Au bord de la rivière Hatrack, près des forêts profondes où règne encore l’homme rouge, un enfant va naître en des circonstances tragiques. Un enfant au destin exceptionnel. Septième fils d’un septième fils, il détiendra, dit-on, les immenses pouvoirs d’un « Faiseur ! ». Si les forces du mal ne parviennent à le détruire. Car il existe un autre pouvoir, obscur, prêt à tout pour l’empêcher de vivre et de grandir.

Nous sommes dans les années 1800, sur la terre de pionniers américains. Mais dans ce monde parallèle opèrent charmes et sortilèges, on y possède des « talents » à la dimension de pouvoirs et, les ombres de présences bienveillantes ou maléfiques rôdent dans la nature. Un récit magique et flamboyant où l’enjeu n’est rien moins que le destin du monde.

Orson Scott Card

L’apprenti

Pour tous mes bons professeurs, en particulier :

Fran Schroeder, CM1, école primaire Millikin, Santa Clara, Californie, pour qui j’ai écrit mes premiers poèmes ;

Ida Huber, seconde, cours d’anglais, Mesa High School, Arizona, qui croyait davantage en mon avenir que moi ;

Charles Whitman, atelier d’écriture, université Brigham Young, qui a donné à mes manuscrits plus de cachet qu’ils ne méritaient ;

Norman Council, littérature, université de l’Utah,qui savait faire revivre Sponsor et Milton ;

Edward Vasta, littérature, université de Notre-Dame, pour Chaucer et pour son amitié ;

et toujours, François.

Remerciements

Comme toujours, je me suis fait aider lors de la préparation de ce volume des Chroniques d’Alvin le Faiseur. Pour le soutien inappréciable qu’ils m’ont apporté dans les premiers chapitres, j’adresse mes remerciements aux membres du deuxième atelier d’écriture de Sycamore Hill, à savoir : Carol Emshwiller, Karen Joy Fowler, Gregg Keizer, James Patrick Kelly, John Kessel, Nancy Kress, Shariann Lewitt, Jack Massa, Rebecca Brown Ore, Susan Palwick, Bruce Sterling, Mark L. Van Name, Connie Willis et Allen Wold.

Merci également à l’Institut des Beaux-Arts de l’Utah pour avoir décerné un prix à mon poème narratif « L’Apprenti Alvin et le soc bon-à-rien ». Cet encouragement m’a incité à le développer, beaucoup plus longuement, en prose ; le présent ouvrage est le premier à reprendre une partie de l’histoire qu’il racontait.

Pour les détails sur la vie et les métiers de la Frontière, je me suis servi du merveilleux ouvrage The Forgotten Crafts{«Les Métiers oubliés»} de John Seymour (New York City, Knopf, 1984) et de A Field Guide to America’s History{«Précis géographique de l’histoire américaine»} de L. Brownstone (New York City, Facts on File, Inc., 1984).

Je suis reconnaissant à Gardner Dozois d’avoir fait publier des extraits des Chroniques d’Alvin dans l’Isaac Asimov’s Science-Fiction Magazine et de leur avoir ainsi permis de trouver un public avant parution.

Beth Meacharn, chez Tor, appartient à cette espèce d’éditeurs en voie de disparition qui transforment en or tout ce qu’ils touchent ; ses conseils ne sont jamais importuns, toujours avisés ; et, particularité extrêmement rare dans la profession, elle me rappelle quand je téléphone en son absence. Pour ces seuls égards, qu’elle soit sanctifiée.

Merci à ma classe d’écriture de l’hiver 1987 et du printemps 1988 à Greensboro, dont les suggestions ont considérablement amélioré cet ouvrage ; et à ma sœur, amie et assistante Janice, grâce à qui j’ai gardé les détails de l’histoire tout frais à l’esprit.

Merci surtout à Kristine A. Card qui m’écoute divaguer au gré des multiples versions de chaque projet de livre, lit les tirages d’imprimante des premières ébauches ; elle est un second moi-même tout au long des pages que je noircis.

I

Le Surveillant

L’histoire d’Alvin apprenti, je la commencerai là où se manifestèrent les premières anomalies. C’était très loin dans le Sud, chez un particulier qu’Alvin ne connaissait pas et qu’il ne connaîtrait jamais. Ce fut pourtant lui le responsable d’une chaîne d’événements qui allaient l’amener à commettre un meurtre, selon les termes de la loi, le jour même où il achevait son apprentissage et devenait véritablement un homme.

C’était en Appalachie, en 1811, avant que cet État ne signe le Traité des Esclaves en fuite et ne rejoigne les États-Unis. Près de la frontière qui le sépare des Colonies de la Couronne, dans une région où il ne se trouvait pas un homme blanc qui ne souhaitât posséder toute une ribambelle d’esclaves noirs pour lui abattre son travail.

L’esclavage, c’était une sorte d’alchimie pour ces Blancs-là, du moins le considéraient-ils ainsi. Ils cherchaient le moyen de transmuter chaque goutte de sueur d’homme noir en or et chaque gémissement de désespoir qui s’échappait de la gorge d’une femme noire en tintement clair et doux à l’oreille de la pièce d’argent tombant sur la table du changeur. On achetait et vendait des âmes dans ce pays-là. Pourtant aucun de ces gens ne comprenait ce qu’il leur en coûtait de posséder d’autres êtres humains.

Écoutez attentivement, et je vais vous dire comment Chicaneau Planteur voyait le monde depuis le fond de son cœur. Mais veillez à ce que les enfants soient couchés, car ce chapitre de l’histoire n’est pas pour leurs oreilles ; il touche à des appétits qu’ils ne saisissent pas très bien, et mon but n’est pas de les leur faire découvrir.

* * *

Chicaneau Planteur était un homme pieux, un fidèle de l’office, et il payait la dîme. Tous ses esclaves étaient baptisés et recevaient un prénom chrétien dès qu’ils comprenaient assez d’anglais pour qu’on leur enseigne l’Évangile. Il leur interdisait de s’adonner à leurs magies noires – il ne leur permettait jamais d’égorger tout seuls ne serait-ce qu’un poulet, de peur qu’ils ne dénaturent un geste aussi banal en un sacrifice à quelque effroyable divinité. Dans tous les actes de sa vie, Chicaneau Planteur servait le Seigneur du mieux qu’il pouvait.

Et quelle était la récompense du pauvre homme pour sa vertu ? Son épouse, Dolorès, était affligée de maux et de douleurs terribles, ses doigts et ses poignets se déformaient comme ceux d’une vieille femme. Depuis l’âge de vingt-cinq ans, elle passait la plupart de ses nuits à pleurer, si bien que Chicaneau ne supportait plus de partager sa chambre.

Il essaya bien de la soulager. Compresses d’eau froide, bains d’eau chaude, poudres et potions… il se ruina en médecins, charlatans diplômés de l’Université de Camelot ; il fit défiler une interminable procession de prêcheurs qui débitaient leurs éternelles prières et de prêtres qui marmonnaient leur charabia incantatoire. Autant de tentatives pour ainsi dire en pure perte. Nuit après nuit il lui fallait rester couché à écouter les pleurs de son épouse, puis ses geignements et enfin sa respiration régulière que troublait seulement au moment de l’expiration une faible plainte, un filet ténu de souffrance.

Chicaneau manquait devenir fou de compassion, de rage et de désespoir. Des mois durant, il eut l’impression de ne jamais fermer l’œil. Il travaillait toute la journée, puis se couchait le soir et appelait de ses prières un soulagement. Sinon pour elle, du moins pour lui.

Ce fut Dolorès elle-même qui lui apporta la paix nocturne. « T’as ton travail de tous les jours, Chicaneau, et pour ça il faut qu’tu dormes. Je n’peux pas m’empêcher de faire du bruit, et toi, tu n’supportes pas de m’entendre. S’il te plaît… va dormir dans une autre chambre. »

Chicaneau lui offrit quand même de rester. « Je suis ton mari, ma place est icitte », dit-il ; mais elle ne voulut rien savoir.

« Va-t’en », fit-elle. Elle éleva même la voix : « Va-t’en ! »

Il s’en alla donc, honteux du soulagement qu’il éprouvait. Il dormit d’une traite cette nuit-là, cinq heures d’affilée jusqu’à l’aube, comme il n’avait jamais dormi depuis des mois, des années peut-être, et il se leva au matin bourrelé du sentiment coupable d’avoir déserté son poste auprès de sa femme.

À la longue, pourtant, Chicaneau Planteur s’accoutuma à dormir seul. Il passait souvent voir son épouse, matin et soir. Ils prenaient leurs repas ensemble dans la chambre de la malade, Chicaneau assis sur une chaise, son manger sur une desserte, Dolorès couchée au lit, nourrie à la cuiller par une femme noire attentive, les mains étalées sur les draps comme des crabes morts.

Chicaneau avait beau dormir dans une autre pièce, il n’échappait pas au tourment. Ils n’auraient pas d’enfants. Pas de fils à élever, qui hériteraient de sa belle plantation. Pas de filles à donner en mariage au cours de cérémonies somptueuses. La salle de bal, au rez-de-chaussée… Lorsqu’il avait amené Dolorès dans la superbe nouvelle demeure bâtie pour elle, il lui avait dit : « Nos filles rencontreront leurs galants dans cette salle, et ils commenceront par se toucher les mains, comme le premier jour où nous nous sommes touché les nôtres dans la maison de ton père. » À présent Dolorès n’en profitait jamais, de la salle de bal. Elle ne descendait que le dimanche pour se rendre à l’église et les rares fois où l’on achetait de nouveaux esclaves, afin de s’occuper de leur baptême.

Tout le monde la voyait à ces occasions, et l’on admirait la foi et le courage du couple dans l’adversité. Mais l’admiration de ses voisins n’était qu’un maigre réconfort pour Chicaneau devant l’ampleur de ses rêves réduits à néant. Tout ce qu’il avait demandé dans ses prières… c’était comme si le Seigneur en avait dressé la liste puis avait annoté en marge « non, non, non » à chaque ligne.

Semblables déconvenues auraient aigri quiconque de moindre foi. Mais Chicaneau Planteur était un homme pieux, un homme de bien, et à peine la pensée l’effleurait-elle que Dieu l’avait maltraité, qu’il interrompait le travail en train pour sortir le petit psautier de sa poche et murmurer les paroles du sage :

En toi, ô Seigneur, j’ai mon abri.
Tends l’oreille vers moi ;
Sois pour moi un roc de force.

Il faisait un effort de concentration ; doutes et ressentiments s’évanouissaient alors bien vite. Le Seigneur était avec Chicaneau Planteur, même dans ses tribulations.

Jusqu’au matin où, lisant la Genèse, il tomba sur les deux premiers versets du chapitre XVI.

Or Saraï, la femme d’Abram, ne lui avait pas donné d’enfant ; mais elle avait une servante égyptienne, nommée Hagar. Et Saraï dit à Abram : « Vois, je te prie : le Seigneur n’a pas permis que j’enfante. Va donc vers ma servante ; peut-être obtiendrai-je par elle des enfants. »

À cet instant lui vint une pensée : Abraham était un homme vertueux, moi aussi ; la femme d’Abraham ne lui avait pas donné d’enfants, la mienne non plus n’a aucun espoir d’en porter. Il abritait sous son toit une esclave africaine, et j’en ai de pareilles. Pourquoi ne prendrais-je pas exemple sur Abraham et n’aurais-je pas d’enfants de l’une de ces femmes ?

En même temps que la pensée lui traversait l’esprit, il frissonna d’horreur. Des potins couraient sur des Blancs espagnols, français et portugais, dans la jungle des îles, au sud, qui vivaient ouvertement avec des femmes noires… Vraiment, fallait-il tomber bien bas, au rang de ceux qui s’accouplaient avec des bêtes ! Et puis comment l’enfant d’une femme noire pourrait-il devenir son héritier ? Un petit sang-mêlé n’avait pas plus de chances d’entrer en possession d’une plantation d’Appalachie que de voler dans les airs. Chicaneau chassa tout de suite cette idée de sa tête.

Mais lorsqu’il prit son petit déjeuner en compagnie de sa femme, l’idée revint. Il se surprit à observer la servante noire qui nourrissait son épouse. Comme Hagar, elle était égyptienne, non ? Il nota la souplesse de sa taille quand elle se tournait pour porter la cuiller du plateau à la bouche de Dolorès. Nota le balancement de ses seins qui se pressaient contre le caraco quand elle se penchait en avant pour tendre le gobelet aux lèvres étiolées. Nota la douceur de ses doigts qui retiraient les miettes du menton de la malade et essuyaient les gouttes de liquide. Il imagina ces doigts qui le touchaient, lui, et il frémit légèrement. Mais intérieurement il eut l’impression d’un tremblement de terre.

Il se précipita hors de la chambre, sans explication. Devant chez lui, il saisit son psautier.

Lave-moi tout entier de mon mal,
Et de ma faute purifie-moi.
Car mon péché, je le connais,
Ma faute est devant moi sans relâche.

Mais tandis qu’il chuchotait ces mots, il leva les yeux et aperçut les femmes affectées aux champs qui se lavaient à l’auge. Parmi elles la jeune fille achetée quelques jours plus tôt ; six cents piastres il l’avait payée, malgré sa petite taille, probablement parce qu’elle était bonne pour la reproduction. Toute fraîche débarquée du bateau, elle n’avait pas encore appris la moindre décence chrétienne. Elle s’offrait aux regards aussi nue qu’un serpent, penchée au-dessus du baquet, se versant des bolées d’eau sur la tête et le long du dos.

Chicaneau, pétrifié, la dévorait des yeux. Ce qui n’avait été qu’une mauvaise pensée fugitive dans la chambre de son épouse se muait à présent en une flambée de désir luxurieux. Il n’avait jamais rien vu de plus gracieux que ses cuisses d’un noir bleuté glissant l’une contre l’autre, rien vu de plus affriolant que le frisson qui parcourait son corps sous la caresse de l’eau.

Était-ce la réponse à son psaume fervent ? Le Seigneur lui signifiait-il qu’il se trouvait dans la même situation qu’Abraham ?

Ça pouvait être de la sorcellerie tout pareil. Qui savait quels talents détenaient ces Noirs tout juste débarqués d’Afrique ? Elle s’est aperçue que je la regarde et elle me tente. Ces Noirs sont véritablement les rejetons du Malin pour m’inspirer pareilles mauvaises pensées.

Il s’arracha à la contemplation de sa nouvelle acquisition et fit demi-tour, cachant le feu de son regard dans les mots du livre. Seulement, ce n’était plus la même page – quand l’avait-il tournée ? – et il se retrouva lire le Chant de Salomon :

Tes deux seins sont deux faons,
Jumeaux d’une gazelle, qui paissent parmi les lis.

« Aide-moi, mon Dieu, murmura-t-il. Délivre-moi du sort qu’on m’a jeté ! »

Jour après jour il murmura la même prière, mais jour après jour il se surprit à lorgner ses esclaves femelles avec concupiscence, en particulier cette nouvelle fille. Pourquoi Dieu semblait-il ne pas lui accorder d’attention ? N’avait-il pas toujours été un homme vertueux ? N’était-il pas bon mari envers son épouse ? Ni honnête en affaires ? Ne payait-il pas la dîme et ne versait-il pas sa contribution à l’église ? Ne traitait-il pas bien ses esclaves et ses chevaux ? Pourquoi le Seigneur Dieu du Ciel refusait-il de le protéger et de le délivrer de ce maléfice noir ?

Mais même quand il priait, ses confessions prenaient un tour malsain, ô Seigneur, pardonne-moi d’avoir imaginé la fille que je viens d’acheter debout à la porte de ma chambre, en pleurs à cause des coups de canne que le surveillant lui a donnés. Pardonne-moi de m’être vu l’allonger sur mon lit, lever ses jupes et oindre ses cuisses et ses fesses d’un baume si puissant que les zébrures disparaissent sous mes yeux, qu’elle se met à glousser doucement, à se tortiller lentement sur les draps, puis qu’elle me regarde par-dessus l’épaule en souriant, qu’elle se retourne, me tend les bras et… ô Seigneur, pardonne-moi, sauve-moi !

À chaque fois que la chose se produisait, cependant, il ne pouvait s’empêcher de s’étonner : pourquoi de telles pensées me viennent-elles même quand je prie ? Peut-être suis-je aussi vertueux qu’Abraham ; peut-être est-ce le Seigneur qui m’envoie ces tentations. Ces pensées ne me sont-elles pas venues tout d’abord pendant que je lisais les Écritures ? Le Seigneur peut accomplir des miracles… Et si je connaissais la fille que je viens d’acheter, qu’elle conçoive et que par un miracle divin le bébé naisse blanc ? À Dieu, tout est possible.

Idée à la fois merveilleuse et terrible. Si seulement c’était vrai ! Mais Abraham avait entendu la voix de Dieu, aussi n’avait-il pas eu à se demander ce qu’on attendait de lui. Dieu n’avait jamais adressé un mot à Chicaneau Planteur.

