
Fleurs De Paris
Michel Zévaco
Zévaco porte encore une fois, dans ce roman, haut la bannière de la littérature populaire, au meilleur sens du terme. L'histoire se passe à Paris, à la fin du XIXe siècle. Disparitions, réapparitions, meurtres, trahisons, vengeances, tous les ingrédients du genre y sont. Et vous ne vous ennuierez pas pendant une seule ligne…Fleurs de paris, ce sont quatre femmes : Lise, Marie Charmant, Magali et Rose de Corail. Fleurs de paris est aussi l'histoire de la famille du baron d'anguerrand et celle de la vengeance inassouvie de Jeanne Mareil.Le roman se déroule dans le Paris de la fin du XIXe siècle.Roman populaire, fleurs de paris est considéré comme l'un des premiers romans policiers.
Michel Zévaco
Fleurs de Paris
I QUI FRAPPE?
«… Et pour finir d’un mot, mademoiselle Lise… – pardon: madame à présent! – aussi vrai que vous êtes la perle du quartier… du bonheur! on vous en souhaite plein le cœur, plein la vie!»
Alors, autour de la mariée, c’est un cliquetis cristallin de coupes entre-choquées, une confusion de vœux attendris, de bons rires mouillés de pleurs, une explosion de sympathie charmée.
Et elle, une blonde aux yeux bleus, elle, si fièrement heureuse et si précieusement jolie que c’est une bénédiction, vraiment, d’admirer tant de grâce et de bonheur unis sur un même visage humain, souriante, balbutiante, c’est vers lui… vers son Georges… vers l’époux bien-aimé, qu’elle tourne son regard noyé de tendresse.
Lui! vingt-six ans, très élégant, d’une distinction de parole et de geste qui intimide ce milieu de petite bourgeoisie, un front audacieux, des prunelles d’une vertigineuse douceur, une sourde inquiétude sous le masque d’insouciance… une de ces physionomies tourmentées, trop belles, qui affolent l’imagination féminine.
Autour de la nappe familiale, ils sont douze, pas plus: la mariée, Lise; le marié, Georges Meyranes; témoins et invités, – ouvriers aisés du voisinage; – les demoiselles d’honneur: deux Watteau populaires en percale rose, et enfin, la veuve Frémont, figure de claire bonté, sous la riche coiffe angevine, admirable rayonnement d’affection passionnée lorsqu’elle contemple celle qu’elle nomme son enfant, sa fille, sa Lisette…
– Maintenant, reprend le témoin qui vient de parler – un métallurgiste de l’usine Cail – à la bonne franquette! Il n’y a pas de noce sans chanson; il faut que chacun dise la sienne!
– Honneurs aux dames, alors! proclame un autre – un électricien du «Bon Marché» – et que la mariée commence!
– Moi, je demande C’est un oiseau qui vient de France! crie un invité.
Par la fenêtre ouverte, un beau soleil de mai jette ses flots de gaîté dans la coquette salle à manger. Du boulevard des Invalides, monte l’allégresse d’une ronde enfantine. Les cloches de Saint-François-Xavier carillonnent quelque cérémonie. Là-bas, dans l’avenue de Villars, la musique d’un régiment qui passe lance les éclats sonores de ses cuivres…
Et ce sont les joies plébéiennes éparses dans l’air de cette splendide après-midi, qui viennent s’associer à la joie intime qui vibre en ce troisième étage de la rue de Babylone.
Et c’est la lointaine fanfare, ce sont les cloches voisines, c’est le soleil, c’est Paris qui entrent et murmurent à la mariée:
– Comme elle est jolie!… Ah! puissent s’accomplir les vœux des braves gens qui l’entourent!
Heureuse?… Elle l’est au delà de tous les souhaits. Elle vit le cher rêve de son cœur. Cette heure adorable réalise toute son espérance. Elle s’appelle maintenant Mme Meyranes. Et elle répète ce nom, tout bas, dans une extase ravie… Georges est à elle!
Lui, tandis que les verres se choquent, moussent et rient…, lui, debout, fixe un point au dehors…
Et ce n’est pas sur les deux larges avenues venant se croiser à cet angle que tombe la foudre de son regard un instant illuminé d’un éclair sauvage… ni sur l’église où se sont, il y a trois heures à peine, échangées les alliances…
C’est, de l’autre côté de la rue, presque en face de la fenêtre, sur un ce ces vieux hôtels aristocratiques et mornes qui parsèment ce quartier, – îlots du passé dans l’océan du Paris moderne, un logis solennel… une demeure déserte dont les persiennes closes voilent un deuil peut-être, dont chaque pierre sue le malheur…
L’hôtel d’Anguerrand… l’hôtel sans maître… Car où est le maître, depuis les temps où la baronne d’Anguerrand y donna sa dernière fête?… Qui sait!…
– Oui, oui, s’est écriée l’une des demoiselles d’honneur. Lise, chère Lise, une romance!
– Si maman Madeleine le veut…, dit gaîment la mariée.
– Sans doute, mon enfant… puisque c’est l’usage à Paris, répond Mme Frémont. Et puis, tu chantes si bien… d’une voix si douce…
Des yeux, Lise interroge le marié.
Et il tressaille, arraché au songe lointain qui l’emporte. Lentement, ce regard qu’il fixait, sinistre, sur l’antique hôtel abandonné, il le ramène sur l’épousée, avec une belle flamme d’amour qu’elle en demeure éblouie.
– Que chanterai-je? balbutia-t-elle pour cacher son trouble.
– Ma chère Lise, dit tendrement le marié, la vieille chanson que vous dites si gentiment, et dont parfois vous berciez ma fièvre quand j’étais malade, quand vous et votre bonne maman Madeleine m’avez ramené de la mort… oui, chantez-nous la Lisette de Béranger… puisque, aussi bien, avec tant de charme et de grâce, vous portez ce joli nom… Lisette…
– Bravo! Et silence à la ronde! crie le métallurgiste.
Lise, toute pâle du souvenir que son Georges vient d’évoquer, se lève.
À ce moment, on frappe à la porte.
On ne sonne pas: on frappe. Trois coups secs et brefs.
Lise, un instant, a suivi du regard maman Madeleine qui s’est levée pour aller ouvrir; puis ses yeux de lumière et d’amour, par un mouvement aussi naturel que celui de l’aiguille aimantée, reviennent à l’adoré, à l’époux, à Georges…
Et elle demeure figée, glacée, éperdue d’angoisse…
Et l’atroce sensation l’envahit que ce qui frappe… c’est… le malheur!
Car ce qu’elle voit l’épouvante… Ce qu’elle voit, c’est le visage à peine reconnaissable du marié… ce visage livide que l’horreur contracte, où la peur et l’audace se fondent en une effroyable expression d’attente mortelle…
Pourquoi? oh! pourquoi avec une si terrible physionomie son bien-aimé se tourne-t-il vers la porte, simplement parce que quelqu’un vient de frapper… frapper trois coups secs et brefs?…
Avec l’incalculable rapidité de la pensée, dans la seconde qui précède la catastrophe ou la mort, Lise, d’un trait, parcourt sa vie.
Qui est-elle? Une enfant trouvée.
Revenant d’Angers aux Ponts-de-Cé, une nuit de Noël, Frémont le métayer et sa femme Madeleine l’ont ramassée sur la route, dans la neige, à demi-morte de faim et de froid.
C’est tout ce qu’elle sait de son enfance.
Les gens, là-bas, l’appelaient la bâtarde, et la faisaient pleurer de leurs ricanements.
Pourtant, c’est une radieuse vision jusqu’à sa quinzième année, tant les vieux l’ont aimée.
L’enfant trouvée, recueillie, adoptée, est devenue l’ange de ce foyer désert, la passion, la joie, la gloire de Frémont.
Puis, un immense chagrin: la mort du métayer.
Puis le départ à Paris: maman Madeleine a réalisé ses économies, une soixantaine de mille francs… et adieu aux Ponts-de-Cé où elle est née, où elle a vécu sa longue vie, où dorment son homme et ses anciens: tout plutôt que de voir une larme de honte dans les chers yeux de la petite!
Puis l’installation modeste et coquette, et ces deux années qui viennent de s’écouler en ce quartier de Paris où personne ne songe à lui reprocher de n’avoir pas de nom, où tout le voisinage s’est mis à raffoler d’elle, si gentille, si avenante et gracieuse, si Parisienne d’instinct.
Puis, le grand événement… la minute décisive, inoubliable, où son cœur est né à l’amour.
Voici: un soir de février dernier, comme Lise et madame Madeleine rentraient d’une promenade aux Invalides, là, tout à coup, dans leur rue, presque en face de chez elles, devant la porte d’un vieil hôtel, un drame du pavé parisien: sous leurs yeux, un éclair dans l’ombre, un coup de revolver!… et un homme qui tombe en travers du trottoir, la poitrine sanglante, serrant encore dans sa main crispée l’arme avec laquelle il a voulu se tuer…
Lise, bravement, s’est penchée, a soutenu de ses deux mains cette tête pâle, si jeune, si belle…
Alors, une seconde, les paupières de l’inconnu se sont ouvertes, et ses yeux, ses beaux yeux bruns d’une si magnifique douceur, l’ont fixée… Lise a tressailli: son cœur s’est mis à battre de pitié… car quel autre sentiment que la pitié, une pitié infinie, a pu la bouleverser ainsi au point de la faire presque défaillir, quel autre sentiment que la pitié a voilé de larmes l’aurore bleue de son regard, et lui arrache ce cri frémissant:
– Il faut le sauver! Oh! maman Madeleine, sauvons-le!
Comment Mme Frémont a-t-elle pu céder? Comment le blessé a-t-il été transporté dans la maison avant même que des agents soient intervenus? Comment s’est-il trouvé installé à leur troisième, dans la grande chambre?…
Et après, pendant la longue bataille contre la mort, que s’est-il passé dans l’âme de Lise?…
Elle ne sait plus. Plus rien qu’une chose: c’est qu’au bout d’un mois, lorsque le docteur a déclaré que le danger est parti, elle s’est jetée dans les bras de la bonne vieille, et longtemps a pleuré des larmes délicieuses.
Alors, la convalescence… l’inconnu se révèle… elles savent son nom, son histoire… et d’ailleurs, grâce à un hasard qu’il explique très naturellement par sa volonté de mourir, il possède tous ses papiers: acte de naissance, certificats, livret militaire, actes de décès de son père et de sa mère…
En termes touchants, de sa parole chaude, caressante, débordante de reconnaissance, mille fois il redit les causes de son désespoir: la brillante éducation qui l’a déclassé, car ses parents sont morts pauvres après d’être saignés pour payer ses études; l’impossibilité, au sortir du régiment, de trouver une situation digne de lui; la certitude de végéter; et enfin, après les dernières et inutiles démarches, le découragement suprême, la peur de la vie.
Ah! s’il avait seulement un peu d’argent… si peu… rien que cinquante mille francs… il rebondirait, ferait fortune en quelques années… – car il connaît à fond la banque, et donne à maman Madeleine des conseils d’une évidente sagesse pour ses économies qu’elle n’a su encore comment placer… – oui, avec cette faible somme, avec ce pauvre levier, il soulèverait la rude pierre de misère sous laquelle il étouffe… sous laquelle il succombera!…
Et un matin d’avril, Georges Meyranes, d’une voix tremblante, a fait ses adieux… Il va partir… loin… en Amérique, peut-être… jamais, oh! jamais, il n’oubliera l’ange qui s’est penché sur lui…
Lise n’a rien dit… Seulement, elle pâli, ses sourcils se sont contractés, son sein a palpité, sa main glacée a saisi convulsivement une main de maman Madeleine; elle l’a entraînée dans sa chambre, et là, dans la détresse de son pauvre petit cœur qui n’est plus à elle, a murmuré:
– Mère, votre enfant va mourir… S’il part, je meurs!…
Et il n’est pas parti!…
Oh! la ravissante, l’ineffable minute que celle où la vieille a crié:
– Mais vous ne voyez donc pas qu’elle vous aime! Et toi, tu ne vois donc pas qu’il t’adore!…
Et la divine extase, la radieuse ivresse de cette seconde où son Georges, pâle et chancelant, s’est avancé à pas rapides, s’est abattu à genoux et a couvert ses mains de baisers, tandis que maman Madeleine, s’essuyant les yeux, disait:
– Soyez heureux, mes enfants!… Tout mon espoir, ma Lisette chérie, était de faire ton bonheur avant de mourir… Monsieur Georges, il vous faut cinquante mille francs… ils sont là, dans cette commode… cinquante beaux billets neufs… la dot de Lisette… Allons! ne dites pas non… seulement, vous ne me quitterez pas… vous me ferez un coin dans votre bonheur…
Ah! ça, c’est juré, par exemple!…
Loyalement, d’ailleurs, M. Georges a été prévenu que Lise n’est qu’une enfant trouvée…
Mais qu’importe à Georges!…
Le mariage est décidé…
Enfin, dans la pleine lumière de mai, lumière de pure félicité, lumière d’amour, le grand jour s’est levé ce matin!…
Dans cette évocation enchantée, une ombre, un sourd malaise…
À l’église, elle a senti peser sur elle un de ces regards qui forcent à se retourner… Une femme!… Quelle folie!… Est-ce que cette femme vêtue de noir, suprêmement élégante, n’a pas aussi regardé son Georges?… Illusion!… Est-ce qu’il n’a pas affreusement pâli sous ce regard?…
Une ombre… rien qu’une ombre… évanouie déjà!
Car ils sont l’un à l’autre, à jamais! Les voici rentrés dans le clair appartement qu’ils ont passé un mois à faire plus coquet et qui sera le nid de leur amour. Maman Madeleine, gaîment, a fourré tout de suite dans la poche de Georges les cinquante beaux billets neufs pour qu’il les garde sur lui pendant le repas de noces… car c’est un talisman de richesse, un présage de fortune…
Et voici la table étincelante, avec ce rayon de soleil qui se joue parmi les verres et les couverts…
Pourquoi? oh oui! pourquoi tremble-t-elle ainsi tandis que Maman Madeleine, paisiblement, va ouvrir?…
Pourquoi l’ombre de tout à l’heure brusquement, s’est-elle appesantie sur son bonheur?… Pourquoi! oh! pourquoi lui, son Georges, son mari, son bien-aimé, tourne-t-il ce visage d’épouvante et de menace vers la porte où simplement quelqu’un vient de frapper trois coups… trois coups secs et brefs?…
Par ancienne précaution de paysanne qui se garde contre les chemineaux en la ferme isolée, Mme Frémont a demandé:
– Qui frappe?
Et alors les plaisanteries se figent sur les lèvres des invités; la terreur plane sur la noce; la mariée debout, prête à chanter, sent sur sa nuque le souffle glacé des craintes mystérieuses, et le marié, avec un soupir d’épouvante, lentement, se lève… car, sur le palier, une voix basse, polie, impérieuse, a répondu:
– Au nom de la Loi!…
D’une main qui grelotte, la vieille Angevine a ouvert…
Un homme est là, correct, impassible; de ses yeux clignotants il fouille déjà l’appartement; derrière lui, deux colosses trapus à têtes de dogues.
Dans la salle à manger, une immobilité de stupeur, un silence de mort.
Et l’homme, lissant du doigt sa moustache grise, très simplement, prononce:
– Madame, je suis chef de la Sûreté. Vous cachez ici un malfaiteur…
Le chef a fait trois pas rapides; légèrement, il touche le marié livide… il achève:
– Et ce malfaiteur, le voici! Agents, arrêtez cet homme!
II SILHOUETTE DU MARIÉ
Un bruit sourd dans l’antichambre: maman Madeleine, tout d’une pièce, tombe à la renverse, foudroyée… Un cri de détresse horrible: à peine vivante, emportée dans le délire des agonies folles où se mêlent le doute, l’espoir qu’on rêve, et la sensation que la réalité éclate, tonne, et tue… Lise tend les bras:
– Georges!…
Sur chaque épaule du bien-aimé, une forte poigne velue s’est abattue. Une hideuse grimace qui veut être un sourire crispe les lèvres du marié. Sa voix saccadée ricane:
– J’ai reconnu votre façon de frapper, monsieur; je vous suis…
– En route! grondent les deux dogues…
L’appel déchirant de la mariée s’élève dans le silence:
– Georges!…
Le chef esquisse un geste de pitié banale, hausse les épaules pour signifier qu’il ne peut rien à ce drame, et murmure:
– Allons, vite, vous autres!
Une rapide secousse, des chaises qui tombent, une bousculade… Violemment, le marié est entraîné…
Et pour elle… pour l’adorable et douloureuse épousée, il n’a pas un mot, pas un regard… il n’ose pas!
Un soupir… un râle d’agonie:
– Georges!…
Lise! Pauvre petite Lise! Pauvre cœur broyé! Pauvre joli rêve, qui, les ailes brisées, s’abat dans la fange… dans le sang peut-être!…
Dans ses yeux, à travers le brouillard noir qui flotte sur ses paupières, maintenant, c’est une atroce vision: un à un, les invités, tout blêmes, s’en vont, se sauvent… Elle est seule! Où est-elle?… Pourquoi cette table en désordre?… Seule?… Et maman?…
Oh! là… dans l’antichambre… est-ce qu’elle est morte?…
Lise n’a pas de larmes dans les yeux; doucement, péniblement, elle va jusqu’à la vieille maman… elle s’agenouille… et des lèvres blanches… blanches comme la fleur d’oranger, balbutie:
– Ne crains rien, maman… ce n’est rien… il va revenir… Je t’en prie… prends-moi dans tes bras… je souffre, si tu savais!… Oh! mais je meurs… à moi!… je…
Une détonation dans l’escalier! puis deux autres plus lointaines… des coups de revolver!… Un fracas, un tumulte, des cris, des hurlements, une clameur qui s’enfle et s’éloigne… puis le silence!…
Toute blanche dans sa toilette blanche… toilette de mariée, toilette de morte… la tête dans les deux mains, Lise se penche, l’azur de ses yeux s’éteint, et, dans un dernier souffle, dans un sourire… – oui! un sourire de foi inébranlable et vivante, pareil à un baiser d’une infinie tendresse, – descend à l’évanouissement de son être en exhalant son amour indestructible:
– Il va revenir… Georges… je t’aime… je t’aime…
Plus rien!…
Dans la rue, des gens courent. Du monde à toutes les fenêtres. Du monde sur le pas des portes. Des exclamations qui se croisent.
– Arrêtez-le! Arrêtez-le!…
– Par le boulevard!
– Les deux agents d’en bas sont blessés!
– Il en a tué un dans l’escalier!
– Ah! il est loin, s’il court encore!
– Allons, allons, circulez, vous autres!…
Au croisement de la rue Vaneau et de la rue de Varenne, un jeune homme, après avoir vainement cherché du regard un auto-taxi en maraude, arrête un fiacre découvert qui passe à vide, et que conduit un des survivants, devenus rares, de la vieille race des Collignons.
– À la Bourse, bon train.
– Tiens! fait le cocher debout sur son siège. Qu’est-ce qui se mijote, là-bas?
– Rien. Un cambrioleur qu’on mène au poste. Fouette! Vingt francs la course!
– Un louis! murmure le vieux cocher, à trogne illuminée. Généreux comme un boursier qui débute!… Oui, oui, compte tes billets bleus, va! Je connais ça: moi aussi, dans les temps, j’ai joué à la Bourse… malheur!… Et hue Ernestine!… c’est un client à la hauteur!
Dans ses deux mains crispées, moites de sueur froide, le client serre convulsivement une liasse de billets. Et son regard qui se rive sur les soyeux papiers bleus est tragiquement fixe. Il frissonne parfois; ses mâchoires grelottent… Et il gronde:
– Descendrai-je donc jusque-là? Si bas?… Si bas?… Toute sa fortune!… Sa dot!… Sa pauvre dot… Ces cinquante billets me brûlent… Les renvoyer? Oui, c’est cela: les lui faire parvenir… Et moi! Et moi alors?… Deux jours… deux heures de veine, et je double!… Voilà la solution: tout s’arrange… Cinq mille louis, et je suis sauvé!… Et alors je les lui renvoie… non… je les lui porte.
D’une poussée violente, en tas, il renfonce dans sa poche la liasse froissée.
Et plus loin, dans sa méditation sinistre, plus pâle, plus frissonnant:
– Je les lui porte… Oh! mais je veux donc la revoir?… Qu’est-ce que j’ai là qui me tenaille le cœur?… Si jolie!… Si jolie et si douce!… Et ses yeux… Oh! est-ce que son regard, maintenant, va me suivre partout? La revoir! Revoir ses yeux; entendre encore sa voix!… Voyons, je perds la tête, moi! Est-ce possible?… Pris à mon piège?… Est-ce que cela est? Est-ce que vraiment c’est à moi que cette effrayante aventure arrive de sentir que j’aime… moi?… que je l’aime?… que je l’aimerai toujours?…
Il ferme rudement les paupières. Un rire atroce démasque sous ses lèvres livides ses dents de carnassier. Et il dit ceci:
– Je l’aime!… Moi! Moi!… J’aime!…
– Ah ça! bourgeois! Voilà dix minutes qu’Ernestine tape du sabot devant les grilles de la ménagerie… Ah! il faudrait un dompteur d’attaque, là dedans, un fameux!…
Goguenard, le vieux cocher du fouet désigne la Bourse.
Le client tressaille, regarde autour de lui. Hagard, il saute de la victoria, tend un louis à son conducteur et s’éloigne vers les boulevards.
Quelques instants… et l’homme… le prisonnier du chef de la Sûreté, le mari de Louise, Georges Meyranes, se faufile dans la foule, se noie dans le flot des larges trottoirs… Il disparaît… il a disparu!
* * * * *
Six jours écoulés.
Là, sur le trottoir, immobile parmi les flots de poussière, épave parmi les ordures de Paris qui fait sa toilette, presque accoté à la poubelle d’une porte cochère, blême dans la bataille qui dura depuis six nuits, la tête vide, une flamme de crime au fond de ses prunelles, c’est lui!…
Lise le reconnaîtrait-elle?…
Il a changé la coupe et la couleur de ses cheveux et de sa fine moustache. Avec l’art suprême des grimes de génie, d’un rien, d’une ombre, d’un pli de ride, il s’est créé une identité nouvelle…
Sa main, dans sa poche, froisse, compte et recompte sa fortune: un, trois, six billets de cent… c’est tout!
Perdus, les cinquante pauvres papiers bleus de maman Madeleine!… Envolés les deux cent mille francs qu’il eut un moment devant lui… «Faites vos jeux, messieurs!…» Oh! la voix monotone des croupiers! Oh! le coup de râteau qui rafle les jetons! «Mille louis en banque! faites vos jeux messieurs!» Oh! la fantastique, l’effroyable bataille, les sourires verts autour du tapis vert!…
Rien! plus rien! Six cents francs en poche!…
– Quoi, maintenant? Où?… Comment?… Me tuer? Recommencer le coup de revolver? Misérable!…Mais je ne veux plus mourir à présent! Mourir!… Ne plus la voir!… Y aller?… Tenter cela encore?… Me colleter avec ce spectre!…
Un grand frisson le secoue de la tête aux pieds…
Plus blême, d’un vague mouvement de la main, il écarte de son front la pensée qui l’assaille…
– Je n’irai pas! Oh! pas cela! Je ne veux pas! Je ne veux pas!…
Et en même temps, il se met en marche! Tout droit par la rue Auber, il marche vers la gare Saint-Lazare. Et le voici qui monte l’escalier, poussé par une force invisible; et le voici dans le hall immense où les trains ouvriers dégorgent les armées de l’énorme labeur parisien: et le voici devant le guichet, où sa voix rauque étonne la distributrice:
– Quand le premier rapide de Bretagne?
– Dans vingt minutes…
– Un coupon pour Brest!
Dans le fauteuil capitonné du sleeping, la tête dans les deux mains, une flamme de crime au fond des prunelles fixes, il gronde:
– Non! non! Pas cela! Je ne peux pas! Je n’irai pas!…
Et il va!… Le rapide échevelé l’emporte, l’entraîne, halète, souffle, rugit, dévore l’espace… Et sa conscience, plus forte, plus haut que les mugissements du rapide, souffle, halète, tempête et hurle…
III LE NOM DU MARI DE LISE
À Brest, toute une nuit et un jour encore, Georges Meyranes s’arrête et se débat contre lui, contre le crime en gestation dans son âme.
Brusquement, il se remet en route. À Saint-Renan, il frète une carriole. Dans un paysage formidable où le granit crève la terre, la carriole marche droit dans le vent. Soudain, non loin de Prospoder, comme le jour meurt, celui qui s’appelle Georges Meyranes saute sur le sol, renvoie la carriole, et, à pied, la tête dans le vent, talonnant le granit, seul dans le formidable paysage, il marche… Tout à coup, il fait halte.
C’est la côte! Les confins du monde! Les rocs noirs, sentinelles chevelues d’algues dressées contre l’éternel assaut de l’Océan.
Et là, face à l’abîme qu’il surplombe, hissé sur un piédestal de roches géantes, énormes et défiant les vagues accourues des horizons de mystère, là, se dresse un château, un vieux manoir à demi éventré.
Qui peut habiter là?… Quel pirate?… Quel goéland de tempêtes? Ou quelle douleur humaine, inaccessible à l’apaisement?…
Et c’est cela que regarde Georges!…
Et le voici qui marche sur le château… Il entre par une porte basse qu’il sait ouvrir… il monte des escaliers… Haletant, il s’arrête au bout d’un corridor. Tout à coup, il pousse une porte…
Un vaste salon sévère, aux meubles massifs et rudes…
Quelqu’un est là, qui lentement, les mains au dos, la haute taille recourbée, les larges épaules affaissées, physionomie d’une impassible et sombre énergie… cinquante ans peut-être, se promène d’un pas pesant.
Rapide, violent, fulgurant de menace, Georges Meyranes se campe devant le maître du manoir, et gronde:
– C’est encore moi, mon père!
Sans colère, sans surprise, celui que Georges Meyranes appelle son père toise le jeune homme, et d’une voix glaciale.
– Que voulez-vous cette fois?…
– Je viens demander à mon père s’il compte laisser son fils mourir de faim! Je viens demander au baron d’Anguerrand si c’est au vol ou au meurtre que l’héritier de son nom et de sa fortune doit avoir recours pour assurer sa vie!…
Le baron d’Anguerrand a eu un geste violent; les veines de son front se gonflent:
– Mon fils!… murmure-t-il.
Alors, lentement, gravement, il prononce:
– Oui, vous êtes mon fils. Oui, vous vous appelez Gérard d’Anguerrand. Oui, vous êtes l’héritier de mon nom. Et cela, c’est la honte de ma vie! Je ne me plains pas: c’est aussi le châtiment de mon crime… Je vous respecte, vous tombé à l’abjection… car, sans le savoir, vous êtes la vengeance!… Or, puisque vous voici encore une fois en ma présence, écoutez…
– J’écoute, mon père!
– Lorsque, poursuivi par le remords, renonçant à retrouver la trace des deux infortunés dont j’ai fait le malheur… la trace de mon fils Edmond, la trace de ma fille Valentine…
Un sanglot déchire la gorge du baron qui porte la main à ses yeux; dans le même instant, il se dompte et reprend:
– Lorsque je vendis nos domaines de l’Anjou pour venir chercher ici sinon l’oubli, du moins un semblant de repos…
– Vos domaines de l’Anjou? interrompt Gérard… le mari de Lise, de l’enfant trouvée sur la route d’Angers aux Ponts-de-Cé.
– Oui! continue le baron. Nos biens étaient à Segré… Vous ne le saviez pas, vous, élevé à Paris… À ce moment, vous veniez d’atteindre votre majorité. Vous exigeâtes votre part et j’eus la faiblesse de céder. Notre fortune se montait à trente-trois millions, dont je fis quatre parts: trois millions pour moi, y compris les dépenses nécessitées par mes recherches; dix millions pour vous; dix millions pour Edmond; dix pour Valentine…
– Toujours Edmond! rugit le mari de Lise. Toujours Valentine! Toujours ce frère et cette sœur que je n’ai pas connus! Mon frère!… Ma sœur!… Allons donc! Ils ont disparu! Morts depuis des…
– Silence! tonne le baron livide.
Le père et le fils, face à face, se mesurent du regard.
Par degrés, le baron s’apaise; il reprend:
– En quelques années, vous avez dévoré votre part. Quand à la mienne, vous me l’avez arrachée lambeau par lambeau à vos diverses visites… Dès janvier, je n’avais plus que six mille francs de rente inscrite en viager. Je vous le signifiai alors. Et pourtant, en février, vous m’écriviez pour me menacer de vous suicider devant la porte de mon hôtel, à Paris… Depuis, je n’ai plus eu de nouvelles de vous… Qu’êtes-vous devenu?… Cela vous regarde seul!
– Oui, c’est vrai, mon père, j’ai été fou! J’ai jeté l’or aux ruisseaux, pour étonner le boulevard… Mais si je me repens!… Écoute, père. Ce que je suis devenu depuis février, tu vas le savoir… Le suicide, je l’ai tenté… La mort me dédaigna… Une jeune fille, un ange me sauva!…
– Ô mon père, je suis plus misérable que vous ne pouvez supposer. Cet ange… cette jeune fille… je sus qu’elle possédait quelque argent… une pauvre somme… et je reconnus vite qu’il n’y avait qu’un moyen de m’emparer de ces cinquante mille francs… et ce moyen… Oh! non!… dire cela!…
Gérard se tait subitement.
Le baron empoigne son fils par les deux épaules, et le soupçon atroce qui traverse son esprit lui échappe dans un cri:
– Tu l’as tuée!…
– Tuée? hurle Gérard. Tuée? Qui? Elle?
– Si tu n’en es pas au meurtre, gronde le baron, c’est donc que tu as… volé!…
Gérard tressaille…
Le hideux secret du mariage sous un faux nom, l’abominable aventure du faux en écritures publiques, de la vieille maman Madeleine dépouillée, de la candide épousée réduite à la misère… ah! cela du moins, le baron ne le saura pas!…
– Eh bien! oui. C’est cela! J’ai volé!…
– C’est aux juges qu’il faut dire cela!
Gérard secoue frénétiquement la tête:
– Les juges! râle-t-il. La cour d’assises! Le bagne! L’éternelle séparation! Mais je l’aime, moi! Je l’adore! Je ne veux plus vivre sans elle, entends-tu? Je veux vivre! Vivre avec elle! Pour elle!…
Cette fois, l’amour de Gérard d’Anguerrand… son amour pour Lise… et amour imprécis jusque-là, éclate en un sanglot qui arrache au rude baron un long frisson de pitié éperdue.
– Je l’aime! rugit Gérard, qui s’abat sur ses genoux. Je l’aime à en mourir! Je ne veux pas qu’on me sépare d’elle!… Père, père, cent mille francs suffiront!…
– Trop tard, malheureux! Je n’ai plus rien!…
– Vous avez vingt millions! tonne Gérard en se relevant d’un bond.
– Vingt millions! éclate le père. Vingt millions qui ne sont ni à vous ni à moi! Votre fortune, vous aviez le droit de la dévorer! La mienne, j’avais le droit de vous la donner… Mais toucher à celle d’Edmond! à celle de Valentine!
– La dernière aumône! supplie Gérard. La dernière! Je jure que…
– Et moi, sur une tombe, sur le corps d’une pauvre victime, j’ai juré! prononce le baron avec une imposante solennité. J’ai juré! Je jure encore que, moi vivant, la part d’Edmond, votre frère, la part de Valentine, votre sœur, demeureront intactes!…
Le baron se tourne vers un antique bahut:
– Là, Gérard! Là, dans ce meuble, si je meurs, vous trouverez le récit de mon malheur, de mes remords et de mes recherches! Vous saurez pourquoi, moi vivant, la fortune de votre frère et de votre sœur est sacrée! Pour dépouiller Edmond, pour voler Valentine, il faut… que vous attendiez ma mort!…
Livide comme la figure du Parricide, Gérard se ramasse, prêt à bondir. De sa poche, il sort un couteau, une lame épaisse! Le surin des escarpes!…
À ce moment, le baron appuie ses deux mains sur le bahut et prononce ces paroles:
– Là!… Le récit de mes recherches affolées… depuis Segré jusqu’à Angers, depuis la nuit fatale, jusqu’à cette nuit de Noël où, sur la route de Ponts-de-Cé, je perdis la dernière trace de votre sœur Valentine!
Le baron se retourne, et demeure pétrifié.
Son fils!… Son fils est près de lui, le couteau levé!… Son fils va le tuer!…
Il se découvre la poitrine, et dit:
– Frappe!…
Et Gérard d’Anguerran ne frappe pas. Il bégaye d’une voix de folie:
– La nuit de Noël?… La route des Ponts-de-Cé?… Oh! mais je deviens fou!… La dernière trace… sur la route des Ponts-de-Cé! Lise!… ma sœur Valentine!…
– Frappe!… répète le baron.
Et Gérard recule… un souffle frénétique soulève sa poitrine… les sanglots râlent dans sa gorge… Ramassé, courbé, chancelant, il recule… atteint la porte… Il la franchit d’un bond, et, avec un long gémissement, s’enfuit et s’enfonce dans la galerie en se heurtant aux murs…
À cet instant, une main le saisit au passage, l’arrête, l’entraîne…
Une main fine… une main délicate et violente… une main de femme!
Douce et nerveuse, et impérieuse, cette main l’entraîne dans une chambre et Gérard voit devant lui une jeune femme, – brune, cheveux aux opulentes torsades noires, lèvres de feu, – un corps aux lignes voluptueuses… un admirable type de beauté féminine semblable à une de ces fleurs tropicales qui distillent de l’amour et de la mort…
– Sapho! râle le mari de Lise.
Et dans l’épouvante de ce qu’il croit avoir compris dans les derniers mots de son père, Gérard songe éperdument:
– Lise!… Ma sœur Valentine!… C’est Valentine que j’ai épousée!… C’est Valentine que j’aime!… Perdue!… Perdue à jamais pour moi!… Adieu, Lise! adieu l’amour, la régénération peut-être… Voici le Génie du Mal qui se dresse devant moi!…
IV SAPHO
– Il n’y a ici qu’Adeline, Adeline de Damart, demoiselle de compagnie, lectrice, amuseuse de M. le baron Hubert d’Anguerrand… sa maîtresse!…
La femme a prononcé ces mots d’une voix âpre… et pourtant si douce, si veloutée!
– Que voulez-vous? demande Gérard avec rudesse. C’est vous… oh! je vous ai reconnue!… c’est vous qui étiez dans l ’église, le jour…
– Où M. Georges Meyranes se mariait: oui, c’est moi!… Je ne vous perds pas de vue, mon cher… Apprenez encore ceci: c’est moi qui ai été chercher le chef de la Sûreté et lui ai indiqué le moyen de capturer le voleur Lilliers, le chef de bande Charlot, le faussaire Meyranes, tous trois réunis en une personne… la vôtre.
– Vous?… Vous?…
– C’est moi!
– Que me voulez-vous? halète Gérard, les poings crispés, les yeux sanglants.
– Vous dire: j’ai vu vos coups de revolver, votre fuite… et je suis venue vous attendre ici… Vous répéter pour la quatrième fois: Gérard, je vous aime…
Il secoue violemment la tête.
Elle saisit ses mains, plonge dans ses yeux son regard d’une mortelle douceur:
– Je t’aime!… Nulle ne te comprendra comme moi! Et je te veux! Tu seras mien!… Tu dis non… Pourquoi?…
Rudement, il secoue la tête. Elle gronde:
– Écoute. Tu rentres à Paris, n’est-ce pas?… Tu me repousses?… Dans huit jours, tu es arrêté… C’est la cour d’assises… c’est le bagne… c’est l’échafaud peut-être! Au contraire… si tu me veux… eh bien!… moi… les vingt millions de ton père, je te les donne!… Demain, ils sont à toi…
– Les millions! bégaye Gérard.
Et déjà, il oublie tout au monde… Vingt millions!… Ces mots résonnent dans sa tête avec un bruit de tonnerre…
Tout fuit, tout s’efface… il n’y a plus en lui que le viveur effréné, le formidable dévoreur!
La femme, d’une étreinte plus douce et plus violente, corps à corps, l’enlace tout entier; ses lèvres brûlées d’amour cherchent les lèvres de Gérard et murmurent:
– Une vie de jouissance, de plaisirs glorieux, de luxe raffiné, là-bas, dans le vieil hôtel restauré!… Qui songera dès lors à trouver en Gérard d’Anguerrand le faussaire Meyranes ou le voleur Lilliers!… Libre, fier, honoré, magnifique et splendide, tu deviens un des princes de Paris… et moi, moi! je te gorge d’amour!… Tu veux… dis?…
Alors, enlacée à lui, longuement, elle lui parle à l’oreille; palpitant, il résiste; il veut se reprendre; d’un baiser de flamme, elle le reconquiert… et c’est d’une lutte infernale… et lorsqu’il baisse enfin la tête, lorsqu’elle le juge vaincu, elle jette sur une table un papier qu’elle tire de son sein, lui met la plume dans la main, et ordonne:
– Signe!… Ton nom à côté du mien!…
Un frémissement d’épouvante et d’horreur secoue le misérable emporté par le vertige; un instant la vision de son père assassiné jette sur son visage un reflet de foudre…
– Signe! gronde Adeline. Signe! Et ton père meurt! Et les millions sont à nous!…
Il recule!… Il râle!… Il ne veut pas!… Il se tord dans le spasme de la résistance… Et… soudain, il se penche sur le papier… il signe! Il a signé!… il tombe à la renverse avec un rauque soupir…
Sapho s’élance en rugissant…
En quelques bonds, elle atteint l’antique salon où le baron, son amant, l’attend comme la consolation suprême!…
* * * * *
– Chère aimée! C’est pourtant vrai que vous êtes toute ma consolation, le dernier rayon de bonheur dans ma vie assombrie!…
– Comme vous êtes pâle, mon bien-aimé!… Asseyez-vous… là… dans votre fauteuil… moi dans vos bras…
Chancelant encore, docile comme un enfant, le père de Gérard obéit…
Adeline s’assied sur ses genoux, pose sa tête sur cette vaste poitrine; et sur son front, sur ses cheveux, les lèvres du baron se posent, tremblantes.
– Que ne m’a-t-il tué? murmure-t-il.
– Ne songez pas à ce malheureux… sinon pour le plaindre… Taisez-vous… oh!… ne parlons que de notre amour!…
– Que serais-je devenu, dit-il, que serais-je devenu, si vous ne vous étiez trouvée sur mon triste calvaire… si vous n’aviez daigné, si pure, si noble, si fière dans votre pauvreté, faire à ma destinée l’aumône de votre premier amour!
– Je vous aime: là est toute ma récompense. Vous m’aimez, et ceci est pour moi un tel bonheur, que le reste ne compte plus…
– Adeline… Mon Adeline adorée… murmure-t-il, enfiévré de passion.
Mais elle, légère et gracieuse, s’échappe des bras du baron, et, avec un sourire:
– Quels souffles terribles viennent de la mer!… Vous ne vous plaisez qu’à ces grands spectacles, mon Hubert bien-aimé!… Mais moi, cela me fait peur…
– Je vais fermer le balcon, dit l’homme.
Mais déjà elle s’est avancée sur ce balcon… La rafale nocturne la fouette, les embruns d’écume bruissent dans les airs, l’Océan énorme se lamente et gronde en bas, dans l’ombre…
Et que fait-elle?… Que cherche sa main ardente sur le fer de la balustrade?…
Oh!… cette balustrade en fer!… Usée, rongée!… sciée peut-être, qui sait!… Elle tient à peine en place… elle ne tient plus que par une cheville!… Et c’est sur cette cheville que vient de s’abattre la main d’Adeline… de Sapho!…
Elle se retourne… le baron est près d’elle…
– C’est beau! dit elle. C’est d’une surhumaine magnificence…
Le baron, des deux mains, fortement, s’appuie à la bordure de fer… et…
Un cri!… Une clameur traversant l’espace!… Un corps qui tombe!…
Sapho, tout à coup, a arraché la cheville!… La rampe s’est abattue dans le vide!…
Le baron d’Anguerrand tombe, tournoie comme un grand oiseau blessé à mort…
Une vague monstrueuse se dresse à ce moment pour le recevoir…
C’est fini… plus rien!…
Là-haut, Sapho rentre dans le salon… et demeure là, fascinée par l’abîme…
Alors, près de sa tête livide, une autre tête se penche… c’est Gérard!…
Et, la main dans la main, serrés l’un contre l’autre, ils reculent…
Longtemps, ils demeurent à la même place, immobiles, silencieux… et, dans le premier regard qu’ils échangent enfin, ils reconnaissent qu’ils sont à jamais rivés l’un à l’autre… rivés à l’épouvante… rivés à l’horreur!…
V LES DEUX CORTÈGES
Huit mois écoulés…
«Je suis victime d’une horrible fatalité; les apparences m’accablent, et je dois fuir pour combattre la hideuse erreur. Je te jure mon innocence. Je reviendrai. Aie confiance, et, quoi qu’il arrive, dis-toi bien que tu me reverras et que je t’adore…»
Cette lettre, froissée, déchirée aux coins par l’usure, Lise l’a relue mille fois peut-être. Cette lettre de son bien-aimé Georges, elle l’a reçue le surlendemain de son mariage. Et elle la relit encore. Puis elle la baise doucement, la replie, et la remet à sa place… dans son sein.
Dans la même maison où a eu lieu la noce… où s’est passée la terrible scène de l’arrestation, la catastrophe… Mais ce n’est plus au troisième, c’est dans une pauvre chambre au sixième, sous les toits. Une triste matinée de fin janvier, grise et lugubre à faire pleurer. Lise est vêtue de noir. Son joli visage a maigri. Un pli creuse son front d’ange. Mais dans ses pauvres yeux si doux rayonne une indestructible confiance… un amour que rien n’éteindra!
– Oui! il est innocent!… Oui! il reviendra!… Oui! il m’aime!…
Il reviendra!… près de huit mois se sont écoulés… Où est-il son bien-aimé?… Que fait-il?… Peut-être qu’il est malheureux… Peut-être qu’il a dû fuir loin!… Mais il reviendra… elle en est sûre… elle le sent dans sons cœur… et… elle se met à pleurer doucement, timidement, sans bruit…
Elle essuie ses yeux et murmure:
– Aie confiance!…
Alors, elle se lève du coin de table en bois blanc, de la chaise de paille où elle est assise, et, lentement, s’approche du lit…
Sous le drap, se dessine une forme raidie, et sur le drap, il y a une croix…
Madame Madeleine est morte… le chagrin l’a tuée…
Lise s’agenouille, et, le visage dans ses petites mains que la misère a faites diaphanes, elle songe à son malheur.
Des heures se passent…
Puis une scène rapide… Un cercueil sur le carreau… Lise est dans la rue… Comment? Elle ne sait pas!…
Elle est seule, toute seule derrière le corbillard… Elle n’entend rien… rien que les battements sourds de la douleur dans son cœur déchiré. Elle ne voit rien… rien… pas même ces fleurs, ces arbustes qui ornent à profusion le grand portail du vieil hôtel d’Anguerrand où se prépare quelque fête.
