MAX GALLO
de l’Académie française
RÉVOLUTION FRANÇAISE
1. Le Peuple et le Roi
(1774-1793)
XO ÉDITIONS
« Passe maintenant, lecteur, franchis le fleuve de sang qui sépare à jamais le vieux monde dont tu sors, du monde nouveau à l’entrée duquel tu mourras. »
Chateaubriand
Mémoires d’outre-tombe
« Ce qu’il y a de plus frappant dans la Révolution française c’est cette force entraînante qui courbe tous les obstacles. Son tourbillon emporte comme une paille légère tout ce que la force humaine a su lui opposer : personne n’a contrarié sa marche impunément…
La Révolution française mène les hommes plus que les hommes ne la mènent.
Les scélérats mêmes qui paraissent conduire la Révolution n’y entrent que comme de simples instruments, et dès qu’ils ont la prétention de la dominer ils tombent ignoblement. »
Joseph de Maistre
Considérations sur la France
« Cet événement est trop immense, trop mêlé aux intérêts de l’humanité, a une trop grande influence sur toutes les parties du monde, pour que les peuples, en d’autres circonstances, ne s’en souviennent et ne soient amenés à en recommencer l’expérience. »
Emmanuel Kant
PROLOGUE
Le lundi 21 janvier 1793
« Peuple, je meurs innocent,
je pardonne… »
Il était le roi de France, Louis, le XVIe du nom, l’héritier d’une lignée qui depuis plus de dix siècles avait bâti et gouverné ce royaume des fleurs de lys, et qui, par la grâce de Dieu, en avait fait l’un des plus puissants du monde.
Ses rois l’étaient de droit divin, et la France était la fille aînée de l’Église, et un Louis, le IXe du nom, mort en croisade, était devenu Saint Louis.
Mais dans cette matinée du lundi 21 janvier 1793, quatre mois jour pour jour après la proclamation de la République le 21 septembre 1792, alors qu’un brouillard glacé fige Paris, étouffe les roulements des tambours qui battent sans jamais s’interrompre, Louis XVI n’est plus qu’un Louis Capet, ci-devant roi de France, ci-devant roi des Français.
Et l’on va trancher son corps en deux, et séparer ainsi le corps du roi et celui de la nation.
Lorsque, après une hésitation, Louis descend d’un grand carrosse vert, qui vient de s’arrêter place de la Révolution, ci-devant place Louis-XV, il voit d’abord les rangées de soldats, gardes nationaux et cavaliers, puis la foule immense qui a envahi la place de la Révolution.
De la statue du roi Louis XV, il ne reste que le socle en pierre, récif blanc au milieu de ces dizaines de milliers de corps qui se pressent comme pour se réchauffer, se rassurer.
Il fait froid. On va décapiter le roi.
Louis, petit-fils de ce Louis XV dont on a abattu la statue et débaptisé la place, lève les yeux.
Il voit l’échafaud, la guillotine dressée, entre le socle de la statue au centre de la place et le début des Champs-Élysées.
Il voit le couteau, les montants qui guideront le tranchant oblique, la planche sur laquelle on attachera son corps, qui basculera au moment où tombera la lame.
Il recule d’un pas quand le bourreau Samson et ses deux aides s’approchent de lui.
Il est le roi.
Ce ne sont pas les hommes qui peuvent décider de son état, seul Dieu a ce pouvoir.
Il est le roi.
C’est sacrilège de porter la main sur lui.
Il ôte lui-même son habit et son col, ne gardant qu’un simple gilet de molleton blanc.
Il repousse une nouvelle fois Samson.
Il ne veut pas qu’on lui coupe les cheveux, qu’on lui lie les mains.
Près de lui, l’abbé Edgeworth, son confesseur, lui murmure quelques mots :
« Sire, dans ce nouvel outrage, dit le prêtre, je ne vois qu’un dernier trait de ressemblance entre Votre Majesté et le Dieu qui va être sa récompense. »
Louis baisse la tête.
Le corps du roi peut souffrir comme a souffert le corps du Christ.
Louis se soumet.
On noue la corde autour de ses poignets.
Pour les hommes, il n’est plus que Louis Capet que la Convention nationale a déclaré « coupable de conspiration contre la liberté de la nation et d’attentat contre la sûreté générale de l’État ».
Et elle a décrété que « Louis Capet subira la peine de mort ».
Louis a tenté de contester ce jugement des hommes.
Le 17 janvier 1793, il a adressé aux sept cent quarante-neuf députés de la Convention nationale une lettre demandant que le peuple seul puisse le juger.
« Je dois à mon honneur, a-t-il écrit, je dois à ma famille, de ne point souscrire à un jugement qui m’inculpe d’un crime que je ne puis me reprocher, en conséquence de quoi je déclare que j’interjette appel à la nation elle-même du jugement de ses représentants. »
Mais la Convention a refusé de prendre en compte cette requête. Et le bourreau Samson pousse Louis Capet, ci-devant roi de France, vers l’escalier qui conduit à la guillotine.
Louis trébuche, puis repoussant toute aide il gravit les cinq marches de l’échafaud.
Les tambours battent plus fort, crevant la couche grise et glacée qui recouvre la place.
Louis est sur la plate-forme. Il répète les phrases qu’il a dictées le 25 décembre 1792, dernier Noël de sa vie, il le savait, et qui composent son testament.
« Je laisse mon âme à Dieu, mon créateur, dit-il. Je Le prie de la recevoir dans Sa miséricorde…
« Je meurs dans l’union de notre Sainte Mère l’Église catholique, apostolique et romaine…
« Je prie Dieu de me pardonner tous mes péchés. J’ai cherché à les connaître scrupuleusement, à les détester et à m’humilier en Sa présence…
« Je pardonne de tout mon cœur à ceux qui se sont faits mes ennemis sans que je leur en aie donné aucun sujet…
« Je prie Dieu particulièrement de jeter des yeux de miséricorde sur ma femme, mes enfants et ma sœur qui souffrent depuis longtemps avec moi…
« Je recommande mes enfants à ma femme. Je n’ai jamais douté de sa tendresse maternelle…
« Je prie ma femme de me pardonner tous les maux qu’elle souffre pour moi…
« Je recommande à mon fils, s’il avait le malheur de devenir roi, de songer qu’il se doit tout entier au bonheur de ses concitoyens, qu’il doit oublier toute haine ou tout ressentiment et nommément tout ce qui a rapport aux malheurs et aux chagrins que j’éprouve…
« Je pardonne encore très volontiers à ceux qui me gardaient les mauvais traitements et les gestes dont ils ont cru devoir user envers moi…
« Je finis en déclarant devant Dieu, et prêt à paraître devant lui, que je ne me reproche aucun des crimes qui sont avancés contre moi… »
Louis, maintenant, est face à la guillotine et domine la foule sur laquelle roulent les battements de tambour.
Il se dégage d’un mouvement brusque des mains du bourreau et de ses aides.
Il crie, tourné vers la foule :
« Peuple, je meurs innocent ! Je pardonne aux auteurs de ma mort. Je prie Dieu que le sang que vous allez répandre ne retombe jamais sur la France. »
Samson se saisit de lui, le tire en arrière.
Il dit encore aux bourreaux :
« Messieurs, je suis innocent de ce dont on m’accuse. Je souhaite que mon sang puisse cimenter le bonheur des Français. »
Samson hésite. Louis se débat. On le pousse. La planche bascule :
« On entend un cri affreux que le couteau étouffa. » Samson prend la tête de Louis par les cheveux, la brandit, la montre au peuple.
Des cris s’élèvent :
« Vive la nation ! », « Vive la république ! », « Vive l’égalité ! », « Vive la liberté ! ».
Des farandoles entourent l’échafaud. Quelques hommes et quelques femmes s’approchent de la guillotine, cherchent à tremper leurs mouchoirs, des enveloppes, dans le sang de Louis Capet, ci-devant roi de France.
Ils agitent leurs trophées rouges.
Mais la foule se disperse rapidement, silencieuse et grave.
Sur la place de la Révolution, dans les rues, les échoppes, les estaminets où l’on boit du vin chaud, on commente moins la mort du roi que celle du conventionnel Le Peletier de Saint-Fargeau.
Il avait voté pour l’exécution immédiate de Louis Capet.
On l’a assassiné dans la nuit, au moment où il sortait de souper au restaurant Février, place du Palais-Égalité, ci-devant place du Palais-Royal.
C’est un ancien garde du corps du roi, Pâris, qui lui a donné un coup de sabre au bas-ventre.
Et le corps du conventionnel sera exposé nu jusqu’à la taille avant d’être accompagné au Panthéon par toute la Convention et un long cortège populaire.
La mort du ci-devant roi de France paraît aux yeux du peuple « sans-culotte » venger Le Peletier de Saint-Fargeau et tous les « martyrs » de la Révolution.
« Le sang des hommes fait gémir l’humanité, le sang des rois la console », écrivent les citoyens membres de la Société des Amis de l’Égalité et de la Liberté aux conventionnels.
Et le journal Le Père Duchesne prononce, à sa manière, l’oraison funèbre de Louis :
« Capet est enfin mort, foutre !
« Je ne dirai pas, comme certains badauds, n’en parlons plus !
« Parlons-en au contraire, pour nous rappeler tous ses crimes et inspirer à tous les hommes l’horreur qu’ils doivent avoir pour les rois.
« Voilà, foutre, ce qui m’engage à entreprendre son oraison funèbre, non pour faire son éloge ou adoucir ses défauts, mais pour le peindre tel qu’il fut, et apprendre à l’univers si un tel monstre ne méritait pas d’être étouffé dès son berceau ! »
Ce lundi 21 janvier 1793, à dix heures vingt, place de la Révolution, un homme est mort, que l’on ne nommait plus que Louis Capet. Mais c’est le corps du roi, et l’histoire de la nation, qu’on a tranchés en deux.
Quatre ans auparavant, en 1789, les sujets de toutes les provinces célébraient encore ce même homme, ce roi de France.
Et le 14 juillet 1790, il présidait la fête de la Fédération, rassemblant autour de lui tous les citoyens des départements du royaume.
Il était le roi des Français.
Et en mai 1774, quand il avait succédé à son grand-père Louis XV, les libellistes avaient écrit qu’il semblait « promettre à la nation le règne le plus doux et le plus fortuné ».
Qui eût osé imaginer qu’un jour, Louis XVI, Louis le Bon, serait, sous le simple nom de Louis Capet, guillotiné, sur la ci-devant place Louis-XV, devenue place de la Révolution ?
PREMIÈRE PARTIE
1774-1788
« Quel fardeau et on ne m’a rien appris ! »
« N’oubliez jamais, Sire, que c’est la faiblesse qui a mis la tête de Charles Ier sur un billot… »
Lettre de Turgot à Louis XVI 30 avril 1776
1
Ce roi, Louis XVI, qu’on tue après l’avoir humilié, peut-être a-t-il pressenti qu’il aurait, en accédant au trône de France, un destin tragique ?
Cela survient le 10 mai 1774.
Depuis plusieurs jours déjà, il sait que son grand-père Louis XV est condamné, et qu’il sera lui, Louis Auguste, duc de Berry, son successeur.
L’angoisse et l’accablement l’étreignent.
Il a vu le corps du roi – Louis le Bien-Aimé, le plus bel homme du royaume, avait-on qualifié Louis XV -se transformer en un tas de chairs purulentes et puantes, le visage couvert de pustules et de croûtes.
On s’agenouille pour prier, mais au pied de l’escalier qui conduit à la chambre du roi, parce qu’à s’en approcher on craint la contagion.
« Madame, j’ai la petite vérole », a dit Louis XV à sa favorite, la comtesse du Barry.
Il veut, après une vie dissolue, solliciter la grâce de Dieu, et donc écarter cette maîtresse qui était – après tant d’autres – l’incarnation du péché.
« Il est nécessaire que vous vous éloigniez », lui a-t-il dit.
Elle a obéi et quitté Versailles pour le château de Rueil.
Et le confesseur de Louis XV a pu recueillir les dernières paroles du roi agonisant. Puis il s’est avancé vers les courtisans qui se tiennent à distance.
« Messieurs, le roi m’ordonne de vous dire que s’il a causé du scandale à ses peuples, il leur en demande pardon et qu’il est dans la résolution d’employer le reste de ses jours à pratiquer la religion en bon chrétien comme il l’a fait dans sa jeunesse, et à la protéger et à faire le bonheur de ses peuples. »
Louis, duc de Berry, bientôt Louis XVI, écoute ces mots.
Mais il est trop tard, la mort est là qui se saisit du corps du roi, qu’il faut au plus vite enfermer dans un double cercueil de plomb rempli d’« esprit de vin ».
Et ce roi, si puissant, si adulé dans la première partie de son règne, n’est plus qu’un cadavre qui se dissout, dont on s’éloigne, qu’on veut oublier.
On avait célébré six mille messes en 1744 lorsque la maladie avait terrassé Louis XV. On n’en compte que trois en 1774.
Et Louis XVI apprendra que c’est accompagné seulement de quelques domestiques, et d’une petite escorte de gardes du corps, que le cercueil du roi a été conduit jusqu’à Saint-Denis, la nuit du 12 mai.
Et tout au long de la route on a entendu crier, d’un ton joyeux : « Taïaut ! Taïaut ! » et « Voilà le plaisir des dames ! Voilà le plaisir ».
Oraison funèbre pour un roi qui selon le peuple s’était davantage soucié de la chasse et des femmes que de son royaume.
Et Louis murmurera, lui qu’on a en 1770 marié à seize ans, avec Marie-Antoinette d’Autriche, la plus jeune des héritières des Habsbourg, âgée d’à peine quinze ans, lui dont on assure que durant plusieurs années il a été incapable de consommer son mariage, et auquel on ne connaît aucune liaison :
« Ce qui a toujours perdu cet État-ci a été les femmes légitimes et les maîtresses. »
Il n’aura vingt ans que dans quelques mois, il n’a jamais régné, il ne s’est adonné avec passion qu’à la chasse, s’y livrant quotidiennement depuis sa première chevauchée, en août 1769 – il avait quinze ans – mais il a été témoin, à la Cour, des intrigues qui se nouaient autour de la comtesse du Barry et du souvenir qu’avaient laissé Madame de Pompadour, ou bien les favorites – et leurs bâtards légitimes – de Louis XIV. Ses tantes – les sœurs de Louis XV –, le gouverneur des enfants de France, le duc de La Vauguyon, l’ont mis en garde contre les femmes et l’influence qu’elles peuvent exercer dans le gouvernement.
« C’est un malheur. »
Il a vu les sujets se détourner de Louis XV.
Et il s’est fait, peu à peu, une idée des devoirs d’un souverain. Il a même rédigé une sorte de résumé de tous les enseignements qu’on lui a prodigués, qu’il a intitulé Réflexions sur mes entretiens avec Monsieur de La Vauguyon.
« Un bon roi, écrit-il, ne doit avoir d’autre objet que de rendre son peuple heureux… »
Et pour cela il ne doit pas oublier les droits naturels de ses sujets « antérieurs à toute loi politique et civile : la vie, l’honneur, la liberté, la propriété des biens… Le prince doit donc réduire les impôts autant qu’il peut…
Le roi doit être ferme et ne jamais se laisser aller à la faiblesse. Il doit aussi connaître les hommes afin de ne pas être dupe… Le roi tient de Dieu l’autorité souveraine, dont il ne doit compte qu’à Lui, mais s’il asservit son peuple, il est coupable devant Dieu ».
Et les conseils qu’il reçoit d’un abbé qui fut le confesseur de son père – l’abbé Soldani – achèvent de lui représenter le « métier de roi » comme le plus exigeant, le plus austère, le plus difficile aussi qui soit.
Il faut, lui a dit Soldani, « connaître sa religion, lutter contre les écrits des philosophes, sans ménager les auteurs, protéger l’Église sans épargner les mauvais prêtres ni les abbés avides… Évitez les favoris, tenez-vous près du peuple, évitez le vain luxe, les dépenses, les plaisirs auxquels on sait que vous tenez peu, du reste. Vous qui aimez le travail, sachez vous reposer ; vous qui êtes frugal, ne vous laissez pas séduire ; soyez bon avec tous, mais rappelez-vous que vous êtes l’héritier. Et puissiez-vous régner le plus tard possible ».
Mais ce 10 mai 1774, il n’a pas vingt ans, quand il entend tout à coup rouler vers lui, comme un bruit de tonnerre, le piétinement impatient des courtisans qui ont abandonné l’antichambre du souverain décédé pour venir saluer « la nouvelle puissance ».
Le roi est mort ! Vive le roi !
2
Louis est comme écrasé, étouffé.
« Quel fardeau, s’exclame-t-il, et on ne m’a rien appris ! Il me semble que l’univers entier va tomber sur moi. »
Cette charge royale que Dieu lui confie, il craint depuis plus de dix ans de ne pouvoir la supporter.
Longtemps, il a espéré ne pas monter sur le trône.
Il n’était que le deuxième fils du dauphin Louis-Ferdinand et de la dauphine Marie-Josèphe de Saxe.
Le fils aîné, le duc de Bourgogne, était le successeur désigné de Louis-Ferdinand, qui lui-même n’accéderait à la royauté qu’après la mort de son père Louis XV.
Louis, duc de Berry, né le 23 août 1754, se sentait ainsi protégé par ces trois vies qui le tenaient écarté du trône.
D’ailleurs, qui prêtait attention à cet enfant joufflu, puis à ce garçon maigre, au regard vague des myopes, qui semblait incapable de prendre une décision et dont la démarche même était hésitante ?
Son frère aîné, le duc de Bourgogne, attirait tous les regards, toutes les attentions, et il traitait son cadet avec morgue, mépris, cependant que ses précepteurs, le gouverneur des enfants de France, le duc de La Vauguyon, le donnaient en modèle. Les frères cadets de Louis, duc de Berry, les comtes de Provence et d’Artois, étaient, bien que plus encore éloignés du trône, moins effacés. Le comte de Provence avait l’intelligence subtile, et le comte d’Artois, le charme d’un séducteur.
Les sœurs, Clotilde et Élisabeth, comptaient peu, face à ces quatre fils.
« Nos princes sont beaux et bien portants… Monseigneur le duc de Bourgogne est beau comme le jour, et le duc de Berry ne lui cède en rien », disait-on.
Mais c’est le duc de Bourgogne qu’on fête !
À sa naissance, en 1751, Louis XV ordonne trois jours de chômage et d’illuminations à Paris. Rien de tel pour le duc de Berry, trois ans plus tard. À peine quelques volées de cloches.
A-t-on craint, comme ce fut le cas pour le duc de Bourgogne, que des émeutiers, pauvres que la misère étrangle, que le prix du grain affame, ne déposent dans le berceau de l’enfant un paquet de farine et un paquet de poudre, avec ce placet : « Si l’un nous manque, l’autre ne nous manquera pas » ?
On avait envoyé l’une des nourrices à la Bastille, sans pour autant démonter les rouages du complot et mettre au jour les complicités.
Le duc de Berry reste dans l’ombre de son frère aîné. On se soucie si peu de lui, que la nourrice qu’on lui choisit n’a pas de lait, mais est la maîtresse d’un ministre du Roi, le duc de La Vrillière.
Tant pis pour Louis, duc de Berry, puisqu’il ne doit pas être roi !
Mais la mort a d’autres projets.
Elle rôde dans le royaume de France, qui semble si riche, si puissant, le modèle incomparable des monarchies.
Et cependant on meurt de faim, et les impôts dépouillent les plus humbles, les laissant exsangues alors que nobles et ecclésiastiques apparaissent comme des intouchables, rapaces de surcroît, levant leurs propres impôts, avides au point de tout vouloir s’accaparer, chassant à courre, saccageant ainsi les épis mûrs, et traînant en justice, et parfois jusqu’à l’échafaud, les paysans qui braconnent.
Les « émotions », les « émeutes », les « guerres des farines », les « révoltes des va-nu-pieds », secouent donc périodiquement le royaume.
Et en 1757 – le duc de Berry a trois ans –, un serviteur, Damiens, à Versailles, porte un coup de couteau au flanc du roi bien-aimé, Louis XV. Blessure sans gravité, mais acte révélateur et châtiment à la mesure du sacrilège.
Porter la main sur le roi c’est frapper Dieu ! Et, dans ce royaume où on lit Voltaire, où la favorite, Madame de Pompadour, protège les philosophes, on va couler du plomb fondu dans les entrailles ouvertes de Damiens, puis on va atteler quatre chevaux à ses quatre membres, afin de l’écarteler, et, pour faciliter l’arrachement des jambes et des bras, on cisaillera les aisselles et l’aine.
La mort est à l’œuvre.
Le duc de Bourgogne meurt le 20 mars 1761, et Louis son cadet, âgé de sept ans, que le décès de son frère aîné a plongé dans la maladie, emménage dans la chambre du frère défunt, celle de l’enfant choyé qu’on préparait pour le trône et qui n’est plus qu’un souvenir exemplaire dont on ne cesse de vanter les mérites à Louis.
On veille de plus près sur son éducation.
« Berry fait de grands progrès dans le latin et d’étonnants dans l’histoire », écrit son père, le dauphin Louis-Ferdinand.
Mais les ambassadeurs qui le scrutent puisqu’il s’est rapproché du trône sont sans indulgence.
« Si on peut s’en rapporter aux apparences, écrit l’ambassadeur d’Autriche en 1769 – Louis a quinze ans –, la nature semble lui avoir tout refusé. Le prince par sa contenance et ses propos n’annonce qu’un sens très borné, beaucoup de disgrâce et nulle sensibilité… »
Et l’ambassadeur de Naples ajoute un trait plus sévère encore : « Il semble avoir été élevé dans les bois. »
Louis en fait est timide, d’autant plus mal à l’aise que son père, dauphin de France, est mort le vendredi 20 décembre 1765, et que désormais entre la charge royale et Louis, il n’y a plus que son grand-père Louis XV, vert encore, rajeuni par sa liaison avec la comtesse du Barry qui a succédé à la marquise de Pompadour, décédée en 1764.
Mais le roi est lucide, et il s’exclame, plein d’inquiétude et presque de désespoir :
« Pauvre France, un roi âgé de cinquante-cinq ans et un dauphin âgé de onze ans ! Pauvre France. »
À compter de ce mois de décembre 1765, Louis, duc de Berry, est donc en effet dauphin de France.
Il a onze ans.
Il n’est qu’un enfant que l’inquiétude tenaille, qui trouve souvent dans la maladie un refuge contre l’angoisse d’avoir un jour à être roi de France. Dignité, charge et fonction auxquelles on le prépare en lui enseignant l’italien, l’anglais et un peu d’allemand. Mais il aime d’abord les mathématiques, les sciences, la géographie. Il est habile à dessiner les cartes.
Les travaux manuels – et même ceux des jardiniers ou des paysans qu’il côtoie – l’attirent. Il a été malingre. Il grossit, parce qu’il dévore, engloutissant voracement, comme pour rechercher ces périodes d’engourdissement, d’indigestion, qui lui masquent la réalité.
Si la mort frappe d’abord Louis XV, ce qui est dans l’ordre naturel des choses, il sera roi.
Et cela l’accable.
Et l’échéance se rapproche, puisque la mort continue à faucher.
La mère de Louis – la dauphine – meurt en 1767, puis, en mars 1768, c’est la reine Marie Leczinska – la grand-mère de Louis – qui est emportée.
Et à chacun de ces décès c’est le dauphin – car Louis XV n’assiste pas par exemple au service solennel à Saint-Denis en l’honneur de la reine – qui préside ces cérémonies funèbres, à la lourde et minutieuse étiquette.
Alors que Louis n’est pas encore roi, ces obligations auxquelles il se soumet le paralysent, même s’il tente de donner le change. Mais son visage rond marqué par l’ennui et presque le désespoir, son regard éteint, ses gestes gauches, ne trompent pas.
Il sait aussi qu’il ne peut combler les attentes de Louis XV, qui ne cesse de regretter la mort du dauphin Louis-Ferdinand, son fils.
« Vous avez bien jugé de ma douleur, écrit le roi au duc de Parme, je me distrais tant que je peux, n’y ayant point de remède, mais je ne puis m’accoutumer de n’avoir plus de fils et quand on appelle mon petit-fils, quelle différence pour moi, surtout quand je le vois entrer. »
Alors Louis, pour se protéger de cette déception, s’enferme en lui-même, son corps s’alourdit comme si la graisse devenait une carapace, et la myopie le moyen de ne pas voir, d’ignorer la réalité.
Mais parfois il rompt le silence où il se terre, et dans une réponse à La Vauguyon, il révèle son amertume et sa solitude :
« Eh, Monsieur, qui voulez-vous que j’aime le plus ici, où je ne me vois aimé de personne ? »
Mais il faut accepter, subir ce que Dieu impose.
Et le choix de Dieu s’exprime par la voix de Louis XV.
C’est le roi qui trace la route, qui, conseillé par son ministre Choiseul, est décidé à renforcer l’alliance avec l’Empire des Habsbourg, et le plus symbolique et le plus efficace c’est de préparer le mariage du dauphin avec une archiduchesse autrichienne.
Le 24 mai 1766, l’ambassadeur de Vienne à Paris, le prince Stahrenberg, écrit à l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche :
« Votre Majesté sacrée peut dès ce moment regarder comme décidé et assuré le mariage du dauphin et de l’archiduchesse Marie-Antoinette », la plus jeune des filles de Marie-Thérèse.
Louis XV l’a confirmé à l’ambassadeur autrichien, qui ajoute :
« C’est aux bons offices de Monsieur de Choiseul – le premier des ministres – que je dois principalement un succès que j’avais fort à cœur d’obtenir. »
Il n’est pas dans les usages que l’on se préoccupe des sentiments du dauphin de France. La vie de Louis, duc de Berry, Louis XVI à compter du 10 mai 1774, est donc dessinée sans qu’il ait à y redire. Et les choix accomplis au nom de la tradition, de la politique et des décisions royales, des contraintes dynastiques, ont modelé la personnalité de Louis.
Mais maintenant qu’il est roi, il doit régner.
Il n’est pas sûr de lui.
On ne lui a pas appris à gouverner.
Il sait chasser, battre le fer comme un forgeron ou un serrurier, ou même tracer un sillon tel un laboureur, mais il ignore l’art de la consultation et de la décision politiques.
Il cherche autour de lui des appuis, des conseils.
Son père, Louis-Ferdinand, avant de mourir, avait dressé une liste de personnalités qui pourraient l’aider de leurs avis. Il interroge ses tantes, mais les filles de Louis XV sont de vieilles demoiselles, dévotes. L’une d’elles, Louise, a même pris le voile au carmel de Saint-Denis.
Il se méfie de sa jeune femme Marie-Antoinette, qui n’a pas dix-neuf ans et qui est tout entière soumise aux stratégies du nouvel ambassadeur autrichien Mercy-Argenteau, qui veut d’abord servir Vienne.
Il écoute les uns et les autres, hésite entre deux anciens ministres, Machault et Maurepas, l’un de soixante-treize ans, l’autre de presque soixante-quatorze !
Il choisit d’abord, sur le conseil de ses tantes, Machault, puis, cédant à d’autres influences, il opte pour Maurepas, exilé par Louis XV dans son château de Pontchartrain. Là, Maurepas reçoit tout ce que Paris compte d’esprits éclairés, proches de cet « esprit des Lumières », ouvert à l’économie, aux idées que le « parti philosophique », Voltaire, l’Encyclopédie défendent et répandent.
Cet homme-là pourrait être son conseiller.
Il lui adresse donc la lettre qu’il avait d’abord écrite à Machault.
« Monsieur, dans la juste douleur qui m’accable et que je partage avec tout le royaume, j’ai pourtant des devoirs à remplir.
« Je suis roi : ce seul mot renferme bien des obligations, mais je n’ai que vingt ans. Je ne pense pas avoir acquis toutes les connaissances nécessaires. De plus je ne puis voir aucun ministre, ayant tous été enfermés avec le roi dans sa maladie. »
Les risques de contagion imposent qu’il ne les consulte pas avant neuf jours.
« J’ai toujours entendu parler de votre probité et de la réputation que votre connaissance profonde des affaires vous a si justement acquise. C’est ce qui m’engage à vous prier de bien vouloir m’aider de vos conseils et de vos lumières.
« Je vous serais obligé, Monsieur, de venir le plus tôt que vous pourrez à Choisy où je vous verrai avec le plus grand plaisir. »
La lettre est déférente, presque humble. Elle touche et flatte le vieux courtisan qu’est Maurepas.
Dès le 13 mai, il est à Choisy. Il voit Louis XVI, comprend que le jeune roi ne veut pas d’un premier ministre mais d’un mentor, et le rôle convient à Maurepas.
« Je ne serai rien vis-à-vis du public, dit Maurepas. Je ne serai que pour vous seul. »
Les ministres travailleront avec le roi et lui, Maurepas, offrira son expérience.
« Ayons une conférence ou deux par semaine et si vous avez agi trop vite, je vous le dirai.
« En un mot je serai votre homme à vous tout seul et rien au-delà. »
Et Maurepas ajoute :
« Si vous voulez devenir vous-même votre premier ministre, vous le pouvez par le travail… »
Le premier Conseil se tient le 20 mai 1774 au château de la Muette situé en bordure du bois de Boulogne.
Louis XVI écoute les anciens ministres de Louis XV.
Dans ce Conseil et les suivants, on lit les dépêches sans les commenter. Le roi s’ennuie, n’intervient pas, quitte brusquement le Conseil sans même qu’on ait fixé la date du suivant.
Seule décision : le roi renonce par un édit du 30 mai au « don de joyeux avènement », et la reine à un autre impôt, tous deux destinés à célébrer l’accession au trône d’un nouveau souverain.
Quand, dans le bois de Boulogne, le peuple aperçoit Louis XVI qui se promène à pied sans gardes du corps parmi ses sujets, puis la reine qui vient à sa rencontre à cheval et que les deux jeunes gens s’embrassent, « le peuple bat des mains ».
« Louis XVI semble promettre à la nation le règne le plus doux et le plus fortuné », peut-on lire dans les gazettes.
3
Ces acclamations, cette ferveur populaire spontanée, autour du château de la Muette, ces hommes et ces femmes qui s’agenouillent sur son passage, qui veulent baiser ses mains, ou simplement toucher ses vêtements, rassurent Louis XVI.
Il embrasse de nouveau Marie-Antoinette, et la foule crie : « Vive le roi ! Vive la reine ! »
Tout brusquement paraît simple, évident comme un ciel qui s’est éclairci.
Les sujets aiment leurs souverains. Le roi incarne le royaume et l’ordre du monde, les Français le savent et l’acceptent.
Il faut être bon, juste et ferme avec eux, les rendre heureux, soulager leurs misères, diminuer autant qu’on le peut les impôts qu’ils paient, et donc réduire les dépenses exorbitantes, le « vain luxe », ainsi que le disait l’abbé Soldani. Sinon ce sont les flambées de colère, ces émotions paysannes que suscitent, comme en 1771, et même l’année dernière en 1773, les récoltes déficitaires. La rareté des grains provoque l’augmentation du prix du blé, et donc de la farine et du pain. Et voici l’émeute.
Comment éviter cela ?
L’humeur de Louis devient morose. Le sentiment d’impuissance qui souvent le saisit le submerge, et suscite en lui l’ennui.