Et pourquoi donc ? Pourquoi Dieu ne lui disait-il pas franchement : prends la fille, elle est à toi ? Ou bien : ne la touche pas, elle t’est interdite ? Fais-moi entendre ta voix, Seigneur, et je saurai où diriger mes pas !

Vers toi, Seigneur, j’appelle,
Mon rocher, ne sois pas sourd !
Que je ne sois, devant ton silence,
Comme ceux qui descendent à la fosse !

Un beau jour de 1810, sa prière reçut réponse.

Chicaneau était agenouillé dans le hangar de séchage, hangar quasiment vide car la forte récolte de l’an passé était vendue depuis longtemps et celle de l’année encore à verdir dans les champs. Il se débattait entre ses prières, confessions et sombres pensées lorsqu’il finit par s’écrier : « N’y a-t-il donc personne pour entendre ma requête ?

— Oh, moi, je t’entends parfaitement », fit une voix dure.

Chicaneau fut tout d’abord terrifié à l’idée qu’un étranger – son surveillant, ou un voisin – ait pu surprendre l’une de ses terribles confessions. Mais lorsqu’il leva les yeux, il constata qu’il ne s’agissait de personne de connaissance. Pourtant, il sentit aussitôt qui était l’homme. À voir la puissance de ses bras, le hâle de son visage et sa chemise ouverte – il ne portait pas de veste –, il comprit qu’il n’avait pas affaire à un gentleman. Mais ce n’était pas non plus un petit Blanc pauvre, ni un marchand. Sa mine sévère, la froideur de son regard, la tension de ses muscles bandés comme des ressorts de pièges à loups : toutes les caractéristiques de ces hommes dont le fer et le fouet maintiennent la discipline parmi les travailleurs agricoles noirs. Un surveillant. Seulement, jamais Chicaneau n’en avait rencontré à l’air aussi costaud et dangereux. Il sut tout de suite que ce surveillant-là obtiendrait le maximum de rendement des macaques paresseux qui cherchaient à couper aux travaux des champs. Il sut que le propriétaire dont la plantation serait dirigée par ce surveillant-là ne pourrait que prospérer. Mais il sut aussi qu’il ne se risquerait jamais à engager un homme pareil, car il dégageait une telle force que Chicaneau aurait tôt fait d’oublier qui était l’employé et qui le maître.

« Beaucoup m’ont pris pour maître, dit l’étranger. Je savais que tu me reconnaîtrais au premier regard pour ce que je suis. »

Comment l’homme était-il au courant de ce que Chicaneau avait pensé au tréfonds de lui-même ? « Alors, vous êtes bien un surveillant ?

— De même qu’il y eut autrefois un maître qu’on nommait simplement Maître, je ne suis pas un surveillant, mais le Surveillant.

— Pourquoi vous venez chez moi ?

— Parce que tu m’as appelé.

— Comment j’aurais pu vous appeler ? C’est la première fois que j’vous vois.

— Si tu appelles l’invisible, Chicaneau Planteur, il faut t’attendre à voir ce que tu n’as jamais vu. »

Alors seulement, Chicaneau comprit pleinement quel genre de vision lui était apparue là, dans son grand hangar de séchage. Celle d’un être que beaucoup appelaient leur maître, venu en réponse à sa prière.

« Seigneur Jésus ! » s’exclama-t-il.

Le Surveillant eut aussitôt un mouvement de recul et leva la main comme pour repousser les paroles de Chicaneau. « Il est interdit à quiconque de m’appeler par ce nom ! » s’écria-t-il.

De terreur, Chicaneau courba la tête jusqu’à terre. « Pardonnez-moi, Surveillant ! Mais si je n’suis pas digne de prononcer votre nom, comment ça se fait que je contemple votre visage ? Je suis donc condamné à mourir aujourd’hui, sans pardon pour mes péchés ?

— Malheur à toi, imbécile, dit le Surveillant. Crois-tu réellement avoir vu mon visage ? »

Chicaneau releva la tête pour considérer l’homme. « J’vois encore vos yeux baissés sus moi, qui m’regardent.

— Tu vois le visage que tu m’as donné en esprit, le corps né de ton imagination. Ta pauvre intelligence n’arriverait pas à comprendre, si tu voyais ce que je suis vraiment. Ta raison se protège en créant un masque qu’elle me fait porter. Si tu me vois sous l’apparence d’un surveillant, c’est parce que tu reconnais en elle la grandeur et le pouvoir que je possède. C’est la forme qu’à la fois tu aimes et tu crains, celle qui t’inspire adoration et terreur. On m’a attribué bien des noms. Ange de Lumière et Homme-qui-marche, Étranger Subit et Visiteur Étincelant, Lion de Guerre et Dissimulé, Défaiseur du Fer et Porteur d’Eau. Aujourd’hui tu m’as appelé Surveillant, alors, pour toi, ce sera mon nom.

— Est-ce qu’un jour je saurai votre vrai nom ou que j’verrai votre vrai visage, Surveillant ? »

Le Surveillant prit une mine sombre et terrible ; il ouvrit la bouche comme pour hurler. « Un seul être vivant au monde m’a déjà vu sous ma véritable apparence et il mourra, sois-en sûr ! »

Les mots formidables claquèrent avec la force du tonnerre et secouèrent Chicaneau Planteur jusqu’au fond de lui-même, au point qu’il s’accrocha au sol du hangar, de peur de s’envoler en l’air comme poussière balayée par le vent avant la tempête. « Ne m’foudroyez pas pour mon insolence ! » s’écria-t-il.

La réponse du Surveillant vint, aussi douce que le soleil du matin. « Te foudroyer ? Comment le pourrais-je ? Tu es celui que j’ai élu pour recevoir mon enseignement le plus secret, un évangile inconnu du prêtre et du pasteur.

— Moi ?

— J’ai déjà commencé à t’apprendre, et tu as compris. Je sais que tu as le désir d’exécuter mes ordres. Mais tu manques de foi. Tu ne m’es pas encore tout à fait acquis. »

Le cœur de Chicaneau bondit dans sa poitrine.

Était-il possible que le Surveillant envisage de lui accorder la même faveur qu’à Abraham ? « Surveillant, je n’en suis pas digne.

— Évidemment, tu n’en es pas digne. Personne n’est digne de moi, non, personne ici-bas. Mais malgré tout, si tu m’obéis, tu trouveras peut-être grâce à mes yeux. »

Oh, c’est ce qu’il veut ! s’écria Chicaneau en lui-même, oui, il veut me donner la femme ! « Ordonnez et j’obéirai, Surveillant.

— Crois-tu que je vais te donner Hagar pour satisfaire tes stupides appétits charnels et ton désir d’enfant ? Mon dessein va plus loin. Ces Noirs sont certainement fils et filles de Dieu, mais en Afrique ils ont vécu sous l’emprise du démon. Cet exterminateur implacable a corrompu leur sang – sinon pourquoi seraient-ils noirs, à ton avis ? Je ne pourrai jamais les sauver tant qu’ils naîtront d’un noir absolu à chaque génération, car ils appartiendront au démon. Comment puis-je les faire revenir à moi, à moins que tu ne m’aides ?

— Est-ce que mon enfant naîtra blanc si j’prends la fille ?

— Ce qui m’importe, à moi, c’est qu’il ne naisse pas d’un noir pur. Comprends-tu ce que j’attends de toi ? Pas un unique Ismaël mais des quantités ; pas une seule Hagar, mais une multitude. »

Chicaneau osait à peine formuler le désir le plus secret au fond de son cœur. « Toutes ?

— Je te les donne, Chicaneau Planteur. Cette génération malfaisante est à toi. Avec de l’assiduité, tu peux en préparer une nouvelle qui m’appartiendra.

— C’est ce que je ferai, Surveillant !

— Tu ne dois révéler à personne que tu m’as vu. Je ne m’adresse qu’à ceux dont les désirs se tournent déjà vers moi et mes œuvres, ceux qui ont déjà soif de l’eau que j’apporte.

— Je n’dirai rien à personne, Surveillant !

— Obéis-moi, Chicaneau Planteur, et je te promets qu’à la fin de ta vie tu me reverras et sauras ce que je suis réellement. À cet instant, je te dirai : “Tu es à moi, Chicaneau Planteur. Viens et sois à jamais mon esclave.”

— Avec joie ! s’écria Chicaneau. Avec joie ! Avec joie ! » Il jeta les bras en avant pour étreindre les jambes du Surveillant. Mais là où il aurait dû toucher le visiteur, il n’y avait plus rien. L’autre avait disparu.

À compter de ce soir-là, les femmes esclaves de Chicaneau Planteur ne connurent plus de répit. Quand il se les faisait amener pour la nuit, il s’efforçait de les traiter avec la même fermeté et la même autorité qu’il avait lues dans l’expression du redoutable Surveillant. Quand elles me regardent, c’est Son visage qu’elles doivent voir, se disait-il, et pour sûr, elles le voyaient.

La première qu’il prit était certaine fille récemment achetée qui ne savait pratiquement pas un mot d’anglais. Elle poussa des cris de terreur jusqu’à ce qu’il lui laisse les zébrures vues dans ses rêves. En pleurnichant, elle lui permit alors d’accomplir ce qu’avait ordonné le Surveillant. L’espace d’un instant, cette première fois, il crut entendre dans ses geignements la voix de Dolorès lorsqu’elle se lamentait doucement dans son lit, et il éprouva pour l’esclave une pitié aussi vive que celle qu’il avait eue pour son épouse aimée. Il faillit tendre une main compatissante vers la fille comme il l’avait fait autrefois pour réconforter Dolorès. Mais il se souvint alors du visage du Surveillant et songea : cette fille noire est Son ennemie ; elle m’appartient. Aussi sûr qu’on doive labourer et ensemencer la terre que Dieu nous a donnée, je ne dois pas laisser ces entrailles noires en jachère.

Hagar, ce fut elle qu’il appela cette première nuit. Tu ne connais pas le bonheur que je t’accorde.

Au matin, il se regarda dans le miroir et remarqua quelque chose de nouveau sur sa figure. Une sorte de violence. Une sorte de force cachée, terrible. Ah ! se dit Chicaneau, personne n’a jamais vu qui je suis réellement, pas même moi. Aujourd’hui seulement, je me découvre à l’image du Surveillant.

Jamais plus il ne céda à la pitié durant l’accomplissement de sa besogne nocturne. Canne de frêne en main, il se rendait dans la cabane des femmes et désignait celle qui devait le suivre. Qu’elle montre de la réticence, et la canne lui apprenait ce qu’il en coûtait de renâcler. Qu’un autre Noir, homme ou femme, s’avise de protester, et le lendemain Chicaneau s’arrangeait pour que le surveillant le harcèle jusqu’au sang. Aucun Blanc ne soupçonnait la vérité, aucun Noir n’osait l’accuser.

Sa dernière acquisition, son Hagar, fut la première à concevoir. Il observa avec fierté son ventre qui commençait à s’arrondir. Chicaneau sut alors que le Surveillant l’avait véritablement choisi, et de posséder un tel pouvoir de domination l’emplit d’une joie sauvage. Un enfant allait naître, son enfant. Et déjà l’étape suivante lui apparaissait clairement. Si son sang blanc devait sauver le plus grand nombre possible d’âmes noires, il ne pouvait pas garder ses bébés métis auprès de lui, pas vrai ? Il les vendrait dans le Sud, chacun à un acheteur différent, dans une ville différente ; ensuite, il faisait confiance au Surveillant pour s’assurer qu’ils grandiraient tour à tour pour répandre sa semence dans l’ensemble de l’infortunée race noire.

Et tous les matins il assistait au petit déjeuner de son épouse. « Chicaneau, mon amour, lui demandât-elle un jour, quelque chose ne va pas ? T’as la figure sombre, un air… comme de la rage, on dirait, ou de la cruauté. Tu t’es querellé ? Je ne t’en aurais pas parlé, mais tu… tu m’fais peur. »

Il tapota tendrement la main déformée de Dolorès tandis que l’esclave noire l’observait par-dessous ses paupières lourdes. « Je n’ai de colère envers aucun homme ni aucune femme, dit-il avec douceur. Et ce que tu appelles cruauté n’est rien d’plus que de l’autorité. Ah, Dolorès, comment peux-tu m’regarder en face et me croire cruel ? »

Elle fondit en larmes. « Pardonne-moi ! s’écria-t-elle. C’est mon imagination. Toi, l’homme le plus gentil que j’connaisse… C’est le diable qui m’a mis cette vision en tête, j’en suis sûre. Le diable peut envoyer des visions mensongères, tu sais, mais seuls les méchants s’y laissent prendre. Pardonne-moi ma méchanceté, mon cher époux ! »

Il lui pardonna, mais elle continua de pleurer jusqu’à ce qu’il ait fait chercher le prêtre. Pas étonnant que le Seigneur ne choisisse que des hommes pour en faire ses prophètes. Les femmes sont trop faibles et compatissantes pour mener à bien la tâche du Surveillant.

* * *

Voilà quel fut le point de départ. Le premier pas à retentir sur ce chemin ténébreux et tragique. Ni Alvin ni Peggy n’eurent vent de cette histoire jusqu’à ce que je l’apprenne et la leur raconte bien plus tard, et ils admirent aussitôt que tout avait commencé là.

Mais n’y voyez pas la seule origine de tout le mal qui s’ensuivit, car ce serait une erreur. D’autres décisions entrèrent en jeu, d’autres fautes, d’autres mensonges et d’autres atrocités délibérément commises. On peut se faire aider par une foule de gens pour trouver le court chemin qui mène à l’enfer, mais on décide seul d’y poser le pied.

II

La marronneuse

Peggy s’éveilla ce matin-là en rêvant d’Alvin Miller, un rêve qui lui mettait au cœur toutes sortes d’envies atroces. Elle voulait à la fois fuir à toutes jambes le jeune garçon et rester l’attendre, oublier qu’elle le connaissait et veiller encore sur lui.

Allongée sur son lit, les yeux mi-clos, elle suivait la lumière grise de l’aube qui s’insinuait peu à peu dans la mansarde où elle dormait. Je tiens quelque chose dans mes mains, remarqua-t-elle. Elle serrait si fort les coins de l’objet qu’en relâchant son étreinte elle eut mal aux paumes comme après une piqûre. Mais elle n’avait pas été piquée. Il s’agissait seulement de la boîte où elle conservait la coiffe de naissance d’Alvin. À moins, songea Peggy, à moins que je ne me sois réellement fait piquer, bien profond, et que je ne sente que maintenant la douleur.

Peggy voulait jeter la boîte le plus loin possible d’elle, l’enterrer et oublier où, la couler au fond de l’eau et empiler des cailloux par-dessus pour l’empêcher de remonter à la surface.

Oh, je n’y pense pas sérieusement, se dit-elle, je m’en veux d’avoir des idées pareilles, je m’en veux vraiment, mais maintenant le voilà qui arrive, après toutes ces années il s’en vient à Hatrack et il ne sera pas le petit garçon que j’ai vu sur tous ses chemins d’avenir, il ne sera pas l’homme que je le vois devenir. Non, ce n’est encore qu’un enfant, il n’a que onze ans. Possible qu’il ait assez vécu pour avoir en lui quelque chose d’un homme – des gens cinq fois plus âgés n’ont pas connu tant de chagrins ni de souffrances que lui –, mais ce sera tout de même un gamin de onze ans qui entrera au village.

Et je ne tiens pas à voir un Alvin de onze ans débarquer ici. Il va me chercher, c’est sûr. Il sait qui je suis, même s’il n’avait que deux semaines quand il est parti de chez nous autres. Il sait que j’ai vu son avenir le jour où il est né, un jour sombre où il pleuvait, alors il va s’amener et me dire : « Peggy, je connais que tu es une torche et je connais que tu as écrit dans le livre de Mot-pour-mot que je dois devenir un Faiseur. Alors dis-moi en quoi ça consiste. » Peggy était déjà au courant de sa requête et de toutes les manières possibles qu’il déciderait de la présenter ; n’avait-elle pas assisté à la scène des centaines, des milliers de fois ? Alors elle lui apprendrait, il deviendrait un grand homme, un vrai Faiseur, et puis…

Et puis un jour, quand il sera un beau garçon de vingt et un ans et moi une vieille fille mauvaise langue de vingt-six, il se sentira si reconnaissant envers moi, si obligé, que son devoir lui commandera de me proposer le mariage. Et moi, éperdue d’amour, la tête pleine des rêves de ce qu’il accomplira et de ce que deviendra notre couple, je dirai oui, je l’encombrerai d’une femme qu’il aurait préféré ne pas devoir épouser, et ses yeux s’attarderont avec envie sur d’autres filles tout au long des jours que nous vivrons ensemble…

Peggy aurait aimé, oh, tellement aimé ! ignorer que les choses se passeraient ainsi. Mais voilà, Peggy était une torche, la torche la plus puissante dont elle avait jamais entendu parler, plus forte même que les gens des environs de Hatrack ne le soupçonnaient.