Elle n’entend rien… pas même les cloches de Saint-François-Xavier qui carillonnent à toute volée, joyeusement… Elle marche sans rien voir… rien… pas même, devant l’église où le corbillard s’arrête, ce coupé fleuri, ces magnifiques landaus et ces somptueuses limousines alignés…
Et c’est aux accents d’une marche triomphale que le cercueil fait son entrée… Honteusement, on le porte le long des bas-côtés…
Et là… là! au maître-autel, à cette minute d’angoisse, Lise, tout à coup, comme dans un rêve… – oh! ce ne peut être qu’un rêve de délire… une vision de folie… – cette mariée éclatante de luxe et de beauté… ce marié… qui échangent des anneaux!…
Lise demeure pétrifiée…
Son regard de folie s’emplit maintenant de la vision entière: l’église pleine de toilettes luxueuses, les cierges, les prêtres, et, tandis que les orgues chantent une gloire d’amour et de joie… là! oh! là… le marié qui passe l’alliance au doigt de la mariée…
Et vers ce marié, Lise, dans un geste dément, étend sa main tremblante…
Et vers lui elle s’avance, trébuchante, les yeux fous, la figure blanche… Et d’une voix indistincte, une voix de terreur et de doute, de désespoir et d’horreur, elle bégaye:
– Georges!… Mon mari!…
Georges Meyranes!
Son mari!… C’est son mari qui se marie!… Comme il y a huit mois!… Là!… À cette même place!… Il n’y a que la mariée de changée!…
Le vertige s’empare de Lise.
Un faible gémissement que nul n’entend, un pauvre cri d’oiseau frêle qui s’abat… C’est Lise qui s’écroule sur ses genoux… Ses yeux se ferment… elle perd le sens des choses… elle se renverse, agonisante, sur les dalles, avec un murmure très doux qui est de la douleur poignante et encore de l’amour:
– Ô mon Georges… mon mari bien-aimé… mon mari!…
* * * * *
Près d’elle, un homme…
Grand, fort, de large envergure, les tempes grises, pâle d’une pâleur de spectre, cet homme a assisté à la cérémonie.
Il vient d’entendre les derniers mots de Lise; il a eu un violent tressaillement… et il se penche…
Il saisit les mains de Lise, les serre convulsivement…
D’une voix rauque, il gronde:
– Votre mari! Vous dites que cet homme est votre mari?…
Lise, un instant, rouvre les yeux, et, avec un sourire ineffable, elle répète:
– Mon mari!… Mon bien-aimé mari!…
Et elle s’évanouit tout à fait.
Alors, l’inconnu l’enlève dans ses bras puissants, et, tandis que les orgues mugissent et que la foule défile vers la signature des registres, il emporte hors de l’église la petite Lise et son rêve brisé…
* * * * *
La cérémonie est terminée… le mariage est consommé, de M. le baron Gérard d’Anguerrand et d’Adeline de Damart…
Ils sortent de la sacristie, beaux tous deux d’une insolente et splendide beauté; ils ont des regards de défi à la destinée qu’ils bravent; lui, le front plus audacieux, elle, les yeux plus mortellement languides, et le cortège nuptial se reforme, et c’est la rentrée du millionnaire Gérard dans la grande vie parisienne…
Et comme ils vont atteindre le portail, un frémissement de malaise, tout à coup, secoue la foule derrière Gérard qui tressaille, derrière Adeline qui pâlit…
On chuchote, on murmure, on proteste, on s’écarte…
Quoi? Comment? Par quelle incorrection ou quelle inconcevable erreur des employés? On ne sait… mais le fait est là! Derrière les deux époux resplendissants, oui, là, mêlés à la foule élégante, des hommes noirs aux livrées graisseuses, effarés, honteux, s’excusant, haletants et suants, cherchent à gagner la sortie…
Et ces hommes portent un cercueil!…
Le cercueil de maman Madeleine qui s’en va seule, toute seule, vers Bagneux ou quelque autre de ces immenses cités ouvrières de la mort…
Les deux cortèges se sont mêlés… les deux cortèges sortent ensemble.
Et la Marche triomphale de Mendelssohn accompagne les deux départs: maman Madeleine… la victime!… qui s’en va vers le néant; Gérard et Adeline qui font leur entrée dans la vie de luxe et de jouissances glorieuses!…
VI LOIN DU BAL
Minuit.
Les nouveaux époux ont annoncé qu’ils vont partir: au bout d’un mois passé au manoir de Prospoder, ils reviendront bien vite, et ils ont fixé la date de la prochaine fête qu’ils donneront.
Le bal est terminé, et les couples enfiévrés par l’opulence du décor, par la magnifique volupté de cette soirée, descendent l’escalier.
Minuit…
Loin du grand salon, dans la chambre nuptiale toute tendue de vieilles soieries brochées jadis pour la Pompadour, devant le lit, merveille de reconstitution d’après les vestiges de Trianon, Gérard et Adeline sont en présence. Depuis huit mois, depuis l’assassinat, les deux damnés se fuient; ils se sont à peine parlé, à peine vus; Adeline a tout combiné, – entrée en possession des vingt millions, contrat de mariage, la cérémonie, la fête – c’est elle qui a tout préparé… armée du pacte signé dans la nuit terrible.
Et maintenant, elle le magnétise de son regard de flamme… elle s’offre, elle l’attire, son sein palpite, ses lèvres humides se contractent dans le sourire des voluptés insensées… et lui songe, dans une effroyable songerie:
– La maîtresse de mon père!… Ma femme!…
Un grand frisson glacial parcourt son échine: l’image vient de passer devant ses yeux, d’un corps qui tournoie et descend vers les abîmes de l’océan qui hurle dans la nuit…
Mais presque aussitôt, cette évocation est remplacée par une autre: une figure pâle… et si douce!
Lise!… Lise, à laquelle il ose à peine songer depuis qu’il sait que Lise… c’est Valentine… sa sœur!… Lise, dont il a évité fiévreusement de rechercher la trace… persuadé que maman Madeleine a dû l’emmener loin de Paris; car tout ce qu’il a eu le courage de faire, c’est de constater que l’appartement du troisième, dans la maison d’en face, est inoccupé… donc elles sont parties!…
Et avec un frisson plus glacé, les yeux fermés frénétiquement, il gronde en lui-même:
– Lise!… Valentine!… Ma sœur Valentine!… Ma sœur Valentine!… Et je l’aime!… Toujours!… Ô Lisette!…
Pourquoi ai-je appris l’affreuse vérité? Pourquoi ne suis-je pas encore à cette matinée de mai où si pure, si confiante, si adorable, vos yeux d’ange éclairaient l’enfer de mon âme?…
Si puissante est l’illusion, que Gérard tend les bras vers la radieuse image évoquée… et ces bras se referment sur un corps souple et vibrant que la volupté fait frémir… Gérard ouvre des yeux hagards…
– Sapho… râle-t-il.
– Oui! répond-elle d’une voix expirante, cette fois, c’est Sapho! C’est-à-dire tout l’amour, toute la passion, toute la volupté… Sapho! ta femme… ta maîtresse… le docile instrument de ton plaisir… seulement orgueilleuse de provoquer en toi la joie d’aimer dans ses raffinements de sublime impudeur…
Elle l’enlace… elle l’enivre… il oublie le monde, Lise, son père assassiné…
Oublier!… oh! oui… oublier, vivre ne fût-ce qu’une heure dans l’ivresse d’un rêve où les réalités sinistres qui l’assiègent se fondraient comme des fantômes!… Il s’exalte… il la saisit… ils frémissent tous deux, ils balbutient et chancellent… leurs têtes se rapprochent… et, pour la première fois, leurs lèvres desséchées vont s’unir…
Tout à coup, Gérard recule, livide, avec un gémissement, et sa main secouée d’un tremblement convulsif désigne une porte… une porte entr’ouverte…
La porte du cabinet où jadis travaillait son père.
Et le cabinet communique à une chambre où jadis a dormi la petite Valentine… l’enfant disparue…
Une sorte d’îlot dans l’hôtel.
Une porte que Gérard a fait condamner depuis longtemps, parce qu’il n’a jamais osé pénétrer dans le cabinet du père assassiné… parce que ce cabinet est la seule pièce, avec celle de Valentine, à laquelle on n’ait pas touché dans la restauration de l’hôtel!…
Et cette porte entr’ouverte… – oui! entr’ouverte. – Gérard la fixe avec épouvante…
Car pourquoi est-elle ouverte, puisqu’elle était solidement condamnée?
Sapho, une seconde, est demeurée immobile, la gorge haletante, penchée elle aussi vers cette porte… la porte ouverte qui les fascine tous deux, qui les glace d’horreur comme s’il en sortait un souffle de tombeau.
Et Gérard, ivre de terreur, balbutie:
– Le cabinet de mon père!… Cette porte ouverte!… Pourquoi? Oh! pourquoi cette porte est-elle ouverte?… Quelle main de spectre a ouvert cette porte?
Mais plus forte, plus audacieuse que Gérard, Adeline surmonte bientôt cette faiblesse, hausse les épaules, et ricane:
– La curiosité d’un domestique qui aura voulu voir… qui aura oublié de refermer…
– Oui, ce doit être cela, bégaie Gérard en claquant des dents… Cette porte… il faut la refermer…
– Eh bien! refermons-là… C’est bien simple! il n’y a qu’à la pousser!
Mais la peur, à nouveau, s’empare de Sapho… Et tous deux restent figés à leur place… Ni Adeline ni Gérard n’osent marcher à la porte et accomplir ce geste si simple de la fermer…
Les deux maudits, la main dans la main, rivés à l’horreur, – comme là-bas, dans le manoir breton, lorsqu’ils se penchaient sur l’abîme, – les deux damnés reculent et se penchent vers cet autre abîme: la porte entr’ouverte!
Et lorsqu’ils ne peuvent plus reculer, ils se regardent, et se voient avec des visages décomposés, terreux, plaqués de taches verdâtres… des figures de spectres…
Alors, dans un souffle imperceptible, un murmure indistinct, Gérard parle:
– Êtes-vous bien sûre qu’il est mort?…
Lentement, Sapho fait «oui» d’un signe de tête…
Un long silence!…
Et Adeline, à son tour, parle tout bas, si bas qu’à peine il l’entend…
– Rappelle-toi… Après le cri, nous n’avons plus rien entendu que le tonnerre des vagues se brisant sur les rochers de Prospoder… nous n’avons plus rien vu que les crêtes échevelées des lames, blanches d’écume dans la nuit… As-tu vu autre chose, toi?…
– Non, non, non, rien d’autre chose!…
– Alors, insensé, pourquoi demandes-tu si je suis sûre qu’il est bien mort?…
Un frémissement secoue Gérard des pieds à la tête; il se ramasse; il cherche à se faire tout petit comme pour échapper à une invisible étreinte, et il répond:
– L’insensée, c’est toi!… Écoute!… Pourquoi je te demande cela?… À mon tour de te demander ceci… et réponds, si tu oses: Pourquoi, pourquoi… pourquoi n’avons-nous pas retrouvé le cadavre?…
Sapho chancelle; une sorte de sifflement aigu monte de son sein oppressé à ses lèvres tuméfiées… Ah! pour elle aussi, c’est la question terrible!… Elle aussi, depuis l’assassinat, ne songe qu’à cela!… Elle aussi, mille fois, s’est demandé pourquoi le cadavre n’avait pas été retrouvé!…
– Rappelle-toi à ton tour! reprend Gérard dans la suprême ivresse de l’horreur. Rappelle-toi, Sapho! Ces huit jours, ces huit nuits, ces heures mortelles que nous avons passés ensemble à chercher!… Rien! Rien! Nous n’avons rien trouvé!… L’avons-nous assez fouillée, la côte!
– Insensés!… Nous sommes insensés!… La mer emporta le corps, voilà tout!… C’est arrivé cent fois, sur cette côte tourmentée, qu’un pêcheur tombe à la mer et plus jamais ne soit retrouvé!…
– Oui! fait Gérard en hochant la tête, mais combien de fois est-il arrivé que l’on condamne la porte de la pièce favorite du mort et que cette porte se trouve ouverte?…
Et il fait deux pas vers la porte…
Et soudain, il recule, il titube, il se sent mourir, et, grelottant comme la feuille au vent, penché sur Sapho, il bégaye:
– De la lumière!… Il y a de la lumière chez mon père!…
Du même instant, Sapho est debout, toute droite… Elle se penche… elle regarde… et elle voit!… C’est vrai!… Il y a de la lumière dans le cabinet!…
Mais cette fois, Sapho se raidit… les fantômes de l’imagination, elle les terrassera!… la peur créatrice de délires, la peur conseillère de faiblesse, elle l’écartera!…
– De la lumière? Et puis?… C’est le curieux imbécile qui se sera sauvé en oubliant d’éteindre. Il a bien oublié de fermer!… Il aura entendu quelque bruit, et sera parti en hâte, sa curiosité satisfaite, d’ailleurs… et déçue! Car il n’y a rien dans ce cabinet!…
– Rien! répète Gérard, qui, peu à peu, revient à la réalité. Rien que quelques vieux meubles, une bibliothèque remplie de ses livres préférés… et son portrait…
D’un ton dégagé, en passant son mouchoir sur son front, il ajoute:
– Un magnifique Bonnat, d’ailleurs… Allons, nous étions fous… fermons cette porte!…
Et Gérard, après des allées et venues, s’est arrêté devant la porte du cabinet.
Adeline hausse les épaules, et, lentement, s’avance vers lui…
– Voyons, dit-elle, tu as peur?… Dis?… Peur! Quand je suis là! Quand je t’ouvre mes bras! Quand mes yeux te crient mon amour! Quand j’ai soif de tes baisers!… Gérard!… Ton premier baiser… je l’attends encore!… Aime-moi, oh! aime-moi!… Je t’aime, moi, vois-tu!… Et quand l’enfer serait là… quand il y aurait derrière cette porte un spectre… tiens, entrons!… Et puisque son portrait peut nous voir à défaut de lui qui ne nous verra jamais, je veux lui porter le défi suprême! Je veux me venger de tous les mensonges, de toutes les humiliations, de l’horrible existence de ce faux amour que j’inventai pour me rapprocher de toi!… Baron d’Anguerrand, où es-tu?… Où es-tu, Hubert?… Tu n’as pas compris mes nuits de larmes et de honte!… Tant pis, je me venge!… D’un seul baiser!… Regarde, Hubert d’Anguerrand, regarde!…
Frénétiquement, elle saisit Gérard, l’enlace de son bras droit, approche ses lèvres de feu des lèvres de l’homme qu’emporte maintenant le coup de passion…
Et au moment où leurs bouches vont s’unir… enfin!… oui, à ce moment, par une hideuse bravade à l’ombre du mort, Sapho, rudement, de la main gauche, ouvre la porte toute grande…
Et alors… oh! alors… un faible gémissement expire sur ces bouches qui ne se sont pas touchées…
Dans leur enlacement, Gérard et Sapho demeurent pétrifiés, incapables d’un geste, d’un cri, d’une fuite, debouts par miracle dans l’effondrement de tout ce qui constitue la vie, et pareils alors à ces couples de damnés que le sombre génie du moyen âge sculptait en des poses de torture…
Car là, dans ce cabinet, un homme est assis…
Et cet homme, lentement, se redresse et les regarde…
Et c’est le spectre évoqué par Sapho!… C’est le père de Gérard, l’amant d’Adeline, le baron Hubert d’Anguerrand… oui! c’est le mort… l’assassiné!…
L’apparition, debout, marche sur le couple hideusement enlacé; elle marche sans hâte, comme marche l’inévitable; elle s’approche; en vain ils veulent fuir, leurs membres sont de plomb… et l’apparition les atteint… son bras se lève et, du bout du doigt, elle touche Gérard à la poitrine…
Sous ce contact à peine perceptible, comme un coup qui l’assommerait, Gérard s’abat à genoux, ses cheveux se hérissent, ses yeux s’exorbitent, et, dans un râle, il murmure:
– Est-ce vous, mon père… Est-ce donc vous qui venez du fond de la mort?…
L’apparition se tait. Et tandis qu’Adeline, pantelante, décomposée, fait un effort surhumain et inutile pour reculer, Gérard continue:
– Grâce, mon père!… grâce!… On dit que les morts pardonnent… par pitié, retirez-vous de ma présence… Pardonnez!…
VII SPECTRES EN PRÉSENCE
Le front du misérable éperdu de superstitieuse épouvante, digne rejeton des races dégénérées, son front frappe le tapis, ses ongles s’incrustent dans la moquette, il grelotte, il claque des dents, il sent qu’il va mourir… mourir de peur…
Et à ce moment, un nouveau bouleversement se produit en lui… la peur des réalités visibles et tangibles, soudain, remplace la peur des irréalités fantômales… ce n’est plus la superstition qui le fait trembler, mais l’épouvante du juge, de la cour d’assises et de l’échafaud… car l’apparition jusque-là muette vient de parler… et c’est un son de voix vivante… bien vivante… trop vivante qui retentit aux oreilles de Gérard comme un coup de tonnerre…
Le baron d’Anguerrand a parlé…
– Relève-toi, Gérard…
Et d’un bond, Gérard est debout, un pétillement rouge au fond de ses yeux, les mâchoires serrées, les poings crispés… la tête pleine de visions de meurtre!…
Maintenant, il n’a plus peur!… Ce n’est pas un spectre qui est là… ce n’est que son père… Et ce père… oh!… il faut qu’il disparaisse à jamais, cette fois!…
D’un geste aussi tranquille qu’était calme sa voix, le père tire un revolver de sa poche: il a compris l’attitude de son fils!…
Rudement, Gérard incline la tête comme pour dire:
– C’est bien! Tu es armé, je ne le suis pas. Je ne tenterai rien… en ce moment, du moins!
Et c’est la même pensée, sans doute, qui illumine l’esprit d’Adeline comme un de ces éclairs livides qu’on voit au fond des ténèbres par les nuits d’orage, car elle vient de sourire d’un sourire aigu de tigresse à l’affût…
Le regard du baron d’Anguerrand va de l’un à l’autre, lentement. Et il ajoute:
– Entre, Gérard… entre dans mon cabinet… Tu vois, je t’y attendais…
Gérard hésite; il jette dans le cabinet le regard rapide et sûr du malfaiteur habitué à flairer le piège, à éviter l’arrestation.
Rauque et rude, formidable soudain, le baron répète:
– Entre donc, quand je t’en donne l’ordre!…
Le fils se raidit, se hérisse, prêt à la résistance suprême… à l’attaque, peut-être! Mais la voix du père le dompte… ou la vue du revolver… et, frémissant l’échine basse, il se glisse dans le cabinet.
– Entre aussi, toi! gronde le baron tourné vers Sapho, dans un accent d’intraduisible mépris.
Rassérénée, la tête droite, son regard d’acier planté dans les yeux de son ancien amant, superbe d’insolence et d’harmonie dans les plis de sa toilette d’épousée, Adeline obéit…
Le baron ferme la porte…
Il se dirige vers un fauteuil où il prend place, son revolver près de lui, sur la table, à portée de sa main.
Une minute s’écoule, pleine d’un tragique silence: on n’entend que le râle de la respiration oppressée de Gérard, une sorte de sifflement aigu et imperceptible qui est la respiration d’Adeline, et le froissement doux de quelques papiers que le baron compulse avec le même calme que s’il se trouvait dans l’étude d’un notaire…
Gérard comprend que, coûte que coûte, il doit dire quelque chose, essayer une tentative désespérée pour se disculper…
– Mon père, prononce-t-il avec une sorte d’humilité, laissez-moi vous adresser une prière… une supplication… Quoi que vous ayez à me reprocher… par pitié, n’oubliez pas que la femme qui est ici… porte mon nom… Elle est mon épouse devant Dieu et les hommes.
Le baron redresse la tête d’un air de surprise et contemple son fils avec une âpre curiosité… Et il répond:
– Quelle femme?… Celle-ci?… La maîtresse que tu as volée à ton père?… Sois tranquille, je ne viens pas te la redemander… Et quant au nom dont tu parles, quel nom?… Voyons… Est-ce Charlot, impliqué dans une affaire d’assassinat?… Oh! un autre assassinat que le mien!… Est-ce Lilliers, poursuivi pour vol avec effraction?… Allons, Gérard, tu te vantes quand tu parles de nom: tu ne t’appelles ni Anguerrand, ni même Lilliers ou Charlot… tu t’appelles simplement: l’assassin…
Gérard plie les épaules comme un lutteur; un funeste sourire crispe ses lèvres; il fait un pas rapide; la riposte va jaillir de sa gorge, et Adeline, de son regard de lave, le pousse, le précipite aux pensées de meurtre…
– Quant à l’épousée dont tu parles, continue le baron en armant paisiblement son revolver, voyons qui donc est-elle, ton épouse devant Dieu et les hommes?… Au fait, je voudrais bien savoir qui va s’appeler Mme Georges Meyranes!… Est-ce Sapho?… Est-ce Lise?
Gérard s’arrête, foudroyé.
Lise!… Son mariage avec Lise!… Son père sait cela, comme il sait le reste!… Qui le lui a dit?… Comment?…
Pantelant, une sueur d’agonie au front, tandis qu’Adeline, au nom de Lise, frissonne de haine, il tente d’écarter de son esprit la radieuse et pure image qui vient de s’y dresser, si douce… si triste…
Allons! reprend rudement le baron, pas de mots inutiles… Nous devons ici même, en cette heure même, régler notre situation… Écoutez-moi donc, tous deux… et surtout, pas un pas vers moi! pas un geste!
Son doigt touche le revolver. Gérard et Adeline, du même signe frémissant, répondent qu’ils ont compris. Et pourtant, ce préliminaire les rassure. Le baron parle de «régler la situation». Il ne vient donc pas en vengeur prêt à tuer!… C’est donc un répit dans cette lutte où ils se trouvent comme transportés hors de toute humanité… C’est donc une éclaircie dans le formidable orage qui vient de s’abattre sur eux…
Ils écoutent, guettent, surveillent, rassemblent leurs idées et leurs forces… car ils sont d’accord… il ne faut pas que le père sorte vivant de ce cabinet!… Car le père… ce sont les vingt millions!…
Voici, reprend le baron, mon acte de décès. Mort je suis, mort je resterai pour tous… puisque vous m’avez tué… Tué… oui! Seulement, vous m’avez mal tué, voilà tout… Lorsque vous m’avez précipité, si vous aviez mieux regardé, vous eussiez vu ce que j’ai vu, moi, en tombant: un rien… une simple voile blanche, une goélette qui passait, rasant les rochers… Difficile à voir dans la nuit, j’en conviens, mais vous eussiez dû la voir! Moi, je l’ai vue, et ce rien a suffi… J’eusse donc pu dès le lendemain me montrer à vous. Mais je voulais savoir, et maintenant je sais! Je voulais choisir mon heure, et mon heure est venue!… Donc, je suis mort, moi! Et moi mort, vous avez dû lire les papiers que je laissais, et où j’expliquais pourquoi et comment la fortune de Valentine et d’Edmond devait vous être sacrée… Vous les avez lus?…
Adeline, d’un signe hautain et bref, Gérard, d’un signe ironique et menaçant, affirment qu’ils ont lu… qu’ils savent l’histoire du baron.
– Bien! reprend-il. Maintenant, écoutez. Voici des actes que j’ai fait préparer: ils constituent Valentine et Edmond vos légataires universels après votre décès. Ces actes, vous allez les signer…
Notre décès?… balbutie Gérard, dont le front s’inonde d’une sueur froide.
– Notre mort… répète Adeline, qui, malgré sa toute-puissance sur elle-même, frissonne d’un long frisson glacé.
Le baron se lève, saisit son revolver et, d’une voix terrible de simplicité, prononce:
– Signez, ou je vous abats tous deux comme des chiens enragés…
Adeline et Gérard échangent un coup d’œil. Cela leur suffit… ils se comprennent!
Sans hésitation apparente, d’une main ferme, ils ont signé!
Ils gagnent ainsi dix minutes, cinq minutes, pendant lesquelles ils trouveront sûrement l’occasion de sauter à la gorge du baron, de lui arracher son arme et de l’étrangler!…
Hubert d’Anguerrand repousse sur la table les papiers qui viennent d’être signés, et continue:
– Voici maintenant un acte où vous déclarez tous deux que, vous jugeant criminels et indignes de vivre, vous vous donnez volontairement la mort… Signez!…
Un regard de Gérard sur son père, plus rapide que la foudre… Non! la seconde n’est pas favorable… le père est sur ses gardes, le doigt sur la gâchette du revolver.
Un éclat de rire nerveux, éclatant, sinistre… C’est Adeline qui, la première, signe, et donne la plume à Gérard en jetant ces mots:
Notre contrat d’épousailles, mon cher!
Et Gérard signe à son tour, guettant du coin de l’œil si, en se relevant, il ne pourra pas bondir sur son père… Mais le baron s’est mis à trois pas de distance et, alors, avec une pesante tristesse, avec l’accent de ce qui est irrévocable, il prononce:
– Maintenant, vous allez mourir. Moi, je me constitue le gardien de la fortune que vous léguez. Je n’y toucherai pas, puisque, mois aussi, je suis mort… J’ai voulu vous épargner les hideurs de l’échafaud. Je veux vous épargner aussi les souffrances d’une agonie que je vous infligerais en vous abattant à coups de revolver… Voici, dans ces deux verres, un poison sûr, foudroyant… buvez!…
Les yeux hagards d’Adeline et de Gérard aperçoivent alors ce qu’ils n’avaient pas encore vu sur la table: deux verres, dont chacun contient un doigt d’un liquide clair comme du cristal de roche.
Les deux misérables tremblent convulsivement. Pas de fuite possible. Ils savent qu’au premier mouvement le terrible baron, si redoutable incarnation de la froideur et presque de l’impersonnalité du bourreau, les «abattra à coup de revolver» selon la mortelle expression. Ils savent toute supplication inutile. Pas de grâce! Pas de pitié dans ces yeux fixes!… Rien ne bat dans cette large poitrine… Ce n’est pas un homme qui leur donne l’ordre de mourir… c’est un spectre!…
Quelque chose comme un murmure confus gronde pourtant sur leurs lèvres blafardes:
– Par pitié!… Laissez-moi vivre!… oh! rien que la vie!… rien que vivre!…
– Buvez! répète le baron livide et glacial, buvez… ou je fais feu!…
Son bras se lève… Il vise!… Adeline s’écroule sur ses genoux, la figure dans les mains, préférant encore être tuée… Gérard ferme les yeux… Ils vont mourir!…
Et… tout à coup, le bras du baron retombe.
Adeline, de la terreur passe à la haine et grince des dents. Gérard jette un hurlement de joie délirante, car il a trouvé le moyen d’attendrir son père, car, à ce moment, une porte s’est ouverte…
Une jeune fille vêtue de noir s’avance, les yeux baissés, les mains jointes, belle comme l’ange du pardon… et c’est Lise… c’est celle que Gérard appelle Valentine… sa sœur!… Et Lise… la pauvre petite Lise, d’une voix de douceur infinie, murmure, en touchant le bras du baron:
Grâce pour eux… grâce pour lui!…
– Madame… mademoiselle… gronde le baron. Vous! Vous ici!…
– Moi, monsieur, répond Lise avec une sorte de monotonie concentrée, tandis que ses paupières demeurent obstinément baissées. N’est-ce pas presque un droit pour moi?… presque autant que pour madame?…
Sapho se redresse; les deux épousées, pour la première fois, prennent contact, comme deux adversaires dont l’un, sûrement, tuera l’autre…
– Le droit de la maîtresse, prononce Adeline avec un sourire funeste, ne peut être le droit de l’épouse légitime, et je pense…
– Silence! tonne Gérard dans une telle explosion que Sapho, livide, recule et se courbe.
– Monsieur, continue Lise de sa même voix très basse, comme si elle ne venait pas d’entendre ce qu’à dit Adeline, oh! monsieur, je sais, je comprends… vous êtes ici en justicier… et pourtant, je vous demande leur grâce… Qu’ils vivent!… et qu’ils sachent que s’il y a une pensée pour eux au fond de mon malheur, c’est un vœu de bonheur… le même vœu que l’on faisait pour moi le jour de mon mariage…
Madame, dit le baron avec une sourde impatience, rentrez, je vous prie!…
Car il s’irrite de l’intervention de Lise. Avoir pitié d’elle, c’est bien, – mais c’est tout!… Qu’elle ne s’avise pas de se dresser entre les condamnés et le justicier!
Rentrez! commanda-t-il rudement. Je le veux!…
«Je vous en prie, mon enfant, reprend-il plus doucement. Lorsque, dans l’église, je vous ai prise mourante dans mes bras, lorsque j’ai compris que vous aussi vous étiez une victime de ce misérable, lorsque, au récit de votre infortune, je vous ai vue si pitoyable et si innocente, j’ai juré que vous seriez vengée du même coup que moi-même…
«Allons rentrez, ma pauvre petite… rentrez dans cette chambre qui fut celle de ma fille Valentine… un ange comme vous… rentrez, car vos yeux ne doivent pas voir ce qui va se passer ici… car voici l’heure du châtiment… fussiez-vous envoyée de Dieu, vous ne sauveriez pas ces deux démons!…
– Monsieur… balbutie Lise dont la tête s’égare, dont l’être tout entier frissonne à la pensée qu’elle est impuissante à sauver celui qu’elle adore… quand même… malgré tout!…
– Mademoiselle, prononce Adeline avec son terrible sourire, tient à assister à l’agonie de mon mari: c’est une revanche comme une autre!
– C’est assez! gronde le baron d’Anguerrand. J’ai voulu vous épargner un spectacle hideux. Vous persistez à rester?… C’est bon! L’exécution aura lieu devant vous…
«Allons, vous autres! continue le baron, décidez-vous!… Prenez-vous le poison?… Choisissez-vous le revolver?… Buvez! Buvez donc!… Non?… Eh bien!…
Le revolver se lève et se braque sur Gérard… Lise défaille… Adeline, reprise de toute sa terreur, comprend qu’elle va mourir… que c’est la fin… Le baron va presser sur la détente…
À ce moment, Gérard prononce d’une voix très calme:
– Mon père, je vous demande une minute de vie…
– Lâche! Tu as peur!
– Non. J’ai un secret à vous révéler… important non pour moi qui vais mourir, mais pour vous qui allez vivre!…
– Parle!…
Mon père, loin de moi la pensée de vous disputer ma misérable vie… Je suis prêt à vider la coupe de poison que vous avez préparée pour ma nuit de noces…
Car je suis las… bien las… comme le jour où, devant la porte de cet hôtel…
Gérard jette un regard sur Lise… un brusque sanglot l’étreint à la gorge, un vrai sanglot, sincère, lamentable comme son amour… et Lise, avec la sublime divination de l’amour, comprend ce sanglot… Elle palpite, secouée jusqu’au fond de son être, et murmure en elle-même:
– Et pourtant… c’est moi qu’il aime!…
– Veuillez m’écouter, baron d’Anguerrand, reprend Gérard, et vous aussi, Adeline!… et vous aussi… Lise… car le secret que je ne veux pas emporter avec moi vous intéresse tous trois… Il éclaire ce qu’il y a de fatal dans ma vie depuis huit mois… il prouve peut-être que nous sommes ici non pas des coupables et des justiciers en présence, mais simplement des malheureux digne de compassion… Mon père, vous me saviez capable de crime, mais aussi, capable d’amour. Dans la fascination insensée que l’or exerce sur moi, vous saviez que mon cœur peut contenir des dévouements étranges. Sachant cela, sachant que j’adorais cette enfant… vous êtes-vous demandé pourquoi je n’ai rien tenté pour la revoir?… Adeline, vous saviez qu’en vous épousant, en vous donnant mon vrai nom, j’obéissais seulement au pacte qui nous lie… vous saviez que je ne vous aimais pas… que j’en aimais une autre… Vous êtes-vous demandé pourquoi, si facilement, j’ai renoncé à cette autre?… Lise! ô Lise! vous que j’ai tant aimée, hélas! vous qui avez sûrement compris la puissance et la sincérité de ma passion, vous qui avez reçu la lettre où je vous jurais ardemment mon retour… vous êtes-vous demandé pourquoi je ne suis pas revenu à vous?… Écoutez, baron d’Anguerrand! Écoutez, Adeline! Écoutez Lise!… Si je n’ai pas, avec la puissance de l’or conquis au prix d’un parricide, exécuté ma volonté… si je n’ai pas régularisé le faux mariage que les circonstances m’avaient imposé… si je n’ai pas fui… ou tué Adeline de Damart pour revenir à celle que j’adorais, c’est qu’il y a en moi un levain d’honnêteté qui se révolte contre l’inceste!…
Un triple cri terrible, effrayant, jaillit de trois bouches et réveille de sourds échos dans l’hôtel. Adeline étouffe le rugissement de sa haine décuplée. Lise s’abat à genoux, le visage dans les deux mains. Le baron, d’un regard vacillant, interroge son fils…
– La chose affreuse, qui me confond de stupeur et d’horreur quand j’y songe, c’est vous, mon père, qui me l’avez apprise! poursuit Gérard dans un râle rapide. Là-bas, dans le manoir de Prospoder, au moment où je levais le couteau… vous avez dit… oh! vous avez dit que la dernière trace de Valentine… de ma sœur… vous l’avez perdue… une nuit de Noël… sur la route d’Angers, aux Ponts-de-Cé!…
– Eh bien? hurle le baron d’Anguerrand qui, jetant son revolver, fou d’espoir, saisit son fils par le bras.
– Eh bien! tonne Gérard. Regardez et écoutez, mon père!… Écoutez ce gémissement de honte et de douleur éperdues sur les lèvres de Lise! Regardez cette infortunée qui a compris, elle… et que la vérité foudroie!… Demandez-lui son nom! Demandez à celle que j’ai adorée, demandez à l’enfant trouvée quand, où, comment elle fut ramassée dans la neige, bleue de froid, mourante de faim, par des métayers qui, une nuit de Noël, revenaient d’Angers aux Ponts-de-Cé!…
D’un bond, le baron d’Anguerrand est sur Lise… Avec une sorte de violence il la relève, écarte ses deux mains, la contemple.
– Oh! bégaie Lise, laissez-moi mourir!… je veux mourir!…
Quelques secondes d’un silence tragique: le père scrute, analyse, détaille le visage de la jeune fille.
– Mon enfant… par grâce… par pitié… il faut me répondre… me parler… Voyons, ne perdons pas la tête… faites appel à toutes vos forces… Voyons… dites… vous êtes une enfant trouvée?…
Lise, d’un signe de tête désespéré, fait signe que oui…
– Quand avez-vous été trouvée?… oh!… rappelez-vous!… un effort!…
– Il y a… quatorze ans… balbutie Lise dans un désespoir sans nom…
– Votre âge?… Votre âge d’alors?…
– Environ… trois ans… m’a-t-on dit…
– Et vous avez été trouvée la nuit de Noël?… reprend le baron prêt à défaillir lui-même. La nuit de Noël?… Sur la route d’Angers aux Ponts-de-Cé?…
– Oui! répond Lise dans un souffle d’agonie.
Le baron d’Anguerrand a jeté un cri déchirant:
– Valentine!…
Lise demeure immobile, blanche comme les iris blancs.
– Valentine! répète le baron d’un accent de poignante incertitude.
Lise n’a pas un geste, pas un regard…
– Tu es ma fille… Valentine… oh! tu es ma fille!…
Et dans un soupir de mortelle angoisse, de renoncement à la vie, de désespérance en toutes choses, puisqu’elle n’a pas le droit d’aimer celui qu’elle adore, de l’aimer d’amour… car il est son frère… Lise, tout bas, répond:
– Mourir!… oh! laissez-moi mourir!…
– Valentine!… crie le baron dans une clameur où se heurtent les puissances de la joie et de la crainte…
Cette fois, il tend ses bras… et, secoué de sanglots, le visage inondé par les larmes qui jaillissent enfin, éperdu, il saisit sa fille…
Sa fille!…
Car c’est bien son enfant, n’est-ce pas?
Tout le prouve: l’âge, le lieu, les circonstances où elle fut trouvée!…
C’est sa fille, évidemment!…
Lise, c’est Valentine: il en est sûr!…
Il la saisit donc, et, tout frémissant de ce bonheur qui l’atteint au cœur, l’âme bouleversée, il l’emporte dans la pièce voisine.
– Nous sommes sauvés! gronde Gérard en saisissant la main d’Adeline.
– Oui! riposte Sapho dans un sifflement de vipère. Sauvés… si nous sauvons les vingt millions!…
Et le regard que, par la porte restée ouverte, elle darde sur le baron et sur Lise contient une double condamnation à mort.
VIII LE PÈRE DE VALENTINE
Le baron d’Anguerrand laisse déborder les confuses pensées de sa joie; et il faut que terribles aient été ses angoisses – ses remords! – pour que cet homme de rude abord, d’âme plus rude, sorte de baron des temps féodaux égaré en nos jours, il faut, dis-je, qu’il ait souffert longuement et terriblement pour que cette joie se manifeste en un tel trouble.
– C’est toi, c’est donc toi… enfin! T’ai-je assez cherchée! T’ai je assez pleurée, toi et ton frère Edmond! Te souviens-tu d’Edmond? Non, tu étais trop petite… Tu ne m’as pas maudit?… C’est que tu ne savais pas! Gérard lui-même ne sait pas tout! Mais je me suis maudit, moi!… C’est fini puisque te voilà! Dire que c’est toi, et que ces mains sont tes mains, et que ces cheveux sont tes cheveux, et que ces yeux sont tes yeux! Tu avais les yeux bruns… tu as des yeux d’un joli bleu de pervenche… c’est curieux comme changent les yeux des petites filles! Tes cheveux, par exemple, sont restés les mêmes… de la soie d’or, ma fille! Ô ma fille, comme dans mes rêves tourmentés je te voyais jolie et gracieuse!… Et voici que tu es plus belle cent fois que le plus beau de mes rêves!… Oh! que tu as dû souffrir, à voir tes pauvres paupières battues, et cette méchante robe noire de quatre sous, et tes doigts si maigres!… C’est fini, ma fille! Tu vas être heureuse!…
Une petite secousse fait tressaillir Lise. Ses yeux s’ouvrent tout grands, d’un air étrange, et, bien au fond d’elle-même, elle murmure:
– Heureuse!…
Et c’est un cri d’affreuse amertume… La douce lumière de son regard se voile sous ses paupières…
– Peut-être, gronde le père, n’y a-t-il tout à fait de ma faute… Enfin, je te dirai tout. Tu verras. Tu jugeras. En attendant, je veux savoir. Voyons, raconte. D’abord, le nom des braves gens qui t’ont recueillie, sauvée peut-être… Je veux qu’ils soient heureux! Je veux les enrichir d’un coup, si tu permets… car tout est à toi… à toi et à ton frère… Voyons, dis-moi… qui t’a élevée? qui a pris soin de toi?… qui t’a servi de mère?
De nouveau, Lise a tressailli. De nouveau, ses yeux se sont ouverts plus largement, avec une profondeur plus énigmatique… avec une infinie détresse… Et elle murmure:
– Maman Madeleine est morte…
– Morte!…
– On l’a emportée aujourd’hui… seule… toute seule!…
– Ce cercueil?… oh! ce cercueil à Saint-François?…
– C’était elle!…
Le baron baisse la tête. Et c’est avec une sorte de timidité concentrée qu’il reprend:
– Je comprends, ma fille, je comprends!… Voilà donc pourquoi tu pleurais tant!… Tiens, laisse-moi une seule minute de joie, veux-tu? Parlons de toi seulement. Raconte-moi ton enfance… Dis-moi… non, ne me dis rien, je suis fou de te demander cela en ce moment!… D’abord, écoute, tu peux bien me regarder, et me parler, puisque tu es ma fille! Valentine, c’est ton père qui est là! Est-ce qu’il n’a pas assez souffert?… Tu peux bien dire un mot de tendresse à ton père!
– Mon père!… bégaye Lise dans un effrayant effort pour sourire.
– Son père!… Ah! cette fois, elle s’apprivoise! Et elle me sourit! gronde doucement le malheureux homme qui sans doute évoque à ce moment un abominable passé de larmes. Tu disais? Que voulais-tu dire?…
– Je… non…
– Mais si, voyons! Tu commençais… tu voulais… parle, ma fille… Ma fille! C’est aussi bon à dire que de t’entendre m’appeler: père!… Parle, je vois bien que tu as quelque chose à dire…
Lise, à demi, se soulève, et, les mains jointes, les yeux baissés:
– Je voudrais dire…
– Allons donc!
– Mon père… Ô mon père… grâce!…
– Grâce! répète sourdement le baron d’Anguerrand. Grâce pour eux!… Grâce pour lui!…
Le baron se relève lentement. Grâce! Pour eux! Pour lui! Pour le fils parricide! Pour la maîtresse qui incarne la trahison!… Son orgueil se révolte. Sa résolution de meurtre lui revient, plus implacable! Et debout, l’attitude violente, quitte à faire pleurer encore sa fille, il va dire non, rudement d’un signe… Tout à coup, ses traits se détendent, une sorte de terreur remplace dans son regard l’expression de haine inapaisable… Il se souvient!…
Valentine… sa fille… cette enfant qui souffre là, sous ses yeux, qui souffre à en mourir… Oh! Valentine, c’est Lise!… Et Lise a épousé Gérard! Faux mariage, soit!… Mais le fait demeure dans sa terrible précision: sa fille a aimé son fils!… aimé d’amour!… Elle l’aime encore! elle l’adore!
Horreur!… Lise demandant la grâce de Gérard, ce n’est pas une sœur implorant pour son frère, c’est une amante, une épouse pleurant celui qu’elle aime!…
Nulle catastrophe, à ce moment, ne pourrait frapper le baron d’un coup plus rude.
– Alors… tu veux… la grâce de ton frère?…
– La grâce de Georges!… prononce gravement la petite Lise, avec l’intrépide héroïsme des âmes qui veulent la vérité tout entière.
– C’est vrai! murmure le baron avec une sourde amertume. Pour toi, c’est Georges!… Et tu veux qu’il vive?
– Qu’il vive! Qu’il soit heureux!…
– Tu m’en donnes bien l’ordre?… C’est toi, c’est bien toi qui le veux ainsi?… Oui?… Tu dis oui?… Mais pourquoi?… rugit le baron.
– Parce que… je l’aime… Je puis le dire… puisque je vais mourir!…
Et Lise retombe sur le lit de cuivre, le petit lit de Valentine… expirante, avec seulement, sur ses lèvres décolorées, le sublime sourire de l’amour triomphant jusqu’au fond du désespoir.
Cette scène rapide, étrange, socialement fausse, humainement vraie, d’une lamentable vérité, Gérard et Adeline, leurs têtes rapprochées, leurs souffles confondus, l’ont suivie dans toutes ses phases.
Maintenant, ils voient le baron s’avancer vers eux. Et malgré l’assurance qu’ils sont sauvés, ils reculent… Le baron entre… Il reprend sa place dans le fauteuil près de la table… Un instant, il jette un regard terrible sur les verres qui contiennent le poison… Cette seconde est d’une épouvantable longueur pour les deux maudits… et tout à coup, d’un geste farouche, ces verres, le baron les saisit, les jette sur le tapis et les broie sous ses talons.