Il regarde Marie-Antoinette qui rit, qui caracole, mutine, qu’entourent des courtisans. Elle s’éloigne au galop, cependant qu’il reste là, dans ce bois de Boulogne, hésitant, pressé par ses sujets dont l’enthousiasme tout à coup le lasse, et dont il sait, se souvenant des dernières années du règne de Louis XV, qu’il peut se retourner en mépris et en colère.
Il a l’impression qu’il est prisonnier de cette toile d’araignée qu’est le pouvoir royal dont tous les fils convergent vers lui.
Il faudrait se dégager, agir, mais comment le faire sans rompre des liens qui s’entrecroisent, noués les uns aux autres ? Déchirer l’un, c’est affaiblir toute la toile.
Il lui a suffi de quelques semaines pour découvrir qu’autour de lui c’est un grouillement d’intrigues, d’ambitions, d’intérêts contradictoires.
On lui suggère ainsi de revenir sur la réforme décidée en 1771 par Louis XV et son chancelier Maupeou.
Les caisses royales étaient vides, parce que la guerre de Sept Ans – 1756-1763 –, désastreuse, conclue par le calamiteux traité de Paris, a coûté cher.
Il fallait tenter de les remplir, pour éviter la banqueroute. Les nouveaux impôts ne pouvaient frapper que les « privilégiés ».
Les parlements s’y sont opposés. Composés de privilégiés, propriétaires de leur charge, ils se présentent en « défenseurs du peuple » contre le pouvoir royal. Le chancelier Maupeou a voulu les briser, transformer les parlementaires en agents du pouvoir royal.
Il a exilé les membres du Parlement de Paris, il limite le ressort de cette juridiction.
C’est une véritable révolution qui peut permettre à la monarchie de réaliser des réformes décisives puisqu’elle pourra, enfin, lever l’impôt sur les privilégiés, sans rencontrer la résistance des parlements.
Faut-il, puisque Louis XV est mort, effacer cette « révolution », redonner toute leur force aux parlements ? Capituler, conforter les privilégiés au détriment de l’ensemble du royaume et des intérêts mêmes de la monarchie ? Louis XVI écoute les conseilleurs qui se pressent autour de lui. Il hésite.
Il y a le « camp » de Marie-Antoinette qui récuse toute réduction des dépenses royales, pour qui la monarchie ne peut que respecter les privilèges, dont elle est elle-même l’expression.
Et Marie-Antoinette aime le luxe, les bals et les fêtes, elle accorde à ses proches qui composent sa « cour » des milliers de livres de rente.
Elle est l’héritière des Habsbourg, fière de son ascendance, soucieuse de défendre les intérêts de la cour de Vienne.
Elle pense court car son éducation a été négligée.
L’abbé Vermond, le précepteur qui a été envoyé auprès d’elle à Vienne pour l’instruire afin de la préparer à son rôle de reine de France, a dû constater qu’elle était rebelle à toute contrainte, qu’on ne « pouvait appliquer son esprit qu’en l’amusant », parce qu’elle n’avait été accoutumée à aucun effort et qu’elle était marquée par « un peu de paresse et beaucoup de légèreté ». Mais elle sait séduire, jeune fille au front haut et bombé, à la chevelure dorée, à la peau d’une blancheur satinée.
Ce charme auquel personne ne résiste indispose Louis, quand avec Louis XV il la reçoit à Compiègne, puis à Versailles, en mai 1770, pour célébrer, selon les vœux du premier des ministres Choiseul, le plus grand mariage du siècle et, par là, confirmer de manière éclatante l’alliance du royaume de France avec l’Autriche.
Cérémonie grandiose, bal, souper, illumination et feu d’artifice qu’un violent orage oblige à reporter, marquent ce jour du 16 mai 1770.
Mais Louis dans son lourd costume brodé de l’ordre du Saint-Esprit apparaît maladroit, distant, ennuyé, comme si l’éclat de son épouse, à peine âgée de quinze ans, mettait mal à l’aise ce jeune homme de seize ans qui n’a aucune expérience des femmes, et qui doit, sous l’œil des courtisans, se dévêtir et se coucher, selon le rituel de la Cour, aux côtés de cette adolescente primesautière.
La rumeur se répand vite que le mariage n’a pas été consommé.
Marie-Antoinette a osé interpeller son époux, en présence des sœurs de Louis XV :
« Vous êtes mon homme, quand serez-vous mon mari ? »
On murmure. On se moque.
Marie-Antoinette est vite entourée d’une cour de jeunes gens, parmi lesquels le comte d’Artois, le plus jeune des frères de Louis, le plus vif, le plus brillant. Et Louis semble indifférent, se livrant chaque jour, avec une violence exacerbée, à la chasse, traquant souvent seul les sangliers et les cerfs, et se jetant sur l’animal, le couteau à la main afin de l’achever et de le dépecer.
Puis, rentré au château, il redevient ce jeune homme silencieux, morose, indifférent à cette femme qui s’étonne de la froideur de son époux.
« Seul le défaut de volonté du prince donne lieu à une situation si étrange », concluent les médecins qui examinent Louis puis Marie-Antoinette.
On se gausse dans les salons de la Cour.
On murmure que ce mariage inaccompli a commencé sous de sombres auspices : une bousculade et la panique n’ont-elles pas provoqué, le soir des noces, cent trente-six morts à Paris ?
Et Louis a écrit au lieutenant général de police :
« J’ai appris le malheur arrivé à mon occasion. On m’apporte ce que le roi – Louis XV – m’envoie pour mes menus plaisirs. Je ne puis disposer que de cela, je vous l’envoie pour secourir les plus malheureux. »
Et il fait remettre à Monsieur de Sartine 6 000 livres.
Cela ne fait pas taire les commentaires.
Les uns disent à propos de ces époux royaux : « On les marie trop jeunes. »
Mais d’autres sont plus sévères : « La nature semble avoir tout refusé à Monsieur le Dauphin », conclut l’ambassadeur d’Autriche Mercy-Argenteau.
Il précise dans une lettre à l’impératrice Marie-Thérèse :
« Madame la Dauphine – Marie-Antoinette – craint dans le prince son époux les effets de la nonchalance, de peu d’aptitude à être ému, enfin un défaut de nerf sans lequel on ne pense ni on ne sent assez vivement pour agir avec efficacité. »
Et cependant – enfin ! – le mariage est consommé -ou presque ! – en mai 1773 – trois ans après les noces donc !
« Je crois le mariage consommé, quoique pas encore dans le cas d’être grosse, écrit Marie-Antoinette à sa mère l’impératrice Marie-Thérèse. C’est pour cela que Monsieur le Dauphin ne veut pas qu’on le sache encore. Quel bonheur si j’avais un enfant au mois de mai… »
Est-ce l’effet de ces journées de mai ? Louis apparaît aux fêtes que donne Marie-Antoinette, et celle-ci participe aux chasses royales.
Et quand ils font leur entrée officielle à Paris, le 8 juin 1773, la foule les acclame. Jamais un couple de la famille royale n’a reçu un tel accueil populaire.
Les jeunes gens – dix-neuf et dix-huit ans – sont émus.
« Ce qui m’a touchée le plus, écrit Marie-Antoinette, c’est la tendresse et l’empressement de ce pauvre peuple qui malgré les impôts dont il est accablé était transporté de joie de nous voir. Lorsque nous avons été aux Tuileries il y avait une si grande foule que nous avons été trois heures sans pouvoir avancer ni reculer Monsieur le Dauphin et moi… Avant de nous retirer nous avons salué avec la main le peuple, ce qui a fait grand plaisir. Qu’on est heureux dans notre état de gagner l’amitié du peuple à si bon marché ! Il n’y a pourtant rien de si précieux, je l’ai bien senti et je ne l’oublierai jamais. »
C’était en juin 1773.
Au fond de lui, Louis ne peut longtemps se laisser bercer par ces scènes émouvantes et rassurantes.
Il doit se soumettre aux examens du chirurgien Lassonne.
On sait déjà que le cadet de Louis, le comte de Provence, est, quoiqu’il le dissimule, incapable de remplir ses devoirs d’époux. Louis doit faire face non seulement à l’ironie et aux sarcasmes des courtisans, mais à Marie-Antoinette qui écrit à Marie-Thérèse : « Il est très bien constitué, il m’aime et a bonne volonté, mais il est d’une nonchalance et d’une paresse qui ne le quittent jamais. »
Et pourtant il chasse avec fougue et témérité.
Il y a aussi les critiques du premier des ministres, Choiseul, dont il sent la volonté de l’humilier en même temps que la jalousie. Car Louis sera roi. Et Choiseul écrit :
« Le prince est imbécile, il est à craindre que son imbécillité, le ridicule et le mépris qui en seront la suite, ne produisent naturellement une décadence de cet Empire, qui enlèverait le trône à la postérité du roi. »
Louis se sent ainsi observé, jaugé, jugé, critiqué, et cette colère mêlée d’amertume, ce sentiment d’impuissance, qui le rongent, il ne peut les exprimer qu’en se jetant au terme d’une chevauchée, couteau au poing, sur le gibier qu’il a acculé.
Mais cette force et cette rage intérieures sont proscrites dans le monde policé, retors, dissimulé, de la Cour et dans le labyrinthe des intrigues qui constitue la politique de la monarchie.
Alors Louis doit affronter et subir les regards perçants des courtisans, des ambassadeurs, qui font rapport à leurs souverains sur cette monarchie française, si glorieuse, si puissante, et cependant taraudée par les faiblesses de ceux qui l’incarnent, et paralysée par les résistances aux réformes de ses élites privilégiées.
L’ambassadeur d’Espagne écrit ainsi :
« Monsieur le Dauphin n’a pas encore révélé son talent ni son caractère. On ne doute pas qu’il soit bon et grand ami de la vertu. Sa taille est bien prise et son corps robuste ; il aime extrêmement la chasse et la suit à cheval si dextrement qu’on le suit avec difficulté. On considère même qu’il s’expose à des chutes dangereuses.
« On ne connaît personne qui ait gagné sa confiance intime.
« On doute qu’il ait consommé son mariage. Quelques-uns l’affirment, mais plusieurs dames de la dauphine ne paraissent pas le croire ; il ne manque pas de pièces à conviction pour le faire penser.
« On retrouve dans le linge des deux princes des taches qui révèlent que l’acte a eu lieu, mais bien des gens l’attribuent à des expulsions extérieures du dauphin qui n’aurait pas réussi à pénétrer non par manque de tempérament mais à cause d’une petite douleur mal placée qui s’accentue quand il insiste.
« D’autres croient que tout a été accompli, parce que le dauphin s’est montré plein d’affection avec la dauphine depuis quelque temps ; mais le doute qui continue à planer sur le sujet, pourtant si important, ne laisse pas penser que le résultat désiré ait été atteint, sans quoi on l’eût célébré.
« La dauphine est belle et de cœur très autrichien : tant qu’il ne l’aura pas très attachée à la France il est naturel qu’elle goûte peu tous les avantages de ce pays.
« Pourtant elle aime beaucoup les bijoux et les ornements et ne manque pas d’occasions ici de se procurer tout ce qu’elle souhaite, elle peut donc satisfaire abondamment l’inclination de son sexe…
« Le comte de Provence a très bon air. Mais tout le monde, d’une voix unanime, affirme son impuissance.
« Le comte d’Artois est galant et de belle allure, il a plus de lumières que ses frères et plus de dispositions à s’instruire. À le juger par son apparence, sa vivacité et toutes ses qualités le font apparaître comme le sauveur et le restaurateur de sa famille.
« La situation de ce gouvernement et de cette monarchie n’est pas à envier… »
4
Louis sait ce que l’ambassadeur d’Espagne pense du royaume de France.
Et il n’ignore rien de ce que les courtisans, les autres diplomates, et les membres de la famille royale, écrivent dans leurs missives, chuchotent entre eux.
Le compte rendu de leurs propos, la copie de leurs lettres, viennent d’être déposés, là, sur la table, par le directeur de ce « cabinet noir » chargé de recueillir les conversations, d’ouvrir les correspondances, et d’en faire rapport quotidien au roi.
Ainsi l’avaient voulu Louis XIV, puis Louis XV, et Louis a pris leur suite, fasciné en même temps qu’effrayé par ce qu’il découvre, avide désormais de connaître ainsi la réalité cachée de ce royaume dont il a la charge, et de percer à jour les intentions de ses proches.
Louis se convainc que ce ne sont point les apparences qui comptent, que les propos publics ne sont le plus souvent que le masque d’intentions et de projets différents.
Il avait depuis l’enfance dissimulé ses pensées, adolescent solitaire et silencieux. Il se persuade qu’on ne peut gouverner ce royaume, agir sur les hommes, qu’en jouant une partie secrète, dont il ne faut livrer les ressorts à quiconque, même au plus proche des conseillers, même à la reine.
Comment d’ailleurs pourrait-on agir autrement, quand on est celui qui doit, en dernier recours, décider du sort de ces vingt-cinq millions de sujets qui constituent le royaume le plus peuplé d’Europe ?
Quand, à Paris, on dénombre au moins six cent mille habitants.
Qu’il faut se soucier de ces philosophes, qui règnent sur les esprits, qui ont diffusé à plusieurs milliers d’exemplaires, les dix-sept volumes de leur Encyclopédie.
Et Louis se défie de ces hommes « éclairés » de cet esprit des Lumières, de ce Voltaire qui, habile, retors, sait à la fois louer le roi sacré à Reims, et conduire la guerre contre l’Église. Voilà un homme qui avance caché, qui publie des libelles violents sous des noms d’emprunt, mais qui n’a qu’un but : « Écraser l’infâme », cette religion apostolique et romaine qui est le socle même de la monarchie.
Or Louis se veut être le Roi Très Chrétien de la fille aînée de l’Église.
Elle compte près de cent trente mille clercs et moniales, dont cent quarante-trois évêques. Ces derniers font tous partie de cette noblesse, forte de trois cent cinquante mille personnes, dont quatre mille vivent à la Cour.
Privilégiés, certes, mais Louis sait que nombreux sont ceux qui, tout en étant fidèles à la monarchie, jalousent le roi. À commencer par ce Louis-Philippe d’Orléans, son cousin, grand maître de la Maçonnerie, cette secte condamnée par l’Église mais tolérée, alors qu’en 1764 – victoire du parti philosophique – les Jésuites ont été expulsés du royaume.
Et il y a ces « frondeurs » de parlementaires, exilés par Louis XV et le chancelier Maupeou, mais qui harcèlent Louis, pour obtenir l’annulation de la réforme, leur retour à Paris, avec tous leurs privilèges.
Et puis, le « peuple », ces millions de sujets, le « tiers état ». La crête en est constituée par deux à trois millions de « bourgeois », négociants, médecins, chirurgiens, avocats, lettrés, se retrouvant souvent dans des sociétés de pensée, loges maçonniques, où ils côtoient certains nobles, tous pénétrés par l’esprit des Lumières, lecteurs de Montesquieu, de Rousseau et d’abord de Voltaire. Au-dessous d’eux, la masse paysanne représente plus de vingt millions de sujets, dont un million et demi sont encore serfs, et les autres, petits propriétaires ou fermiers et métayers, sont écrasés d’impôts, royaux, seigneuriaux, féodaux, et doivent même la dîme à l’Eglise !
Voilà donc ce royaume que Louis doit gouverner.
Il sait que l’on s’interroge en ces premières semaines de règne sur ses capacités.
« Louis XVI aura-t-il ou n’aura-t-il pas le talent des choix et celui d’être la décision ? » se demande un abbé de cour, Véri.
C’est anodin mais Louis découvre dans la copie d’une lettre de l’ambassadeur d’Autriche Mercy-Argenteau à l’impératrice Marie-Thérèse que le diplomate le trouve « bien peu aimable. Son extérieur est rude. Les affaires pourraient même lui donner des moments d’humeur. » Et l’Autrichien se demande si ce roi « impénétrable aux yeux les plus attentifs » doit cette « façon d’être » à une « grande dissimulation » ou à une « grande timidité ».
L’ambassadeur rapporte une exclamation de Marie-Antoinette : « Que voulez-vous qu’on puisse faire auprès d’un homme des bois ? »
Comment, quand on apprend cela, ne pas se renfermer, refuser de donner sa confiance, tenir son jeu secret ? Hésiter à choisir, sachant qu’on est à tout instant guetté ?
Faut-il revenir sur la réforme Maupeou ?
Nommer au contrôle général des Finances cet Anne Robert Turgot, intendant du Limousin, qu’on dit « physiocrate », économiste donc, adepte du laissez faire, laissez passer, voulant briser les corporations de métier, décréter la libre circulation des grains, imaginant que ces libertés favoriseront le commerce, permettront de réduire voire d’effacer ce déficit, cette tumeur maligne de la monarchie, ce mot que Louis entend plusieurs fois par jour associé à ceux de banqueroute, d’économies, d’impôts, de réformes, de privilèges.
Louis se sent harcelé. Son mentor, ce vieil homme de Maurepas, le somme de se décider à nommer Turgot, de répondre à de nombreuses autres questions pressantes à propos de la réforme Maupeou, de la politique étrangère.
Faut-il préparer, entreprendre une guerre contre l’Angleterre, la grande bénéficiaire du traité de Paris, et profiter des difficultés que Londres rencontre dans ses colonies d’Amérique ?
Et cela suppose de donner encore plus de poids à l’alliance avec l’Autriche, et c’est naturellement ce que veut Marie-Antoinette, guidée par l’ambassadeur Mercy-Argenteau.
Mais où est l’intérêt du royaume ?
Louis hésite.
« Que voulez-vous, dit-il à Maurepas, je suis accablé d’affaires et je n’ai que vingt ans. Tout cela me trouble. »
« Ce n’est que par la décision que ce trouble cessera, répond Maurepas. Les délais accumulent les affaires et les gâtent même, sans les terminer. Le jour même que vous en aurez décidé une, il en naîtra une autre. C’est un moulin perpétuel qui sera votre partage jusqu’à votre dernier soupir. »
La seule manière d’échapper à cette meule des affaires qu’il faut trancher et qui tourne sans fin, et ne cessera qu’avec la mort, c’est de s’enfuir, de chevaucher dans les bois, de traquer le cerf et le sanglier, de se rendre jusqu’à Versailles ou à Marly. Louis rêve du jour où, enfin, il pourra s’installer à Versailles.
Il envisage déjà d’aménager des appartements privés, avec une salle de géographie, où il rassemblerait ses cartes et ses plans, un étage serait consacré à la menuiserie. Au-dessus se trouverait la bibliothèque, et enfin, au dernier étage, il placerait la forge, des enclumes et des outils pour travailler le fer.
Un belvédère lui permettrait de pénétrer, grâce au télescope, tous les secrets des bosquets de Versailles et des bâtiments du château.
Il gardera ces lieux fermés, car il a déjà surpris les commentaires ironiques ou méprisants, avec lesquels on juge ses goûts d’artisan, de forgeron, de serrurier, de menuisier.
Un roi, un gentilhomme jouent aux cartes, ou au trictrac, ils apprécient les courses, ils chassent, mais ils ne se livrent pas aux activités d’un roturier, d’un compagnon de métier !
Cela n’est pas digne d’un roi.
Mais ce sera un moyen pour lui de se retirer, d’échapper aux regards, aux harcèlements, aux décisions.
C’est si simple quand on n’agit que pour soi !
Ainsi, alors qu’on le met en garde, qu’on trouve l’initiative téméraire, Louis accepte de se faire inoculer, à la demande de la reine et de ses frères, la variole, et c’était encore une pratique jugée dangereuse, venue de cette terre hérétique et philosophique d’Angleterre, si vantée par Voltaire et le parti philosophique, afin d’être vacciné contre cette maladie qui avait fait des hécatombes dans la famille royale.
Lorsqu’on apprend qu’on a passé des fils dans le gros bouton purulent d’un enfant de trois ans, puis qu’on les a introduits dans les bras du roi et de ses frères, on s’inquiète.
« À quoi bon risquer sur la même carte ces trois vies si précieuses à la nation et quand nous n’avons pas encore d’héritier ? » interroge-t-on.
On pense même que « c’est vouloir livrer la France aux Orléans ».
Mais la vaccination, administrée aux trois frères installés au château de Marly, est bien supportée.
On dit que Louis XVI, pendant les quinze jours d’isolement, a, malgré les malaises et la fièvre, continué de travailler. Et Voltaire, qui exprime l’opinion éclairée, déclare :
« L’Histoire n’omettra pas que le roi, le comte de Provence et le comte d’Artois, tous trois dans une grande jeunesse, apprirent aux Français en se faisant inoculer qu’il faut braver le danger pour éviter la mort. La nation fut touchée et instruite. »
Louis accueille ces louanges avec un sentiment d’euphorie.
Il lit et relit ces vers que l’on publie, que l’on récite :
Poursuis, et sur nos cœurs exerce un doux empire
La France a dans son sein vingt millions d’enfants
Quelle gloire pour toi si bientôt tu peux dire
Je les rends tous heureux et je n’ai que vingt ans.
Les gazettes, souvent réservées, chantent elles aussi ce jeune souverain « occupé du soin du trône avec l’adorable princesse qui y est arrivée avec lui ; tout ce qu’on apprend à chaque instant ajoute à l’amour qu’on leur porte. S’il était possible au Français de ne pas porter jusqu’à l’idolâtrie la tendresse qu’il a pour ses maîtres… ».
Mais Louis pressent qu’on veut faire de lui le « souverain des Lumières », Louis le Juste.
On l’invite pour des raisons d’économie à se faire sacrer non à Reims mais à Paris. Et l’on pourrait aussi, à l’occasion de cette rupture avec la tradition, changer le serment que prête le roi au moment de son sacre et par lequel il s’engage à exterminer les hérétiques ! Et n’y a-t-il pas encore en France, au moins six cent mille protestants ? Et a-t-on oublié cette affaire Calas, qui a vu torturer, exécuter, un protestant dont Voltaire a prouvé l’innocence ?
Louis laisse dire mais résiste.
Il refuse de prendre Malesherbes comme chancelier parce qu’il le juge trop lié au parti philosophique. Et il dit à Maurepas, qui insiste pour que Turgot soit enfin chargé des Finances :
« Il est bien systématique, et il est en liaison avec les encyclopédistes. »
« Aucun de ceux que nous approcherons ne sera jamais exempt de critique, répond Maurepas, ni même de calomnie. Voyez-le, sondez-le sur ses opinions, vous verrez peut-être que ses systèmes se réduisent à des idées que vous trouverez justes. »
Il faut bien écouter Maurepas, puisque l’on dit que ce Turgot, fils d’un conseiller d’État qui fut aussi prévôt des marchands de Paris, serait capable de combler le déficit de quarante-huit millions de livres qui mine l’État royal.
Le 24 août 1774, Louis XVI reçoit Turgot, l’écoute, puis conclut en lui serrant les mains :
« Je vous donne ma parole d’honneur d’avance d’entrer dans toutes vos vues et de vous soutenir toujours dans les partis courageux que vous aurez à prendre. »
C’est un instant d’émotion, mais lorsque Louis lit la lettre dans laquelle Turgot précise les moyens par lesquels il redressera la situation des finances du royaume, le roi mesure les difficultés.
Ce programme implique que l’on coupe dans les dépenses royales, les libéralités des souverains, et qu’on s’attaque à ces fermiers généraux qui prélèvent un pourcentage élevé sur les impôts qu’ils recueillent au nom du roi, faisant l’avance des recettes fiscales au Trésor royal.
Louis approuve, certes, les buts de Turgot : « Point de banqueroute, point d’augmentation d’impôts, point d’emprunts. »
Mais le ton qu’emploie Turgot, cette musique philosophique, « encyclopédique », lui déplaît.
« Il faut, écrit Turgot, vous armer contre votre bonté, de votre bonté même, considérer d’où vient cet argent que vous pouvez distribuer à vos courtisans, et comparer la misère de ceux auxquels on est quelquefois obligé de l’arracher par les exécutions les plus rigoureuses, à la situation des personnes qui ont le plus de titre pour obtenir vos libéralités. »
Turgot semble même oublier qu’un roi est au-dessus des hommes, par essence, lorsqu’il écrit :
« C’est à Votre Majesté, personnellement, à l’honnête homme, à l’homme juste et bon, plutôt qu’au roi, que je m’abandonne… Elle a daigné presser mes mains dans les siennes. Elle soutiendra mon courage. Elle a pour jamais lié mon bonheur personnel avec les intérêts, la gloire et le bonheur de Votre Majesté. » Louis ne répond pas.
Le 1er septembre 1774, il s’installe à Versailles. Il aménage rapidement ses appartements, avec leurs ateliers, leur belvédère.
Il laisse agir Turgot, contrôleur général des Finances, et il a renvoyé les ministres de Louis XV, et le chancelier Maupeou.
Le 12 novembre, il annule la réforme du chancelier et rétablit les parlements dans leurs prérogatives.
Les applaudissements sont unanimes.
Le peuple imagine que les parlementaires, ces privilégiés propriétaires de leur charge, sont ses défenseurs.
L’élite du tiers état, pénétrée par l’esprit des Lumières, voit les parlements comme des remparts contre le despotisme.
Et les aristocrates – tel le duc d’Orléans – espèrent, grâce à eux, limiter l’absolutisme royal et se servir de leur gloire usurpée auprès du peuple pour se constituer une clientèle populaire, parce qu’on rêve toujours d’une nouvelle fronde aristocratique contre le roi et l’État.
« J’avais fait gagner au roi un procès qui durait depuis trois cents ans, dira Maupeou. Il veut le reprendre, il en est le maître. »
Louis, lui, pense que les parlements vont s’assagir.
« Je veux ensevelir dans l’oubli tout ce qui s’est passé, dit-il, et je verrais avec le plus grand contentement les divisions intestines troubler le bon ordre et la tranquillité de mon Parlement. Ne vous occupez que du soin de remplir vos fonctions et de répondre à mes vues pour le bonheur de mes sujets qui sera toujours mon unique objet. »
Il a l’impression qu’il agit avec habileté, nommant Turgot et soutenant ses mesures sur la libre circulation des grains, le contrôle des fermiers généraux, la suppression des corporations, tout en rétablissant les parlements, et en étendant même les privilèges puisque désormais dans l’armée, nul ne pourra devenir officier s’il ne possède quatre quartiers de noblesse !
D’un côté, avec Turgot, il donne l’apparence qu’une nouvelle ère commence – et Voltaire et le parti philosophique le louent –, de l’autre, il conforte les privilégiés sans les satisfaire : dès le 30 décembre 1774, le duc d’Orléans et les parlementaires ont rédigé des remontrances hostiles au pouvoir royal.
Quant aux roturiers ambitieux, qui rêvaient de carrières militaires, ils n’ont plus d’avenir : les grades d’officiers leur sont interdits. Place donc à la colère et au ressentiment !
Plus grave encore, les mesures de Turgot sur le libre commerce des grains interviennent alors que la récolte est mauvaise, entraînant la hausse des prix du blé et du pain.
Et commence la « guerre des Farines ».
Des émeutes éclatent sur les marchés de plusieurs villes de la Brie.
Elles gagnent la Champagne, la Bourgogne et la Normandie, Dijon et Rouen. On s’en prend pour la première fois au roi.
« Quel foutu règne ! » lance-t-on sur les marchés de Paris.
La capitale est si peuplée qu’elle est toujours un chaudron de révolte, parce que la misère s’y entasse et la colère y prend vite feu.
À la Cour, on critique le roi lui-même, toujours hésitant, paraissant souvent absent, indifférent, distrait même : « Il ne se refuse encore à rien, constate Maurepas, mais il ne vient au-devant de rien et ne suit la trace d’une affaire qu’autant qu’on la lui rappelle. »
On attaque Turgot, qui continue d’affirmer qu’on peut combattre la disette par la cherté des grains, et qui maintient toutes ses mesures malgré les émeutes qui se multiplient, la guerre des Farines qui s’étend.
Ses proches sont persuadés qu’une « infernale cabale existe contre lui… la prêtraille, la finance, tout ce qui lui tient, les prêcheurs en eau trouble sont réunis ».
Coup de grâce : le banquier genevois Necker critique les mesures « libérales » prônées par les économistes, les physiocrates, et précisément la liberté du commerce des grains imposée par Turgot. Il faut, dit-il, protéger les plus humbles, et si besoin est, limiter le droit de propriété.
Et il faut surtout agir en tenant compte des circonstances : « Permettez, défendez, modifiez l’exportation de nos grains selon l’abondance de l’année, selon la situation de la politique… »
Et il invoque le souvenir de Colbert, le rôle de l’État protecteur.
On lit Necker.
Le parti philosophique se divise entre ses partisans et ceux restés fidèles à Turgot.
Necker apparaît à beaucoup comme l’homme qui peut remplacer Turgot et proposer une autre politique.
Et ce au moment où les émeutiers, après avoir pillé des convois de blé, dévastent Versailles, imposent leur prix du pain et de la farine aux boulangers, saccagent, volent. On assure que certains sont entrés dans la cour du palais et que leurs cris ont empêché le roi, qui tentait de prendre la parole, de se faire entendre.
Le roi aurait été contraint de regagner ses appartements, en ordonnant qu’on vendît le pain à deux sols la livre.
C’est la rumeur qui se répand – et elle mesure le retentissement de la guerre des Farines – alors qu’en réalité le roi a fait face, mobilisant les troupes, ne cédant pas à la panique qui s’est emparée de beaucoup de courtisans et de la reine.
Le lendemain, alors que les émeutiers ont quitté Versailles, il écrit à Turgot :
« Je ne sors pas aujourd’hui, non par peur, mais pour laisser tranquilliser tout. »
Et lorsqu’il rencontrera le contrôleur général des Finances, il ajoutera :
« Nous avons pour nous notre bonne conscience et avec cela, on est bien fort. »
Mais le mercredi 3 mai 1775, des émeutiers attaquent les boulangeries et les marchés parisiens.
Ces bandes, armées de piques, sont entrées dans Paris en même temps que les paysans qui viennent vendre leurs légumes dans la capitale.
La population parisienne reste spectatrice, s’étonnant de la passivité des gardes françaises et du guet qui libère ceux des émeutiers que l’on a arrêtés.
Quand le calme est rétabli à Paris, la guerre des Farines reprend dans la Beauce et en Brie, en Bourgogne et en Normandie.
La répression cette fois-ci est sévère.
On arrête. On pend, en place de Grève, deux jeunes hommes, l’un de vingt-huit ans, l’autre de seize, qui sont accusés d’avoir dévalisé des boulangeries. Ils crient qu’ils meurent pour le peuple.
C’est Turgot qu’on accuse de « dureté », d’être le responsable d’une injustice. On dit que le roi a demandé qu’on épargne « les gens qui n’ont été qu’entraînés ».
Mais le souverain est atteint.
L’espérance avait accompagné les premiers mois du règne et les débuts de Turgot.
On chantait alors le De Profundis des gens d’affaires, des financiers, des fermiers généraux, collecteurs d’impôts et prêteurs au roi.
Grâce au bon roi qui règne en France
Nous allons voir la poule au pot
Cette poule c’est la finance
Que plumera le bon Turgot.
Pour cuire cette chair maudite
Il faut la Grève pour marmite
Et Maupeou pour fagot.
Le mirage et l’espoir se sont dissipés.
Restent la déception, et, ici et là, la colère, et partout la misère et la disette.
Et ce sentiment insupportable d’impuissance face aux inégalités criantes, aux privilèges provocants.
Et le roi ne peut rien, et peut-être ne veut rien.
On ne fait plus confiance à Turgot :
Est-ce Maupeou tant abhorré
Qui nous rend le blé cher en France
Est-ce le clergé, la finance ?
Des Jésuites est-ce la vengeance ?
