, dit en riant Katavasof.

– Mais leur fuite gênerait les autres, fit Dolly.

– Rien n’empêcherait de les ramener au feu à coups de fouet, reprit le prince.

– Ceci n’est qu’une plaisanterie d’un goût douteux, mais l’unanimité de la presse est un symptôme heureux qu’il faut constater; les membres d’une société ont tous un devoir à remplir, et les hommes qui réfléchissent accomplissent le leur en donnant une expression à l’opinion publique. Il y a vingt ans, tout le monde se serait tu; aujourd’hui, la voix du peuple russe, demandant à venger ses frères, se fait entendre; c’est un grand pas d’accompli, une preuve de force.

– Le peuple est certainement prêt à bien des sacrifices quand il s’agit de son âme, mais il est question ici de tuer les Turcs! dit Levine, rattachant involontairement cet entretien à celui du matin.

– Qu’appelez-vous son âme? Pour un naturaliste, c’est un terme vague. Qu’est-ce que l’âme? demanda Katavasof en souriant.

– Vous le savez bien.

– Parole d’honneur, je ne m’en doute pas, reprit le professeur en riant aux éclats.

– «Je n’apporte pas la paix, mais le glaive», a dit Notre-Seigneur, fit Serge Ivanitch, citant un mot de l’Évangile qui avait toujours troublé Levine.

– C’est comme cela, c’est vrai, répéta le vieux gardien toujours debout au milieu d’eux, et répondant à un regard jeté sur lui par hasard.

– Allons, vous êtes battu, mon petit père», s’écria gaiement Katavasof.

Levine rougit, non de se sentir battu, mais d’avoir encore cédé au besoin de discuter. Convaincre Serge Ivanitch était impossible, se laisser convaincre par lui l’était tout autant. Comment admettre le droit que s’arrogeait une poignée d’hommes, son frère parmi eux, de représenter avec les journaux la volonté de la nation, alors que cette volonté exprimait vengeance et assassinat, et lorsque toute leur certitude s’appuyait sur les récits suspects de quelques centaines de mauvais sujets en quête d’aventures? Rien ne continuait pour lui ces assertions; jamais le peuple ne considérerait la guerre comme un bienfait, quelque but qu’on se proposât. Si l’opinion publique passait pour infaillible, pourquoi la Révolution et la Commune ne deviendraient-elles pas aussi légitimes que la guerre au profit des Slaves?

Levine aurait voulu exprimer ces pensées, mais il songea que la discussion irriterait son frère, et qu’elle n’aboutirait à rien; il attira donc l’attention de ses hôtes sur la pluie qui les menaçait.

XVII

Le prince et Serge Ivanitch montèrent en télègue, tandis que le reste de la société hâtait le pas; mais les nuages bas et noirs, chassés par le vent, s’amoncelaient si vite et semblaient courir avec une si grande rapidité, qu’à deux cents pas de la maison l’averse devint imminente.

Les enfants couraient en avant, poussant, tout en riant, des cris de frayeur; Dolly, gênée par ses vêtements, essaya de les suivre; les hommes, retenant avec peine leurs chapeaux, faisaient de grandes enjambées…; enfin, au moment où de grosses gouttes commençaient à tomber, on atteignit le logis.

«Où est Catherine Alexandrovna? demanda Levine à la vieille ménagère qui sortait du vestibule, chargée de plaids et de parapluies.

– Nous pensions qu’elle était avec vous.

– Et Mitia?

– Au bois probablement, avec sa bonne.»

Levine saisit les plaids et se mit à courir.

Dans ce court espace de temps, le ciel s’était obscurci comme pendant une éclipse, et le vent, soufflant avec violence, faisait voler les feuilles, tournoyer les branches des bouleaux, ployer les arbres, les plantes et les fleurs, barrant obstinément le passage à Levine. Les champs et la forêt disparaissaient derrière une nappe de pluie, et tous ceux que l’orage surprenait dehors couraient se mettre à l’abri.

Luttant vigoureusement contre la tempête pour préserver ses plaids, Levine, penché en avant, avançait de son mieux: il croyait déjà apercevoir des formes blanches derrière un chêne bien connu, lorsque soudain une lumière éclatante enflamma le sol devant lui, tandis qu’au-dessus de sa tête, la voûte céleste sembla s’effondrer.

Dès qu’il put ouvrir ses yeux éblouis, il chercha le chêne à travers l’épais rideau formé par l’averse, et remarqua, à sa grande terreur, que la cime en avait disparu.

«La foudre l’aura frappé!» eut-il te temps de se dire, et aussitôt il entendit le bruit de l’arbre s’écroulant avec fracas.

«Mon Dieu, mon Dieu! pourvu qu’ils n’aient pas été touchés! murmura-t-il glacé de frayeur, et, quoiqu’il sentit aussitôt l’absurdité de cette prière, désormais inutile puisque le mal était fait, il la répéta néanmoins, ne sachant rien de mieux… Il se dirigea vers l’endroit où Kitty se tenait d’habitude; elle n’y était pas, mais il l’entendit qui appelait du côté opposé; elle s’était réfugiée sous un vieux tilleul; là, penchée ainsi que la bonne au-dessus de l’enfant couché dans sa petite voiture, elles l’abritaient de la pluie.