– Vous vivrez! prononce-t-il alors avec un rauque soupir. Voici mes conditions. Vous disparaîtrez. Vous changerez de nom et de pays. Dans huit jours, il y a un départ du Havre pour New-York. Vous passerez en Amérique, et jamais, jamais plus, vous ne reparaîtrez ici. Acceptez-vous?
Gérard répond «oui» d’un signe bref.
– Dans huit jours, ajoute le baron, si vous n’êtes pas embarqués, je vais droit à la préfecture de police, et tous deux je vous livre à la cour d’assises… au bourreau! Celui-là ne pourra pas faire grâce!… Est-ce entendu?
Gérard répond «oui» d’un signe bref, plus rude… Le baron tire un carnet de sa poche, déchire un feuillet, le remplit, le signe rapidement et le pousse vers Gérard:
– Voici un chèque de cent mille francs. Maintenant, sortez de chez moi!…
Et les deux damnés, lui en froc de soirée, elle en robe blanche, sous ce geste reculent encore, sans un mot d’adieu, sans un cri de remords, courbés, haletants, blêmes… Ils s’en vont!
IX SUR LES FORTIFS
Trois jours s’étaient écoulés depuis. Comme Gérard d’Anguerrand et la baronne Adeline avaient annoncé qu’ils quitteraient Paris pour un mois, nul se s’inquiéta de leur disparition.
Pourtant, ils ne s’étaient rendus ni au manoir de Prospoder, comme ils l’avaient dit à leurs hôtes, c’est-à-dire à tout Paris – ni au Havre pour y attendre le départ du transatlantique, comme c’était convenu, entendu avec le baron.
Ces trois journées, les deux damnés les avaient passées à combiner, à étudier leur situation, à préparer la suprême bataille.
Donc, le soir du troisième jour, le plan était parfait, les résolutions étant irrévocables, l’exécution allait commencer. Gérard sortit, pareil à un fauve, du logis… du repaire qu’il occupait avec sa tigresse au fond d’une cour de la rue d’Orsel, à Montmartre.
Il était près de neuf heures. Gérard descendit les rampes de la chaussée Clignancourt et gagna la porte Saint-Ouen.
Au delà des grilles de l’octroi, à trois cents pas du fossé, en bordure d’un sinistre terrain vague, s’élevait alors une sorte de buvette aujourd’hui disparue. Cela s’appelait: Au rendez-vous des Croque-Morts, à cause des hommes noirs qui, du matin au soir, défilent vers le cimetière fantastiquement immense.
Gérard d’Anguerrand se dirigea vers le Rendez-vous des Croque-Morts, entra dans l’unique pièce où il y avait nombreuse société d’hommes et de femmes: figures à faire rêver un Callot, regards luisants, bouches qui veulent mordre… sous la clarté blafarde du quinquet, dans la fumée des pipes, dans l’odeur du vin, têtes livides, fronts marqués pour le crime, la honte et l’horreur – ou la misère… le vice suprême – traits accentués où dans chaque ride gîtait une douleur ou un drame…
Il y avait là de sourdes conversations, des chuchotements dans les angles, des éclats de voix, des rires qui grinçaient, des chansons à boire tristes comme des Requiem de Chopin retouchés par un Offenbach. À l’entrée de Gérard, tout se tut. Au fond des coins d’ombre, des prunelles étincelèrent; des mains se glissèrent sous les bourgerons pour saisir des couteaux… mais Gérard fit de la main un signe rapide, et, sans doute, on reconnut le signe, car dès lors nul ne fit plus attention à cet étranger bien mis qui s’asseyait à une table et dont le patron s’approcha en demandant:
– Que désire mossieu?…
– Du vin d’abord. Du bon. Du cachet rouge. Ensuite, je veux voir Jean.
– Qui ça, Jean?… Il y en a ici trois ou quatre. Lequel veux-tu voir?
– Jean Nib, parbleu! C’est Jean Nib que je veux voir…
– Ah bon!… Eh bien! il va venir… tu n’as qu’à attendre.
Gérard fit signe que c’était bien. Et pensif, accoudé sur la table de bois blanc tachée de rouge – taches de vin… ou de sang – les sourcils contractés, le poing crispé, il se mit à écouter le vent d’hiver qui criait, riait, sanglotait, gémissait au dehors… à écouter les pensées qui hurlaient en lui.
La porte de l’immonde cabaret s’ouvrit: Jean Nib et une femme, Rose-de-Corail, parurent.
Le patron vint se pencher sur Gérard, et lui dit:
– Tu voulais voir Jean Nib?… Le voici, regarde!…
Gérard eut le sursaut de l’être qui s’éveille d’un cauchemar, ramassa ses idées avec la rapidité du lutteur toujours prêt, et jeta sur l’homme en guenilles un long regard de curiosité aiguë.
– C’est bien celui-là qui est Jean Nib?… C’est bien sûrement celui-là?…
– Quand je te le dis! fit le patron avec un froncement de sourcils où il y avait un commencement de défiance.
– Bon! Eh bien! demande-lui s’il veut venir vider une bouteille avec moi.
Quelques secondes après, Jean était attablé près de Gérard.
Longuement, ils se regardèrent avec une sorte d’indicible étonnement dont ils ne se rendaient pas compte. Chacun d’eux croyait qu’il examinait curieusement l’étranger qu’il avait en face de lui. En réalité, chacun d’eux se disait: «Il me semble que ce sont mes yeux et mes pensées que je vois dans les yeux de celui qui est devant moi!…»
Brusquement, Gérard secoua la tête, haussa les épaules et jeta un rapide regard autour de lui… Nul ne les écoutait. Aux tables voisines, les murmures d’entretiens secrets formaient l’orchestration infernale du terrible duo.
– C’est toi qui es Jean Nib? demande Gérard, rudement.
– Oui. Et toi, qui es-tu? répondit Jean avec la même rudesse rauque.
– On m’appelle Lilliers. On m’appelle aussi Charlot.
– Connu! Eh bien! parle, que veux-tu?
– T’indiquer un coup.
– Pourquoi, étant Charlot ou Lilliers, ne le fais-tu pas toi-même?
– Parce que je n’ose pas!…
Jusqu’à ce mot, demandes et réponses s’étaient entre-choquées avec la rapidité du fer… Ici, il y eut un arrêt: la réputation de Charlot dans le monde de la pègre était une réputation d’audace invincible. Charlot avouait qu’il n’osait pas. Jean Nib entrevit quelque chose de formidable. Il eut un frisson le long de l’échine. À ce moment, une voix, à son oreille, murmura:
– Voici l’occasion!… Hardi, mon Jean!…
– Oui, Rose-de-Corail… l’occasion! l’occasion! gronda Jean Nib. La première occasion est venue!… Je suis prêt. De quoi s’agit-il?…
– Voici, dit Gérard. Rue de Babylone, presque à l’angle du boulevard des Invalides, il y a un hôtel. Le baron d’Anguerrand l’habite. Il faut que cet homme disparaisse!
– C’est à dire qu’il meure!…
– Oui! fit Gérard dans un souffle, en devenant livide.
– Qu’est-ce qu’il y aura pour moi? reprit Jean Nib, la pensée entière tendue, le visage immobile, l’œil profondément attentif.
– Cinq mille francs tout de suite…
– Donne! dit tranquillement Jean Nib.
C’était l’acceptation!… Gérard tendit cinq billets bleus pliés en carré. L’homme en guenilles les prit entre le pouce et l’index et les passa à Rose-de-Corail. La femme, sous la table, releva ses jupes laissant entrevoir une jambe admirable, et, entre chair et bas, glissa les papiers.
– Ensuite? demanda Jean Nib, les narines dilatées, l’œil fauve.
– Vingt mille francs le lendemain de l’affaire. Cent mille dans les huit jours qui suivront. Total: cent vingt-cinq mille, dit Gérard.
Jean Nib baissa un moment son front large sur lequel sa pensée bouillonnante semblait jeter des vapeurs de tempête. Puis il dit très bas:
– C’est bon!… L’homme mourra!…
Il releva la tête, regarda Gérard, et, de nouveau, un frisson glacial lui parcourut l’échine. Oui! il y avait quelque chose de formidable dans l’affaire qu’il acceptait… Car celui qui s’appelait Charlot ou Lilliers était pâle comme la mort… Un convulsif tremblement agitait les lèvres de Gérard… ses ongles s’incrustaient dans le sapin de la table… Enfin, il vida son verre d’une lampée, et, les yeux vacillants, la face blême, il prononça très bas:
– Ce n’est pas tout!… Il y a aussi une femme… une jeune fille… la fille du baron d’Anguerrand…
– C’est bon! reprit Jean Nib dans un grondement. Ça fera deux au lieu d’un. Est-ce tout?…
– C’est tout! bégaya Gérard, qui poussa un soupir pareil à un sanglot. Et il s’affaissa, les coudes sur la table, la tête dans les deux mains, avec des râles si effrayants que Jean Nib sentit l’angoisse le saisir à la gorge.
… Ayant conclu «l’affaire», Gérard D’Anguerrand se leva, chancelant.
Il sortit, à peine conscient de ce qu’il faisait et de ce qui venait de se décider, n’éprouvant de sensation réelle que celle d’un étau de fer lui serrant le front et de grands coups frappant ses tempes.
Jean Nib le suivit jusqu’au dehors avec un regard d’étonnement où il y avait presque de la pitié. Là, dans la nuit noire, il saisit le bras de celui qu’il appelait Charlot, et dit:
– Tu as fait le signe: tu es un frère… bon! Mais, où te trouverai-je après l’affaire?
– À l’hôtel d’Anguerrand!
– Ah! fit Jean Nib étonné. Et qui demanderai-je?
– Le baron d’Anguerrand!
L’étonnement de Jean Nib devint une sorte d’effroi. Oui, oui, c’était formidable, ce qui se préparait…
– Ah çà!… je ne comprends pas! fit-il d’une voix que d’étranges sensations faisaient rauque.
– Tu ne comprends pas? rugit sourdement Charlot-Lilliers. Tu ne comprends pas pourquoi, moi, Charlot, moi, oui, moi je n’ose pas? Tu ne comprends pas pourquoi c’est à l’hôtel d’Anguerrand que tu me retrouveras, et pourquoi, pour me voir, il faudra que tu demandes le baron d’Anguerrand?… Tu ne comprends pas tout cela?… Eh bien! Jean Nib, écoute! Un seul mot!… Je m’appelle Gérard d’Anguerrand!…
Et le parricide se glissa dans les ténèbres, s’enfuit vers Paris, se heurtant aux arbres de la route, étouffant les cris d’amour et d’horreur qui faisaient explosion sur ses lèvres, poursuivi par les plaintes du vent d’hiver qui le fouettait, courant à perdre haleine afin qu’il fût trop tard pour retourner à ses pas et hurler à Jean Nib ce qu’il y avait dans son cœur maudit:
– Oh! non! Je ne veux pas qu’elle meure! Ne tue pas Lise!…
* * * * *
Comme Jean Nib et Rose-de-Corail allaient rentrer dans la buvette, un coup de sifflet, au loin, déchira la nuit, puis un autre plus rapproché, puis d’autres, coup sur coup, s’appelant, se répondant, enveloppant la baraque de hurlements sinistres pareils à ceux des oiseaux de mort… L’homme tendit le cou, écouta. La femme murmura:
– C’est la rousse… Fuyons!…
Des ombres à ce moment surgirent; les agents de la sûreté se ruèrent sur l’entrée du cabaret et une voix tonna:
– Charlot est là-dedans! c’est sûr! qu’on arrête tout le monde!… Cette fois, nous le tenons!…
– En voilà toujours un! ricana un agent qui abattit sa poigne sur l’épaule de Jean Nib.
Dans le même instant, un hurlement retentit, et l’agent s’affaissa: Rose-de-Corail, d’un geste prompt et sûr, avait relevé sa jupe comme tout à l’heure, et, de la jarretelle, avait décroché un poignard court, aigu, joli joujou, arme terrible… Le poignard avait atteint l’agent un peu au-dessus du cœur…
Le ricanement, l’éclair de l’acier dans l’ombre, le hurlement de douleur, le jet de sang, tout cela n’avait été qu’un seul coup de foudre…
Quatre agents foncèrent sur Rose-de-Corail, tandis que le reste de la brigade envahissait la buvette des Croque-Morts. Ils foncèrent… et se heurtèrent à quelque chose d’énorme, de rude, de hérissé… un être ramassé sur lui-même, en garde, la tête dans le cou, silencieux et formidable… Jean Nib!… Il avait empoigné Rose-de-Corail et la tenait enlacée du bras gauche: sa main droite était cuirassée d’un coup-de-poing américain; et il fonçait, lui aussi!…
Il y eut des grognements brefs, des jurons, des râles, de rauques soupirs… une courte mêlée où, à coups de tête dans des poitrines, à coups de fer dans des mâchoires, Jean Nib se fraya un passage sanglant! Quelques secondes plus tard, il disparaissait, tranquille, souple, félin, puissant, emportant dans ses bras la femme aimée, pareil à l’homme primitif emportant une proie…
Dans la buvette, un bruit de lutte, de tables renversées, de bouteilles brisées, puis tout à coup le silence: les agents étaient maîtres du champ de bataille, mais Finot, le terrible Finot qui les commandait, constatait avec désespoir que Charlot n’y était pas… et que la bagarre lui mettait cinq hommes hors de service…
Jean Nib et Rose-de-Corail s’étaient arrêtés à cent pas de là, derrière une palissade à demi démantelée qui bordait un terrain vague; c’était la tactique de Jean Nib, dans cette guerre effroyable, inlassable, féconde en épisodes étranges, saisissants, dramatiques, comiques, héroïques, que se font ces deux rudes lutteurs: la pègre et la police – et qui a pour champ de bataille Paris, le sombre Paris, et sa banlieue plus sombre encore!…
Ils virent donc passer, menottes aux poings, les clients de l’ignoble cabaret.
– C’est fini! murmura Rose-de-Corail.
– Non. En voilà encore deux! répondit Jean Nib. Ils cherchent leur revanche… Tiens… les voici qui pistent une jeune fille… Ah! pauvre petite moucheronne!… Ils l’empoignent!… Elle se débat!… Ah! je n’y tiens plus!…
Jean Nib s’élança, violent, la mâchoire serrée, les yeux sanglants, et, en quelques bonds, rejoignit les deux policiers retardataires qui, se transformant en agents des mœurs, venaient de sauter sur une passante et hurlaient.
– Grâce, messieurs, grâce! râlait l’inconnue d’une voix d’épouvante… Je viens du cimetière… porter des fleurs… Je me suis attardée… Grâce!…
– Du cimetière? À dix heures du soir? Par un temps pareil?… Allons, ton compte est bon!… Marche! Et pas de chiqué, la belle!…
– Et ça! c’est-il du chiqué? fit une voix dans un grondement de fauve. En même temps, Jean Nib détachait un coup de tête, catapulte vivante, sur la poitrine de l’un des policiers qui s’affaissa… La seconde d’après, il marchait sur l’autre agent, si terrible, si formidable d’allure et d’attitude, que l’homme, après un rapide regard autour de lui, esquiva la lutte.
L’inconnue tremblait comme la feuille au vent et, pâle de terreur, les mains jointes, assistait à cette scène qu’elle suivait d’un regard où, peut-être, il y avait autant de curiosité que d’effroi… une curiosité hardie de véritable gamine de Paris habituée à tous les hasards de la rue.
– Venez, fit Rose-de-Corail, d’une voix très douce, venez vous réconforter…
Quelques minutes plus tard, ils entraient tous trois dans la buvette ravagée, où le patron, philosophiquement, relevait les tables et balayait les débris de verre. Et alors, à la lumière douteuse du quinquet, Rose-de-Corail avec une instinctive jalousie, Jean Nib avec étonnement, virent que l’inconnue était une jeune fille de dix-huit ans, adorablement jolie, la bouche mutine, les yeux lumineux d’un beau bleu satiné de pervenche, taille cambrée, mains fines, opulente chevelure blonde comme les blés en août…
– Comment t’appelle-t-on, la gosse? dit Jean Nib d’une voix enrouée par l’admiration.
La jeune fille, déjà rassurée sans doute, eut un sourire d’une exquise hardiesse qui illumina son visage délicat, et elle répondit:
– On m’appelle Marie Charmant…
Et, sans embarras, souriante, l’œil franc, la physionomie ouverte, elle continua, prévenant les questions entremêlant son petit discours de termes ramassés à droite et à gauche, au coin des bornes…
– Oui, on m’appelle comme ça, mais quant à dire si c’est mon nom, ça est une autre paire de manches. C’est parce qu’on dit que je suis très jolie…moi, je veux bien, mais ma glace ne m’en a encore rien dit, et ce n’est pas d’ailleurs que mes mirettes l’aient beaucoup usée, ma glace… Ce que je m’en bats les cils, moi, d’être jolie!… Enfin, ça me sert de nom… on s’appelle comme on peut… Et voilà! Je suis marchande de bouquets, à la rue: muguet, réséda, roses, mimosa, lilas, chrysanthèmes, œillets, je vends de tout, suivant la saison… on vend ce qu’on peut, et ça fait bouillir ma petite marmite. Je demeure rue Letort, vous connaissez ça?… la cassine près du chantier de démolitions et des écuries du loueur (ici, Jean Nib eut un tressaillement). Une chambrette grande comme mon mouchoir de poche, trois pots fleuris sur le rebord de la fenêtre…
«Alors, vous comprenez, j’ai reçu commission de porter des chrysanthèmes sur une tombe, pour une pauvre veuve… ma voisine (Jean Nib tressaillît à nouveau). J’ai donc fait la commission, un peu tard, à preuve qu’il a fallu parlementer avec le gardien, et puis, voilà qu’après m’être un peu attardée par là, je m’en revenais bien tranquillement… et voilà mes deux ostrogoths qui me sautent sur le casaquin!… Ah! zut!… Heureusement, vous avez rappliqué dare-dare, et me voilà tirée de leurs sales pattes!… Merci, monsieur, je n’oublierai jamais ça… foi de Marie Charmant!…
Et ce nom de Marie Charmant lui seyait à merveille. Car elle était vraiment charmante de grâce et de hardiesse ingénue – toute la hardiesse de l’innocence la plus pure – et adorablement gentille quand elle tendit sa main fine à Jean Nib.
Et tandis qu’elle parlait, Jean Nib, le regard invinciblement attaché sur celle qu’on appelait Marie Charmant, les yeux fixes, comme perdus en une lointaine rêverie, la physionomie contractée par l’effort de quelque mystérieuse recherche… oui Jean Nib songeait à ceci:
– Ces yeux… Oh! ces yeux!… Ils sont bleus!… d’un bleu violet pâle… Les yeux de Charlot-Lilliers – de Gérard d’Anguerrand, sont noirs comme les miens… Oh! ceci est étrange!… Tout à l’heure, quand Charlot me parlait, je regardais ses yeux noirs, et il me semblait que c’étaient mes yeux que je voyais!… Et maintenant que je regarde les yeux bleus de cette gosse… oui, encore maintenant, il me semble que je vois mes yeux à moi!… Ah ça, mais je deviens fou, moi! Pourquoi y a-t-il des choses que je crois avoir vues dans les yeux de Gérard d’Anguerrand et dans les yeux de Marie Charmant… deux êtres que je n’ai jamais vus… jamais?…
X L’EXPÉDITION NOCTURNE
Deux heures du matin. Une de ces nuits funèbres des grands hivers parisiens.
L’hôtel d’Anguerrand était désert, son grand portail massif solidement fermé, ses croisées closes, sa façade muette et noire. À travers les persiennes de deux fenêtres qui se touchaient, une pâle et triste lueur, pourtant, filtrait…
Sur le trottoir d’en face, un homme et une femme, renfoncés contre le mur de la maison que Lise avait habitée, immobiles, silencieux, raidis par l’attention, fixaient cette double lueur.
À dix pas de là, une voiture stationnait…
La femme, parfois, jetait à droite et à gauche un long regard qui fouillait la nuit. Mais l’homme ne pouvait détacher se yeux hagards de ces fenêtres.
Il eut un soupir rauque et passa le revers de sa main sur son front…
– Marche… murmura la jeune femme. Songes-y! L’occasion, la voici!…
– Oui, fit l’homme dans une sorte de grognement, – mais il ne fit pas un pas.
– Tu n’oses pas! reprit la femme. Tu aurais dû amener deux ou trois aminches…
– Jamais!… Je ne veux pas qu’on voie que je vais faire cela… moi!… C’est déjà trop que tu aies fait venir Biribi… nous n’avions pas besoin de sapin!…
– Biribi est un frère. Allons, vas-y!… C’est la fortune!… continua la femme dans un murmure imperceptible et ardent. Avant-hier soir, nous ne pouvions pas acheter deux sous de pain… Pour un mauvais quart d’heure à passer, nous voilà riches!… Est-ce que ce n’est pas un peu notre tour, dis?…
– Assez! haleta l’homme. Ne me remets pas ces colères-là au ventre… j’y vais!…
– Bon!… Te rappelles-tu bien le plan, tel que Charlot te l’a remis ce matin?
– Je l’ai là, dit l’homme en se frappant le front.
Il traversa la rue; d’un bond il atteignit le faîte du mur de bordure, se hissa à la force du poignet, sauta… Il était dans l’intérieur de l’hôtel!…
Alors, l’attitude de Jean Nib s’affaissa… Il monta les degrés du perron, silencieux comme un spectre, et, avec quelques outils, se mit à travailler: au bout de cinq minutes, la porte s’ouvrit…
Jean Nib, dans le vestibule, se mit pieds nus; il réfléchit quelques instants, très calme, très sûr de lui, puis il monta.
Jamais il n’avait pénétré dans cet hôtel… mais la fièvre de l’action décuplait sa mémoire et il lisait en pensée le plan qu’il avait étudié toute la journée. Il savait d’ailleurs, par Charlot, c’est à dire Gérard, que le baron d’Anguerrand avait renvoyé toute la domesticité, ne gardant qu’une vieille bonne qui couchait dans les combles. Le coup était facile… il était sûr d’atteindre le but…
Ce qu’il ferait alors… le coup de couteau final… il l’écartait de son imagination…
Il monta, franchit des couloirs et des pièces, marchant de son pas souple, les mains étendues, sentant l’obstacle à distance, se glissant, ne provoquant pas un craquement. Tout à coup, il se vit, ou plutôt se sentit dans une vaste salle qui n’était pas prévue dans cet itinéraire du crime: Jean Nib comprit qu’il était égaré.
Il tira de sa poche une petite lanterne sourde, fit jouer un ressort, et un mince filet de lumière électrique jaillit. Jean Nib vit qu’il était dans un salon somptueux, et à la vue des richesses entassées là, un sourire terrible crispa ses lèvres, les veines de son front se gonflèrent, ses prunelles se strièrent de rouge… Tout à coup, il eut un sursaut effrayant… Quelqu’un était là qui le regardait!…
Quelqu’un!… Une femme en toilette de soirée, jeune, belle, avec des yeux très doux et un sourire un peu triste…
Jean Nib se ramassa pour bondir…
Subitement, il se détendit, haussa les épaules et il eut un ricanement silencieux… Cette femme, c’était un portrait… un grand portrait en pied… ce n’était qu’un portrait!…
L’assassin soupira, essuya son front mouillé de sueur, et alors, avec une sorte de curiosité morbide, examina le portrait… Plus il le regardait, plus il se sentait attiré, fasciné… Le jet de sa lanterne éclairait la tête de la femme et faisait vivre les yeux, tandis que tout le reste se noyait d’ombre… Jean Nib s’immobilisait dans cette contemplation… L’assassin, peu à peu, tombait à une rêverie profonde, étrange, qui n’était pas la rêverie spéciale du crime, qui était quelque chose d’inexprimable qu’il tâchait pourtant d’exprimer:
– Qu’elle est belle!… Ou plutôt qu’elle a dû être belle, jadis!… Car le portrait… il y a des années qu’il a été fait… Quand?… Je ne sais pas… mais il y a longtemps, c’est sûr… Oui, voilà un sourire qui dit bien des douleurs… Qu’elle a dû être bonne! Oh!… et ses yeux! ces grands yeux bleus où il y a comme une lumière!… Ah ça! où ai-je vu ces yeux-là, moi?
Jean Nib se disait ces choses, sans que ses lèvres eussent une agitation, mais un frisson convulsif, parfois, le secouait. Et il reprit:
– Ces yeux!… Oh! mais est-ce que je vais les voir partout?… Où les ai-je vus? Où?… Oh! je veux le savoir! Cela m’affole… Oh! j’y suis! Ce sont les yeux de cette gosse qui s’appelle Marie Charmant!… Les mêmes yeux!… ces yeux où j’ai cru voir, moi, des choses que pourtant je n’avais jamais vues!…
Soudain, la vision s’évanouit… Jean Nib venait de pousser le ressort de sa lanterne.
Et il reprit sa marche glissante, sans un craquement, sans une erreur, marchant d’instinct à l’une des quatre portes qui s’ouvraient sur ce vaste salon – à celle-là et pas à une autre.
Quelques minutes plus tard, il se trouvait devant une serrure à travers laquelle passait un rais de lumière. Et il dit en lui-même:
– C’est là!… L’homme que je vais tuer est là!… Et la chambre voisine, c’est celle de la jeune fille que je vais tuer!… Le père et la sœur de celui qui me paye pour tuer!…
Alors Jean Nib tâta du bout des doigts, ausculta pour ainsi dire, la serrure: elle n’était pas fermée!… Il n’y avait qu’à tourner le bouton!…
Les sourcils de Jean Nib se contractèrent. Il frissonnait. S’il se fût vu, à cette seconde de lutte suprême contre la tentation du forfait, il se fût épouvanté…
Brusquement il secoua sa crinière. D’un geste rapide, il se fouilla, et lorsque sa main reparut, elle se hérissait d’une lame épaisse emmanchée solidement… Il n’avait qu’à ouvrir… et à se ruer!…
La porte ouverte, Jean Nib s’arrêta court: l’homme qu’il devait tuer dormait sur un fauteuil…
Cela lui produisit une étrange impression, comme si une main eût arrêté sa main.
Il fit trois pas, le couteau au poing, la mâchoire violente, les yeux convulsés.
Si l’homme s’était éveillé à ce moment, il était mort.
Le baron Hubert d’Anguerrand dormait près d’une table sur laquelle il y avait une lampe et un amas de divers papiers.
Jean Nib s’approcha jusqu’à le toucher presque. Le baron ne s’éveilla pas. Il murmurait des mots confus.
L’assassin évitait de regarder la victime.
Son regard errait, hagard, morbide, et promenait sa flamme de folie dans les angles de cette chambre. Ses doigts crispés jusqu’à une sensation de douleur se raidissaient sur le manche du couteau…
Tout à coup, il leva le poing!… Lentement, le couteau se dressa dans l’air…
– Mon fils… balbutia la victime qui, au fond de son rêve, parlait à quelqu’un.
Les cheveux de Jean Nib se hérissèrent; ses yeux se gonflèrent comme si les larmes eussent voulu jaillir… et doucement, son poing retomba… et il murmura:
– Il appelle son fils!… Pauvre bougre!… Tu ne sais pas quelle affreuse crapule c’est, ton fils!… Moi, je suis Jean Nib… n’est-ce pas? Ça veut tout dire!… Eh bien, je vaux encore mieux que ton fils!…
Sourdement, il répéta:
– Son fils!… Il appelle son fils!… Allons! finissons-en!…
Le couteau, de nouveau, décrivit son effroyable parabole, et, un instant, demeura suspendu au-dessus de la poitrine du baron d’Anguerrand.
– Voilà! songea l’assassin dans une sorte de morne délire. Ma main va s’abattre sur la poitrine qui est là! Le sang va jaillir… et cet homme sera mort!… Et cet homme dort!… Et cet homme ne m’a fait aucun mal, à moi!… Oh! faire cela!… Être ce que je ne suis pas encore!… Dégringoler cette dernière pente du crime!… Tuer!… Tuer ce malheureux qui ne se défend pas, qui dort!… et appelle son fils!… Oh! je ne peux pas!… je ne peux pas!…
Dix minutes plus tard, Jean Nib ouvrait une fenêtre et modulait un coup de sifflet si doux qu’à peine pouvait-il être entendu… Alors, Rose-de-Corail s’approcha vivement de la voiture qui stationnait au coin de la rue de Babylone, et murmura:
– Ça y est! À nous, Biribi! enlevons les macchabées! C’est dans l’ordre et la marche du programme imposé par celui qui casque!…
XI LA VEUVE
Il était environ cinq heures du soir. Il faisait sombre. Il faisait froid.
Jean Nib, quatre jours après son entrevue avec Gérard d’Anguerrand et sa conjonction avec Marie Charmant, vers cette heure que nous venons de dire, entrait dans la rue Letort, tout à fait au bas du versant montmartrois. Il cheminait côte à côte avec Rose-de-Corail. Ils ne se disaient rien. Lui, marchait la tête basse. Elle, l’œil à l’affût, dévisageait les passants pour deviner les policiers de loin…
Vers cette partie – alors presque déserte – de la rue Letort, qui va se perdre sur la croisée des boulevards confinant aux fortifications, Jean Nib entra dans une maison que flanquaient à gauche les écuries d’un loueur de voitures et à droite les chantiers d’un entrepreneur de démolitions. Il monta au quatrième, ouvrit une des trois portes du palier, entra.
Le logis était triste, sale, encombré de ballots et de paquets, avec la physionomie d’un magasin de recel.
Près d’une table sur laquelle il y avait une bouteille et un verre, une femme tout de noir vêtue était assise, rêvant ou dormant peut-être… On ne lui savait pas de nom; alors, on l’appelait La Veuve, parce qu’elle était toujours en noir.
Jean Nib posa sa main sur l’épaule de cette femme et dit:
– Salut, La Veuve. C ’est moi. J’ai des choses à vous dire…
La Veuve ne fit pas un mouvement.
– Elle est partie dans ses idées noires, dit Rose-de-Corail.
Mais, lentement, La Veuve relevait la tête; en quelques secondes, la morne expression d’hébétude de ce visage se transforma, se dissipa, se fondit… la figure fut immobile un instant… puis cela devint un masque d’ironie terrible, douloureuse, haineuse.
– Des idées noires? bégaya-t-elle. Oui! Tout est noir en moi et hors de moi! Il serait étrange que mes idées ne fussent pas couleur de deuil, puisque je porte le deuil de ma jeunesse, de ma beauté, de mon amour, de ma vie… Mais parle: qu’as-tu à me dire? Allons! vous n’avez pas le sou, hein?… Et vous avez compté sur moi?… Qu’est-ce que vous apportez, cette fois? Un bijou?… Une montre?… Un ballot de soie?…Allons, exhibe, que j’estime!…
– Écoutez-moi, La Veuve, dit Jean Nib avec une sorte de gravité. Je ne vous apporte rien, et n’ai pas besoin d’argent. J’ai touché, il y a quatre jours, cinq mille francs; ce matin vingt mille; d’ici trois jours, j’en toucherai cent mille; total: cent vingt-cinq mille, comme dit Charlot.
– Alors?… quoi?… gronda La Veuve, que ces chiffres ne semblaient pas émouvoir.
– Alors, voici: j’ai touché cela pour supprimer un homme et une jeune fille, comprenez-vous?…
– Oui, tu les as surinés. Mon Dieu, je savais que tu en viendrais là… Voyons, raconte un peu…
– Celui qui paye m’avait dit: Tue-les!… Eh bien! La Veuve… je n’ai pas frappé!… Tous deux sont vivants!… Je n’ai pas frappé! Pourquoi? Je ne sais pas. Je ne saurai jamais. Je ne veux pas savoir… Mais à celui qui paye, j’ai dit que j’avais frappé! Voilà l’affaire, y êtes-vous?
– J’y suis. Après?…
– Après?… Ces deux êtres qu’il fallait supprimer, il s’agit de les mettre à l’ombre, de façon que jamais ils ne se trouvent face à face avec l’autre… avec Charlot! Nous les avons ficelés, empaquetés, emportés… Mais que vais-j’en faire, de la gosse?… Pour l’homme, ça va… Il est en lieu sûr, je m’en charge. Mais la petite?… Alors, j’ai pensé à vous, La Veuve! Vous avez recelé tant de choses dans votre vie!… Si vous acceptez, il y a cinq mille francs pour vous…Est-ce oui?… Je vous amène la petiote dès lendemain!
– Un instant! grommela La Veuve. Je tiens à savoir, moi!… D’abord le nom de l’homme et de la gosse.
Jean Nib répondit:
– L’Homme s’appelle le baron Hubert d’Anguerrand. La gosse, c’est sa fille, et elle s’appelle Valentine d’Anguerrand, voilà…
La Veuve tressaillit comme si elle eût reçu une décharge électrique. Elle se leva toute droite. Ses yeux, dans les ténèbres, flamboyèrent. Un râle siffla sur ses lèvres tuméfiées. Et soudain elle éclata d’un rire effroyable, un rire de damnée.
Les deux mains sèches et rudes de La Veuve se levèrent et s’abattirent sur les épaules de Jean Nib.
– Tu dis que l’homme s’appelle Hubert d’Anguerrand? rugit-elle.
– Je l’ai dit!
– Tu dis que la fille s’appelle Valentine d’Anguerrand?…
– Je l’ai dit!
– Seigneur Dieu! râla La Veuve en s’abattant sur ses genoux, Seigneur Dieu! c’est donc vrai que tu es bon, que tu es grand, que tu es juste… puisque tu as enfin pitié de moi… puisque tu trouves que j’ai assez souffert! que je me suis assez rongé le cœur! que j’ai assez amassé de haine! que je me suis assez mordue aux lèvres pour étouffer la clameur de vengeance!… Puisque, enfin, tu me les livres!… Car c’est toi qui me les donnes, n’est-ce pas, mon Seigneur Dieu?… Tu me les donnes! tu me les apportes pieds et poings liés afin que je leur rende un peu de l’abominable torture qui me fut infligée!… Mon Dieu! mon Dieu! faites que je ne crève pas de cette joie qui m’étouffe!… J’étouffe!… Oh!… à moi!…
Et, avec son rire de démon au coin de ses lèvres crispées, elle parvint à s’asseoir, et, longuement, passa ses mains sur sont front livide.
– Allume la lampe! fit-elle tout à coup en frissonnant.
Rose-de-Corail se hâta d’obéir et le triste logis apparut dans sa hideur.
La Veuve plaça les coudes sur la table, mit sa tête dans ses deux mains et gronda:
– Jean Nib, tu m’amèneras cette jeune fille… J’en fais mon affaire!
XII LUEUR DANS LES TÉNÈBRES
La Veuve jeta sur Jean Nib et Rose-de-Corail un regard hébété. Elle luttait, elle ne voulait pas parler. Mais la crise de haine qu’elle venait de subir affaiblissait sans doute sa volonté, car elle gronda:
– Il faut que je parle. C’est plus fort que moi. Il faut que j’évoque ce passé d’angoisse que j’ai enfoui dans mon cœur comme dans une fosse. D’ailleurs, il ne s’agit pas de moi. Moi, je suis La Veuve. Celle dont il s’agit s’appelait… attendez… comment s’appelait-elle?… Jeanne Mareil! Elle est morte!…
La Veuve frissonna. Quelque chose comme un sanglot roula dans sa gorge.
– Écoutez, fit Jean Nib. Si vous avez des secrets, à quoi bon les dire?
– Tais-toi! Je sais ce que je fais…
– Vous feriez mieux de vous reposer, La Veuve, dit Rose-de-Corail.
– Tais-toi! Écoutez-moi, tous deux… Il faut que je parle, vous dis-je! Ce nom d’Anguerrand vient de tomber sur le silence de mes pensées comme une lourde pierre dans un étang. Cela remue la vase. Il faut que la vase monte à la surface. Donc, écoutez-moi: il y a longtemps, Jeanne Mareil vivait près de Segré, qui se trouve voisin d’Angers… As-tu été à Angers, Rose-de-Corail?
– Non, La Veuve. Vous savez bien que je suis de la Villette.
– Et toi, Jean Nib?…
– Je n’ai jamais quitté Paris, fit Jean Nib.
– Bon. Ça va bien. Angers, c’est une belle ville, mes enfants. Mais les environs sont plus beaux encore. Au printemps, figurez-vous le paradis; des violettes, du muguet et puis des pâquerettes, des boutons d’or… Eh bien! Jeanne Mareil vivait dans ce paradis! Elle aimait ces choses. C’est tout ce qu’elle aimait… et elle était bien heureuse, dans son village, près de Segré… Vous ne connaissez pas Segré?…
– Puisqu’on vous dit qu’on n’a jamais quitté Paris! grommela Jean Nib.
– C’est vrai! reprit La Veuve, en vidant le fond de son verre d’absinthe. La mère de Jeanne était veuve, mais elle avait continué courageusement l’exploitation de deux ou trois fermes qui appartenaient à… je dirai le nom tout à l’heure! Jeanne était l’adoration de sa mère, qui s’était saignée et endettée pour la mettre dans le plus beau pensionnat d’Angers, en faire une demoiselle. Là Jeanne Mareil avait appris toutes sortes de choses, et quand elle revint au village, à seize ans, elle savait le piano, la broderie, et peignait des fleurs, elle aimait à écrire en vers. Sa vieille mère était dans l’extase. Et Jeanne était si belle dans ce temps-là que tous les garçons, autour de Segré, en étaient amoureux. Mais elle n’en voulait aucun… C’est à ce moment que Jeanne Mareil connut l’homme qu’elle devait aimer, et cet homme s’appelait le baron Hubert d’Anguerrand… L’homme que tu n’as pas voulu frapper de ton couteau!… Enfin, tu sauras qu’il avait des domaines près de Segré, un château, des bois pour la chasse à courre, des champs à perte de vue, des fermes en quantité; tu sauras, en outre, que ce baron vit Jeanne Mareil et qu’il en fut amoureux. Il lui parla. Elle l’écouta. Finalement, il lui demanda de le suivre… Jeanne était fière: elle refusa de se donner; et pourtant, je jure qu’elle adorait cet homme… «Votre femme, oui!… Votre maîtresse, non!» Voilà ce qu’elle répondit.
– Mais que fit le baron?
– Il enleva Jeanne Mareil, dit La Veuve. C ’est bien simple, n’est-ce pas? Quand on est riche à millions et qu’une fille vous résiste, on la prend et on l’emporte. Pour ce genre de crimes, il n’y a pas de guillotine: le baron emporta Jeanne dans son château…
– Alors, ajouta Jean Nib en serrant les poings, la pauvre petite Jeanne Mareil devint malgré elle la maîtresse de ce gueux de baron?…
– Jeanne ne devint pas la maîtresse du baron. Je t’ai dit qu’elle était fière! Elle se défendit, elle lutta… et fut la plus forte. Le baron jura d’épouser, pria, pleura, supplia, menaça, rien n’y fit! Jeanne demeura chaste. Enfin, elle finit par découvrir des lettres de notaire oubliées dans un tiroir et qui lui apprirent que, justement, Hubert mijotait un mariage avec une demoiselle riche et titrée… Ce mariage devait avoir lieu dans deux mois… Et un soir qu’il jurait pour la millième fois de lui donner son nom et sa fortune si elle consentait, elle lui mit sous le nez les lettres du notaire…
– Ça, c’est tapé!… s’écria Jean Nib.
– J’aurais voulu voir la tête du baron à ce moment-là! fit Rose-de-Corail en battant des mains. Que fit-il?… Que dit-il?…
– Ce qu’il dit? Rien!… Ce qu’il fit? Il sauta sur Jeanne qu’il renversa… Mais à coups de dents, à coups de griffes, elle fit tant et si bien qu’il recula, blême de honte, tremblant de rage. Et alors, il ouvrit la porte à Jeanne, qui, en quelques bonds, fut hors du château…
– Sauvée!… Bravo!… Bien fait pour ce sale mufle de baron!…
– C’était une rude petite femme!… fit Jean Nib.
– Sauvée? dit La Veuve en éclatant de rire. Sauvée? Eh bien! vous allez savoir le plus beau de l’affaire! Savez-vous à qui appartenaient les fermes exploitées par la mère de Jeanne? Au baron d’Anguerrand! C’était Hubert, l’amoureux de Jeanne, qui était le créancier de la mère!… Et savez-vous ce qu’il avait fait, ce digne baron, avant d’enlever Jeanne? Il avait été trouver la vieille mère et lui avait proposé ce marché: «Votre fille ou l’huissier!…» Et savez-vous ce qu’il dit, après avoir emmené la petite comme un brigand des grands chemins?… Il dit à la mère que son enfant la reniait, qu’elle en avait assez de la vie de village… et qu’elle était sa maîtresse!… Et cela, il le dit à qui voulut l’entendre!… Et comme la mère menaçait, savez-vous ce qu’il fit?… Il fit saisir la vieille tandis qu’il séquestrait l’enfant! Il fit vendre ses meubles!… Il la fit expulser!…
La Veuve eut une sorte de rugissement, puis elle ajouta, très calme:
– En sorte que Jeanne, en rentrant chez elle au bout d’un mois et demi d’absence, trouva sa mère mourante de honte et de chagrin… En sorte que la pauvre vieille mourut cinq jours plus tard… En sorte que, sur le cadavre de sa mère assassinée par le baron d’Anguerrand, Jeanne fit un serment terrible!
– Dire que j’ai épargné cet homme! gronda Jean Nib en soufflant fortement.
– Tu le tiens encore! fit La Veuve en lui jetant un de ces regards d’une funeste clarté qui faisait frissonner.
– Ça, c’est autre chose, La Veuve! dit Jean Nib. Il est trop tard. N’en parlons plus!
– Soit! fit La Veuve avec une sorte d’indifférence. Je continue donc. Lorsque Jeanne revint de l’enterrement, elle se prit à réfléchir. Elle était ruinée de fond en comble. Cela n’était rien, en comparaison de l’amertume qu’elle se sentait au cœur… Elle tomba malade, et faillit mourir elle-même. Mais, comme je vous l’ai dit, c’était une nature vaillante, énergique. Elle voulut vivre… pour une besogne qu’elle s’était tracée: elle vécut!… Elle voulut d’abord essayer de se raccrocher à une existence honnête. Elle arracha de son cœur l’amour qui y avait poussé comme un mauvais chiendent. Elle se dit qu’elle pouvait encore espérer un peu de bonheur… Du bonheur! Ah bien, oui! Elle ne trouva même pas de la pitié autour d’elle!… Partout, le baron Hubert avait raconté le déshonneur de Jeanne Mareil!… Il paraît que cela est très amusant à raconter en société… enfin, c’est très porté dans ce qu’ils appellent le monde… c’est très gentilhomme!…
– Sale crapule! murmura Rose-de-Corail.
– Pas du tout. C’était un honnête homme qui s’amusait, dit La Veuve avec une froideur sinistre. La mère de Jeanne était morte de cet amusement, voilà tout. D’autres devaient en mourir encore… Quant à Jeanne, lorsqu’elle voulut reprendre pied dans la vie, revoir ses anciennes amies, se mêler à l’existence, elle s’aperçut que tout le monde lui tournait le dos; les femmes, pour se venger de sa beauté, la méprisaient tout haut; les hommes lui parlaient trop bas avec des sourires de goujats; enfin, chacun était persuadé que Jeanne était la maîtresse du baron. Dès lors, elle devenait propriété commune et banale… Elle eût trouvé des amants à la douzaine: pas un garçon, à vingt lieues à la ronde, n’eût voulu l’épouser.