Ou de l’Anglais un tour falot ?
Non, ce n’est point là le fin mot
Mais voulez-vous qu’en confidence
Je vous le dise… c’est Turgot.
Et le roi reçoit des menaces.
Pourtant cette situation paraît favorable aux privilégiés, en dressant contre le pouvoir royal réformateur le peuple.
C’est jouer avec le feu, prévoit le marquis de Mirabeau, dont la vie chaotique, mêlant débauche, duels et écrits politiques, a aiguisé la lucidité.
« Rien ne m’étonne, note-t-il, si ce n’est l’atrocité ou la sottise de ceux qui osent apprendre à la populace le prix de sa force. Je ne sais où l’on prend l’opinion qu’on arrêtera la fermentation des têtes. »
5
Louis connaît l’opinion du marquis de Mirabeau.
Il a vu les émeutiers piller et saccager les boulangeries de Versailles. Il a entendu leurs cris remplir la cour du château. Et cependant, maintenant que la guerre des Farines s’achève, que l’ordre est rétabli partout, il a le sentiment qu’il a été capable de maîtriser les troubles.
Il a seul, alors que Turgot était à Paris, fait face à l’émeute, mobilisé les troupes autour du château de Versailles.
Il a été vraiment roi.
Il se persuade que rien ne pourra mettre en danger cette monarchie millénaire dont il est l’incarnation.
Il se sent bien à Versailles. C’est sa demeure. Il éprouve toujours le même plaisir à chasser, à travailler sur son tour à bois, ou à forger.
Et, nouveau divertissement, il accompagne Marie-Antoinette au bal. Il l’ouvre même vêtu en Henri IV, le souverain auquel souvent on le compare. Et il aime cette référence.
Seul agacement, seule inquiétude, en ces jours tranquilles d’après la guerre des Farines, le comportement de la reine. Elle s’attarde, entourée de jeunes nobles, jusqu’à plus de trois heures du matin, à l’Opéra, où elle danse le quadrille, avec ces « têtes légères », le comte d’Artois, ou le duc de Lauzun, ou Guines l’ambassadeur de France à Londres, dont on dit qu’il est une créature du duc de Choiseul, le vieux premier des ministres de Louis XV qui rêve – avec l’appui de la reine – de gouverner à nouveau.
Et les ragots se répandent, accusant la reine de frivolité, même d’infidélité et de goût de l’intrigue.
C’est aussi cela qui accroît « la fermentation des esprits ». Pour l’étouffer, il faut réaffirmer le caractère sacré du roi, le lien personnel qu’il entretient avec Dieu, et que le sacre à Reims manifeste.
Telle est la certitude, la croyance de Louis XVI.
Et c’est pourquoi il refuse de se faire sacrer à Paris, comme le demandent les « esprits éclairés » qui invoquent les économies qui seraient ainsi réalisées.
De même, il ne peut renoncer au serment d’exterminer les hérétiques que le roi doit prononcer.
Il rejette la formule que lui a proposée Turgot, et qui ne serait que la manifestation du ralliement du roi à l’esprit de tolérance.
Turgot voudrait que le roi proclame : « Toutes les Églises de mon royaume peuvent compter sur ma protection et sur ma justice. »
« Je pense qu’il y a moins d’inconvénient à ne rien changer », dit Louis à Turgot.
Louis croit, comme l’abbé de Beauvais l’a prêché devant la Cour, lors du carême, que « depuis que les principes sacrés de la foi ont été ébranlés, c’est l’ébranlement général de tous les autres principes ».
Et c’est la secte philosophique, la secte maçonnique, et toutes les sociétés de pensée, et les volumes de l’Encyclopédie et les œuvres de Voltaire, qui sont responsables de cette mise en cause des principes sacrés de la foi.
Et Louis ne cédera pas, même s’il doit biaiser, manœuvrer, face à l’esprit des Lumières tout-puissant dans les salons et les gazettes.
Il peut utiliser un Turgot, voire demain un Necker, mais il ne recevra pas à la Cour le vieux Voltaire, qui rêve, avant de mourir, de rentrer à Paris et d’être présenté au roi.
Et que Voltaire écrive : « Je ne m’étonne point que des fripons, engraissés de notre sang, se déclarent contre Turgot qui veut le conserver dans nos veines », ne sert guère, aux yeux du roi, le contrôleur général des Finances. Au contraire, il le rend suspect.
Mais le temps pour Louis n’est pas à trancher le sort de Turgot, mais à montrer au peuple que le roi de France l’est de droit divin.
Et c’est à Reims, là où Clovis fut baptisé, que la cérémonie du sacre va avoir lieu, le 11 juin 1775.
Louis sait qu’il n’oubliera jamais ces jours de juin 1775, ce voyage jusqu’à Reims, les paysans rassemblés sur le bord des routes, les acclamations, les cris de « Vive le roi ! Vive la reine ! » la population de Reims tout entière venue devant la cathédrale, les illuminations et enfin la cérémonie dans la nef, les serments qu’il faut prononcer, les évêques qui entourent le roi, la bénédiction des couronne, épée et sceptre de Charlemagne, puis de ceux de Louis XVI. Le roi se prosterne, s’étend sur un carreau de velours violet, s’agenouille, reçoit l’onction sur le front, avec le chrême de la Sainte Ampoule.
Les cinq autres onctions sur le corps lui attribuent les ordres de l’Église.
Louis n’est pas seulement roi dans l’ordre du politique, mais roi dans l’ordre du religieux. Et il a pouvoir de faire des miracles.
Roi thaumaturge, il se rendra à l’abbaye de Saint-Remi, touchera les écrouelles de quatre cents malades, aux corps pantelants et puants.
Le visage de Louis exprime le ravissement.
Le rituel du sacre a transformé le jeune roi et l’a transporté au-delà de l’Histoire.
Il est l’homme choisi par Dieu pour régner.
Et lorsqu’il regarde autour de lui, il découvre l’émotion de la reine, des courtisans.
Personne ne peut échapper à ce moment, que closent le lâcher et l’envol de plusieurs centaines d’oiseaux.
Les acclamations submergent le roi et la reine lorsqu’ils apparaissent sur le parvis de la cathédrale.
« Il est bien juste que je travaille à rendre heureux un peuple qui contribue à mon bonheur », écrit Louis XVI à Maurepas qui n’a pas assisté à la cérémonie.
« J’ai été fâché que vous n’ayez pas pu partager avec moi la satisfaction que j’ai éprouvée ici », conclut Louis.
Il a refoulé au fond de lui les inquiétudes, la crainte que ne se développe cette « fermentation » des esprits que notait le marquis de Mirabeau.
Et il oublie pour quelques jours les « affaires » qu’il faut trancher. Il veut répondre aux attentes du peuple, faire son bonheur.
« La besogne est forte, mais avec du courage et vos avis, dit-il à Maurepas, je compte en venir à bout. »
La jeune reine – vingt ans ! – partage cette émotion et ces bonnes résolutions.
« C’est une chose étonnante et bien heureuse en même temps, écrit-elle à l’impératrice Marie-Thérèse, d’être si bien reçus deux mois après la révolte et malgré la cherté du pain… Il est bien sûr qu’en voyant des gens qui dans le malheur nous traitent aussi bien, nous sommes encore plus obligés de travailler à leur bonheur.
« Le Roi m’a paru pénétré de cette vérité.
« Pour moi je suis bien sûre que je n’oublierai jamais de ma vie la journée du sacre. »
On quitte Reims dans l’après-midi du 15 juin 1775, pour gagner d’abord Compiègne.
Les carrosses roulent joyeusement grand train.
« Je suis libre de toutes mes fatigues », dit Louis.
« J’espère que vous avez pensé aux moyens dont nous avons parlé ensemble », ajoute-t-il en s’adressant à Maurepas.
Il s’agit toujours du bonheur du peuple.
« J’y ai pensé de mon côté autant que j’ai pu dans la foule des cérémonies. »
À cet instant tout lui semble possible, puisque Dieu l’a choisi.
On va être reçu par Paris.
La foule est encore là, devant Notre-Dame, puis à l’Hôtel de Ville, mais l’averse rageuse la disperse.
Il est prévu de faire une halte devant le collège Louis-le-Grand, cœur de l’Université.
Le carrosse s’arrête, mais la pluie est si forte que ni le roi ni la reine ne descendent de voiture.
On se contente d’ouvrir la portière.
Un jeune homme est là, agenouillé sur la chaussée, entouré de ses maîtres.
Il attend le carrosse depuis plus d’une heure.
Il est trempé, immobile sous l’averse, cheveux collés au front, vêtements gorgés d’eau.
Meilleur élève de la classe de rhétorique du collège, il a été choisi pour lire un compliment aux souverains.
Il lit. La pluie étouffe sa voix.
Il est né à Arras le 6 mai 1758. Il n’est que de quatre ans le cadet du roi. Il veut être avocat.
Il se nomme Maximilien Robespierre.
6
Louis XVI ne s’est pas attardé devant le collège Louis-le-Grand. Il n’a prêté qu’une attention distraite à ce jeune homme agenouillé sous l’averse. À peine si l’on a entendu dans le carrosse sa voix aiguë.
La reine rit aux propos de la princesse de Lamballe sa confidente, son amie, à laquelle elle veut faire attribuer la charge de surintendante de la Maison de la reine.
Turgot s’oppose à cette résurrection, inutile, coûteuse – 150 000 livres de traitement ! – au moment où il tente d’imposer des économies, de mettre fin à ces libéralités royales qui achèvent de creuser le déficit.
Maurepas appuie Turgot, mais comment résister à Marie-Antoinette ?
« Que dire à une reine qui dit à son mari, devant moi, confie Maurepas, que le bonheur de sa vie dépend de cela ? Ce que j’ai pu faire, c’est de leur faire honte en les obligeant de tenir secret tout l’argent qu’il en coûte pour cet arrangement. Le public est en courroux de ce qu’on lui a avoué. On ne lui a pas tout dit… Ce serait bien pis encore si l’on savait à quel point la princesse de Lamballe et son beau-père le duc de Penthièvre ont fait les dédaigneux, et que ce n’est qu’à force d’argent qu’on les a fait consentir. »
Il faut donc céder à la reine, qui intervient de plus en plus dans le jeu politique, pesant sur le roi, hostile aux réformes de Turgot, soucieuse de défendre la politique autrichienne et donc favorable à un affrontement avec l’Angleterre qui se dessine.
On aide les colonies anglaises d’Amérique qui, le 4 juillet 1776, ont proclamé leur indépendance. Et le 24 décembre, leur envoyé, Benjamin Franklin, est à Versailles, délégué de ses Insurgents, pour lesquels les jeunes nobles, tel La Fayette, et naturellement la « secte philosophique », manifestent enthousiasme et solidarité.
Aider les États-Unis d’Amérique, c’est à la fois prendre sa revanche sur l’Angleterre et l’affaiblir, mais aussi renforcer le nouvel État qui, républicain, incarne l’esprit des Lumières.
Mais cela a un coût. Or les caisses sont vides, et le soutien de la cause américaine, la guerre qui se prépare, vont creuser le déficit royal et conduire à la banqueroute.
Louis XVI n’ignore pas les périls, même si le sacre lui a donné confiance.
Il écoute Turgot lui proposer ces réformes – et donc ces édits – qui devraient transformer le royaume, et lui apporter la prospérité, en remplissant les caisses royales.
Il faudrait d’abord introduire l’égalité devant l’impôt : supprimer la corvée d’entretien des chemins, remplacée par un impôt payé par tous.
Louis hésite, puis approuve cette première mesure qui annonce la fin des privilèges.
Il apprend que les paysans donnent, comme l’écrit Voltaire, « des marques d’adoration pour leur souverain ».
On chante dans les villages :
Je n’irons plus aux chemins
Comme à la galère
Travailler soir et matin
Sans aucun salaire
Le Roi, je ne mentons pas
A mis la corvée à bas
Oh ! la bonne affaire.
Louis a l’impression d’être ainsi fidèle à ses intentions profondes : faire le bonheur de son peuple.
Et il soutient de même l’édit, proposé par Turgot, de suppression des jurandes, maîtrises et corporations.
Ici c’est la liberté offerte à chacun de créer un commerce, d’exercer telle profession d’arts et métiers, qui est instaurée.
La « secte philosophique » approuve le roi d’avoir soutenu les édits de Turgot, « ces chefs-d’œuvre de raison et de bonté ».
Et le contrôleur général des Finances va encore plus loin :
« La cause du mal vient de ce que notre nation n’a point de Constitution, dit-il.
« C’est une société composée de différents ordres mal unis et d’un peuple dont les membres n’ont entre eux que très peu de liens sociaux… Votre Majesté est obligée de tout décider par elle-même ou par ses mandataires. On attend vos ordres spéciaux pour contribuer au bien public… »
Et les soutiens de Turgot, adeptes de la « secte philosophique », Dupont de Nemours, Condorcet, de proposer la création de municipalités, couronnées par une Assemblée nationale, représentant la nation.
Au ministère, Turgot a fait entrer Malesherbes, ancien directeur de la Librairie, juriste, philosophe, favorable aux Lumières. Il devient secrétaire d’État à la Maison du roi. Et le comte de Saint-Germain est chargé du ministère de la Guerre. C’est un réformateur, qui soutient la politique de Turgot.
« Voilà notre gouvernement rempli par les philosophes, dit-on.
« C’est le règne de la vertu, de l’amour du bien public, de la liberté, le règne des Platon et des Socrate. »
« Un jour pur nous vient », dit d’Alembert, maître d’œuvre de l’Encyclopédie.
Louis XVI se laisse entraîner par le mouvement.
Il impose les édits de Turgot, au Parlement hostile, à ceux que les philosophes appellent les « fripons », les « reptiles », les « talons rouges », les « bonnets carrés ».
Et en même temps Louis XVI s’inquiète.
Au moment même où il paraît le plus fidèle soutien de Turgot, il s’en écarte.
Turgot lui semble ne pas avoir compris ce que signifie pour le roi le sacre de Reims, la nécessité pour le souverain de respecter les « lois fondamentales » du royaume, qui ne sont pas du même ordre que celles élaborées par une Assemblée nationale et rassemblées dans une Constitution.
Le roi précise :
« On ne doit pas faire des entreprises dangereuses si on n’en voit pas le bout. »
Turgot l’irrite avec cette assurance, cette certitude qu’il a raison en tout.
Une lettre, ouverte par le « cabinet noir », adressée à Turgot par l’un de ses amis, a choqué le roi.
« Je ne croyais pas le roi aussi borné que vous me le représentez », écrit le correspondant du contrôleur général des Finances.
Cela blesse Louis, comme ces libelles qui paraissent, et se moquent de lui qui ne voit pas que l’intention de Turgot est de supprimer la royauté. Louis serait ce roi
Qui se croyant un abus
Ne voudra plus l’être.
Ah qu’il faut aimer le bien
Pour, de Roi, n’être plus rien !
Cette Prophétie turgotine, ainsi que s’intitule ce texte, l’irrite, exacerbe l’inquiétude qu’il a d’être emporté plus loin qu’il ne veut aller et d’être ainsi dupe de ce « parti philosophique », hostile à la monarchie de droit divin, au sacre qui fait obligation au roi, par ses serments devant Dieu et l’Église, de défendre les lois fondamentales du royaume, donc la foi catholique, qui n’est pour les libertins que « l’infâme » qu’il faut écraser.
Louis est sensible au Mémoire que lui remettent les évêques, réunis en assemblée et qui l’invitent à « fermer la bouche à l’erreur ».
« On essaiera en vain, lit-il dans ce Mémoire, d’en imposer à Votre Majesté sous de spécieux prétextes de liberté de conscience… Vous réprouverez ces conseils d’une fausse paix, ces systèmes d’un tolérantisme capable d’ébranler le trône et de plonger la France dans les plus grands malheurs… Ordonnez qu’on dissipe les assemblées schismatiques, excluez les “sectaires”, sans distinction, de toutes les branches de l’administration publique… »
Il relit.
Il veut être le roi sage et mesuré. Il ne veut céder ni aux philosophes ni aux dévots.
Mais Louis a l’impression, angoissante, et qu’il avait crue effacée par le sacre et l’euphorie qui avait suivi, que tout glisse entre ses mains, qu’il subit plus qu’il n’ordonne ou approuve.
Il avait voulu et avait cru faire l’unanimité de ses sujets autour de sa personne et de sa politique, et voici, au contraire, que de la Cour et des salons aux villes et aux villages, et dans les parlements, et au sein même du gouvernement, elles divisent, qu’il a le sentiment de se trouver face à un choix majeur, qui va orienter tout le règne et décider de son sort.
Les réformes de Turgot suscitent des troubles.
Des paysans s’en prennent aux châteaux, aux riches propriétaires puisque l’édit sur la corvée impose aux privilégiés de payer et de ne plus exiger un travail d’entretien de la voirie. Et que certains refusent de l’appliquer.
La réorganisation par Turgot des messageries, la mise en circulation de berlines légères et rapides – les turgotines –, l’installation de nombreux relais de poste entraînent le renvoi de plusieurs milliers d’employés.
On attaque Turgot :
Ministre ivre d’orgueil tranchant du souverain
Toi qui sans t’émouvoir, fais tant de misérables
Puisse ta poste absurde aller un si grand train
Qu’elle te mène à tous les diables !
De leur côté, les artisans se plaignent que leurs compagnons les quittent, créent, au nom de l’édit sur les jurandes, des commerces concurrents.
Réformer, c’est donc, au nom de la liberté et de l’égalité, mécontenter presque tous les sujets du royaume.
Pour les uns, Turgot ne va pas jusqu’au bout de ce qui est nécessaire.
Pour les autres, il va trop loin.
Louis entend les récriminations de ses frères, le comte de Provence et le comte d’Artois, et celles de la reine, que son entourage dresse contre ce Turgot qu’elle voudrait, dit-elle, voir envoyer à la Bastille.
Ne s’en est-il pas pris au comte de Guines, contraint de quitter son ambassade à Londres, et dont elle obtient, camouflet pour Turgot, qu’il soit fait duc ?
Louis a donc cédé, même s’il se méfie des intrigues de Marie-Antoinette.
Il s’inquiète de la réputation de la reine qui, dans l’hiver 1776, entraîne ses courtisans au milieu de la nuit, à parcourir en traîneaux, éclairés par des torches, les rues de Paris enneigées.
Puis, c’est souper, bal, fête, dépenses.
Le roi l’interroge :
« On vous a bien applaudie à Paris ?
« Non, cela a été froid.
« C’est qu’apparemment, Madame, vous n’aviez point assez de plumes.
« Je voudrais vous y voir, Sire, avec votre Saint-Germain et votre Turgot. »
Car la reine désormais se pique de « faire et défaire les ministres ».
Elle s’est rapprochée de Maurepas. Le mentor de Louis XVI est jaloux de Turgot. C’est donc un allié.
« C’est, dit-elle, pour le bien de l’État, pour le bien du roi et par conséquent pour le mien. »
Malesherbes, conscient de l’opposition de la reine, démissionnera. Louis se défie d’elle, mais elle est obstinée, entourée de confidents intéressés, tous hostiles à Turgot, aux réformes, tous défenseurs des privilèges dont ils bénéficient.
Même l’ambassadeur d’Autriche s’inquiète. Il écrit à l’impératrice Marie-Thérèse, qui suit, jour après jour, les manœuvres de sa fille :
« On parvient à piquer son amour-propre, à l’irriter, à noircir ceux qui pour le bien de la chose veulent résister à ses volontés. Tout cela s’opère pendant les courses et autres parties de plaisir. »
Comment Louis pourrait-il résister à la coalition qui rassemble la reine et le comte d’Artois, les évêques et Maurepas, les parlementaires et les maîtres des jurandes et des corporations ?
Le roi tente de fuir pour ne pas avoir à trancher, à choisir.
Il chasse avec une énergie et une violence redoublées. Il active sa forge. Il frappe le métal. Mais la tension autour de lui augmente.
Maurepas le harcèle, veut obtenir le renvoi de Turgot, qui selon le mentor mène le royaume à l’abîme, et qui, de fait, est devenu le premier des ministres.
La reine redouble les avertissements de Maurepas, dépose devant Louis ce pamphlet, intitulé Les Mannequins, inspiré, dit-on, par son frère le comte de
Provence, et qui montre le Roi mannequin entre les mains d’un certain « Togur »…
Les blessures d’amour-propre de Louis s’aggravent.
Elles sont d’autant plus insupportables que Louis ne se reconnaît pas dans les idées de Turgot.
Il est le roi de droit divin et c’est à lui seul de définir ce qu’il entend par égalité, liberté, tolérance, et cela ne relève pas de la décision d’une Assemblée, fût-elle nationale, ou bien de philosophes qui récusent l’Église.
Quand Turgot, au Conseil, formule cette maxime : « Les dépenses du gouvernement ayant pour objet l’intérêt de tous, tous y doivent contribuer, et plus on jouit des avantages de la société plus on doit se tenir honoré d’en partager les charges », le roi comprend que la politique de Turgot est grosse d’un changement radical dans les lois fondamentales du royaume.
Et surtout il sait qu’elle dressera contre elle les parlements, tous les privilégiés, les évêques, et donc la Cour, et naturellement la reine.
Il ne veut pas, il ne peut pas se laisser entraîner dans une opposition, une fronde, une guerre entre lui, le roi, et sa famille, et ceux qui sont les colonnes de la monarchie.
Louis veut le bonheur de ses sujets, mais pas au prix du reniement des serments du sacre, et de tout le passé de la monarchie.
Il ne veut pas de la rupture avec l’Église apostolique et romaine, dont la France est la fille aînée, ni du sacrifice de la noblesse, qui est l’armature millénaire du royaume.
Il ne peut pas concevoir un autre monde, il ne le veut pas. Il faut donc que Turgot s’en aille.
Mais c’est au contrôleur général des Finances de démissionner.
Louis ne veut pas l’affronter, mais il agit de manière que Turgot comprenne qu’il n’a plus la confiance du roi.
C’est fait, au printemps 1776.
Louis ne reçoit plus Turgot, et, lorsqu’ils se croisent, ne lui parle pas, ne le regarde pas.
« Sire, écrit Turgot, je ne veux point dissimuler à Votre Majesté la plaie profonde qu’a faite à mon cœur le cruel silence qu’elle a gardé avec moi… Votre Majesté n’a pas daigné me répondre un mot… »
Louis n’aime pas le ton de cette lettre.
« Vous manquez d’expérience, Sire, continue Turgot… Je vous ai peint tous les maux qu’avait causés la faiblesse du feu roi.
« Je vous ai développé la marche des intrigues qui avaient par degrés avili son autorité… Songez, Sire, que suivant le cours de la nature vous avez cinquante ans à régner et pensez au progrès que peut faire un désordre qui, en vingt ans, est parvenu au point où nous l’avons vu.
« Ô, Sire, n’attendez pas qu’une si fatale expérience vous soit venue et sachez profiter de celle d’autrui… »
Turgot sait qu’il a perdu la partie.
Il confie à l’abbé Véri :
« Je partirai avec le regret d’avoir vu se dissiper un beau rêve et de voir un jeune roi qui méritait un meilleur sort et un royaume entier perdus par celui qui devait les sauver. »
Il veut voir le roi, contraindre Louis à lui dire, face à face, qu’il est congédié.
Mais Louis s’esquive, refuse toute audience, et, quand il croise Turgot, détourne la tête, lui lance en s’éloignant :
« Que voulez-vous ? Je n’ai pas le temps de vous parler. »
Tout le ressentiment accumulé depuis près de deux ans s’exprime, toute l’incapacité humiliante à dominer la situation s’y révèle, comme le refus de réformer en profondeur la monarchie, et la rupture de la confiance du roi envers Turgot, qu’il avait apprécié, et soutenu.
« Mais il n’y a que ses amis qui aient du mérite, il n’y a que ses idées qui soient bonnes », bougonne Louis XVI.
Enfin Turgot démissionne le 12 mai 1776, refuse la pension qu’on lui offre :
« J’ai fait, Sire, ce que j’ai cru de mon devoir ; tout mon désir est que vous puissiez toujours croire que j’avais mal vu… Je souhaite que le temps ne me justifie pas. »
Le parti des réformes est accablé. Le contraste est frappant entre la volonté de soutenir Turgot – contre les parlements – qu’a manifestée Louis XVI, et la manière dont il a abandonné son ministre, passant de l’enthousiasme et de l’appui déterminé à la dérobade et au désaveu.
La réforme de la monarchie est-elle donc impossible ?
« C’est un désastre, écrit Voltaire. Je ne vois plus que la mort devant moi… Ce coup de foudre m’est tombé sur la cervelle et le cœur… Je ne me consolerai jamais d’avoir vu naître et périr l’âge d’or que Monsieur Turgot nous préparait. »
Turgot dans sa lettre à Louis XVI avait écrit – et ces phrases étaient celles qui avaient le plus choqué Louis, comme s’il avait approuvé la prophétie tragique du ministre, tout en se sachant incapable de l’empêcher : « Je ne puis assez répéter à Votre Majesté ce que je prévois, et ce que tout le monde prévoit d’un enchaînement de faiblesse et de malheur si les plans commencés sont abandonnés… Et que sera-ce, Sire, si aux désordres de l’intérieur se joignent les embarras d’une guerre… Comment la main qui n’aura pu tenir le gouvernail dans le calme pourra-t-elle soutenir l’effet des tempêtes ? Comment soutenir une guerre avec cette fluctuation d’idées et de volontés, avec cette habitude d’indiscrétion qui accompagne toujours la faiblesse ? »
Et l’une des phrases de Turgot a bouleversé Louis XVI.
Elle rappelle au roi le temps de Cromwell et le sort souverain d’Angleterre, qui avait effrayé et horrifié toutes les cours d’Europe.
Turgot a écrit :
« N’oubliez jamais, Sire, que c’est la faiblesse qui a mis la tête de Charles Ier sur un billot… »
7
Cette image d’un roi à genoux, dont on va trancher la tête d’un coup de hache, elle hante Louis XVI.
Il la refoule, chassant le cerf jusqu’à neuf heures d’affilée, rentrant épuisé, engloutissant avidement son dîner, puis somnolant, ou bien frappant le fer à toute volée, le visage brûlé par le feu de la forge, ou encore se promenant seul dans les combles de Versailles, faisant fuir les rats ou les chats, montant sur les toits du château, les parcourant, apaisé par la solitude.
Mais il lui faut retrouver ses appartements, sa chambre où les courtisans l’attendent pour le cérémonial du grand lever ou du coucher auquel il doit se plier, parce qu’il est le roi, et qu’ainsi le veut l’étiquette.
Il a fait heureusement aménager un corridor secret, capitonné et toujours éclairé, par lequel il peut accéder en toute discrétion à la chambre de la reine.
Mais pour des mois encore, ce sera une épreuve humiliante que de se retrouver couché près d’elle, de ne pouvoir la féconder.
Il faut se retirer, avec ce sentiment d’impuissance, alors que le comte d’Artois est déjà père, et que l’on jase sur cette incapacité du roi.
On sait qu’il a vu les médecins, que certains continuent de n’invoquer que sa nonchalance et sa paresse, mais que celui de la reine suggère qu’un petit coup de scalpel, anodin, libérerait le roi d’un ligament qui l’empêche non de pénétrer son épouse, mais de jouir en elle.
Cependant, peu à peu, parce qu’il échappe aux regards des courtisans toujours aux aguets, prêts à dénombrer ses visites à la reine, vaines, Louis s’accoutume à ce corps de jeune femme admirée, désirée.
Tous les jeunes aristocrates rêvent de l’approcher, de participer à ses fêtes, à ses bals, d’être admis à Trianon où elle se retire souvent, parce que la Cour et ses chuchotements malveillants la lassent.
On ne lui reconnaît que le charme, la séduction.
Elle est « la statue de la beauté », fière et sûre de son impériale majesté. Mais on murmure qu’à un bal, en 1774, elle s’est éprise d’un noble suédois, Axel Fersen, et qu’elle a succombé à sa virilité.
Louis veut ignorer ces rumeurs.
Il a confié au frère de Marie-Antoinette, Joseph, venu incognito à Paris, ses « empêchements ».
« Paresse, maladresse et apathie », a conclu Joseph, jugeant Louis XVI.
« Il faudrait le fouetter pour le faire décharger de foutre comme les ânes, a ajouté Joseph, ma sœur avec cela a peu de tempérament et ils sont deux francs maladroits ensemble. »
Et il morigène Marie-Antoinette :
« Vous rendez-vous nécessaire au roi ? Voit-il votre attachement uniquement occupé de lui ?… Avez-vous pensé à l’effet de vos liaisons et amitiés si elles ne sont point placées sur des personnes en tout point irréprochables… Daignez penser un moment aux inconvénients que vous avez déjà rencontrés au bal de l’Opéra et aux aventures que vous m’avez vous-même racontées là-dessus. »
Louis écoute les conseils de Joseph, s’obstine, même si chaque échec le blesse, accroît ses doutes.
Mais en même temps, il serait fort capable de soulever une masse énorme à bout de bras, de forger, de raboter, de terrasser un sanglier, un cerf.
Et finalement, le 18 août 1777, il réussit « la grande œuvre », attendue depuis sept années.
Il exulte, écrit à Joseph qui a regagné Vienne : « C’est à vous que nous devons ce bonheur, car depuis votre voyage cela a été de mieux en mieux, jusqu’à parfaite conclusion. Je compte assez sur votre amitié pour en oser vous faire ces détails. »
Lorsque la reine accouche d’une fille, Marie-Thérèse – qu’on nommera Madame Royale –, le 19 décembre 1778, puis d’un fils Louis-Joseph en 1781 – mais il mourra en 1783 – et d’un second fils – le dauphin – en 1785 (une fille née en 1787 décédera la même année), Louis manifeste sa joie.
Dieu a voulu que la monarchie française se prolonge.
L’ordre divin et l’ordre naturel se sont ainsi rencontrés pour le bien du royaume de France et de ses souverains.
Ces naissances, après la cérémonie du sacre, confortent Louis dans la certitude de sa légitimité, que Dieu vient à nouveau de lui confirmer.
Il est le roi de droit divin et dès lors, c’est ce qu’il décide qui est la « raison » du monde.
Mais cela ne fait en rien disparaître cette fêlure du doute, qui sur le terrain de l’action le rend hésitant.
Cela renforce même son goût du secret, le droit qu’il s’attribue de dissimuler ses pensées, de leurrer ses interlocuteurs, de désavouer des ministres qu’il a d’abord soutenus.
On l’a vu agir ainsi avec Turgot. Et même son mentor Maurepas, qu’il a nommé chef du Conseil des finances après la disgrâce de Turgot, en souffre :
« Le roi se déforme tous les jours au lieu d’acquérir, confie Maurepas à l’abbé Véri. J’avais voulu le rendre un homme par lui-même, quelques succès me l’avaient fait espérer. L’événement me prouve le contraire et je ne suis pas le seul à le remarquer car d’autres ministres me l’ont pareillement observé… Souvent il m’échappe par son silence indécis sur des affaires importantes et par des faiblesses inconcevables pour sa femme, ses frères et ses alentours… »
Et le frère de Marie-Antoinette, après son séjour à Paris, conclura :
« Il n’est maître absolu que pour passer d’un esclavage à l’autre… Il est honnête mais faible pour ceux qui savent l’intimider et par conséquence mené à la baguette… C’est un homme faible mais point un imbécile : il a des notions, il a du jugement, mais c’est une apathie de corps comme d’esprit. »
Louis n’ignore pas ce que l’on pense de lui, mais il ne cherche pas à détromper ceux qui le jugent sévèrement.