Levine, aveuglé par les éclairs et l’averse, finit enfin par apercevoir ce petit groupe, et courut aussi vite que le lui permettaient ses chaussures remplies d’eau.

«Vivants! que Dieu soit loué! Mais peut-on commettre une pareille imprudence! cria-t-il furieux à sa femme, qui tournait vers lui son visage mouillé.

– Je t’assure qu’il n’y a pas de ma faute; nous allions partir lorsque…

– Puisque vous êtes sains et saufs, Dieu merci! Je ne sais plus ce que je dis!»

Puis, ramassant à la hâte le petit bagage de l’enfant, Levine remit son fils à la bonne, et, prenant le bras de sa femme, l’entraîna en lui serrant doucement la main, honteux de l’avoir grondée.

XVIII

Malgré la déception qu’il ressentit en constatant que sa régénération morale n’apportait aucune modification favorable dans sa nature, Levine n’en éprouva pas moins tout le reste de la journée une plénitude de cœur qui le combla de joie. Il ne prit qu’une faible part à la conversation, mais le temps se passa gaiement, et Katavasof fit la conquête des dames par la tournure originale de son esprit. Mis en verve par Serge Ivanitch, il les amusa en leur racontant ses études sur les mœurs et la physionomie des mouches mâles et femelles, ainsi que sur leur genre de vie dans les appartements. Kosnichef, à son tour, reprit la question slave, qu’il développa d’une façon intéressante; la journée s’acheva donc agréablement, sans discussions irritantes, et, la température s’étant rafraîchie après l’orage, on ne quitta pas la maison.

Kitty, obligée d’aller retrouver son fils pour lui donner son bain, se retira à regret, et, quelques minutes après, on vint avertir Levine qu’elle le demandait. Inquiet, il se leva aussitôt, malgré l’intérêt qu’il prenait à la théorie de son frère sur l’influence que l’émancipation de quarante millions de Slaves aurait pour l’avenir de la Russie.

Que pouvait-on lui vouloir? on ne le réclamait jamais auprès de l’enfant qu’en cas d’urgence. Mais son inquiétude, aussi bien que la curiosité éveillée en lui par les idées de son frère, disparurent dès qu’il se retrouva seul un moment, et son bonheur intime lui revint, vif et profond comme le matin, sans qu’il eût besoin de le ranimer par la réflexion. Le sentiment était devenu plus puissant que la pensée, il traversa la terrasse et aperçut deux étoiles brillantes au firmament.

«Oui, se dit-il en regardant le ciel, je me rappelle avoir pensé qu’il y avait une vérité dans l’illusion de cette voûte que je contemplais, mais quelle était la pensée restée inachevée dans mon esprit?…» Et en entrant dans la chambre de l’enfant il se la rappela.

«Pourquoi, si la principale preuve de l’existence de Dieu est la révélation intérieure qu’il donne à chacun de nous du bien et du mal, cette révélation serait-elle limitée à l’Église chrétienne? Et ces millions de Bouddhistes, de Musulmans, qui cherchent également le bien?…» La réponse à cette question devait exister, mais il ne put se la formuler avant d’entrer.

Kitty, les manches retroussées, penchée au-dessus de la baignoire où elle maintenait d’une main la tête de l’enfant tandis qu’elle l’épongeait de l’autre, se tourna vers son mari en l’entendant approcher.

«Viens vite! Agathe Mikhaïlovna avait raison, il nous reconnaît.»

L’événement était important: pour s’en assurer complètement, on soumit Mitia à diverses épreuves; on fit monter une cuisinière qu’il n’avait jamais vue. L’expérience fut concluante; l’enfant refusa de regarder l’étrangère, et sourit à sa mère et à sa bonne. Levine lui-même était ravi.

«Je suis bien contente de voir que tu commences à l’aimer, dit Kitty lorsqu’elle eut bien installé son fils sur ses genoux après son bain. Je commençais à m’attrister quand tu disais que tu ne ressentais rien pour lui.

– Ce n’est pas là ce que je voulais dire, mais il m’a causé une déception.

– Comment cela?

– Je m’attendais à ce qu’il me révélât un sentiment nouveau, et tout au contraire c’est de la pitié, du dégoût, et surtout de la frayeur qu’il m’a inspirés. Je n’ai bien compris que je l’aimais qu’aujourd’hui, après l’orage.»

Kitty sourit de joie.

«Tu as eu bien peur? moi aussi; mais j’ai plus peur encore, maintenant que je me rends compte du danger que nous avons couru. J’irai regarder le chêne demain…, et maintenant retourne vers tes hôtes. Je suis si contente de te voir en bons rapports avec ton frère.»