«Jeanne comprit qu’elle était flétrie sans l’être, qu’elle ne pouvait plus rien espérer de ce qui embellit la vie d’une femme, et que, dans le monde, on est honnête ou criminel non pas selon la réalité, mais selon les apparences… Alors, elle résolut de se venger, tout de suite ou dans dix ans, peu importait! Pourvu que le baron d’Anguerrand souffrit un peu de ce qu’elle souffrait!…
«Pour commencer, elle qui avait si vaillamment résisté à Hubert, elle prit un amant le jour du mariage. Cet amant était un ami du baron d’Anguerrand. Il s’appelait le comte de Damart. Il était pauvre. Il vivait des miettes du baron, en lui rendant toutes sortes de services. Il était veuf. J’ai appris plus tard qu’il avait une petite fille qu’on élevait… je n’ai jamais su où.
«Donc, le jour où Hubert d’Anguerrand épousa la baronne Clotilde, moi je devins la maîtresse du comte Louis de Damart, son ami intime, son inséparable, presque son frère… Ce furent mes noces à moi!…
– Ah ça! interrompit Jean Nib, Jeanne Mareil, c’était donc vous, La Veuve?…
La Veuve eut un rire strident, pareil au grincement des folles. Puis, comme si elle n’eût pas entendu, elle continua avec cette étrange lucidité qui surnageait sur son ivresse:
– De mon mariage, à moi, naquirent un garçon et une fille. Le garçon est mort à Paris, alors qu’il prenait ses dix ans… juste dans ce mois où nous sommes. Il s’appelait Louis, comme son père… Pauvre petit!… Tué par la misère, la faim et le froid… La fille s’appelait Suzanne… Et celle-là… oh!… celle-là!… c’est pis que si elle était morte!… Quand je songe à mon petit Louis, je me dis: il dort, il ne souffrira plus jamais… et cela me console d’être séparée de lui… Mais savoir que ma fille est vivante… et que je ne la verrai jamais… imaginer nuit et jour peut-être… comme mon petit Louis… que peut-être on la tue peu à peu… c’est pour le cœur d’une mère le plus effroyable supplice… toujours, toujours, je pense à cette nuit de Noël où, sur la route pleine de neige, sur cette triste route d’Angers aux Ponts-de-Cé, qui fut mon calvaire, je perdis ma petite Suzette!…
La Veuve éclata en sanglots.
– Allons, La Veuve, dit Jean Nib, il faut vous consoler.
La Veuve sanglotait et murmurait des paroles tristes comme une complainte:
– Ô ma petite Suzanne… où est tu?… que fais-tu?… Te rappelles-tu seulement ta mère?… Non! tu ne dois pas te rappeler… tu étais trop petite!… Tu aurais tes dix-sept ans depuis la Saint-Jean dernière, sais-tu bien? Comme tu serais belle! Oh! si je t’avais!… Jamais, ma Suzette… jamais plus je ne te verrai!… C’est vrai! reprit La Veuve avec un soupir atroce. C’étaient là mes enfants. Maintenant je n’ai plus d’enfants. Je suis seule pour toujours… Je vis comme une bête fauve. Moi qui étais née pour le bonheur, qui pouvais rencontrer un honnête homme, devenir une bonne mère, élever ma famille, rendre mon homme heureux, eh bien! je suis devenue La Veuve!…
La Veuve – ou plutôt Jeanne Mareil – s’arrêta brusquement, les dents serrées; son regard brillait d’une lueur étrange.
– Voici comment j’ai commencé à me venger, continua-t-elle au bout d’un long silence farouche. Après son mariage avec celle qu’on appelait la baronne Clotilde, Hubert d’Anguerrand retourna à Paris. Trois ans s’écoulèrent. Puis, brusquement la baronne Clotilde revint s’installer seule au château où Hubert n’apparut plus qu’à l’automne de chaque année, au moment des grandes chasses. Des ans passèrent encore. Trois enfants étaient nés au château d’Anguerrand. L’aîné s’appelait Gérard.
– Celui qui m’a payé pour tuer son père! gronda Jean Nib.
– Oui!… Le deuxième s’appelait Edmond…
– Celui-là, je ne le connais pas, dit Jean Nib. Mais ce doit être un rude sacripant, puisqu’il est le fils d’un tel père et frère d’un tel frère!…
– La dernière, enfin, s’appelait Valentine…, continua La Veuve. Moi, je vivais toujours avec le comte de Damart, qui était devenu une sorte de régisseur général des biens du baron. Je le voyais tous les jours. Mais souvent, le soir, il me quittait pour tenir compagnie à la baronne Clotilde… À l’époque dont je vous parle, le petit Gérard avait treize ans: on l’élevait à Paris, dans un pensionnat. Edmond avait huit ans et Valentine trois ans. Ma petite Suzette avait aussi trois ans alors! ajouta la Veuve, dont les traits se contractèrent brusquement. Ensuite?… Il arriva ceci que, de plus en plus, Hubert d’Anguerrand se détachait de sa femme. Il ne venait plus au château qu’un mois par an. Et mon amant, le comte Louis de Damart, était, pour ainsi dire, le maître dans ce domaine. Il me racontait combien la baronne était triste d’être ainsi délaissée, et cela me vengeait déjà, cela m’aidait à prendre patience… Le soir, parfois, je guettais sur le chemin qui va de Segré au château. Je sentais que mon heure approchait…
"Un soir de décembre, par un temps de froid noir, je vis, de loin, arriver un cavalier: à sa taille, à sa carrure, à son air fier et rude, je reconnus Hubert d’Anguerrand… C’était lui, en effet! Contre son habitude, il venait passer les fêtes de Noël au château. Il arrivait sans avoir prévenu personne. En le voyant, je ne sais ce qui me passa par la tête… Je ne sais quelle voix me cria que le moment était venu… ou jamais!… Je me plantais résolument sur la route, et quand il fut à ma hauteur, je saisis la bride de son cheval en disant:
«- Bonsoir, monsieur le baron d’Anguerrand!…
«Il y avait des années et des années que le baron Hubert ne m’avait vue. Et pourtant, dans la nuit qui venait, il me reconnut tout de suite; il sauta à bas de son cheval, et je vis qu’il était pâle comme un mort. Il me saisit les poignets et me dit, dans la figure: «C’est vous, Jeanne? C’est vous?… Oh! c’est toi!… Tu veux donc enfin de moi, puisque tu m’appelles!…» Il tremblait. Je lui répondis: "Non, monsieur le baron. Je ne veux pas de vous pour une raison bien simple: c’est que je veux être fidèle à mon amant…» Il eut un soupir pareil à celui du bœuf qu’on assomme et bégaya: «Ainsi, vous n’avez pas voulu de moi, par fierté… et vous avez un amant!… quelque paysan…»
– «Non, monsieur le baron, mon amant, comme vous, porte un titre… Mon amant est comte, comme vous êtes baron; il s’appelle Louis de Damart: c’est votre meilleur ami!…»
«Hubert ne dit rien. Mais je l’entendis grincer des dents. Il fit un mouvement pour s’élancer à cheval. Je le retins et lui criai:
«- Savez-vous, monsieur le baron, pourquoi je vous ai arrêté et pourquoi je vous ai dit que j’avais un amant qui s’appelle Louis de Damart?… C’est que mon amant me trompe!…
«- Tant mieux! Puisses-tu souffrir dans ton cœur ce que j’ai souffert dans le mien!…
«- J’ai compté sur vous pour me venger, monsieur le baron!…
«- Moi?… Folle! Triple folle!… Moi, te venger?…
«- Vous! hurlai-je, c’est vous qui me vengerez! Car celle qui m’a volé mon amant, c’est celle-là même qui vous a volé à moi, c’est la baronne Clotilde! J’ai les preuves! Il y a longtemps que votre femme est la maîtresse de Louis de Damart… Ni votre fils Edmond, ni votre fille Valentine ne sont vos enfants, monsieur le baron!… et en ce moment même, Louis de Damart est auprès de Clotilde d’Anguerrand.
«Hubert d’Anguerrand chancelait, poursuivit La Veuve. Il râlait. Je le voyais étouffer. Et moi, je continuais! J’inventais des preuves abondantes et précises pour étayer mon mensonge, je donnais des détails d’une vraisemblance telle que je me suis souvent demandé comment j’ai pu les imaginer en un tel moment. Et puis, ma trouvaille, en cette minute de délire, fut de déclarer que sur les trois enfants, il y en avait un, l’aîné, Gérard, qui était bien du baron… cela achevant de prouver ma bonne foi!… Je tenais Hubert par le bras… Quand j’eus tout dit, quand je vis ses yeux devenir sanglants, je le lâchai comme un chien enragé, et il sauta sur son cheval en bégayant d’une voix de folie: «Qu’elle meure! qu’elle meure avec son amant! qu’elle meure avec les deux bâtards!…» Le cheval fit un bond et disparut dans la nuit. Et moi je m’élançai en courant vers le château… Une heure plus tard, j’arrivai au château, haletante, échevelée, pour voir l’effet de mon mensonge, comme, lorsque le tonnerre est tombé quelque part, on va voir l’effet de la foudre… Je vis des lumières qui couraient… des ombres affolées… J’entendis des voix tremblantes… J’entendis, oui, j’entendis que le baron Hubert d’Anguerrand avait tué le comte Louis de Damart… le père de mes enfants!… et que la baronne Clotilde était mourante elle-même!… Alors, la peur s’empara de moi, une peur insensée, terrible, comme jamais plus je n’en ai éprouvée de pareille. L’atroce pensée me tenaillait le cerveau que, bientôt, dans quelques heures, dans quelques minutes peut-être, le baron d’Anguerrand saurait que j’avais menti… et qu’alors, c’est sur mes enfants qu’il se vengerait!… Je me ruai vers la maisonnette que j’habitais à une lieue du château, et je poussai un hurlement de joie en voyant que Louis et Suzanne étaient là!… Les deux chérubins dormaient… Alors, tressaillant de terreur au moindre bruit, je les éveillai, je les habillai, je pris Suzanne dans mes bras, Louis par la main, et je partis, je m’élançai à travers la campagne pleine de neige!…
«Je marchai deux jours sans m’arrêter, évitant les grands chemins, n’entrant que dans les auberges isolées, me sentant mourir d’épouvante lorsque au loin j’entendais le roulement de quelque voiture. Sur la fin de la deuxième journée, j’étais exténuée; mon pauvre petit Louis ne pouvait plus marcher; alors, je voulus voir où je me trouvais, et ne reconnus plus le pays… J’étais égarée… en pleins champs… loin de toute ferme, de toute maison, loin du monde entier!… Je tombai au coin d’une haie, serrant mes deux enfants sur ma poitrine; la tête me tourna; je crus entendre comme un son de cloches lointaines au fond des ténèbres… Qu’arriva-t-il alors?… Je ne sais pas… je n’ai jamais su… Je me relevai… je crois me souvenir que j’avais encore ma petite Suzanne dans les bras… mais peut-être ne serrais-je sur ma poitrine que le fichu de laine où je l’avais enveloppée… Je marchais comme dans un rêve affreux… je tombais… je me relevais… et enfin je m’évanouis… Lorsque je revins à moi, le jour commençait à poindre… j’étais raidie de froid… la neige me couvrait entièrement, et c’est peut-être cela qui me sauva… Je jetai les yeux autour de moi, et alors je bondis! En une seconde, froid, fatigue, terreur, tout fut oublié: mes enfants n’étaient plus près de moi!… Je me mis à courir comme une insensée, j’appelai, je criai, je sanglotai… et, enfin, j’aperçus mon petit Louis dans la neige!…
Je me jetai sur lui, je le saisis dans mes bras, je le dévorai de caresses… et ce fut une minute inexprimable que celle où je vis ses chers yeux s’ouvrir: «Ne pleure pas, maman…» Je sanglotais… «Cherchons Suzanne, dis-je en riant à travers mes larmes; puisque te voilà, elle ne peut être loin.» Et je me mis à pleurer plus fort et à crier: «Suzanne! ma Suzanne!» Elle ne répondit pas! Plus jamais elle ne devait me répondre!… Le reste de mes souvenirs se perd dans un brouillard… Je me souviens seulement qu’en courant ainsi, j’arrivai sur une grande route: c’était celle qui va d’Angers aux Ponts-de-Cé… Alors, je crus me rappeler que j’avais dû traverser cette route dans la nuit, et je me suis mise à marcher vers Angers, appelant toujours Suzanne… Je voyais des gens me regarder avec étonnement… Je me souviens qu’ils étaient endimanchés; en effet, c’était Noël… effroyable Noël pour moi!… Aux premières maisons d’Angers, je perdis connaissance, et lorsque la raison me revint, je me vis dans un hôpital… Dans la cour, les arbres étaient feuillus; il faisait chaud: on était en juin… Cinq mois s’étaient écoulés depuis cette nuit de Noël où, près de la route des Ponts-de-Cé, je perdis ma petite Suzette!…
«La santé me revint; on me rendit mon petit Louis… Je partis pour Paris, où je me mis à travailler pour mon enfant… Mais je ne savais rien faire; ce que j’avais appris au pensionnat d’Angers ne me donnait pas un morceau de pain; je faisais de la broderie pour un grand magasin, et cela me rapportait de vingt à trente sous par jour. Mon petit Louis, au bout de deux ans de privations, se mit à tousser, et, par un matin de janvier, il s’éteignit dans mes bras en murmurant: «Ne pleure pas trop, maman!…» Alors, je fus enragée. Je me mis à chercher Hubert d’Anguerrand et les siens pour venger sur cette famille maudite la mort de ma mère, la mort de mon enfant, la disparition de ma fille… Or, écoute-moi, Jean Nib… Jamais je ne pus savoir ce qu’était devenu le baron!… Jamais je ne pus mettre la main ni sur lui, ni sur son fils Gérard, ni sir son fils Edmond, ni sur sa fille Valentine…
La Veuve se leva, s’approcha de Jean Nib, lui saisit les mains, et, les yeux dans les yeux:
– Et tu dis que Gérard t’a payé pour assassiner Hubert D’Anguerrand?
– C’est la vérité!…
– Le fils t’a payé pour supprimer le père?
– C’est la vérité! répéta Jean Nib dans un grondement.
Quand je te dis, Jean Nib, que c’est une famille de maudits! La fatalité pèse sur eux… Et tu dis, Jean Nib, que tu n’as pas voulu frapper le baron d’Anguerrand?
– La bataille tant qu’on voudra! dit Jean Nib. Mais frapper un homme seul, désarmé, sans risques… je n’ai pas pu, voilà!
– Eh bien! sois tranquille; du moment que le fils est aux trousses du père, le père mourra!
«Tu dis que tu te charges du baron Hubert d’Anguerrand?… Tu ne veux pas me l’apporter?…
– Non! Maintenant que je sais votre histoire, La Veuve; j’aimerais autant poignarder cet homme de mes mains que de vous le livrer.
Et tu as dit que tu voulais me confier sa fille?…
– Oui. À condition que vous ne lui fassiez pas de mal. Je viendrai m’en assurer, et malheur à vous si elle meurt!…
– Sois donc tranquille! fit La Veuve avec un livide sourire. Amène-moi demain la petite. Je t’en débarrasse. Je te rends service… et tu garderas l’argent que tu m’as offert… Je ne lui veux pas de mal, à la petite… elle n’est pas responsable, après tout!…
– S’il en est ainsi, fit Jean Nib en se levant, demain, Lise sera ici… À propos, est-ce que vous n’avez pas pour voisine une marchande de bouquets à la rue?
– La petite Marie Charmant, oui, fit La Veuve avec indifférence. C’est elle qui, l’autre soir, a porté des chrysanthèmes sur la tombe de mon petit Louis. Je lui ai donné cent sous pour la course.
XIII MARIE CHARMANT
Nous croyons avoir dit que sur le palier du quatrième, dans la maison de la rue Letort, s’ouvraient trois portes. L’une était celle du repaire où s’était embusquée La Veuve. Sur le deuxième, on pouvait voir une carte de visite, clouée aux quatre angles, sur laquelle on lisait ces mots tracés par une main maladroite:
Mlle MARIE CHARMANT
Fleuriste-bouquetière. On livre en ville.
La troisième porte était plus mystérieuse; elle était toujours fermée.
Disons enfin que du palier partait un petit escalier étroit et raide qui aboutissait à un galetas. Or, ce galetas faisait partie des dépendances locatives de La Veuve, et, grâce à un retour du toit, était situé en partie au-dessus du logis de la bouquetière des rues.
Cette rapide topographie esquissée, nous entrerons, s’il plaît au lecteur, chez Marie Charmant, par un après-midi de février, c’est à dire environ une vingtaine de jours après la scène que nous venons de retracer.
Le logis se composait de deux petites pièces et d’une sorte de niche creusée dans un gros mur. La première pièce était ce que Marie Charmant appelait son salon de réception. La deuxième servait de chambre à coucher. La niche contenait un fourneau: c’étaient les cuisines, disait la jolie fille des rues. Le salon de réception était encombré d’une table où elle disposait ses fleurs, en revenant des Halles, tous les matins, pour en faire des bouquets. C’était pauvre, mais clair, d’une jolie gaieté, avec le papier à fleurs bleues collé sur les murs, avec les photographies d’actrices en vogue disposées en éventails, avec des menus bibelots de quatre sous disposés avec un goût inconscient mais sûr.
Il y avait là, outre Marie Charmant, deux habitants, commensaux de la maîtresse du lieu. Le premier avait son domicile particulier dans une cage et faisait profession de chanter: c’était un chardonneret qui s’appelait Gugusse. Le second était un chat blanc tigré de noir, intelligent, indépendant comme tous les chats, mais aimant comme tous les chats qui se savent aimés: il s’appelait Type, nom qui avait dégénéré peu à peu en Titype, puis en Bibi nous ne savons pas pourquoi.
Ce jour-là, donc tandis que Gugusse exécutait des trilles comme il n’y en a dans aucune musique, et que Titype, allongé de son long sur un petit tapis, jouissait béatement de cette jouissance à laquelle atteignent bien peu d’hommes – se laisser vivre! – Marie Charmant, qui venait de terminer son déjeuner, rangeait sa vaisselle dans un petit buffet en noyer faisant vis-à-vis à l’armoire à glace dans le salon de réception, touchante et naïve confraternité de meubles disparates.
Contre son habitude, la gracieuse bouquetière était inquiète et soucieuse. Parfois, elle s’arrêtait dans son va-et-vient, imposait silence à Gugusse, premier ténor du lieu, et, immobile, le cœur battant, elle écoutait.
Tout à coup, quelque chose comme un gémissement lointain, étouffé, lui parvenait:
– Ça recommence! murmura-t-elle en tressaillant. Voilà une bonne quinzaine que j’entends cela!… Qu’est-ce que cela peut bien être? Pas mèche de le savoir. On dirait un enfant qui pleure… ou quelqu’un qui appelle au secours… Est-ce que la maison serait hantée? C’est ça qui serait rigolo!… La nuit… c’est la nuit surtout que j’entends ces plaintes qui ressemblent à celles du vent dans les cyprès des cimetières…
Elle écouta encore. Mais n’entendant plus rien, elle reprit son travail.
– Pour sûr que ça vient d’en haut, continua-t-elle. En haut, c’est le galetas de La Veuve. Qu ’est-ce qu’elle peut bien fricoter?… Je me méfie de cette figure-là, moi! Elle porte le crime sur son visage, cette femme. Aller lui demander ce qui se passe depuis près de vingt jours dans le grenier? Plus souvent, ma biche! Pas si bête!… Voyons… Qu’est-ce que je pourrais bien faire pour savoir?… Pardieu!… Je vais prendre mon balai et cogner au plafond!…
Marie Charmant exécuta à l’instant même son projet. Elle allait heurter… À cet instant, on frappa à sa porte…
Elle s’arrêta, saisie, toute pâle, les yeux tournés vers la porte.
Elle ouvrit en tremblant…
Et alors, de pâle qu’elle était, elle devint subitement pourpre; elle demeura interdite: devant elle, le chapeau à la main, un jeune homme de vingt-cinq ans environ, ganté de frais, irréprochable avec son pardessus du bon faiseur, ses souliers éblouissants, son pantalon au pli savant, sa cravate sobrement opulente sous un col immaculé; ce jeune homme, donc, monocle à l’œil, souriant, beau garçon, à coup sûr, robuste et souple, s’inclinait avec grâce devant la pauvre bouquetière, et disait:
– Mademoiselle, voulez-vous me faire l’honneur de m’accorder une minute d’hospitalité? J’aurais un service à vous demander, léger pour vous, important pour moi. Et pour excuser ce que ma démarche pourrait avoir de trop hardi, peut-être, laissez-moi vous dire que je suis votre voisin…
– Entrez, monsieur. Entre voisins on se doit aide et assistance.
– Voilà qui est admirable, s’écria le jeune homme en entrant et en s’asseyant sur la chaise que lui avançait la bouquetière; c’est précisément aide et assistance que je viens vous demander!
– Parlez, monsieur, et si je puis… soyez sûr…
– Avant tout, dit-il en toussant légèrement dans le bout de son gant, permettez-moi de me présenter: je suis M. Ségalens…, Anatole Ségalens, licencié ès lettres, auteur de deux plaquettes en vers, de trois romans qui attendent un éditeur et de deux drames qui dorment, l’un à l’Ambigu, l’autre à la Porte-Saint -Martin… À la recherche d’une place de reporter dans un bon journal, continua Anatole Ségalens. Je suis sur le point de débuter dans un grand quotidien. Voilà qui je suis, mademoiselle, et j’ajoute que je demeure, 55 faubourg Saint-Honoré, quartier aristocratique, comme vous le savez certainement.
– Mais, balbutia Marie Charmant étourdie, je croyais… que vous habitiez… enfin, que vous étiez mon voisin?…
– Permettez!… En chair et en os, j’habite, rue Letort, cette maison même, en ce quatrième étage. Mais sur ma carte de visite, j’habite, 55, faubourg Saint-Honoré, c’est-à-dire que, moyennant cinq francs par mois, la concierge de cette luxueuse maison reçoit mes lettres, et, moyennant un supplément de dix francs également mensuels, elle répond à toute personne qui vient me demander que je viens de sortir… De cette façon, mademoiselle, nul ne sait que je loge en ce taudis et que je suis trop pauvre pour avoir une adresse avouable.
Et, avec une fierté nuancée de modestie, le jeune homme exhiba d’un carnet en cuir de Russie un bristol impeccable qu’il tendit à Marie, stupéfaite, et qui était ainsi libellé:
ANATOLE SÉGALENS
55, faubourg Saint-Honoré.
Marie Charmant était confondue de la confiance de ce jeune homme qui, du premier coup, lui racontait ainsi ses petits secrets. Marie peut-être en était plus touchée encore, et son cœur battait d’un émoi dont elle ne se rendait pas compte.
– J’aurais peut-être dû mettre: Anatole de Ségalens, mais la particule est portée par tant de mufles… Je vois, mademoiselle, continua Anatole Ségalens en souriant, que je vous étonne. Sachez donc que, lorsque je quittai Tarbes, ma ville natale, il y a quelques mois, pour entreprendre, moi aussi, ma petite conquête de Paris! mon oncle Chemineau – le frère de défunte ma pauvre mère… c’est lui qui me recueillit quand j’eus le malheur de rester orphelin, c’est lui qui m’éleva… un bien digne homme, mademoiselle! – mon oncle Chemineau, donc, me dit en tirant de sa pipe de grosses bouffées émues: «Tu veux faire un trou, c’est juste. J’ai une petite rente de deux cents franc par mois: nous partageons la poire et tous les mois, tu recevras cent francs. Avec les cent qui me resteront, moi, je serai comme un Crésus, par ici. Mais toi, à Paris, avec la même somme, tu seras comme un Job sur la paille. Je te préviens que ce sera dur…» Et c’est bien dur, en effet, mademoiselle! ajouta le reporter avec un soupir.
«Mon oncle Chemineau ajouta simplement ceci: «Donc, tu vas vivre avec cent francs par mois jusqu’à ce que tu aies trouvé un digne emploi de tes talents, qui sont variés, je m’en flatte. Je vais te donner trois choses qui t’aideront à grimper à l’échelle: la première, c’est ma bénédiction; la deuxième, c’est un billet bleu de cinq francs que j’avais mis de côté et qui sera ta mise de fonds; la troisième, c’est un conseil.»
«Je reçus sa bénédiction, avec reconnaissance, je serrai sur moi le fameux billet bleu, et avec grande attention j’ouvris mes oreilles toutes grandes pour le conseil. Le voici: «Être, me dit mon oncle Chemineau, être n’est rien; paraître est tout. Il faut que tu paraisses riche, que tu paraisses fort, que tu paraisses avoir du talent; moyennant quoi, tu auras vraiment richesse, force et talent. Joue le grand jeu. Tu es sur une scène. Pas de trouble, pas d’hésitation… du toupet, et on t’applaudira. Cote-toi toi-même si tu veux qu’on te cote. Enfin, à tout prix, coûte que coûte, il faut que tu paraisses…» Voilà pourquoi, mademoiselle, sur mes cartes de visite j’habite 55, faubourg Saint-Honoré.
Et comme pour ponctuer cette tirade, Anatole Ségalens incrusta sous son arcade sourcilière droite le monocle avec lequel il jouait.
– Il me reste, reprit-il, à vous exposer, mademoiselle ma voisine, quel genre de service j’ose attendre de votre bonté…
– Le voici… je suis sur le point d’entrer à l’Informateur, le plus beau journal de Paris. Se fiant à mon huit-reflets… ne vous effrayez pas, mademoiselle, je veux dire: mon chapeau… se fiant donc à ma cravate, à mes bouts vernis, à mes gants, à tout ce que je parais, le directeur de ce journal veut faire de moi un reporter mondain, et, pour me mettre à l’essai, il m’envoie ce soir assister à une grande fête qui sera donnée par M. le baron Gérard d’Anguerrand, en son hôtel de la rue de Babylone. Or, mademoiselle, le moindre gardénia pour la boutonnière, s’il sort d’un bon fleuriste…
– N’allez pas plus loin, j’ai compris!
Vous êtes adorable, fit le jeune homme en s’inclinant, très ému. Ah! je vous avais bien devinée, ajouta-t-il en se levant. Lorsque, parfois, dans l’escalier, je vous ai rencontrée sans que vous m’ayez remarqué, j’ai tout de suite vu sur votre visage les signes de la bonté la plus noble. Aussi bonne que belle! Et belle… oh! je vous jure, comme jamais dans mes rêves…
– Monsieur, dit Marie Charmant, voulez-vous choisir votre gardénia?
Elle s’était levée. Son sein palpitait. Une indicible dignité nuancée de tristesse et d’amertume s’était étendue sur son fin visage où se jouait encore un reste de moquerie enjouée. Anatole Ségalens s’était arrêté court, tout interdit.
– Monsieur, reprit la bouquetière en baissant les yeux, parce que je ne suis qu’une pauvre fille des rues, vous pensez qu’il vous est permis de parler de choses que je ne veux pas entendre. Vous m’infligez une cruelle humiliation…
– Mademoiselle!… balbutia le jeune homme, qui devint très pâle et s’inclina si bas, qu’en vérité l’on eût dit qu’il s’agenouillait.
– Allons, dit-elle avec plus de gaieté, choisissez votre gardénia…
– Un mot, mademoiselle, dit Ségalens avec une sorte de fierté. J’accepte votre aumône, et, pour la mériter, j’ai fait devant vous ce que je n’eusse pas fait devant un ami vieux de vingt ans: j’ai raconté le secret de ma pauvre existence. Je vous ai parlé… pourquoi? par quelle force? je l’ignore… je vous ai parlé comme à une amie en qui on a mis toute sa confiance. Maintenant, mademoiselle, voulez-vous me dire que vous ne m’en voulez pas… de quelques mots, qui, malgré moi… sont montés de mon cœur à mes lèvres… et que… nous sommes amis?…
Il y avait des larmes dans la voix de ce grand beau garçon de si fière allure, de gestes si respectueux, de regard si candide; et ce qu’il venait de dire de sa pauvreté s’accentuait, devenait plus touchant dans le contraste de la mise très élégante qu’il portait avec une grâce très cavalière.
Un soupir gonfla le sein de Marie Charmant. Elle se détourna en tremblant un peu.
Puis, tout à coup, avec un sourire malicieux:
– Je vais vous choisir votre gardénia… Ne faisons pas de chiqué, voulez-vous? Et nous serons amis.
– Du chiqué! songea le jeune homme. Du chiqué! Où diable prend-elle ces expressions? Comment cette merveilleuse créature, qui est la distinction incarnée, a-t-elle pu ramasser au ruisseau les scories de l’argot parisien?… Qui donc l’a élevée?…
Déjà Marie Charmant fouillait dans un panier où de précieuses fleurs de serre, la tige emmitouflée d’ouate, agonisaient côte à côte. Ses doigts délicats voltigèrent un instant parmi ces êtres graciles et fragiles, avec des caresses attendries. Puis elle se retourna vers Anatole Ségalens, et, en bouquetière experte, d’un geste rapide, d’un tour de main à peine saisissable, elle épingla le gardénia à la boutonnière du jeune homme.
* * *
Lorsque Marie Charmant se retrouva seule après qu’Anatole Ségalens eut balbutié un rapide remerciement et regagné le palier, elle demeura quelques minutes rêveuse…
– Aimer!… murmura-t-elle tout bas. Ce serait pourtant si doux!… Je suis seule dans la vie! Je ne me connais ni amis ni parents, et parfois, moi aussi, je me prends à rêver d’un joli intérieur où nous serions deux… Hélas! qui voudrait d’une fille si pauvre? une malheureuse bouquetière de la rue… qui voudrait en faire sa femme?… Ce jeune homme a sur le visage un air de loyauté qui est comme une lumière…
Elle s’assit, caressant distraitement le chat Titype, les yeux perdus dans le vague.
Il est aussi pauvre que moi, ajouta-t-elle plus bas.
Soudain, elle pâlit.
– Pauvre?… Et qui me le prouve?… qui me dit que ce n’est pas une frime pour m’enjôler, et que son histoire de me demander l’aumône d’une fleur n’est pas une comédie?…
À ce moment, de l’étage inférieur, en même temps que le ronron d’une machine à coudre, monta une voix jeune, fraîche et pure qui chantait:
Ô Magali, ma bien-aimée,
Fuyons tous deux sous la feuillée.
Au fond des bois silencieux
Et des bosquets mystérieux…
Et la voix qui disait ce couplet était d’une infinie tristesse; c’était un chant de désolation pareil à un ressouvenir d’amour défunt…
– Pauvre Magali! murmura Marie en tressaillant. En voilà une qui a cru à l’amour, qui s’est donnée toute et de si grand cœur, et qui a coupé dans le pont… dans les grands prix! La voilà lâchée, si malheureuse, si triste qu’à peine j’ose la regarder… Qui sait ce qu’elle va devenir, celle-là?
* * * * *
Quand le soir fut venu, Marie Charmant, sa lumière éteinte, debout contre sa porte close, écouta avec un grand battement de cœur son voisin qu’elle entendait aller et venir dans le logis d’à côté, elle se disait:
– Il va partir… il va aller à cette grande fête qui se donne, rue de Babylone, chez ce baron de…
À ce moment, la porte du voisin s’ouvrit. La jolie bouquetière s’immobilisa jusqu’à retenir sa respiration. Elle entendit le jeune homme qui sortait. Elle comprit qu’il s’arrêtait une seconde sur le palier… puis il descendit…
Alors, à son tour, elle ouvrit doucement, se pencha sur la rampe et, à la lueur du gaz qui pétillait au-dessous d’elle, entrevit Anatole Ségalens qui s’enfonçait lentement au fond de l’escalier. Il avait disparu depuis quelques minutes, et elle était encore là, penchée. Enfin, elle se redressa, avec un long soupir la petite bouquetière s’apprêtait à rentrer dans son logis, lorsqu’un gémissement parvint jusqu’à elle. C’était comme un sanglot lointain…
– Oh! songea Marie Charmant, ces plaintes que j’entends encore!… Oui, cela vient bien de là-haut… du galetas qui appartient à La Veuve!…
Haletante, elle se mit à monter le petit raidillon d’escalier qui conduisait aux combles, et aboutit enfin devant une porte fermée. Elle écouta. Cette fois, le gémissement lui arriva très distinct.
– Qui pleure derrière cette porte? murmura la bouquetière. Et pourquoi pleure-t-on? Il y a là quelque horrible secret… Oh! mais La Veuve est dehors… et quand elle sort, elle rentre bien tard! Cette fois, oui, cette fois, il faut que je sache!…
À l’instant même, la plainte se tut, et un silence de mort régna dans le grenier.
Marie Charmant se pencha vers la serrure, et, le sein palpitant d’une terreur qu’elle avait peine à maîtriser, appela à voix basse:
– Qui que vous soyez, dit-elle, n’ayez pas peur, je suis une amie…
Une amie! répondit une voix faible et douloureuse.
– Oui! une amie, puisque vous avez du chagrin! Vous pleurez, je vous consolerai. Vous souffrez, je vous soulagerai… Venez… Parlez-moi… N’ayez aucune crainte. Espérez!
– Oh! dit la voix mystérieuse en se rapprochant. Qui êtes-vous, vous qui venez parler d’espoir et de consolation à celle qui n’espère plus rien et que rien ne peut consoler?
– Je vous entends depuis vingt jours… la nuit, je compte vos pas… et j’ai bien souvent frissonné de pitié lorsqu’un de vos sanglots descendait jusqu’à moi… J’habite au-dessous de vous… Je m’appelle Marie Charmant. Et vous?…
Derrière la porte, la voix douloureuse répondit avec un soupir:
– Moi, je m’appelle Lise… ou plutôt, hélas!… Valentine d’Anguerrand!…
XIV FIGURES QUI SE PROFILENT
La veuve, qui venait de sortir de chez elle, ne tarda pas à remarquer, à dix pas devant elle, un jeune homme très élégamment vêtu qui marchait en évitant avec un soin minutieux les flaques de boue.
– Le beau mystérieux! ricana-t-elle. L’amoureux de la petite bouquetière! Il fait signe à Biribi? Un instant: Biribi est à moi!
En effet, Anatole Ségalens s’arrêtait près d’un fiacre qui stationnait en bordure de trottoir – un de ces vieux fiacres à galerie comme il ne s’en trouve plus, à Paris – et le jeune homme disait, non sans une pointe de vanité:
– Cocher, rue de Babylone! À l’hôtel du baron Gérard d’Anguerrand!…
– Tiens! songea La Veuve en tressaillant, il va où je vais!…
– Je ne marche pas! répondit le cocher, sorte de brute trapue et massive à mâchoire de dogue. Cocotte a les arpions nickelés, pour l’instant.
– Mon cher ami, fit Ségalens, vous êtes bien mal élevé…
– De quoi? de quoi? On est retenu, quoi! Ce n’est pas toi, peut-être, qui va m’apprendre…
– Sang Dieu! interrompit Ségalens, si vous n’êtes pas sage, je puis toujours vous apprendre la danse et le maintien à la façon de mon pays…
– Et moi, je vais te donner une leçon de savate à la façon de Biribi, mon ami! vociféra le cocher – ou le faux cocher, car cet homme semblait porter la houppelande traditionnelle comme un déguisement.
Aussitôt, sautant de son siège, il se rua sur le jeune homme.
Au même instant, le colosse roula sur la chaussée en poussant un hurlement de rage et de douleur: un formidable coup de poing venait de l’atteindre en plein visage et lui avait à demi démoli une mâchoire sans qu’il eût eu le temps de voir d’où cela lui tombait.
– Monsieur est servi! fit en souriant Ségalens qui, après le geste foudroyant de son poing, reprenait son attitude la plus élégante et remettait son monocle en place.
– Mince de gnon! glapit la voix vinaigrée d’un gamin qui, les deux mains dans les poches, assistait à cette scène.
– J’aurai ta peau! gronda Biribi en se relevant.
Déjà il se fouillait, ouvrait son couteau, et, livide de fureur, marchait sur Ségalens, lorsqu’il s’arrêta court: entre Ségalens et lui, une ombre s’interposait, façon de fantôme: La Veuve!
– Eh bien! cocher, dit-elle tranquillement, je crois que vous me faites attendre.
Tiens!… madame Louis XIV, songea Ségalens.
En même temps, La Veuve fit de la main un signe imperceptible qui, pour un observateur de cette scène, eût été un geste quelconque, mais qui dut sans doute exercer un mystérieux pouvoir sur le faux cocher, car celui-ci, d’un violent effort, parut se dompter, et gronda:
– Voilà, bourgeoise, on y va!…
Anatole Ségalens, assez étonné d’avoir vu si soudainement et si étrangement s’apaiser la fureur de cet homme, poursuivit son chemin, non toutefois sans avoir gratifié son adversaire d’un coup de chapeau qu’en lui-même il qualifia grand genre, terme un peu provincial, mais le jeune homme avait une excuse: il était fraîchement débarqué de Tarbes.
* * * * *
Au moment où Ségalens s’éloignait, la même voix de fausset qui avait salué son maître coup de poing d’une exclamation admirative, reprit en exagérant encore l’admiration:
– Ben! vous savez, m’sieu, je voudrais pas me tamponner avec vos abatis, pas vrai, La Merluche? Mince de numérotage alors!
Ségalens se retourna et aperçut deux gavroches qui le contemplaient avec un respect non dissimulé.
– Moi, j’ai raté ma vocation, continua de sa voix traînante et faubourienne le plus petit des deux. J’aurais dû me mettre lutteur. J’ai un faible pour la lutte…
Ségalens sourit au petit voyou qu’il lui semblait avoir déjà parfois aperçu, et il s’éloigna.
Puisque ces deux nouveau personnages viennent de faire leur entrée en scène, suivons-les un instant, avant de rejoindre Ségalens – ne fût-ce que pour les présenter au lecteur.
– Dis donc, Zizi-Panpan, dit celui des deux qui n’avait pas encore parlé et qui répondait au nom de La Merluche. Si qu’on irait à l’Ambigu, histoire de rigoler un peu?…
– Pas mèche, mon vieux! Bamboche, qui nous fait entrer à l’œil au paradis, est au clou pour s’avoir ivrogné sur la voie publique. Comme si la voie publique n’était pas faite pour pouvoir s’ivrogner à son aise. À quoi qu’elle sert, alors, la voie publique? Et c’est ton père qui l’a emballé! Un joli coup qu’il a fait, ton paternel! Sale flic, va!…
La Merluche, devant les reproches adressés à son père, agent de la paix qui avait eu le tort d’arrêter le sieur Bamboche, figurant à l’Ambigu, La Merluche, disons-nous, baissa la tête avec tous les signes du repentir et de l’humiliation.
C’était un grand flandrin de seize à dix-sept ans, d’une longueur et d’une maigreur extraordinaires, ce qui lui avait valu le surnom harmonieux de La Merluche. Vu de dos, il avait la taille d’un garçon de vingt ans; vu de face, il n’en paraissait plus que quatorze à peine, son visage chlorotique aux yeux cerclés de rouge étant resté enfantin.
L’autre pouvait aller sur ses quinze ans. Il était petit, malingre, futé, rusé. Il s’appelait Zizi-Panpan, avait le nez et le menton pointus, et exerçait la profession de chef de bande avec un talent que nos lecteurs auront l’occasion d’apprécier.
La Merluche et Zizi-Panpan cheminaient donc côte à côte en devisant de choses et d’autres, lorsque le dernier s’arrêta tout à coup prés de l’étalage d’un épicier, en reniflant.
– Quoi qu’il y a? fit La Merluche avec inquiétude.
– Il y a, dit Zizi-Panpan, que j’ai raté ma vocation… J’aurais dû me mettre pêcheur de sardines à l’huile. J’ai un faible, pour la sardine, j’te l’ai t’y dit, oui z’ou non?
– Ça, c’est vrai que tu me l’as dit, avoua franchement La Merluche.
– Oh! s’écria Zizi-Panpan, comme ça se trouve! Pige-moi l’étalure de l’épicemar! Rien que des sardines. Chauffe-m’en une boîte, Merluchot… On va se les caler en chœur…
La Merluche jeta un rapide regard aux environs, s’approcha de l’étalage au moment où le garçon épicier tournait le dos, et frôla avec une rapidité et une adresse de singe une pile de boîtes de sardines: c’était sa spécialité…, il faisait les étalages.
Pendant ce temps, Zizi-Panpan continuait tranquillement sa route. Lorsqu’il fut rejoint par La Merluche, il laissa simplement tomber ce mot qui valait à lui seul un poème:
– Aboule!…
Et la Merluche aboula docilement: c’est-à-dire qu’il passa à son compagnon la boîte qu’il venait de voler avec une si merveilleuse dextérité. Alors, Zizi ajouta:
– Maintenant, mon vieux Merluchard, à la revoyure! Faut que j’radine la cambuse…
– Et ma part? protesta La Merluche.
– Et ta sœur! fit Zizi-Panpan avec un geste plein de dignité. Tu ne sais donc pas que la mienne de sœur, s’est pagnotée hier sans briffer? Oui, mon vieux, pas même du bricheton! Pauvre Magali!… J’ai pas envie qu’elle recommence, ce soir!
– Je veux ma part! insista La Merluche sans la moindre délicatesse.
– De quoi, ta part! Va la réclamer à l’épicemar, ta part! Il t’a volé! Je t’avais dit d’y chauffer deux boîtes, une pour toi, une pour moi… c’est-à-dire pour Magali… J’te l’ai t’y dit, oui z’ou non?…
– Ça, c’est vrai que tu me l’as dit! avoua La Merluche en grattant sa tignasse rouge.
– Alors, bonsoir! dit Zizi-Panpan, qui, aussitôt, s’élança, et laissa son camarade planté au coin du trottoir, perplexe, rêveur et murmurant:
– Je crois que Zizi s’a payé ma poire… Si j’en étais sûr, bon sang!…
Cependant, Zizi-Panpan avait gagné la maison d’où Ségalens venait de sortir, et était entré dans un triste logement du troisième. Une jeune fille à figure douloureuse, jolie quand même malgré sa tristesse et sa pâleur, y cousait à la machine des ourlets de mouchoirs.
– Bonsoir, la frangine, dit Zizi en entrant. Toujours triste!… Tu penses donc toujours à ton marquis?… Une vraie perle, oui, tu parles!… Qu’est-ce qu’il y a à bouffer, ce soir? ajouta-t-il tout à coup en furetant dans un pauvre buffet.
Celle qui s’appelait Magali arrêta le mouvement de la pédale et poussa un soupir en jetant un regard de désespoir sur son jeune frère.
– Rien, n’est-ce pas? reprit celui-ci. Alors c’est tous les jours la Saint-Brosse -toi-leVentre, depuis que le père est à l’ombre.
– Je n’ai plus que ces trois douzaines à ourler, console-toi, mon petit Zizi… dès que je l’aurai fini, je porterai l’ouvrage; en attendant, j’ai pu acheter du pain.
– Pauvre Magali!… Toujours douce et gentille!… Tiens, ce soir, nous faisons la noce – il exhiba la boîte volée par La Merluche – j’ai une boîte de sardines… c’est la mère Chique, tu sais… la femme au flic de la rue Ramey… la maman du petit Merluchon… eh bien! c’est elle qui me l’a donnée, à preuve que l’huile de sardines te fera du bien à la poitrine, qu’elle a dit! Alors, on fait la noce, hein?