Il hésite ? Il doute au moment de prendre ses décisions ?
Mais au centre de sa personne il y a un bloc infrangible, des certitudes sur lesquelles glissent les événements quotidiens. Si l’on veut ébrécher, briser ce cœur de son caractère et de ses convictions, on n’y réussit pas.
Quand, en 1778, Voltaire fait un retour triomphal à Paris, du Trianon de Marie-Antoinette aux salons de la Chaussée d’Antin, où Madame Necker reçoit Marmontel et Grimm, l’abbé Raynal, Buffon et Diderot, et tous les esprits « éclairés », on l’acclame.
L’Académie française rend hommage au patriarche de quatre-vingt-quatre ans, dont la pensée, les œuvres « illuminent » l’Europe, de Londres à Berlin et à Saint-Pétersbourg.
Mais Louis XVI malgré cette unanimité refuse de le recevoir.
Il ne cédera ni à l’opinion de la Cour et de la Ville, ni à Marie-Antoinette qui veut faire aménager une loge pour Voltaire, près de celle du roi, à l’Opéra.
Voltaire, dont Louis a acheté les œuvres qui figurent en bonne place, dans sa bibliothèque, au-dessus de sa forge, et qu’il a lues, est un ennemi de l’Église et donc de la monarchie de droit divin. Il ne reçoit pas l’homme qui s’est donné comme but d’« écraser l’infâme », la Sainte Eglise apostolique et romaine.
C’est Madame Necker qui ouvrira une souscription, pour faire ériger une statue de l’ermite de Ferney.
Et à la mort de Voltaire, le 30 mai 1778, point de célébration officielle, mais un enterrement loin de Paris, où, habilement, les proches de l’écrivain obtiennent qu’il soit religieux, alors que dans la capitale la hiérarchie de l’Église soutenue par Louis XVI était réticente.
C’est dire que, pour ce qui lui semble essentiel, Louis XVI ne transige pas, sait s’opposer à son entourage. Ne pas se confier à la reine, dont il n’ignore pas qu’elle ne cache rien à l’ambassadeur d’Autriche.
Or, les affaires étrangères sont le domaine où Louis XVI, guidé par son ministre Vergennes, a une politique, qu’il garde aussi longtemps qu’il le peut secrète.
Il signe, le 6 février 1778, un traité d’alliance avec les États-Unis d’Amérique, et cela implique la guerre avec l’Angleterre.
Les jeunes nobles suivent La Fayette, s’enrôlent pour aller combattre en Amérique, d’abord comme volontaires, puis au sein d’un corps expéditionnaire de 6 000 hommes, commandés par le général Rochambeau.
Étrange alliance, puisqu’elle en vient à aider ces « républicains » américains, qui en 1781 se donnent une Constitution.
Pour les tenants des réformes, c’est un modèle à imiter.
Et comment éviter la contagion américaine, quand les Insurgents soulèvent tant d’enthousiasme, quand, à Londres même, huit jours d’émeutes embrasent la ville, qu’on y réclame l’instauration du suffrage universel, un Parlement renouvelable chaque année, élu à bulletin secret ?
Ce programme radical a des échos en France. Les gazettes vantent à la fois la guerre contre l’Angleterre, la Constitution américaine et les radicaux anglais.
Comment le royaume de France, le premier à avoir reconnu les États-Unis d’Amérique, pourrait-il ne pas suivre la voie des réformes profondes ?
Et d’autant plus que la guerre d’Amérique est un gouffre à finances, que la banqueroute menace, et que la seule solution pour l’éviter est de modifier le système fiscal, de faire payer les privilégiés, de réduire les dépenses de la Maison du roi, et de la Maison de la reine.
Autrement dit, mettre en application le programme de Turgot, qui a causé la perte de Turgot !
Louis, qui gère le budget de sa Maison et de celle de la reine avec la minutie d’un financier prudent, sait bien que la question du déficit, donc des impôts, est cruciale.
Il a reculé en renvoyant Turgot, en nommant un contrôleur général – Clugny – corrompu, qui a gouverné à Saint-Domingue, avec la brutalité d’un brigand, qui a des relations incestueuses avec ses trois sœurs, et dont les premiers actes – d’ordre du roi – sont de supprimer les édits réformateurs de Turgot, sur les corvées et les jurandes.
Pour rafler de l’argent, ce Clugny crée la « Loterie royale de France », peuple le contrôle général des Finances d’aigrefins, et suscite la méfiance et la réprobation :
« Le roi s’établit en quelque sorte le chef de tous les tripots de son royaume, leur donne l’exemple d’une abominable cupidité et semble vouloir faire de ses sujets autant de dupes », peut-on lire dans les gazettes.
La mort de Clugny, en octobre 1776, interrompt heureusement cette gestion calamiteuse, qui n’a fait qu’aggraver la situation des finances, en détruisant un peu plus la confiance alors que le déficit se creuse.
Louis écoute la rumeur, les conseils de Maurepas.
Il semble que tout le monde s’accorde (et même la reine et sa cour) pour confier les finances du royaume à Necker, ce représentant de Genève à Paris, ce banquier à la fortune immense qui a déjà prêté des sommes considérables au Trésor royal, qui a critiqué la politique de Turgot, dont l’épouse règne sur les esprits éclairés de Paris, et donc, assure à Necker l’appui de ceux qui font l’opinion.
De plus, admirateur de l’Angleterre il est l’un de ces anglomanes si nombreux à la suite de Voltaire dans la secte philosophique.
Il est protestant et suisse… Mais Louis XVI est si sûr de sa foi, de sa capacité si besoin est à renvoyer Necker comme il l’a fait de Turgot, qu’il reçoit Necker, et le désigne directeur général du Trésor royal en octobre 1776, puis, en juin 1777, directeur général des Finances.
Le roi n’a pu le nommer contrôleur général car Necker est protestant et étranger, et, de ce fait, il n’assistera à aucun des Conseils qui réunissent les ministres.
Situation étrange, qui illustre le comportement de Louis XVI, qui n’est prisonnier que de l’essentiel.
Il suffit de quelques semaines pour que Necker, habile, renfloue – en partie – les finances de l’État, en recourant non à l’impôt mais aux emprunts.
Et comme on a confiance dans ce banquier fortuné et intègre, on souscrit. Et l’argent rentre au moment où la guerre d’Amérique devient de plus en plus coûteuse.
Le roi observe.
La politique de Necker est populaire. L’un de ses critiques, l’intendant Calonne, parlera de neckromanie, et accusera Necker de faire vivre le royaume en l’endettant plus encore, et donc en aggravant le mal.
Necker le sait, et il lui faut bien, la confiance rétablie, envisager des réformes dont il n’ignore pas qu’elles susciteront des résistances farouches.
Il ne parle plus de supprimer la corvée et il ne modifie que superficiellement les impôts du vingtième et de la taille, sans toucher à la dîme ecclésiastique.
Prudent, il avance à pas feutrés, cherchant à chaque instant l’appui de l’opinion.
Il diminue le nombre de receveurs généraux, s’attaquant ainsi à la Ferme, qui lève à son profit les impôts dont une partie seule aboutit dans les caisses de l’État. Et il met en cause les dépenses de la Maison du roi.
C’est la guerre ouverte avec les privilégiés et d’autant plus qu’il propose la création d’assemblées provinciales et de municipalités chargées d’établir les impôts.
À titre d’essai, il en crée une à Bourges, une autre à Montauban, et il en projette deux autres à Grenoble et à Moulins.
Ce qui révolte les privilégiés, les parlementaires, ce n’est pas seulement qu’insidieusement on met en place
— Turgot l’avait déjà proposé – des assemblées qui seront les lieux du pouvoir, et donc affaibliront les cours existantes.
C’est surtout qu’à Bourges comme à Montauban, les délégués représentant le tiers état – les roturiers -seront à eux seuls aussi nombreux que ceux de la noblesse et du clergé réunis !
Cette double représentation du tiers état remet en cause la hiérarchie politique et sociale, fondée sur la prééminence de ces deux ordres, le noble et l’ecclésiastique, assurés de la majorité si l’on vote par ordre, et réduits au mieux à l’égalité si l’on vote par tête après avoir doublé le nombre de représentants du tiers état.
Que veut cet « anglomane » de Necker, ce protestant ? s’interrogent les ordres privilégiés qui se dressent contre Necker.
Dans la Lettre d’un bon Français, on l’accuse :
« Après avoir commencé comme Law – le financier -voudriez-vous finir comme Cromwell ? »
C’est l’image du roi agenouillé, la tête sur un billot, qui revient s’imposer à Louis qui jusqu’alors a soutenu Necker.
Et celui-ci sent qu’un renvoi à la manière de Turgot le menace.
Et il joue une fois de plus l’opinion, publiant, en février 1781, un opuscule à couverture bleue, le Compte Rendu au roi par Necker, c’est-à-dire le budget de la France.
La mesure est révolutionnaire : dépenses et recettes sont présentées et sortent de l’ombre.
On sait ce que coûtent la Maison du roi, les pensions, rentes et libéralités accordées aux courtisans.
Necker dénonce toutes ces prodigalités du Trésor royal au bénéfice de quelques milliers de privilégiés.
« C’est donc à ce genre d’abus, écrit-il, dont on ne peut mesurer l’étendue que j’ai cru devoir opposer les plus grands obstacles. »
Par ailleurs, il présente un budget qui compte un excédent de recettes. Et il en appelle à l’opinion qui s’est précipitée pour acheter le Compte Rendu au roi.
Six mille exemplaires ont été vendus le premier jour, cent mille en quelques semaines. Le livre est même traduit en anglais, en allemand et en italien.
« Je ne sais si l’on trouvera que j’ai suivi la bonne route mais certainement je l’ai recherchée… écrit Necker. Je n’ai sacrifié ni au crédit, ni à la puissance, et j’ai dédaigné les jouissances de la vanité. J’ai renoncé même à la plus douce des satisfactions privées, celle de servir mes amis ou d’obtenir la reconnaissance de ceux qui m’entourent… Je n’ai vu que mon devoir. »
Il revendique – et c’est là l’annonce de temps nouveaux – la fin du secret monarchique, et donc d’un privilège immense et d’un « droit » souverain, divin.
L’attitude est « révolutionnaire » puisque Necker s’est adressé à tous les sujets, égaux de ce fait en droit :
« Enfin, et je l’avoue aussi, conclut Necker, j’ai compté fièrement sur cette opinion publique que les méchants cherchent en vain d’arrêter ou de lacérer mais que, malgré leurs efforts, la justice et la vérité entraînent après elles. »
Moment crucial, comme au temps de Turgot.
Et c’est la même question qui est posée : peut-on réformer la monarchie, Louis XVI continuera-t-il de soutenir Necker ?
Or, la publication du Compte Rendu, qui fait croire qu’on pourra désormais calculer, contrôler, discuter, les recettes et les dépenses du pouvoir, l’emploi de l’impôt, sa répartition, qu’en somme allait commencer un temps de justice, d’égalité et de liberté, raffermit le crédit de l’État.
Un nouvel emprunt de soixante-dix millions en produit cent !
Mais contre Necker, c’est désormais l’union de tous les privilégiés. Des Polignac – les habitués du Trianon, et les plus proches confidents de la reine – aux parlementaires, des frères du roi aux évêques et aux financiers.
L’intendant Calonne, dans un pamphlet, se moque des neckromanes qui n’ont même pas remarqué que le Compte Rendu au roi est incomplet : Necker a oublié (!) les dépenses de la guerre en Amérique et les remboursements des dettes, si bien que son budget, loin d’être en excédent de dix millions, est en déficit de deux cent dix-huit millions !
Ce compte rendu n’est qu’un « conte bleu », dit Maurepas.
Necker, face aux assauts, demande au roi de lui confirmer son soutien en lui donnant l’administration directe des Caisses de la guerre et de la marine, ce qui ferait de lui le vrai maître du ministère, et marquerait la volonté du roi d’engager des réformes radicales.
Louis XVI refuse et Necker donne sa démission le 19 mai 1781.
C’est un choc brutal pour cette opinion qui a soutenu Necker. Une déception plus forte encore que celle qui avait suivi la disgrâce de Turgot.
Une faille s’est ouverte dans le royaume.
Que peut le roi ? Que veut-il ?
Les esprits éclairés rêvent d’Amérique, d’assemblée, de vote, d’égalité et de justice.
On accuse la reine d’être responsable de la démission de Necker. Elle a au contraire entretenu de bons rapports avec lui. Mais le roi est épargné. Il reste de droit divin, alors que la reine n’est qu’une « Autrichienne frivole », dont le cœur est à Vienne et non à
Paris. Grimm, qui écrit et anime la Correspondance littéraire, note, après la démission de Necker :
« La consternation était peinte sur tous les visages ; les promenades, les cafés, les lieux publics étaient remplis de monde, mais il y régnait un silence extraordinaire.
« On se regardait, on se serrait tristement la main. »
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Louis détourne la tête, s’éloigne d’un pas lent et lourd, son visage boudeur exprime l’ennui et même du mépris.
Il ne veut plus qu’on lui parle de Necker, de l’état de l’opinion, de ces esprits éclairés, et parmi eux des grands seigneurs, et même le duc d’Orléans, qui fréquentent le salon de Madame Necker, rue de la Chaussée-d’Antin.
Ces beaux parleurs critiquent les nouveaux contrôleurs des Finances, qui se sont succédé, Joly de Fleury, Lefèvre d’Ormesson, et maintenant Calonne, cet intendant aimable, disert, bien en cour, qui d’une plume acérée a révélé les subterfuges de Necker et contribué à son départ.
C’est lui qui doit désormais faire face au déficit, mais qui, habilement, en multipliant les emprunts, en jouant sur le cours de la monnaie, favorise la spéculation, obtient le soutien des financiers, des prêteurs, et crée un climat d’euphorie.
Les problèmes ne sont que repoussés, aggravés même, prétend de sa retraite Necker, mais la morosité et la déception qui ont suivi sa démission se dissipent.
Voilà qui confirme Louis dans son intime conviction : les ministres passent ; les crises, même financières, trouvent toujours une solution, l’opinion varie, va et vient comme le flux et le reflux, seuls le roi et la monarchie demeurent.
Et les voici renforcés, célébrés, puisque, le 22 octobre 1781, ému jusqu’aux larmes, Louis peut se pencher sur Marie-Antoinette qui vient d’accoucher de son premier garçon et lui murmurer :
« Madame, vous avez comblé mes vœux et ceux de la France : vous êtes mère d’un dauphin. »
Et il pleure de nouveau lorsqu’il apprend qu’à Paris, à la nouvelle de la naissance d’un héritier royal, la foule a manifesté sa joie, dansant, festoyant, s’embrassant. Et les dames des Halles, venues à Versailles, ont célébré en termes crus la reine.
Semblent envolés tous les pamphlets, où l’on critiquait l’Autrichienne, accusée d’infidélité, voire de préférer ses favorites et leurs caresses à son mari ! Ou bien de s’être pâmée dans les bras de cet officier suédois, rencontré à un bal masqué de l’Opéra, en 1774, de l’avoir retrouvé en 1778, toute troublée, toute séduction, ne cachant même pas l’attirance pour ce comte Axel Fersen, parti, avec l’armée de Rochambeau, aider les Insurgents d’Amérique.
Le climat a donc changé. Un dauphin, l’argent facile grâce aux emprunts et aux habiletés de Calonne.
Et puis, la victoire des troupes françaises et des Insurgents contre les Anglais à Yorktown ; et plus de sept mille tuniques rouges qui se rendent !
Gloire à l’armée du roi, fête à Paris pour célébrer le « héros des Deux Mondes ». La Fayette, rentré en janvier 1782, est fait maréchal de camp. Feu d’artifice, traité de Versailles avec l’Angleterre en 1783, revanche de celui de Paris en 1763.
Le roi a-t-il jamais été aussi populaire ?
Benjamin Franklin le célèbre comme « le plus grand faiseur d’heureux qu’il y ait dans ce monde ».
Et plus encore on associe le roi à cette Révolution de l’Amérique qu’exalte dans ce livre l’abbé Raynal.
Qui pourrait dissocier Louis XVI qui a permis la victoire des Insurgents, et la politique de réforme ?
Ce roi-là est bon.
On le voit, dans les villages qu’il traverse ou visite, faire l’aumône aux paysans misérables, accorder à certains d’entre eux une pension à vie.
Car la faim et le froid tenaillent le pays dans ces hivers 1783-1785.
Les fermages ont augmenté, parce que la monnaie a été en fait dévaluée. Le pain est cher. Les pauvres sans domicile allument de grands feux dans les rues de Paris, autour desquels ils se pressent.
Des émeutes de la faim éclatent ici et là.
Mais lorsque Louis, en juin 1786, se rend à Cherbourg pour visiter la flotte royale, il est salué avec ferveur tout au long du voyage.
On s’agenouille devant lui, on l’embrasse.
« Je vois un bon roi et je ne désire plus rien en ce monde », dit une femme.
Louis invite la foule qui se presse à avancer : « Laissez-les s’approcher, dit-il, ce sont mes enfants. »
On crie « Vive le roi ! » et il répond « Vive mon peuple ! Vive mon bon peuple ! ».
On récite des vers qui le louent, on les grave sur le socle des statues.
Les uns s’adressent :
À Louis Homme
Ce faible monument aura faible existence
Tes bontés ô mon Roi dans ces temps de rigueur
Bien mieux que sur l’airain ont mis au fond du cœur
Un monument certain, c’est la reconnaissance.
D’autres vers rappellent que Louis, jeune roi, a déjà accompli des « miracles » :
Louis de son domaine a banni l’esclavage
À l’Amérique, aux mers, il rend la liberté
Ses lois sont des bienfaits, ses projets sont d’un sage
Et la gloire le montre à l’immortalité.
Louis est ému jusqu’aux larmes. Il écrit à Marie-Antoinette :
« L’amour de mon peuple a retenti jusqu’au fond de mon cœur. Jugez si je ne suis pas le plus heureux roi du monde. »
Mais parfois, quand il découvre dans ses propres appartements un pamphlet visant la reine, ce bonheur qu’il a ressenti devant les signes d’affection que lui manifeste le peuple s’émiette.
On accuse Marie-Antoinette d’avoir renoué avec le comte Fersen rentré d’Amérique avec les troupes françaises. On la soupçonne d’infidélité. On se demande si les enfants dont elle a accouché – un second fils naîtra en 1785, et une fille en 1787 – sont issus du roi, ou de ce beau Fersen. Et elle a obtenu du roi qu’il attribue à Fersen le commandement d’un régiment étranger, le Royal Suédois, et le « bon » Louis XVI a aussitôt accepté, et accordé à Fersen une pension de vingt mille livres.
Louis cependant ne regrette ni ses largesses ni même ses complaisances.
Marie-Antoinette est la reine, la mère du dauphin.
II connaît les penchants de son épouse : fête, bijoux, châteaux. Il les accepte.
Elle dispose de Trianon. Il lui achète, à sa demande pressante, le château de Saint-Cloud.
Et l’on s’en prend à cette Autrichienne, Madame Déficit, qui ruine le royaume.
Mais elle est la reine, a-t-il parfois envie de s’écrier.
Et il veut prendre sa défense, la protéger des calomniateurs.
II apprend avec effarement et un sentiment d’indignation que le cardinal de Rohan, grand aumônier de la Cour, en froid avec la reine, prétend avoir acheté, pour se réconcilier avec elle, au joaillier Böhmer, un collier de un million six cent mille livres.
Le cardinal assure qu’il a reçu des lettres de la reine, lui demandant de faire cet achat s’il veut se réconcilier avec elle, qu’il l’a même rencontrée une nuit dans les bosquets du parc du château de Versailles !
Louis est scandalisé.
Le récit suggère que la reine était prête à des complaisances en faveur de Rohan – dupe et victime d’une comtesse de La Motte-Valois, qui s’est approprié le collier –, afin d’obtenir l’achat du collier !
Affaire ténébreuse, dont Louis pressent qu’elle va achever de ternir la réputation de Marie-Antoinette.
Les jaloux, les rivaux, les ennemis de la monarchie et les adversaires des réformes qu’on soupçonne Calonne de préparer vont se liguer, répandre les rumeurs.
Mais Louis ne cède pas, ordonne l’arrestation du cardinal de Rohan qui sera emprisonné à la Bastille, avant d’être jugé par le Parlement.
Le roi a laissé à Rohan le choix de cette procédure parlementaire. Autant pour le roi choisir des adversaires comme juges ! Car les parlementaires veulent empêcher le roi de rogner leurs droits et avantages, et disculper Rohan – dont la famille est l’une des plus illustres du royaume – c’est condamner la reine, et donc affirmer que le Parlement a le droit de la juger, comme il pourrait aussi, dès lors, juger le roi.
Et c’est aux cris de « Vive le Parlement !, Vive le cardinal innocent ! » que la foule accueille le verdict qui « décharge le cardinal de Rohan des plaintes et accusations ».
La comtesse de La Motte-Valois est elle condamnée à être incarcérée et marquée au fer rouge, mais elle s’enfuira à Londres où elle retrouvera le « magicien Cagliostro », mêlé à l’affaire.
À la Cour, dans les estaminets, les salons, parmi les grands ou les poissardes, on se félicite du verdict, on fustige la reine, sur qui l’on déverse des tombereaux de ragots et de calomnies.
Et par là même c’est toute la monarchie qui est atteinte.
On condamne l’impiété et la licence de ces « abbés et évêques de cour », tel Rohan, même si on juge le cardinal victime de l’arbitraire.
Il a été libéré de la Bastille, mais démis de sa charge de grand aumônier de la Cour et exilé dans son abbaye de La Chaise-Dieu.
On évoque les escroqueries, les spéculations organisées par les Orléans afin d’accroître leur patrimoine immobilier au Palais-Royal.
On raconte que le duc de Chartres, fils du duc d’Orléans, organise dans sa maison de Monceau des soirées libertines, des soupers en compagnie de filles nues.
C’est une vague de réprobation, d’indignation, où se mêlent vérité et calomnies, qui déferle après l’affaire du collier de la reine.
« Grande et heureuse affaire, commente-t-on. Un cardinal escroc ! La reine impliquée dans une affaire de faux ! Que de fange sur la crosse et le sceptre ! Quel triomphe pour les idées de liberté ! Quelle importance pour le Parlement ! »
La reine est accablée. Elle se sent outragée, « victime des cabales et des injustices ».
Elle soupçonnait, depuis les premiers jours de son arrivée à Versailles, qu’elle aurait de la peine à se faire accepter, aimer. Elle en est désormais, et jusqu’au dégoût, persuadée.
« Un peuple est bien malheureux, dit-elle en pleurant, d’avoir pour tribunal suprême un ramassis de gens qui ne consultent que leurs passions et dont les uns sont susceptibles de corruption et les autres d’une audace qu’ils ont toujours manifestée contre l’autorité et qu’ils viennent de faire éclater contre ceux qui en sont revêtus. »
Elle essaie d’oublier, multiplie les fêtes, les bals, elle répète le rôle de Rosine dans Le Barbier de Séville,
qu’elle compte interpréter dans son théâtre. Et elle ne prête pas attention au fait que Beaumarchais est l’un des adversaires de cette autorité qu’elle incarne.
« Mais dans ce pays-ci, les victimes de l’autorité, ont toujours l’opinion pour elles », assure la fille de Necker, qui vient d’épouser le baron de Staël.
Au vrai, la situation est plus critique encore que ne le révèlent l’acquittement du cardinal de Rohan, les rumeurs et les pamphlets qui couvrent la reine – et donc la monarchie – d’opprobre.
Le 20 août 1786, Calonne est contraint d’annoncer au roi que la banqueroute est aux portes, qu’il faut donc rembourser les dettes si l’on veut l’éviter.
Le déficit se monte à cent millions de livres. Les emprunts lancés par Calonne s’élèvent à six cent cinquante-trois millions, auxquels il faut ajouter cinq cent quatre-vingt-dix-sept millions empruntés depuis 1776.
« Il faut avouer, Sire, dit Calonne, que la France ne se soutient que par une espèce d’artifice. »
On ne peut, ajoute-t-il, « augmenter le fardeau des impositions, il est même nécessaire de les diminuer », c’est-à-dire établir l’égalité devant l’impôt, seul remède à la maladie des finances royales.
Il faut mettre fin aux privilèges fiscaux de la noblesse et du clergé, et créer un impôt unique pesant sur la terre, la « subvention territoriale », et rétablir la libre circulation des grains. Calonne ainsi s’engage dans la voie qu’avaient tenté d’emprunter Turgot et Necker.
Et comme eux, il suggère qu’on s’appuie sur une Assemblée, qui pourrait être une Assemblée de notables.
Louis XVI hésite. Mais le déficit serre le royaume à la gorge.
La mesure ultime serait de réunir les États généraux, signe de la situation dramatique de la France. Louis XVI refuse de l’envisager. On n’a pas vu d’États généraux depuis 1614 ! En dépit du déficit, la France est riche. Il : ne s’agit que de la réformer et une Assemblée de notables consultative doit suffire.
Au grand Conseil des requêtes du 29 décembre 1786, après une discussion de cinq heures, Louis prend la décision de la convoquer.
Il veut agir. Il s’y essaie depuis qu’il est roi, en 1774, il y a déjà douze ans.
Il a lu la lettre que l’ambassadeur d’Autriche Mercy-Argenteau adresse à Vienne.
« Lorsque le gaspillage et la profusion absorbent le Trésor royal, il s’élève un cri de misère et de terreur… Le gouvernement présent surpasse en désordre et en rapines celui du règne passé et il est moralement impossible que cet état de choses subsiste encore longtemps, sans qu’il s’ensuive quelque catastrophe. »
Est-il encore temps de l’éviter ?
Louis le croit.
Mais l’opinion doute. La colère l’emportera-t-elle sur la raison ?
Cagliostro, l’un des accusés dans l’affaire du collier, exilé à Londres, dénonce l’arbitraire royal. Il a été emprisonné à la Bastille, et il fait de la vieille forteresse le symbole de cet arbitraire :
« Toutes les prisons d’État ressemblent à la Bastille, écrit-il, dans sa Lettre à un ami, qui circulera en France, sous le manteau.
« Vous n’avez pas idée des horreurs de la Bastille. La cynique impudence, l’odieux mensonge, la fausse pitié, l’ironie amère, la cruauté sans frein, l’injustice et la mort y tiennent leur empire. Un silence barbare est le moindre des crimes qui s’y commettent.
« Vous avez tout ce qu’il vous faut pour être heureux vous autres Français !
« Il ne vous manque qu’un petit point, c’est d’être sûrs de coucher dans vos lits quand vous êtes irréprochables.
« Les lettres de cachet sont un mal nécessaire ? Que vous êtes simples ! On vous berce avec des contes…
« Changez d’opinion et méritez la liberté pour la raison. »
Cagliostro date cette Lettre à un ami du 20 juin 1786.
9
Ces mots, raison, liberté, égalité, opinion, Louis les retrouve chaque jour dans les gazettes ou les pamphlets, qui paraissent quotidiennement. Et il en a dénombré plus de quarante chacun de ces derniers mois. Il les feuillette avec une inquiétude et une angoisse qui augmentent depuis qu’il a pris, ce 29 décembre 1786, la décision de convoquer cette Assemblée de notables.
Il ne sait plus si la proposition de Calonne à laquelle il s’est rallié était judicieuse.
Il a même le sentiment que l’opinion, alors que la réunion de l’Assemblée est fixée au 22 février, salle des Menus-Plaisirs, s’enflamme déjà, que les critiques fusent, que les passions s’exacerbent.
S’il le pouvait il reviendrait sur son choix, et il songe déjà à renvoyer Calonne, d’autant plus que les critiques se multiplient contre le ministre.
La reine ne l’aime pas. Elle suggère le nom d’un remplaçant, l’archevêque de Toulouse, Loménie de Brienne.
D’autres accusent Calonne d’avoir par sa politique financière acculé le royaume à la banqueroute. Et nombreux sont ceux qui suggèrent de rappeler Necker.
Et Louis a lancé :
« Je ne veux ni neckraille, ni prêtraille. »
Il a regretté cette exclamation. Il ne doit se fermer aucune voie. Mieux vaut laisser le doute et l’incertitude régner, rester le plus longtemps possible insaisissable, que de se dévoiler.
Mais il faut bien composer cette Assemblée de notables, et donc choisir les personnalités qui en feront partie.
Et aussitôt les pamphlets, les gazettes imprimés à l’étranger et introduits en France, les caricatures, stigmatisent cette Assemblée qui ne peut être qu’aux ordres, avec ses sept princes du sang, ses trente-six ducs et pairs ou maréchaux de France, ses trente-trois présidents ou procureurs généraux de parlements, ces onze prélats, ces douze conseillers d’État, ces douze députés des pays d’État et ces vingt-cinq maires des principales villes du royaume.
On évoque l’absolutisme, le despotisme même, on la compare avec les assemblées qui se réunissent aux États-Unis, celles que veulent élire les Suisses, les Flamands, les Hollandais.
Et dans tous ces pays les peuples ont conquis des droits, parfois avec l’aide du roi de France qui les refuse à ses sujets.
La Fayette ou Mirabeau répètent qu’il faut une « vraie » Assemblée nationale, et ils martèlent qu’il faut réunir les États généraux, mais ils précisent que les représentants du tiers état doivent être aussi nombreux que ceux réunis des deux ordres privilégiés, et que l’on devrait voter par « tête » et non par « ordre ».
Et l’Assemblée de notables ne s’est pas encore réunie !
Louis est accablé. Il a l’impression que les digues qui retenaient un flot puissant lâchent. Et ce qui déferle ne submerge pas seulement le royaume de France, mais le monde, de Philadelphie à Liège, de Genève à Amsterdam.
Il refuse d’aider les bourgeois hollandais qui se sont rebellés contre leur stathouder. Devrait-il favoriser les adversaires de l’autorité en Hollande, alors qu’il la défend ici ?
Mais le trouble, l’angoisse le gagnent, et même le désespoir.
Vergennes, son ministre des Affaires étrangères, meurt.
« Je perds le seul ami sur lequel je pouvais compter, dit-il, le seul ministre qui ne me trompa jamais. »
Sa tristesse se mêle à l’amertume et à l’indignation quand il découvre que plusieurs pamphlets accusent la reine d’avoir fait empoisonner Vergennes !
Elle reprochait au ministre de l’avoir tenue à l’écart, plein de défiance à l’égard de « l’Autrichienne », ne lui faisant jamais part de ses projets, et elle l’accusait même d’avoir discrètement soutenu le cardinal de Rohan dans l’affaire du collier.
Louis ressent ce que plusieurs fois déjà depuis qu’il est roi, il a éprouvé, le sentiment que les « choses »
— le pouvoir, l’opinion, ses proches même, ses ministres – lui glissent entre les mains, comme si l’un des outils qu’il manie dans sa forge et sa menuiserie lui échappait au moment où il voudrait l’utiliser.
Il se replie sur lui-même, comme s’il voulait ainsi que le flux des critiques, des attaques, passe sur lui, sans l’entraîner.
Il en veut à Calonne qui devant l’Assemblée de notables, pour justifier ses réformes, cette égalité devant l’impôt, qu’il veut établir, dresse un véritable réquisitoire contre la monarchie, les ordres de la noblesse et du clergé qui en sont les colonnes.