Elle s’assit dans son lit ; elle ne jeta pas la boîte, elle ne la cacha pas, ne la brisa pas, ne l’enterra pas. Elle l’ouvrit. À l’intérieur reposait le dernier morceau de la coiffe de naissance d’Alvin, sec et blanc comme de la cendre de papier dans un âtre froid. Onze ans plus tôt, lorsque la maman de Peggy avait fait office de sage-femme pour tirer le bébé Alvin hors du puits de la vie et qu’il cherchait à inhaler des goulées d’air humide dans l’auberge de papa, à Hatrack River, Peggy lui avait décollé la coiffe fine et sanguinolente de la figure pour lui permettre de respirer. Alvin, le septième fils d’un septième fils, et le treizième enfant… Peggy avait tout de suite vu ce que seraient les chemins de son existence. La mort, voilà vers quoi il se dirigeait, la mort par une centaine d’accidents différents dans un monde qu’on aurait dit acharné à le perdre, depuis avant sa naissance.

Elle était ’tite Peggy à l’époque, une fillette de cinq ans, mais on faisait appel à son talent de torche depuis deux ans déjà, et jusqu’alors elle n’avait encore jamais vu chez un nouveau-né autant de routes menant à la mort. Peggy avait exploré tous les chemins de l’avenir d’Alvin et sur le nombre n’en avait trouvé qu’un seul où il vivait jusqu’à l’âge d’homme.

Mais à la condition qu’elle conserve cette coiffe et qu’elle veille sur lui de loin ; aussi, à chaque fois qu’elle avait vu la mort s’approcher d’Alvin pour l’emporter, elle avait eu recours à la membrane. Elle en prenait juste un petit bout qu’elle émiettait entre ses doigts et murmurait ce qui devait arriver ; elle le voyait en esprit. Et les choses se passaient tout comme elle l’avait dit. Ne l’avait-elle pas empêché de se noyer ? Sauvé d’un bison qui se vautrait dans la boue ? Retenu de glisser d’un toit ? Elle avait même un jour fendu une poutre faîtière qui tombait d’au moins cinquante pieds de haut et allait l’écraser sur le plancher d’une église en construction ; elle avait fendu le madrier en deux propre et net, si bien qu’il s’était abattu de part et d’autre du gamin en lui laissant juste la place de se tenir au milieu. Et des centaines d’autres fois où elle était intervenue si tôt que personne n’avait jamais deviné qu’il avait échappé à la mort, même ces fois-là, elle s’était servie de la coiffe.

Comment est-ce que ça marchait ? Elle n’en savait trop rien. Sauf qu’elle utilisait le propre pouvoir d’Alvin, son don inné. Au fil des ans il s’était suffisamment familiarisé avec son talent pour fabriquer des objets, les modeler, les consolider et les fragmenter. Cette dernière année, pris dans les guerres entre les hommes rouges et les Blancs, il avait fini par se charger lui-même de sauver sa vie, aussi n’avait-elle plus guère eu besoin d’intervenir. Une bonne chose, en fait. Il ne restait pas lourd de la coiffe.

Peggy referma la boîte. Je ne veux pas le voir, songea-t-elle. Je ne veux plus rien savoir de lui.

Mais ses doigts relevèrent aussitôt le couvercle parce que, bien sûr, il fallait qu’elle sache. Il lui semblait avoir vécu la moitié de sa vie à palper cette coiffe pour chercher la flamme de vie d’Alvin très loin là-bas, au nord-ouest, du côté de la Wobbish, dans la ville de Vigor Church, pour voir comment il se portait, pour suivre les chemins de son avenir et savoir quels dangers l’attendaient en embuscade. Et quand elle était certaine de sa sécurité, elle regardait plus avant dans le futur et elle le voyait revenir un jour à Hatrack River, où il était né ; il revenait, il la regardait dans les yeux et disait : « C’est toi qui m’as tout le temps sauvé, qui as reconnu en moi un Faiseur avant que personne n’imagine pareille chose possible. » Puis elle le suivrait tandis qu’il explorerait toute l’étendue de son pouvoir, apprendrait la tâche qu’il devait accomplir, la cité de cristal qu’il devait bâtir ; elle le voyait lui faire des enfants, toucher les nourrissons qu’elle tiendrait dans ses bras ; elle voyait ceux qu’ils mettraient en terre et ceux qui vivraient ; et enfin elle le voyait…

Des larmes roulèrent sur ses joues. Je ne veux pas savoir, dit-elle. Je ne veux pas connaître les routes de l’avenir. Les autres filles peuvent rêver d’amour, des joies du mariage, d’être mères de bébés forts et en bonne santé ; mais tous mes rêves renferment la peur, la douleur et la mort aussi, parce qu’ils reflètent la réalité ; personne ne pourrait en savoir autant et garder encore de l’espoir au cœur.

Pourtant Peggy espérait quand même. Eh oui, c’est comme ça. Elle s’accrochait encore à une espèce d’espoir éperdu, car même informée des événements appelés à se produire dans une vie, elle avait malgré tout des aperçus, des visions claires de certains jours, de certaines heures, de certains brefs moments de si grand bonheur qu’ils valaient la peine qu’on souffre pour les connaître.

Malheureusement, ces aperçus étaient si rares et si courts dans l’ensemble des avenirs d’Alvin qu’elle ne trouvait pas de chemin qui y menait. Tous ceux qu’elle trouvait facilement, les bien tracés, les plus à même de se réaliser, tous conduisaient à son mariage avec Alvin, un mariage sans amour, par gratitude et par devoir… un mariage pitoyable. Comme l’histoire de Lia dans la Bible, que son beau mari Jacob détestait, et pourtant elle l’aimait tendrement, elle lui avait donné plus d’enfants que ses autres épouses et serait morte pour lui s’il l’avait seulement demandé.

C’est un méchant tour que Dieu a joué aux femmes, songea Peggy : elles soupirent après un mari et des enfants et finissent par mener une existence de sacrifice, de chagrin et de souffrance. Le péché d’Ève était-il si terrible pour que Dieu nous frappe toutes de cette monstrueuse malédiction ? « Dans la peine tu enfanteras des fils, avait dit le Dieu Tout-Puissant et Miséricordieux. Ta convoitise te poussera vers ton mari, et lui dominera sur toi. »

Voilà ce qui la brûlait intérieurement : la convoitise de son mari. Même s’il ne s’agissait que d’un jeune garçon de onze ans à la recherche, non pas d’une femme, mais d’un professeur. Ce n’est peut-être qu’un petit garçon, se dit Peggy, mais moi je suis une femme, j’ai vu l’homme qu’il sera, et c’est après lui que mon cœur soupire. Elle se pressa la main sur la poitrine ; elle en sentit toute la rondeur et la douceur, malgré son incongruité sur un corps qui avait été tout en angles et en échalas mais qui maintenant prenait des courbes, comme un veau qu’on engraisserait pour le retour du fils prodigue.

Elle frissonna à la pensée de ce qui était arrivé au veau gras ; une fois de plus elle toucha la coiffe et regarda.

Dans la lointaine ville de Vigor Church, le jeune Alvin prenait ce matin-là son dernier petit déjeuner avec sa mère. Le bagage qu’il devait emmener pour son voyage jusqu’à Hatrack River était posé par terre près de la table. Des larmes coulaient sans retenue sur les joues maternelles. Le jeune garçon aimait sa mère, mais pas une seconde il ne regrettait de partir. Son foyer était un lieu sinistre désormais, souillé par trop de sang innocent pour qu’il ait envie de rester. Il était pressé de s’en aller, de commencer son apprentissage chez le forgeron de Hatrack River et de trouver la fille, la torche qui lui avait sauvé la vie à la naissance. Il était incapable d’avaler une bouchée de plus. Il s’écarta de la table, se leva, embrassa sa maman…

Peggy lâcha la coiffe et rabattit le couvercle de la boîte aussi vite et aussi hermétiquement que si elle avait voulu attraper une mouche à l’intérieur.

Il vient pour me trouver. Pour qu’on mène une existence malheureuse ensemble. Vas-y, pleure, Fidelity Miller, mais pas parce que ton fils s’en va dans l’Est. Pleure pour moi, la femme dont il va gâcher la vie. Verse tes larmes pour une femme de plus qui va souffrir dans son coin.

Peggy frissonna encore, chassa l’humeur sombre où la plongeait la grisaille de l’aube et s’habilla à la hâte, en baissant la tête pour éviter de se cogner aux basses traverses inclinées du toit du grenier. Au fil des ans elle avait appris comment écarter toute pensée d’Alvin Miller junior de son esprit, assez longtemps pour tenir son rôle de fille dans l’auberge de ses parents et de torche au service des habitants de la contrée. Elle pouvait passer des heures en oubliant le jeune garçon quand elle faisait attention. C’était plus difficile à présent, sachant qu’il allait ce matin même poser le pied sur la route qui le conduirait vers elle, mais elle s’imposa de ne pas songer à lui.

Peggy ouvrit le rideau de la fenêtre orientée au sud et s’assit devant, accoudée sur le rebord. Elle contempla la forêt qui s’étendait toujours de l’auberge jusqu’à l’Hio, le long de la rivière Hatrack, seulement entrecoupée ici et là de quelques fermes d’élevage de cochons. Bien entendu, elle ne voyait pas l’Hio, pas à tant de milles de distance, même par ce temps clair et frais de printemps. Mais ce que ses yeux naturels ne distinguaient pas, la torche qui brûlait en elle le découvrait sans mal. Pour voir l’Hio, il lui suffisait de chercher une flamme de vie éloignée, puis de se glisser à l’intérieur et de regarder par les yeux de son propriétaire aussi facilement qu’elle regardait par les siens. Une fois là, au cœur d’une flamme de vie, elle voyait également d’autres choses, pas uniquement ce que la personne voyait, mais ce qu’elle pensait, sentait et désirait. Et davantage encore : elle apercevait, tremblotants dans les parties les plus ardentes de la flamme, souvent couverts par le bruit des pensées et désirs immédiats, les chemins qui s’ouvraient devant son hôte, les choix qui s’offraient et l’existence qu’il connaîtrait s’il optait pour une route plutôt qu’une autre dans les heures et les jours à venir.

Peggy découvrait tant de choses dans les flammes des autres qu’elle ne savait presque rien de la sienne.

Elle se considérait parfois comme la vigie solitaire tout en haut du mât d’un navire. Elle n’avait pourtant jamais vu de bateau de sa vie, en dehors des radeaux de l’Hio et une fois d’un chaland sur le canal d’Irrakwa. Mais elle lisait des livres, tout ceux que le docteur Whitley Physicker lui ramenait de ses visites à Dekane. Elle était donc au courant pour la vigie sur le mât. Accrochée au gréement, les bras à demi entortillés dans les cordages pour éviter de tomber en cas d’un brusque roulis ou tangage du navire, ou d’un coup de vent imprévu ; bleue de froid en hiver, rouge brique en été ; et rien d’autre à faire tout au long de la journée, tout au long des heures interminables de sa veille, que de contempler le vide azuré de l’océan. S’il s’agissait d’un bateau pirate, la vigie guettait les voiles des proies. S’il s’agissait d’un baleinier, elle guettait les souffles et les bonds de l’animal. En général, elle guettait simplement la terre, les hauts-fonds, les barres invisibles ; elle guettait les pirates ou quelque ennemi juré de son pays.

La plupart du temps elle n’apercevait jamais rien, rien de rien, que des vagues, des oiseaux de mer plongeant dans les flots et des nuages duveteux.

Je suis une vigie sur un perchoir, se dit Peggy. Envoyée dans la mâture à peu près seize ans plus tôt, le jour où je suis née, je n’en ai pas bougé depuis, on ne m’a pas une seule fois laissée redescendre, pas une seule fois permis de me reposer dans l’étroit réduit des couchettes du pont inférieur, pas une seule fois donné la possibilité de seulement fermer une écoutille au-dessus de ma tête ou une porte dans mon dos.

Toujours, toujours aux aguets, à regarder au loin, à regarder auprès. Et comme ce ne sont pas mes yeux naturels qui voient, je ne peux pas les fermer, même quand je dors.

Aucun moyen d’y échapper. Depuis le grenier où elle était assise, elle voyait sans y penser :

Maman, qu’on appelle la vieille Peg Guester, ou la Peg, de son vrai nom Margaret, qui prépare à manger dans la cuisine pour la tralée de clients attendus au dîner. Elle ne possède d’ailleurs pas de talent particulier dans ce domaine, alors elle trouve ça dur, contrairement à Gertie Smith, capable sur cent jours de donner cent goûts différents à du porc salé. Son talent, à Peg Guester, concerne les affaires de femmes, elle sait mettre les enfants au monde et jeter des charmes, mais une bonne auberge, c’est d’abord de la bonne cuisine, et depuis que grandpapa n’est plus là c’est elle qui s’en charge, de la cuisine, alors elle ne pense à rien d’autre et supporte difficilement qu’on l’interrompe, surtout sa fille qui erre dans la maison comme une âme en peine, qui ne desserre quasiment pas les dents, une gamine vraiment désagréable, un laideron, elle si gentille et si prometteuse étant petite, dans la vie tout finit par tourner au vinaigre…

Oh, vous parlez d’un bonheur, d’apprendre qu’on ne plaît guère à sa propre mère ! Pourtant Peggy connaissait aussi son profond dévouement. Mais savoir qu’un peu d’amour habite le cœur d’une maman n’atténue qu’à peine la douleur de savoir qu’elle vous a aussi en grippe.

Et papa, de son nom Horace Guester, tenancier de l’Auberge de la Rivière Hatrack. Un joyeux luron, papa ; en ce moment même, dans la cour, il raconte des histoires à un client, lequel a du mal à quitter l’auberge. Comme s’ils avaient toujours autre chose encore à se dire, et tenez, ce client, un avocat en tournée, de Cleveland, au nord, il se figure qu’Horace Guester est le meilleur, le plus honnête citoyen de sa connaissance, que si les gens avaient tous autant de cœur que cet homme-là, il n’y aurait plus de crimes et plus de causes à défendre dans la région amont de l’Hio. Tout le monde pensait de même. Tout le monde aimait le vieil Horace Guester.

Mais sa fille, la torche Peggy, elle voyait dans sa flamme de vie et savait ce que lui en pensait. Devant ces gens qui lui souriaient, il se disait : « S’ils apprenaient ce que je suis réellement, ils cracheraient sur la route, à mes pieds, puis ils s’en iraient oublier qu’ils ont connu mon visage et mon nom. »

Depuis sa chambre mansardée, Peggy voyait luire toutes les flammes de vie, toutes celles du village. Surtout les flammes de ses parents, parce qu’elle les connaissait mieux que les autres ; puis celles des clients qui logeaient à l’auberge ; enfin celles des habitants de Hatrack.

Conciliant Smith, son épouse Gertie et leur trois morveux de gamins qui n’avaient que des bêtises en tête quand ils ne vomissaient pas ou ne faisaient pas pipi… Peggy sentait le plaisir de Conciliant à travailler le métal, son dégoût pour ses propres enfants, sa désillusion devant le spectacle de sa femme, autrefois d’une beauté éblouissante et inaccessible, transformée en une sorcière aux cheveux filandreux qui braillait d’abord sur les drôles puis venait brailler de même sur lui.

Pauley Wiseman, le shérif, qui adorait inspirer la crainte chez les autres ; Whitley Physicker, en colère contre lui-même parce que la moitié du temps sa médecine n’avait aucun effet, que toutes les semaines la mort frappait et qu’il n’y pouvait rien. Anciens et nouveaux habitants, fermiers et gens de métier, Peggy voyait par leurs yeux et dans leurs âmes. Elle voyait les lits conjugaux toujours froids la nuit et les adultères secrètement enfouis dans des cœurs coupables. Elle voyait le vol chez des employés, des amis, des serviteurs de confiance, et le fond d’honorabilité chez beaucoup de ceux qu’on méprisait et qu’on rejetait.

Elle voyait tout et ne disait rien. Elle gardait bouche cousue. Ne parlait à personne. Parce qu’elle ne voulait pas mentir. Elle avait promis des années plus tôt qu’elle ne mentirait jamais et elle tenait parole en observant le silence.

Les autres n’avaient pas ce problème. Eux pouvaient parler et dire la vérité. Mais pas Peggy. Elle connaissait trop bien tous ces gens. Elle connaissait leurs peurs, leurs désirs, leurs fautes – ils la tueraient, ou se tueraient, s’ils se doutaient un jour qu’elle était au courant de ce qu’ils avaient fait. Même ceux qui n’avaient jamais commis de mauvaises actions auraient honte à l’idée qu’elle connaissait leurs rêves secrets ou leur folie cachée. Elle ne pouvait donc pas parler franchement à ces gens, elle se trahirait, peut-être pas forcément par un mot mais par une façon de détourner la tête, d’éviter un sujet de discussion ; ils devineraient alors qu’elle savait, ou ils auraient peur qu’elle sache, ou peur tout court. Seulement peur, sans même pouvoir affirmer de quoi, et ça les détruirait, certains d’entre eux, les plus fragiles.