Magali laissa tomber un profond regard sur son frère, puis détourna les yeux, soupira, demeura un moment rêveuse, puis, avec un éclat de rire nerveux:
– La noce!… Eh bien, soit! S’il faut faire la noce, je la ferai!…
* * * * *
Revenons maintenant à Biribi, au faux cocher qui, après son algarade avec Ségalens, avait suivi le jeune homme d’un regard sanglant. Il le vit monter dans un auto-taxi qui passait, et alors se tournant vers La Veuve qui était demeurée à la même place:
– Je t’ai obéi, La Veuve! dit-il en grinçant des dents. Mais je donnerais cinq ans de ma vie pour me retrouver nez à nez avec ce mec-là… tu entends?
– Et si je te le fais retrouver? demanda La Veuve avec une tranquillité sinistre.
– J’aurai sa peau!
– Eh bien, sois tranquille, tu le retrouveras!… Mais entre un moment dans le sapin. Nous avons à causer; puis tu me conduiras rue de Babylone.
En parlant ainsi, La Veuve pénétra dans la voiture de Biribi. Celui-ci prit place près d’elle, et, refermant la portière:
– Qu’as-tu à me dire? grogna-t-il avec défiance.
– L’hôtel où tu vas me conduire, fit La Veuve, était habité il y a quelques jours encore par un homme et une jeune fille que Jean Nib a enlevés avec ta complicité…
– C’est vrai! gronda Biribi. Et après?
– La jeune fille, je sais où elle est. Mais l’homme… je ne sais pas. Et je veux savoir! Jean Nib refuse de parler… À toi la pose!
– Si c’est à moi la pose, dit lentement le colosse, j’abats mon jeu, atout et atout… Tu peux me tuer, La Veuve, tu ne sauras rien!… Jamais!
La Veuve, un instant, demeura pensive, le front plissé; puis, posant sa main sèche sur le bras de Biribi:
– Je ne tuerai pas, et tu parleras. Dans dix minutes, tu me diras où se trouve Hubert d’Anguerrand. Seulement, ajouta-t-elle avec un funèbre sourire, tu n’auras pas eu le mérite de la bonne volonté… Maintenant, écoute bien ceci je viens de voir la petite bouquetière; elle est amoureuse, et je sais qui elle aime…
Biribi tressaillit, pâlit et grinça des dents. Ses formidables poings se crispèrent, son regard jeta dans l’ombre des lueurs rouges, et il gronda:
– Malheur à elle!… et à celui qu’elle aime!…
XV SÉGALENS
Qu’était-ce qu’Anatole Ségalens? Tel il s’était présenté à Marie Charmant, tel il était dans la réalité. Le récit qu’il avait fait était vrai.
Un seul détail avait été, non pas faussé, mais légèrement arrangé par lui: c’était l’histoire du gardénia. Le gardénia, c’était un prétexte. Depuis deux mois qu’il cherchait un moyen de se rapprocher de sa voisine, c’est tout ce qu’il avait trouvé.
De ses parents, il ne se rappelait rien. Il avait, en effet, un an à peine lorsque son père – ce préfet qui eut l’originalité de démontrer l’inutilité des préfectures – mourut, ne laissant derrière lui pour tout héritage qu’un manuscrit et quelques dettes à payer. Mme Ségalens, née Chemineau, adorait son mari au point qu’elle en mourut de douleur moins de dix mois après lui. À son lit de mort, elle confia son enfant, le petit Anatole, à son frère Jérôme Chemineau.
Chemineau était célibataire; il vivait d’une petite rente qui l’affranchissait de toute besogne fixe; à cause de son célibat obstiné, les demoiselles à marier le jugeaient libertin et lui supposaient des vices; à causé de son indépendance, les honnêtes gens de Tarbes le tenaient en suspicion. Chemineau vivait dans la retraite, n’allait ni au cercle ni au jeu de boules; il n’avait que de très rares amis.
Il fumait des pipes, cultivait son jardin et passait le reste de son temps à résoudre des questions d’où devait naître, à ce qu’il assurait, un moyen de locomotion nouveau: nous avons oublié de dire que Chemineau était sorti de Polytechnique, troisième de sa promotion, et qu’il était membre correspondant de divers instituts de Paris, Londres, Leipzig et Vienne.
Chemineau, célibataire, solitaire, mathématicien, reçut avec une grimace le dépôt que lui confiait sa sœur mourante – sorte d’x menaçant qui se dressait dans sa vie harmonieuse comme un problème d’algèbre. Mais, peu à peu, il arriva ceci: qu’il se mit à aimer ce petit être qui lui souriait avec tant de grâce et dont les grands yeux un peu inquiets semblaient dire:
– Aime-moi bien, mon oncle. Je ne suis qu’un pauvre petit orphelin, si faible, si seul!…
La vie de Chemineau s’éclaira d’un coup de soleil; il eut pour le petiot des tendresses de mère, des gâteries d’aïeul, et entreprit à lui seul son éducation.
De cet heureux temps, Ségalens se rappelait des escapades toujours pardonnées, des batailles féroces où il triomphait toujours, si bien que les gamins l’appelaient la Petite Terreur Tarbaise, ce dont Chemineau se montrait fier:
– Bats-toi le moins souvent possible, disait-il à son neveu; mais si tu te bats, il faut absolument que tu aies le dessus, sans quoi je te déshérite… C.Q.F.D…
C. Q. F. D. était dans la bouche de Chemineau une locution passée à l’état de juron invétéré.
Puis étaient venues les études sérieuses. Ségalens avait voulu pousser jusqu’au grade de licencié, par passion des belles-lettres antiques que lui avait inculquée Chemineau. En même temps, il devenait un hardi compagnon, bien qu’un peu précieux d’allures et toujours trop tiré a quatre épingles, courant les aventures, grand amateur de jolies filles, grand pilier de cabarets, adroit cavalier, redoutable escrimeur – et, parmi tant de défauts apparents, candide au fond, naïf, sincère, passionnément épris de tout ce qu’il entreprenait.
Un beau jour, il y eut un déclic soudain dans cette existence à bâtons rompus; tout à coup, Ségalens se lassa d’encourir la réprobation des autorités constituées, la haine des cabaretiers qu’il faisait enrager, et la malédiction des matrones qui tremblaient pour leur couvée devant ce jeune épervier. Paris le fascina: il rêva la fortune, la gloire, et l’amour. Et il partit, ouvrant ses ailes aux espérances qui nous viennent par larges souffles, de très loin, on ne sait d’où…
Il y avait trois mois déjà que Ségalens habitait, rue Letort, ce qu’il appelait son taudis, lorsqu’un après-midi il se rendit chez un écrivain très connu, chargé de la critique dramatique dans un grand journal du soir.
Ségalens avait pour ce journaliste une lettre de recommandation pressante qu’il avait obtenue d’un compatriote. Le célèbre critique partait le soir même pour une assez longue absence, et Ségalens le savait. Il savait en outre qu’avec la recommandation qu’il portait comme son unique trésor, il était à peu prés sûr d’entrer d’emblée à ce grand journal. Or, comme il arpentait le boulevard Rochechouart, une voix, soudain, le tira de sa méditation:
– Fleurissez-vous, monsieur… Étrennez-moi, pour vous porter bonheur…
Séga1ens allait passer outre; il leva les yeux sur la bouquetière et demeura ébloui. La physionomie de radieuse jeunesse qu’il vit, ce regard limpide, ce sourire d’un charme inexprimable, le troublèrent d’une étrange et profonde émotion: c’était la naissance rapide, l’envolée irrésistible de tous les véritables amours.
Quoi qu’il en soit, Ségalens avait dix sous dans sa poche (on était à la fin du mois): il les donna pour avoir un œillet que, rentré chez lui, il mit entre les feuillets d’un volume des poésies de Ronsard.
La bouquetière s’éloigna en remerciant d’un gentil sourire.
Et Ségalens suivit ce sourire!… Il l’eût suivi au bout du monde.
Son rendez-vous, la lettre de recommandation, son entrée certaine dans l’un des premiers journaux de Paris, tout cela tomba dans le néant des oublis insondables; il n’y eut plus qu’une chose au monde: cette silhouette de grâce, d’harmonie et de charme qui se balançait devant lui, qui le fascinait, l’attirait invinciblement.
Il ne se réveilla qu’à la porte de son logis: la bouquetière demeurait dans la même maison que lui…
XVI PROVOCATION D’AMOUR ET PROVOCATION DE HAINE
Lorsque Ségalens eut monté les marches du perron de l’hôtel d’Anguerrand, lorsqu’il pénétra dans le grand salon du baron Gérard, lorsqu’il vit cette cohue élégante, ces épaules nues où scintillaient les regards pervers des diamants, lorsqu’il eut embrassé d’un coup d’œil les lignes sévères des hautes tapisseries, les massifs de plantes rares, les bouquets d’électricité, la foule des visages armés des mêmes sourires, il demeura un instant frappé d’admiration.
Et, déguisant soigneusement ses émotions et ses admirations, Ségalens avisa un jeune homme en frac qui passait prés de lui.
Monsieur, dit-il, je suis étranger à la brillante société que je vois ici; je suis venu avec une lettre d’invitation qui a été adressée au directeur de l’Informateur, et qu’il m’a remise…
– Ah! bon… Vous venez pour une interview, alors?
– Un écho, simplement. Voudriez-vous avoir la complaisance de m’indiquer Mme la baronne d’Anguerrand?…
– Comment! Vous ne connaissez pas la belle Sapho? Mais tout le monde la… connaît! D’où tombez-vous, mon cher monsieur?… de la lune?…
– De bien plus loin: de Tarbes! fit froidement Ségalens.
– Très bien! fit le jeune homme en riant. Monsieur, ajouta-t-il, je m’appelle Max Pontaives. Qui aurai-je l’honneur de présenter à la baronne d’Anguerrand?
– Anatole Ségalens! répondit le Tarbais en se redressant.
Venez donc, cher monsieur…
Les deux jeunes gens s’avancèrent vers la baronne Adeline.
– Madame, dit Max Pontaives, voulez-vous me permettre de vous présenter M. Anatole Ségalens l’un des plus fins reporters de l’Informateur?
– Madame la baronne, mon directeur m’a envoyé prendre quelques notes sur la belle fête dont vous éblouissez Paris. Et cela, madame, me sera une tâche aisée, malgré tant de magnificence… mais pourrais-je traduire l’impression de charme et de respect que me produit la maîtresse de cet hôtel.
– Mon cher Max, dit Adeline de sa voix où frissonnaient des caresses, présenté par vous, monsieur est de mes amis. Aussi vais-je tout de suite abuser de lui en le priant de m’offrir son bras pour me conduire à mon fauteuil…
Pontaives salua et fit deux pas en arrière, laissant le champ libre à Ségalens, qui le remercia d’un balbutiement du regard, et en même temps, présenta son bras à la baronne d’Anguerrand.
De la place où ils se trouvaient jusqu’au fauteuil de la baronne, il y avait peut-être dix pas. C’est dans l’espace de ces dix pas qu’eut lieu cet entretien presque terrible par la soudaineté, l’explosion des passions qui s’y manifestaient:
– Que pensez-vous de moi? demanda Sapho, la voix un peu rêche, comme si elle eût eu la gorge en feu.
– Je pense, dit Ségalens, affolé – ne sachant plus ce qu’il proférait, incapable d’arrêter des paroles qu’il eût voulu rattraper à peine sorties – je pense que si vous continuez à me regarder ainsi, vous allez me rendre fou. Je pense que ma folie, madame, dût-elle me perdre à vos yeux, est une sensation à mourir de souffrance et de plaisir…
J’ai à Paris une vaste influence. Vous n’êtes qu’un pauvre journaliste. Je ferai de vous quelqu’un, si vous avez foi en moi… si vous vous donnez tout entier, sans restriction, avec la fidélité d’un chien et la force d’un lion. Voulez-vous?…
– Je vous adore, balbutia Ségalens. Prenez ma vie et faites-en ce que vous voudrez!
– Demain, à trois heures, présentez-vous ici, acheva Sapho dans un murmure imperceptible.
Et en même temps elle prenait place dans son fauteuil, tandis que Ségalens se rendit au fumoir.
Comme Ségalens, tout rêveur et encore pâle de la stupéfiante aventure qui lui arrivait, plongeait une main distraite dans une boîte de cigarettes, une voix railleuse murmura à son oreille:
– Eh bien, que dites-vous de la petite fête?
Ségalens se retourna et reconnut la physionomie fine, sceptique et souriante de Max Pontaives.
– D’abord, merci, fit-il, pour m’avoir repêché dans ce flot où je me serais noyé sans vous.
– Vous me plaisez, voilà tout, dit Max Pontaives et puis, cela m’amuse. Et la belle Adeline, qu’en dites-vous?…
– La baronne! murmura Ségalens en frissonnant.
Elle est bien belle!…
– Oui. C’est une honnête dame selon Brantôme, qui manque vraiment à notre époque.
Ségalens pâlit, mais, gardant son sang-froid:
– Je soupçonne Brantôme, dit-il, d’avoir été un fat.
– C’est qu’apparemment vous l’avez mal lu, dit quelqu’un derrière lui d’une voix sèche.
– Attention! souffla Pontaives à Ségalens. Voici la mauvaise affaire qui vient!… Celui qui vous parle vous a vu donner le bras à la baronne, et… dame!…
Se retournant en même temps, le jeune homme dit en souriant:
– Bon! voilà Robert qui prend feu pour son auteur favori…
Et il se hâta d’ajouter:
– Mon cher ami, monsieur Anatole Ségalens, une fine plume. Cher monsieur Ségalens, le marquis Robert de Perles, une fine lame.
Robert de Perles et Anatole Ségalens, une seconde, se regardèrent.
Yeux bleus d’acier, les traits réguliers, la bouche dure, très élégant, Robert de Perles s’était incliné froidement, et, avec une suprême impertinence:
– Alors, vous disiez, monsieur… Anatole Ségalens?
– Je disais, monsieur… le marquis Robert de Perles, que le sire de Brantôme était un triste sire, une façon d’écouteur aux portes, une manière d’espion comme tous ces faiseurs de mémoires qui ont écrit pour les rats de bibliothèque; je disais enfin que, si j’eusse vécu de son temps et que j’eusse été le mari, le frère ou l’amant de l’une de ces honnêtes dames dont il compte rageusement les sourires, je l’eusse bâtonné!…
– Bravo! dit une voix.
Le marquis de Perles, qui allait répondre, devint très pâle et demeura immobile, les yeux tournés vers celui qui venait d’entrer au fumoir; et on eût dit que toute la haine qui, dans son regard, menaçait Ségalens, convergeait maintenant sur le nouveau venu…
Et ce nouveau venu, c’était le baron Gérard d’Anguerrand… le maître de la maison!
Il passa, rapide, souple, souriant, charmeur.
Lorsqu’il s’éloigna, Robert de Perles eut un soupir et passa sa main sur son front moite. Il oubliait peut-être Ségalens. À ce moment, deux ou trois jeunes gens qui l’entouraient s’écrièrent en riant:
– Robert lâche Magali pour Brantôme!… Robert! tu nous as commencé l’histoire de Magali… Il nous faut la fin! Vive Magali!… Conspuez Brantôme!…
– Magali! songea Ségalens en tressaillant. Le nom de ma voisine du troisième!… Est-ce qu’il s’agirait de la pauvre petite couturière?…
– Eh messieurs, reprenait le marquis de Perles, la fin est banale. La fin, c’est la fin, pareille à toutes les fins. F, i, ni… fini… Je me suis lassé un beau matin de chanter le duo de Magali.
Et qu’est-elle devenue, votre Magali? demanda Max Pontaives.
– Ma foi, mon cher, si vous tenez à le savoir, je vous préviens que c’est loin, très loin. Mais surtout, si vous y allez, ne me renseignez pas, je vous prie…
– Je vais vous renseigner tout de suite, moi! dit Ségalens avec une sorte de rudesse.
Max Pontaives eut un geste désolé et murmura en lui-même: «C’était inévitable! Pauvre garçon! Il ne sait pas à qui il se heurte!… Je l’ai pourtant prévenu que Robert était une lame dangereuse…»
Robert de Perles avait instantanément perdu son air provocateur et pris une attitude d’une excessive politesse.
– Renseignez-moi donc, fit-il, je ne demande pas mieux. Voyons… qu’est devenue ma petite Magali?
– Elle meurt de faim, dit Ségalens. Toute la maison de la rue Letort… où j’ai eu l’occasion de faire quelques visites, connaît son histoire simple et navrante… banale, comme vous disiez.
– Trémolo à l’orchestre! dit Robert de Perles en riant du bout des dents.
– Messieurs, soyez juges de l’histoire. Puisque M. le marquis aime les duos et les trémolos, faisons de la musique… de chambre; la musique de plein air viendra ensuite, s’il le faut!
– Ce garçon-là est fou, grommela le vieux général.
– Messieurs, reprit Ségalens sans baisser la voix, celle qu’on appelle la petite Magali fut remarquée il y a un an à peu près par un gentilhomme qui la trouva à son goût. La petite résistait. Le noble sire allait renoncer à sa poursuite, lorsqu’un jour des ouvriers vinrent exécuter des réparations dans son hôtel. L’un de ces ouvriers, messieurs, était le père de Magali…
Robert de Perles devint livide…
– Mais ceci, balbutia-t-il, n’a rien à voir avec…
– Avec vos amours, monsieur le marquis?… Aussi parlé-je d’un certain gentilhomme qui peut bien ne pas être vous… car il est impossible que vous ayez commis l’infamie que je vais dire…
– Prenez garde! gronda Robert de Perles.
– Je prends garde, et je continue! dit Ségalens. L’ouvrier en question, messieurs, je veux dire le père de Magali, était pauvre, très pauvre; peut-être avait-il la tête un peu faible… Cet homme, en travaillant, vit un petit secrétaire. La clef était sur la serrure. Il voulut ouvrir. Mais cette clef, messieurs, comme par hasard, ne fonctionnait pas. Il força, la serrure fut brisée… c’était une effraction… Le secrétaire ouvert, l’homme y vit un paquet de billets de banque: en tout dix mille francs… il les mit dans sa poche… Or, messieurs, un quart d’heure plus tard, deux agents arrêtaient l’homme!… Vous devinez, je pense que le secrétaire, la fausse clef qui devait briser la serrure, la liasse de billets, tout cela avait été préparé par le gentilhomme C’était une amorce, un traquenard, un guet-apens…
– C’est faux! bégaya le marquis de Perles en jetant autour de lui des yeux hagards.
– Ah! monsieur, prenez garde à votre tour, dit Ségalens avec son terrible sang-froid. Vous allez nous faire croire que vous connaissez ce gentleman et que vous avez de bien laides fréquentations…
– Le roman chez la portière! essaya de ricaner Robert de Perles.
– Le père de Magali arrêté, continua Ségalens; le gentilhomme s’en vint trouver la jeune fille et lui dit: «Votre père est accusé de vol avec effraction. Cela ira dans les cinq ans. Peut-être le bagne. Soyez à moi, je retire ma plainte, et me fais fort d’arrêter la poursuite…» Messieurs, Magali se donna. N’est-ce pas que le tour était bien joué?…
– Ce gentilhomme est un rude jean-foutre! grogna le vieux général qui, ayant la tête un peu dure, ne comprenait pas que, peut-être, il s’agissait de Robert lui-même.
– Messieurs, continua Ségalens, que pensez-vous maintenant que fit le gentilhomme lorsque Magali se fut donnée à lui?… Il tint parole, sans doute? Il usa de son influence pour sauver le père? Enfin, il agit, n’est-ce pas, en honnête commerçant qui, ayant reçu livraison de la marchandise, paye à l’échéance?… Eh bien! vous n’y êtes pas! Il eut peur de la vengeance de cet ouvrier. Sa déposition fut telle que le voleur fut condamné à huit ans de réclusion. Il est en centrale. Et sa fille meurt de faim!… Monsieur le marquis, réparez, si vous le pouvez. Justifiez-vous, si vous l’osez!…
Robert de Perles, la sueur au front, les yeux injectés de sang, fit deux pas vers Ségalens.
– Oseriez-vous insinuer, gronda-t-il, d’une voix que la fureur à son paroxysme faisait trembler, qu’il y a quoi que ce soit de commun entre moi et… celui dont vous parlez?
– Je ne l’insinue pas! dit Ségalens d’un accent qui faisait balle. Je l’affirme!…
Un sourire mortel glissa sur les lèvres minces du marquis de Perles.
– Monsieur, dit-il, je regrette que vous ayez prononcé un mot irréparab1e, car vous me semblez au fond un assez gentil garçon, et ce me sera un chagrin que d’être forcé de vous tuer. Voici mon adresse.
Ségalens prit le bristol armorié que lui tendait le marquis, et offrant à son tour une des fameuses cartes qui portaient l’adresse aristocratique ou jugée telle par lui:
– Monsieur, répondit-il, soyez sûr que je vous éviterai ce chagrin-là. Et je serai même assez gentil garçon pour vous éviter jusqu’à la peine moindre de me toucher…
Là-dessus, il salua et sortit, suivi de Max Pontaives.
Robert de Perles le regarda s’éloigner. Et brusquement, il lui sembla qu’une sourde douleur le poignait au cœur: il venait de voir la baronne d’Anguerrand qui, elle aussi, suivait le jeune homme d’un regard de flamme. Il vit que Ségalens se retournait vers elle. Il vit que leurs yeux échangeaient une étreinte, une promesse. Et alors, il murmura:
– Oui, je te tuerai, misérable fat… Ton insulte ne saurait m’atteindre, et je te la pardonne. Mais ce que je ne te pardonne pas, c’est de m’enlever Sapho!…
* * * * *
Ségalens, après avoir prié Max Pontaives de l’assister et même de lui trouver un second témoin, ne connaissant personne à Paris, rentra rue Letort, l’âme bouleversée, l’esprit enfiévré.
Le dernier regard qu’Adeline lui avait jeté à l’instant de son départ semblait lui avoir crié:
– Souviens-toi que tu m’as donné ta vie pour en faire ce que je voudrais; souviens-toi que demain, à trois heures, je t’attends ici!…
Enfermé dans sa chambre, Ségalens s’efforçait d’écarter de son esprit le souvenir de cette femme et de la scène inouïe, vraisemblable et affreusement vraie qui s’était passée entre elle et lui. Il s’ingéniait à ne songer qu’à ce duel qui, au fond, le préoccupait à peine.
Il s’était assis à sa petite table de travail, et, la tête dans les mains, il songeait… Ses yeux erraient sur les objets familiers qui encombraient cette table: ses livres aimés, des feuillets sur l’un desquels s’étalaient les deux premiers vers d’un sonnet.
À MARIE CHARMANT
À minuit, quand tout dort, mon amour sur la terre
Et les astres du ciel veillent seuls en tremblant;
Si j’ose alors…
– Marie Charmant! murmura-t-il.
Doucement, il ferma les paupières, comme pour mieux évoquer l’image de la jolie bouquetière; et alors, il frissonna… car ce fut l’image de l’autre, de la baronne, de Sapho, qui se présenta à son esprit!…
– Cette femme, dit-il à haute voix, cette courtisane somptueuse qui m’a affolé une minute… je dois l’aller voir demain… Qui est-elle?… Pourquoi son regard m’a-t-il ainsi enfiévré?… Oh! que m’importe, après tout! Quelle fasse, qu’elle dise ce qu’elle voudra!… Je n’irai pas!… Jamais, jamais plus, de ma propre volonté, je ne reverrai cette femme!…
Un apaisement soudain, une fraîcheur exquise descendirent dans son âme. Ses yeux se mouillèrent de larmes. À travers cette buée tiède, comme il regardait autour de lui, il vit son habit qu’il avait soigneusement placé sur le dossier d’une chaise – et, à la boutonnière de cet habit, le gardénia un peu flétri… l’aumône de Marie Charmant.
Il le détacha et le porta à ses lèvres, longuement.
– Pauvre fleur à demi-fanée, murmura-t-il, vous savez que je l’aime… Vous le savez que cette folie, qui, ce soir s’est abattue sur moi n’a bouleversé que la surface de mon cœur, sans déraciner la fleur d’amour que j’y cultive… Ô Marie! ô chère inconnue, ô vous qui, peut-être, ne m’aimerez jamais et que j’adore, recevez mon serment de fidélité… J’ai dit à l’autre «Prenez ma vie!…» Je mentais, car ma vie est à vous, Marie, et pour la reprendre, il me faudrait piétiner moi-même mon cœur.
Ayant ainsi exprimé son amour avec la naïveté alambiquée des amoureux qui ne sont pas satisfaits tant qu’ils n’ont pas épilogué, Ségalens déposa un dernier et fervent baiser sur le gardénia, le plaça précieusement entre les feuillets d’un volume, essuya ses yeux, brossa avec une sorte de vénération sa toilette de soirée, et s’endormit en murmurant le nom de Marie Charmant.
XVII LES DAMNÉS
Dans l’hôtel d’Anguerrand, après la fête, Gérard et Adeline s’étaient retirés en l’appartement de madame; et, dans le boudoir attenant à la chambre à coucher, ils se retrouvaient seuls, pour la première fois depuis la nuit où le baron s’était dressé devant eux, pareil à un spectre.
Avec passion, avec frénésie, avec la sauvage ardeur d’un tempérament de feu, Adeline aime Gérard. Et ce qu’elle aime peut-être en lui, c’est le crime… c’est Charlot… c’est Lilliers, le faussaire, le voleur, l’assassin…
Ce soir donc enfiévrée par cette scène inouïe où elle s’est offerte à un jeune homme qu’elle voyait pour la première fois, les sens parvenus à l’hyperesthésie de l’amour, l’imagination ravagée par un ouragan de passion, elle a entraîné Gérard.
Elle le veut! Ce soir, ce sera leur nuit de noces!…
Gérard s’est jeté sur une chaise de repos.
Elle va, elle vient, soupire, palpite… enfin, elle marche à lui, le saisit par les mains, se penche, et d’une voix rauque:
– C’est à Lise que tu penses?…
Gérard frissonne et devient livide. Il lève vers elle une tête ravagée par une douleur sincère, et quelle que soit l’horreur que pourrait inspirer ce malfaiteur, peut-être en ce moment n’est-il digne que de pitié…
– À qui songerais-je donc? dit-il avec l’accent des désespoirs sans remède.
La femme recule, souffletée par cet aveu, le cœur broyé de jalousie; elle cherche une vengeance, et, avec un sourire effroyable:
– Il ne fallait pas la tuer, alors!… Mais puisqu’elle est morte…
Gérard s’abat sur les coussins de la chaise longue et la tête dans les deux mains, sanglotant, il laisse déborder en laves de douleur le désespoir de son amour.
Sapho, le sein palpitant, la bouche tordue par le rictus de la haine, les yeux flamboyants, se penche sur ce désespoir, et halète:
– Elle est morte! Et c’est toi qui l’as assassinée, mon Gérard, car c’est toi qui as payé l’assassin!… Moi, je ne voulais pas, rappelle-toi!… Voilà que tu la pleures, à présent. Et moi, dis! Et moi, tu m’oublies donc? Je ne suis donc pas ta femme? Je ne suis donc pas celle qui peut aussi aimer et consoler?… Mes souffrances ne comptent pas, à moi! Que je passe les nuits et les jours à veiller sur toi, que je tremble de découvrir en chaque nouveau venu un agent de la Sûreté à la recherche de Lilliers ou de Charlot, cela importe peu, dis?… Je ne parle pas de mon amour… mais pourtant!… As-tu songé que le délire des étreintes peut t’offrir la consolation suprême? As-tu songé que les baisers d’une femme telle que moi peuvent te verser l’oubli, ne fût-ce que pour quelques heures?…
De plus en plus, la courtisane affolée d’amour se penche sur le misérable affolé de remords. Et il ne peut s’empêcher de l’admirer! Vaguement, il tend les bras… Ils vont s’étreindre…
À ce moment, on frappe à la porte…
Cette fois encore, les lèvres maudites ne se sont pas unies…
Dans le même instant, Adeline bondit en arrière, et Gérard fut sur pied. Avec l’effrayante rapidité du mime génial qu’il est en vérité, il compose son visage; il passe un crayon de carmin sur ses lèvres; il frotte ses joues d’une houppe de poudre rose; il s’arme d’un sourire… et, déjà, ce n’était plus l’être livide, décomposé, qui se tordait sur ce canapé…
– Entrez! dit-il de la voix ferme et sévère du maître qui s’étonne qu’on le dérange.
– Monsieur le baron m’excusera, dit la soubrette qui apparut. Une femme est là, qui refuse de s’en aller et veut parler à monsieur le baron!
– À trois heures du matin! Vous êtes folle, ma fille!… dit Adeline.
– Qu’on jette cette femme à la porte, voilà tout, ajoute Gérard.
– C’est ce qui a été essayé. Cette femme est arrivée pendant le gala de madame la baronne, et s’est installée à l’office. Maintenant, elle ne veut pas s’en aller. Elle exige qu’on dise à monsieur le baron qu’elle vient de la part d’un homme qui s’appelle… Jean… Jean Nib, voilà le nom!
– C’est vrai, j’avais oublié, dit tranquillement Gérard. Faites entrer cette femme!…
La Veuve est introduite…
Jeanne Mareil, maîtresse du comte de Damart tué par Hubert d’Anguerrand est en présence de Gérard et d’Adeline de Damart, maintenant baronne d’Anguerrand!…
– Que voulez-vous? demanda rudement Gérard.
– Vous parler à vous seul, répondit La Veuve. C ’est au fils d’Hubert d’Anguerrand que j’ai affaire, et non à d’autres.
La Veuve parlait avec une sorte d’orgueil farouche; et les deux damnés comprirent que cette inconnue aux traits durement accentués, à la bouche amère, aux yeux chargés de haine, tenait peut-être leurs destinées dans ses mains.
– Les secrets de mon mari sont les miens, dit Adeline de sa voix la plus caressante. Vous avez fait dire que vous veniez de la part de Jean Nib. Je sais ce que Jean Nib a fait ici, dans cet hôtel… Vous pouvez donc parler devant moi…
– Qu’avez-vous à nous dire? reprit Gérard avec la palpitante appréhension d’une catastrophe.
– J’ai à vous dire ceci, répondit La Veuve, que je hais de toute mon âme le baron Hubert d’Anguerrand, votre père. Ma haine, voyez-vous, c’est ma vie. Je hais comme je respire. Pour cesser de haïr, il me faudrait cesser de vivre. Et voilà des années que c’est ainsi.
– Pourquoi haïssez-vous ainsi mon père? demanda sourdement Gérard.
– Il m’a fait beaucoup de mal… beaucoup, dit-elle d’un soupir atroce. Entre autres reproches que je pourrais lui adresser, il en est un qui doit vous paraître suffisant: Hubert d’Anguerrand a tué le comte Louis de Damart; et Louis de Damart, c’était mon amant…c’était le père de mes enfants…
Au nom de Louis de Damart, Gérard jeta sur Adeline un regard où se peignait une stupeur d’effroi… Quant à Adeline, elle était devenue pâle comme la mort… mais telle était sa puissance sur elle-même qu’elle contint les questions qui tremblaient sur ses lèvres. Seulement, ses yeux, d’une si redoutable clarté, s’attachèrent sur La Veuve avec une curiosité… que dis-je! avec une sympathie infernale Sapho était digne de comprendre La Veuve… et déjà elle l’avait comprise!
– Maintenant que je vous ai dit pourquoi je hais Hubert d’Anguerrand… reprit Jeanne Mareil…
– Hubert d’Anguerrand n’a plus à redouter ni haine, ni menaces, interrompit Gérard en frissonnant.
La Veuve hocha la tête avec un singulier sourire.
– Voyons, fil-elle, vous avez donné vingt-cinq mille francs à Jean Nib?… Je le sais… je sais toute cette histoire… Connaissez-vous Jean Nib?… Non! vous ne le connaissez pas!… Sans cela, vous trembleriez, Gérard d’Anguerrand!…
– Que voulez-vous dire? balbutia Gérard.
– Je veux dire que vous aviez promis cent vingt-cinq mille francs à Jean Nib, dit lentement La Veuve, et qu’il n’en a touché que vingt-cinq mille…
– Nous sommes prêts à lui verser cent mille francs dit Adeline; qu’il vienne!…
Et alors La Veuve reprit:
– Jean Nib n’est pas venu chercher les cent mille francs promis; Jean Nib ne viendra jamais les chercher… Jean Nib se contente des vingt-cinq mille francs qu’il a eus.
– Pourquoi? bégaya Gérard qui défit le col de sa chemise, car il se sentait étouffer.
– C’est ce pourquoi que j’attendais! dit La Veuve avec une sinistre placidité; c’est à ce pourquoi que je suis venue répondre!… Jean Nib a pris les vingt-cinq mille francs parce qu’il croit les avoir gagnés… mais il ne prendra pas les cent mille parce qu’il ne croit pas les avoir gagnés!…
«Jean Nib n’a pas tué le baron d’Anguerrand… Votre père est vivant!…
– Vivant! rugit Adeline dont le visage convulsé offrit alors une terrible expression d’épouvante et de haine. Vivant!… Je te l’avais dit, lâche! qu’il fallait opérer toi-même!…
Mais Gérard ne répondit pas, n’entendit peut-être pas ces paroles. Chancelant, décomposé, il marcha sur La Veuve, la saisit par un bras, et d’une voix très basse, presque douce, où perçait, mêlée à l’effroi, une soudaine et timide espérance:
– Vous dites que Jean Nib n’a pas tué?…
– Il n’a pas tué!…
– Vous dites que le baron d’Anguerrand est vivant?…
– Je le dis!…
Gérard respira longuement. Il tremblait.
La question qui était sur ses lèvres, l’atroce attente de la réponse le bouleversaient d’angoisse.
Et, enfin, d’une voix plus basse et plus frémissante encore, la question se fit jour:
– Et elle?…
– Qui? Elle!… demanda La Veuve.
– Elle!… Lise!…
– Celle-là est morte, dit La Veuve avec une froideur tragique. Jean Nib a accompli la moitié de sa besogne!…
– Morte! râla Gérard dans un sanglot.
Il oubliait son père! Son père vivant qui pouvait, qui devait reparaître, implacable cette fois!
Il oubliait que lui-même avait dit à Jean Nib: Tue-la!…
Il oubliait que dix minutes avant cette scène, il considérait Lise comme morte…
Il n’y avait plus en son âme qu’une vérité de deuil et de malheur: c’est que, pendant quelques secondes, il avait espéré que Jean Nib n’avait pas frappé Lise; il l’avait vue vivante, il avait palpité d’une joie monstrueuse et c’est cette joie qu’il pleurait, c’est cet espoir si vite brisé qui jonchait de ses débris sa pensée affolée.
Ce fut donc avec une réelle, une sincère révolte, avec une douleur nouvelle, qu’il bégaya:
– Morte? Lise est morte!…
– N’est-ce pas vous qui l’avez voulu? demanda La Veuve en jetant sur cet homme ce regard trouble des étonnements anormaux.
– Morte, râla Gérard. Et ce misérable a osé la tuer!… Quoi!… Il n’a pas eu pitié de tant de jeunesse et de beauté! Quoi! vraiment, cette chose épouvantable s’est commise! Cet homme a porté sur elle ses mains de bandit!… Qu’elle a dû souffrir! Comme elle a dû se débattre et crier grâce!… Et il a frappé! Il n’a pas eu pitié! Oh! le misérable!… l’assassin!… l’assass…
Il s’arrêta court, blême d’horreur: la main d’Adeline venait de s’abattre sur son épaule.
Et Adeline, avec une ironie mortelle, disait:
Ah! ça mon cher, prenez garde qu’on ne vous entende, car c’est de vous-même, songez-y bien, que vous parlez en ce moment!…
Hagard, fou de douleur et de terreur, Gérard vit devant lui, dans une haute glace, un homme livide, en tenue de soirée, qui claquait des dents et s’essuyait le front.
– Vous regardez l’assassin? continua Adeline.
– Oui! prononça Gérard d’une voix morne. L’assassin!… Charlot! Te voilà donc, Charlot! Que n’es-tu encore à cette époque où tu n’étais qu’un vulgaire associé d’escarpes qui t’obéissaient! Alors, Charlot, tu étais le roi de la nuit. Paris t’appartenait. Tu te jouais des agents et des juges! C’est fini…
«Depuis que tu l’as rencontrée, elle! et depuis que tu aimes… car tu aimes… toi! toi! toi!… ajouta-t-il avec un effrayant éclat de voix… Depuis que tu as senti battre en toi quelque chose comme un cœur d’homme, il y a en toi, Charlot, un juge qui marche sur tes traces, s’assied dans ta voiture, prend place à ta table, dort ton sommeil et s’installe dans tes rêves!…
– Où es-tu, Charlot! Où es-tu, dis-le-moi! grinça-t-il en tendant le poing à sa propre image, tandis qu’Adeline reculait, épouvantée; où es-tu, heureux escarpe qui t’inquiétais seulement du coup à réussir et riais de si bon cœur quand tu avais ramassé dans la boue et dans le sang quelques billets bleus que tu allais perdre au cercle!… Heureux Charlot! Un jour, tu vis à l’Opéra une femme… la maîtresse d’un roi, d’un cuistre couronné… et pour coucher une nuit dans le lit de cette catin royale, tu tuas… ou tu fis tuer! L’argent, tu l’as eu, Charlot, et la femme aussi! Et tu dormis paisible, content de ton caprice satisfait, et tu ris longtemps de la figure terrifiée de cette femme, lorsqu’en la quittant le matin, tu lui dis: «Madame, savez-vous avec qui vous venez de coucher? Avec Charlot! C’est un roi qui en vaut un autre!»
«Fini de rire! Fini de dormir!… Je n’étais qu’un assassin… Je suis maintenant le meurtrier de Lise…»
Et tandis que Gérard, les poings crispés vers la glace, rugissait sa douleur, La Veuve, à pas lents, se rapprochait d’Adeline, et, doucement, d’une voix étrange, murmurait:
– Rassurez-vous, madame, Valentine d’Anguerrand n’est pas morte!…
Sapho tressaillit jusqu’au plus profond de son être.
Une joie épouvantable dilata son cœur jusqu’à le faire éclater. Lise vivante! En quelques secondes, elle inventa des supplices, des tortures raffinées contre celle qu’aimait Gérard.
– Voici mon adresse, continuait La Veuve en lui glissant un papier plié en quatre. Voulez-vous de mon alliance? Donnez-moi Hubert, je vous donne Valentine…
– Demain, je serai chez vous, haleta Sapho.
– Bien!… fit La Veuve en se reculant.
«Mais ne venez pas demain: attendez huit jours.
– Un instant! dit Adeline en la retenant et en la fixant jusqu’à l’âme. Savez-vous comment je m’appelle?…
La Veuve demeura étonnée et fit un geste d’indifférence.
– Vous vous appelez mon alliée: c’est tout dit-elle.
– Je porte aussi un nom qui vous fera comprendre pourquoi je serai votre alliée fidèle: je m’appelle Adeline de Damart: et mon père s’appelait Louis de Damart… Hubert d’Anguerrand a tué Louis de Damart; c’est vous qui venez de me l’apprendre!
«Et moi… moi!… oui, moi, j’ai été la maîtresse d’Hubert d’Anguerrand et je m’appelle maintenant baronne d’Anguerrand!…
La Veuve baissa la tête et frissonna longuement.
– La fille de Louis de Damart! murmura La Veuve dans une rêverie atroce. La fille du comte de Damart s’unissant à Jeanne Mareil contre Hubert d’Anguerrand!… Est-ce que cela ne devait pas être?… Et cela est!…
Alors, elle marcha sur Gérard qui, prostré sur les coussins du canapé, sanglotait.
– Monsieur le baron d’Anguerrand, dit-elle d’une voix rude, vous pleurez. C’est bien. Mais moi, je suis venue ici vous prévenir du danger qui vous menace et vous dire: Votre père est vivant!…
– Mon père! bégaya Gérard dont l’esprit mobile s’aiguilla dès lors sur ce péril redoutable.
– Hubert d’Anguerrand! continua La Veuve. Je vous ai dit ma haine. Je connaissais la nécessité où vous êtes de frapper à mort celui que je hais… Est-ce qu’il ne va rien sortir de ces deux éléments?…
– Vous avez raison! murmura sourdement Gérard. Où est mon père?…
– Entre les mains de Jean Nib!…
– Où cela? fit Gérard qui, par une brusque saute de l’esprit, reconquit son sang-froid.
Venez chez moi, et je vous conduirai! Je vous attends dans huit jours: le temps d’écarter Jean Nib qui fait bonne garde prés de l’homme…
– Et qui me conduira chez vous? demanda rudement Gérard.
La Veuve se tourna vers Adeline, et avec un terrible sourire:
– Vous n’aurez qu’à suivre madame!…
Elle salua d’un signe de tête… L’instant d’après, elle avait disparu.
Longtemps, Gérard et Adeline se regardèrent en silence. Ils frissonnaient…
XVIII ZIZI SE DESSINE…
Le surlendemain, à la tombée de la nuit, La Veuve sortit de chez elle.
Dans la rue Letort, environ une demi-heure avant que La Veuve sortît, nous retrouvons deux personnages que nous avons déjà aperçus, c’est-à-dire Zizi-Panpan et La Merluche, toujours en quête de chapardage à l’étalage, et rôdant le nez au vent, l’œil à l’affût.
Zizi-Panpan portait deux bouteilles de vin que le fidèle La Merluche venait de subtiliser à un épicier de la rue Clignancourt.
Et il chantait à tue-tête:
De quoi qu’y a six?…
Y a six tême métrique.
Y as-six-tez-vous z’ici.
Mais de quoi qu’y a qu’un?
Y a qu’un ch’veu
Sur la tête à Mathieu!…
Un homme qui, lent et grave, vêtu du costume des gardiens de la paix, se promenait à vingt pas devant les maraudeurs, dressa l’oreille et grommela:
– Serait-ce à moi-même que ce vaurien fait allusion?
Cet homme, c’était le propre père du digne La Merluche, l’agent Chique.
– Oui, mon vieux Merluchon, dit Zizi en interrompant sa chanson, tel que tu me vois, j’ai raté ma vocation, moi: j’aurais dû me mettre rôtisseur. À la bonne heure, en voilà un de métier! Toujours au chaud, toujours le nez à la bonne odeur des volailles!
– Ça c’est vrai, approuva le fils de l’agent Mathieu Chique.
– Ainsi, poursuivit Zizi-Panpan, pige-moi le rôtisseur d’en face… C’est dégoûtant de voir des gens aussi heureux par un temps pareil! Merluchard, vas-y choper un de ses poulets, ça lui apprendra, à ce mufle de rôtisseur. Et puis, je t’invite!
– Tu m’invites? Vrai? fit La Merluche.
– Quand je te le jure, là! Et tu verras ma frangine! La perspective de dîner en société avec Zizi, et surtout avec Magali, décida La Merluche, qui fit un mouvement pour traverser la chaussée. Mais il s’arrêta soudain, en murmurant:
– Pet! Pet! V’là z’un flic!…
– De quoi, un flic? fit Zizi. C’est ton père. Attends, je vas le rembarrer, ton dab!