Fallait-il que Calonne dise :
« Les abus qu’il s’agit aujourd’hui d’anéantir pour le salut public ce sont les plus considérables, les plus protégés, ceux qui ont les racines les plus profondes et les branches les plus étendues. Tels sont les abus dont l’existence pèse sur la classe productive et laborieuse, les abus des privilèges pécuniaires, les exceptions à la loi commune, et tant d’exceptions injustes qui ne peuvent affranchir une partie des contribuables qu’en aggravant le sort des autres. »
Il parle de « raison », de « justice », d’« intérêt national », s’en prend ouvertement aux privilégiés de la noblesse, n’épargne pas le clergé, « les ecclésiastiques sont par leur naissance, citoyens et sujets », insiste-t-il. Il dénonce le nombre effrayant des « agents du fisc », prêche pour ce nouvel impôt, la subvention territoriale, critique la gabelle, et s’adresse directement à l’opinion, diffusant, le 31 mars, un Avertissement que commentent les journalistes à sa solde.
« On paiera plus sans doute, mais qui ? demande-t-il. Ceux-là seulement qui ne payaient pas assez ; ils paieront ce qu’ils doivent… Des privilèges seront sacrifiés, la justice le veut, le besoin l’exige, vaudrait-il mieux surcharger encore les non-privilégiés, le peuple ? Il y aura de grandes réclamations… On s’y est attendu ; peut-on faire le bien général sans froisser quelques intérêts particuliers ? Réforme-t-on sans qu’il y ait des plaintes ? »
On n’a jamais entendu un ministre du roi parler ainsi, prendre le parti du peuple, non pas au nom de la compassion, mais au nom de l’égalité et de la justice.
Les notables s’indignent :
« Nous prenez-vous pour des moutons de nous réunir pour avoir notre sanction à une besogne toute digérée ? »
Ils condamnent Calonne, son Avertissement, « indigne de l’autorité royale qui ne doit jamais parler au peuple que par les lois et non par une espèce d’écrit qui n’a aucun caractère… ».
Surtout, les notables se présentent comme les défenseurs de la liberté et du droit, face à un pouvoir avide de pressurer le royaume.
« Monsieur de Calonne, dit l’un des membres de l’Assemblée, veut encore saigner la France, et il demande aux notables s’il faut la saigner au pied, au bras ou à la jugulaire. »
Et l’opinion est à ce point travaillée par l’esprit des Lumières, l’hostilité au mode de gouvernement absolutiste, que tout discours qui se réclame de la liberté et exige la représentativité des assemblées est entendu.
Mieux ou pis, toute assemblée – et d’abord les parlements, qui ne rassemblent que des privilégiés – vaut mieux que le pouvoir exécutif.
Et l’on entend à nouveau réclamer la convocation des États généraux, et le doublement du nombre des députés du tiers état, et, revendication décisive, le vote par tête et non par ordre.
Louis n’en veut pas.
Il reproche à Calonne ses propos excessifs, ses charges contre les ordres privilégiés.
Ce contrôleur général des Finances pense, parle et écrit, comme un pamphlétaire de la « secte philosophique » !
Voilà ce que disent les proches du roi, et d’abord Marie-Antoinette, qui pousse Louis à se débarrasser de Calonne.
Et le roi, une fois encore, se dérobe au face-à-face avec son ministre.
Calonne qui veut voir le roi s’entend répondre par le premier valet de chambre, que Sa Majesté a défendu de le laisser entrer.
Et le 8 avril 1787, au nom du roi, on vient réclamer à Calonne sa démission.
Le 30 avril, Louis accepte, pressé par la reine, de nommer contrôleur général des Finances l’archevêque de Toulouse, Loménie de Brienne, qui fut proche de Turgot, qu’on dit habile, capable de se concilier « le suffrage des sociétés dominantes ».
Mais Louis XVI sait que Loménie de Brienne est l’un de ces prélats de cour plus libertin qu’homme pieux.
Si Louis cède, c’est que la situation se dégrade, qu’il faut agir vite.
L’Assemblée de notables vient de remporter une victoire avec le renvoi de Calonne. Elle est confortée dans son refus des réformes.
L’opinion réclame le retour de Necker.
Les parlements sont dressés sur leurs ergots, prêts à défendre bec et ongles leurs droits face au roi, en fait à protéger contre toute réforme leurs privilèges, forts de l’appui que leur apporte l’opinion.
Et d’abord ces milliers de clercs de la basoche, diplômés et crevant de faim, ces libellistes, ces gazetiers, ces « journalistes », et tout ce monde qui gravite dan chaque province, autour des parlements.
Dans ce milieu-là, celui des avocats, celui de la franc-maçonnerie, des sociétés de pensée, on a lu Voltaire, applaudi Beaumarchais et les « patriotes » d’Amérique, comme ceux de Hollande.
Et on déteste l’Autrichienne, Madame Déficit, dont le cœur est à Vienne, capitale des Habsbourg, la plus absolutiste des dynasties européennes.
Cette « fermentation des esprits » autour des parlements gagne le milieu des artisans, des boutiquiers qui ont le sentiment qu’ils sont « tondus » au bénéfice de ces « marquis » qui festoient avec l’Autrichienne et qui ne se sont « donné que la peine de naître ».
Et il y a tous ceux, le peuple innombrable, qui s’agenouillent devant le roi, si bon.
Ces « sujets »-là ne se nourrissent que de pain, or il est de plus en plus cher, en ces années 1787-1789, parce que les blés ont souffert du froid, que le grain est rare, et son prix de plus en plus élevé.
Et pendant ce temps-là, dit-on de plus en plus fort, la reine achète un collier de plusieurs centaines de milliers de livres, par l’intermédiaire d’un de ces cardinaux qui osent invoquer le Christ, ce pauvre crucifié.
Et les prêtres, ce bas clergé qui connaît, côtoie et même partage la misère des humbles, se sentent plus proches de ces pauvres manouvriers que du cardinal de Rohan ou de Loménie de Brienne, archevêque de Toulouse, libertin devenu chef du Conseil des finances, par la grâce du roi et la volonté de l’Autrichienne.
Louis, même s’il ressent la difficulté de la situation, ne mesure pas cette évolution de l’opinion.
Elle est comme une forêt sèche dont les sous-bois commencent à brûler, et qu’un coup de vent peut embraser.
Marie-Antoinette soupçonne encore moins que son époux, malgré les calomnies, les injures, les caricatures, les pamphlets qui la prennent chaque jour pour cible, l’étendue et la profondeur de la réprobation et même de la haine qu’elle suscite.
Elle est donc plus surprise que Louis lorsque, recevant avec Louis Loménie de Brienne, ils l’entendent formuler le vœu de se voir adjoindre Necker, et d’être autorisé à préparer la convocation des États généraux.
Louis est stupéfait, mais aussi terrifié.
« Quoi, Monsieur l’Archevêque, vous nous croyez donc perdus ? Les États généraux ? Mais ils peuvent bouleverser l’État et la royauté ! Et Necker ! Tout ce que vous voudrez hors ces deux moyens. La reine et moi sommes tout prêts aux réformes et aux économies. Mais de grâce, n’exigez ni Monsieur Necker, ni les États généraux. »
Mais il suffit de quelques semaines pour que le roi se rende compte, avec effroi, que l’idée de la convocation des États généraux progresse vite et s’impose peu à peu. Loménie de Brienne n’a rien obtenu de l’Assemblée de notables, devant laquelle il a repris l’essentiel du plan de Calonne. Mais les notables exigent d’abord que le contrôleur général des Finances soit surveillé par un Comité ; autant dire que le roi perd la maîtrise des finances.
Inacceptable pour Louis XVI. Et le 25 mai 1787, le roi dissout l’Assemblée de notables, ce qui aussitôt renforce dans l’opinion le désir de la convocation des généraux. Ils rassemblent, dit La Fayette, « les représentants authentiques de la nation ».
Et dans les gazettes on n’hésite pas à écrire :
« Pourquoi le roi ne serait-il pas en tutelle ?… Il faut rappeler quelquefois les chefs des nations à leur première institution et leur apprendre qu’ils tiennent le pouvoir de ces peuples qu’ils traitent souvent en esclaves ! »
Ces gazetiers sont pour la plupart payés par telle ou telle coterie, et celle du duc d’Orléans est la plus puissante. Le duc est cousin du roi, mais ambitieux, jaloux, les souverains l’ont maintes fois blessé, et il se présente en homme des Lumières.
Et « ses » gazetiers critiquent le roi, la reine, le pouvoir monarchique, mais en même temps ils soutiennent les parlementaires, écrivent : « Les notables ont montré que la nation existait encore. »
Louis qui imagine qu’il va pouvoir faire enregistrer les édits réformateurs par le Parlement de Paris, en usant, si besoin est, comme il en a le droit souverain, d’un « et de justice », qui impose l’enregistrement, ne mesure pas, une fois encore, l’évolution de l’opinion.
Durant les mois de mai et de juin, le Parlement refuse d’enregistrer l’édit créant l’impôt dit de « subvention territoriale » et il déclare « que seule la nation réunie dans ses États généraux peut consentir un impôt perpétuel ».
Le 6 août, le roi convoque à Versailles un lit de justice.
Il fait chaud dans la salle où s’entassent les parlementaires. L’enregistrement des édits est obligatoire, mais pendant que se déroule la séance, le roi s’endort, ronfle parfois, donnant l’image, en cette période tendue, cruciale, d’un souverain à la fois méprisant et impotent.
Mais le 7 août, le Parlement de Paris déclare nul le lit de justice de la veille.
Le 10 août, il décide l’ouverture d’une information criminelle contre les « déprédations » commises par Calonne. Manière de montrer sa résolution, d’avertir les ministres qu’ils ne sont plus intouchables – et derrière eux le roi – et de les inviter ainsi à la modération et au respect des prérogatives parlementaires.
Calonne – bien que l’arrêt du Parlement ait été cassé -est inquiet et décide de se réfugier en Angleterre : contraint à émigrer par une assemblée de privilégiés, qui lui reprochent d’avoir au nom du roi voulu réformer le royaume !
Accablé, le roi lit les rapports des « mouches », ces informateurs du lieutenant général de police que traquent les clercs de la basoche, qu’ils poursuivent et rouent de coups, sous les applaudissements d’une foule de plusieurs milliers de personnes qui viennent acclamer les parlementaires, chaque fois qu’ils dénoncent les édits comme contraires « aux droits de la nation » ou décident d’annuler l’enregistrement de ces édits en lit de justice.
Les manifestants crient : « Vive les pères du peuple ! Point d’impôts ! »
Louis XVI est envahi par l’indignation.
Le Parlement doit plier, pense-t-il par saccades, et il écoute Loménie de Brienne qui lui demande d’exiler les parlementaires à Troyes.
Puis le roi est saisi par le doute. Il craint les conséquences de cette épreuve de force, et cependant toute sa conception de l’autorité monarchique l’incite à agir.
Il est divisé et lui qui recherche l’effort physique pour se rassurer, se sent tout à coup las, sans qu’il ait besoin de chevaucher ou de forger. Il a l’impression que son corps puissant et lourd l’accable.
Il somnole pour fuir les maux de tête, les brûlures d’estomac, tous ces symptômes qu’il ne connaissait pas. Il acquiesce, sans même pouvoir examiner à nouveau toutes les suites de sa décision, à la proposition de Brienne.
II signe les lettres de cachet aux parlementaires afin qu’ils les reçoivent dans la nuit du 14 au 15 août.
Il ne sait pas que certains parlementaires ont menacé Brienne, l’avertissant :
« Prenez garde, ce n’est plus une guerre parlementaire que vous allumez, mais une guerre civile. »
Pourtant, les parlementaires quittent Paris, mais arrivés à Troyes ils réaffirment qu’ils ne changeront pas d’avis.
« Seuls les États généraux peuvent sonder et guérir les plaies de l’État et octroyer les impôts. »
Plus grave, Paris s’enflamme.
Le 17 août, le jour où les comtes d’Artois et de Provence se rendent au Palais de Justice pour y faire enregistrer les édits, la foule envahit les bâtiments, encercle les frères du roi criant : « À Bicêtre ! À Bicêtre ! » et s’adressant au comte de Provence – hostile aux choix de Louis XVI – lui lance : « Courage, Monsieur, vous êtes l’espoir de la nation. »
La garde tire. Il y a des morts et des blessés.
Les magistrats de la Cour des aides – la salle où ils délibèrent est occupée par les manifestants – déclarent, comme ceux de la Chambre des comptes, qu’il faut réunir les États généraux.
Des bandes de jeunes gens parcourent les rues, envahissent les boutiques, saccagent la maison d’un commissaire de police qui a arrêté deux manifestants, rouent de coups les colporteurs qui crient le texte des édits, insultent les gardes françaises.
On affiche des placards :
« Dans huit jours il nous faut le Parlement ou le feu. »
Le roi, la reine, le comte d’Artois sont insultés. On distribue des pamphlets injurieux contre les souverains, et d’abord cette Autrichienne, cette Madame Déficit.
Une estampe représente le couple royal à table avec cette légende :
« Le roi boit, la reine mange, et le peuple crie ! »
En province, des manifestations ont lieu autour des parlements, et les magistrats envoient des adresses au roi exigeant le « rappel du Parlement ».
Louis veut échapper à ce cauchemar qui lui révèle un royaume qu’il n’avait pas imaginé.
Il laisse d’abord Brienne rétablir l’ordre à Paris et faire évacuer le Palais de Justice, mais en même temps il veut donner des signes d’apaisement, séduire cette opinion éclairée, la détacher des parlements.
Un édit de tolérance rend leur état civil aux protestants. On examine la situation des juifs du royaume et on envisage leur émancipation.
Mais chaque geste déclenche la réaction hostile d’une partie de l’opinion : l’Assemblée du clergé de France adresse des remontrances au roi.
Il faut donc négocier avec le Parlement de Paris, mettre fin à son exil, retirer la subvention territoriale,
et promettre la convocation des États généraux, pour 1792.
Quant au Parlement, il accepte d’enregistrer un édit sur l’impôt du vingtième.
Des manifestations de joie, des affrontements violents avec les gardes françaises accueillent le retour des parlementaires à Paris.
Mais leur arrangement avec le roi est jugé par les plus déterminés comme une capitulation et une lâcheté. Le Parlement à leurs yeux s’est déconsidéré.
« Il nous faut une barrière au retour des abus, dit-on. II nous faut les États généraux. »
Et certains ajoutent : « Une assemblée nationale. » Quant à la reine, elle s’exclame :
« Je croyais avoir épousé un roi de France, je vois mon erreur, je n’ai épousé qu’un roi d’Angleterre. »
Et à la Cour, on partage sa déception.
Le roi, désemparé, constate que personne n’est satisfait. L’agitation n’a pas cessé. La crise financière s’aggrave.
Puisqu’on a renoncé à la subvention territoriale, il faut lever des emprunts, dont l’un de 420 millions. Et le Parlement doit l’enregistrer en séance royale.
Elle a lieu le 19 novembre 1787, à Paris.
Le roi s’exprime avec fermeté :
« Je veux tenir cette séance, dit-il, pour rappeler à mon Parlement des principes dont il ne doit pas s’écarter. Ils tiennent à l’essence de la monarchie et je ne permettrai pas qu’ils soient menacés ou altérés. »
Et après avoir écouté les réponses des parlementaires, il conclut que conformément aux règles d’une séance royale, il n’y aura pas de vote : « Il est nécessaire d’établir les emprunts portés par mon édit.
« J’ai promis les États généraux pour 1792, ma parole doit vous suffire. J’ordonne que mon édit soit enregistré. »
Il se lève, s’apprête à partir au milieu des murmures.
Tout à coup, le duc Philippe d’Orléans lance, debout, d’une voix furieuse mais hésitante :
« C’est illégal ! »
Il insiste pour qu’on spécifie que c’est du commandement du roi – son cousin – que l’édit est enregistré.
Louis, le visage empourpré par la surprise, l’émotion, bredouille :
« Cela m’est égal, vous êtes le maître. »
Puis d’une voix plus forte :
« C’est légal parce que je le veux. »
Louis est indigné par la « trahison » de Philippe d’Orléans. Et Marie-Antoinette est plus encore que Louis scandalisée par le comportement du duc d’Orléans qui semble vouloir s’imposer comme le chef des adversaires de la politique royale. Il faut sévir, insiste-t-elle.
Le roi s’y résout.
Le duc d’Orléans sera exilé dans son château de Villers-Cotterêts, et deux parlementaires qui semblent avoir agi de concert avec lui seront emprisonnés à la citadelle de Doullens. Une députation du Parlement tentera le lendemain de faire revenir le roi sur ses décisions.
« Je ne dois compte à personne de mes résolutions, leur répond Louis XVI. Chacun est intéressé à la conservation de l’ordre public, et l’ordre public tient essentiellement au maintien de mon autorité. »
Mais la foule, à la sortie du Parlement, avait porté le duc d’Orléans en triomphe.
Et les parlementaires à Paris et en province affirmaient que « la liberté individuelle était la plus sacrée des propriétés ».
Le parlement de Rennes déclarait :
« Les abus tolérés et l’oubli des règles amènent le mépris des lois, et le mépris des lois prépare la chute des Empires. »
10
Louis se tait. Il écoute la reine puis Loménie de Brienne qui l’exhortent à chaque séance du Conseil d’en haut à briser cette fronde parlementaire, cette vraie rébellion qui d’un bout à l’autre du royaume, au nom de la liberté individuelle, de la défense du droit, veut en fait entraver le pouvoir royal, plier l’autorité monarchique.
Il écoute Marie-Antoinette qui siège désormais au Conseil. Elle l’incite à la fermeté :
« Si on différait, on aurait moins de moyens pour conserver et maintenir l’autorité du roi. »
Louis baisse la tête. Il a le sentiment angoissant que quoi qu’il décide et fasse, il ne pourra ressaisir les rênes qui, sans qu’il sache à quel moment précis, lui ont échappé.
Peut-être était-ce en 1774, quand, peu après son accession au trône, il avait sur les conseils de Turgot annulé la réforme Maupeou.
Et maintenant, quatorze ans plus tard, le garde des Sceaux Lamoignon propose des mesures qui reprennent pour l’essentiel ce que Maupeou avait réussi à imposer.
Aujourd’hui, ce sont les parlements qui chaque jour veulent arracher un pan du pouvoir royal.
Ils viennent de déclarer les « lettres de cachet illégales, contraires au droit public et au droit naturel ». Elles violeraient « les droits du genre humain, les principes fondamentaux de la société, les plus vives lumières de la raison, les plus chers intérêts du pouvoir légitime, les maximes élémentaires de la morale et les lois du royaume ».
Evidemment, Louis va interdire aux parlements de délibérer sur ce sujet. Mais il sait que les parlementaires reprendront leurs assauts.
Et il est las, épuisé d’avoir ainsi à remonter ce rocher, qui roulera de nouveau le long de la pente.
Il se sent impuissant. Il a envie de pleurer, comme lorsqu’il lit ces lettres qu’on lui adresse et dans lesquelles on lui révèle comment la reine continue de voir le comte Axel Fersen, qu’elle logerait même au château de Versailles, et on l’invite à débusquer l’amant.
Il est face à son épouse aussi impuissant que face aux parlements, ou bien à la maladie qui frappe sa famille, le plus âgé de ses fils. Et l’une de ses filles est morte.
Mais le plus douloureux à accepter, c’est cette haine de plus en plus violente, impudente, et qui s’exprime ouvertement.
Les auteurs qui ont écrit sur les murs de Paris « Parlements à vendre, ministres à pendre, couronne à louer » semblent assurés de l’impunité.
Comme ceux qui ont accroché sur la loge de la reine au Théâtre des Italiens un écriteau : « Tremblez tyrans, votre règne va finir. »
Tyrans ?
Alors qu’on signale que les gardes françaises, les soldats d’autres unités ont reçu l’ordre de leurs officiers de ne pas réagir avec vigueur face aux émeutiers qui les assaillent.
Ils ont ainsi laissé brûler des corps de garde, et ils ont reçu sans bouger insultes, pavés, bouteilles, bûches. Et quand le maréchal Biron, qui commande les troupes à Paris, donne l’ordre de dégainer et de tirer – il y aura des morts, peut-être une cinquantaine –, le Parlement ouvre une enquête sur la violence des émeutiers et celle des forces royales. Comme si l’une valait l’autre.
Comment laisser faire ce Parlement de Paris qui le 4 mai 1788 publie une déclaration des Lois fondamentales du royaume, et répète qu’en matière de subsides, les États généraux doivent être consultés préalablement, qu’en somme le roi n’est que l’un des pouvoirs qui se partagent le gouvernement de l’État, et qu’il est sous le contrôle du Parlement et des États généraux ?
Louis devant de telles prétentions se sent atteint dans sa légitimité.
C’est bien une révolution qu’entreprennent les parlements.
Que veulent-ils, une « révolution d’Amérique », qui donne naissance à une Constitution ?
Louis reçoit Malesherbes qui l’invite à prendre la tête de ce mouvement qui entraîne le royaume.
« Concevez la Constitution de votre siècle, dit d’une voix pressante Malesherbes, prenez-y votre place et ne craignez pas de la fonder sur les droits du peuple. Votre nation vous voyant à la hauteur de ses vœux, n’aura plus qu’à perfectionner votre ouvrage avant de le sanctionner. C’est ainsi que vous maîtriserez un grand événement en l’accomplissant vous-même. »
Mais il entend aussi la reine, le comte d’Artois, leurs proches qui l’incitent à entreprendre une grande réforme, équivalente à celle de Maupeou, et qui réduirait les pouvoirs des parlements. Et il est lui-même intimement convaincu qu’il ne doit pas laisser les parlementaires démanteler le pouvoir royal.
« La monarchie ne serait plus qu’une aristocratie de magistrats aussi contraire aux droits et aux intérêts de la nation qu’à ceux de la souveraineté, dit-il. Je dois garantir la nation d’un pareil malheur. »
Il approuve donc la décision du garde des Sceaux Lamoignon de lancer une grande ordonnance sur l’administration de la justice.
On supprime des tribunaux, des offices au Parlement de Paris.
On crée une Cour plénière présidée par le roi.
Et, mesure propre à répondre aux désirs des esprits éclairés, on abolit l’« interrogatoire sur la sellette » et la « question préalable », autrement dit la torture.
« Vous venez d’entendre mes volontés », dira Louis XVI, dans un lit de justice, après avoir annoncé ces édits et la mise en vacance des parlements.
« Plus mes volontés sont modérées, plus elles seront fermement exécutées ; elles tendent toutes au bonheur de mes sujets. »
Louis n’imaginait pas le degré de révolte déjà atteint par l’opinion et la résistance qu’allaient organiser les parlementaires.
Ils crient au coup d’État.
À Paris, ils refusent de désigner aux troupes les deux parlementaires qu’elles sont chargées d’arrêter :
« Nous sommes tous Duval d’Eprémesnil et Goislard de Monsabert », crient-ils face aux soldats.
Et ce n’est qu’après une trentaine d’heures que les deux magistrats se livreront. Une foule mêlée, composée de clercs mais surtout d’artisans, de laquais, de domestiques, d’habitants du faubourg Saint-Antoine auxquels s’ajoutent vagabonds et miséreux, applaudit les magistrats qui s’opposent aux soldats.
Une partie de la population parisienne (mais il en va de même à Pau ou à Dijon, à Rennes, à Besançon, à Toulouse ou à Grenoble), même si elle ignore les causes de l’affrontement entre les magistrats et le pouvoir royal, choisit toujours de s’opposer à lui et de plus en plus violemment.
Et les officiers, nobles, pactisent souvent avec les parlementaires, et les sous-officiers, pleins de ressentiment contre une monarchie qui leur interdit s’ils sont roturiers tout avancement, ne sont guère ardents à rétablir l’ordre.
Le pouvoir royal est ainsi paralysé, divisé : le duc d’Orléans attise l’incendie, par l’intermédiaire de ces hommes de plume qui publient articles et libelles, pamphlets.
Louis craint plus que jamais d’être impuissant devant cette montée de la révolte, du mépris et de la haine.
Il pleure, hésite. Peut-être faut-il reculer, une nouvelle fois.
Louis sent que le pouvoir est ébranlé : des provinces, la Bretagne, le Dauphiné sont au bord de l’insurrection.
Les parlementaires se rassemblent, contestent les édits royaux. Les nobles se réunissent et s’opposent au roi, le suppliant de désavouer les édits.
Les officiers tolèrent les manifestations violentes, et laissent les émeutiers assaillir leurs troupes.
Le « peuple », qui subit la hausse du prix du pain, se joint aux émeutiers.
C’est ce que rapportent au roi les intendants, eux-mêmes souvent complaisants avec les parlementaires.
À Grenoble, les parlementaires réunis illégalement déclarent que si les édits étaient maintenus, « le Dauphiné se regarderait comme entièrement dégagé de sa fidélité envers son souverain ».
« Il faut enfin apprendre aux ministres ce que peut une nation généreuse qu’ils veulent mettre aux fers. » Le commandant de la province, le duc de Clermont-Tonnerre, transmet le 7 juin 1788 aux parlementaires les ordres d’exil qu’il a reçus.
Aussitôt la nouvelle connue, les boutiques ferment, des cortèges se forment, les quarante et une corporations de métiers se rendent au siège du parlement, les paysans et les vendeuses du marché s’agglomèrent au cortège. La population des faubourgs, des Savoyards, des montagnards, accourent.
Les soldats sont bombardés de tuiles. On leur a ordonné de ne pas faire usage de leurs armes.
Clermont-Tonnerre cède, autorise les parlementaires à se réunir au terme de cette « journée des Tuiles » qui a mis en lumière un juge royal, Mounier, et un jeune avocat, Barnave.
Quelques semaines plus tard, le 21 juillet, au château de Vizille, propriété du riche industriel Périer, représentants du tiers état, de la noblesse et du clergé, se réunissent sans autorisation royale. Ils décident de convoquer les états de la province, de réclamer la réunion des États généraux, avec doublement des députés du tiers, le vote par tête et non par ordre. Et l’admission des roturiers à tous les emplois.
L’assemblée invoque « la protection du roi, de la loi et de la nation en faveur de tous les citoyens dont on attaquera la liberté par des lettres de cachet et d’autres actes de pouvoir arbitraire ».
C’est bien dans une perspective nationale, que se placent les représentants du Dauphiné.
Et se confirment ainsi le renforcement et la présence, sur tout le territoire du royaume, de « patriotes » qui composent un « parti national ».
C’est ce qui inquiète Louis XVI et la Cour.
Aux renseignements que rapportent les « mouches » qui arpentent les rues, se promènent sous les arcades du Palais-Royal, s’installent chez le restaurateur Massé, écoutent les conversations dans les cafés, et les orateurs qui haranguent les clients au café de Foy, au café du Caveau, s’ajoute la prolifération des pamphlets. Une centaine paraissent chaque mois.
Les brochures s’entassent sur les tables des ministres et sur celles du Roi.
Des philosophes – Condorcet –, des avocats – Barnave, Danton –, des nobles – Mirabeau –, des publicistes – Brissot, l’abbé Sieyès – publient et acquièrent ou confirment leur notoriété.
Les Sentiments d’un républicain de Condorcet, et surtout Qu’est-ce que le tiers état ?, de Sieyès, connaissent une large diffusion.
Sieyès s’interroge :
« Qu’est-ce que le tiers état ? – Tout. – Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? – Rien. – Que demande-t-il ? – À devenir quelque chose. »
Camille Desmoulins, qui fut élève au collège Louis-le-Grand dans la même classe que Robespierre, est l’auteur d’un opuscule enflammé, La France libre.
Mirabeau édite à Aix Le Courrier de Provence, Volney, à Rennes, La Sentinelle du peuple.
Des clubs se sont constitués. Le club de Valois est sous l’influence du duc d’Orléans, le club des Trente rassemble Mirabeau, La Fayette, Talleyrand, Sieyès, le duc de La Rochefoucauld-Liancourt. La Société des amis des Noirs, de Brissot et de l’abbé Grégoire, fait campagne pour l’abolition de l’esclavage.
On évoque une « démocratie royale », ou une monarchie aristocratique à l’anglaise, et même la République.
Certains « enragés » rappellent qu’on ne compte que cent mille privilégiés pour vingt-cinq millions de français.
Cette immense majorité, disent-ils, ne peut se faire entendre que lors d’États généraux. Et tous ces « patriotes » demandent l’élection des représentants aux États, qui doivent être convoqués, non pas en 1792, comme Loménie de Brienne et le roi l’ont annoncé, mais dès l’année prochaine, en 1789.
Louis, les ministres, constatent d’ailleurs qu’ils ne peuvent imposer leurs décisions.
Les parlementaires sont hostiles, l’armée divisée et rétive à maintenir l’ordre. Les impôts directs ne rentrent plus, le pain est cher, l’emploi rare, les vagabonds nombreux dans le cœur même des villes.
Le désordre s’installe : émeutes, pillages, rassemblements, et l’opinion est de plus en plus critique.
Il faut desserrer, dénouer ce garrot qui étouffe le pays, et la seule possibilité est d’accepter la convocation rapide des États généraux, dans l’espoir de rassembler autour du roi le tiers état.
« Les privilégiés ont osé résister au roi, dit Lamoignon, avant deux mois il n’y aura plus ni parlements, ni noblesse, ni clergé. »
Le roi s’inquiète, même s’il approuve, le 8 août, la convocation des États généraux pour le 1er mai 1789.
Mais la monarchie française peut-elle exister sans ordres privilégiés ?
La situation est d’autant plus périlleuse que l’État, après avoir raclé les fonds dans toutes les caisses existantes – celles des hôpitaux, des Invalides, des théâtres, des victimes de la grêle… –, est contraint, le 16 août 1788, de suspendre ses paiements pour six semaines.
C’est la banqueroute, l’affolement dans l’opinion, la confirmation qu’on ne peut plus faire confiance à ce gouvernement.
Et le roi doit accepter ce qu’il avait refusé : le rappel de Necker et le renvoi de Brienne.
Cela doit, pense-t-il, rassurer l’opinion.
« Voilà bien des années que je n’ai pas eu un instant de bonheur », dit Louis en recevant Necker.
Necker répond :
« Encore un peu de temps, Sire, et vous ne parlerez plus ainsi ; tout se terminera bien. »
Réussira-t-il ?
Necker a l’appui de la reine.
« Je tremble, dit-elle, de ce que c’est moi qui le fais revenir. Mon sort est de porter malheur ; et si des machinations infernales le font encore manquer ou qu’il fasse reculer l’autorité du roi, on m’en détestera davantage. »
Mais ordre est donné aux gardes françaises et suisses de rétablir l’ordre, en ouvrant le feu sur ces manifestants qui brûlent le mannequin de Brienne, obligent les boutiques à fermer.
On relève plusieurs morts, mais à la fin septembre, l’ordre est rétabli.
La confiance revient.
Les effets royaux à la Bourse augmentent en quelques jours de trente pour cent. Necker avance au Trésor royal, sur sa fortune personnelle, deux millions. Il obtient des avances des banquiers, des notaires, et l’État peut reprendre ses dépenses, jusqu’aux États généraux.
Mais ces « miracles » qui rendent Necker encore plus populaire n’apaisent pas les débats qui divisent l’opinion.
Ceux qu’on appelle les aristocrates – le comte d’Artois, plusieurs princes du sang – veulent que les États généraux se réunissent dans la forme de 1614 : pas de doublement du nombre des députés du tiers, et chaque ordre (tiers état, noblesse, clergé) siégeant dans une chambre séparée.