Elle était une perpétuelle vigie, seule en haut du mât, accrochée aux cordages, qui voyait plus de choses qu’elle ne l’aurait souhaité et n’avait jamais même une minute à elle.

Quand il ne s’agissait pas d’une naissance pour laquelle il lui fallait aller vérifier comment le bébé se présentait, alors c’étaient des gens qui avaient des ennuis quelque part et qu’on devait secourir. Dormir ne lui servait pas à grand-chose non plus. Elle ne dormait jamais tout à fait. Une partie d’elle-même restait toujours à l’état de veille et voyait brûler, étinceler les flammes de vie.

Comme maintenant. En ce moment même, alors qu’elle regardait vers la forêt, elle en distinguait une. Une flamme qui brûlait tout au loin.

Elle s’en rapprocha aussitôt, pas physiquement, bien entendu, son corps ne quitta pas le grenier, mais en tant que torche elle savait comment observer de tout près des flammes de vie éloignées.

C’était une jeune femme. Non, une jeune fille, encore plus jeune qu’elle. Son esprit avait quelque chose de particulier, et Peggy sut tout de suite que sa langue maternelle était étrangère, même si elle parlait et pensait maintenant en anglais. Ses pensées s’en trouvaient toutes bizarres et tarabiscotées. Mais certains sentiments s’impriment dans le cerveau plus profondément que les mots ; la petite Peggy n’avait pas besoin d’aide pour découvrir la présence d’un bébé dans les bras de la fille, son attitude face à la rivière parce qu’elle sait qu’elle va mourir, l’horreur qui l’attend si elle retourne à la plantation et ce qu’elle a fait la veille au soir pour s’échapper.

* * *

Voyez le soleil là-bas, à trois doigts au-dessus de la forêt. Cette esclave marronne et son bébé, son petit bâtard à demi blanc, voyez-les sur la berge de l’Hio, en partie dissimulés par les arbres et les buissons, qui regardent les hommes blancs sur leurs radeaux descendre la rivière à la perche. Elle a peur, les chiens ne peuvent pas les retrouver, elle sait ça, mais très bientôt ils vont amener le pisteur de marronneurs, très mauvais pour elle, et comment traverser cette rivière avec le bébé ?

Elle a une pensée horrible : je laisse le bébé, je le cache dans cette souche pourrie, je nage, je vole un bateau et je reviens. Ça marchera, dame oui.

Mais elle sent aussitôt, cette fille noire à qui personne n’a jamais appris le rôle de mère, qu’une bonne maman n’abandonne pas son bébé quand il tète encore autant de fois que les deux mains par jour. Elle murmure : « Une bonne maman laisse pas un ’tit bébé pour qu’le renard, la fouine ou l’blaireau, ils s’en viennent grignoter et tuer li. Dame non, pas moi. »

Elle s’assied donc, son bébé serré contre elle, et regarde couler la rivière ; ça pourrait tout aussi bien être le bord de la mer, puisqu’elle ne traversera jamais.

Des Blancs l’aideront, peut-être ? Ici, à la frontière de l’Appalachie, ils pendent ceux qui aident une esclave à s’échapper. Mais cette fille marronne a entendu ce qu’on raconte à la plantation ; il existe des Blancs qui disent que personne ne doit appartenir à quelqu’un d’autre. Que la fille noire doit avoir les mêmes droits que la dame blanche et repousser un homme qui n’est pas son vrai mari. Que la fille noire doit garder son bébé, empêcher le patron blanc de promettre de le vendre le jour de son sevrage, de l’envoyer grandir dans une maison d’esclaves du comté de Dryden où il embrassera les pieds des hommes blancs pour un oui, pour un non.

« Oh, il en a d’la chance, ton bébé, a-t-on dit à la jeune esclave. Il va grandir dans une belle demeure de seigneur, dans les Colonies d’la Couronne où ils ont encore un roi… peut-être même qu’un jour il le verra, le roi. »

Elle ne répondait pas mais elle riait à l’intérieur. La belle affaire, de voir un roi ! Son papa en était un, de roi, là-bas en Afrique, et ils l’avaient abattu. Les négriers portugais lui avaient montré, à la fille noire, l’avantage d’être roi : on meurt aussi vite que les autres, on perd du sang rouge tout pareil, on crie de peur et de douleur. Oh, pour ça, c’est bien d’être roi, et c’est bien d’en voir un. Est-ce que les Blancs croient leurs propres mensonges ?

Moi, je ne les crois pas. Je dis que je les crois, mais c’est faux. Je ne les laisserai jamais l’emmener, mon bébé. Il est petit-fils de roi, et je lui répéterai ça tous les jours tant qu’il grandira. Quand il sera le roi, personne ne le battra avec le bâton, ou alors il répondra, et personne ne prendra sa femme pour l’écarteler comme un cochon d’abattoir et planter un bébé à moitié blanc dans son ventre, pendant que lui reste dans sa cabane sans pouvoir rien y faire que pleurer. Dame non, alors.

Alors elle a fait la chose défendue, la chose mauvaise, affreuse, malfaisante. Elle vole deux bougies qu’elle chauffe au feu et qui deviennent toutes molles. Elle les pétrit comme de la pâte à pain, elle ajoute du lait de son téton après la tétée du bébé, elle mélange aussi un peu de sa salive à la cire, ensuite elle la roule, la tourne et la retourne dans la cendre jusqu’à obtenir une figurine à la ressemblance d’une esclave noire. À sa ressemblance.

Puis elle cache sa poupée esclave et s’en va trouver Gros Goupi pour lui demander des plumes du beau merle qu’il vient d’attraper.

« Une esclave noire, elle a pas besoin d’plumes, dit Gros Goupi.

— J’y fais un croque-mitaine pour mon bébé », elle répond.

Gros Goupi rit, il sait qu’elle ment. « Y a pas de croque-mitaines avec des plumes. Première nouvelle. »

La jeune esclave, elle dit : « Mon poupa est roi d’Umbawana. J’connais tous les secrets. »

Gros Goupi, il secoue la tête, il rit, il rit. « Qu’esse t’y connais, hein ? Tu connais même pas parler l’anglais. J’vais te donner toutes les plumes de merle que tu veux, mais quand ton p’tit, il arrêtera de téter, tu viendras m’voir et je t’en ferai un autre, tout noir çui-là. »

Elle déteste Gros Goupi autant que le patron blanc, mais il a des plumes de merle, alors elle dit : « Oui, missié. »

Elle se remplit les deux mains de plumes. Elle rit en elle-même. Elle sera loin et morte avant que Gros Goupi, il mette un bébé dans son ventre.

Elle recouvre la figurine de plumes noires, et ça devient un petit oiseau en forme de jeune fille. Très puissante, cette figurine qui contient son lait et sa salive, qui porte des plumes de merle. Très puissante. Elle suce toute la vie de son corps, mais le bébé, il n’embrassera jamais les pieds d’un patron blanc, le patron blanc ne lui donnera jamais le fouet.

La nuit noire, la lune n’est pas encore levée. La fille se glisse hors de sa cabane. Le bébé tète, il ne fait pas de bruit. Elle l’attache contre sa poitrine, il ne tombera pas. Elle jette la figurine dans le feu. Tout le pouvoir des plumes s’échappe, il brûle, brûle, brûle. Elle sent sa chaleur entrer en elle. Elle déploie ses ailes, larges, si larges, les étend et les agite comme elle l’a vu faire au beau merle. Elle s’élève en l’air, tout là-haut dans la nuit sombre, monte et vole, s’en va très loin vers le nord ; la lune paraît, elle la garde à sa droite pour emporter son bébé dans un pays où les Blancs disent que les filles noires, jamais des esclaves, et le bébé à moitié blanc, jamais esclave non plus.

Arrive le matin, avec le soleil, et elle ne vole plus. Oh, c’est comme mourir, pense-t-elle, comme mourir, de marcher sur le sol. Un oiseau à l’aile brisée… Elle prie que Gros Goupi la retrouve, elle sait ça maintenant. Après avoir volé, marcher rend triste, ça fait mal… comme une esclave avec des chaînes, la terre sous les pieds.

Mais elle marche toute la matinée en portant son bébé, et la voilà au bord de cette grande rivière. Tout près, se dit l’esclave marronne. J’ai volé jusqu’ici, me restait plus qu’à voler par-dessus l’eau. Mais le soleil s’est levé et je suis descendue avant la rivière. Maintenant je ne traverserai jamais, le pisteur me trouvera, il me fouettera au sang, prendra mon bébé, le vendra dans le Sud.

Pas moi. Je vais bien les attraper. Je mourrai d’abord.

Non, je mourrai en deux.

* * *

Les autres pouvaient discuter et se demander si l’esclavage était un péché mortel ou une coutume bizarre. Les autres pouvaient se chamailler au sujet de ces fous d’abolitionnistes insupportables, même si l’esclavage était vraiment une mauvaise chose. Les autres pouvaient se pencher sur le sort des Noirs et les plaindre, tout en étant bien contents de les savoir pour la plupart en Afrique, dans les Colonies de la Couronne, au Canada ou n’importe où très loin. Peggy, elle, ne pouvait s’offrir le luxe d’avoir une opinion sur la question. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’aucune flamme de vie n’avait connu de si grande douleur qu’une âme de Noir vivant dans l’ombre fine et sinistre du fouet.

Peggy se pencha à la fenêtre du grenier et appela : « Papa ! »

Il quitta à grands pas le devant de la maison et s’avança jusque sur la route, d’où il pouvait voir la fenêtre en levant la tête. « Tu m’appelles, Peggy ? »

Elle se contenta de le regarder sans rien dire ; il n’avait nul besoin d’autre signal. Il salua et souhaita bon vent au client si vite que le pauvre bougre se retrouva à mi-chemin du village avant de comprendre ce qui lui arrivait. P’pa était déjà rentré et montait l’escalier.

« Une jeune fille avec un bébé, lui dit-elle. Sus l’aut’ rive de l’Hio, elle a peur et veut s’tuer si elle s’fait prendre.

— Loin, sus c’te rive ?

— Un peu plus bas qu’La Bouche, à ce que j’crois. Papa, j’vais avec toi.

— Ah ça, non.

— Si, papa. Tu la trouveras jamais, ni tout seul, ni avec dix hommes de plus comme toi. Elle a trop peur des hommes blancs, elle a d’bonnes raisons pour ça. »

Papa la regarda, ne sachant que faire. Il ne lui avait jamais permis de venir jusqu’à présent, mais en général c’étaient des hommes noirs qui s’échappaient. Seulement, elle les trouvait d’ordinaire de ce côté-ci de l’Hio, perdus et apeurés, et ça présentait moins de risques. Passer en Appalachie, c’était la prison assurée s’ils se faisaient prendre à aider un Noir à s’enfuir. La prison, voire la corde illico à un arbre. Les abolitionnistes n’étaient pas bien vus au sud de l’Hio, et encore moins ceux qui aidaient les marronneurs mâles, femelles et petits à monter dans le Nord, chez les Français du Canada.

« Trop dangereux de traverser, dit-il.

— Raison de plus, t’as b’soin d’moi. Pour la trouver et pour détecter si quelqu’un d’autre arrive.

— Ta mère, elle m’tuerait si elle apprenait que je t’ai emmenée.

— Alors j’vais partir tout d’suite, par derrière.

— Dis-lui que tu vas voir madame Smith…

— J’y dirai rien, ou alors la vérité, papa.

— Eh ben, j’vais rester icitte et prier l’Seigneur de m’protéger en s’arrangeant pour qu’elle s’aperçoive pas que tu t’en vas. On s’retrouvera à La Bouche au coucher du soleil.

— On peut pas…

— Non, on peut pas y aller plus tôt, dit-il. Impossible de passer avant la nuit. S’ils l’attrapent ou si elle meurt avant ça, alors tant pis, mais on peut pas traverser l’Hio d’jour, jamais d’la vie. »

* * *

Des bruits dans la forêt, ça fait peur, très peur à la petite esclave. Les arbres l’agrippent, les chouettes crient fort pour indiquer où elle se cache, la rivière se moque d’elle tout le temps. Elle ne peut pas bouger, elle tomberait dans le noir, ferait mal au bébé. Elle ne peut pas rester, ils la trouveraient tout de suite. Même si elle volait, ça ne les tromperait pas, les pisteurs ; leurs yeux vont loin et ils peuvent la voir à une main de mains de distance.

Un pas, c’est sûr. Oh, Seigneur Dieu Jésus, sauve-moi du démon, là, dans le noir.

Un pas, une respiration, des branches qu’on écarte. Mais pas de lanterne ! Ce qui vient me voit dans le noir ! Oh, Seigneur Dieu Moïse Sauveur Abraham.

« Petite. »

La voix, j’entends la voix, je ne peux pas respirer. Tu l’entends, toi, bébé ? Ou bien je la rêve, la voix ? Une voix de dame, très douce voix de dame. Le diable n’a pas une voix de dame, tout le monde connaît ça, non ?

« Petite, je viens t’faire traverser la rivière et vous aider, toi et ton bébé, à monter dans l’Nord, là où vous serez libres. »

Je ne trouve plus de mots, ni dans la langue des esclaves, ni dans celle d’Umbawana. Quand je me mets des plumes, est-ce que je perds mes mots ?

« On a une bonne grosse barque et deux hommes forts pour ramer. J’connais que tu me comprends, j’connais que tu m’fais confiance et aussi que tu veux venir. Alors approche, petite, prends ma main, tiens, la v’là, t’as pas b’soin de parler, tu lâches pas ma main. Y a quèques hommes blancs, mais c’est mes amis et ils te toucheront pas. Personne te touchera sauf moi, tu peux m’croire, petite, ça tu peux m’croire. »

Elle touche ma peau, sa main toute fraîche et douce comme la voix de la dame. Un ange, la Sainte Vierge Mère de Dieu.

Beaucoup de pas, des pas lourds, et maintenant des lanternes, des lumières et des hommes blancs, grands et vieux, mais la dame, elle tient toujours ma main.

« Elle crève de peur.

— R’gardez-moi ça. La peau lui tient aux os.

— Ça fait combien d’jours qu’elle a pas mangé ? »

Des grosses voix d’hommes comme le patron blanc qui a fait son bébé.

« Elle s’est enfuie seulement hier soir d’sa plantation », dit la dame.

Comment elle sait, la dame ? Elle sait tout. Ève, la maman de tous les bébés. Pas le temps de parler, pas le temps de prier, avancer vite, s’appuyer sur la dame blanche, marcher, marcher, marcher jusqu’au bateau qui attend sur l’eau comme dans un rêve, oh ! là ! le bateau, petit bébé, le bateau nous emporte, traverser le Jourdain, la Terre Promise.

* * *

Ils étaient au milieu de la rivière lorsque la jeune Noire se mit à trembler, à pousser des cris, à débiter des mots.

« Fais-la taire, dit Horace Guester.

— Y a personne dans les environs, répondit Peggy. Personne nous entend.

— Qu’esse qu’elle raconte ? » demanda Po Doggly. Il élevait des cochons près de l’embouchure de la Hatrack, et l’espace d’un instant Peggy crut qu’il faisait allusion à elle. Mais non, il s’agissait de la fille noire.

« Elle cause dans sa langue d’Afrique, m’est avis, dit Peggy. Sa façon de s’enfuir, à c’te fille, c’est pas rien.

— Avec un bébé, en plusse, approuva Po.

— Oh, l’bébé, fit Peggy. Faut que je l’prenne.

— Pourquoi donc ? demanda papa.

— Par rapport que vous deux, vous allez porter la mère. D’la rive au chariot, toujours bien. Cette enfant-là, elle est plus capable d’mettre un pied d’vant l’autre. »

Ils abordèrent et firent comme elle avait dit. Le vieux chariot de Po ne valait pas grand-chose question confort – une malheureuse couverture de cheval fatiguée, c’était tout le bien-être qu’il offrait –, mais ils y étendirent la fugitive, et si elle s’en formalisa elle n’en montra rien. Horace leva la lanterne bien haut pour la regarder. « T’as ma foi raison, Peggy.

— De quoi ?

— D’la traiter d’enfant. J’suis prêt à jurer qu’elle a pas treize ans. Prêt à l’jurer. Et avec un bébé. T’es sûre que ce bébé, c’est l’sien ?

— J’en suis sûre », fit Peggy.

Po Doggly gloussa. « Oh, vous connaissez comment ils sont, ces moricauds, de vrais lapins, dès qu’ils le peuvent ils y vont. » Il se rappela alors la présence de Peggy. « ’mande pardon, m’dame. On n’a jamais de dame avec nous d’accoutumé, c’est l’premier soir.

— C’est à elle qu’il faut demander pardon, dit Peggy avec froideur. L’bébé est un croisé. L’propriétaire de c’te jeune fille a conçu l’petit sans sa permission. M’est avis que vous m’comprenez.