L’agent Mathieu Chique avait exécuté un demi-tour menaçant et, revenant sur ses pas, cherchait des yeux le chanteur. Zizi-Panpan se dirigea droit sur lui, tandis que La Merluche se faufilait vers l’étalage du rôtisseur, sans que son père l’eût aperçu.
– Hé! m’sieur Chique, fit le voyou, je vous cherchais justement.
– Tu me cherchais, galopin, graine de Fresnes! gronda l’agent.
– Je vous cherchais, que j’vous dis, m’sieur Chique! Et c’est pour vous rendre service. Il y a un rassemblement devant la mairie. Ça doit être une manifestation de socialos!… Courez vite!…
Mathieu Chique n’en écouta pas davantage, s’élança dans la direction de la mairie:
– Hé ah!… fit Zizi en se tournant vers le rôtisseur.
– Hohé!… répondit La Merluche, du trottoir d’en face.
Les deux maraudeurs se rejoignirent. Pendant le colloque de Zizi et de Mathieu Chique, le fils de l’agent avait opéré: il montra le poulet rôti qu’il venait d’enlever.
– C’est bien, dit simplement Zizi, t’auras ta part.
Quelques minutes plus tard, Zizi et La Merluche pénétraient dans le pauvre logis où nous avons entrevu Magali. Il n’y avait pas de lumière. Il n’y avait pas de feu. Le logement était d’un silence noir.
– Magali! appela Zizi qui avait laissé la porte entr’ouverte.
Et comme il ne recevait aucune réponse, il frotta une allumette. Alors il constata que la chambre était vide. Et comme, perplexe, il se grattait la tête, ses yeux tombèrent sur une enveloppe placée sur la table. Il l’ouvrit; elle contenait une lettre qu’il se mit à lire. Quand il eut achevé, il s’assit sur une chaise, un peu pâle, et murmura tristement:
– Ben, zut, alors!
– Et ta frangine? demanda La Merluche.
Voyant que Zizi-Panpan ne lui répondait pas, il reprit:
– Alors, on briffe?… Boulottons toujours le poulet, on laissera une aile pour ta frangine…
– Ma frangine? le poulet?… fit Zizi d’une voix enrouée. En fait de poulet, pige-moi celui qu’elle m’a laissé…
– Alors, cette lettre est de Magali?…
– Quand je te le dis!… Ouvre tes esgourdes…
Et le gamin se mit à déchiffrer la lettre suivante:
«Mon pauvre Ernest,
«Je te quitte. La misère est trop grande, je n’y tiens plus. Depuis le départ du père, nous mourons peu à peu de faim. Nous étions si heureux avant! Pour comble de malheur, je vois bien que tu es en train de mal tourner. Pour nous tirer de la misère et t’empêcher de devenir un méchant gueux, il nous faut de l’argent. Où en trouver? Ce n’est pas avec les dix ou douze francs que je gagne par semaine que nous pourrons nous relever. Mon cher petit frère, je suis bien triste, et j’ai un gros chagrin de me séparer de toi. Mais il le faut… Je vais essayer de gagner de l’argent… et pour la manière dont je vais m’y prendre, je mourrais de honte de t’avoir près de moi. Je te laisse la pièce de cent sous qui est dans le tiroir de la table, et je me suis arrangée avec Mme Bamboche, notre concierge, pour le loyer. Tu pourras rester dans le logement, et le mari de Mme Bamboche te fera travailler avec lui dans ses théâtres, quand il aura fini sa prison. Toutes les semaines, mon cher Zizi, je t’enverrai de l’argent. Sois sage, c’est ta sœur qui t’en supplie; va à l’école, suis bien les conseils de M. et Mme Bamboche, et ne t’inquiète de rien. Je me charge de ta vie. Puisque je ne suis pas morte de désespoir, il faut vivre. Nous vivrons, mon cher petit frère. J’aurais bien aimé que ce fût autrement: mais puisqu’il n’y a pas moyen d’y échapper, je vais demander notre subsistance au trottoir…
«Ta sœur qui t’aime et t’embrasse bien fort.
«Juliette Gildas… Magali!»
Zizi comprit-il tout ce qu’il y avait de tristesse et de dévouement dans cette lettre navrante?… Peut-être, car une grosse larme roula sur sa joue maigre et pâle de gamin vicieux. La Merluche avait écouté en ouvrant des yeux effarés.
– Alors, comme ça, dit-il, ta frangine s’est esbignée?… Pourquoi faire, donc?…
– Pour se faire grue, répondit rudement Zizi.
La Merluche demeura un instant foudroyé; puis, hochant la tête, il se mit à déchiqueter le poulet, et, engloutissant la première cuisse il bégaya:
– Ah! oui, zut, alors!…
Et lui aussi, sans trop savoir pourquoi, il se mit à pleurer, tout en dévorant. Son visage effaré se barbouilla de larmes et de jus de poulet.
– Tu ne boulottes pas? dit-il.
Zizi garda le silence, tordant machinalement dans ses mains la lettre de Magali. Tout à coup, il assena un coup de poing sur la table.
– Tout ça, cria-t-il, c’est la faute de cette crapule de marquis. Une perle! Oui, parlons-en! La perle des cochons! Ah! si je le tenais, celui-là!…
* * * * *
À ce moment, sur le palier, devant la porte demeurée entr’ouverte, quelque chose comme une ombre passait, descendant l’escalier. Aux paroles que prononçait Zizi, cette ombre s’arrêta un instant! Et ces paroles, elle parut les recueillir en tressaillant… puis, lentement, elle descendit.
L’ombre, c’était La Veuve qui sortait pour se rendre au cabaret des Croque-Morts…
– Boucle donc la lourde, commanda Zizi.
Ayant fermé la porte, La Merluche vint se rasseoir, et il se fit en lui un mélange de bruits bizarres, soupirs, mastication effrénée, sanglots retenus et gloussements de plaisir glouton. Zizi finit par l’imiter, du moins en ce qui concerne la mastication. Ils en étaient au croupion du poulet et ils allaient tirer au sort l’as de pique – à ce moment, il y avait vingt minutes que La Veuve était sortie – lorsqu’on frappa à la porte.
– C’est elle, fit La Merluche, qui, d’émotion, avala de travers.
Zizi, très ému, lui aussi, alla ouvrir: ce n’était pas Magali… c’était Marie Charmant.
– Mademoiselle Magali n’est pas là? fit la bouquetière en avançant sa jolie tête.
– Elle est allée porter de l’ouvrage, dit Zizi, qui, à la vue de sa voisine du dessus, rougit jusqu’aux oreilles.
– Je voudrais vous dire deux mots, monsieur Ernest, reprit Marie Charmant. Mais en particulier… ajouta-t-elle en jetant un regard sur La Merluche.
Zizi se tourna vers La Merluche, et, se redressant sur ses ergots, ordonna:
– File, Merluchon! Je reçois du monde!…
Et La Merluche «fila».
– J’ai un service à vous demander, dit Marie Charmant, qui entra alors.
– Mille services! Un million de services!
– Voici, monsieur Ernest; seulement, il faut que ça reste entre nous, tout à fait…
– C’est juré.
– Eh bien! il y a deux mois, rappelez-vous, monsieur Ernest, un soir que j’avais perdu ma clef et que je voulais aller chercher le serrurier pour ouvrir ma porte, vous êtes monté, et cric crac, je n’y ai vu que du feu, mais la porte a été ouverte. Il s’agirait de me rendre le même service. Voulez-vous?
Zizi sourit orgueilleusement, alla soulever un coin du matelas de son lit et exhiba une collection de pinces et de fausses clef, attirail presque parfait de cambrioleur.
– Moi, voyez-vous, dit-il, j’ai raté ma vocation, mademoiselle Marie; j’aurais dû me mettre serrurier; j’ai fait six mois d’apprentissage chez un serrurier de la rue Ramey. À preuve que j’ai conservé mes outils!…
Mais dites donc, c’est-y que vous avez encore perdu votre clef?
– Non, fit Marie Charmant; il s’agit d’une autre porte… celle qui est au-dessus de moi…
– Le galetas de la Veuve? dit Zizi stupéfait.
– Eh bien! oui, monsieur Ernest… Une curiosité que j’ai là! Vous allez m’ouvrir cette porte, et puis vous redescendrez et vous n’en soufflerez mot à personne… Et puis vous ne chercherez pas à m’épier, à savoir ce que je vais faire… Dites? je vous en prie…
– Mademoiselle Marie, vous me diriez de sauter par la fenêtre que ça serait fait illico, les pieds devant ou la tête la première, à votre choix… Commandez donc, et j’obéirai.
– Venez donc et hâtons-nous, fit Marie Charmant, qui frémit de pitié à cette poignante parole du gavroche.
Quelques instants plus tard, Zizi-Panpan se mettait à travailler la porte qui ouvrait le galetas de La Veuve, éclairé par une lampe qui tremblait dans la main de Marie toute palpitante. Au bout de cinq minutes, la porte s’ouvrit, et Zizi, ramassant ses outils, redescendit.
Et Marie Charmant entra!…
XIX VALENTINE D’ANGUERRAND
C’était une sorte de boyau mansardé dont la plus grande partie était occupée par une foule de ballots de toute dimension, de toute espèce.
Marie Charmant, ayant saisi son panier et sa lampe, était entrée en poussant vivement la porte derrière elle d’un rapide coup d’œil, elle embrassa le tableau fantastique dont sa lumière éclairait vivement les arêtes, tandis que les fonds demeuraient obscurs; et alors lui apparut une jeune fille aux traits pâlis et maigris, aux yeux égarés, avec une expression de terreur et de désespoir qui fit frissonner la bouquetière… C’était Lise…
Marie Charmant déposa sa lampe sur la petite table et, serrant dans les siennes les deux mains de la pauvre séquestrée:
– Je vous aimais sans vous avoir vue, dit-elle d’une voix émue, mais maintenant que je vous connais, je sens que ma sympathie ne me trompait pas. Voulez-vous me permettre de vous embrasser?…
Et, sans attendre la réponse, elle serra dans ses bras la jeune fille, qui tremblait de tous ses membres.
– Êtes-vous bien sûre, au moins, qu’on ne vous a pas vue? demanda Lise avec un accent d’indicible terreur.
– Pas de danger. On ne me la fait pas, à moi. La Veuve est en balade, je ne sais où, chez le diable, sans doute.
– La Veuve?
– Oui. La mégère qui vous a mis dans ce pétrin dont j’espère bien vous tirer, quoi que vous en disiez.
– Oh! fit Lise on joignant les mains, c’est qu’elle nous tuerait toutes deux, voyez-vous! Moi, ça m’est égal de mourir…mais vous, si jeune, si belle et si aimable… Elle me l’a dit: «Si tu appelles, si quelqu’un t’entend ou te voit, malheur à ce quelqu’un!…» Et j’ai compris que cette femme est décidée à tout, même à un meurtre!…»
– Pauvre petite! dit Marie Charmant. Comme elle tremble! Quand je vous dis de ne pas avoir peur, là! C’est juré, comme dit Zizi! Mais voyons, d’abord, je suis là à bavarder comme une pie, et je ne songe pas que je suis montée pour vous inviter à dîner… Vous voulez bien? Oh! mais voilà que vous tournez de l’œil!…
– Je me meurs de faim…
De grosses larmes roulèrent sur les joues de Marie Charmant qui s’écria:
– Oh! la scélérate!… Comment! elle ne vous donne même pas à manger?
– Pas tous les jours, bégaya Lise.
– Comment, pas tous les jours.
– Oui, tous les trois ou quatre jours, elle me monte un morceau de pain, mais jamais assez… Ce ne serait encore trop rien… mais c’est la soif… Je brûle de fièvre, et quelquefois je suis plus d’un jour sans eau… Alors, il me semble que ma tête s’égare; je vais, je viens, je parcours ce misérable grenier, je crois entendre des gémissements et m’aperçois que c’est moi qui pleure.
– Pauvre infortunée!… Mangez, buvez… ne craignez plus rien… à partir de demain, je me charge de vous monter tous les jours le nécessaire…
– Je me sens mieux, dit Lise… Comme vous êtes bonne, mademoiselle!…
– Ah! bien, oui, parlons-en!… Mais ce n’est pas de moi qu’il s’agit. Voyons, comment et pourquoi La Veuve vous en veut-elle au point de vous martyriser ainsi?
– Je ne connais pas cette femme, dit Lise en frémissant. On m’a amenée chez elle après m’avoir enlevée une nuit de la maison qu’habite mon père…
– Mais votre père?…
– Je ne sais pas ce qu’il est devenu…
– Et vous dites que vous ne connaissez pas La Veuve?… Ça, c’est un peu fort, par exemple. Mais alors, elle agirait donc pour le compte de quelqu’un?…
– Oui… je le crois… balbutia Lise, qui pâlit et se reprit à trembler. Et ce quelqu’un… oh! mademoiselle… c’est affreux, voyez-vous!…
– Mais vous le connaissez, ce quelqu’un?… dit Marie Charmant en saisissant une main de Lise.
Lise fit de la tête un signe désespéré.
– Eh bien, voyons! reprit la bouquetière. Vous m’avez défendu jusqu’ici de prévenir la police. Mais pourtant, je ne peux pas vous laisser ainsi assassiner! Il faut que le misérable qui vous a livrée à La Veuve soit arrêté…
Lise se redressa comme galvanisée.
– Arrêté?… Lui?… Vous ne savez, pas! Oh! mais s’il lui arrive malheur, j’en mourrai!… Arrêté par ma faute?… Tenez, j’aime mieux mourir de faim ici!… Je vous en supplie, oubliez-moi, oubliez que vous m’avez vue, oubliez ce que j’ai pu vous dire, mais, par grâce, par pitié, si je vous inspire la moindre sympathie jamais, jamais ne dites un mot à personne de tout cela!…
– Eh bien, je ne dirai rien, je vous le jure! s’écria Marie Charmant, épouvantée de l’exaltation presque délirante où elle voyait la malheureuse. Mais, enfin, il y a pourtant une raison qui vous guide…
– Vous voulez savoir pourquoi je ne veux pas qu’il lui arrive malheur… à lui?…
– À celui qui vous a fait enlever? Que vous soupçonnez de vous avoir fait livrer à La Veuve?…
– Oui!… Eh bien! écoutez c’est affreux, mais ma destinée est ainsi faite… je l’aime!…
– Vous l’aimez! balbutia Marie Charmant avec une sorte d’étonnement et d’effroi.
– Oui, continua Lise dont la physionomie prit une expression de dévouement et de résignation à faire pleurer, je l’aime!… Malheureuse! après ce que j’ai appris! après ce que je sais!… Je l’aime toujours… je l’aimerai jusqu’à mon dernier souffle!… Oh! continua-t-elle avec une exaltation voisine de la folie, je puis dire cela tout haut, et je ne meurs pas de honte!… J’aime!… J’aime Gérard d’Anguerrand!…
À peine ce nom eut-il jailli de ses lèvres fiévreuses qu’elle eut un cri de douleur affreuse et se couvrit le visage de ses deux mains. Marie Charmant était demeurée interdite, frappée elle-même d’une émotion qu’elle avait peine à maîtriser.
– Gérard d’Anguerrand! murmura-t-elle; mais ne m’avez-vous pas dit que vous vous appeliez Valentine d’Anguerrand?…
– Oui! bégaya Lise.
– Ce Gérard, dit Marie en frissonnant, car elle entrevoyait quelque chose d’effroyable, ce serait donc…
– Le fils du baron d’Anguerrand! dit Lise avec un tel calme, avec une si profonde amertume qu’elle se trouvait comme transportée au delà des limites du désespoir.
– Votre frère! fit Marie Charmant dans un souffle d’épouvante.
Lise laissa retomber ses mains et dit:
– Je dois vous faire horreur, n’est-ce pas?… Je me fais horreur à moi-même… Je souffre, à vous faire un tel aveu, une honte qui me fait mal, voyez-vous, là… Cela me brûle et me glace tout à la fois… Mais, pour le sauver…, pour vous persuader… pour vous prouver que vous ne devez pas le dénoncer, je souffrirais mille morts… Maintenant, mademoiselle, j’espère, oui…, j’espère qu’après tout ce que je viens de dire, vous me mépriserez tant et tant… que vous m’oublierez… et surtout… oh! cela, surtout! que vous garderez le secret de celle que vous appelez La Veuve! Car cette femme n’est que l’instrument… de celui… que j’adore!…
– Pauvre chère mignonne! dit Marie Charmant en pleurant, vous ne me faites pas horreur, et je ne vous méprise pas; il y a dans votre histoire un mystère qui m’effraie, mais je respecterai votre volonté; je vous jure que, par ma volonté du moins, il n’arrivera aucun mal à…
Elle rougit. Et la voyant rougir ainsi, Lise sourit avec une infinie tristesse.
– À mon frère! acheva-t-elle. Soyez bénie, vous qui m’apparaissez comme un ange…
– Ange sans ailes! s’écria Marie Charmant. Mais, pour en revenir à votre affaire, voyons, on peut bien vous tirer des griffes de La Veuve sans risquer de toucher à… celui que vous ne voulez pas dénoncer!… Écoutez-moi bien. Je connais un jeune homme. Quand on dit que je connais, c’est une façon de parler… Mais enfin, je puis vous affirmer que M. Anatole Ségalens… c’est mon jeune homme, une drôle d’idée qu’il a de s’appeler Anatole, hein?… ça ne l’empêche pas d’être le plus fier, le plus loyal, le plus brave jeune homme de Paris…
– Vous l’aimez! dit Lise.
– Moi? fit Marie Charmant stupéfaite et devenue pourpre. Non, non, je ne l’aime pas. il n’est pas pour mes mirettes, celui-là! Pensez donc, ajouta-t-elle, avec une naïve admiration: un licencié! Dites donc, vous qui avez de l’instruction, qu’est-ce que ça peut bien être un licencié? C’est-il plus qu’un capitaine?…
– Oh! sûrement! dit Lise en toute sincérité.
– Je m’en doutais! fit Marie Charmant en étouffant un soupir. Pourtant, il est bien pauvre. Enfin, je crois bien que si je lui disais… Il vous tirerait de là, lui! Voulez-vous?
– Laissez-moi un jour ou deux, murmura Lise, reprise de terreur. Je vous en supplie, ne faites rien, ne dites rien… Demain soir, si vous voulez bien me revoir, j’aurai pris une résolution…
– Eh bien, c’est dit! s’écria Marie Charmant, J’attendrai jusqu’à demain. Vous verrez, ma pauvre mignonne, nous vous sauverons, moi et… M. Anatole… – Mais quelle drôle d’idée de s’appeler Anatole!… comme s’il n’avait pas pu s’appeler Ernest, ou Jules, ou Émile… Enfin, on m’appelle bien Marie Charmant, moi! Encore une drôle d’idée, par exemple! Mais au moins, moi, j’ai une excuse je ne connais pas les noms de mes père et mère!…
Lise redressa vivement sa tète pâle et considéra la bouquetière avec une violente surprise.
– Au fait, reprit gaiement Marie, je connais votre histoire, ou à peu près, et vous ne connaissez pas la mienne; ça n’est pas juste, ça! Il faut donc que je vous dise pourquoi on m’a affublée d’un nom rigolo comme celui que je porte de mon mieux, et pourquoi je ne connaissais ni père ni mère, ajouta-t-elle avec une indicible tristesse.
«Telle que vous me voyez, je ne suis qu’une enfant trouvée!…»
– Une enfant trouvée! murmura Lise avec un tressaut du cœur. Moi aussi, je suis une enfant trouvée.
Ce mot que criait son cœur expira sur ses lèvres. Pourquoi? Par quelle mystérieuse et profonde curiosité, ou, plutôt, par quel lointain pressentiment voulut-elle ne pas interrompre l’histoire de Marie Charmant?…
– Ça vous épate? reprit celle-ci. C’est pourtant comme ça! Il n’y a pas que dans les drames de l’Ambigu qu’il y a des enfants trouvés… À preuve, moi!… Sachez donc que, moi aussi, j’ai été sous la coupe d’une mégère pareille à La Veuve. Entre parenthèses, en voilà une qui pourra se fouiller, si elle a des poches, pour que je lui fasse à présent ses commissions et que je porte ses fleurs au cimetière…
– Au cimetière?…
– Oui. Il paraît comme ça qu’elle a eu un fils qui est mort et qu’elle aimait bien. Ce fils s’appelait Louis. J’ai vu ça sur la tombe…
– Louis! murmura Lise en pressant son front dans ses doigts amaigris et en penchant la tête, comme pour sonder un abîme où une pierre vient de rouler.
– C’était le nom du petit qui est mort, reprit Marie Charmant. La Veuve m’a raconté tout cela un soir… Paraît qu’elle avait aussi une fille qui s’appelait Suzanne… ou Suzette…
– Suzanne!… Suzette!… balbutia Lise avec cet accent spécial des gens qui parlent en rêvant, ou comme si elle eût écouté en elle-même l’écho lointain, très lointain, qu’éveillaient ces noms Louis!… Suzette!…
– Pour en revenir à mon histoire, continua Marie Charmant, si vous êtes tourmentée par La Veuve, je le fus, moi, par la mère Gibelotte. C’est elle-même qui, un jour, m’a raconté qu’elle ne m’était rien. Vous n’avez pas idée de ce que la mère Gibelotte était mauvaise: c’est à croire qu’elle avait la rage dans le ventre. Pourtant, je ne lui avais jamais rien fait. Au contraire, je lui obéissais, au doigt et à l’œil! Pas de danger que j’aurais fait de la rouspétance, comme dit le père Chique. Si elle me battait! Comme plâtre, figurez-vous! J’en avais les bras et les jambes noirs de bleus. (Sans doute Ségalens eût admiré la hardiesse de cette image s’il eût été là, mais Ségalens n’était pas là…) Elle me griffait, me mordait, pour un oui, pour un non. Quant aux gifles et aux coups de pied, je ne les compte pas… «Mère Gibelotte, j’ai faim…» Pan! un coup de pied dans le ventre! Comme dans la complainte des trois petits anges, vous savez?
– Non, je ne sais pas… fit Lise en frissonnant.
– Faut vous dire que j’ai enduré la faim et la soif… tout comme vous, maintenant. Seulement, vous êtes grande et vous pouvez vous défendre. Moi, j’étais toute gosse. Aussi, la mère Gibelotte s’en payait des tranches! Quand j’y pense, j’en ai la fringale et la petite mort dans le dos. Figurez-vous que cette chipie m’envoyait vendre des fleurs. Tous les matins, je partais avec mon petit panier, et tant qu’il n’était pas vide, défense de rentrer! Défense d’acheter même un petit pain d’un sou! Le malheur était que les fleurs étaient toujours fanées, et que personne n’en voulait. Aussi, quelles danses! Quand la recette était trop mauvaise, elle m’attachait au pied de son lit, et je devais rester debout toute la nuit. Si le sommeil me terrassait, elle me relevait d’un coup de fouet!… Enfin, je dépérissais, je me mourais de chagrin, de faim, et de mauvais coups. À ce moment-là, j’allais sur mes douze ans…
– Mais pourquoi ne vous êtes-vous pas sauvée?
– Vous allez voir, dit Marie Charmant. Il faut vous dire que j’avais une passion: c’était un chat. Or un soir, en rentrant, je trouvai la mère Gibelotte qui, ayant achevé de dîner, me dit «Sais-tu ce que je viens de manger? – «Non», que je lui réponds en tremblant. – «Eh bien! dit-elle doucement, c’est ton chat… Au moins, tu ne m’embêteras plus avec cette sale bête…» Pendant huit jours, je fus malade. Le matin du neuvième jour, je partis pour aller vendre des fleurs et je ne rentrai pas chez la mère Gibelotte. Je n’y suis jamais rentrée… Voilà mon histoire. Qu’est-ce que vous en dites?… Il faudrait encore vous raconter comment j’ai vécu depuis, comment j’ai grandi, comment j’ai pu m’installer à mon compte. Je vous dirai tout ça une autre fois: pour ce soir, je crains que La Veuve ne rentre et ne me surprenne ici…
Marie Charmant se leva.
– Restez encore un instant, je vous en supplie…
Elle hésitait. Elle avait quelque chose à dire, et ne savait comment l’exprimer. Enfin, elle balbutia:
– Alors, vous aussi, vous êtes une enfant trouvée?…
Marie Charmant, tout entière aux souvenirs qu’elle venait d’évoquer, ne releva pas, n’entendit pas peut-être ce «vous aussi». Elle répondit vaguement en suivant sa propre pensée qui la reportait à son enfance misérable.
– Enfant trouvée… ou achetée. Car la Gibelotte a toujours prétendu m’avoir achetée à des gens qui en avaient assez de moi, et qui m’avaient trouvée, paraît-il, une nuit de Noël…
Ces mots «une nuit de Noël» retentirent en elle avec le fracas d’un coup de tonnerre.
– Qu’avez-vous? s’écria Marie Charmant, épouvantée.
– Rien, rien! bégaya Lise d’une voix étranglée. Répondez-moi, je vous en conjure… Vers quelle époque ces gens que vous dites vous ont-ils trouvée?…
– Oh! fit Marie Charmant sans attacher d’importance à cette question, et ne s’inquiétant que de l’exaltation de la pauvre séquestrée, je le sais exactement, puisque la Gibelotte m’a dit cent fois que j’avais trois ans lorsque je fus trouvée; il y a donc au juste quatorze ans que je fus ramassée une nuit, dans la neige…
– Où cela? râla Lise en proie à une sorte d’hallucination vertigineuse. Vous devez le savoir!… Je veux que vous me disiez où vous avez été ramassée!…
– Calmez-vous, ma mignonne… Si cela peut vous intéresser, je vous dirai donc que ces gens avaient dit à la mère Gibelotte qu’ils venaient d’Angers…
– Angers! cria Lise dans une véritable clameur de folie.
– Oui, il paraît comme ça que la chose s’est passée pas bien loin d’un bourg qu’on appelle les Ponts-de-Cé…
Lise voulut parler: la voix s’éteignit dans sa gorge. Elle voulut saisir Marie Charmant par les bras; ses mains retombèrent inertes, et dans l’instant qui suivit, elle s’affaissa…
– Mon Dieu, mon Dieu! qu’avez-vous? s’écria la bouquetière en s’agenouillant et en soulevant la tête de Lise dans ses mains. Ce sont toutes ces histoires qui vous retournent le sang… et toutes les misères que vous avez subies… Courage, ma chère mignonne! Nous vous sauverons!…
Lise faisait un effort surhumain pour parler, pour traduire la pensée qui tourbillonnait avec une violence de tempête dans son cerveau. Et cette pensée, c’était:
– Nous avons été trouvées la même nuit, au même endroit, nous avons le même âge… L’une de nous deux s’appelle Valentine d’Anguerrand… MAIS LAQUELLE DE NOUS DEUX?…
Il y avait dans son regard une joie si intense que Marie Charmant murmura:
– Oh! la malheureuse! Elle devient folle! Il faut que j’appelle au secours!…
Et cette joie qui étincelait dans les yeux de Lise, tandis qu’il lui était impossible d’articuler un mot, cette joie terrible, d’une mortelle douceur, d’un infini ravissement, venait de cette autre pensée qui heurtait de ses ailes la tête endolorie de Lise:
– Si je ne m’appelle pas Valentine d’Anguerrand, je puis aimer Gérard! Et lui peut m’aimer, puisqu’il ne m’a abandonnée que parce qu’il me croyait sa sœur!… Et j’ai, moi, la conviction absolue, la croyance indéracinable que celle de nous deux qui s’appelle Valentine d’Anguerrand… CE N’EST PAS MOI!…
À ce moment, la porte du galetas s’ouvrit doucement, sans bruit… Une ombre noire se dressa, demeura immobile, avec un ricanement silencieux au coin des lèvres… Et derrière cette forme sinistre, funèbre, sur l’étroit palier, se profilait une forme violente, massive, des épaules énormes, un cou de taureau, une tête de brute avec des mâchoires de dogue…
– Parlez-moi, balbutiait Marie Charmant agenouillée. Mon Dieu, mais c’est terrible… je vous ai juré de ne rien dire à personne de votre situation… il vous faut pourtant du secours!…
À cet instant précis, une main sèche et dure s’abattit sur son épaule.
D’un bond, elle fut debout, et demeura pétrifiée:
– La Veuve!
– Biribi, dit tranquillement La Veuve, je t’ai promis de te donner celle que tu aimes. Prends la bouquetière et emporte-la, elle est à toi!…
Elle s’effaça, et derrière elle apparut la silhouette monstrueuse du bandit. Terrorisée, frappée de stupeur, Marie Charmant essaya pourtant de reculer en bégayant:
– Cet homme? Ce misérable qui me poursuit partout!… À moi!… À nous!… Au sec…
Elle ne put achever le cri qui jaillissait de ses lèvres, d’une ruée, Biribi fut sur elle et, avec dextérité, lui enroulait un foulard autour de la tête. En même temps, la pauvre bouquetière sentit qu’on lui attachait solidement les mains, qu’on la soulevait, qu’on l’emportait!…
Elle s’évanouit…
Pendant ce temps, La Veuve se penchait vers Lise, et ricanait:
– Alors, comme ça, on a appelé du secours?… Alors, on est parvenue à se faire entendre et à ouvrir la porte?… Bien, bien, ma fille!… Ça m’apprendra à ouvrir l’œil… Ah! gronda-t-elle, tu voulais me lâcher sans crier gare! ingrate!… Moi qui t’aime comme une mère!… Mais pas de ça, Lisette! acheva-t-elle dans un grincement de haine, je t’ai, je te garde, Valentine d’Anguerrand!…
Et La Veuve, Jeanne Mareil, la mère de la petite Suzette perdue une nuit de Noël sur la route d’Angers aux Ponts-de-Cé, sortit en refermant soigneusement la porte et sans s’inquiéter de celle qu’avec un accent de féroce ironie elle venait d’appeler SA FILLE!…
XX LE BASTION 27
La Veuve s’arrêta quelques minutes chez elle, sans allumer la lampe. Elle grommelait des mots sans suite qui, sûrement, n’avaient pas trait à la scène qui venait de se passer dans le galetas. Elle finit par prendre une résolution et gronda:
– Oui, ça tout d’abord! Une fois Jean Nib à l’ombre, on verra!
Un instant encore, elle demeura méditative, puis elle dit:
– Zizi sera certainement précieux dans tout cela. il s’agit de l’empaumer…
Alors elle sortit de son logis, et, descendue à l’étage inférieur, elle frappa à la porte du logement qu’avait occupé Magali.
Zizi, qui dormait à poings fermés, finit par entre-bâiller la porte.
Ayant reconnu La Veuve, il fit une grimace et grogna:
– Pouvez pas laisser pioncer le pauv’monde, vous? Quoi que vous me voulez?
– Mon petit Zizi, veux-tu te venger du marquis de Perles?…
– Oui, fit Zizi les dents serrées.
– Eh bien! en ce cas, habille-toi et suis-moi. Et, surtout, silence!…
Zizi obéit. En quelques instants, il fut prêt et suivit La Veuve.
Côte à côte et sans dire un mot, ils marchèrent vers le bout de la rue qui aboutit aux fortifications., Mais, cette fois, La Veuve ne franchit pas la barrière; elle se dirigea vers l’un de ces postes-casernes, constructions massives, carrées, d’allure militaire mais non guerrière, qui forment autour de Paris la p1us inesthétique des ceintures. À cette époque, ce poste servait de dépôt de literie.
La Veuve s’approcha de la grille du poste-caserne et jeta un cri:
– Pi… ouïtt!…
Puis, de nouveau, le silence régna. Alors, quelque chose comme une ombre se glissa à travers la cour; bientôt la grille s’entr’ouvrit; La Veuve et Zizi suivirent l’homme qui, sans un mot, était venu ouvrir.
Quelques instants plus tard, tous trois pénétraient dans une pièce du rez-de-chaussée. Il y avait un lit de camp, une de ces énormes et grossières tables qu’on voit dans toutes les chambrées de soldats; la fenêtre grillée disparaissait derrière une couverture, une couverte en laine gris marron empruntée au dépôt de literie. La lueur pâle d’une chandelle éclairait un homme qui était assis sur le bord du lit de camp. C’était Jean Nib.
Quant à celui qui avait ouvert à La Veuve, c’était Biribi.
– Qu’as-tu fait de la petite bouquetière? lui demanda La Veuve à voix basse – Elle est en face, répondit le bandit. Elle m’a griffé, la gueuse! Mais j’en viendrai à bout.
– Ainsi, reprit La Veuve, la bouquetière est avec le baron d’Anguerrand?
– Oui, fit Biribi.
– Et Rose-de-Corail?…
– Elle est de planton devant la porte du baron, mais elle s’embête.
– Bon! gronda La Veuve, on la relèvera de faction bientôt… Salut, Jean Nib! ajouta-t-elle en se tournant vers le lit de camp.
– Bonsoir, La Veuve, dit Jean Nib. On m’a dit que vous êtes venue me chercher aux Croque-Morts. De quoi retourne-t-il?…
– Que comptes-tu faire du baron?… Il serait temps de prendre une décision.
– La décision est prise, dit tranquillement Jean Nib. «Rose-de-Corail et moi, nous avons résolu de relâcher l’homme.
– Quand cela? fit La Veuve dont le visage n’eut pas un tressaillement, mais qui se sentit défaillir.
– On le gardera encore une quinzaine, et puis bonsoir.
– Dans une quinzaine? dit vivement La Veuve.
– Oui… Et le même jour, je viendrai chez vous reprendre la petite.
– Si je relâche le père, il faut bien que je relâche la fille!… Ces gens ne me sont de rien; j’en ai assez de ce malaise qui me tourmente…
– Des remords? ricana La Veuve.
– Si c’est ce qu’on appelle le remords, murmura-t-il, je comprends maintenant des choses que je n’ai jamais comprises. Qu’est-ce que je suis, moi? Un escarpe. Un voleur. Eh bien! dix fois j’ai eu l’idée d’entrer au premier commissariat en disant: «Arrêtez-moi, j’ai commis le crime de séquestrer un homme et de le séparer de sa fille…» Les vingt-cinq mille francs de Charlot?… Je n’y ai pas touché. J’ai défendu à Rose-de-Corail d’y toucher!… Je vous dis que j’en ai assez…
Jean Nib s’interrompit brusquement par un geste violent.
– Pourtant, reprit La Veuve, je croyais, Jean Nib, que tu étais las de misère.
– La misère! fit Jean Nib en essuyant la sueur qui coulait de son front, oui, j’en suis las… pour moi et pour elle! pour Rose-de-Corail! Je voudrais la voir dans du satin, et moi, je rêve à des choses qui me mettent la cervelle à l’envers…
– Je voulais te proposer une bonne affaire, reprit La Veuve, mais je vois que ce n’est pas la peine, tu aurais des remords…
– Dévidez, La Veuve! dit Jean Nib, et l’on verra. Quant à mes idées au sujet du père et de la sœur de Charlot, je vous engage à ne pas vous en mêler.
Et il jeta sur La Veuve un regard tel qu’elle recula en pâlissant.
– Voici l’affaire, dit-elle alors. À Neuilly-Saint-James, près de la Seine, il y a deux propriétés dont l’une est un modeste pavillon qui appartient à un certain Max Pontaives, lequel n’y habite que pendant l’été; l’autre est un riche hôtel dont le propriétaire s’appelle le marquis Robert de Perles.
– Un sale type! dit Zizi.
– Riche à millions, poursuivit La Veuve. L ’hôtel où le marquis vient une fois ou deux par mois est monté sur un grand pied, comme s’il était toujours habité. Les jours ou le marquis s’y transporte, les domestiques y arrivent aussi; mais, le reste du temps, l’hôtel est vide, sauf une femme de chambre et une cuisinière. Vide la villa d’à côté; pas de risques, on joue sur le velours.
– Et alors? demanda Biribi, les yeux enflammés.
– Alors, il y a dans l’hôtel argenterie massive, œuvres d’art, bibelots de grand prix, une rafle d’une centaine de mille francs, outre l’argent liquide que le marquis y dépose toujours pour les besoins du cercle, car il joue grand jeu.
– Ainsi, dit Jean Nib, on peut entrer là dedans sans trouver personne?
– Je n’ai pas dit cela, fit La Veuve. Je dis au contraire qu’il faudra y aller un soir où on sera sûr d’y trouver le marquis.
– La maison sera pleine de monde, observa Biribi.
– Voici ce qui se passe. Il y a des soirs où le marquis sort du cercle les poches vides alors, il rentre dans son hôtel de la rue de l’Université. Il y a des soirs, au contraire, où, en sortant du cercle, le marquis ramasse une pierreuse de la haute et vient passer la nuit à Neuilly. Ces soirs-là, on peut être sûr qu’il a les poches bourrées de billets bleus. Ceux qui feront le coup seront introduits par la femme elle-même; j’ai pris mes petits arrangements pour cela. Il n’y aura qu’à suivre la petite, pendant que le marquis dormira. C’est d’une simplicité enfantine. Zizi ferait cela à lui tout seul…
– Oui! gronda le gamin en lui-même, mais je ne laisserais pas dormir le marquis, moi!
– Donc, reprit La Veuve, voici comment il faudra opérer. D’ici quelques jours, je vous préviendrai. Alors, tous les soirs, vous vous tiendrez prêts à marcher. La nuit où l’opération sera bonne, j’en serai avisée par la petite que le marquis emmène. Nous filons tous. Zizi entre le premier pour s’assurer que tout est en ordre. Puis, vous entrez, vous autre. Quant au marquis… si, par hasard, il se réveille…
– J’en fais mon affaire, dit froidement Biribi. Un de plus, un de moins…
La Veuve continua alors avec une froideur de glace tandis que sa pensée bouillonnait, et qu’elle attendait la réponse de Jean Nib avec une fièvre d’angoisse:
– Eh bien! Biribi, ça te convient-il?
– Ça va! répondit Jean Nib. Dévaliser un richard, ça va! Je serai là; j’attendrai votre signal, La Veuve!
Quelques minutes plus tard, ces divers personnages se retrouvaient sur le boulevard; en face du bastion, se dressaient quelques masures séparées l’une de l’autre par des terrains vagues; l’une d’elles était un hôtel meublé; plus loin, c’était un marchand de vins; entre l’hôtel et le marchand de vins, une bicoque démolie depuis; elle était déserte, ou du moins paraissait inhabitée.
C’est dans cette masure que Biribi venait de transporter celle qui s’appelait Marie Charmant, celle que Lise, dans un cri de son cœur, dans une vision de vérité, appelait Valentine d’Anguerrand!
Et c’est aussi dans cette masure que Jean Nib, depuis près d’un mois, tenait enfermé le baron Hubert d Anguerrand…
Le baron était enfermé au rez-de-chaussée. Marie Charmant était au premier étage, juste au-dessus.
XXI MODERN’ PASSE D’ARMES
À peu prés vers l’heure où, dans le galetas de La Veuve, Marie Charmant racontait son histoire à Lise, deux personnages de ce récit, presque dans le même instant, se livraient à la même occupation: ils écrivaient une lettre. Seulement, la lettre de l’un était un assassinat; la lettre de l’autre était un acte de foi rayonnante. Ces deux personnages, c’étaient le marquis Robert de Perles et Anatole Ségalens…
Très froid, très sûr de la victoire, le marquis n’en prenait pas moins toutes les précautions nécessaires; une vingtaine de lettres adressées à des amis de cercle, à des maîtresses, une note pour son majordome, un volumineux paquet pour son notaire attestaient que Robert de Perles, à la veille d’un duel, admettait toutes les éventualités.
En veston d’intérieur, un sourire sceptique au coin des lèvres, très élégant, il s’était occupé de ces ultimes devoirs en fredonnant des airs qu’il avait entendus dans un bouiboui de quartier où il était alors de très bon ton de se montrer. Il acheva une liste de cadeaux distribués à ses domestiques, écrivit au-dessous: «Pour mon valet de chambre», épingla le feuillet à la liasse qui encombrait sa table, inspecta ces divers papiers d’un dernier coup d’œil satisfait, et murmura:
– C’est tout?… Bonsoir!
Il se leva brusquement, se mit à se promener de son pas régulier, souple et ferme. Ses traits s’étaient contractés. Une pâleur soudaine avait envahi son visage. Une sorte de tic nerveux faisait passer de rapides frissons sur son front.
– Non! ce n’est pas tout! gronda-t-il, sourdement. Cette lettre encore!… Il faut que je l’écrive!… Il le faut!… Quoi? qu’ai-je à dire?… Ce serait une lâcheté! Il haussa violemment les épaules, et, comme dans une explosion de rage:
– Qui le saura?… Une lâcheté?… Et quand même on le saurait… Moi mort, qu’importe?…
Plus sourdement, avec un rictus féroce qui étonnait sur ce visage impassible et qui était peut-être sa véritable expression sous le masque d’homme du monde:
– De lâchetés! Il y en a quelques-unes dans ma vie!… Mais un monsieur qui a eu dix duels heureux ne peut être un lâche… Et puis…, et puis… oh! savoir que, si je mourais, cet homme la tiendrait dans ses bras comme je l’ai tenue, que les baisers d’Adeline seraient pour ce misérable!… Il s’assit, saisit la plume, et, d’un trait, sans s’y reprendre, écrivit:
«Monsieur,
Il est juste que vous sachiez, vous et pas d’autres, pourquoi je me suis battu, pourquoi j’ai été touché et pourquoi suis mort. J’aime la femme qui porte votre nom, et je n’ai pu supporter que de mes bras elle passât à ceux de mon rival et adversaire.»
Il signa et traça la suscription:
«À M. le baron. Gérard d’Anguerrand»
– Baptiste! appela-t-il, sans hausser la voix.
Le valet de chambre apparut.
– Baptiste, dit le marquis, je me bats en duel demain matin. Vous voudrez bien me réveiller à sept heures. Si je suis tué, vous ferez parvenir tout cela dans la journée. Allez.
Le valet de chambre fit un mouvement pour se retirer.
– Attendez! reprit le marquis.
Il eut une dernière hésitation, rapide comme ces flambées d’horizon qui, les soirs d’orage, illuminent tout à coup le ciel noir… et il saisit la lettre destinée à Gérard.
– Celle-ci à part, dit-il. Vous la garderez sur vous, et, si je suis tué, vous la remettrez sur le terrain même au destinataire qui est mon témoin.
* * * * *
Anatole Ségalens, lui aussi, écrivait.
La plume courait sur le papier, tandis qu’une fièvre lui battait les tempes et qu’un sourire très doux illuminait son visage.
Et voici ce qu’écrivait Anatole Ségalens:
«Mademoiselle,
Pour des raisons qu’il serait trop long de vous expliquer, il est possible que je m’en aille pour toujours, et alors jamais plus nous ne nous reverrions. C’est en prévision de cette éventualité possible que je vous écris. Vous trouverez dans cette enveloppe le gardénia que vos mains ont épinglé à mon habit. Cherchez sur cette fragile fleur déjà fanée le secret que d’un regard si fier vous avez arrêté sur mes lèvres: je vous aimais; mademoiselle… Que faut-il vous dire de plus? Rien, sans doute, sinon ceci: je vous aimerai aussi longtemps que je vivrai – et si loin que j’aille dans le voyage que j’entreprends, il m’est doux de partir en vous disant que ma pensée dernière sera pour vous. J’espère que vous me pardonnerez d’écrire ce que vous m’avez défendu de vous dire, puisque nous ne devons plus jamais nous revoir… si vous recevez ce mot.