Les aristocrates refusent une assemblée unique : ce serait le début d’une révolution, disent-ils.
Les patriotes sont d’un avis opposé : ils réclament le doublement du tiers état, le vote par tête et la chambre unique.
Le 5 décembre, le Parlement accepte le doublement mais ne se prononce ni sur le vote par tête ni sur l’assemblée unique. L’opinion s’enflamme et la popularité du Parlement s’évanouit.
Devant cet avenir incertain, l’attente anxieuse du pays est immense. À tout instant, parce que la misère tenaille, le pain est toujours plus cher, si la déception succède à l’espérance, la colère peut embraser les foules.
Necker le sait, et le 27 décembre 1788, devant le Conseil d’en haut, en présence du roi et de la reine, il plaide pour le doublement du tiers, acte de justice, répète-t-il. Les souverains l’acceptent.
Et pour apaiser l’opinion, le Résultat du Conseil est aussitôt imprimé et répandu dans toute la France.
On peut y lire :
« Les députés aux États généraux seront au moins au nombre de mille.
« … Le nombre des députés du tiers état sera égal à celui des deux autres ordres réunis et cette proportion sera établie par les lettres de convocation. »
L’élection se fera par bailliage et les curés pourront être députés du clergé.
Les patriotes exultent. Ce « bas clergé » des curés partage souvent les opinions du tiers état.
Dans toutes les provinces, on remercie le roi de sa décision.
Il est le « Dieu tutélaire » et Necker son « ange ».
Pourtant, il ne s’est prononcé ni sur l’assemblée unique, ni sur le vote par tête.
Mais l’espoir est grand.
On ne doute pas que la justice et la raison l’emporteront au cours de cette année électorale qui commence.
Demain, c’est 1789.
DEUXIEME PARTIE
Janvier 1789-17 juillet 1789
« Ce peuple paraît marcher
de lui-même »
« Il n’y a plus d’obéissance nulle part et on n’est même pas sûr des troupes. »
Necker, février 1789
11
Louis, depuis que cette année 1789 a commencé de s’écouler, vit dans une angoisse qui le paralyse.
La mort est là, qui s’approche.
Il ne peut rien contre elle. Elle a choisi sa proie et même un roi ne peut la lui disputer.
Et cet agonisant c’est un enfant de huit ans, Louis-Joseph, le dauphin, dont la naissance avait été pour Louis une flambée de joie, l’assurance donnée par Dieu que la dynastie allait se prolonger, légitime et éternellement renouvelée.
Mais ce fils n’est plus qu’un corps souffrant, déformé.
Il a murmuré à Louis et à Marie-Antoinette que sa mort sera prochaine, qu’il attend cette délivrance, qu’il l’espère même.
Louis et Marie-Antoinette ont pleuré. Mais les larmes n’empêchent pas la mort de se saisir d’un enfant, fût-il fils de roi.
Louis voudrait se recroqueviller sur cette douleur, ce désespoir. Mais à chaque minute, il est arraché à son angoisse intime par ces événements qui se succèdent, qui font de la quinzième année de son règne une année cruciale.
Et une autre angoisse, politique, nourrie de l’angoisse intime, le saisit.
Il s’interroge : et si la mort annoncée du dauphin était le présage noir de la mort de la monarchie ?
Il tente de se persuader que son fils cadet, âgé de quatre ans, vigoureux, est désormais le successeur désigné. Mais l’aîné avait porté l’espoir.
Et il va mourir.
Pour Louis, c’est comme si un voile de deuil couvrait tout le royaume. Et que le roi était aussi impuissant que le père.
Et pourtant, il a accordé ce que l’opinion réclamait.
Les élections pour les représentants aux États généraux vont se dérouler dans tous les bailliages.
Scrutin à un tour pour la noblesse et le clergé, à deux ou trois degrés pour les paysans et dans les villes.
À Paris, un régime particulier exige que l’électeur possède soit un office ou une maîtrise, soit un grade universitaire, ou paie un impôt de capitation de six livres, ce qui limitera le nombre d’électeurs à cinquante mille sur six cent mille habitants.
On se défie de la capitale.
On a vu entrer, venant de toute l’Île-de-France, « un nombre effrayant d’hommes mal vêtus, et d’une figure sinistre », paysans affamés, chassés par la disette, vagabonds déguenillés, armés de grands bâtons.
Ils côtoient les dizaines de milliers d’ouvriers, sans emploi, jetés à la rue par la fermeture des ateliers.
Le pain est si cher qu’il dévore tout l’argent d’une famille, qui ne peut plus acheter autre chose, ni chaussures, ni vêtements, ni meubles. Et les échoppes, les ateliers périclitent.
On compte cent vingt mille indigents à Paris.
Et cette situation fait craindre des violences.
Et la disette, qui fait de Paris, en ce début d’année 1789, une ville affamée, frappe tout le pays.
L’hiver 1789, après une année de sécheresse et des averses soudaines de grêle, qui ont saccagé les récoltes, est d’une rigueur extrême : 18 degrés au-dessous de zéro au mois de janvier 1789. La Seine gèle à Paris et au Havre.
Et on manque partout de grain.
Les foules se rassemblent devant les boulangeries.
« Chaque boutique est environnée d’une foule à qui l’on distribue le pain avec la plus grande parcimonie. Ce pain est en général noirâtre, terreux, amer, donne des inflammations de la gorge et cause des douleurs d’entrailles », écrit un témoin.
Les autorités ne peuvent maîtriser la situation.
Les convois de grain sont attaqués par des bandes menées par des femmes, qui sont en tête de toutes ces manifestations qui tournent au pillage, au saccage des maisons des riches, des châteaux ou même des couvents soupçonnés de receler du grain.
Necker avoue qu’il est terrorisé chaque nuit à l’idée – un cauchemar – que Paris pourrait manquer de pain pendant vingt-quatre heures. Et il imagine ce qui peut se produire, alors même que les troupes chargées de maintenir l’ordre sont elles-mêmes mal nourries.
Le pain manque aussi aux soldats, et il est aussi terreux que celui vendu si cher dans les boulangeries.
Necker ne cache pas au roi, au vu des dépêches qu’il reçoit des intendants et des subdélégués qui les assistent, « qu’il n’y a plus d’obéissance nulle part, et qu’on n’est pas même sûr des troupes ».
Les villageois forcent, ici et là, les laboureurs et les fermiers qui ont apporté des grains au marché à les vendre à bas prix.
Toutes les provinces du royaume sont touchées par cette épidémie de révolte. La Bretagne, la Normandie, le Languedoc, la Provence.
« Je renouvelle à Monsieur Necker, écrit le commandant militaire des provinces du centre, un tableau de l’affreuse situation de la Touraine et de l’Orléanais. Chaque lettre que je reçois de ces deux provinces est le détail de trois ou quatre émeutes à grand-peine contenues par les troupes et la maréchaussée. »
Des villes créent des « milices bourgeoises » pour tenter de protéger marchés, boutiques, demeures des représentants de l’autorité.
Personne n’échappe à cette colère accumulée, comme si la révolte était devenue universelle, comme l’avait été durant des siècles la résignation.
À Manosque, l’évêque qui visite le séminaire est accusé de favoriser un accapareur.
On le lapide. On lui crie :
« Nous sommes pauvres, vous êtes riche, nous voulons tout votre bien. »
Dans certaines localités, on installe une municipalité « insurrectionnelle », qui met à contribution tous les gens aisés.
C’est la faim, la disette, la peur de la famine qui sont la « poudre » de ces explosions, mais l’étincelle est politique.
La convocation des États généraux, le doublement du nombre des députés du tiers état, semblent ouvrir enfin devant les « infortunés » une brèche, dans laquelle ils ont le sentiment que le roi les invite à s’engouffrer.
On pille, on saccage les boulangeries, les domiciles des « riches », des « gros », au cri de « Vive la Liberté ! Vive le Roi ! ».
Avec effroi, Louis prend conscience de cette situation, dont la reine, le comte d’Artois, les aristocrates affirment qu’elle est provoquée par cette concession faite aux revendications du tiers état, à ce droit de vote quasi universel institué pour la désignation des représentants aux États généraux.
Ils critiquent ces assemblées électorales, où tout le monde intervient, où l’on adopte des « cahiers de doléances », dont les modèles sont écrits à Paris, dans les clubs.
Et c’est bien le roi qui a accepté ce débat national. Et, tête baissée, Louis doit reconnaître que le règlement fixant les conditions de la campagne pour les États généraux, publié le 24 janvier, outre qu’il fixe à vingt-cinq ans l’âge auquel on peut voter, précise :
« Sa Majesté a désiré que des extrémités de son royaume et des habitations les moins connues chacun fût assuré de faire parvenir jusqu’à Elle ses vœux et ses réclamations. »
Et, voici que les sujets qui ne se rebellaient que par saccades, séparées les unes des autres dans l’espace et le temps, s’emparent dans un mouvement d’ensemble de la parole.
La campagne pour les élections aux États généraux unifie la révolte en même temps que le royaume.
Et l’idée prévaut que le roi lui-même justifie cette révolte.
Louis s’en inquiète.
Les mots qu’il a laissé prononcer par Necker, ceux qu’il a approuvés en organisant les élections, se sont transformés en pierres lancées contre les privilégiés et donc aussi contre lui.
Necker avait dit :
« Le vœu du tiers état, quand il est unanime, quand il est conforme aux principes d’équité, s’appellera toujours le vœu national. Le temps le consacrera, le jugement de l’Europe l’encouragera et le souverain ne peut que régler dans sa justice ou devancer dans sa sagesse, ce que les circonstances et les opinions doivent amener d’elles-mêmes. »
C’était accorder au tiers état un rôle éminent, exprimant « le vœu national », et donc, réduire en fait la place des ordres privilégiés !
Cela a pu apparaître comme une manœuvre habile destinée à affaiblir les aristocrates et le haut clergé hostile aux réformes.
Mais à la lueur de l’incendie allumé par les révoltes, Louis a la gorge serrée par l’angoisse, la crainte de s’être laissé entraîner trop loin.
Il lit l’article écrit dès janvier 1789 par le publiciste protestant Mallet du Pan, qui s’est réfugié en France après la révolution genevoise de 1782.
« Le débat public, écrit Mallet du Pan, a changé de face. Il ne s’agit plus que très secondairement du roi, du despotisme et de la Constitution, c’est une guerre entre le tiers état et les deux autres ordres, contre lesquels la Cour a soulevé les villes. »
Mais si le tiers état l’emporte, Louis a la conviction que son pouvoir sera réduit, peut-être même annihilé.
Et Louis s’affole quand il lit encore – et son entourage lui rapporte des informations convergentes – dans les dépêches des intendants « qu’ici c’est une espèce de guerre déclarée aux propriétaires et à la propriété ». « Dans les villes comme dans les campagnes, le peuple continue de déclarer qu’il ne veut rien payer, ni impôts, ni droits, ni dettes. »
L’analyse des événements faite par un commandant des troupes est encore plus inquiétante et accroît le désarroi de Louis.
« Ce n’est pas une émeute isolée comme d’ordinaire, écrit l’officier. Les mêmes erreurs sont répandues dans tous les esprits… Les principes donnés au peuple sont que le roi veut que tout soit égal, qu’il ne veut plus de seigneurs et d’évêques, plus de rang, point de dîmes et de droits seigneuriaux. Ainsi ces gens égarés croient user de leur droit et suivre la volonté du roi. »
Louis a le sentiment qu’on l’a utilisé, trompé, et qu’on a déformé sa pensée.
Comment, à quel moment, à quelle occasion, faire entendre ce qu’il souhaite vraiment, même s’il est écartelé entre des orientations nombreuses ?
Il veut bien que ses sujets espèrent que les États généraux vont opérer « la régénération du royaume ».
Mais il récuse l’idée selon laquelle « l’époque de la convocation des États généraux doit être celle d’un changement entier et absolu dans les conditions et dans les fortunes ».
Et comment ne serait-il pas effrayé, bouleversé, par les conséquences de ce mensonge, de cette illusion, qui est « une insurrection aussi vive que générale contre la noblesse et le clergé » ?
Louis et les aristocrates mettent en cause ces membres des clubs, des loges maçonniques, des sociétés de pensée, qui publient des centaines de pamphlets, s’agglutinent dans les cafés, les librairies.
« Chaque heure produit sa brochure, constate l’Anglais Arthur Young qui parcourt la France dans cette année 1789. Il en a paru treize aujourd’hui, seize hier et quatre-vingt-douze la semaine dernière. Dix-neuf sur vingt sont en faveur de la liberté. » « La fermentation passe toute conception », ajoute Young.
À Mirabeau, Volney, Brissot, Camille Desmoulins, s’ajoutent de nouveaux publicistes, tel Marat.
Les candidats aux États généraux s’adressent à leurs électeurs. Mirabeau lance un Appel à la Nation provençale, et Robespierre s’adresse à la Nation artésienne.
Et dans ou devant les cafés, les orateurs interpellent la foule qui se presse, ainsi sous les arcades du Palais-Royal :
« Puisque la bête est dans le piège, s’écrie Camille Desmoulins, qu’on l’assomme… Jamais plus riche proie n’aura été offerte aux vainqueurs. Quarante mille palais, hôtels, châteaux, les deux cinquièmes des biens de la France seront le prix de la valeur. Ceux qui se prétendent conquérants seront conquis à leur tour. La nation sera purgée. »
Cette violence, les cahiers de doléances ne l’expriment pas.
On veut la « régénération du royaume ».
On veut la justice, l’égalité, la liberté.
On respecte le roi. Mais on condamne le despotisme. On réclame une Constitution.
Plus d’intendants, de subdélégués, ces agents du despotisme, ces leveurs d’impôts !
Plus de privilèges. « La nation et le roi. »
Ces assemblées ont élu 1139 députés : 291 du clergé (parmi lesquels 208 curés et l’évêque d’Autun Talleyrand) ; 270 de la noblesse – mais 90 sont des libéraux » : le duc de La Rochefoucauld, La Fayette –, dont 154 militaires ! Et 578 du tiers état, dont la moitié sont avocats – ainsi Robespierre –, hommes de loi, notaires, des savants et écrivains – Bailly, Volney –, 11 sont nobles tel Mirabeau, et 3 prêtres tel Sieyès…
Parmi les nobles, au grand scandale de Louis et de Marie-Antoinette un prince du sang s’est fait élire : le duc Philippe d’Orléans.
Le roi, Necker, les aristocrates, les patriotes examinent ce millier d’élus dont la plupart sont des inconnus.
La majorité d’entre eux – si l’on ajoute aux députés du tiers les nobles libéraux et les curés – sont favorables aux réformes, influencés par les idées du parti patriote.
Mais cette majorité pourra-t-elle se manifester ?
Il faudrait que les mille cent trente-neuf députés délibèrent dans la même salle, forment une assemblée unique, et votent par « tête » et non par ordre.
Et ces hommes seront soumis au grand vent des événements, des émotions et des révoltes dans les campagnes et les rues.
Et à la fin du mois d’avril, la tempête souffle à Paris.
La ville est parcourue depuis des semaines par des bandes de pauvres, de vagabonds, d’artisans et de compagnons sans emploi.
Les « mouches » rapportent des propos inquiétants de femmes qui ne peuvent plus acheter le pain trop cher.
« Il est indigne de faire mourir de faim le pauvre, dit l’une. On devrait aller mettre le feu aux quatre coins du château de Versailles. »
Un agent du lieutenant général de police souligne que « la maréchaussée est découragée, la résolution du peuple est étonnante ; je suis effrayé de ce que j’ai vu et entendu… Le peuple affamé n’est pas loin de risquer la vie pour la vie ».
Et ce qui se passe à Paris est comme l’exacerbation de ce qui a lieu dans les provinces.
Ici, « les laquais eux-mêmes dévorent les pamphlets à la porte des palais », et « le peuple s’est follement persuadé qu’il était tout et qu’il pouvait tout, vu la prétendue volonté du roi sur l’égalité des rangs ».
Et il suffit, rue du Faubourg-Saint-Antoine, le samedi 25 avril, que la rumeur se répande que Reveillon, électeur, patriote, fabricant de papier peint a dit : « Un ouvrier ayant femme et enfant peut vivre avec quinze sous par jour », pour qu’on le brûle en effigie. On crie qu’il faut « mettre tout à feu et à sang chez lui ». Et l’on s’en prend aussi à Henriot, fabricant de salpêtre, qui aurait approuvé ce propos.
Peu importe que Reveillon soit un ancien ouvrier, qu’il donne vingt-cinq sous par jour à ses trois cent cinquante ouvriers, qu’il les paie même en période de chômage, la révolte déborde.
La foule se rassemble faubourg Saint-Antoine, faubourg Saint-Marceau.
On brise, on pille, on incendie la maison d’Henriot, parce que la maison de Reveillon est protégée.
Le mardi 28, les manifestants sont des milliers, menaçants, retenant les carrosses, insultant leurs occupants, les contraignant à crier : « Vive le tiers état ! » Le carrosse de Philippe d’Orléans est arrêté. Le duc, acclamé, offre sa bourse, et lance :
« Allons mes amis du calme, de la paix, nous touchons au bonheur. »
Mais la maison de Reveillon est envahie, saccagée par un millier de pillards, qui détruisent et volent, sous les regards d’une foule de cent mille personnes, qui gênent les mouvements des troupes, cavaliers du Royal-Cravate, gardes françaises, gardes suisses, accueillis par des volées de tuiles, de pavés.
Les incendiaires résistent, entraînent la foule dans leurs affrontements avec les troupes, qui chargent, ouvrent le feu. On relève plusieurs centaines de blessés, et l’on dénombre près de trois cents morts, certains témoins évoquent neuf cents victimes. Et les rapports du lieutenant général de police, vingt-cinq.
En cette fin du mois d’avril 1789, à la veille de l’ouverture des États généraux, Paris est ensanglanté. Et le dauphin va mourir.
12
Louis voudrait oublier ce sang répandu au faubourg Saint-Antoine, ces violences qui ne cessent pas dans les provinces, et, plus que tout, le corps et le visage de son fils où la mort déjà a enfoncé ses griffes.
Il le faudrait parce que ce samedi 2 mai 1789, au château de Versailles, les députés se présentent, individuellement, en une interminable file, au roi, debout entre ses deux frères.
Mais Louis ne peut rien oublier. Et même le souvenir de ce mois de mai 1774, il y a presque jour pour jour quinze années, quand on lui annonça la mort de Louis XV, et qu’il sentit ce poids écrasant du pouvoir qu’il lui fallait supporter, et la panique qui l’avait saisi, ce sentiment d’abattement et d’impuissance, lui reviennent, si présents, si forts, si douloureux.
Car on ne peut pas remonter le cours du temps. Ce qu’il a fait ou subi, ce qu’il aurait dû faire et qu’il n’a pas eu l’audace d’entreprendre ou de poursuivre, sont devenus les traces et les traits de son règne.
Et il doit faire face à ces cinq cent soixante-dix-huit députés du tiers état, vêtus de noir, dont il devine l’impatience, la colère et l’humiliation, car voilà « trois mortelles heures » qu’ils attendent, massés derrière des barrières.
Et avant eux, s’avancent dans leurs costumes chamarrés, portant grand chapeau, les députés de la noblesse, suivis par les évêques, les cardinaux, et seuls les curés en noir rompent ce long défilé d’or et de soie, de violet et de pourpre.
Le roi les regarde ces hommes noirs s’incliner devant lui, et il ne cille pas.
Il se contente de lancer un « Bonjour bonhomme » au « père » Gérard, un député du tiers qui a revêtu son costume de paysan breton.
Il regagne épuisé ses appartements, et retrouve ses frères, la reine, leur entourage, ces aristocrates qui, chaque jour désormais, l’invitent à la fermeté.
Ils lui disent qu’il faut, le lundi 4 mai, jour de la grande procession dans les rues de Versailles, de l’église Notre-Dame jusqu’à la cathédrale Saint-Louis, puis le mardi 5 mai, salle des Menus-Plaisirs lorsqu’il s’adressera, avant le garde des Sceaux Barentin et le ministre Necker, aux députés rassemblés, affirmer l’autorité du roi.
Il invitera ces roturiers du tiers à respecter les ordres privilégiés. Et la seule manière de ne pas laisser remettre en cause l’autorité monarchique, c’est de refuser une délibération commune des trois ordres, ce qui donnerait naissance à une Assemblée nationale et à une Constitution.
Et il faut aussi ne pas céder sur la question du vote par tête.
Louis écoute. Il partage ces vues. Mais comment les imposer ?
Il se contente d’approuver d’un hochement de tête puis, en compagnie de Marie-Antoinette, il se rend au chevet de son fils.
Et le lundi 4 mai, au milieu d’une foule de badauds qui a envahi les rues de Versailles et occupe toutes les fenêtres, Louis dans son grand costume du Saint-Esprit, et la reine parée de tous ses bijoux, les membres de la famille royale, les princes du sang, se dirigent vers la cathédrale Saint-Louis.
Les députés du tiers sont loin du roi. Ceux de la noblesse et du clergé l’entourent. Et c’est le même contraste des couleurs : le noir du vêtement austère des députés du tiers, le rouge, le violet, les ors et le panache blanc de ceux du clergé et de la noblesse.
Dans la cathédrale, nobles et clercs ont leurs bancs marqués, et les députés du tiers sont sur les bas-côtés.
L’évêque de Nancy La Fare présente au roi « les hommages du clergé, les respects de la noblesse, et les humbles supplications du tiers état ».
Humiliation ! Même si l’évêque dans son sermon condamne le luxe de la Cour, invite à renoncer aux privilèges, dénonce la misère des campagnes, et prêche la patience et la soumission.
Comment oublier que durant la traversée de la ville, le tiers état a été acclamé, le roi, applaudi, mais que le duc d’Orléans défilant au milieu des députés a été ovationné ?
Et lorsque passe la reine, on lui crie « Vive le duc d’Orléans ! », puis c’est le silence qui l’accompagne.
Louis après cette procession solennelle, entouré des siens, de Necker, prépare son discours du lendemain, le corrige, le prononce plusieurs fois jusque tard dans la nuit.
Il a eu le sentiment angoissant, lors de la procession, puis à la cathédrale, qu’il vivait, avec la famille royale, peut-être leur dernière manifestation de la splendeur du rituel de l’autorité monarchique.
Et il dépend de son discours, des conséquences qu’il aura, que ce qu’il craint ne se réalise.
Et tout en étant décidé à affronter son destin, il a peur qu’il ne soit déjà tracé, et qu’un discours ne puisse pas arrêter la roue qui tourne inexorablement.
Lorsqu’il entre à une heure de l’après-midi, dans la salle des Menus-Plaisirs, ce 5 mai, accompagné de la reine qui prendra place à sa droite, et des ministres qui s’installeront derrière lui, il sait que les députés sont là depuis huit heures du matin, pour répondre à l’appel de leur nom.
Les députés du clergé et de la noblesse sont assis sur les côtés droit et gauche de l’immense salle, ceux du tiers forment une masse vive, au fond face au roi. Son trône, placé sur une estrade, est surmonté d’un dais violet aux fleurs de lys d’or.
Louis commence à lire d’une voix ferme, presque rude.
Il veut affirmer son pouvoir souverain, fixer des bornes à ce mouvement qui l’a emporté jusqu’ici, à ces députés qui en sont l’expression.
« Une inquiétude générale, un désir exagéré d’innovations, dit-il, se sont emparés des esprits et finiraient par égarer totalement les opinions, si on ne se hâtait de les fixer par une réunion d’avis sages et modérés… Les esprits sont dans l’agitation mais une assemblée de représentants de la nation n’écoutera sans doute que les conseils de la sagesse et de la prudence. »
Le discours du garde des Sceaux est à peine écouté, et celui de Necker tant attendu déçoit. Le ministre si populaire parle longtemps, sa voix s’épuise. Il fait lire la conclusion de son discours.
On applaudit, certes, on crie « Vive le roi ! », et on acclame même la reine.
Dans l’entourage du roi, on se rassure : même Necker a paru admettre l’existence des trois ordres, et ni le roi ni ses ministres n’ont fait allusion à une Assemblée unique, à une Constitution, ni naturellement au vote par tête.
Louis se tait, mais il a la certitude que rien n’est joué.
Il lui suffit de lire ce nouveau journal, dont les crieurs lancent le titre dans les rues, le Journal des États généraux, publié par Mirabeau, pour savoir que le tiers état ne renoncera pas à obtenir le vote par tête, et la délibération en Assemblée unique et non par ordre.
Mirabeau critique Necker, les « longueurs insupportables de son discours, ses répétitions sans nombre, ses trivialités dites avec pompe »…
Il faut faire taire Mirabeau, dit Necker, interdire ce Journal des États généraux. C’est fait le 7 mai. Mais Mirabeau change de titre, publie Une lettre du Comte de Mirabeau à ses commettants, et écrit : « Vingt-cinq millions de voix réclament la liberté de la presse et la Nation et le Roi demandent unanimement le concours de toutes les lumières et un ministre soi-disant populaire ose effrontément mettre le scellé sur nos pensées, privilégier le trafic du mensonge… Non, Messieurs ! »
Et l’on sait que pour Mirabeau, Necker n’est qu’un « charlatan, un roi de la canaille », mais comment empêcher la parution de son journal, alors que Brissot lance Le Patriote français, et que d’autres feuilles paraissent ?
C’est sous la surveillance des journaux que vont se dérouler les débats aux États généraux.
L’opinion publique, dont ils sont l’écho et qu’ils orientent, entre dans la salle où délibèrent les députés et elle n’en sortira plus.
On lit avec passion ces journaux, et de nombreux Parisiens font le voyage de Versailles.
Ils sont admis sans difficulté dans la salle commune des États généraux qu’on a laissée au tiers état, l’ordre qui compte le plus de députés.
Ils écoutent les leurs qui, par leur talent ou leur notoriété, s’imposent jour après jour : Mirabeau, Sieyès, Mounier, Barnave.
Parfois c’est un inconnu qui prend la parole, comme ce député d’Arras, l’avocat Maximilien Robespierre, qu’on écoute distraitement, lors de sa première intervention le 18 juin.
Les deux ordres privilégiés se sont retirés dans des salles « séparées », où ils siègent à huis clos, marquant ainsi leur volonté de refuser l’« Assemblée unique » au moment où les députés du tiers choisissent de se nommer « Communes » à l’imitation de l’Angleterre, et dans quelques jours ils se choisiront pour « doyen des Communes » l’astronome Jean Sylvain Bailly, député de Paris.
Louis observe, interroge, écoute.
La reine, le comte d’Artois – les princes – répètent que le tiers, en refusant de vérifier isolément les pouvoirs de ses membres, en demandant aux autres ordres de le rejoindre, s’est mis en état de « sédition ». Le tiers état veut briser la division en ordres.
Il appelle les députés de la noblesse et du clergé à le rejoindre. Il refuse toutes les « transactions ». Il faut donc « le réduire à l’obéissance ».
Mais comment ?
Louis mesure le danger pour le pouvoir royal.
Suffit-il de s’appuyer sur les ordres privilégiés qui, dans leurs salles séparées, ont décidé de vérifier, chacun pour soi, les pouvoirs de leurs députés ?
Mais quarante-sept nobles s’y sont opposés (contre cent quarante et une voix pour) et le clergé est profondément divisé : cent quatorze voix pour rejoindre le tiers, constituer une Assemblée unique, et une courte majorité de cent trente-trois voix pour le maintien de la séparation. Des délégations du tiers état s’en vont tenter de convaincre les « curés » de rejoindre les « Communes ».
Et ce « bas clergé » est tenté. Il ose se dresser contre les prélats : « Les curés de village s’ils n’ont pas les talents des académiciens ont du moins le bon sens des villageois », dit l’un, s’adressant à l’abbé Maury, membre de l’Académie française.
« Ici, Messeigneurs, dit un autre, nous sommes tous égaux. »
Et l’abbé Grégoire, « ami des Noirs », célèbre par son Mémoire sur l’émancipation des Juifs, réunit autour de lui, chaque soir, « soixante curés », patriotes.
Et Paris bouillonne, du Palais-Royal au faubourg Saint-Antoine.
Des témoins, pourtant « patriotes », s’inquiètent de la violence des propos qui sont lancés.
On réclame un « carcan sur le Pont-Neuf pour l’abbé Maury ».
On compte sur ses doigts les ennemis de la nation : « deux altesses royales, trois altesses sérénissimes, une favorite… »
Il s’agit des frères du roi, du prince de Condé, du duc de Bourbon, du prince de Conti, et de Madame de Polignac. Et naturellement, la reine est fustigée, couverte d’injures. Le libraire Nicolas Ruault1, éditeur de Voltaire, esprit éclairé, patriote, s’inquiète : « Si la haine fermente quelque temps encore dans le peuple contre les ordres privilégiés, si l’autorité ne vient pas la calmer ou l’éteindre, il est à craindre que la partie du peuple sans propriété, que cette multitude sans existence civile, sans principes moraux et qu’il est si facile de mettre en mouvement, qui s’y met souvent d’elle-même sur les moindres propos qu’ils entendent au coin des rues et des carrefours, dans les halles et les marchés publics, ne coure de château en château, tout piller et tout détruire.
J’ai déjà entendu ces menaces de la populace de Paris dans des groupes qu’on voit se multiplier chaque jour. » Et Nicolas Ruault ajoute : « Il est fort à souhaiter que le souverain intervienne avec son autorité pour donner la paix à cette assemblée d’hommes libres… »
Mais à la fin mai, les États généraux ne sont pas encore une Assemblée unique.
Les trois ordres restent sur leurs positions et lorsque le roi propose des « conférences de conciliation », entre les ordres, le tiers qui craint un piège refuse.
Mirabeau a plaidé qu’en restant immobile le tiers est « formidable à ses ennemis ».
Et le roi est las, désespéré.
Tout se mêle en lui, la déception de voir son peuple se diviser et se rebeller, et chaque jour de constater que la mort envahit le corps du dauphin.
On a transporté l’enfant à Meudon, dans l’espoir qu’il y respire un air plus pur qu’à Versailles.
Louis se rend quotidiennement à son chevet, et c’est comme s’il avait devant lui, devant son fils mourant, la preuve de son impuissance.
Le dauphin meurt le 4 juin.
Selon l’étiquette, les souverains ne peuvent accompagner leur fils jusqu’à Saint-Denis.
Ils s’installent à Marly, terrassés par le chagrin, désireux de se recueillir.
Mais Louis ne peut ignorer les événements.
Les troubles continuent. On pille des greniers à blé.
Le comte d’Artois, la reine, leurs proches, harcèlent le roi quand ils apprennent que le 17 juin, sur la proposition de l’abbé Sieyès, les Communes du tiers état se constituent en Assemblée nationale.
Cette Assemblée nationale vota aussitôt un décret, assurant provisoirement la perception des impôts et le service de la dette publique.
Provisoirement : c’est-à-dire que l’Assemblée menace d’une « grève des impôts », si le roi et les ordres privilégiés refusent de reconnaître cette Assemblée nationale.
Provisoirement : jusqu’à ce que l’Assemblée nationale ait élaboré une Constitution.
Chaque député du tiers se sent porté par cette houle qui balaie le pays.
« Le tiers a pour lui le droit et la force des choses », dit l’abbé Sieyès.
13
« Assemblée nationale ».