— T’as pas à causer d’ces choses-là », fit Horace Guester. Il était en colère, pour sûr. « Déjà dommage que tu participes à not’ affaire, en plusse tu connais toutes sortes de choses sus c’te pauvre drôlesse, c’est pas bien d’raconter ses secrets comme ça. »

Peggy se tut et n’ouvrit plus la bouche durant tout le trajet de retour. C’était pareil à chaque fois qu’elle parlait franchement, voilà pourquoi elle ne le faisait presque jamais. Devant la souffrance de la jeune esclave, elle s’était oubliée et en avait trop dit. Maintenant papa songeait à tout ce que sa fille savait de la fugitive noire au bout de quelques minutes et il s’inquiétait de tout ce qu’elle devait savoir sur lui.

Tu veux connaître ce que je sais, papa ? Je sais pourquoi tu fais ça. Tu n’es pas comme Po Doggly, papa, qui n’aime pas spécialement les Noirs mais a horreur de voir enfermer tout ce qui est sauvage. S’il aide les esclaves à monter au Canada, c’est parce qu’il possède en lui ce besoin de leur rendre la liberté. Mais toi, papa, tu le fais pour racheter ton péché secret. Ton joli petit secret qui t’a souri, le cœur en berne, tu aurais pu dire non, mais tu t’en es bien gardé, tu as dit oui, oh oui ! Ça, c’était pendant que maman m’attendait, tu étais parti à Dekane acheter du ravitaillement, tu y es resté une semaine et tu as dû avoir cette femme dix fois en six jours. Je me souviens de chacune de ces fois-là aussi clairement que toi, je te sens rêver d’elle la nuit. Rouge de honte mais brûlant de désir. Je sais parfaitement ce qu’un homme éprouve quand il a tellement envie d’une femme que la peau le démange et qu’il ne tient pas en place. Toutes ces années tu t’en es voulu de ce que tu as fait, d’autant plus que tu chéris ce souvenir, alors tu payes pour ça. Tu risques la prison ou de finir pendu à un arbre en pâture aux corbeaux, non par amour des Noirs mais dans l’espoir peut-être de faire le bien pour que les enfants de Dieu te libèrent du penchant coupable que tu gardes en secret.

Et voilà la meilleure, papa. Si tu savais que je connais ton secret, probable que t’en mourrais, ça te tuerait sur le coup. Et pourtant, si je pouvais te dire, seulement te dire que je sais, alors je pourrais aussi ajouter autre chose, du genre : « Papa, tu ne vois donc pas que c’est là ton talent ? Toi qui t’en es toujours cru dépourvu, eh bien, tu en as un. Celui de donner aux autres le sentiment qu’on les aime. Ils viennent dans ton auberge et ils se sentent comme chez eux. Alors tu l’as vue, cette femme de Dekane, et elle manquait d’affection, elle avait envie de connaître l’effet que tu fais aux gens, grande envie. Et c’est dur, papa, dur de ne pas aimer quelqu’un qui t’aime aussi fort, qui s’accroche à toi comme des nuages à la lune, qui sait que tu vas poursuivre ta route, que tu ne resteras jamais, mais qui a soif d’amour, papa. J’ai cherché cette femme, cherché sa flamme de vie, partout, et je l’ai trouvée. Je sais où elle vit. Elle n’est plus jeune maintenant, comme tu te la rappelles. Mais elle reste toujours belle, belle comme dans ton souvenir, papa. C’est une brave femme, et tu ne l’as pas fait souffrir. Elle se souvient de toi avec tendresse, papa. Elle sait que Dieu vous a pardonné à tous deux. C’est toi qui ne veux pas pardonner, papa.

Quelle tristesse, songea Peggy, de rentrer chez soi dans ce chariot. Papa accomplit une action qui lui vaudrait de passer pour un héros aux yeux de n’importe quelle autre fille. Pour un grand homme. Mais parce que je suis une torche, je connais la vérité. Il n’opère pas une sortie comme Hector devant les portes de Troie, prêt à risquer la mort pour sauver d’autres gens. Il fait ça en catimini comme un chien battu, parce qu’en lui-même il est un chien battu. Il sort en courant pour échapper à un péché que le Seigneur lui aurait pardonné depuis longtemps s’il lui avait rendu la chose possible.

Bientôt, Peggy cessa de se dire que c’était triste pour son père. C’était triste pour à peu près tout le monde, non ? Mais la plupart des gens tristes persistaient dans leur tristesse, ils se cramponnaient à leur malheur comme au dernier baril d’eau en période de sécheresse. Peggy ne faisait pas exception, qui attendait Alvin tout en sachant qu’il ne lui apporterait aucune joie.

Cette fille, là, à l’arrière du chariot, elle était différente. Promise au terrible malheur de perdre son bébé, elle n’avait pas attendu les bras croisés qu’on le lui enlève pour se lamenter ensuite. Elle avait dit non. Tout simplement non, voilà, je ne vous laisserai pas me vendre ce bébé dans le Sud, même à une riche famille. Un esclave de riche reste toujours un esclave, pas vrai ? Et s’il descend dans le Sud, ça veut dire qu’il sera encore plus loin pour s’échapper et gagner le Nord. Peggy suivait les pensées de la fille qui s’agitait et gémissait à l’arrière du chariot.

Encore une chose, pourtant. Cette fille était plus héroïque que papa ou même Po Doggly. Parce qu’elle n’avait pas trouvé d’autre solution pour s’enfuir que de recourir à une sorcellerie puissante dont Peggy n’avait jamais entendu parler. Elle n’avait jamais pensé que les Noirs s’adonnaient à de telles pratiques. Mais c’était la vérité, elle ne l’avait pas rêvé. La fille noire avait volé. Elle avait façonné une poupée de cire, l’avait emplumée et brûlée. Carrément brûlée. Ça lui avait permis de voler loin, un vol long et pénible jusqu’à ce que le soleil se lève, assez loin pour que Peggy l’aperçoive et qu’on lui fasse traverser l’Hio. Mais la fugitive le payait cher.

Lorsqu’ils rentrèrent à l’auberge, maman se mit en colère, Peggy ne l’avait jamais vue aussi furieuse. « Tu mériterais l’fouet pour un crime pareil, emmener ta fille de seize ans en pleine nuit pour mal faire. »

Mais papa ne répondit pas. Il n’en eut pas besoin une fois qu’il eut porté la jeune esclave à l’intérieur pour l’allonger par terre devant le feu.

« C’est pas possible, elle a rien mangé depuis des jours ! Des semaines ! s’écria maman. Et elle a l’front qui m’brûle la main rien que d’y toucher. Va m’quérir une casserole d’eau, Horace, pour y tamponner l’front, pendant que j’réchauffe du bouillon, elle va en boire un peu…

— Non, maman, fit Peggy. Vaut mieux trouver du lait pour l’bébé.

— Il va pas mourir, le bébé, alors que c’te drôlesse si, c’est pas toi qui vas m’apprendre c’que j’dois faire, j’connais comment guérir ces choses-là, tout d’même…

— Non, maman, dit Peggy. Elle a fait d’la sorcellerie avec une poupée de cire. C’est d’la sorcellerie de Noirs, mais elle savait comment s’y prendre et elle avait l’pouvoir, c’est la fille d’un roi d’Afrique. Elle savait aussi ce que ça allait lui coûter, et asteure faut qu’elle paye.

— Tu veux m’dire que c’te gamine, elle va mourir ? demanda maman.

— Elle a fabriqué une poupée comme elle, maman, et elle l’a mise dans l’feu. Ça lui a donné des ailes pour voler toute une nuit. Mais au prix du reste de sa vie. »

Papa avait l’air effondré. « Peggy, tu bêtises. Quel avantage pour elle de fuir l’esclavage, si c’est pour mourir ? Pourquoi pas s’tuer là-bas et s’épargner tout ce tracas ? »

Peggy n’eut pas besoin de répondre. Le bébé qu’elle tenait dans ses bras se mit alors à pleurer, il n’y avait rien d’autre à ajouter.

« Je m’en vais quérir du lait, dit papa. Christian Larsson aura bien un canon à m’céder, même à c’t’heure de la nuit. »

Mais maman le retint. « Regardes-y à deux fois, Horace, dit-elle. Il est pas loin de minuit asteure. Tu vas y dire que t’as b’soin d’lait pour quoi faire ? »

Horace soupira et rit de sa propre sottise. « Pour donner au p’tit moricaud d’une marronneuse. » Mais il devint alors tout rouge et s’emporta. « Elle en a d’bonnes, c’te fille ! dit-il. Elle est venue jusqu’icitte en connaissant qu’elle allait mourir, et asteure qu’esse qu’elle se figure qu’on va en faire, nous autres, de ce p’tit moricaud ? On peut quand même pas l’emmener au nord, l’déposer de l’aut’ côté d’la frontière et le laisser brailler jusqu’à tant qu’un Français s’en vienne le prendre !

— Elle s’est dit qu’il vaut mieux mourir libre que vivre en esclave, m’est avis, fit Peggy. Elle devait connaître que la vie qu’son bébé trouverait chez nous autres serait toujours meilleure que celle de là-bas, m’est avis. »

La jeune fille étendue devant le feu respirait doucement, les yeux clos.

« Elle dort, c’est ça ? demanda maman.

— Elle est pas encore morte, dit Peggy, mais elle nous entend pas.

— Alors j’te l’dis tout net, c’est une vilaine affaire qu’on a sus les bras. Faut pas que l’monde connaisse que tu fais passer des marronneurs par chez nous autres. La nouvelle se répandrait si vite qu’on aurait betôt deux douzaines de pisteux à camper icitte à longueur d’année, et y en a sûrement un qui finirait par te tirer d’sus de derrière un fourré.

— Personne connaîtra ça, dit papa.

— Qu’esse tu vas faire, dire que t’es tombé par adon sus son cadavre dans les bois ? »

Peggy avait envie de leur crier : « Elle n’est pas encore morte, alors faites attention à ce que vous dites ! » Mais la vérité, c’est qu’il fallait trouver une solution, et rapidement. Et si l’un des clients se réveillait pendant la nuit, qu’il descendait ? C’est du coup qu’il n’y aurait plus de secret à garder.

« Elle va mourir quand ? demanda papa. Au matin ?

— Elle sera morte avant le lever du soleil, papa. »

Papa hocha la tête. « Alors vaut mieux que j’me mette à l’ouvrage. La fille, j’peux m’en occuper. Vous autres, les femmes, vous allez trouver ce qu’on va faire de ce p’tit moricaud, j’espère.

— Ah oui, tu crois ça, hein ? fit maman.

— Moi, j’connais que j’trouverais pas ; vous autres, ça sera mieux.

— Bon, eh ben, j’dirai p’t-être aux genses que ce bébé, c’est l’mien. »

Papa ne se mit pas en colère. Il sourit, c’est tout, et dit : « L’monde croira pas ça, même si tu baignes ce drôle dans la crème trois fois par jour. »

Il sortit et entraîna Po Doggly pour qu’il lui donne la main à creuser une tombe.

« L’faire passer pour un bébé né par icitte, c’est pas une si mauvaise idée, dit maman. La famille noire qui vit plus bas dans les marais… tu t’rappelles, deux ans passés, quand un propriétaire d’esclaves a essayé d’prouver qu’elle lui appartenait ? C’est quoi leur nom, Peggy ? »

Peggy les connaissait beaucoup mieux que n’importe quel autre Blanc de Hatrack River ; elle les surveillait comme elle le faisait pour tout le monde, connaissait tous leurs enfants et leurs noms respectifs.

« Ils ont pris l’nom de Berry, dit-elle. Comme chez les nobles, ils gardent ce nom de famille quel que soit l’métier qu’ils font les uns et les autres.

— Pourquoi on le f’rait pas passer pour un bébé à eux ?

— Ils sont pauvres, maman, dit Peggy. Ils peuvent pas nourrir une bouche en supplément.

— Pour ça, on pourrait les aider, dit maman. On a plusse qu’il nous faut.

— Réfléchis une seconde, maman. De quoi ça aurait l’air ? Tout d’un coup, v’là que les Berry se r’trouvent avec un bébé plus clair – suffit de l’regarder pour voir qu’il est à moitié blanc. Et Horace Guester qui s’met à leur apporter des présents. »

La figure de maman rougit. « Qu’esse tu connais d’ces affaires-là ? demanda-t-elle.

— Oh, pour l’amour du ciel, maman, j’suis une torche. Et tu sais bien qu’les gens s’mettraient à parler, tu l’sais bien, ça. »

Maman regarda la jeune Noire allongée. « Tu nous a mis dans un drôle de pétrin, fillette. »

Le bébé commença de s’agiter.

Maman se leva et gagna la fenêtre, comme si elle pouvait voir dans la nuit et trouver une réponse écrite dans le ciel. Puis, brusquement, elle se dirigea vers la porte et l’ouvrit.

« Maman, dit Peggy.

— Y a plus d’une façon d’plumer une oie », fit maman.

Peggy comprit à quoi elle songeait. Si on ne pouvait pas emmener le bébé chez les Berry, on pouvait peut-être le garder ici, à l’auberge, et dire qu’on s’en occupait à leur place parce qu’ils étaient pauvres. Tant que la famille Berry marcherait dans l’histoire, personne ne s’étonnerait de l’apparition soudaine chez les Guester d’un bébé à moitié noir. Et personne ne le prendrait pour le bâtard d’Horace, surtout si c’était sa femme qui l’amenait chez eux.

« Dis donc, tu t’rends compte de ce que tu leur demandes ? fit Peggy. Tout l’monde va s’dire que quelqu’un d’autre a labouré avec la génisse de m’sieur Berry. »

Maman parut tellement surprise que Peggy faillit éclater de rire. « J’croyais pas qu’les Noirs se souciaient d’ce genre d’affaires », dit-elle.

Peggy secoua la tête. « Maman, y a pas meilleurs chrétiens dans tout Hatrack River. Faut ça, pour continuer à pardonner la façon dont les Blancs les traitent, eux et leurs enfants. »

Maman referma la porte sans sortir et s’y adossa. « On les traite comment, leurs enfants ? »

La question était pertinente, Peggy le reconnut, et maman y avait pensé juste à temps. C’était bien joli, en voyant gigoter ce petit bébé noir décharné, de déclarer : « Je vais m’occuper de cet enfant et lui sauver la vie. » Encore fallait-il réfléchir à ce qu’il deviendrait lorsqu’il aurait cinq, sept, dix et dix-sept ans, qu’il serait un jeune mâle vivant dans la maison.

« J’crois pas qu’tu doives te faire du tracas pour ça, dit ’tite Peggy, beaucoup moins qu’pour la façon dont toi, tu comptes traiter ce drôle. Est-ce que tu comptes l’élever pour en faire ton domestique, un enfant de basse naissance dans ta grande et belle maison ? Si c’est ça, alors cette fille est morte pour rien, elle aurait aussi bien pu le laisser vendre dans l’Sud.

— J’ai jamais eu envie d’esclaves, fit maman. Va pas dire le contraire.

— Bon, et alors ? Est-ce que tu vas l’traiter comme ton propre fils, le défendre contre tout l’monde, comme tu l’ferais si t’avais porté un fils à toi ? »

Peggy observait maman qui réfléchissait ; elle vit soudain toutes sortes de nouvelles routes s’ouvrir dans sa flamme de vie. Un fils… voilà ce que serait ce gamin à moitié blanc. Et si les gens du pays le regardaient d’un mauvais œil parce qu’il n’était pas tout à fait de la bonne couleur, ils auraient affaire à Margaret Guester, oh oui, ils passeraient un sale quart d’heure, l’enfer cesserait de les épouvanter après ce qu’elle leur ferait subir.

Jamais maman n’avait montré pareille détermination, aussi forte et inébranlable, depuis toutes ces années où Peggy regardait dans son cœur. Il arrivait parfois que l’avenir entier d’une personne change sous ses yeux, et c’était le cas aujourd’hui. Tous ses chemins d’avenir s’étaient jusqu’ici plus ou moins ressemblés ; maman n’avait pas eu de choix à faire susceptibles de modifier sa vie.

Mais voilà que cette jeune mourante opérait chez elle une transformation. Des centaines de nouveaux chemins s’ouvraient désormais et sur chacun d’eux se tenait un petit garçon qui avait besoin d’elle, ce que n’avait jamais éprouvé sa fille. Agressé par les étrangers, cruellement malmené par les garçons du village, il viendrait sans cesse vers elle pour qu’elle le protège, l’éduque, l’endurcisse ; Peggy n’avait jamais agi ainsi.

C’est pour ça que je t’ai déçue, hein, maman ? Parce que j’en savais trop, trop jeune. Tu voulais que je vienne te trouver, confuse, des questions plein la bouche. Mais je n’avais jamais de questions à te poser, maman, parce que je savais déjà depuis l’enfance. Je savais ce qu’il en était d’être une femme par les souvenirs que tu conservais dans ta mémoire. Je connaissais l’amour dans le mariage sans que tu m’en parles. Je n’ai jamais passé de nuit à pleurer, pressée sur ton épaule, parce qu’un garçon qui me plaisait refusait de me regarder ; aucun garçon du pays ne m’a jamais plu. Je n’ai jamais fait ce que tu aurais aimé voir faire ta petite fille, parce que j’avais un talent de torche, que je savais tout et n’avais pas besoin de ce que tu voulais me donner.