Votre voisin.
ANATOLE SÉGALENS»
Ayant cacheté la lettre, Ségalens se coucha et dormit de bon cœur jusqu’à cinq heures du matin. Il fit une toilette soignée en murmurant:
– C’est aujourd’hui ou jamais le cas de paraître…
Alors il prit les lettres qu’il avait écrites et sortit.
Avant de sortir de la maison, il frappa au carreau de la concierge qui s’habillait pour sa besogne journalière.
– Madame Bamboche, si je ne suis pas rentré d’ici ce soir, voulez-vous avoir l’obligeance de mettre à la poste ces lettres et de remettre celle-ci à ma voisine?
– La bouquetière?…
– Oui, madame: c’est pour une commande chez un de mes amis.
– Très bien, monsieur Ségalens.
Une heure plus tard, Ségalens arrivait chez Max Pontaives qui, avec une charmante délicatesse, s’était substitué à son client pour tous les détails de l’opération et les dépenses. Bientôt arrivèrent le deuxième témoin et le médecin.
À six heures, on roula vers Neuilly-Saint-James.
– Où nous battons-nous? avait simplement demandé Ségalens.
– Dans une propriété que j’ai à Neuilly, répondit Pontaives.
À sept heures, la voiture s’arrêta devant la grille d’un élégant pavillon. La rencontre était pour huit heures.
Derrière le pavillon, c’était une vaste pelouse au milieu d’un jardin clos de murs.
– Voilà un bien joli cadre pour une passe d’armes, dit Ségalens. Mais qu’est ceci? Pourquoi ces gens?…
– Le public, répondit Pontaives.
De minute en minute, les voitures arrivaient et débarquaient devant la grille laissée ouverte des gens qui, peu à peu, se tassaient dans le jardin et prenaient leurs places comme à un spectacle; bientôt ils furent une trentaine, bientôt cent: journalistes, habitués de salles d’armes, le Tout-Paris de ces premières sensationnelles où nul ne connaît le dénouement du drame qui va se jouer, spectateurs plus avides de se montrer et d’être vus que de curiosité professionnelle ou de maladive émotion, et parmi lesquels rôde peut-être ce personnage invisible qu’est la Mort.
Ségalens fut étonné, mais garda son étonnement pour lui.
– Une mode, reprit Max Pontaives; elle passera, comme tant d’autres; en attendant, il faut vous y soumettre; votre adversaire a lancé deux cents cartes d’invitation… Vous aurez un beau public.
– Après tout, fit Ségalens, dont le sang s’échauffait, la coutume ne manque pas d’allure, et l’idée de M. de Perles d’envoyer des invitations me séduit tout à fait.
– Voici vos adversaires, dit tout à coup Pontaives. Je vous quitte un instant…
– Un mot, fit Ségalens. Je vous suis inconnu pour vous et vous me traitez en ami; comment pourrai-je vous remercier?
– En m’accordant votre amitié.
Là-dessus Pontaives sortit pour courir au-devant de ses hôtes.
Robert de Perles, à ce moment, descendait de son coupé avec Gérard d’Anguerrand, son premier témoin.
Une minute plus tard, les quatre témoins se retrouvaient sur la pelouse, et, marchant à la rencontre les uns des autres, se saluaient gravement.
Quelques instants après, Ségalens apparaissait en tenue de combat; puis ce fut Robert de Perles lui-même, très froid, saluant l’assemblée d’un sourire imperceptible.
Les témoins tirèrent les épées au sort.
Pendant cette opération, deux hommes, perdus dans la foule des spectateurs et engoncés dans le col de leurs pardessus, dévoraient des yeux Gérard d’Anguerrand, le premier témoin du marquis de Perles.
– Qu’en dis-tu? demanda l’un d’une voix si basse qu’à peine pouvait-on voir remuer ses lèvres.
– Je dis que j’ai vu cette figure-là. Et toi?…
– Moi, je dis que je veux perdre ma place de brigadier si cet homme ne s’appelle pas Lilliers de son vrai nom!
– À moins qu’il ne s’appelle Charlot! fit l’autre.
– L’agrippons-nous?…
– Pas de gaffe, mon camarade! Suffira de pister le client. En attendant, n’oublions pas que nous sommes à Neuilly pour étudier la localité qu’on doit déva1iser ce soir.
– La propriété du marquis de Perles… Eh bien! partageons-nous la besogne. Mois, je reste ici pour garder le contact avec celui qui, peut-être s’appelle Charlot… Toi, tu vas aller prendre des dispositions pour l’arrestation de la bande dénoncée par La Veuve…
À ce moment, Gérard venait de placer les adversaires sur la piste, et, tenant dans ses doigts les deux pointes des épées, prononçait:
– Êtes-vous prêts, messieurs?… Allez, messieurs!…
Les deux adversaires tombèrent en garde en arrière. Dans la foule des spectateurs, le silence devint plus profond. On ne connaissait pas Ségalens. Mais de Perles avait eu dix duels heureux, et c’était l’un des plus redoutables tireurs des salles de Paris. Fléchi sur les jambes, la poitrine rentrée, la tête légèrement penchée en avant, la pointe basse pour éviter les prises de fer, il offrait un frappant contraste avec Ségalens qui, la pointe en ligne, le torse bombé en avant, la tête droite cherchait à amorcer une attaque. Brusquement, sur un instant d’imprudente immobilité de Ségalens, Robert s’empara de son fer par un violent battement de quarte et tira à fond. Il y eut un frémissement dans la foule, et Gérard, s’avançant vers Ségalens, lui dit:
– Vous êtes touché, monsieur!…
Ségalens souriait; d’un bond en arrière, il avait évité la terrible attaque; à l’interpellation de Gérard, il répondit par un signe de tête négatif.
– Alors, monsieur, reprit Gérard, permettez-moi de regarder, pour dégager ma responsabilité.
Ségalens entr’ouvrit sa chemise de flanelle.
Robert de Perles ne le regardait pas ou feignait de ne pas le regarder; en réalité, du coin de l’œil, il surveillait ce groupe formé par Ségalens et Gérard d’Anguerrand, et tous deux il les enveloppait dans le même jet de haine enflammée. L’un d’eux était son adversaire, l’autre son témoin et ami, mais il eût été impossible, à ce moment, de discerner auquel des deux allait sa haine…
– Pardieu, monsieur, dit Ségalens lorsque Gérard eut terminé son inspection, je regrette pour vous que vous ne m’ayez pas cru sur parole!
Gérard se recula sans répondre et le combat recommença.
Cette fois Ségalens attaquait avec une fougue si méthodique, dans un tel enveloppement des feintes serrées, des contres vertigineux, que Robert se mit à reculer, la rage au cœur. Très pâle, ramassé sur lui-même, il répondait, parait, les coups de fer se succédaient, rapides, les attaques à fond venaient l’une sur l’autre. Dans la foule, les visages se contractaient, l’émotion grandissait, les deux adversaires étaient à cette limite extrême où le combat va devenir corps à corps, où le premier coup porté sera mortel, et Robert de Perles reculait, il semblait faiblir; déjà ses yeux s’égaraient, sa figure se convulsait… Ségalens se ramassa pour le dernier coup droit que depuis quelques instants il préparait avec une implacable méthode… Robert était perdu, la foule haletait…
– Trois minutes, messieurs! cria Gérard.
Ségalens abaissa la pointe de son épée:
Robert de Perles était sauvé!… Sauvé par Gérard d’Anguerrand qui, au moment terrible, venait d’arrêter net le combat.
– Sang-dieu! ne put s’empêcher de dire Ségalens, les minutes sont brèves à Paris!…
En effet, Max Pontaives qui, à ce moment, consultait son chronomètre, constata qu’il s’en fallait d’une vingtaine de secondes que la reprise de trois minutes fixée au procès-verbal fût accomplie.
Au bout de deux minutes, le combat fut repris; cette fois, c’était Pontaives qui le dirigeait.
– Avec moi, murmura-t-il à l’oreille de Ségalens, les minutes seront chronométriques…
– À la mode de Tarbes, fit Ségalens.
– Vous n’avez plus que deux mètres derrière vous! glissait Gérard à de Perles.
– C’est plus qu’il n’en faut pour prendre ma revanche! dit Robert avec un sourire livide.
L’instant d’après, les épées se croisèrent, et de Perles, attaquant par un formidable écrasement, bondit en roulant un double contre de quarte sur lequel il se fendit à fond.
– Malédiction! rugit-il en lui-même.
La pointe de son épée venait de se heurter à la coquille de Ségalens, et Robert, ayant pris, une autre lame, se remit en garde.
Cette fois, les deux hommes se risquaient davantage. De Perles préparait son grand coup, le coup terrible qui le faisait roi des salles d’armes, et dans la foule, ceux qui connaissaient ce tireur murmuraient en regardant Ségalens:
– Le pauvre garçon est perdu… le marquis va le tuer… il y va de sa réputation entamée par sa reculade de tout à l’heure…
En effet, à ce moment, Robert de Perles rompait d’un pas et semblait appeler, attirer son adversaire, d’un sourire sinistre; ses yeux, si froids d’ordinaire, fulguraient… Ségalens bondit en avant; c’était le moment terrible; devant le bond de Ségalens, le marquis, d’un seul temps, se fond en arrière et jette le bras en avant; à la même seconde, il s’écrase sur le sol, s’appuyant à terre de la main gauche, tandis que, de la main droite, il présente la pointe à Ségalens lancé dans son bondissement…
La foule, dans cette inappréciable seconde, est demeurée silencieuse, mais de tous les yeux, c’est un véritable cri d’angoisse qui jaillit… le malheureux jeune homme lancé sur le fer de Robert va s’enferrer!…
Et tout à coup, c’est un vaste soupir de soulagement qui monte de toutes les poitrines; par une violente contraction musculaire, dans un mouvement de conservation purement instinctif, Ségalens s’est arrêté en plein élan… arrêté à deux centimètres de la pointe que lui tend Robert écrasé sur le sol, dans sa manœuvre de traître… et aussitôt, à ce soupir de soulagement succède un cri que cette fois nul ne peut retenir… Emporté par son mouvement d’attaque, Ségalens, à l’instant précis où il s’est arrêté, a tendu le bras, son épée a décrit une parade de seconde qui chasse violemment l’épée ennemie, et par une riposte foudroyante, sa pointe pénètre à fond dans l’épaule droite du marquis!
Tumulte, tourbillonnement dans la masse des spectateurs; on s’approche, on se penche, les médecins se précipitent…
À ce moment, Robert de Perles ouvre les yeux, regarde autour de lui… et tout à coup ce regard atone de l’homme qui va mourir s’emplit d’une épouvante sans nom; ses yeux s’ouvrent démesurément et se fixent dans un vertige d’horreur sur quelque chose ou quelqu’un…
Quelqu’un!…
Un homme… un gueux… un être pâle et sombre, misérablement vêtu d’un bourgeron bleu d’ouvrier sans travail, les souliers boueux, un homme qui, appuyé sur un bâton, est entré dans le jardin au moment où Robert de Perles préparait son dernier coup!…
Il s’est approché en frémissant comme s’il avait le droit d’être là!…
C’est sur cet homme que le regard vacillant du blessé vient de se fixer…
Et cet homme, c’est Pierre Gildas, le père de Magali et de Zizi…
Robert de Perles eut un râle que chacun attribua à l’agonie et qui était un râle de terreur. Il se tordit un instant sur le sol, puis il demeura immobile, les yeux fermés…
Alors, le père de Magali eut un mystérieux et sombre sourire; il se recula, se perdit dans la foule, sortit de la villa, et, sans hâte, appuyé sur un bâton, prit le chemin de Paris…
Les médecins s’étaient agenouillés près du marquis de Perles, découvraient le buste, auscultaient la poitrine, visitaient la blessure…
– Il est mort! murmura l’un des médecins dans l’affolement de la première minute.
Et ce mot: «Mort!» courut de bouche en bouche; toutes les têtes se découvrirent…
À ce moment, un homme s’approcha de Gérard d’Anguerrand et dit:
– Pardon, monsieur le baron: mon maître est mort?…
Gérard reconnut le valet de chambre du marquis et répondit:
– Hélas! oui, mon pauvre Baptiste…
– En ce cas, répondit le valet de chambre, voici une lettre pour vous.
Et Baptiste tendit à Gérard d’Anguerrand la lettre que le marquis de Perles – l’amant d’Adeline! – avait écrite dans la nuit!…
Gérard prit l’enveloppe, la considéra un instant, puis, préoccupé des soins que lui imposait l’issue du duel où il était premier témoin du mort, il mit la lettre dans sa poche.
À ce moment, le médecin de Ségalens étudiait la blessure, grommelait entre ses dents:
– Mort? Cet homme n’est pas mort… et même… et même, j’ai idée qu’il en reviendra!…
* * * * *
Le blessé fut transporté dans sa propriété (voisine, on s’en souvient, de celle de Pontaives). Non, il n’était pas mort! Une heure plus tard, lorsqu’il eut été pansé, et qu’étendu dans son lit, la vie lui revint à flots, il ouvrit les yeux, jeta sur les personnes qui l’entouraient un regard de terreur et murmura:
– L’homme! où est l’homme!…
– Quel homme?
– Le condamné!… il s’est évadé… qu’on l’arrête!… murmura le marquis en retombant à la syncope.
– C’est le délire, fit le médecin, en hochant la tête.
* * * * *
– Eh bien? demanda anxieusement Ségalens à Max Pontaives lorsque celui-ci revint à l’hôtel de Perles où il avait été aux nouvelles.
– Soyez rassuré: on répond de sa vie.
– Ouf! dit Ségalens en pâlissant de joie dans la violente réaction qui s’opérait en lui.
– Ainsi, fit Pontaives d’un ton singulier, vous êtes heureux que Robert survive?
– Heureux? Certes! Je viens de passer une heure abominable. Je n’aurais jamais cru qu’il fût aussi terrible de se dire: j’ai tué un homme. Et pourquoi? Cet homme ne m’avait rien fait, à moi!… L’histoire de Magali, si triste qu’elle soit, ne me regardait pas, moi!… Allons, tout est bien qui finit bien.
– Ainsi, reprit Pontaives sur le même ton, vous croyez que c’est fini?
– Que voulez-vous dire?
– Je veux vous dire de prendre garde, et que vous avez là maintenant un redoutable ennemi. Robert de Perles est un haineux. Et il est terriblement armé pour la bataille parisienne. Il ne pardonne pas. Vous lui avez enlevé Sapho…
– Moi?… Allons donc!…
– Si cela n’est pas, tout le monde le croit, et c’est la même chose.
«Pour commencer, si vous avez besoin d’argent, ne vous gênez pas. Je suis riche; mon père a eu l’heureuse idée de me laisser quelque chose comme quatre cent mille francs de revenu. Et voyez la cocasserie, cet argent m’ennuie. Je suis seul. Je suis orphelin comme vous. Je ne me sens de goût pour aucune des innombrables pécores qui font les yeux doux à ma fortune. Et puis, fonder un foyer, une famille, m’empêtrer d’une femme, d’enfants… J’en ai le frisson rien que d’y songer.
«Et c’est pourquoi je commence par mettre ma bourse à votre disposition. Ensuite, laissez-moi vous conseiller de quitter votre taudis; logez-vous convenablement; ayez des meubles, une apparence de raison sociale; enfin, et ceci est plus grave: défiez-vous de Sapho, défiez-vous du marquis de Perles.
– C’est votre ami pourtant.
– Je n’ai pas d’ami, dit Max Pontaives. J’ai des connaissances. Si j’avais eu la moindre affection pour Robert, aurais-je consenti à être votre témoin contre lui? Soyez sûr qu’il ne me pardonnera pas plus qu’à vous. Mais moi, j’ai de quoi me défendre. Vous, au contraire, je vous vois bien faible et bien désarmé…
«Oui, oui… je sais ce que vous allez me dire: tout à l’heure, vous avez prouvé que vous saviez tenir une épée; mais c’est l’enfance de l’art, cela! À moins de tuer net votre ennemi, ce qui me paraît une des solutions les plus convenable, le duel ne signifie pas grand’chose. Le vrai duel, pour vous, sera dans votre maison, dans la rue, ici, partout, et surtout là où vous aurez besoin d’établir votre réputation et votre gagne-pain.
«Vous prétendez vivre de votre plume. Bon métier, excellent métier. Mais prenez garde! Le directeur du théâtre où vous voulez être joué, du journal où vous voulez être imprimé, l’éditeur à qui vous porterez vos manuscrits, tous ces gens ne se donnent pas la peine – ils n’en ont pas le temps, d’ailleurs – de peser ce que vous valez ou ne valez pas. Ce sont vos amis, vos camarades, vos connaissances qui vont vous faire votre réputation d’un mot, d’un haussement d’épaules, d’un sourire saisis par l’éditeur ou le directeur de théâtre.
– Bah! fit Ségalens. Si je ne puis vivre en vendant des lignes, je vivrai en vendant du calicot.
– Et vous croyez que c’est facile de vendre du calicot? Ah! comme vous venez de loin!… Calicot, romans, cafés, drames, toutes ces marchandises n’ont jamais qu’un public invariable, et le nombre des marchands a augmenté dans une proportion terrible.
– Vous m’effrayez! s’écria Ségalens en riant.
– Pas autant que je le voudrais pour vous convaincre, dit gravement Pontaives. Enfin, je serai là. Une petite guerre d’Iroquois n’est pas pour me déplaire. Ségalens et Pontaives for ever!
Les deux jeunes gens se tendirent spontanément la main, et chacun d’eux eut l’impression qu’il serrait une main ferme, vivante, palpitante de force et de loyauté.
– Voulez-vous de l’argent? demanda Pontaives.
– Non, répondit Ségalens.
– Passez-vous la journée avec moi?
– Cela je veux bien.
Les deux amis partirent ensemble de Neuilly. À la demande de Ségalens, Pontaives fit stopper faubourg Saint-Honoré, devant le fameux 55 où le jeune homme n’habitait qu’en fiction. La concierge lui remit plusieurs lettres; parmi elles se trouvait un petit bleu du directeur de l’Informateur, ainsi conçu:
«Mon cher confrère,
«Toute réflexion faite, je suis heureux de pouvoir vous offrir une chronique par semaine. Trois cent francs la chronique. Deux cent cinquante lignes au maximum. Vous prendrez le mardi qui est vacant. Sujets ad libitum. Mais je suis sûr que vous réussiriez admirablement la chronique mondaine et d’épée. Est-ce dit?
«Bien cordialement,
«CHAMPENOIS.
«P.S. – Sincères félicitations pour votre coup d’épée de ce matin.»
– Quand je vous disais que vous êtes le héros du jour! fit Max Pontaives.
Sur le soir, Ségalens rentra rue Letort. Mme Bamboche, sur sa demande, fouilla son tiroir pour lui rendre les lettres qu’elle avait reçues en dépôt.
Mais Mme Bamboche eut beau fouiller: celle qui était pour la bouquetière avait disparu.
– Voilà qui est drôle, dit Mme Bamboche dont l’honnêteté ne pouvait d’ailleurs être soupçonnée; je me suis à peine absentée de la loge ce matin, une heure après que vous m’avez remis ces lettres, et, comme d’habitude, j’avais fermé à clef…
– Cette lettre n’avait pas grande importance, fit Ségalens en déguisant le sourd malaise qu’il éprouvait.
– Ce qu’il y a de plus drôle, continua la concierge, c’est que Mlle Marie a disparu également.
Ségalens devint pâle.
– Que me dites-vous là? balbutia-t-il.
– La vérité… Ma jolie locataire n’est pas descendue de chez elle à son heure habituelle. À midi, ne la voyant pas encore, j’ai cogné à sa porte: pas de réponse, inquiète, craignant que la pauvre petite ne fût évanouie, bien malade enfin, j’ai fait ouvrir la porte: personne!…
XXII DRAMES DANS LA NUIT
La crise de désespoir d’Anatole Ségalens fut longue et terrible. Longtemps il demeura dans sa chambre, secoué de sanglots et se débattant contre une seule pensée:
– Si elle n’est plus, je ne puis plus vivre…
Jusque vers dix heures du soir, cependant une sorte d’espoir le soutint encore. Enfin il partit et se mit à errer à l’aventure. Il ne croyait pas à l’accident. Il devinait vaguement qu’il y avait autre chose. Mais quoi? C’était l’inconnu!…
Il s’en alla donc par les rues, poussé par l’espérance imprécise qu’il allait tout à coup la rencontrer. Onze heures sonnèrent, puis minuit… Tout à coup, Ségalens se retrouva sur un pont.
Il regarda autour de lui. Devant lui, à gauche, il reconnut Notre-Dame.
Ségalens s’accouda au parapet, présentant sa tête brûlante aux souffles glacés qui montaient du fleuve. Et alors des fantômes vinrent l’assiéger. Des pensées de mort et d’infinie désolation évoluèrent lentement dans son esprit. Il imagina et créa de toutes pièces la mort de Marie Charmant. Et voici: elle l’aimait… il en était sûr! Elle l’aimait autant qu’il l’adorait. Le matin, quand il était parti pour se rendre à son duel, Marie l’avait guetté… Marie l’avait vu remettre des lettres à Mme Bamboche!… Et c’était elle-même qui s’était emparée de cette lettre où il disait qu’il partait pour toujours!… Et, dans une désolation pareille à celle qu’il éprouvait, la jeune fille avait dû partir, errer dans Paris, s’accouder comme lui à un parapet de pont, et…
Ségalens eut un rauque soupir et ne se dit pas que la jeune fille pouvait avoir subi un des mille accidents qui sont à Paris le fait divers en permanence, de la poussière de drame. Il ne croyait pas à l’accident. Pas une minute, il ne supposa que peut-être, à cette heure, Marie Charmant était chez elle, ou bien qu’elle souffrait dans un lit d’hôpital. Son esprit enfiévré s’était aiguillé sur ce rêve d’amour et de mort; il y trouvait une joie sourde à se croire aimé, un désespoir sans bornes à savoir qu’elle était morte…
Hagard, livide, très près de la folie en ce moment où, avec une maladive précision, il reconstituait la mort de Marie Charmant, il se redressa tout à coup, les mains cramponnées au parapet, et, dans un dernier sanglot qui secoua tout son être, prononça à haute voix:
– Eh bien! puisqu’elle est morte ainsi, qu’est-ce que j’attends, moi, pour mourir comme elle?…
L’instant d’après, il enjambait le parapet.
* * * * *
Pierre Gildas qui s’était évadé il y avait de cela quinze jours de la Maison Centrale de Melun, allait donc en se tenant aussi ferme que possible. Peut-être lui eût-il été indifférent d’être arrêté, et c’est ce qui lui donnait un air de si tranquille assurance. Mais, si ferme qu’il se tînt sur ses jambes, quelquefois il vacillait tout à coup; alors, d’un énergique effort, il surmontait sa faiblesse, et, après un instant d’arrêt, il reprenait sa marche.
– Sacré bon sang, murmurait-il, est-ce que je vais crever de faim?… C’est terrible, la faim…
À un moment, il s’assit sur un banc du boulevard Poissonnière.
– Je leur ai tout de même joué le tour!… Mais vrai, ce n’était pas la peine! Voilà des mois que je rêvais de me trouver en face du marquis et de lui dire: «C’est moi! Vous ne m’attendiez pas? C’est pourtant moi, je vais vous régler votre compte!…» J’arrive à Paris, je piste le damné marquis, je ne le lâche pas pendant huit jours, et patatras! quand je crois le tenir, un autre s’est chargé de lui régler son affaire!… Trop tard, bon sang! le marquis est mort!…
«Non, ce n’était pas la peine de m’évader! Qu’est-ce que je vais devenir?… Il faut que j’essaie coûte que coûte de rentrer à la cambuse… Dire que je vais revoir ma petite Juliette… et ce singe d’Ernest… C’est drôle, l’effet que ça me fait!
Il eut un rire d’aise à la pensée de sa fille et de son fils. Il frémissait d’espoir.
Tout à coup il s’aperçut que la nuit était venue. Il se leva. Il reprit alors sa morne promenade, s’exerçant toujours à marcher d’un pas ferme. Il se dirigeait vers la Madeleine, le long des boulevards qui, maintenant, scintillaient, dans le tumulte des voitures, dans cet énorme bourdonnement qui semble être le murmure de la vie heureuse. Ayant gagné les Champs-Élysées, il se reposa longtemps sur un banc, allongé, invisible dans l’ombre opaque. Il pouvait être dix heures.
– Allons, fit-il, le temps d’arriver à la maison, il sera minuit… ce sera le bon moment pour passer et entrer…
Mais comme il allait se secouer, se lever, il demeura figé, étendu sur un banc: à vingt pas de là, deux ombres venaient d’apparaître. Pierre Gildas reconnut que c’était une femme accompagnée d’un gamin. Ils causaient entre eux, tranquillement, et Pierre Gildas les entendit:
– Alors, comme ça, disait le gamin, on va retrouver Biribi au rond-point?…
– Oui, au rond-point, répondait la femme. Et les autres, là-haut, à I’Étoile…
Pierre Gildas avait eu un profond et violent tressaut de tout son être:
– Zizi!…
Il eût voulu bondir, courir, saisir son enfant dans ses bras… il était, comme paralysé…
Et, comme enfin, dans un suprême effort, il allait parvenir à jeter un cri, il demeura foudroyé, les yeux exorbités, la pensée vacillante, l’âme emplie d’horreur…
Zizi… son fils… oui, son fils venait de parler encore… et, répondant à une question de la femme, voici ce que disait Zizi:
– Pas de danger, La Veuve! J’ai pas envie de rejoindre le dab! Je me ferai pas piéger comme lui, moi! Mais, vous savez, La Veuve, pas de blague: je veux ma part de fafiots!
– Je te dis qu’il y a plus de cinquante mille, puisque tu auras ta part… ta part d’homme.
Le murmure des voix s’éteignit; les deux ombres s’effacèrent dans la nuit… Pierre Gildas, sur son banc, frissonnait et râlait:
– Voleur!… Voleur comme moi!… Mon fils!
Il se remit en marche, murmurant des mots sans suite, avec, parfois, une plainte faible de pauvre être harassé qui ne comprend rien à sa destinée. Il n’avait plus de fils, mais il lui restait sa fille.
Et, de nouveau, les tortures de la faim s’acharnaient sur lui. L’idée de mendier ne lui venait pas; peut-être n’eût-il pas osé… Seulement, comme il passait devant un restaurant joyeusement illuminé, il eut un grondement de colère et un juron qui, sourdement, roula entre ses dents.
– Tas de cochons!…
Soudain Pierre Gildas demeura hébété comme l’homme sur qui s’acharnent d’inconcevables fatalités.
Pierre Gildas, sur une des banquettes du restaurant, venait de reconnaître sa fille!…
Vêtue la veille encore d’une pauvre robe de lainage, Magali portait maintenant un assez beau costume que sa beauté naturelle rehaussait; un immense chapeau à plumes ornait sa tête. Elle était assise près d’une grande et forte fille habillée avec une criarde somptuosité, et, devant elles, deux messieurs grisonnants, que Pierre Gildas voyait de dos, fumaient et causaient en riant. Magali ne semblait ni triste ni gaie: elle paraissait accomplir la fonction naturelle des pauvres filles… chair à plaisir.
* * * * *
Pierre Gildas, revenant sur ses pas, longeait l’avenue de l’Opéra, sans savoir où il allait, puis traversait les Tuileries, franchissait la Seine, descendit sur la berge. Sous l’arche du pont, il chercha un abri, non contre le froid, mais contre la vie.
Et comme un grand silence pesait sur la ville, comme Pierre Gildas grelottant sentait que tout, en lui-même, devenait silence, il se traîna vers l’eau et s’y laissa glisser…
* * * * *
Anatole Ségalens, en enjambant le parapet du pont où il s’était arrêté, croyait à sa ferme intention de mourir, puisqu’il cherchait la mort. Mais dans ce laps de temps inappréciable pendant lequel il tomba dans le vide, il y eut un brusque éveil de ses forces vitales, un déchaînement soudain de sa volonté de vivre, une clameur effrayante de sa raison échappant enfin au rêve de mort qui l’avait paralysée.
Tout cela se traduisit dans cette pensée qu’il cria au moment où il s’enfonçait dans l’eau:
– Et si elle n’est pas morte! Si elle vit!…
La réaction fut foudroyante. Entraîné au fond de l’eau, entraîné par le courant qui le fit passer sous l’arche du pont, Ségalens sentit une rage de vie centupler ses forces, il remonta à la surface d’un effort puissant, et se mit à nager pour regagner la berge. À ce moment où il allongeait les bras dans une frénétique poussée, sa main rencontra quelque chose qui flottait, et se crispa, s’incrusta sur l’objet qu’elle venait de saisir… c’était un vêtement… c’était un homme.
– Allons, fit Ségalens, mon suicide aura toujours servi à quelqu’un… ce pauvre diable devra la vie à la crise de désespoir qui m’a poussé à ce plongeon…
Au bout de quelques minutes d’efforts désespérés, Ségalens toucha le bord du quai, et étant parvenu à pousser l’inconnu sur les dalles, il se hissa lui-même hors de l’eau. Alors, sans perdre de temps, il se mit à frictionner le noyé, oubliant que lui-même, quelques minutes auparavant, avait voulu mourir. Bientôt, l’inconnu ouvrit les yeux:
– Loués soient les dieux, fit Ségalens. Comment vous sentez-vous, mon pauvre homme?…
L’homme se redressa, s’assit, passa ses mains sur son front, jeta un regard sombre sur Ségalens et dit:
– Savez-vous qui vous venez de sauver? fit-il avec un éclat de rire de dément.
– Question inutile, monsieur, dit Ségalens. Allons, venez…
– Vous venez de sauver un échappé de maison centrale, reprit l’homme avec son rire terrible.
Ségalens eut un haut-le-corps vite réprimé. Doucement, il répondit:
– Cela ne me regarde pas, monsieur… Venez…
L’inconnu baissa la tête… Il demeura quelques instants immobile.
Ségalens l’entendit qui sanglotait tout bas. Il le prit par la main, et très doucement:
– Allons, venez…
– Comment vous appelez-vous? demanda l’inconnu d’une voix étrange.
– Anatole Ségalens.
– Anatole Ségalens! fit l’inconnu qui n’avait entendu que le nom. C’est bien…
Et pensif, il suivit le jeune homme qui l’entraînait. Ils remontèrent la première rampe rencontrée et se mirent à marcher dans la direction des Halles. Là, Ségalens fit signe à un taxi qui passait. Il fit monter son compagnon, s’assit lui-même, et alors, par la portière:
– Chauffeur, rue Letort!…
– Rue Letort, gronda l’inconnu dans un râle de stupeur.
Et, sur les coussins du véhicule qui l’entraînait vers la maison où il avait habité, où habitait la veille sa fille Magali, où habitait encore son fils, Pierre Gildas s’évanouit…
XXIII JEAN NIB
Au moment où, vers onze heures du soir, La Veuve et Zizi s’étaient mis en route pour gagner Neuilly, un incendie venait d’éclater rue Clignancourt.
– Un beau feu de joie, dit Zizi en passant.
La Veuve ne répondit rien.
Ils descendirent vers l’Opéra et la Madeleine, puis gagnèrent les Champs-Élysées…
La Veuve remontait l’avenue, marchant de son allure égale et fatale. Elle était silencieuse, absorbée dans le profond calcul de son œuvre de mort. En ce moment, elle songeait à Jean Nib. Elle avait toujours éprouvé pour lui et Rose-de-Corail une sorte de sympathie rude – autant qu’elle était capable de sympathie pour quelque chose ou quelqu’un. Mais Jean Nib était devenu un obstacle: froidement, elle le supprimait… Elle avait d’abord songé à lancer sur lui ce carnassier moitié dogue moitié tigre qui s’appelait Biribi. Mais elle avait redouté l’issue de la lutte – et elle avait adopté une autre tactique plus sûre: précipitant l’accomplissement du projet qu’elle avait exposé à Jean Nib et à Biribi dans le bastion, elle avait dès le lendemain matin du conciliabule prévenu que ce serait pour la nuit suivante – et aussitôt, elle avait avisé l’agent de la sûreté que l’hôtel du marquis de Perles allait être dévalisé.
En effet, La Veuve, parmi les connaissances qu’elle cultivait depuis longtemps, possédait un agent de la sûreté. Seulement, si La Veuve connaissait parfaitement la demeure de l’agent, il avait toujours été impossible à celui-ci de découvrir la tanière de La Veuve. L ’agent de la sûreté s’appelait Finot et demeurait rue Saint-André-des-Arts.
Il faut remarquer que cette opération n’avait pas d’autre but que de débarrasser La Veuve de Jean Nib, et de lui permettre d’atteindre Hubert d’Anguerrand.
Son plan était bien simple – et terrible: Jean Nib et Zizi entraient dans la villa. Jean Nib se mettait aussitôt au travail. C’est là que commençait le rôle de Zizi… Sans le faire exprès, Zizi réveillait le marquis de Perles qui, courageux et entreprenant, marchait sur Jean Nib. Celui-ci, venu pour exécuter une rafle d’objets de valeur, se trouvait en présence de l’assassinat nécessaire… Et la police intervenait alors: Jean Nib en avait pour vingt ans… au moins.
La Veuve marchait donc à son but, ayant tout combiné pour assurer le succès.
Zizi trottinait près d’elle, les mains dans les poches.
À l’Étoile, ils retrouvèrent Jean Nib.
Il était seul: Rose-de-Corail demeurait en fonction dans la masure où Hubert d’Anguerrand était prisonnier.
– Où est Biribi? demanda Jean Nib en rejoignant La Veuve et Zizi.
– Il est sans doute déjà là-bas, fit La Veuve. Ne perdons pas de temps, car il est capable de faire le coup à lui tout seul.
À trois heures du matin, ils se trouvaient devant l’hôtel du marquis de Perles. Zizi fit le tour de la propriété. Jean Nib inspecta les environs avec le sang-froid d’un homme habitué à ne rien laisser au hasard.
– Où est Biribi? répéta-t-il lorsque cette inspection l’eut convaincu que tout était parfaitement tranquille dans l’hôtel et aux abords.
– Je n’y comprends rien, dit La Veuve. Je pense qu’il aura eu peur.
– On se passera de lui, fit Zizi.
Un soupçon, de nouveau, effleura l’esprit de Jean Nib qui, longuement, se remit à étudier la position.
– Ça va bien! gronda La Veuve entre ses dents, mais de façon à être entendue: je choisis pour le coup le plus facile les deux costauds qui passent pour des terreurs… l’un ne vient pas et flanche, l’autre renâcle sur l’ouvrage… il n’y a que le gosse qui soit d’attaque… ça va bien!…
– C’est bon, La Veuve, on y va! dit Jean Nib.
– Il n’y a qu’à marcher, fit vivement La Veuve. La grille est ouverte. Vous êtes attendus… mais pas de bruit… Le marquis doit dormir profondément… S’il se réveille et qu’il y ait lutte, il faudra lier la femme pour qu’elle ne passe pas pour complice…
– On ne réveillera personne, dit Jean Nib.
– Compte là-dessus! murmura Zizi. Je veux que le marquis soit estourbi, moi!…
Le gamin frissonna. Mais comme Jean Nib s’avançait résolument vers la grille, il le devança… Quelques minutes plus tard, ils se trouvaient dans le salon du rez-de-chaussée.
– La Veuve m’a dit de te donner ça, à tout hasard, fit Zizi à voix basse.
En même temps, Jean Nib sentit que le gamin lui glissait dans la main un couteau tout ouvert. Jean Nib tressaillit.
Commençons! gronda Jean Nib… Ne bouge pas, pendant que je vais dénicher la cachette aux fafiots…
– C’est dans la chambre du marquis, souffla Zizi. Allons-y!…
Brusquement, le salon se trouva inondé de lumière; trois portes s’ouvrirent, et, à chacune des portes, deux hommes parurent… Ce fut rapide, foudroyant… Jean Nib, frappé de stupeur, se ramassa sur lui-même pour une lutte suprême… Dans le même instant, les six agents de la sûreté furent sur lui… Il y eut quelques grognements brefs, des coups sourds, des râles de respirations haletantes… une lutte silencieuse, un enchevêtrement de corps lancés qui roulaient sur le tapis, et tout à coup, plus rien: les six hommes se relevaient… Jean Nib, les pieds et les mains garrottés, demeurait étendu, sans un mouvement, un sourire farouche sur ses lèvres crispées.
– Enlevez! commanda l’un des agents d’un ton bref.
Jean Nib fut «enlevé» en effet.
* * * * *
Au moment où les trois portes du salon s’étaient ouvertes, Zizi avait glapi:
– Pet! pet! Jean Nib! V’la la rousse!…
Et, profitant de la lutte qui s’engageait, avant qu’aucun des agents eût songé à l’agripper, le gamin bondit vers une fenêtre et disparut dans le jardin… Deux heures plus tard, il se retrouva dans Paris, haletant, pantelant, affalé sur un banc… Comment avait-il franchi la fenêtre? L’avait-il ouverte? Avait-il défoncé les vitres et passé à travers? Il ne le sut jamais. Pourtant, la deuxième version lui paraissait plus vraisemblable, car il était en sang, les mains et la figure couverte de plaies et d’éraflures.
– Quelle détalade! Non! mais quelle course! murmura-t-il en s’épongeant. Me voilà propre, moi! Qu’est-ce que je vais devenir? Toute la rousse va être sur pied pour me piéger! Si je me piôle rue Letort, je vais me faire ramasser! Non! mais on ne fait pas de ces blagues-là!
Tout en monologuant et en s’épongeant, Zizi, peu à peu, reprenait haleine. Il réfléchissait, à sa manière. Tantôt il songeait à cette irruption imprévue de la police, qu’il cherchait vainement à s’expliquer, car pas un soupçon ne lui venait contre La Veuve. Tantôt il avait une pensée apitoyée pour Jean Nib; mais toujours, il revenait à cette question qui se posait, terrible:
– Je ne puis pas rentrer rue Letort. Où vais-je aller?…
Vers les six heures du matin, il se mit en route vers Montmartre, et il faisait grand jour quand il arriva rue Ramey.
Il monta au cinquième d’une maison et sonna à une porte qui s’ouvrit.
– Tiens! Zizi-Panpan!… fit La Merluche.
– Tu viens déjà le chercher pour aller galvauder, hein? s’écria une voix aigre qui n’était rien moins que la voix de la digne Mme Chique.
– M’sieur Chique, et vous aussi, ma bonne madame Chique, tel que vous me voyez, je suis sur le pavé, moi!… À mon âge!… Si c’est pas rageant!… Oui, oui, c’est tel que je vous le dis: le proprio ne veut plus de nous. Alors ma sœur est partie sans crier gare, et moi, je me suis dit… j’ai pensé… non, mais ce que ça me cuit, ces coupures de vitre!…
– Ousque tu t’es blessé? demanda l’agent Chique. C’est encore en maraudant, j’en suis sûr!…
– Moi? s’écria Zizi avec indignation, m’sieur Chique, j’sais pas si vous étiez de service, hier, mais si vous y étiez, vous avez dû m’y voir, au feu même que j’ai voulu aider à sauver des choses, et que le capitaine des pompiers m’a félicité, et que j’ai reçu les éclats d’une fenêtre éclatée, en emportant un portefeuille de billets de banque que j’ai remis aux pompiers!
– Puisque tu es blessé et que tu as passé la nuit, tu vas te coucher, dit l’agent.
Quelques minutes plus tard, Zizi, couché dans le lit de la Merluche, la tête et les mains bandées de compresses, voyait la digne Mme Chique lui apporter un énorme bol de café au lait.
XXIV LA MASURE DU CHAMP-MARIE
La nuit où Jean Nib partit pour l’expédition dirigée contre la villa du marquis de Perles, Rose-de-Corail fut chargée de la surveillance du baron.
Rose-de-Corail, lorsque Jean Nib lui avait annoncé qu’il renonçait aux cent mille francs promis par Charlot, n’avait pas fait d’objection. Lorsqu’elle avait su qu’il ne fallait pas toucher aux vingt-cinq mille qu’elle gardait sur elle, Rose-de-Corail n’avait élevé aucune réclamation. Si Jean Nib lui avait dit de jeter au feu ces vingt-cinq billets bleus, elle eût obéi sans hésitation. Elle ne comprenait pas très bien pourquoi Jean Nib, misérable, mal vêtu, mangeant à peine à sa faim, ne voulait pas toucher à cette fortune; peut-être, d’ailleurs, ne le comprenait-il pas lui-même. Mais Rose-de-Corail ne cherchait pas à comprendre; elle obéissait, voilà tout. Jean Nib était son dieu. Elle mettait toute la force et toute l’ingéniosité de son esprit à veiller sur lui, car Jean Nib était d’une imprudence exorbitante. Simplement, elle souffrait quand il n’était pas près d’elle.
En la quittant pour aller au rendez-vous nocturne de La Veuve, Jean Nib se contenta de lui dire que, sans doute, il rentrerait avec de l’argent. Il assura qu’il serait de retour vers six heures du matin.
Demeurée seule, Rose-de-Corail s’installa près d’une chandelle, à raccommoder ses nippes; elle avait le souci de la propreté, et, si mal vêtue qu’elle fût, paraissait toujours accorte. De temps à autre, elle levait les yeux vers la porte du fond de la pièce. Elle était solidement fermée. Derrière cette porte, Rose-de-Corail entendait un pas lourd, lent et monotone: c’était le baron Hubert d’Anguerrand qui allait et venait. Il n’était pas difficile à surveiller. Depuis qu’on l’avait amené là, il n’avait pas fait une tentative pour reconquérir sa liberté…
– Drôle de type! songeait Rose-de-Corail. C’est un richard, un de la haute. Qui sait si Jean Nib ne veut pas le faire casquer? Charlot donnait cent mille francs pour dégringoler le pante… le pante en donnera peut-être le double… le triple… pour être relâché… Mais si jamais il tombe dans les griffes de La Veuve!…
Le bruit des pas s’arrêta tout à coup: Hubert d’Anguerrand venait de se jeter sur le petit lit qui avait été aménagé pour lui.
– Le voilà qui va dormir, continua Rose-de-Corail. Il a tout de même de l’estomac!… Quelle heure qu’il peut être?…
La nuit était profonde, le silence, aux environs, était absolu. La triste chambre où Rose-de-Corail travaillait était obscurément éclairée par une chandelle qui se mourait.
Soudain la chandelle s’éteignit; la chambre demeura plongée dans les ténèbres. Rose-de-Corail ne bougea pas.
– La camoufle est morte, songea-t-elle. Et je n’en ai pas d’autre. Bah!… il doit être au moins cinq heures. Dans une heure ou deux au plus, Jean Nib sera ici… Que fait-il, maintenant?
Brusquement, elle eut un tressaillement et se leva toute droite.
Une sorte de lumière blafarde avait peu à peu pénétré dans la chambre à travers les contrevents mal joints. Rose-de-Corail courut à la fenêtre, l’ouvrit et vit alors qu’il faisait grand jour.
– Ah! ça, gronda-t-elle, il est au moins huit heures…
À midi, Jean Nib n’était pas rentré.