Louis répète ces mots, relit ces récits, ces pamphlets qu’on pose devant lui, et il a l’impression d’être saisi par le vertige comme s’il se trouvait au bord d’un abîme, qu’il était prêt à y être précipité, et il ne peut s’empêcher d’osciller, d’avant en arrière, comme si son corps voulait exprimer l’hésitation et en même temps la frayeur qui ont fondu sur lui.
Les députés du tiers, ces roturiers, ont osé le défier, alors qu’ils n’existent que par lui, qui a bien voulu organiser les élections, réunir les États généraux.
Ses frères, la reine, les princes du sang, les aristocrates, ceux que le peuple appelle les aristocranes, exigent qu’on brise ces rebelles, qu’on dissolve même les États généraux.
Le garde des Sceaux Barentin insiste pour que le roi oblige le tiers état à se soumettre :
« Pourquoi tant de complaisance, tant de considération ? dit Barentin au Conseil royal réuni le 19 juin. Il faut du nerf et du caractère, ne pas sévir c’est dégrader la dignité du trône, opposer la modération à l’injure, la faiblesse à la violence, c’est autoriser la violence. »
Louis partage ce sentiment, mais il écoute Necker, qui propose un plan de réformes : le vote par tête, l’égalité devant l’impôt, l’admissibilité de tous les Français aux fonctions publiques, la création d’une Chambre haute, le pouvoir exécutif confié au roi avec droit de veto…
C’est capituler, disent les frères du roi, la reine, le garde des Sceaux.
Louis se tait.
Ont-ils tous oublié que l’ancien garde des Sceaux Lamoignon s’est brûlé la cervelle dans le parc de sa demeure ?
Ne savent-ils pas que dans les rues de Versailles, des bandes venues de Paris pourchassent les députés de la noblesse et du clergé hostiles à la « réunion » avec ceux du tiers ?
L’archevêque de Paris a été poursuivi à coups de pierres. On lui a jeté de la boue, on a injurié l’abbé Maury. On les a insultés en les qualifiant d’aristocranes.
À Paris, au Palais-Royal, un orateur a proposé de « brûler la maison de Monsieur d’Esprémesnil, sa femme, ses enfants, son mobilier et sa personne », parce qu’il est hostile à la réunion avec le tiers.
La foule a piétiné, battu, fouetté, tous ceux qui osaient ne pas crier « Vive le tiers état ! », « Vive l’Assemblée nationale ! ».
Une femme qui a proféré des « injures au buste de Necker, a été troussée, frappée jusqu’au sang par les poissardes », dit un espion de police.
On s’en prend aux « uniformes suspects ». Dès que paraît un hussard, on crie : « Voilà Polichinelle, et les tailleurs de pierre le lapident. Hier au soir, deux officiers de hussards, MM. de Sombreuil et de Polignac sont venus au Palais-Royal, on leur a jeté des chaises, et ils auraient été assommés, s’ils n’avaient pris la fuite… »
Et lorsqu’un espion de police a été démasqué : « On l’a baigné dans le bassin, on l’a forcé comme on force un cerf, on l’a harassé, on lui jetait des pierres, on lui donnait des coups de canne, on lui a mis un œil hors de l’orbite, enfin malgré ses prières et qu’il criait merci on l’a jeté une seconde fois dans le bassin. Son supplice a duré depuis midi jusqu’à cinq heures et demie et il y avait bien dix mille bourreaux. »
Parmi cette foule, des gardes françaises, qu’on entoure, qui crient « Vive le tiers état ! ».
« Tous les patriotes s’accrochent à eux. »
Ils ont quitté leurs casernes bien qu’ils y aient été consignés. Le Palais-Royal est un lieu qu’ils ont l’habitude de fréquenter. C’est le rendez-vous des filles, et maintenant celui des patriotes.
« On leur paie des glaces, du vin. On les débauche à la barbe de leurs officiers. »
Que faire, s’interroge Louis, quand on ne dispose plus de la force ?
Quand l’Assemblée du tiers, cette Assemblée qui se veut nationale, délibère de l’aveu même de Bailly, son doyen, sous la surveillance de plus de 600 « spectateurs » qui votent les motions comme des élus, applaudissent, contestent, menacent les quelques rares députés du tiers qui n’ont pas rallié la majorité. Leurs noms sont relevés et la foule les attend à la sortie de la salle.
Que faire ?
Ce 9 juin, Louis ne se prononce pas sur les propositions de Necker.
Mais l’abîme est là devant lui, qui l’effraie et le fascine.
Il apprend que le clergé, par cent quarante-neuf voix contre cent trente-sept, a décidé de rallier le tiers état.
Certains prélats ont donc rejoint les curés qui, avaient-ils dit, « précédés du flambeau de la raison, conduits par l’amour du bien public et le cri de notre conscience, venons nous placer avec nos concitoyens et nos frères ».
Les députés du tiers et ceux du clergé se sont embrassés en pleurant, et la foule crie « Vive les bons évêques ! ».
L’ordre de la noblesse, au contraire, maintient son refus de la réunion.
Les princes du sang royal, la reine, les frères du roi ne cessent de l’inciter à défendre « sa » noblesse qui lui reste fidèle.
Louis voit ce gouffre devant lui, où tout son monde peut s’engloutir.
Il entend ses proches, au Conseil royal du 20 juin, dire que les réformes de Necker vont « ébranler les lois fondamentales de l’État ».
La reine insiste pour que le roi mette fin à cette « révolte ».
Et Louis en convient. Il ne peut pas accepter que la monarchie dont il a hérité sombre.
Qu’on agisse, murmure-t-il, qu’on fasse un premier pas, qu’on donne un signe. Et il ajoute qu’il faut être mesuré et sage.
Il a choisi de faire fermer la grande salle commune aux États généraux où se réunissent les députés du tiers.
Il attend, angoissé, leurs réactions.
Ils trouvent les portes closes, puisque, leur dit-on, les huissiers doivent aménager la salle, pour une séance générale – séance royale pour les trois ordres – prévue pour le 23 juin.
On a, autour du roi, où tout le monde est pour la fermeté et pour la noblesse, critiqué à mots couverts cette mesure équivoque, qui n’ose pas s’avouer pour ce qu’elle est, une tentative d’empêcher l’Assemblée nationale de délibérer.
Le désarroi est grand parmi les députés.
Ils n’osent forcer les portes.
L’un d’eux crie : « Au jeu de paume. »
La salle est proche. On l’occupe. On entoure Bailly. Sieyès propose de se transporter à Paris. L’émotion est extrême ; le roi, dit-on, prépare un coup d’État contre l’Assemblée.
Il faut avertir le peuple, lancent certains.
Mounier, le député de Grenoble, invite à prêter serment « de ne jamais se séparer et de se rassembler partout où les circonstances l’exigeraient, jusqu’à ce que la Constitution fût établie et affermie sur des fondements solides ».
Dans la salle, c’est l’enthousiasme. On acclame Bailly. On prête serment. On signe à l’unanimité moins une voix, celle du député Martin d’Auch.
On le dénonce au peuple, « attroupé à l’entrée de la salle, et il est obligé de se sauver par une porte dérobée pour éviter d’être mis en pièces ».
Les députés se dispersent dans Versailles, répandent la nouvelle du « coup d’État royal » et du « serment du Jeu de paume ». On les acclame. On se rend à Paris au Palais-Royal.
On insulte les aristocrates, la reine et les princes.
Devant Louis, l’abîme s’est élargi et creusé.
Ses frères et la reine, le garde des Sceaux répètent qu’on ne peut reculer, qu’il faut relever le défi lancé par les députés du tiers état.
Le comte d’Artois fera fermer, demain, la salle du Jeu de paume, au prétexte qu’il doit y jouer sa partie.
Et Louis, d’une voix sourde, annonce au Conseil royal du 21 juin qu’il rejette le plan proposé par Necker, et que la séance royale se tiendra le 23 juin.
Il se redresse, dit fermement qu’elle sera un lit de justice, et qu’il imposera sa volonté.
Et l’inquiétude qui le tenaille est plus douloureuse encore.
Il apprend le 22 juin que l’Assemblée s’est réunie à l’église Saint-Louis dont le curé a ouvert les portes « à la nation ».
Et cent quarante-huit membres du clergé et deux nobles ont rejoint l’Assemblée.
La séance royale du 23 juin s’annonce décisive. Il ne peut pas y renoncer, malgré les propos de Necker, qui refuse d’y participer.
« Elle irritera la nation au lieu de la mettre pour soi », dit le directeur général des Finances.
La grande salle est gardée par de nombreux soldats lorsque les députés y pénètrent, appelés par ordre.
Et le comte d’Artois regarde avec arrogance ces élus du tiers état que la pluie a trempés.
Le roi, aux côtés de son frère, paraît triste et morne.
Mais quand il se met à parler, sa voix, d’abord « tremblante et altérée », se durcit, autoritaire, lorsqu’il déclare que les délibérations tenues par le tiers état, qui prétend être une Assemblée nationale, sont « nulles, illégales, inconstitutionnelles ».
Il avait dit à une députation de la noblesse :
« Je ne permettrai jamais qu’on altère l’autorité qui m’est confiée. »
Et devant les trois ordres, il reste fidèle à cette promesse même s’il consent à l’égalité devant l’impôt, à la liberté individuelle, à la liberté de la presse, à la création d’états provinciaux.
Il accepte le vote par tête mais préserve le vote par ordre quand il est question des « droits antiques et constitutionnels des trois ordres ».
Quant à l’égalité fiscale, il s’en remet « à la volonté généreuse des deux premiers ordres ».
Donc point d’Assemblée nationale, point de Constitution.
Et le roi menace :
« Si vous m’abandonniez dans une si belle entreprise, seul je ferai le bonheur de mes peuples. »
Est-ce l’annonce de la dissolution des États généraux ?
« Je vous ordonne de vous séparer tout de suite et de vous rendre demain matin, chacun, dans vos salles affectées à votre ordre pour y reprendre vos délibérations. »
Le roi se lève, sort. Les fanfares jouent cependant qu’il monte dans son carrosse.
Toute la noblesse le suit, et la majorité l’imite.
Reste la masse noire du tiers état, silencieuse.
Le destin hésite, et Louis ne l’ignore pas.
Le grand maître des cérémonies, le marquis de Dreux-Brézé, s’avance, superbe dans son costume chamarré :
« Sa Majesté, dit-il, prie les députés du tiers de se retirer. »
Un piquet de gardes françaises et de gardes suisses l’a accompagné jusqu’à la porte. On voit luire leurs baïonnettes.
Bailly, pâle, répond que « l’Assemblée en allait délibérer, mais que la nation assemblée ne peut recevoir d’ordres ».
Mirabeau s’approche, tel un lutteur qui va agripper son adversaire :
« Monsieur, lance-t-il, allez dire à votre Maître qu’il n’y a que les baïonnettes qui puissent nous faire sortir d’ici. »
C’est l’épreuve de force.
« Le roi et la reine ressentent une frayeur mortelle, avait noté la veille l’Américain Morris. J’en tire la conclusion qu’on va encore reculer. »
Louis écoute Dreux-Brézé qui raconte d’abord qu’il a dû traverser la cour du palais pour se rendre auprès du roi. Il a vu et entendu la foule, anxieuse, mais déterminée, acclamant le tiers état, et Necker qui annonce qu’il ne démissionnera pas.
La foule a crié : « Monsieur Necker, notre père. Ne nous abandonnez pas. »
« Non, non mes amis, je resterai avec vous », a répondu le ministre.
« La populace qui se permet tout, exige qu’on illumine la ville en l’honneur de cet événement. »
Puis Dreux-Brézé rapporte les propos de Bailly et Mirabeau.
Le roi baisse la tête, bougonne.
« Ils veulent rester, eh bien foutre, qu’ils restent. »
Il est épuisé.
Que peut-il faire puisque « les gardes françaises ont assuré qu’elles étaient tiers état, et ne tireraient que sur les nobles et les ecclésiastiques ; les officiers ne sont plus les maîtres, l’un d’eux a reçu un soufflet d’un soldat ».
Le tiers état reprend donc ses délibérations.
Le 24 juin, la majorité des membres du clergé le rejoint.
Le lendemain, quarante-sept nobles les imitent, et parmi eux Philippe, duc d’Orléans.
On pleure, on s’embrasse, on acclame le cousin du roi, bon patriote.
La réunion du tiers état, du clergé et de ces nobles apparaît être de plus en plus l’Assemblée nationale.
Et le défi qui est lancé au roi est redoublé.
Alors même que le souverain sort affaibli de l’échec de sa première tentative de coup de force.
Que faire ?
Demander à trois régiments d’infanterie et trois régiments de cavalerie de quitter les frontières et de se diriger vers Paris, où ils devront arriver au plus tard le
13 juillet. Et dans l’attente, dissimuler ses intentions.
Louis donne l’ordre à son « fidèle clergé et à sa fidèle noblesse » de se réunir à l’assemblée du tiers état.
On illumine à Versailles, au Palais-Royal.
« La révolution est finie », écrit-on.
Mirabeau, devant l’Assemblée, déclare :
« L’histoire n’a trop souvent raconté les actions que de bêtes féroces, parmi lesquelles on distingue de loin en loin des héros. Il nous est permis d’espérer que nous commençons l’histoire des hommes. »
14
Comme Mirabeau, Louis voudrait « espérer ».
Et durant quelques instants, il a cru en effet que le peuple satisfait allait se rassembler autour de lui.
Ce soir du 27 juin, la foule réunie dans la cour du château de Versailles a crié « Vive le roi ! », « Vive le tiers état ! », « Vive l’Assemblée ! », et Louis a décidé de s’avancer en compagnie de la reine, sur le balcon.
Il a vu cette foule joyeuse, qui le remerciait d’avoir invité le clergé et la noblesse à se réunir au tiers état, et Louis a été ému aux larmes, embrassant la reine qui pleurait aussi. Et la foule les a acclamés.
Puis Louis est rentré dans le palais et il a été aussitôt entouré par ses proches. La reine a cessé de pleurer et, comme le comte d’Artois et le comte de Provence, elle adjure le roi de rassembler de nouvelles troupes autour de Versailles, et de Paris.
Foulon de Doué, chargé d’approvisionner ces troupes qui arrivent de Metz, de Nancy, de Montmédy, et qui représenteront bientôt trente mille hommes, rapporte que leur présence est d’autant plus nécessaire que les gardes françaises n’obéissent plus aux ordres.
Des compagnies se rebellent, se mêlent au peuple, crient :
« Nous sommes les soldats de la nation, Vive le tiers état ! »
Certains ajoutent :
« Les troupes sont à la nation qui les paie et non au roi qui voudrait les commander. »
Et quand les soldats rentrent dans leur casernement, ils lancent à la foule : « Soyez tranquilles, faites ce qu’il vous plaira ! »
Louis n’a même plus, en écoutant ses frères, la reine, Foulon, le souvenir de ce bref moment d’espoir qu’il a vécu.
Les dépêches qui se succèdent en ce début du mois de juillet sont inquiétantes.
Paris, écrasé par une chaleur extrême, bouillonne. Au Palais-Royal, à toutes les portes de la ville, dans les faubourgs on se rassemble, on manifeste, on roue de coups tous ceux qui refusent d’acclamer le tiers état.
Le duc du Châtelet, colonel commandant des gardes françaises, a fait enfermer dans la prison de l’Abbaye onze soldats, qui ont tenu des propos séditieux, refusé d’obéir.
Et aussitôt plusieurs centaines de personnes ont encerclé l’Abbaye, brisé à coups de pique et de marteau les portes de la prison, libéré non seulement les onze gardes françaises mais tous les autres militaires prisonniers. Les dragons, les cavaliers, les hussards qu’on a envoyés à l’Abbaye pour disperser la foule ont refusé de charger, ont rengainé leurs sabres, ont trinqué avec le peuple, qui criait « À la santé du roi et du tiers état ».
Ils ont répondu en lançant : « Vive la nation ! »
Les dragons disent à l’officier qui les conduit à Versailles : « Nous vous obéissons mais quand nous serons arrivés, annoncez aux ministres que si l’on nous commande la moindre violence contre nos concitoyens, le premier coup de feu sera pour vous. »
Ces soldats comme le peuple se défient des régiments étrangers.
À Versailles, des gardes françaises et des hommes du peuple ont écharpé des hussards parlant allemand au cri de :
« Assommons ces polichinelles, qu’il n’en reste pas un ici. »
On s’indigne en apprenant que le Conseil de guerre suisse a fait pendre deux gardes suisses qui avaient manifesté leur sympathie pour les sentiments patriotiques français.
On constate des désertions parmi les troupes qui ont établi leur camp au Champ-de-Mars.
Et au Palais-Royal, on note la présence aux côtés des gardes françaises d’artilleurs eux aussi acclamés par les femmes, des ouvriers.
Un sergent a lu une « adresse au public » dans laquelle il l’assurait « qu’il n’avait rien à craindre des troupes nationales, que jamais la baïonnette et le fusil ne serviraient à répandre le sang des Français, de leurs frères et de leurs amis ».
Louis après avoir lu ces dépêches a l’impression que son corps est une masse lourde qui l’écrase.
Comme pour l’accabler, on lui a rapporté ces conclusions d’un libraire parisien qui, le 8 juillet, a écrit à son frère :
« On avait cru jusqu’ici que la révolution se ferait sans effusion de sang, mais aujourd’hui on s’attend à quelques coups de violence de la part de la Cour : ces préparatifs, tout cet appareil militaire l’indiquent. On y ripostera sans doute avec autant et encore plus de violence. »
Mais comment éviter cet affrontement, alors que Louis veut préserver l’ordre monarchique qu’on lui a transmis et dont il est le garant ?
Or cet ordre est dans tout le royaume remis en cause.
Les émeutes, les pillages continuent de se produire dans toutes les provinces, en ce début du mois de juillet d’une chaleur qui augmente jour après jour, et avec elle la nervosité, l’inquiétude, la colère contre le prix élevé du pain, sa rareté, contre les menaces que la « cabale » des aristocranes ferait peser sur le tiers état.
On a faim. On a peur.
On craint l’arrivée de nouveaux régiments étrangers. Ils prendraient position sur les collines dominant Paris, prêts à bombarder les quartiers de la capitale, le Palais-Royal, les faubourgs.
On assure que le roi est entre les mains de la « cabale », dont le comte d’Artois et la reine sont les animateurs, avec certains ministres, et Foulon qui aurait déclaré, évoquant les plaintes des Parisiens et des paysans : « Ils ne valent pas mieux que mes chevaux et s’ils n’ont pas de pain, qu’ils mangent du foin. »
Louis n’ignore pas ces rumeurs et ces peurs qui troublent le pays, et le dressent contre la monarchie. Mais le roi ne peut croire que ce peuple qui lui a si souvent manifesté son affection, et le 27 juin encore, soit profondément atteint par cette « fermentation », cette « gangrène » des esprits.
Il faut que le roi lui montre sa détermination. Et Louis approuve les propositions de ses frères et de la reine.
Il doit d’abord ressaisir le glaive, concentrer les troupes étrangères autour de la capitale, afin qu’elles puissent intervenir si nécessaire.
Et briser cette Assemblée nationale qui, le 9 juillet, s’est proclamée Assemblée constituante, et qui la veille a voté une proposition de Mirabeau, demandant au roi d’éloigner les troupes étrangères de la capitale et de Versailles.
Il faut dissimuler ses intentions, répondre que ces régiments suisses et allemands sont là pour protéger l’Assemblée, qu’on pourrait d’ailleurs transférer à Noyon ou à Soissons, où elle serait à l’abri des bandes qui troublent l’ordre à Paris et à Versailles.
Louis ment, mais, pense-t-il, il en a le droit puisqu’il s’agit du bien du royaume dont Dieu lui a confié la charge.
Le moment est proche où le roi abattra sa carte maîtresse : le renvoi de Necker qui sera remplacé par le baron de Breteuil, l’armée étant confiée au duc de Broglie, vieux maréchal de la guerre de Sept Ans, qui sera ministre de la Guerre.
Lors du Conseil des dépêches du samedi 11 juillet, Louis ne révèle rien de ses intentions.
Mais le Conseil clos, il charge le ministre de la Marine, le comte de La Luzerne, de porter à Necker l’ordre de sa démission.
Lettre tranchante demandant à Necker de quitter le royaume. Louis imagine bien en effet que la démission de celui que la foule appelle « notre père » provoquera des troubles.
Mais il ne peut pas penser avec précision au-delà de sa décision.
Il n’est pas capable de prévoir les mesures à prendre.
Ces jours d’angoisse et de choix l’ont épuisé.
L’un des ministres renvoyés avec Necker, le comte de Saint-Priest, notera :
« Le roi était dans une anxiété d’esprit qu’il déguisa en affectant plus de sommeil qu’à l’ordinaire, car il faut savoir qu’il s’endormait fréquemment pendant la tenue des Conseils, et ronflait à grand bruit. »
Le lendemain, dimanche 12 juillet 1789, Paris et la France vont réveiller brutalement le roi Louis XVI.
15
Dimanche 12 juillet-Lundi 13 juillet
Louis, à Versailles, et les députés aux États généraux sont encore ensommeillés quand ce dimanche
12 juillet 1789, la nouvelle du renvoi de Necker se répand dans Paris.
Il est autour de neuf heures.
La foule est déjà dans la rue, parce que la chaleur stagne dans les soupentes, dans les logis surpeuplés, et les vagabonds, les indigents et les paysans réfugiés dans la ville ont dormi à la belle étoile. Et puis c’est dimanche, le jour où l’on traîne, du Palais-Royal aux Tuileries, des portes de Paris au faubourg Saint-Antoine.
On a chaud. On a soif. On parle fort. On boit dans les estaminets. Et tout à coup, cette rumeur qui court : Necker, le « père du peuple », a été chassé par les aristocrates, la reine, le comte d’Artois, cette cabale qui gouverne le roi.
Ils veulent donc étouffer le peuple, le massacrer, dissoudre l’Assemblée nationale.
Ils vont donner l’ordre aux régiments étrangers qui campent au Champ-de-Mars et sur les collines de tirer sur le peuple, de bombarder la ville comme on le craint depuis près de dix jours.
On avait raison. Ils ont trahi le peuple.
À la fin de la matinée, on se presse au Palais-Royal, place Louis-XV, aux Tuileries.
Des bandes d’« infortunés », de déguenillés dont les visages et les propos attirent et effraient, parcourent les rues.
Au Palais-Royal, vers midi, un homme jeune, un avocat, un journaliste, bondit sur une chaise, lève le bras, commence à parler d’une voix enflammée.
On répète son nom, Camille Desmoulins.
Ils sont plus de dix mille à l’écouter.
Depuis plusieurs heures déjà cette foule s’échauffe, brandit les poings, des piques, ces faux dont on a redressé la lame.
On a fustigé ce comte d’Artois pour qui Necker, aurait-il dit, n’est qu’« un foutu bougre d’étranger ».
Et des agents soldés du duc d’Orléans ont répété dans la foule que ce sont les « abominables conseillers du roi qui ont obtenu le renvoi de Necker ».
Ils veulent « purger » la ville.
Et Desmoulins lance :
« Aux armes ! Pas un moment à perdre ! J’arrive de Versailles : le renvoi de Necker est le tocsin d’une Saint-Barthélemy des patriotes. Ce soir, tous les bataillons suisses et allemands sortiront du Champ-de-Mars pour nous égorger ! Il ne nous reste qu’une ressource, c’est de courir aux armes ! »
« Aux armes ! » reprend-on.
Camille Desmoulins arrache des feuilles de marronnier, les accroche à son chapeau.
Cette cocarde verte sera le signe de ralliement de tous ceux qui veulent empêcher le massacre des patriotes.
« Aux armes ! Aux armes ! » crie-t-on en s’élançant.
On se rend au cabinet de cire de Curtius. On lui emprunte les bustes de Necker et du duc d’Orléans. Un cortège se forme, d’hommes et de femmes qui arborent la cocarde verte et se dirigent vers les Tuileries.
Place Vendôme, ils lapident un détachement du Royal-Allemand qu’ils refoulent, et, en brandissant les deux bustes, en criant « Aux armes ! », ils arrivent place Louis-XV.
Le cortège s’arrête, face à des dragons du Royal-Allemand, commandés par le prince de Lambesc.
Les cavaliers commencent à avancer vers la foule qui hésite, reflue vers les terrasses des Tuileries, trouve là des pierres, des blocs déposés en vue de la construction d’un pont sur la Seine.
On s’abrite, on lance des cailloux sur les dragons.
Lambesc charge, blesse d’un coup de sabre un vieillard.
Fureur, rage contre « le sanguinaire Lambesc ». On résiste aux charges.
On pousse des cris de joie quand les gardes françaises arrivent place Louis-XV et tirent sur les dragons.
Un dragon est renversé, fait prisonnier, malmené.
Lambesc hésite, craint qu’on ne relève le pont tournant, l’empêchant ainsi de reculer, de passer sur la rive gauche.
Il se dégage, en chargeant, puis évacue la place.
On exulte. On crie qu’il faut se saisir du prince de Lambesc, qu’il faut « l’écarteler sur-le-champ ».
On retourne au Palais-Royal. On pille les armureries, on bouscule, frappe les passants qui n’arborent pas la cocarde verte.
On s’arrête devant les guinguettes, les estaminets, les cabarets.
On raconte « la bataille » contre le Royal-Allemand. Les victimes (un blessé !) dans les récits se multiplient, font naître l’effroi et la fureur. Et quand on voit surgir des cavaliers du Royal-Allemand qui patrouillent dans les faubourgs et le long des boulevards, les gardes françaises présents dans les cortèges les attaquent, les tuent.
À Versailles aussi le peuple est dans la rue, et les députés protestent contre le renvoi de Necker.
Il « fallait en châtier les auteurs », « de quelque état qu’ils puissent être », dit l’abbé Grégoire, et l’archevêque de Vienne lui-même, au nom de l’Assemblée, déclare au roi « que l’Assemblée ne cesserait de regretter l’ancien ministre et qu’elle n’aurait jamais confiance dans les nouveaux ».
Louis répond avec une fermeté qui surprend le prélat.
« C’est à moi seul, dit-il, à juger de la nécessité des mesures à prendre. Et je ne puis à cet égard apporter aucun changement. »
Quant à la présence de troupes dans Paris, il ajoute :
« L’étendue de la capitale ne permet pas qu’elle se garde elle-même. »
Louis a appris que, commandés par le baron de Besenval, les régiments suisses ont quitté le Champ-de-Mars, et, après un long détour par le pont de Sèvres, atteint les Champs-Elysées. Ils n’ont pas rencontré de manifestants et ont regagné leurs campements.
Louis peut s’abandonner à ce sommeil qui l’envahit.
Mais Paris ne dort pas.
« Toutes les barrières depuis le faubourg Saint-Antoine jusqu’au faubourg Saint-Honoré, outre celles des faubourgs Saint-Marcel et Saint-Jacques, sont forcées et incendiées » dans la nuit du 12 au 13 juillet. Les émeutiers espèrent que la destruction des octrois fera baisser le prix du grain et du pain, qui est à son niveau le plus élevé du siècle.
La ville est ainsi « ouverte », et « la multitude y entre » dès le début de la matinée du lundi 13 juillet.
Les hommes (des « brigands », disent les bourgeois qui se sont calfeutrés chez eux) armés de piques et de bâtons pillent les maisons, crient qu’ils veulent « des armes et du pain ».
Ils dévalisent les boulangeries, les marchands de vin, dévastent le couvent de Saint-Lazare, brisent la bibliothèque, les armoires, les tableaux, le cabinet de physique et dans les caves défoncent les tonneaux, trouvent du grain dans les réserves. Ils obligent les passants à boire.
On découvrira dans les caves du couvent une trentaine de pillards, noyés dans le vin.
Les « bourgeois » – qui furent les électeurs aux États généraux – veulent faire cesser ce pillage, craignent le désordre, la destruction de tous les biens.
Ils se réunissent, décident de créer une garde nationale, milice bourgeoise de 48 000 hommes qui défendra Paris contre les pillards, les brigands et les régiments étrangers.
Le prévôt des marchands Flesselles est désigné pour présider une Assemblée générale de la Commune.
Il faut des armes pour la milice. « Paris, dit Bailly qui sera maire de la ville, court le risque d’être pillé. » « En pleine rue, des créatures arrachaient aux femmes leurs boucles d’oreilles et de souliers. »
La milice s’organise, se donne une cocarde aux couleurs de Paris, rouge et bleu.
On achète aux « vagabonds les armes dont ils se sont emparés ». On arrête et même on pend quelques brigands. Mais au même moment, la foule brise les portes des prisons, libère ceux qui sont détenus pour « dettes, querelles, faits de police… elle y laisse les prévenus de vol, de meurtres et autres crimes ».
Et des gardes françaises livrent leurs armes au peuple, puis défilent, boivent avec lui « le vin qu’on leur verse aux portes des cabarets ».
Un témoin, le libraire Ruault, note :
« Aucun chef ne se montre dans ce mouvement tumultueux. Ce peuple paraît marcher de lui-même. Il est gai, il rit aux éclats, il chante, il crie “Vive la : nation !”. Et il engage nombre de spectateurs à devenir acteurs avec lui dans le reste de la scène. »
Mais la crainte des pillages, des brigands, de l’attaque des régiments étrangers est de plus en plus forte.
Les représentants des « électeurs parisiens », en cette fin de journée du lundi 13 juillet, s’en vont aux Invalides demander au gouverneur qu’il leur livre les armes de guerre, plusieurs dizaines de milliers de fusils, conservées dans le bâtiment. Il refuse.
Mais le peuple a déjà acquis l’habitude de prendre ce qu’on ne lui donne pas.
16
Nous voulons !
C’est le cri qui a traversé la nuit brûlante du 13 au
14 juillet 1789.
Et dans l’aube déjà étouffante, des bandes parcourent les rues. Les hommes sont armés de broches, de piques, de fusils. Certains sont « presque nus ». « Vile populace », murmurent les bourgeois.
Des groupes se forment devant les portes des maisons cossues, celles d’ennemis de la nation et donc du tiers état.
Des hommes exigent qu’on leur ouvre les portes :
« On veut à boire, à manger, de l’argent, des armes. »
Dans la nuit, ils ont pillé le garde-meuble où sont entreposées des armes et des armures de collection. Ils brandissent des sabres, des coutelas, des lances.
Mais ce sont des armes de guerre qu’ils veulent.
« Des armes, des armes, nous voulons des armes », crient-ils devant les Invalides.
Ils sont près de cinquante mille, qui ne se soucient guère des canons qui menacent mais qui sont servis par des invalides, et ceux-ci ne voudront pas tirer sur le peuple !
La foule piétine devant les fossés qui entourent les bâtiments.
Des hommes apparaissent, portant au sommet d’une pique la tête tranchée au coutelas de Flesselles, le prévôt des marchands, président de l’Assemblée des électeurs parisiens, qu’on accuse d’avoir trompé le peuple, en l’envoyant chercher des armes là où elles ne sont pas, à l’Arsenal, aux Chartreux, aux Quinze-Vingts.
On s’y est précipité, on n’a rien trouvé, on a arraché Flesselles à son fauteuil.
« Vous voilà donc, Monsieur le Prévôt, toujours traître à la patrie ! »
On l’a tué d’un coup de pistolet, puis on lui a coupé la tête, et elle dodeline, sanglante, au bout d’une pique.
« Nous voulons des armes ! »
On entend ce cri, au Champ-de-Mars, où sont rassemblés des régiments d’infanterie, de cavalerie, d’artillerie, suisses pour la plupart, commandés par le général baron de Besenval, suisse lui aussi.