Mais ce gamin à demi noir, il aura besoin de toi quel que soit son talent. Je vois sur tous ces chemins que si tu le gardes, si tu l’élèves, il sera davantage ton fils que je n’aurai été ta fille, bien que ton sang entre pour moitié dans le mien.

« Ma fille, dit maman, si j’passe c’te porte, ce sera-t-y bon pour le p’tit ? Et pis pour nous autres, de même ?

— Tu m’demandes de Voir pour toi, maman ?

— Oui, ’tite Peggy, et j’te l’avais encore jamais demandé, jamais pour moi-même.

— Alors je m’en vais te l’dire. » Peggy n’avait guère besoin de regarder loin sur les chemins de la vie de maman pour voir toute la joie que lui apporterait le gamin. « Si tu l’gardes et si tu l’traites comme ton propre fils, tu l’regretteras jamais.

— Et papa ? Il le traitera bien ?

— Tu connais donc pas ton mari ? » demanda Peggy.

Maman fit un pas vers elle, la main crispée ; elle ne l’avait pourtant encore jamais levée sur sa fille. « Pas d’insolences avec moi, dit-elle.

— Je parle comme lorsque je Vois, dit Peggy. C’est à la torche que tu t’adresses, c’est la torche qui t’répond.

— Alors dis c’que t’as à dire.

— Facile. Si tu connais pas comment ton mari traitera le gamin, c’est que tu l’connais pas du tout.

— Alors p’t-être que je l’connais pas, fit maman. P’t-être que je l’connais pas du tout. Ou p’t-être que si, et je veux que tu m’dises si j’ai raison.

— T’as raison, dit Peggy. Il le traitera bien, l’drôle se sentira aimé tous les jours de sa vie.

— Mais il l’aimera vraiment ? »

Peggy n’allait sûrement pas répondre à cette question. L’amour n’entrait même pas en ligne de compte pour papa. Il s’occuperait du gamin parce qu’il le fallait, qu’il s’en sentait le devoir ; le gamin n’y verrait pas de différence, à ses yeux ça passerait pour de l’amour, et ce serait bien plus sûr que l’amour. Mais l’expliquer à maman imposait de lui dire que papa accomplissait tant de choses parce que ses anciens péchés le travaillaient ; cette histoire-là, maman ne serait jamais prête à l’entendre.

Aussi Peggy se contenta-t-elle de la regarder et de lui répondre comme aux autres gens qui fourraient trop leur nez dans des affaires qu’ils ne souhaitaient pas véritablement connaître. « C’est à lui d’le dire, fit-elle. Tout ce que t’as besoin de savoir, c’est que l’choix que tu as déjà fait dans ton cœur est bon. D’avoir seulement pris cette décision, ç’a déjà changé ta vie.

— Mais je n’ai même pas encore décidé », dit maman.

Dans le cœur de maman il ne restait pas de chemin, pas un seul, où les Berry refusaient de reconnaître l’enfant comme le leur et de le lui confier pour l’élever.

« Si, t’as décidé, dit Peggy. Et t’es contente de l’avoir fait. »

Maman fit demi-tour et sortit en fermant la porte doucement derrière elle afin de ne pas réveiller le pasteur itinérant qui dormait dans la chambre juste au-dessus.

Peggy ressentit un malaise passager qu’elle s’expliquait mal. Si elle avait réfléchi une seconde, elle aurait compris : elle avait trompé sa maman sans même s’en apercevoir. Quand Peggy se chargeait d’une vision pour les autres, elle prenait toujours grand soin de regarder loin sur les chemins de leur vie, de rechercher les zones d’ombre aux causes imprévues. Mais Peggy était si sûre de connaître son père et sa mère qu’elle ne se donnait même pas la peine de regarder plus loin que ce qui était sur le point de se produire. C’est comme ça dans une famille. On s’imagine tous si bien se connaître qu’on ne cherche pas à savoir qui on est vraiment les uns et les autres. Avant longtemps, Peggy repenserait à cette journée et elle essayerait de comprendre pourquoi elle n’avait pas vu ce qui se préparait. Elle irait jusqu’à se dire que son talent lui avait fait défaut. Mais non. C’était elle qui avait fait défaut à son talent. Elle n’était pas la première à qui ça arrivait, ni la dernière, ni même la pire, mais peu de gens le déploreraient autant.

Le moment de malaise passa, et Peggy l’oublia lorsqu’elle tourna ses pensées vers la jeune Noire allongée sur le sol de la salle commune. Elle était réveillée, les yeux ouverts. Le bébé vagissait toujours. Sans que la fille dise un mot, Peggy sut qu’elle souhaitait donner le sein au bébé, un sein dans lequel il n’y avait peut-être rien à téter. La fugitive n’avait même pas la force d’ouvrir sa chemise de coton décolorée. Peggy dut s’asseoir près d’elle et maintenir l’enfant contre ses cuisses pendant que de sa main libre elle défaisait les boutons à tâtons. La poitrine de la fille était si maigre, ses côtes si saillantes que les seins avaient l’air de sacoches de selle ballottant sur une barrière. Mais les mamelons s’érigeaient pour la tétée, et une mousse blanche apparut bientôt autour des lèvres du bébé ; il lui restait donc quelque chose à boire, même maintenant, aux derniers instants de sa mère.

La jeune Noire était bien trop faible pour parler, mais elle n’en eut pas besoin ; Peggy sut ce qu’elle voulait dire et lui répondit : « Ma maman va garder ton p’tit. Et elle laissera jamais personne en faire un esclave. »

C’était là ce qu’elle désirait le plus entendre, ça et les gargouillis, gazouillis et piailleries du bébé affamé pendu à son sein.

Mais Peggy tenait à ce qu’elle en sache plus avant de mourir. « Ton bébé apprendra qui t’es, lui dit-elle. On lui racontera comment t’as donné ta vie pour pouvoir t’envoler et l’amener chez nous autres, en pays libre. Il t’oubliera jamais, tu peux m’croire. »

Puis Peggy regarda dans la flamme de vie de l’enfant, chercha ce qu’il adviendrait de lui. Oh, ça ne serait pas de tout repos car l’existence d’un jeune garçon à moitié noir dans une ville de Blancs était dure, quel que soit le chemin qu’il choisirait de suivre. Elle en vit cependant assez pour connaître le caractère du bébé dont les doigts agrippaient et griffaient la poitrine dénudée de sa maman. « Et il sera aussi un homme qui méritera que tu soyes morte pour lui, j’te l’promets. »

Ces paroles mirent du baume au cœur de la marronneuse. Elles lui apportèrent suffisamment de paix pour qu’elle se rendorme. Au bout d’un moment, le bébé, satisfait, s’endormit à son tour. Peggy le prit, l’enveloppa dans une couverture et le déposa dans le creux du bras de sa maman. Tu resteras près d’elle jusqu’aux derniers instants de sa vie, dit-elle silencieusement à l’enfançon. Ça aussi, nous te le dirons, qu’elle te tenait dans ses bras quand elle est morte.

Quand elle est morte… Papa était dehors avec Po Doggly, à lui creuser une tombe ; maman s’en était allée chez les Berry pour les persuader de l’aider à sauver la liberté et la vie du bébé ; et Peggy qui raisonnait comme si la fille était déjà morte.

Mais elle ne l’était pas encore, morte. Dans une bouffée de colère, parce que, trop bête, elle n’y avait pas songé plus tôt, elle se rappela soudain quelqu’un de sa connaissance qui possédait le talent de guérir les malades. À la bataille de Détroit, ne s’était-il pas agenouillé auprès du corps criblé de balles du grand homme rouge Ta-Kumsaw ? Ne s’était-il pas agenouillé, lui, Alvin, et ne l’avait-il pas guéri ? Alvin sauverait cette fille s’il était ici.

Elle se projeta dans la nuit, à la recherche de la flamme de vie si lumineuse, la flamme de vie qu’elle connaissait le mieux au monde, mieux encore que la sienne. Et elle le trouva, Alvin, il courait dans la nuit, il se déplaçait à la façon des hommes rouges, comme s’il dormait, il ne faisait qu’un avec la nature qui l’entourait. Il approchait plus vite qu’aucun autre Blanc n’aurait pu le faire, même monté sur le cheval le plus rapide et en empruntant la meilleure route entre la Wobbish et la Hatrack, mais il n’arriverait pas avant demain midi, et l’esclave marronne serait déjà morte et enterrée dans le cimetière familial. À douze heures près, tout au plus, elle manquerait le seul homme du pays capable de lui sauver la vie.

Un comble, non ? Alvin pouvait la sauver, mais il ne saurait jamais qu’elle avait besoin de lui. Tandis que Peggy, qui ne pouvait rien y faire, elle savait tout ce qui arrivait, tout ce qui allait arriver, ce qui devrait arriver si le monde était bon. Il n’était pas bon. Ça n’arriverait pas.

Quel don terrible que celui d’une torche, que de connaître tous les événements à venir et d’avoir si peu de pouvoir pour les modifier ! Le seul pouvoir à sa disposition, c’était celui des mots, celui de prévenir les gens, et même alors elle n’était pas sûre de ce qu’ils allaient décider. Ils avaient toujours la possibilité de faire un choix qui les entraînait sur un chemin pire encore que celui auquel elle voulait les soustraire… Très souvent, par méchanceté, sous le coup de la mauvaise humeur ou simplement par manque de chance, ils faisaient ce mauvais choix, et les choses devenaient alors pires pour eux que si Peggy s’était contentée de se tenir tranquille et de se taire. J’aimerais ne pas savoir. J’aimerais avoir l’espoir qu’Alvin va arriver à temps. J’aimerais avoir l’espoir que cette fille va vivre. J’aimerais pouvoir lui sauver la vie moi-même.

Elle se rappela alors les nombreuses occasions où elle avait sauvé une vie. La vie d’Alvin, grâce à la coiffe de naissance. À cet instant l’espoir jaillit dans son cœur, car sûrement, rien que pour cette fois, elle pourrait utiliser un bout du dernier morceau de la coiffe pour sauver la fille, la remettre sur pied.

Peggy se leva d’un bond et courut maladroitement vers l’escalier, les jambes si engourdies d’être restée assise par terre qu’elle se sentait à peine marcher sur le bois nu. Elle trébucha sur les marches et fit un peu de bruit, mais aucun des clients ne se réveilla, autant qu’elle put en juger. Parvenue à l’étage, elle monta au grenier par le trou d’échelle que grandpapa avait transformé en vraie cage d’escalier moins de trois mois avant sa mort. Elle se faufila entre les malles et les vieux meubles pour gagner sa chambre à l’extrémité ouest de la maison. Le clair de lune entrait par la fenêtre exposée au sud, dessinant un motif quadrillé sur le sol. Elle fureta sur le plancher et retira la boîte de la cachette où elle la remisait à chaque fois qu’elle sortait.

Elle avait le pas trop lourd ou bien ce client particulier le sommeil trop léger, en tout cas lorsqu’elle redescendit par le trou d’échelle, il était là, debout, ses jambes blanches et maigrelettes dépassant de sous sa chemise de nuit ; il scrutait le bas de l’escalier, puis il reprit la direction de sa chambre, comme s’il n’arrivait pas à se décider : j’entre ou je sors ? je monte ou je descends ? Peggy regarda dans sa flamme de vie, rien que pour s’assurer qu’il n’était pas descendu et n’avait pas vu la fugitive et son bébé… S’il l’avait fait, leur projet et leur prudence, à sa mère et à elle, n’auraient servi à rien.

Mais il n’était pas descendu… Tout n’était pas perdu.

« Pourquoi es-tu encore habillée pour sortir ? demanda-t-il. Et à cette heure de la nuit, en plus ? »

Elle lui posa doucement un doigt sur les lèvres. Pour le faire taire, du moins c’était l’intention qu’elle mettait dans son geste. Mais elle sut tout de suite que depuis la mère de cet homme, il y avait bien des années, elle était la première femme à lui toucher le visage. Elle vit dans cet instant son cœur rempli, non pas de concupiscence, mais des vagues regrets d’un homme seul. C’était le pasteur arrivé avant-hier matin, un prêcheur itinérant… d’Écosse, avait-il dit. Elle ne lui avait guère prêté attention, toutes ses pensées tournées vers Alvin qu’elle savait sur le chemin du retour. Mais pour l’heure, ce qui importait, c’était de renvoyer le client dans sa chambre au plus vite, et elle connaissait un bon moyen. Elle lui mit les mains sur les épaules, l’agrippa fermement derrière le cou et l’attira vers elle pour l’embrasser en plein sur les lèvres. Un bon gros bécot, comme il n’en avait jamais reçu d’aucune femme dans toute son existence.

Comme elle s’y attendait, il était rentré dans sa chambre presque avant qu’elle ne le libère. Elle aurait pu en rire, sauf que la flamme de vie du pasteur lui apprit que ce n’était pas son baiser qui l’avait fait fuir, comme elle l’avait prévu. C’était la boîte qu’elle tenait toujours à la main et qu’elle lui avait appuyée derrière le cou pendant qu’elle l’étreignait. La boîte qui contenait la coiffe d’Alvin.

Dès qu’elle le toucha, il sentit ce qu’il y avait à l’intérieur. Ce n’était pas un talent qu’il possédait, c’était autre chose… le fait de se trouver tout près d’une partie d’Alvin. Elle eut la vision du visage du jeune garçon qui se formait dans l’esprit de l’homme, dans une bouffée de peur et de haine inimaginables. Alors seulement, elle se rendit compte qu’il ne s’agissait pas de n’importe quel prêcheur. C’était le révérend Philadelphia Thrower, qui avait été pasteur à Vigor Church. Le révérend Thrower, qui avait tenté de tuer le gamin mais dont le papa d’Alvin avait déjoué le projet.

La crainte d’un baiser de femme n’était rien auprès de celle que lui inspirait Alvin junior. L’ennui, c’était qu’il avait maintenant si peur qu’il songeait à partir sur-le-champ, à fuir cette auberge. S’il se décidait, il allait descendre au rez-de-chaussée et tout découvrir, exactement ce qu’elle voulait éviter. C’était souvent comme ça : elle essayait d’écarter un mal et elle en créait un pire, tellement improbable qu’elle n’avait rien remarqué. Comment avait-elle pu ne pas reconnaître le pasteur ? Ne l’avait-elle pas vu par les yeux d’Alvin des tas de fois au cours des années passées ? Mais il avait changé en l’espace d’un an, il avait l’air amaigri, hagard, plus vieux. Et puis elle ne s’attendait pas à le trouver ici, et de toute manière il était trop tard pour revenir en arrière. Tout ce qui comptait à présent, c’était de le retenir dans sa chambre.

Elle ouvrit donc sa porte pour entrer à son tour, elle le regarda bien en face et lança : « Il est né icitte.

— Qui ça ? » fit-il. Il avait la figure blanche comme s’il venait de voir le diable en personne. Il savait de qui elle parlait.

« Et il revient. En ce moment, il est en route. Vous n’serez à l’abri que si vous restez dans vot’ chambre c’te nuit et partez demain matin à l’aube.

— Je ne comprends pas… comprends rien à ce que tu me racontes. »

S’imaginait-il vraiment pouvoir tromper une torche ? Peut-être ignorait-il qu’elle en était une. Non, il le savait, il le savait, seulement il ne croyait pas aux torches, sortilèges, talents et autres balivernes. Il était homme de science et de grande piété. Un maudit couillon. Il faudrait donc lui prouver qu’il avait raison d’avoir peur. Elle le connaissait et elle connaissait ses secrets. « Vous avez essayé de tuer Alvin junior avec un couteau d’boucherie », dit-elle.

L’effet fut immédiat. Il tomba à genoux. « Je ne crains pas de mourir », dit-il. Puis il se mit à murmurer la prière du Seigneur.

« Priez donc toute la nuit si ça vous chante, reprit-elle, mais à condition d’rester dans vot’ chambre. »

Elle passa ensuite la porte et la referma. Elle était à mi-escalier quand elle entendit la barre tomber en place en travers du battant. Peggy n’avait pas le loisir de se soucier du tourment peut-être injuste qu’elle lui infligeait – au fond de lui, le révérend n’était pas véritablement un meurtrier. Sa seule préoccupation présente, c’était de descendre la coiffe et de s’en servir pour aider la fugitive, si par chance il lui appartenait de recourir au pouvoir d’Alvin. Ce pasteur lui avait fait perdre beaucoup de temps. Beaucoup de précieuses respirations à la jeune esclave.