XIX

Levine, en quittant sa femme, reprit le cours de ses pensées, et, au lieu de rentrer au salon, s’accouda sur la balustrade de la terrasse.

La nuit venait, et le ciel, pur au midi, restait orageux du côté opposé; de temps en temps un éclair éblouissant, suivi d’un sourd grondement, faisait disparaître aux yeux de Levine les étoiles et la voie lactée qu’il considérait, écoutant les gouttes de pluie tomber en cadence du feuillage des arbres; les étoiles reparaissaient ensuite peu à peu, reprenant leur place comme si une main soigneuse les eût rajustées au firmament.

«Quelle est la crainte qui me trouble? se demandait-il, sentant une réponse dans son âme, sans pouvoir encore la définir.

«Oui, les lois du bien et du mal révélées au monde sont la preuve évidente, irrécusable, de l’existence de Dieu; ces lois, je les reconnais au fond de mon cœur, m’unissant ainsi bon gré mal gré à tous ceux qui les reconnaissent comme moi, et cette réunion d’êtres humains partageant la même croyance s’appelle l’Église. Et les Hébreux, les Musulmans, les Bouddhistes? se dit-il, revenant à ce dilemme qui lui semblait dangereux. Ces millions d’hommes seraient-ils privés du plus grand des bienfaits, de celui qui, seul, donne un sens à la vie?»

Il réfléchit. «Mais la question que je me pose là est celle des rapports des diverses croyances de l’humanité entière avec la Divinité? C’est la révélation de Dieu à l’Univers avec ses planètes et ses nébuleuses, que je prétends sonder? Et c’est au moment où un savoir certain, quoique inaccessible à la raison, m’est révélé, que je m’obstine encore à faire intervenir la logique?

«Je sais que les étoiles ne marchent pas, se dit-il, remarquant le changement survenu dans la position de l’astre brillant qu’il voyait s’élever au-dessus des bouleaux, mais, ne pouvant m’imaginer la rotation de la terre en voyant les étoiles changer de place, j’ai raison de dire qu’elles marchent. – Les astronomes auraient-ils rien compris, rien calculé, s’ils avaient pris en considération les mouvements compliqués et variés de la terre? Leurs étonnantes conclusions sur les distances, les poids, les mouvements et les révolutions des corps célestes n’ont-elles pas toutes été basées sur les mouvements apparents des astres autour de la terre immobile, ces mêmes mouvements dont je suis témoin, comme des millions d’hommes l’ont été pendant des siècles, et qui peuvent toujours être vérifiés? Et, de même que les conclusions des astronomes eussent été fausses et inexactes s’ils ne les avaient pas basées sur leurs observations du ciel apparent, relativement à un seul méridien et à un seul horizon, de même toutes mes conclusions sur la connaissance du bien et du mal seraient privées de sens si je ne les rapportais à la révélation que m’en a faite le christianisme, et que je pourrai toujours vérifier dans mon âme. Les rapports des autres croyances avec Dieu resteront pour moi insondables, et je n’ai pas le droit de les scruter.»

«Tu n’es pas rentré? dit tout à coup la voix de Kitty, tu n’as rien qui te préoccupe? demanda-t-elle en examinant attentivement le visage de son mari à la clarté des étoiles. Un éclair sillonnant l’horizon le lui fit voir calme et heureux.

«Elle me comprend, pensa-t-il en la voyant sourire; elle sait à quoi je pense; faut-il le lui dire?» Mais au moment où il allait parler, Kitty l’interrompit.

«Je t’en prie, Kostia, dit-elle, va jeter un coup d’œil dans la chambre de Serge pour voir si tout y est en ordre. Cela me gêne d’y aller.

– Fort bien, j’y vais», répondit Levine en se levant pour l’embrasser.

«Non, mieux vaut me taire, pensa-t-il tandis que la jeune femme rentrait au salon; ce secret n’a d’importance que pour moi seul, et mes paroles ne sauraient l’expliquer. – Ce sentiment nouveau ne m’a ni changé, ni ébloui, ni rendu heureux comme je le pensais; de même que pour l’amour paternel il n’y a eu ni surprise ni ravissement; mais ce sentiment s’est glissé dans mon âme par la souffrance, désormais il s’y est fermement implanté, et quelque nom que je cherche à lui donner, c’est la foi.

«Je continuerai probablement à m’impatienter contre mon cocher, à discuter inutilement, à exprimer mal à propos mes idées; je sentirai toujours une barrière entre le sanctuaire de mon âme et l’âme des autres, même celle de ma femme; je rendrai toujours celle-ci responsable de mes terreurs pour m’en repentir aussitôt. Je continuerai à prier, sans pouvoir m’expliquer pourquoi je prie, mais ma vie intérieure a conquis sa liberté; elle ne sera plus à la merci des événements, et chaque minute de mon existence aura un sens incontestable et profond, qu’il sera en mon pouvoir d’imprimer chacune de mes actions: celui du bien.»

Fin du deuxième volume

(1877)