Rose-de-Corail fit une toilette sommaire, c’est-à-dire qu’elle ramena d’un tour de main les splendides torsades de sa chevelure, revêtit la jupe qu’elle avait raccommodée dans la nuit, jeta un fichu sur ses épaules et sortit en grondant:
– S’il lui est arrivé malheur… malheur à ceux qui en sont cause!
Elle portait à la main un petit sac en soie noire rattaché à son poignet par les rubans; dans le sac, il y avait son mouchoir, et, sous le mouchoir, un poignard. Une demi-heure plus tard, elle était chez La Veuve.
La Veuve n’était pas chez elle!
Patiente et forte dans le malheur qu’elle pressentait, Rose-de-Corail se mit en faction dans la rue Letort.
– C’est La Veuve qui a poussé Jean Nib, songeait-elle. Il faudra qu’elle me dise où il est, sinon…
Elle tâtait son poignard à travers la soie du sac. Par moment, elle grelottait, et parfois d’ardentes bouffées de chaleur montaient à son front. Le soir arriva sans qu’elle eût songé à prendre la moindre nourriture. La Veuve n’avait pas reparu.
Quand elle vit qu’il faisait nuit, Rose-de-Corail fut tout à coup frappée par cette idée que Jean Nib, retenu par un incident quelconque, avait dû arriver à la masure du Champ-Marie quelques instants après son départ, et que maintenant il la cherchait…
– Étais-je folle! songea-t-elle. Il est là. C’est sûr… Il m’attend!
Elle entra dans la chambre en disant d’une voix étranglée:
– Jean! tu es là, n’est-ce pas?…
Elle toucha le lit, s’imaginant qu’il avait dû s’endormir, après les fatigues de l’expédition. Le lit était vide… Rose-de-Corail eut un soupir terrible; elle sentit le désespoir l’envahir, et ses yeux se remplirent de larmes brûlantes. Mais elle se raidit contre cette faiblesse…
– Je le trouverai!… Il faut que je le trouve, gronda-t-elle tandis qu’un tremblement convulsif l’agitait.
L’instant d’après, elle était dehors. Quant à son prisonnier, quant à Hubert d’Anguerrand, elle l’avait complètement oublié. Dehors, dans la nuit, dans ce désert sinistre des fortifs, Rose-de-Corail se mit à marcher en murmurant:
– Où aller? Où le chercher?… Oh! aux Croque-Morts!…
Elle se prit à bondir la barrière, qu’elle franchit, et s’élança vers le sinistre cabaret, sans s’apercevoir que deux ou trois ombres la suivaient pas à pas.
Au moment où elle allait pousser la porte des Croque-Morts, Rose-de-Corail se sentit tout à coup violemment empoignée par derrière, un bâillon lui noua les lèvres avant qu’elle eût pu proférer un cri; en même temps ses mains se trouvèrent attachées.
– C’est bon, dit une voix, conduisez-la où vous savez, les aminches. Dans deux heures, je serai là et le reste me regarde.
– Biribi!… rugit Rose-de-Corail au fond d’elle-même.
Rose-de-Corail se sentit entraînée vers la nuit; les gens qui la poussaient et la traînaient, au nombre de quatre, marchèrent longtemps dans la direction de Saint-Denis. Lorsqu’ils s’arrêtèrent enfin, Rose-de-Corail, épuisée, regarda autour d’elle.
– On est arrivé; tu peux te reposer, lui dit l’un des escarpes.
Arrivée! Où cela? Autour d’elle, il n’y avait qu’une vaste plaine; au loin, elle entrevoyait confusément des lumières.
– Assieds-toi, qu’on te dit! reprit rudement la même voix.
En même temps, l’homme appuya violemment sur les épaules de Rose-de-Corail qui tomba à la renverse; les escarpes s’assirent autour d’elle, simple manœuvre pour ne pas être vus de loin, et ils gardèrent le silence. Rose-de-Corail s’aperçut alors qu’elle était assise sur une sorte de talus; à dix pas d’elle, se déroulait un large ruban d’eau paisible et sinistre. Alors, elle sentit un long frisson d’épouvante la secouer:
– Le canal! murmura-t-elle.
Alors, elle comprit, ou crut comprendre la vérité: Jean Nib avait réussi le coup de Neuilly; La Veuve et Biribi l’avaient assassiné pour ne pas partager; et comme on redoutait sa dénonciation, à son tour on allait la tuer!…
Rose-de-Corail songea.
– Dans deux heures, je serai là! a dit Biribi. Il me reste donc deux heures pour trouver un moyen de venger Jean Nib avant de mourir!…
* * * * *
Biribi s’était élancé vers Paris où il était rentré, et avait rapidement gagné le taudis de La Veuve.
– Ça y est, dit-il en entrant, Rose-de-Corail ne jaspinera pas.
– Elle est morte? demanda froidement La Veuve.
– Pas encore, ricana le monstrueux bandit. Je me charge de la petite opération. Mais avant de lui faire boire le dernier bouillon, j’ai deux mots à lui dire… un vieux compte à régler.
– Des bêtises! fit La Veuve en tressaillant. Il fallait la noyer tout de suite. Avec une fille comme Rose-de-Corail, on ne sait jamais ce qui peut arriver.
– Bah! les aminches sont des costauds.
– Pour le moment, il s’agit d’en finir avec Rose-de-Corail: va donc, et, lorsque tu me rejoindras, tâche que ce soit réglé…
– On y va, La Veuve! dit le sacripant.
– Tâche d’arriver à l’heure au Champ-Marie! reprit LaVeuve d’un ton menaçant.
Biribi s’élança au dehors. Alors, La Veuve eut un sourire effrayant de satisfaction et murmura:
– Je n’ai plus qu’à attendre la visite de M. le baron Gérard d’Anguerrand, et à le conduire auprès de son noble père… L’entrevue sera touchante… Dire que je vais voir cela, moi!… Hubert d’Anguerrand aux prises avec Charlot!…
Elle s’assit près de sa table et demeura immobile, en proie à une sombre rêverie.
Des heures passèrent.
Un bruit de pas étouffés, dans l’escalier, la fit enfin tressaillir. Elle écouta. Les pas s’arrêtaient devant sa porte. Elle ouvrit et vit Adeline… Sapho… qui entra.
– M. le baron? demanda La Veuve d’un ton rude et soupçonneux.
– Il vous attend dans la rue, dit Adeline d’une voix rauque. Hâtons-nous!… Et la fille?
– Bon. Je vais vous conduire. La mignonne n’a pas bougé. On dirait qu’elle vous attend. Venez.
Il n’y eut pas d’autre explication entre elles.
La Veuve prit sa lampe. Elle comprenait très bien: Gérard s’occupait du père, Adeline de la fille. Lorsqu’elles furent arrivées devant la porte du galetas, La Veuve se tourna brusquement vers Adeline.
– Ah! çà, gronda-t-elle, vous savez ce qui est convenu entre nous? Vous raconterez à la petite fille ce que vous voudrez, ça ne me regarde pas. Mais je veux qu’elle reste ici. Je l’aime, moi, cette enfant!
– Et si je l’emmenais?
– Alors, je reprends ma liberté, madame la baronne. Nous sommes alliées. Jouons franc jeu. Je vous préviens que, si vous m’enlevez la petite, demain matin Gérard saura qu’elle est vivante.
– Je vous l’achète, dit Sapho d’un ton de voix intraduisible.
– Elle n’est pas à vendre. Vous m’offririez un million que je refuserais. Je n’ai pas besoin d’argent, madame, j’ai besoin de vengeance…
– Vengez-vous sur Hubert, haleta Sapho – et laissez-moi Lise…
La Veuve ramassa sa lampe qu’elle avait déposée sur le parquet du palier.
– Nous ne nous entendons pas, dit-elle froidement. Adieu, madame…
Elle fit un mouvement de retraite. Adeline eut un rauque soupir. Son visage livide se plaqua de taches de cire. Ses mains fines, cachées dans son manchon, tourmentèrent la crosse du petit revolver sur lequel elles se crispaient.
Sans doute La Veuve comprit le geste d’Adeline! Sans doute elle lut dans ses yeux la volonté de meurtre qui y flamboyait. Tranquillement, elle sortit de sa poche un large couteau tout ouvert, et sans émotion apparente, elle gronda:
– Mon amant Louis de Damart a été tué par Hubert d’Anguerrand. Il serait beau, sans doute, que je sois tuée, moi, par la fille de Louis de Damart! Mais cela n’entre pas dans mes idées; il n’est pas temps que je meure! Croyez-moi, madame, laissez tranquille le joujou, quel qu’il soit. À ce jeu-là, voyez-vous, je suis la plus forte… Soyez raisonnable. Vous me dites de me venger sur Hubert. Vous ne comprenez donc pas que sa mort me suffit, puisque je suis venue trouver Gérard d’Anguerrand? Quant à Lise, c’est autre chose, madame. Je la garde. Je veux qu’elle meure selon mon idée, et non selon la vôtre.
– Ouvrez-moi cette porte, dit Sapho en grinçant des dents. Je ferai comme vous le désirez: Lise restera ici…
– À la bonne heure! grogna La Veuve.
Et, parfaitement sûre qu’Adeline lui obéirait jusqu’au bout, elle ouvrit la porte en disant:
– Dans une heure, vous me rejoignez au Champ-Marie, n’est-ce pas?… Si je ne vous voyais pas arriver, je commencerais par dire à Gérard que Lise est vivante… ensuite, on verrait!
– Dans une heure je serai là-bas, dit Adeline d’une voix ferme.
Et elle entra!…
La Veuve descendit. Dans la rue, sur le trottoir d’en face, une ombre immobile guettait. La Veuve alla droit à l’homme qu’elle entrevoyait, et, malgré son déguisement, reconnut aussitôt Gérard d’Anguerrand. Il portait une cotte d’ouvrier; ses moustaches étaient rabattues sur le coin des lèvres; un foulard était noué à son cou; une casquette couvrait sa tête: pour un policier, Charlot-Lilliers-Gérard était méconnaissable; mais pour La Veuve, il n’y avait pas d’erreur possible.
– Marchez devant, fit Gérard dont le cœur battait à grands coups, je vous suis…
La Veuve se mit à marcher rapidement. À vingt pas derrière elle, Gérard rasait les murs.
Lorsqu’ils furent près de la maison du Champ-Marie, La Veuve s’arrêta.
– C’est là? demanda Gérard, la voix rauque, haletante, presque incompréhensible.
– C’est là, répondit La Veuve, glaciale.
Gérard secoua la tête. Son œil flamboya. Ses mâchoires se serrèrent l’une contre l’autre avec la force d’une crise d’épilepsie. En quelques instants, il fit ce qu’on pouvait appeler le branle-bas de combat; il se dépouilla de sa cotte et apparut vêtu d’un veston qui le serrait à la taille; il jeta son foulard, sa casquette, redressa sa moustache, et d’un geste rapide, s’assura que son couteau était en place, à portée de sa main…
– Il faut bien que mon père me reconnaisse! grogna-t-il.
– Un instant! dit La Veuve. Vous gâteriez tout par trop de précipitation. Je vais entrer la première.
– Soit!… Hâtez-vous! gronda Gérard.
– Je laisserai la porte ouverte. J’en ai pour vingt minutes. Quand il sera temps, je sifflerai… vous entendez?… Ne venez pas avant mon coup de sifflet… ou je ne réponds de rien…
– J’attendrai… mais faites vite! dit Gérard avec un tel rugissement que La Veuve en eut un sourire d’extase mortelle, et murmura:
– Cette fois, mon Hubert, nous allons en voir de drôles!… Mais avant de te montrer ton cher fils, n’est-il pas juste que tu revoies une dernière fois celle que tu as tant aimée? Ô ma mère, ajouta-t-elle, avec un accent de haine flamboyante, dormez tranquille! Ô mes enfants, c’est ce soir que nous prenons notre revanche, ô mon petit Louis! ô ma petite Suzette adorée!…
Elle eut une sorte de sanglot, fit à Gérard un signe d’autorité, et pénétra dans la maison.
C’était vrai: elle voulait voir Hubert avant de le livrer à Gérard… mais, comme elle entrait, une idée, brusquement, la fit dévier pour un instant. Une idée, une petite idée… un instant fugitif… une toute petite pierre sur sa route, peut-être, mais La Veuve, méthodique, implacable, raisonneuse, voulait avoir toutes les chances pour elle.
Voici donc l’idée qui, au moment où elle allait se diriger sur la pièce habitée par Hubert, la fit dévier:
– Et l’autre, là-haut?… La bouquetière… Il ne faut pas qu’elle entende… qu’elle sache!… Tant pis pour elle… et pour Biribi!…
Et La Veuve, rapidement, monta au premier étage de la masure… à ce premier étage où Marie Charmant se trouvait enfermée…
Gérard, dehors, attendait, ramassé sur lui-même, haletant, tantôt préparant les suprêmes paroles qu’il voulait dire à son père, tantôt prenant la résolution de le frapper tout de suite, sans un mot…
Combien de temps attendit-il?… Dix minutes peut-être… Tout à coup, il tressaillit, et saisit son couteau: un coup de sifflet strident déchirait le silence… le signal de La Veuve!…
Gérard se rua sur la maison…
XXV ZIZI AMOUREUX
Cette nuit-là, Ernest Gildas dit Zizi-Panpan errait tristement dans le quartier. Il était seul. Le fidèle La Merluche était resté à la maison. Dans la soirée, Zizi, après une charmante journée passée en famille, avait éprouvé le besoin de prendre l’air.
– Tu ne m’emmènes pas? lui avait murmuré La Merluche.
– Pas plan! Pour ce qui se mijote, faut des gars d’attaque! avait répondu Zizi.
Et il était parti, laissant La Merluche horriblement vexé et se tourmentant l’esprit pour savoir ce qui pouvait bien se mijoter.
Zizi voulait revoir la rue Letort, tout simplement – et, dans la rue Letort, sa maison… la maison de Marie Charmant. Peut-être ce désir même ne se formulait-il pas dans son esprit. Car si le gamin aimait sûrement la jolie bouquetière, il n’est pas certain qu’il eût conscience de cet amour. Quoi qu’il en soit, il commença par s’éloigner le plus possible du quartier, dans la conviction où il était qu’on le cherchait et que la rue Letort était spécialement surveillée. Peu à peu, il décrivit de plus grands cercles concentriques, qui, de plus en plus, et presque malgré lui, le rapprochaient de Marie Charmant. De rue en rue, il finit par se trouver aux abords de la mairie, et alors, il se dit:
– Si je me risquais?…
À quoi voulait se risquer Zizi?… À entrer dans la rue Letort, tout simplement. Il n’y avait pas peu de courage dans cette résolution, puisque Zizi était persuadé que la rue était pavée d’agents uniquement créés et mis au monde pour le guetter.
Parvenu devant sa maison, il se rassura pourtant en constatant que la rue était parfaitement paisible et déserte. Il leva le nez vers la fenêtre du logement habité par Marie Charmant. Cette fenêtre était obscure.
– Mince! murmura le gavroche. Voilà que mon cœur fait toc-toc. Ah ça! mais j’en pince donc pour la bouquetière, moi?… Tiens! pourquoi pas? ajouta-t-il en se redressant.
Et, avec une expression de blague intraduisible, il reprit:
– Non, décidément, elle n’est pas pour mon blair…
Comme il disait ces mots, Zizi s’aplatit sur le seuil où il était assis.
– La rousse! Me v’là entoilé!…
Un homme et une femme venaient de s’arrêter à deux pas de lui; ils échangèrent quelques paroles d’une voix imperceptible, puis l’homme se retira un peu plus loin vers le fond de la rue, et la femme, résolument, se dirigea sur la maison de Zizi et de Marie Charmant, où elle entra.
– Ce n’est pas la rousse! soupira Zizi. Mais quoi que ça peut bien être, alors?… Tiens! ajouta-t-il, la fenêtre de La Veuve est éclairée!…
Bientôt il vit que la fenêtre de La Veuve devenait obscure, non pas subitement comme lorsqu’on éteint une lampe, mais par degrés, comme si La Veuve fût sortie, emportant la lumière…
Un instant plus tard, la porte de la maison s’ouvrit, et Zizi en vit sortir une ombre noire dans laquelle il devina La Veuve…
Et La Veuve rejoignit l’homme qui s’était arrêté à quelques pas de là.
Puis, tous deux s’éloignèrent et disparurent.
– En voilà des manigances! murmura Zizi. Comment se fait-il que La Veuve n’est pas arrêtée? On ne l’a donc pas surveillée? Si on ne la surveille pas, on ne me surveille pas davantage, moi…
La perplexité de Zizi s’accrut encore lorsque, s’étant levé et ayant inspecté la maison où tout était noir, maintenant, il crut apercevoir un reflet de lumière sur la bordure du toit.
– Y a pas à dire, songea-t-il. Ça vient du galetas de La Veuve! Du galetas que Mlle Marie m’a fait ouvrir!… Qu’est-ce qu’il peut bien y avoir là-dedans?…
Tout à coup, la porte de la maison s’ouvrit à nouveau, et la femme mystérieuse reparut.
* * * * *
Adeline de Damart, baronne d’Anguerrand, était entrée dans le galetas avec l’intention bien arrêtée de se débarrasser de Lise par un meurtre.
Elle fit quelques pas dans le galetas, et vit Lise qui dormait paisiblement; quelque chose comme un sourire errait sur ses lèvres décolorées.
Et, en effet, il faut le dire: la pensée de Lise était paisible depuis qu’elle savait que Gérard n’était pas son frère… et qu’elle pouvait l’aimer sans honte et s’avouer à soi-même cet amour.
Sapho, immobile et raide, à demi penchée sur cette séraphique apparition, lentement, sans bruit, tira son revolver du manchon et elle visa…
À ce moment, Lise ouvrit les yeux. Dans le même moment, elle vit le revolver braqué sur elle… Et elle sourit…
Car le revolver, c’était la mort, et la mort, c’était la délivrance de la torture la plus atroce qu’un cœur de femme puisse subir: la jalousie!
Elle se leva, avança d’un pas vers Sapho, et dit d’une voix très douce:
– Vous êtes venue pour me tuer, madame… eh bien! tuez-moi!…
Dans cette seconde, au son de cette voix de douceur, à la vue de ce sourire devant la mort, la pensée de l’assassin fut bouleversée de fond en comble. Sans se rendre compte de ce qu’elle faisait et des mobiles qui la poussaient, Adeline renfonça le revolver dans le manchon et répondit:
– Vous vous trompez, je ne suis pas venue pour vous tuer. Ce revolver est dans mes mains en cas d’attaque de celle qui vous tourmente. Je suis venue pour vous sauver!…
Les deux femmes se regardèrent. Il y avait un immense étonnement dans les yeux de Lise, un trouble de vertige, de haine, de rage et de curiosité dans ceux de Sapho. Et Sapho pensait ceci:
– Oui, je te tuerai. Oui, j’aurai ce plaisir de te voir agonisante. Mais je veux d’abord te connaître… Je veux, oh! je veux avec passion, avec fureur, savoir ce qu’il y a dans ton cœur et comment tu aimes celui que j’aime!
Cette pensée était l’expression exacte de l’état d’esprit d’Adeline en cette minute tragique. Depuis des mois, elle se débattait contre le fantôme de Lise. La passion d’Adeline pour Gérard était absolue et presque hors nature. Et, depuis qu’elle aimait cet homme, toujours c’est Lise qui se dressait entre eux. La pensée de Gérard allait à Lise alors même que, dans ses moments de délire, Sapho s’efforçait de lui communiquer une étincelle de la flamme qui la dévorait et qu’elle cherchait vainement à éteindre dans des amours de rencontre…
Or, cette jeune fille qui vivait dans le cœur et l’esprit de Gérard, cette rivale qui triomphait jusque dans la mort, Sapho ne la connaissait pas!…
Elle voulut la connaître avant de la tuer…
Et c’est pourquoi Adeline renfonça son revolver, c’est pourquoi elle prononça ceci:
– Je suis venue pour vous sauver!… Vous ne me croiriez pas, mademoiselle, si je vous disais que j’éprouve pour vous la moindre pitié. Vous devez savoir, au contraire, vous savez, vous voyez que je vous hais de toute mon âme…
Lise, d’un geste instinctif, couvrit son visage de ses deux mains… Oui, elle voyait cette haine avouée, proclamée. Et elle, qui avait les mêmes motifs de haine puisqu’elle aimait Gérard, elle se disait: «Que lui ai-je fait?…»
– Voici ce que je suis venue vous offrir, reprit Adeline d’une voix brûlante: nous aimons toutes les deux le même homme. Cette homme est notre mari à toutes deux… (Lise fut secouée d’un tressaillement.) Notre mari!… Il est vrai qu’il ne vous a épousée, vous, que sous un faux nom et qu’il m’a épousée, moi, sous son nom véritable. Mais qu’importe, au fond, le nom écrit sur un registre de mairie? Si je suis baronne d’Anguerrand, vous êtes, vous, madame Georges Meyranes… et Gérard d’Anguerrand, Georges Meyranes, c’est le même homme!… Une de nous deux est donc de trop. Est-ce votre avis?…
Lise leva sur la femme qui lui tenait ce fantastique discours un regard de terreur et d’horreur.
– Madame, dit-elle d’une voix d’une infinie détresse, mais qui ne tremblait pas, je vous jure que j’aime mieux mourir que d’entendre ce que vous me dites…
– Vous ne voulez donc pas le revoir? gronda Sapho.
– Le revoir? râla Lise avec un accent de telle ferveur que Sapho en grinça des dents.
– C’est ce que je suis venue vous proposer, continua Sapho dans une sorte de rugissement douloureux, et en même temps une larme brûla le bord de ses paupières.
– Comme vous l’aimez! murmura Lise, qui frissonna à voir pleurer ces yeux injectés de haine.
– Et vous! gronda Sapho.
Elles se regardèrent encore, dans une sorte de saisissement…
Sapho, la première, revint à elle, se domina, et, d’une voix plus calme:
– Notre solution est effrayante, mais elle est simple: une de nous deux est de trop! Je suis venue vous proposer ceci: ensemble nous nous présenterons et nous lui dirons… «L’une de nous deux doit disparaître… Laquelle?…»
– Madame! madame! balbutia Lise, ce que vous me proposez est horrible. Je vous écoute, je vous entends, et je n’ose en croire ce que j’entends!… Non, madame, non. Ne croyez pas que je sois capable d’une démarche pareille contre laquelle toute ma pensée, tout mon cœur, tout mon être se révoltent… Mourir pour mourir, j’aimerais mieux encore vous céder la place et tomber sous le revolver que vous avez apporté pour moi, plutôt que de mourir de honte!…
Sapho demeura quelques instants méditative. Elle voulait emmener Lise. Elle le voulait de toute l’ardeur intense de sa curiosité maladive.
Tout à coup, Adeline sourit, d’un fugitif et livide sourire…
– Soit! dit-elle, je serai seule à le soigner, et s’il ne meurt pas, quand il sera guéri, nous pourrons sans doute reprendre cet entretien; d’ici là, vous demeurerez ici; il paraît que vous y êtes bien, puisque vous vous détournez de la seule voie de salut qui vous était offerte. Adieu.
Lise fit deux pas rapides vers Sapho. Son imagination, surexcité par l’amour qui la dominait si complètement, lui montra son Georges malade, mourant peut-être. Et par une transposition instantanée des situations, elle le vit tel qu’il était en leur petit appartement de la rue de Babylone lorsque, selon l’expression de Georges Meyranes, elle et maman Madeleine l’avaient ramené de la mort. Elle rêvait la charmante idylle, la genèse de cet amour qui l’avait prise tout entière, âme, cœur et esprit, au point que sa personnalité s’effaçait et qu’elle vivait en celui qu’elle adorait. Oh! être près de lui encore, et, comme jadis, veiller sur sa fièvre, guetter son délire, humecter son front brûlant… le sauver enfin! Ce fut si violent, si indépendant de sa volonté que, sans même se rappeler que cette femme la haïssait mortellement:
– Sauvons-le! murmura-t-elle avec une ardeur qui la faisait trembler. Oh! madame, à nous deux, nous le sauverons, n’est-ce pas?…
– Venez donc! dit Sapho en comprimant son cœur qui bondissait de haine.
* * * * *
– Tiens! fit Zizi, en voyant reparaître la femme mystérieuse. Elle est entrée une et elle sort deusse… Qu’est-ce que c’est que cette petite-là? Oh! mais! est-ce que, des fois, ce ne serait pas Mlle Marie?… Même taille!… Si je pouvais la reluquer… mais il fait noir comme dans un boudin! Ah çà! qu’est-ce que tout cela veut dire?…
Adeline marchait rapidement, entraînant Lise qu’elle tenait par la taille.
Zizi les suivait de loin. Il les vit tourner à gauche dans une rue latérale.
Là, stationnait une voiture. Adeline fit monter Lise et prit place près d’elle. La voiture s’éloigna aussitôt. Mais, au moment où elle se mettait en mouvement, Zizi avait bondi, et, s’était installé derrière, sur les ressorts.
XXVI LA VOITURE CELLULAIRE
Jean Nib, après sa première nuit, passée au Dépôt, pendant laquelle il ne dormit pas une minute, se retrouva, les nerfs exaspérés, avec un violent besoin de dépenser le trop-plein de vigueur qui faisait craquer ses muscles.
Vers onze heures, la porte de sa prison s’ouvrit; quatre gardiens parurent.
– En route! fit l’un d’eux…
L’instant d’après, Jean Nib se trouva encadré entre quatre hommes.
Derrière une table, un homme, de physionomie indifférente, attendait: c’était le juge d’instruction.
– Comment vous appelez-vous? demanda le juge, tandis que le greffier s’apprêtait à écrire les réponses.
– Je ne sais pas, répondit simplement Jean Nib?
– Je vois que vous ne voulez pas répondre. Vous avez tort. J’aurais rondement mené votre affaire. Tant pis pour vous. Je vais vous laisser une huitaine de réflexion… Gardes, emmenez!…
Jean Nib fut reconduit dans sa cellule.
Cependant, à mesure que le temps s’écoulait, le prisonnier sentait croître en lui une sorte de rage qui, fatalement, devait aboutir à une sorte de fureur ou de désespoir après laquelle il se trouverait sans forces.
Jean Nib se contentait d’arpenter sa cellule de son pas de fauve encagé. Il se mordait les poings.
La journée s’écoula ainsi, dans cette affreuse lenteur où les secondes sont des minutes et les minutes des heures. Sur le soir, Jean Nib fut extrait de sa cellule.
Après les interminables formalités de la levée d’écrou, Jean Nib monta dans une voiture, sorte de long caisson divisé en petites niches à droite et à gauche, séparées par un couloir allant de l’avant à l’arrière de la voiture. Ces niches sont des cellules. Une voiture cellulaire, c’est un raccourci du Dépôt. Elle en a l’apparence et les formes réduites à des proportions de prison roulante. Chacune des niches est occupée par un homme qui demeure assis sur une étroite banquette, les genoux serrés, le corps tassé, le dos voûté. Dans le couloir prend place un gardien ou un gendarme. Jean Nib fut enfermé dans une de ces niches. Autour de lui, il entendait des chants ignobles, des rires pareils à des grincements de démons, mais une parole violente du gardien imposa le silence aux prisonniers que le panier à salade transportait à la Santé. Il s’assit sur la banquette: il était là comme emmuré dans du bois; à droite et à gauche, devant et derrière, il touchait les parois; ses jambes rentraient sous ses genoux; sa tête, s’il essayait de se soulever, touchait au plafond. Cette boîte était un cercueil. Jean Nib eut la sensation d’étrange angoisse qu’il allait y mourir étouffé. Cependant, lorsque la voiture cellulaire se fut mise en route, il se calma un peu. Ces heurts, ces cahots, c’était la vie… Le panier roulait, tanguait dans un bruit de ferraille… Par les lames du trou percé au-dessus de sa tête et qui laissait pénétrer un peu d’air, aucune lumière n’entrait. Jean Nib comprit que, dehors, il faisait nuit comme dedans. Lorsque la voiture s’arrêtait devant quelque embarras de rue, il percevait les rumeurs de Paris, et il grondait:
– Dire que je ne suis séparé de la liberté que par quelques planches!… Dire que dans quelques minutes je vais être à la Santé! Puis la condamnation! C’est-à-dire la séparation pour toujours peut-être! Ou, si ce n’est pas pour toujours, je reviendrai – si je reviens! – cassé, usé, vieilli… Que va faire Rose-de-Corail?…
Cette pensée qu’il n’était séparé de la liberté que par quelques planches, peu à peu prenait possession de son esprit tout entier, éliminait violemment toute autre pensée. Dans un mouvement de rage, Jean Nib essaya de se redresser. Sa tête heurta le plafond.
Et alors, dans une brusque saute des sensation, il crut de nouveau qu’il allait étouffer… Il se mit à haleter, ses nerfs se tendirent, ses muscles craquèrent… Tout à coup, sans savoir pourquoi ni comment, il se trouva les deux pieds sur la banquette, les épaules arc-boutées sur la paroi supérieure…
– J’étouffe! râla-t-il. Je vais crever là! Je ne verrai plus Rose-de-Corail!…
Il n’étouffait pas. Sans s’en rendre compte, il exerçait une formidable poussée sur la paroi!… Les veines de son front s’enflaient, ses muscles saillants se tordaient dans l’effort surhumain qu’il tentait… la paroi craqua!… À ce craquement qu’il entendit tout à coup, à ce faible bruit qui retentit en lui comme un coup de tonnerre, Jean Nib eut un tressaut suprême de sa pensée…
Dans la même position de monstrueuse cariatide, lentement, il leva la tête et vit… Il vit!… Oh! il vit dans un rêve de délire que la paroi s’était fendue!…
La voiture cellulaire continuait à rouler et à tanguer dans son bruit de ferraille. Jean Nib eut un soupir qui ressemblait à un effroyable juron. Il se ramassa. Tout ce qu’il y avait de force dans sa volonté, de puissance dans ses muscles fut aspiré aux épaules… Et les épaules de la cariatide se mirent à exercer une pression lente, sans arrêt, une pression implacable de machine… La paroi se disjoignait, se disloquait… s’ouvrait!… Jean Nib, haletant, les lèvres sanglantes, le souffle rauque et précipité, les yeux convulsés, Jean Nib, appuyé des genoux et des coudes, poussait de ses épaules, d’une poussée irrésistible… Brusquement, la paroi éclata!…
Comment Jean Nib, déchiré, couvert d’ecchymoses, pantelant, effrayant à voir en cet instant, se trouva-t-il sur le toit de la voiture? Comment put-il passer à travers la déchirure? Jamais il ne le sut… Il était en lambeaux, il était couvert d’éraflures sanguinolentes, il était étendu sur le toit, se cramponnant des mains, la face tournée vers le ciel, la poitrine soulevée par les halètements furieux de sa respiration, le front inondé de sueur et de sang, et, dans les yeux, une telle expression de joie, d’étonnement, de défi suprême, que nul n’eût osé l’approcher…
* * * * *
Jean Nib traversa Paris suivant un itinéraire spécial. Ces grands fauves de la forêt parisienne ont de ces marches obliques. Ils vont de fourré en fourré. Ils évitent le frôlement des autres hommes, et, procédant par bonds successifs, s’avançant dans les taillis qui sont leur domaine…
Jean Nib gagna les abords de la Bastille, puis la Roquette, puis le Père-Lachaise, puis la Villette; c’est-à-dire qu’il tourna autour de Paris, par les quartiers qui, la nuit, il était assuré, à un signal, à un coup de sifflet, de se faire reconnaître de ces ombres inconnues qui se glissent, et, au besoin, de trouver un refuge. Il marchait, d’ailleurs, sans prendre d’autre précaution. Il respirait par vastes et larges aspirations; il ne songeait pas à essuyer le sang qui lui coulait un peu partout, aux mains, aux bras, au visage…
Parfois, il riait, et il était alors d’apparence formidable.
À la Villette, il entra chez un marchand de friperies qu’il connaissait de longue date. À crédit, et sur parole, le marchand lui fournit un costume complet destiné à remplacer ses vêtements en loques.
– Tu t’es donc battu? lui dit-il.
– Non, répondit simplement Jean Nib. Je me suis écorché en sortant du panier à salade.
Le fripier demeura étonné, mais il ne fit pas d’autre question. Seulement, comme il connaissait les besoins de ses clients, il étala un assortiment de couteaux. Jean Nib en choisit un et s’en alla.
Une heure plus tard, il arrivait au Champ-Marie.
On était à peu près à l’heure où La Veuve attendait chez elle l’arrivée de Gérard d’Anguerrand et Adeline.
– Rose-de-Corail! appela Jean Nib en entrant.
Rose-de-Corail n’était pas là!… Il sentit une sueur froide perler à son front et sortit. Dehors, il s’arrêta, reniflant dans le vent. Il tremblait. Il n’y avait pas de catastrophe comparable à celle qui l’atteignait.
– Voyons, gronda-t-il, en claquant des dents, pas la peine de me tourmenter le ciboulot. Il a dû y avoir un grabuge quelconque. Elle est partie pour m’attendre quelque part. Mais où?… Chez Zidore, parbleu!…
Zidore (ou Isidore), c’était le patron du cabaret des Croque-Morts. Jean Nib se prit à courir comme avait couru Rose-de-Corail. Lorsqu’il arriva aux Croque-Morts, il s’arrêta un instant devant la porte pour comprimer les battements qui soulevaient sa poitrine.
Il ouvrit. Du premier coup d’œil, il vit que Rose-de-Corail n’était pas là!… Il devint livide et entra paisiblement, cherchant un coin pour s’asseoir: il se tenait à peine debout…
À son entrée, les chants, les rires, les cris avaient brusquement cessé.
On le regardait… les uns avec étonnement, les autres avec une sourde terreur.
– Pourquoi cet étonnement? songea Jean Nib.
À ce moment, ses yeux se portèrent sur le patron du cabaret, et il vit que Zidore pâlissait, qu’il cherchait à détourner le regard…
Jean Nib sentait une colère furieuse envahir son cerveau.
Il marcha droit sur Zidore.
– Pourquoi trembles-tu? gronda-t-il. Pourquoi ont-ils peurs de moi?
Il planta son regard dans les yeux d’Isidore comme il lui eût planté un couteau dans la poitrine.
– On n’a pas peur de toi, balbutia le patron du cabaret; on est étonné de te voir, voilà tout.
– Tu savais donc que j’étais arrêté? Par qui?
– C’est-à-dire… voyons, écoute-moi…
– Par qui? rugit Jean Nib? Par Biribi, hein?
Son bras, dans le même instant, se leva, sa main s’abattit sur Isidore… Il l’agrippa, l’attira, le traîna hors du cabaret, par la porte du fond, dans le terrain vague. Là, il le lâcha et ouvrit son couteau.
Isidore devint blême. Le frisson de la mort lui parcourut l’échine. Il savait que, s’il ne parlait pas, il allait être tué, que rien ne pouvait le sauver. Il eut le soupir de la bête qu’on va égorger; la ténèbre spéciale qu’ont vue ceux qui se sont trouvés un instant au bord de cet abîme qui est le Néant, cette ténèbre où évoluent les nuées de la peur et les vapeurs de l’horreur, flotta devant ses yeux. Il râla:
– Si je mange le morceau, me défendras-tu contre Biribi?
Jean Nib haussa les épaules. La terreur de Zidore lui inspirait une sorte de dégoût. Il remit son couteau dans sa poche comme si cette arme eût été inutile, et il dit:
– Biribi ne fera de mal ni à toi ni à personne, si tu me dis la vérité. Sois tranquille.
– Ensuite?
– Et bien, c’est Biribi qui a emballé Rose-de-Corail… il n’y a pas une heure…
Jean Nib se sentit froid jusqu’à la moelle des os. Ce fut pourtant avec une sorte de tranquillité qu’il demanda:
– Où l’a-t-il emballée?
– À la Pointe-au -Lilas, dit le patron dans un souffle.
Une affreuse secousse d’angoisse fit vaciller Jean Nib. Il leva le poing au ciel, et, sans passer par le cabaret, bondissant par-dessus la palissade du terrain vague, il se rua dans une course effrénée. Un épouvante sans nom le poussait… Pendant une demi-heure, il dévora l’espace par bonds frénétiques… puis il commença à haleter… Bientôt il sentit ses jambes devenir plus lourdes, la respiration lui manquait, le souffle se fit bref et rauque… Il comprit que s’il ne se reposait pas une minute, il allait mourir, assommé par l’apoplexie… Il trébuchait, un nuage flottait devant lui… et Jean Nib ne s’arrêta pas! Dans un effort de tout son être, il continua sa ruée farouche.
Tout-à-coup, Jean Nib tomba, la face contre terre, le front sanglant…
XXVII LA POINTE AUX LILAS
On a vu que Biribi, après sa rapide entrevue avec La Veuve, s’était élancé hors des fortifications pour rejoindre les quatre escarpes qui, pendant ce temps, entraînaient Rose-de-Corail. Le bandit passa devant les Croque-Morts sans s’y arrêter. Cent pas plus loin, il entra dans un débit de vins auquel attenait un hangar servant de remise à trois voitures et d’écurie à six chevaux. À côté se cachait un garage pour des autos dont les propriétaires eussent difficilement pu produire la facture d’achat…
Le patron du débit était un de ces loueurs marrons qui font en petit ce que d’autres compagnies pareilles font en grand. Seulement, les cochers qu’il employait étaient généralement des bandits dans le genre de Biribi, et on n’a pas oublié, sans doute, que Biribi, à l’occasion, se déguisait lui-même en cocher, lorsque ce n’était pas en chauffeur. Dans le hangar, après quelques mots dits au maître du débit, il attela rapidement une voiture, et, sans prendre le temps cette fois d’endosser la livrée, s’élança sur le siège et fouetta…
À deux cents mètres du canal, il stoppa, gara la voiture.
Bientôt, le groupe formé par Rose-de-Corail et les quatre escarpes qui la gardaient lui apparut. Et, parvenu près d’eux:
– C’est bon! dit-il. Vous pouvez vous faire la paire. Le reste me regarde, et me regarde seul. Voici les faffes… Tirez-vous, maintenant! ajouta-t-il. Et le premier qui aurait l’idée d’zyeuter fera connaissance avec le lingue [1] de mézigo…
Rose-de-Corail entendait. Elle était assise sur la terre, les mains attachées au dos, et toujours bâillonnée.
Biribi commença par dénouer le foulard qui servait de bâillon. Puis, d’un coup de son couteau, il trancha les cordelettes qui liaient les mains de la jeune femme. Alors, il se recula de deux pas, et dit:
– Tu peux te lever, Rose-de-Corail. Nous avons à causer un instant, si tu veux; et si tu ne veux pas, ça sera le même prix… Une bonne fois, tu entendras ce que j’ai dans le ciboulot depuis quatre ans.
– Eh bien, voyons, Biribi, qu’as-tu à me dire?…
– D’abord et d’une, que je vais t’estourbir!
– Ça, je le sais, dit Rose-de-Corail, sans émotion apparente. Si c’est tout ce que tu as à m’apprendre…
– Je continue, gronda Biribi en se rapprochant d’un pas. J’ai à t’apprendre, deuxièmo, que Jean Nib est pincé… grâce à Bibi! C’est comme ça, ma biche: et tu peux être sûre qu’il en a pour ses quinze berges…
– Ça, dit-elle, je le savais aussi.
– J’ai à te dire, enfin, continua-t-il, qu’avant de te régler ton affaire, ou après, à ton choix, tu seras à moi. Y a pas! faut que tu y passes… Qu’en dis-tu? Tu peux bien être ma gigolette une fois, une seule fois avant le grand bouillon. C’est une idée à moi… histoire de faire savoir à Jean Nib que je t’ai eue, et qu’il parte tranquillement… De savoir ça, ça le distraira, ton homme… Qu’en dis-tu, hein?
– On verra, fit paisiblement Rose-de-Corail.
Et, debout, l’œil au guet, le visage livide, très calme d’attitude, elle regardait Biribi.
Elle n’essayait pas de fuir, sûre qu’au premier mouvement le bandit bondirait sur elle. Dans l’effroyable tension de son esprit, elle envisageait seulement la possibilité de s’emparer du couteau que Biribi tenait à la main… Elle était superbe, hautaine sans le savoir, admirable!
– Je vais te dire, continua Biribi avec une sombre expression de haine; voilà quatre ans que je guette ce moment: je savais bien que ça viendrait, va!… Ça date du jour où tu passas devant les Croque-Morts, tu sais, le jour de la fête, où tu fis la connaissance de Jean Nib… Ne crois pas au moins que j’aie vraiment un béguin pour toi. Non, ma fille! Si ça peut te faire plaisir de le savoir, j’en pince pour une autre… et celle-là, c’est comme toi: je la tiens!… Le béguin, je l’ai eu! Tu le sais, j’ai bien vu que tu m’avais deviné. Mais tu n’as pas vu ce que je me suis tourmenté dans le temps, tu n’as pas entendu ce que j’ai crié pendant des nuits et des nuits où je te savais dans les bras de l’autre. Ça m’a passé. Et tu as cru que c’était oublié. Jean Nib l’a cru aussi. La Veuve l’a cru. J’ai bien caché mon jeu, pas vrai? J’étais devenu presque le frangin de Jean Nib. Il ne faisait rien sans moi… Tiens! j’te crois! il n’y avait pas de danger que je le lâche… j’attendais l’occasion de vous rendre à tous les deux, d’un seul coup, ce que vous m’avez fait souffrir ensemble… Je crois que ça y est!…
Rose-de-Corail écoutait, et c’est à peine si elle entendait.
– Qu’en dis-tu, hein?… Tu te tais, hein? Veux-tu me répondre, hein?… Tu as peur, hein? Veux-tu me répondre, dis! Veux-tu parler!… Tu ne veux pas?… Eh bien…
Ses deux mains énormes s’abattirent sur Rose-de-Corail, une à la gorge, l’autre aux reins pour la renverser. Rose-de-Corail ne jeta pas un cri, n’eut pas un soupir. À l’instant où le bandit s’abattait sur elle, elle se défendit, et ses deux mains, à elle, le saisirent, l’enlacèrent… Dans le même moment, elle tomba, Biribi sur elle… Pendant deux secondes, il y eut la lutte affreuse de ces deux corps qui s’étreignaient dans une volonté de mort…
– Elle m’étrangle! râla Biribi dans une insulte. Crève donc!…
D’un furieux talonnement, il se dégagea de l’étreinte, et, maintenant d’une main Rose-de-Corail par la gorge, comme clouée au sol, il leva sa poigne, très haut… l’éclair du couteau se confondit avec l’éclair de son regard…
– Adieu, mon Jean! cria Rose-de-Corail…
– Me voici! hurla une voix déchirante et tonnante…
Et Biribi, avant que son couteau se fût abattu, roula sur la terre, assommé…
– Jean! rugit Rose-de-Corail dans le délire d’une joie telle que cela lui parut le délire de l’agonie… Et Jean Nib, accroupi sur Biribi, lui martelant le crâne contre le sol… le sonnant!…
Elle crut en effet qu’elle mourait… D’une voix d’orgueil et de douceur infinie, elle répéta: «C’est toi mon Jean! C’est toi!…» et elle perdit connaissance…