Elle respirait toujours, hein ? Oui. Non. Le bébé dormait à côté d’elle, mais la poitrine de la mère ne se soulevait pas autant que celle de l’enfant, ses lèvres ne laissaient guère passer davantage qu’un souffle de nourrisson sur la main de Peggy. Mais sa flamme de vie brillait toujours ! Peggy la distinguait nettement, elle continuait de luire avec éclat parce que cette esclave, elle avait la vie chevillée au corps. Peggy ouvrit donc la boîte et sortit le morceau de coiffe dont elle réduisit en poudre un coin desséché entre ses doigts, tout en murmurant à la mourante : « Vis, sois forte. » Elle essaya d’imiter Alvin quand il guérissait, de sentir comme lui les petites cassures dans un corps et de les réparer. Ne l’avait-elle pas déjà tant de fois regardé opérer ? Mais c’était différent de le faire soi-même. Ça lui semblait étrange, elle n’avait pas la même vision que le jeune garçon, et elle sentit la vie refluer du corps de la marronneuse, prit conscience du cœur silencieux, des poumons flasques, des yeux ouverts mais éteints ; enfin la flamme de vie fulgura comme une étoile filante, étincelante et subite, avant de disparaître.

Trop tard. Si je ne m’étais pas arrêtée dans le couloir du premier, si je n’avais pas eu affaire au pasteur…

Mais non, non, elle n’avait pas de reproches à s’adresser, elle n’avait pas le pouvoir de guérir, de toute façon, c’était perdu d’avance. La fille mourait dans toutes les parties de son corps. Même Alvin, s’il avait été là, même lui n’y serait pas parvenu. Il n’y avait jamais eu beaucoup d’espoir. Si peu d’espoir qu’elle n’avait pas vu un seul chemin où sa tentative était couronnée de succès. Elle ne ferait donc pas comme tant d’autres, elle ne s’accuserait pas indéfiniment puisque, après tout, elle s’était attelée de son mieux à une tâche qui avait peu de chances d’aboutir dès le départ.

Maintenant que la fille était morte, elle ne pouvait pas laisser le bébé au creux d’un bras qui allait peu à peu se refroidir. Elle le prit. Il bougea mais continua de dormir comme tous les bébés. Ta maman est morte, mon petit bonhomme à moitié blanc, mais tu vas avoir ma maman à moi, et aussi mon papa. Ils ont assez d’amour pour un bout de chou ; tu n’en manqueras pas comme certains enfants que j’ai vus. Alors profites-en, mon garçon. Ta maman est morte pour t’amener chez nous autres… profites-en et on fera quelque chose de toi, moi je te le dis.

Quelque chose de toi, s’entendit-elle murmurer. Quelque chose de toi, et de moi aussi.

Elle prit sa décision avant même de s’apercevoir qu’il y en avait une à prendre. Elle sentait son avenir se modifier sans pourtant distinguer clairement en quoi il consistait.

La fugitive avait deviné ce que lui réservait probablement l’avenir – pas besoin d’être une torche pour voir nettement certaines choses. Une vie affreuse l’attendait, elle perdait son bébé, elle restait esclave jusqu’à son dernier souffle. Pourtant elle avait distingué une faible, très faible lueur d’espoir pour son enfant, et dès cet instant elle n’avait pas hésité, dame non, cette lueur valait la peine de mourir pour elle.

Et maintenant prenons mon cas, songea Peggy. Je suis là, à regarder les chemins de la vie d’Alvin, et j’y vois des misères pour moi – nulle part aussi terribles que celles de cette esclave, mais quand même. Par moments j’aperçois l’éclat d’une bonne chance de bonheur, un moyen bizarre et détourné pour qu’Alvin vienne à moi, et aussi pour qu’il m’aime. Quand je vois ça, est-ce que je vais me croiser les bras et regarder mourir ce bel espoir uniquement parce que j’hésite sur la marche à suivre ?

Si cette fillette maltraitée a pu se créer un espoir à partir de cire, de cendres, de plumes et d’un peu d’elle-même, alors moi aussi je peux me créer ma propre existence. Quelque part il existe un fil qui, si je mets la main dessus, me conduira au bonheur. En admettant que je ne le trouve jamais, ce fil-là, ce sera mieux que le désespoir qui m’attend si je reste ici sans rien tenter. Même si je ne fais jamais partie de la vie d’Alvin lorsqu’il atteindra l’âge adulte, eh bien, ça ne m’aura malgré tout pas coûté un prix aussi exorbitant que celui payé par cette esclave pour acheter sa liberté.

Demain, quand Alvin arrivera, je ne serai plus là.

Sa décision était faite, voilà. Ça, elle comprenait mal pourquoi elle n’y avait jamais songé avant. S’il y avait quelqu’un, dans tout Hatrack River, pour savoir qu’il existe toujours une autre option, c’était bien elle. Les gens racontaient comment ils avaient été poussés à la misère et au malheur, qu’ils n’avaient pas eu le moindre choix… mais cette esclave marronne avait montré qu’il reste toujours une issue, tant qu’on garde en tête que même la mort peut proposer parfois une belle route toute droite.

Et je n’ai pas besoin de trouver des plumes de merle pour voler, moi.

Assise, le bébé dans les bras, Peggy échafaudait des plans aussi hardis qu’effrayants pour s’en aller le lendemain avant l’arrivée d’Alvin. À chaque fois que la peur la prenait à l’idée de ce qu’elle comptait faire, elle baissait les yeux sur la jeune Noire et sa vue lui redonnait courage, vraiment. Je finirai peut-être un jour comme toi, petite évadée, morte dans une maison étrangère. Mais mieux vaut cet avenir inconnu qu’un autre auquel je n’aurais pas cherché à échapper tout en sachant d’avance que je l’aurais détesté.

Vais-je partir, vais-je vraiment partir demain matin, quand l’heure sera venue et qu’il n’y aura plus moyen de faire demi-tour ? Elle toucha la coiffe d’Alvin de sa main libre en glissant les doigts dans la boîte, et ce qu’elle vit de l’avenir du jeune garçon lui donna envie de chanter. Avant, la plupart des chemins les montraient qui se rencontraient, et alors commençait pour elle une existence misérable. De ces chemins, il n’en restait plus désormais que quelques-uns ; dans presque tous les futurs d’Alvin, Peggy le voyait venir à Hatrack, chercher la torche et découvrir qu’elle était partie. Le seul fait d’avoir pris une nouvelle décision ce soir avait condamné un grand nombre de routes du malheur.

Maman revint avec les Berry avant que papa ait terminé de creuser la tombe. Anga Berry était une femme fortement charpentée ; les rires lui avaient laissé davantage de rides que les soucis, mais toutes marquaient profondément son visage. Peggy la connaissait bien et l’appréciait mieux que la plupart des gens de Hatrack River. Elle avait du caractère mais aussi du cœur, et Peggy ne s’étonna pas de la voir se précipiter vers le corps de la jeune esclave pour lui soulever une main flasque et froide et la presser contre sa poitrine. Elle chuchota des mots ; on aurait dit une berceuse, tant sa voix était basse, douce et tendre.

« L’est morte, dit Mock Berry. Mais le p’tit est fort, j’vois ça. »

Peggy se mit debout et laissa Mock regarder le bébé dans ses bras. Elle l’aimait beaucoup moins que sa femme. Il était du genre à gifler un enfant si brutalement que le sang coulait, tout ça pour une parole ou un geste qui lui avait déplu. Le pire, c’était qu’il ne mettait aucune colère dans sa gifle. Comme s’il n’éprouvait rien ; faire mal ou pas, c’était pour lui du pareil au même. Mais il travaillait dur et, quoique pauvre, la famille s’en sortait ; et personne, parmi ceux qui connaissaient Mock, ne prêtait l’oreille à ces grossiers personnages qui racontaient qu’il n’existait pas de bélier qui ne chaparde ni de brebis qu’on ne puisse flécher.

« En bonne santé », dit Mock. Puis il se tourna vers maman. « Quand il sera un grand et solide gaillard, m’dame, vous aurez-t-y toujours envie de l’traiter comme vot’ gars ? Ou esse que vous le f’rez dormir par en arrière, dans la r’mise avec les bêtes ? »

Pour ça, il n’y allait pas par quatre chemins, Peggy s’en rendait compte.

« Ferme-la, Mock, lui ordonna sa femme. Et vous, donnez-moi ce bébé, mam’zelle. J’aurais seulement connu qu’il arrivait, j’aurais gardé mon plus jeune au téton pour avoir ’core du lait. Je l’ai sevré deux mois passés, çui-là, et depuis il m’a donné qu’du tracas, mais pas toi, mon p’tit, tu seras pas un tracas pour moi. » Elle roucoula des mots au bébé comme elle l’avait fait à sa mère défunte, et il ne se réveilla pas davantage.

« J’vous l’ai dit. Je l’élèverai comme mon fils, dit maman.

— Faites excuse, m’dame, mais j’ai jamais entendu causer d’femme blanche qu’aurait fait une chose de même, dit Mock.

— Ce que j’dis, répliqua maman, je l’fais. »

Mock rumina la réponse un instant. Puis il hocha la tête. « M’est avis qu’oui, dit-il. J’ai jamais entendu dire qu’vous teniez pas vot’ parole, ça je r’connais, même à des Noirs. » Il sourit. « La plupart des Blancs, ils prétendent que mentir à un moricaud, c’est pas mentir.

— On f’ra comme vous avez d’mandé, intervint Anga Berry. J’dirai à tout l’monde qui m’posera des questions que c’est mon p’tit gars mais qu’on vous l’a confié par rapport qu’on est trop pauvres.

— Mais allez surtout pas oublier que c’est une menterie, dit Mock. Allez surtout pas croire que si c’était vraiment not’ bébé à nous autres, on l’aurait donné d’même. Et allez pas vous figurer qu’ma femme, là, elle laisserait un homme blanc lui mettre un enfant dans l’ventre alors qu’elle est mariée avec moi. »

Maman étudia Mock un instant, prenant sa mesure comme elle savait le faire. « Mock Berry, j’compte bien qu’vous viendrez voir ce garçon dans ma maison autant de fois qu’il vous plaira, et j’vous montrerai, moi, comment une femme blanche, elle tient parole. »

Mock se mit à rire. « M’est avis qu’vous en êtes une vraie, ’bolitionniste. »

Papa rentra à ce moment, en sueur et tout crotté. Il serra la main aux Berry, et en une minute ils le mirent au courant de l’histoire qu’ils allaient tous raconter. Il promit à son tour d’élever l’enfant comme son propre fils. Il pensa même à une chose qui n’était pas venue à l’esprit de maman : il adressa quelques mots à Peggy pour lui promettre qu’ils n’auraient pas non plus de préférence pour le petit. Peggy hocha la tête. Elle ne voulait pas trop en dire, car du coup elle mentirait ou dévoilerait ses projets ; elle savait qu’elle n’avait aucune intention de rester, ne serait-ce qu’un seul jour, sous ce toit où allait vivre le bébé.

« On va s’en r’tourner, asteure, madame Guester », dit Anga. Elle tendit le bébé à maman. « Au cas où un d’mes drôles s’réveillerait d’un mauvais rêve, vaut mieux que j’soye là-bas si vous voulez pas entendre leurs braillements monter jusqu’icitte, sus la grandroute.

— Vous allez pas faire v’nir un pasteur pour dire quèques mots sus sa tombe ? » demanda Mock.

Papa n’y avait pas pensé. « On a justement un révérend là-haut », dit-il.

Mais Peggy lui ôta aussitôt cette idée de la tête. « Non », lança-t-elle aussi sèchement qu’elle le put.

Papa la regarda et comprit que c’était la torche qui parlait. Il n’y avait pas à discuter. Il se contenta d’opiner. « Pas c’te fois-ci, Mock, dit-il. Ça s’rait pas prudent. »

Maman tarabusta Anga Berry jusqu’à la porte. « Esse qu’y a quèque chose que j’dois connaître ? demanda-t-elle. C’est pareil, pour les bébés noirs ?

— Ah, dame non, pas du tout pareil, fit Anga. Mais c’bébé, l’est à moitié blanc, y m’semble, alors occupez-vous de c’te moitié-là, et m’est avis que l’autre, la noire, elle s’dépatouillera ben toute seule.

— Du lait d’vache dans une vessie d’cochon ? insista maman.

— Vous connaissez tout ça, fit Anga. Tout c’que moi, j’connais, c’est d’vous que j’le tiens, madame Guester. Comme toutes les femmes du pays. Pourquoi qu’vous m’demandez ça, asteure ? Vous comprenez donc pas que j’ai b’soin de dormir ? »

Une fois les Berry partis, papa saisit le corps de la jeune fille pour l’emporter dehors. Même pas de cercueil, mais ils recouvriraient le cadavre de pierres pour éloigner les chiens. « Légère comme une plume, dit-il en la soulevant. Pareil qu’une carcasse de bûche calcinée. »

La comparaison était juste, Peggy dut l’avouer. Elle n’était plus que ça, désormais. Plus que des cendres. Elle s’était complètement consumée.

Maman garda le bébé sang-mêlé dans ses bras pendant que Peggy montait au grenier chercher le berceau. Personne ne se réveilla cette fois-ci, sauf le pasteur. Il était bien éveillé, lui, derrière sa porte, mais il ne sortirait à aucun prix. Maman et Peggy firent le petit lit dans la chambre des parents et y couchèrent l’enfant. « Dis-moi, on y a donné un nom, à ce pauvre orphelin ? demanda maman.

— Elle y en a pas donné, dit Peggy. Dans sa tribu, une femme avait pas d’nom tant qu’elle était pas mariée, et un homme non plus tant qu’il avait pas tué son premier animal.

— Mais c’est affreux, ça, dit maman. C’est même pas chrétien. Alors elle est morte sans avoir reçu l’baptême.

— Non, fit Peggy. Elle a bien été baptisée. La femme de son propriétaire y a veillé – tous les Noirs d’leur plantation ont été baptisés. »

Le visage de maman se durcit. « Elle a dû s’figurer que ça faisait d’elle une chrétienne. Bon, j’vais te trouver un nom, moi, mon p’tit bonhomme. » Elle eut un sourire malicieux. « D’après toi, ça y ferait quel effet, à ton père, si j’appelais ce bébé Horace Guester junior ?

— Il en mourrait, dit Peggy.

— M’est avis qu’oui. J’suis pas ’core prête à faire une veuve. Pour l’instant, on va donc l’appeler… oh, j’arrive pas à réfléchir, Peggy. C’est quoi, les noms des hommes noirs ? Et si j’y donnais un nom d’enfant blanc ?

— Le seul nom d’Noir que j’connais, c’est Othello, dit Peggy.

— Pour un drôle de nom, c’est un drôle de nom, fit maman. T’as dû pêcher ça dans un des livres de Whitley Physicker. »

Peggy resta silencieuse.

« J’ai trouvé, dit maman. J’ai son nom. Cromwell. Le nom du Lord Protecteur.

— Autant l’appeler Arthur, comme le roi », dit Peggy.

Maman gloussa puis rit franchement. « Le v’là, ton nom, p’tit bonhomme. Arthur Stuart ! Et si ça lui déplaît, au roi, qu’tu t’appelles comme lui, il pourra toujours nous envoyer une armée que je l’changerai pas. C’est Sa Majesté qui devra changer l’sien d’abord. »

* * *

Malgré l’heure tardive où elle monta se coucher, Peggy se réveilla tôt le lendemain matin. Ce furent les sabots d’un cheval qui la tirèrent du sommeil. Elle n’eut pas besoin d’aller à la fenêtre pour reconnaître la flamme de vie du pasteur qui s’éloignait au galop. Galope donc, Thrower, dit-elle en silence. Tu ne seras pas le seul à prendre le large ce matin, à fuir le garçon de onze ans qui s’en vient.

Ce fut par la fenêtre orientée au nord qu’elle alla regarder. Elle voyait entre les arbres jusqu’au cimetière sur la colline. Elle essaya de repérer la tombe creusée durant la nuit, mais il n’y avait aucun indice perceptible à ses yeux naturels, et dans une tombe il n’y avait pas de flamme de vie non plus, rien pour l’aider. Alvin, lui, il la verrait, ça, elle en était sûre. La première chose qu’il ferait, ce serait d’aller au cimetière, parce que c’était là que reposait le corps de son frère aîné, Vigor, emporté par la rivière Hatrack quand il sauvait la vie de sa mère, moins d’une heure avant qu’elle ne donne naissance à son septième fils. Mais Vigor avait résisté à la mort juste assez longtemps, malgré tous les efforts de la rivière pour le tuer, il avait résisté assez longtemps et Alvin était né septième de sept fils vivants. Peggy avait regardé sa flamme de vie vaciller puis s’éteindre aussitôt après la naissance du bébé. On avait dû lui raconter cette histoire plus de mille fois. Il irait donc au cimetière ; lui, il se projetterait dans la terre et découvrirait ce qu’on y avait caché. Il trouverait la tombe dépourvue d’inscription et le corps amaigri tout frais enseveli.