Il attend des ordres, hésite, consulte ses chefs de corps : les soldats sont-ils prêts à tirer sur les émeutiers ? Tous répondent par la négative. Et le général baron de Besenval choisit de ne pas faire marcher ses troupes vers les Invalides.
Il se demande s’il ne vient pas de décider du sort de cette journée.
« Des armes, des armes. »
La foule escalade les fossés, défonce les grilles, se précipite dans les caves, guidée par des invalides qui éclairent avec des torches les fusils entassés, dont on s’empare, qu’on se passe de main en main.
On traîne douze pièces de canon, un mortier.
On brandit les fusils.
« Nous voulons de la poudre et des balles », crie-t-on maintenant.
Il y en aurait à la Bastille, la vieille forteresse où le roi enterre sur une simple lettre de cachet ceux qui lui déplaisent.
« À la Bastille ! »
Et ce n’est plus le poing qu’on brandit mais le fusil.
On court à l’Hôtel de Ville où siègent les représentants des électeurs parisiens.
Un millier de personnes envahit la salle où ils délibèrent. Ils sont pressés, menacés. Les baïonnettes effleurent leurs poitrines, et dehors des dizaines de milliers de voix crient : « À la Bastille ! »
Les « électeurs » décident d’envoyer une délégation au gouverneur de la forteresse, le marquis de Launay, afin qu’il distribue de la poudre et des balles aux Parisiens qui doivent armer leur milice bourgeoise.
La garnison de la Bastille compte 82 invalides et 32 soldats suisses. Elle dispose de quelques canons.
Et autour de la forteresse avec ses fossés et ses ponts-levis, et dans les rues voisines, se rassemblent au moins cent mille Parisiens, auxquels se mêlent des gardes françaises, tirant cinq canons.
Il y a la foule spectatrice : elle crie, elle regarde, elle attend, elle se tient à bonne distance, pour éviter les coups de feu s’ils partent des tours hautes de quarante pieds, mais pour l’heure, en cette fin de matinée du mardi 14 juillet, on ne tire pas.
Le gouverneur reçoit des délégations des « électeurs ».
Il ne veut pas donner de munitions, il n’a pas reçu d’ordre, mais il négocie. Il invite les représentants des Parisiens à déjeuner, après leur avoir fait visiter toute la forteresse.
Les députations se succéderont jusqu’à trois heures de l’après-midi.
Mais la situation s’est tendue.
Il y a huit à neuf cents hommes qui veulent conquérir la forteresse. C’est parmi eux qu’on trouve les deux citoyens qui, par le toit d’une boutique proche, parviennent au poste de garde, vide. Ils peuvent actionner la machinerie du premier pont-levis.
Launay a eu beau montrer à la « députation » qu’il fait reculer les canons, boucher les meurtrières, on l’accuse de trahison, d’avoir laissé baisser le pont-levis pour que les « patriotes » s’engouffrent dans la première cour, et là, pris dans la nasse, se fassent mitrailler.
On commence à échanger des coups de feu de part et d’autre. Le millier d’hommes décidés à partir à l’assaut est d’autant plus déterminé qu’il sent derrière lui cette foule qui l’observe, et l’encourage.
Il y a même parmi ces curieux « nombre de femmes élégantes et de fort bon air qui avaient laissé leurs voitures à quelque distance ».
Ces hommes, fer de lance de la foule, sont ouvriers ou boutiquiers du faubourg, tailleurs, charrons, merciers, marchands de vin. Et parmi eux, soixante et un gardes françaises, et le sergent Hulin qui fait mettre les cinq canons en batterie, contre les portes et ponts-levis de la Bastille.
Les ponts-levis s’abaissent. La Bastille capitule. On a promis la vie sauve à la garnison.
La foule déferle.
On brise. On tire.
Il y aura quatre-vingt-dix-huit morts et soixante-treize blessés, mais combien durant le siège et l’assaut, et combien après la capitulation dans le désordre que personne ne contrôle ?
Les gardes françaises – Hulin, Élie, entré le premier –, les vrais combattants – Maillard, un ancien soldat, le brasseur du faubourg Saint-Antoine Santerre –, ne peuvent faire respecter les « lois de la guerre ».
C’est Élie qui a donné sa parole d’officier français qu’il « ne serait fait aucun mal à personne ».
Mais comment pourrait-il arrêter le torrent, contenir le désir de se venger, d’abattre ces officiers, ces soldats, ce marquis de Launay ? Plusieurs seront écharpés, dépecés.
Le gouverneur de Launay a reçu un coup d’épée à l’épaule droite. Arrivé dans la rue Saint-Antoine, « tout le monde lui arrachait des cheveux, et lui donnait des coups ».
« On hurle qu’il faut lui couper le cou, le pendre, l’attacher à la queue d’un cheval. »
« Qu’on me donne la mort », crie-t-il. Il se débat, lance un coup de pied dans le bas-ventre de l’un de ceux qui l’entourent. Aussitôt il est percé de coups de baïonnette, traîné, déchiqueté.
« C’est un galeux et un monstre qui nous a trahis : la nation demande sa tête pour la montrer au peuple. »
C’est l’homme qui a reçu le coup de pied, un garçon cuisinier du nom de Desnot, qui est « allé à la Bastille pour voir ce qui s’y passait », qui croit mériter une médaille en « détruisant un monstre ». Avec son petit couteau à manche noir, et son expérience d’homme qui « sait travailler les viandes », Desnot tranche la tête de Launay. On enfonce cette tête au bout d’une fourche à trois branches et on se met en marche.
Rue Saint-Honoré, on accroche à la tête deux inscriptions, pour qu’on sache à qui elle était.
Et sur le Pont-Neuf, on l’incline devant la statue d’Henri IV, en criant : « Marquis, salue ton maître. »
Dans les jardins du Palais-Royal, où l’on a planté les têtes de Flesselles, de Launay et de quelques autres défenseurs de la Bastille, sous les acclamations de la foule, on a dressé des listes de proscription : le comte d’Artois, le maréchal de Broglie, le prince de Lambesc, le baron de Besenval…
Une récompense est promise à qui disposera leurs têtes au café du Caveau.
On porte en triomphe jusqu’à l’Hôtel de Ville les sept prisonniers qu’on a libérés de la Bastille – quatre faussaires, deux fous et un débauché – et déjà, on commence à arracher des pierres à la forteresse.
Elle était dans Paris le visage menaçant de l’ordre et de la force monarchique. Elle doit être détruite, pierre après pierre.
Mais le pouvoir du roi renversé, c’est le désordre qui règne à Paris.
« Nous faisions une triste figure, dit un bourgeois, membre de la milice. Nous ne pouvions contenir la fureur du peuple. Si nous l’eussions trop brusqué, il nous aurait exterminés. Ce n’est pas le moment de lui parler raison. »
Alors les bourgeois mettent la cocarde « bleu et rouge » à leur chapeau, et patrouillent, arrêtant les voitures des nobles qui s’enfuient à la campagne.
« On les visite, on les fouille, on renvoie les nobles dans leurs hôtels. On ne souffre pas qu’ils sortent de la ville. La bourgeoisie ne quittera pas les armes que la Constitution ne soit faite. »
Louis, en cette fin de mardi 14 juillet, n’imagine pas la gravité de ce qui vient de se produire à Paris.
Il est cependant si préoccupé, qu’il n’a pas chassé. Et il a écrit à la date du 14 juillet, sur le carnet où il note ses exploits cynégétiques, le mot « Rien ».
Au même instant à Paris, le libraire Ruault écrit :
« La journée de mardi a tué le pouvoir du roi. Le voilà à la merci du peuple pour avoir suivi les perfides conseils de sa femme et de son frère Charles d’Artois. Ce début de grande révolution annonce des suites incalculables pour les plus prévoyants. »
Louis veut croire qu’il ne s’agit que de l’une de ces émeutes parisiennes, de ces frondes que les rois ont toujours su écraser, ou désarmer.
Et cependant l’inquiétude le ronge, et il la fuit, en se contentant de répondre à une délégation de l’Assemblée qui veut lui faire part de ce qu’elle vient d’apprendre des événements parisiens :
« J’ai donné l’ordre que mes troupes qui sont au Champ-de-Mars se retirassent. »
Puis il bâille, s’enfonce dans ce sommeil où tout se dissout.
Mais à l’aube du mercredi 15 juillet, le grand maître de la Garde-Robe le réveille, et chaque mot que prononce le duc de La Rochefoucauld-Liancourt arrache douloureusement Louis XVI à la somnolence protectrice.
La Bastille est tombée. On a promené des têtes au bout des piques en poussant des cris de cannibales.
« C’est une révolte », balbutie Louis XVI d’une voix sourde.
« Non, Sire, c’est une révolution. »
Louis a l’impression qu’il ne pourra jamais soulever son corps.
Il se redresse lentement.
Il doit bouger, agir.
Il faut se rendre à l’Assemblée, répéter qu’on a pris la décision d’éloigner les troupes de Paris et de Versailles.
« Je compte sur l’amour et la fidélité de mes sujets, dit Louis. Je ne suis qu’un avec ma nation, c’est moi qui me fie à vous. Aidez-moi dans cette circonstance à assurer le salut de l’État… Je ne me refuserai jamais à vous entendre et la communication entre l’Assemblée et moi sera toujours libre… »
Il se retire en compagnie de ses frères, rentre à pied au château, accompagné par les députés des trois ordres.
La foule accourt, crie : « Vive le roi ! »
Louis se rassure, malgré les avertissements de la reine, du comte d’Artois. Il faut, disent-ils, effacer par une victoire et un châtiment exemplaire la révolte de Paris, la prise de la Bastille, la tuerie sauvage qui a suivi.
Il faut imposer partout dans le royaume l’autorité du roi.
Le soir de ce mercredi 15 juillet, Louis écoute le récit de la réception faite par Paris à la députation de l’Assemblée nationale qui s’y est rendue dans l’après-midi.
Plus de cent mille Parisiens, souvent armés, l’ont accueillie. On a crié « Vive la nation ! Vive les députés ! » mais aussi « Vive le roi ! ». Le marquis de La Fayette, président de la députation, a déclaré : « Le roi était trompé, il ne l’est plus. Il est venu aujourd’hui au milieu de nous, sans troupes, sans armes, sans cet appareil inutile aux bons rois. »
Le comte de Lally-Tollendal a ajouté :
« Ce bon, ce vertueux roi, on l’avait environné de terreurs. Mais il a dit qu’il se fiait à nous, c’est-à-dire à vous… »
« Tout doit être oublié, a conclu le comte de Clermont-Tonnerre. Il n’y a pas de pardon à demander où il n’y a pas de coupable… Le peuple français hait les agents du despotisme mais il adore son roi… »
Les acclamations ont déferlé en hautes vagues.
On a proclamé le marquis de La Fayette commandant la milice parisienne, cette « garde nationale », et Bailly, désigné prévôt des marchands, a préféré le titre de maire qui lui a été accordé par acclamation.
L’archevêque de Paris a conduit la députation à Notre-Dame, où l’on a chanté un Te Deum.
La cathédrale était pleine.
À la sortie, le peuple a crié qu’il voulait le rappel de Necker. Les députés ont approuvé, affirmé que le vœu du peuple serait exaucé.
Louis sait, le jeudi 16 juillet, qu’il va devoir décider. À l’Assemblée nationale, qui vient de se réunir, le comte Lally-Tollendal a dit sous les acclamations :
« Ce vœu bien prononcé nous l’avons entendu hier à Paris. Nous l’avons entendu dans les places, dans les rues, dans les carrefours. Il n’y avait qu’un cri : “Monsieur Necker, Monsieur Necker, le rappel de Monsieur
Necker.” Tout ce peuple immense nous priait de redemander Monsieur Necker au Roi. Les prières du peuple sont des ordres. Il faut donc que nous demandions le rappel de Monsieur Necker. »
Un roi doit-il obéir aux ordres du peuple et de l’Assemblée ?
Louis écoute au Conseil qu’il réunit le 16 juillet ses frères et la reine s’indigner de cette injonction, lui demander de refuser le rappel de Necker.
Et puisque les troupes ne sont plus sûres, au dire du maréchal de Broglie, et incapables de reconquérir Paris et de briser cette révolte, cette révolution, il faut quitter Versailles, gagner une place forte, proche de la frontière.
Broglie n’est pas sûr, dit-il, d’assurer la sécurité de la famille royale pendant ce voyage, puis concède qu’on peut se rendre à Metz, mais « qu’y ferons-nous ? ».
Le comte de Provence est de l’avis qu’il faut rester à Versailles.
Louis a l’impression qu’il glisse sur une pente, et qu’au bout il y a le gouffre.
Il devrait se mouvoir, s’agripper, échapper à ce destin.
Il voudrait partir avec la reine, ses enfants, ses proches.
Il sait que Marie-Antoinette attend, espère qu’il fera ce choix. Elle a déjà brûlé des lettres, placé tous ses bijoux dans un coffre qu’elle emportera avec elle.
Mais il ne peut pas.
Il consulte du regard les ministres qui participent au Conseil. Certains lui annoncent qu’ils démissionnent. Breteuil au contraire veut conserver son poste.
Louis détourne la tête, dit qu’il va rappeler Necker, renvoyer les régiments dans leurs garnisons.
Il voit, il sent le désespoir de la reine.
Mais il n’a pas la force de choisir le départ, c’est-à-dire le combat. Ce choix de rester est celui de la soumission au destin, à la volonté des autres.
Lui aussi, comme l’Assemblée, il est aux ordres du peuple.
Et, par instants, il pense même que c’est son devoir de roi.
Il transmet ses décisions à l’Assemblée qui se félicite de la sagesse du roi, du départ des troupes et du rappel attendu par toute la nation de Necker.
Mais le peuple veut voir, entendre le roi.
Louis se rendra donc à Paris, demain vendredi 17 juillet 1789.
Peut-être sera-ce le jour de sa mort ?
Il s’y prépare, donne à son frère, comte de Provence, le titre de lieutenant général du royaume.
Puis il parcourt le château de Versailles, que les courtisans ont déserté. Beaucoup, comme le comte d’Artois et sa famille, les Polignac, Breteuil, Broglie, Lambesc, le prince de Condé et les siens, tous ceux qui savent qu’ils sont inscrits sur les listes de proscription, ont choisi d’émigrer. Ils ont déjà quitté Versailles.
Les pas de Louis résonnent dans les galeries désertes.
Louis regagne ses appartements. Il va dormir.
C’est le vendredi 17 juillet. Il roule vers Paris.
Il n’est accompagné que de quelques nobles – les ducs de Villeroy et de Villequier, le comte d’Estaing -et de trente-deux députés tirés au sort.
Les gardes du corps sont sans armes.
Mais la milice bourgeoise de Versailles qui accompagne le carrosse royal jusqu’à Sèvres, comme la milice bourgeoise de Paris qui le reçoit, sont sous les armes.
Le peuple à la porte de Paris crie « Vive la nation ! ».
Et Bailly le maire, en remettant les clés à Louis, déclare :
« J’apporte à Votre Majesté les clés de sa bonne ville de Paris. Ce sont les mêmes qui ont été présentées à Henri IV. Il avait reconquis son peuple, ici c’est le peuple qui a reconquis son roi… Sire, ni votre peuple ni Votre Majesté n’oublieront jamais ce grand jour, c’est le plus beau de la monarchie, c’est l’époque d’une alliance auguste, éternelle, entre le monarque et le peuple. Ce trait est unique, il immortalise Votre Majesté… »
On traverse Paris.
Le peuple en armes ne crie pas « Vive le Roi ! ».
Louis voit tous ces visages, ces piques, ces fusils.
Il entre dans l’Hôtel de Ville sous une voûte d’épées entrelacées.
On lui remet la nouvelle cocarde où le blanc de la monarchie est serré entre le bleu et le rouge de Paris.
On l’accroche à son chapeau.
« Vous venez promettre à vos sujets, lui dit le représentant des électeurs de Paris, que les auteurs de ces conseils désastreux ne vous entoureront plus, que la vertu, trop longtemps exilée, restera votre appui. »
Louis murmure : « Mon peuple peut toujours compter sur mon amour. »
Au même moment, à Saint-Germain-en-Laye, un meunier soupçonné d’accaparement de grains est conduit sur la place, jugé, condamné à mort. Et un garçon boucher lui tranche le cou, au milieu des hurlements de satisfaction !
Et dans la salle de l’Hôtel de Ville de Paris, Louis XVI sourit vaguement, écoutant les discours qu’on lui adresse. Le maire Bailly, d’un coup de pied, a écarté le petit carreau de velours sur lequel il devrait selon l’étiquette s’agenouiller. Et il parle au roi debout.
Un témoin, Lindet, pourtant adversaire de la Cour, se sent humilié par l’atmosphère de cette réception : « La contenance niaise et stupide du roi faisait pitié », se souviendra-t-il.
Mais Louis est rassuré.
Une voix au fond de la salle a lancé « Notre roi, notre père », et les applaudissements ont crépité, puis les cris de « Vive le roi ! ».
Louis peut rentrer à Versailles, bercé par le balancement du carrosse.
Il est dix heures du soir.
La reine, en larmes, l’accueille. On l’entoure, on se laisse aller, après la peur, à la joie des retrouvailles.
Le roi est vivant, rien n’est perdu.
Mais l’ambassadeur des États-Unis à Paris, Thomas Jefferson, qui a assisté à la réception de Louis XVI à l’Hôtel de Ville, écrit :
« C’était une scène plus dangereuse que toutes celles que j’ai vues en Amérique et que celles qu’a présentées Paris pendant les cinq derniers jours. Elle place les États généraux hors de toute attaque et on peut considérer qu’ils ont carte blanche…
« Ainsi finit une amende honorable telle qu’aucun souverain n’en avait jamais fait, ni aucun peuple jamais reçu. »
Un autre Américain, Gouverneur Morris, précise crûment :
« L’autorité du roi et de la noblesse est entièrement détruite. »
Louis, dans ses appartements de Versailles, s’est endormi.
TROISIÈME PARTIE
18 juillet 1789-octobre 1789
« Mes amis, j’irai à Paris
avec ma femme et mes enfants »
« Voilà le peuple : quand lassé de ses maux il lève la tête avec ferveur contre les despotes, il ne lui suffit pas de secouer le joug, il le leur fait porter et devient despote lui-même. »
Loustalot
Les Révolutions de Paris, août 1789
17
Louis se réveille dans la chaleur stagnante et accablante qui écrase cette deuxième quinzaine de juillet 1789.
Une vapeur grise recouvre les bassins et les bosquets du parc de Versailles.
Tout est silence comme dans un tombeau.
Les valets sont absents, et quand ils s’approchent, leur désinvolture ironique frôle le mépris et l’arrogance. Les courtisans ont déserté le château. Les princes ont choisi d’émigrer.
Louis se lève, se rend chez la reine.
Dans l’hostilité et la haine, ou l’abandon qui les entourent, et dont il craint qu’ils n’engloutissent sa famille, Louis se sent proche de Marie-Antoinette et de leurs deux enfants.
Et dans la tourmente c’est en leur compagnie qu’il trouve un peu de paix. Il doit rassurer et instruire ses enfants.
Et il ne souhaite pas que le dauphin connaisse un jour le malheur de régner.
C’est un cauchemar que la vie de roi, quand brusquement le peuple change de visage, et ne manifeste plus ni amour ni reconnaissance, mais une fureur sauvage.
On rapporte à Louis, que dès le 15 juillet à l’aube, six cents maçons ont commencé à démolir la Bastille.
Et de belles dames « achètent la livre de pierres de la Bastille aussi cher que la meilleure livre de viande ».
Louis a dû accepter de décorer de la croix de Saint-Louis « les vainqueurs de la Bastille », et de montrer sa gratitude quand on lui a annoncé que sur les ruines du « château diabolique » on allait élever sa statue.
Un député du Dauphiné, Mounier, a dit : « Il n’y a plus de roi, plus de parlement, plus d’armée, plus de police. »
Le maire de Paris, Bailly, a murmuré : « Tout le monde savait commander et personne obéir. »
« Ce qu’on appelle la Cour, constate un témoin, ce reste d’hommes du château de Versailles est dans un état pitoyable. Le roi a le teint couleur de terre ; Monsieur – son frère comte de Provence – est pâle comme du linge sale. La reine, depuis que le cardinal de Rohan a pris place à l’Assemblée nationale, éprouve de fréquents tremblements dans tous ses membres ; vendredi elle est tombée sur sa face dans la grande galerie. »
Et chaque jour, à Paris, des violences, des pillages, des assassinats, la hantise du « complot aristocratique », et de l’arrivée d’une armée conduite par le comte d’Artois.
Les bourgeois se terrent, et les plus courageux d’entre eux patrouillent dans la milice-Garde nationale, mais le plus souvent sont impuissants à protéger ceux que le peuple veut châtier, sans jugement.
Et cette « fièvre chaude agite toute la France, écrit le libraire Ruault. Cela ne doit point étonner, mais doit effrayer. Quand une nation se retourne de gauche à droite pour être mieux, ce grand mouvement ne peut se faire sans douleur et sans les cris les plus aigus ».
Et c’est dans tout le pays la « Grande Peur ».
La disette serre toujours l’estomac, excite comme une ivresse, et la colère et la rage se mêlent à la panique.
Comme des traînées de poudre qui enflammeraient tous les villages et les villes de la plupart des provinces, les rumeurs se répandent.
Un nuage de poussière dû au passage d’un troupeau de moutons, qui envahit l’horizon, et aussitôt les paysans se rassemblent. On fait sonner le tocsin. On se persuade que des bandes de brigands sont en marche, qu’ils vont ravager les récoltes, brûler les greniers, piller, violer, tuer.
Ou bien on décrète que les meuniers, les fermiers, les nobles accaparent les grains pour en faire monter es cours, affamer le peuple, mettre en œuvre ce « pacte de famine » qui permettra aux princes de prendre leur revanche.
Il faut donc se dresser contre ce « complot aristocratique ». Et la rumeur enfle ! Le comte d’Artois et son armée sont en marche, répète-t-on.
La panique – et la réaction de fureur préventive et défensive qu’elle suscite – contamine la Franche-Comté, la Champagne, le Maine, les régions de Beaujolais et de Nantes.
Limoges, Brive, Cahors, Montauban, sont touchés. On s’arme de faux dont la lame emmanchée verticalement fait office de pique. On s’empare de fusils. On menace – on tue souvent – tous ceux qui ont détenu l’autorité municipale.
On force les portes des prisons. On libère les prisonniers. On exige la taxation du grain.
Personne ne résiste, ni les soldats, qui souvent incitent les émeutiers à donner l’assaut.
« On n’osait pas, avoue Bailly évoquant la situation à Paris, mais cela vaut pour toutes les provinces, résister au peuple qui huit jours auparavant avait pris la Bastille. »
Et bien téméraire ou naïf celui qui tente de maîtriser, puis d’étouffer cette épidémie, de combattre cette « fièvre chaude ».
« Je donnais des ordres qui n’étaient ni suivis ni entendus, poursuit Bailly. On me faisait entendre que je n’étais pas en sûreté. »
Chaque « notable », quelle que soit son attitude, sait qu’il risque sa vie.
« Dans ces temps malheureux, il ne fallait qu’un ennemi et une calomnie pour soulever la multitude. Tout ce qui avait eu le pouvoir jadis, tous ceux qui avaient gêné et contenu les émeutiers étaient sûrs d’être poursuivis. »
Comme les paysans ne rencontrent jamais ces brigands, ces troupes du comte d’Artois, ces aristocrates contre lesquels on s’était armé, on attaque les demeures seigneuriales, les châteaux, les gentilhommières pour devancer la réaction de ces « privilégiés ».
On assiège, on entre de force, on brise, on pille, on incendie. On disperse et brûle les « terriers », ces documents qui énumèrent les droits féodaux et seigneuriaux.
Plus d’impôts, de taxes ! Plus de privilèges !
On s’arroge le droit de chasser, interdit que depuis des siècles les paysans, au risque de leur vie, tentaient de violer.
On chasse dans les forêts seigneuriales, et souvent on les saccage. On chasse dans les blés, et on piétine les épis.
Dans les villes, on dévaste d’abord les hôtels de ville.
À Strasbourg, six cents va-nu-pieds ont envahi le bâtiment. Aussitôt « c’est une pluie de volets, de fenêtres, de chaises, de tables, de sofas, de livres, de papiers, puis une autre de tuiles, de planches, de balcons, de pièces de charpente ».
On brûle les archives publiques, les lettres d’affranchissement, les chartes de privilèges, dans les caves on défonce les tonneaux. Un étang de vins réputés, de cinq pieds de profondeur, se forme ainsi où plusieurs pillards se noient. Pendant trois jours la dévastation continue. Les soldats laissent les émeutiers sortir chargés de butin. Les maisons de nombreux magistrats sont saccagées du grenier à la cave.
Quand les bourgeois obtiennent des armes et rétablissent l’ordre, on pend un des voleurs, mais on change tous les magistrats, on baisse le prix du pain et de la viande.
Rien ne résiste à ces milliers d’hommes qui dans tout le royaume sont poussés par « une grande peur », une soif de vengeance et de révolte. Et qui, parce qu’ils ont pillé les arsenaux, disposent de dizaines de milliers de fusils : en six mois, quatre cent mille armes seront passées aux mains du peuple :
« Cet amour des armes est une épidémie du moment qu’il faut, écrit un bourgeois breton, laisser s’atténuer. On veut croire aux brigands et aux ennemis et il n’y a ni l’un ni l’autre. »
Mais c’est le temps des soupçons.
À Paris, à chaque pas dans la rue, « il faut décliner son nom, déclarer sa profession, sa demeure et son vœu… On ne peut plus entrer dans Paris ou en sortir sans être suspect de trahison ».
C’est le temps des violences et des vengeances. Meuniers et marchands de grain sont pendus, décapités, massacrés.
Des patriotes, des hommes imprégnés de l’esprit des Lumières, s’inquiètent.
Jacques Pierre Brissot, qui fut enfermé deux mois à la Bastille en 1784 pour avoir écrit un pamphlet contre la reine, puis qui a gagné les États-Unis en 1788 pour voir fonctionner un régime républicain et qui lance un journal, Le Patriote français, écrit en août 1789 :
« Il existe une insubordination générale dans les provinces, parce qu’elles ne sentent plus le frein du pouvoir exécutif. Quels en étaient les ressorts ? Les intendants, les tribunaux, les soldats. Les intendants ont disparu, les tribunaux sont muets, les soldats sont contre le pouvoir exécutif et pour le peuple. La liberté n’est pas un aliment que tous les estomacs puissent digérer sans préparation. »
Mirabeau, dans Le Courrier de Provence, ne peut admettre comme certains le murmurent que « le despotisme valait mieux que l’anarchie ».
C’est là, dit-il, un « principe faux, extravagant, détestable ».
Mais il ajoute :
« Qui ne le sait pas ? Le passage du mal au bien est souvent plus terrible que le mal lui-même. L’insubordination du peuple entraîne des excès affreux, en voulant adoucir ses maux il les augmente ; en refusant de payer il s’appauvrit ; en suspendant ses travaux il prépare une nouvelle famine. Tout cela est vrai, trivial même. »
Mais certains membres de l’Assemblée nationale sont amers, hostiles, pessimistes pour l’avenir de la nation.
L’un dit qu’on vit depuis le 14 juillet sous le règne de la terreur.
Un autre s’exclame : « Il n’y a plus de liberté, même dans l’Assemblée nationale… La France se tait devant trente factieux. L’Assemblée devient entre leurs mains un instrument passif qu’ils font servir à l’exécution de leurs projets.
« Si on ne bâtit promptement une Constitution, cette nation aimable, ce peuple sensible et loyal, deviendra une horde de cannibales jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’un vil troupeau d’esclaves. »
Mais comment résister à ces hommes dont certains, assure-t-on, sont « animés » par une fureur qui surpasse celle des « Iroquois » ?
Ils s’emparent le 28 juillet de Foulon de Doué, qui a soixante-quatorze ans. Les paysans l’ont débusqué, caché dans le fond d’une glacière, dans un château à Viry. On lui a mis une botte de foin sur la tête – n’a-t-il pas dit que le peuple s’il manquait de pain devrait manger de l’herbe ? –, un collier de chardons au cou et de l’herbe plein la bouche.
On a arrêté son gendre, l’intendant Bertier de Sauvigny. On les a, l’un puis l’autre, conduits à l’Hôtel de Ville.
Bailly et La Fayette ont supplié, pour que le jugement de Foulon soit régulier, qu’on l’enferme dans la prison de l’Abbaye.
Un homme, « bien vêtu », s’écrie : « Qu’est-il besoin de jugement pour un homme jugé depuis trente ans ? »
Le peuple hurle : « Point d’Abbaye, pendu, pendu, qu’il descende. »
On l’arrache à la milice bourgeoise, on le pend, la corde casse, on le pend de nouveau, puis on tranche sa tête, on la plante au sommet d’une pique.
Bertier est massacré alors qu’il est à terre. Sa tête et son cœur sont portés à l’Hôtel de Ville, et présentés à La Fayette qui, en signe de protestation et de dégoût, démissionne, mais que les « électeurs » supplient de rester à la tête de la milice bourgeoise.
Puis on rapporte le cœur et la tête au Palais-Royal. Et on fait s’embrasser les deux têtes ensanglantées, celle du beau-père et celle du gendre.
« Je me promène un peu sous les arcades du Palais-Royal, en attendant ma voiture », raconte l’Américain Morris qui vient de « prendre un dîner pour trois. Le prix du dîner est de quarante-huit francs, café et tout compris.
« Tout à coup on amène en triomphe la tête et le corps de Monsieur Foulon, la tête sur une pique, et le corps nu traîné par terre. Cette horrible exhibition est ensuite promenée à travers les différentes rues. Son crime est d’avoir accepté une place dans le ministère. Ces restes mutilés d’un vieillard de soixante et dix ans sont montrés à son gendre, Bertier, intendant de Paris, qui est lui-même et tué et coupé en morceaux. La populace promène ces débris informes avec une joie sauvage. Grand Dieu ! Quel peuple ! »
À Versailles, Louis et Marie-Antoinette apprennent, glacés, ces assassinats.
Que peuvent-ils devant cette vague de violence, de vengeance, de révolte, mêlée d’espoir, qui déferle ?
Même un journaliste royaliste comme Rivarol semble s’incliner devant la fatalité quand il écrit, dans son Journal politique et national :
« Que répondre à un peuple armé qui vous dit : “Je suis le maître” ?
« Quand on a déplacé les pouvoirs ils tombent nécessairement dans les dernières classes de la société puisque, au fond, c’est là que réside dans toute sa plénitude la puissance exécutive. Tel est aujourd’hui l’état de la France… »
D’autres s’indignent de ces commentaires. Et Barnave, le député du Dauphiné, lance :
« On veut nous attendrir, Messieurs, en faveur du sang répandu à Paris, ce sang était-il donc si pur ? »
Un journaliste patriote, Loustalot, va dans le même sens, quand il écrit dans Les Révolutions de Paris :
« Je sens ô mes concitoyens combien ces scènes révoltantes affligent votre âme. Comme vous j’en suis pénétré, mais songez combien il est ignominieux de vivre et d’être esclave. »
Et Gracchus Babeuf, qui est commissaire à terriers et qui a pu ainsi connaître l’état des privilèges, fait porter dans une lettre qu’il écrit à sa femme, à la fin de juillet, la responsabilité de cette justice cruelle rendue par le peuple aux « Maîtres ».
Ils ont usé des « supplices de tous