Peggy prit la boîte contenant la coiffe et la mit au fond d’un sac de toile avec sa deuxième robe, un cotillon et les derniers livres que lui avait ramenés Whitley Physicker. Elle ne voulait pas rencontrer le jeune garçon face à face, mais elle ne l’oublierait pas pour autant. Elle toucherait à nouveau la coiffe ce soir, ou peut-être seulement demain matin ; elle serait avec lui en esprit et se servirait de ses sens pour trouver la tombe de cette Noire sans nom.

Son bagage fait, elle descendit.

Maman chantait pour le bébé pendant qu’elle pétrissait le pain ; elle avait tiré le berceau dans la cuisine et le remuait du pied, bien qu’Arthur Stuart dormît à poings fermés. Peggy déposa son sac à l’extérieur de l’office, près de la porte, entra et toucha l’épaule de sa mère. Elle espérait un peu que maman aurait beaucoup de chagrin en découvrant son départ. Mais il n’en serait rien. Oh, elle ferait des scènes et piquerait des colères au début, mais avec le temps Peggy lui manquerait moins que prévu. C’est le bébé qui lui occuperait l’esprit tout entier, elle ne s’inquiéterait pas pour sa fille. D’ailleurs, maman savait Peggy capable de se débrouiller toute seule. Maman savait que Peggy n’avait pas besoin qu’on la tienne par la main. Alors qu’Arthur, si.

Ce n’était pas la première fois que Peggy remarquait le peu d’intérêt de sa mère pour elle, sinon le choc eût été rude. Mais s’agissant au moins de la centième, elle en avait pris l’habitude et cherchait une raison derrière tout ça ; elle aimait quand même sa maman, meilleure âme que la plupart des gens, et lui pardonnait de ne pas aimer, elle, davantage sa fille.

« Je t’aime, maman, dit Peggy.

— Je t’aime aussi, petite », fit maman. Elle ne leva même pas les yeux et ne soupçonna pas ce que Peggy avait en tête.

Papa dormait toujours. Après tout, il avait creusé une tombe durant la nuit et il l’avait remplie.

Peggy écrivit quelques lignes. Il lui arrivait parfois de s’appliquer et d’écrire les mots avec des lettres en plus, comme dans les livres, mais cette fois-ci elle tenait à ce que papa puisse la lire tout seul. Ce qui voulait dire ne pas mettre plus de lettres que celles qu’on entendait en lisant à voix haute.

Je vous aim papa et maman mai je doi partir. Je connai que cé mal de laicé Hatrack san torche mai j’ai été torche pendan sèze an. J’ai vu mon avnir é il marivera rien vous inquiété pa pour moi.

Elle sortit par la porte de devant, porta son sac jusqu’à la route et n’attendit pas plus de dix minutes le passage de la voiture du docteur Whitley Physicker ; il effectuait la première étape d’un déplacement à Philadelphie.

« Tu ne m’attendais quand même pas sur la route comme ça uniquement pour me rendre le Milton que je t’ai prêté », dit Whitley Physicker.

Elle sourit et secoua la tête. « Non, m’sieur, j’aimerais qu’vous m’emmeniez à Dekane. J’compte rendre visite à une personne amie d’mon père, mais si ma présence vous dérange pas je préférerais économiser l’prix d’une diligence. »

Peggy le regarda réfléchir un instant, mais elle savait qu’il la laisserait monter, et sans demander à ses parents encore. C’était le genre d’homme à estimer qu’une fille valait autant que n’importe quel garçon ; en outre il appréciait beaucoup Peggy, il la considérait un peu comme une nièce. Il savait aussi qu’elle ne mentait jamais, il n’avait donc pas besoin de vérifier auprès de sa famille.

Et elle ne lui avait pas menti, pas plus qu’elle ne mentait quand elle s’arrêtait de parler sans dire tout ce qu’elle savait. L’ancienne maîtresse de papa, la femme dont il rêvait et souffrait, elle habitait là-bas, à Dekane ; veuve depuis quelques années, son deuil était cependant terminé, aussi ne repousserait-elle pas de la compagnie. Peggy la connaissait bien, cette dame, elle l’avait étudiée de loin durant des années. Si je frappe à sa porte, songea-t-elle, rien ne m’oblige à lui dire que je suis la fille d’Horace Guester ; j’aurai beau être une étrangère, elle me fera entrer, oui, parfaitement, et elle s’occupera de moi, elle me guidera. Mais peut-être que je lui dirai malgré tout de qui je suis la fille, que j’ai su que je devais venir la trouver, et que papa vit toujours avec le douloureux souvenir de son amour pour elle.

La voiture franchit avec fracas le pont couvert que le père et les grands frères d’Alvin avaient construit onze ans plus tôt, après que la rivière eut noyé l’aîné. Des oiseaux nichaient dans les chevrons. S’en donnant à cœur joie, ils chantaient une musique joyeuse, du moins aux oreilles de Peggy ; ils pépiaient si fort à l’intérieur du pont, se disait-elle, que le grand opéra devait ressembler à ça. On donnait des opéras à Camelot, dans le Sud. Peut-être qu’un jour elle irait en écouter et qu’elle verrait le roi en personne dans sa loge.

Ou peut-être pas. Parce qu’un jour elle pourrait bien trouver le chemin conduisant au rêve fugitif mais doux qu’elle caressait, et alors elle aurait des choses plus importantes à faire que contempler des rois ou écouter la musique de la cour d’Autriche jouée dans la salle de concert somptueuse de Camelot par des musiciens en dentelles venus de Virginie. Alvin comptait davantage, si seulement il comprenait l’étendue de son pouvoir et l’usage qu’il devait en faire. Et elle, Peggy, elle était née pour jouer un rôle dans sa vie. Voilà qu’elle se laissait encore emporter dans ses rêves d’Alvin. Mais pourquoi pas ? Ces rêves-là, même éphémères et difficiles à saisir, étaient de véritables visions de l’avenir, et la plus grande joie comme le plus grand chagrin qu’elle s’y découvrait avaient l’un et l’autre un rapport avec ce garçon qui n’était pas encore un homme, qui ne l’avait jamais vue face à face.

Mais assise dans la voiture auprès du docteur Whitley Physicker, elle s’arracha ces idées, ces visions de la tête. Ce qui doit arriver arrivera, se dit-elle. Si je dois trouver ce chemin, je le trouverai, sinon, eh bien, je ne le trouverai pas. Pour l’instant, au moins, je suis libre. Libre de ne plus faire la vigie pour la ville de Hatrack, libre de ne plus bâtir mes projets autour de ce petit garçon. Et si je finis par me libérer une fois pour toutes de lui ? Et si je me découvre un nouvel avenir dont il ne fait pas partie ? Il y a de fortes chances que ça se termine ainsi. Qu’on me donne assez de temps, j’oublierai même ce morceau de rêve que j’ai fait et je trouverai ma propre route au tracé paisible, au lieu de forcer le pas pour suivre son chemin accidenté.

Le fringant attelage tirait la voiture avec un tel entrain que le vent s’engouffrait dans les cheveux de Peggy et les soulevait. Elle ferma les yeux et s’imagina voler, marronneuse s’initiant à la liberté.

Qu’il trouve désormais son chemin vers la grandeur sans moi. Qu’on me laisse vivre heureuse loin de lui. Qu’une autre femme l’assiste dans sa gloire. Qu’une autre femme s’agenouille en pleurs sur sa tombe.

III

Mensonges

À onze ans, Alvin perdit la moitié de son nom en arrivant à Hatrack River. Chez lui, dans le village de Vigor Church non loin de l’embouchure où la Tippy-Canoe déversait ses eaux dans la Wobbish, tout le monde savait que son père, c’était Alvin, meunier de la localité et de la région alentour. Alvin Miller. Ce qui faisait de son septième fils, qui portait le même nom, Alvin junior. Mais là où il allait vivre désormais, en dehors de cinq ou six personnes, on n’avait même jamais rencontré son papa. Plus besoin de Miller et de junior. Il n’était plus qu’Alvin, Alvin tout court, mais à l’énoncé de ce nom sans rien derrière il eut l’impression de n’être qu’une moitié de lui-même.

Il allait à Hatrack River à pied, des centaines de milles à travers les territoires de la Wobbish et de l’Hio. Il était parti de chez lui chaussé d’une solide paire de bottes déjà faites, son bagage sur le dos, dans un sac. Il parcourut cinq milles ainsi, avant de faire halte devant une cabane misérable et d’offrir ses vivres aux occupants. Peut-être un mille plus loin, il vint à croiser une pauvre famille en route vers l’ouest, vers les nouveaux terrains de la région de la rivière Noisy. Il leur abandonna la tente et la couverture contenues dans son sac et, comme ils avaient un garçon de treize ans à peu près de sa taille, il retira ses bottes nouvellement acquises pour carrément les leur donner, comme ça, avec les chaussettes. Il ne garda que ses vêtements et le sac vide sur son dos.

Ah ça, ils n’en revenaient pas, ces gens, ça se voyait à leur tête et à leurs yeux ! Ils craignaient pourtant que le papa d’Alvin n’apprécie guère pareilles largesses, mais il leur fit valoir que c’était son droit de donner ce qu’il lui plaisait.

« T’es sûr que j’vais pas tomber sus ton p’pa avec un mousquet et un comité qui nous demandera d’le suivre ? s’inquiéta le pauvre homme.

— J’suis sûr que non, m’sieur, dit le jeune Alvin, par rapport que j’viens de Vigor Church et qu’les gens d’là-bas éviteront d’vous voir, sauf si vous les forcez. »

Il leur fallut près de dix secondes pour comprendre où ils avaient déjà entendu le nom de Vigor Church. « C’est eux autres qu’étaient au massacre de la Tippy-Canoe, dirent-ils. C’est eux autres qu’ont du sang sus les mains. »

Alvin se contenta d’approuver de la tête. « Vous voyez, ils vous laisseront tranquilles.

— C’est-y vrai qu’ils forcent tous les voyageurs à les écouter raconter cette affreuse histoire, comment qu’ils ont tué des tas d’Rouges de sang-froid ?

— Leur sang était pas froid, dit Alvin, et ils racontent ça qu’aux voyageurs qui entrent dans l’village. Alors restez sus la route, faites pas attention à eux et passez vot’ chemin. Une fois qu’vous aurez traversé la Wobbish, vous r’trouverez la rase campagne et vous serez contents de faire connaissance avec des genses installés par là-bas. C’est pas à plus de dix milles. »

Du coup, ils ne discutèrent plus, ils ne lui demandèrent même pas comment ça se faisait qu’il n’ait pas à raconter l’histoire lui-même. L’évocation du massacre de la Tippy-Canoe suffisait à imposer le silence aux gens, comme à l’église pendant l’office, à leur faire adopter une attitude pieuse, honteuse, révérencieuse. Car la plupart des Blancs avaient beau fuir les hommes aux mains souillées coupables d’avoir versé le sang des Rouges près de la Tippy-Canoe, ils savaient malgré tout qu’à leur place ils auraient fait tout pareil et qu’alors ce seraient eux qui garderaient les mains barbouillées d’écarlate jusqu’à ce qu’ils racontent à un inconnu l’abomination qu’ils avaient commise. Savoir ça n’incitait pas beaucoup d’étrangers à s’arrêter à Vigor Church ni chez n’importe qui dans la région amont de la Wobbish. Ces pauyres gens acceptèrent donc les bottes et les effets d’Alvin et reprirent la route, ravis de pouvoir mettre un bout de toile au-dessus de leurs têtes et un peu de cuir sur les pieds de leur grand garçon.

Alvin, lui, quitta la route peu après et plongea entre les arbres, jusqu’au plus profond de la forêt. En bottes, il aurait trébuché, cassé des branches, fait plus de bruit qu’un bison en rut dans un boqueteau – en gros comme la plupart des Blancs dans la nature. Mais parce qu’il était pieds nus, que sa peau entrait en contact avec le sol, il devenait quelqu’un d’autre. Le jeune Alvin avait couru derrière Ta-Kumsaw à travers les bois de tout le pays, du nord au sud, et il en avait profité pour apprendre comment se déplaçait l’homme rouge, à l’écoute du chant vert de la forêt vivante, en parfaite harmonie avec la musique douce et silencieuse. Quand Alvin courait de cette façon, sans penser où il posait les pieds, le sol s’amollissait sous ses foulées, il se laissait guider, aucune brindille ne craquait sous ses pas, aucun buisson ne bruissait, aucun scion ne se brisait sous sa poussée. Derrière lui, il ne laissait aucune trace ni branche cassée.

Comme un homme rouge, voilà comment il se déplaçait. Rapidement, ses vêtements d’homme blanc l’irritèrent ; il s’arrêta pour les retirer et les fourrer dans son sac à dos, puis se remit à courir nu comme un geai et sentit les feuilles des taillis lui caresser la peau. Bientôt il s’abandonna au rythme de sa course, il oublia son propre corps pour devenir partie intégrante de la forêt vivante et progresser plus vite, plus en puissance, sans manger, sans boire. Comme un homme rouge, capable de courir indéfiniment au fond des bois sans avoir besoin de repos et de couvrir des centaines de milles en une seule journée.

C’était la manière naturelle de voyager, Alvin le savait. Non pas dans des chariots grinçants qui bringuebalaient en terrain sec, pataugeaient dans les chemins boueux. Pas plus qu’à cheval, pauvre bête qui suait et se traînait sous son cavalier, esclave de l’impatience d’arriver de son maître, qui ne pouvait pas aller où elle voulait. Seulement un homme dans les bois, pieds nus sur le sol, visage offert au vent, courant dans un rêve.

Toute la journée et toute la nuit il courut, plus une bonne partie de la matinée. Comment trouvait-il son chemin ? Il sentait la balafre de la route très fréquentée plus loin sur la gauche, comme un picotement ou une démangeaison ; elle traversait maints bourgs et maints villages, mais il savait qu’elle finirait par l’amener à Hatrack. Après tout, c’était la route qu’avait suivie sa famille, jetant des ponts en travers des moindres rivières, ruisseaux et coulées qu’elle croisait, pendant que lui, nouveau-né, voyageait dans le chariot. Il avait beau ne l’avoir encore jamais empruntée et ne pas la regarder pour l’instant, il savait où elle menait.

Aussi, le second matin, il émergea du bois en bordure d’un champ de jeunes pousses de maïs vert qui ondoyaient au gré des courbes du terrain. Il y avait tant de fermes dans cette région fortement colonisée que la forêt était de toute façon trop faible pour maintenir plus longtemps Alvin dans son rêve.

Il resta un moment immobile, le temps de se rappeler qui il était et où il allait. La musique verte était forte derrière lui, faible devant. Il savait avec certitude qu’il y avait un village plus loin, et une rivière à peut-être cinq milles, voilà tout ce qu’il sentait sans erreur possible. Comme il s’agissait forcément de la rivière Hatrack, le village ne pouvait être que celui où il se rendait.

Il s’était figuré courir dans la forêt jusqu’aux abords du village. Mais maintenant il n’avait d’autre choix que de marcher les derniers milles avec des pieds d’homme blanc ou de rester sur place. Cette pensée ne l’avait jamais effleuré, qu’il puisse exister au monde des pays si colonisés que les fermes se touchaient, seulement séparées de leurs voisines par une rangée d’arbres ou une barrière de bois pour marquer leurs limites, et ainsi de suite, ferme après ferme. Était-ce donc ce que le Prophète avait vu dans ses visions de la terre ? Toute la forêt rasée et remplacée par des champs où l’homme rouge ne pourrait plus courir, le cerf trouver une remise ni l’ours une retraite pour y dormir l’hiver venu ? Si c’était ça, pas étonnant qu’il ait emmené vers l’ouest tous les Rouges qui voulaient bien le suivre de l’autre côté du Mizzipy. Il n’y avait pas de vie possible pour l’homme rouge par ici.

Alvin en éprouva un peu de tristesse et de peur, de laisser derrière lui les terres vivantes qu’il avait fini par connaître aussi bien qu’on connaît son propre corps. Mais il n’était pas un philosophe. Il était un gamin de onze ans et il avait envie de voir une ville de l’Est, bien populeuse et civilisée. Et puis il avait à faire par ici ; il avait attendu un an avant de se décider, depuis le jour où il avait appris l’existence de la torche, celle qui le cherchait pour qu’il devienne un Faiseur.

Il sortit ses vêtements de son sac et les passa. Il longea les terres cultivées jusqu’à ce qu’il arrive à une route. Dès la première fois où la route croisa un cours d’eau, il eut la preuve de se trouver sur la bonne voie : un pont couvert enjambait ce petit ruisseau franchissable d’un bond. Son papa et ses grands frères l’avaient construit, celui-là et d’autres encore sur toute la distance entre Hatrack et Vigor Church. Ils l’avaient construit onze ans plus tôt, quand Alvin était un bébé tétant sa maman dans le chariot qui cahotait vers l’ouest.

Il suivit la route ; il n’avait pas bien long de chemin à faire. Il venait de courir des centaines de milles à travers la forêt vierge sans avoir mal aux pieds, mais la route de l’homme blanc ignorait la musique verte et restait dure sous ses pas. En l’espace de deux ou trois milles il avait les pieds meurtris, il était couvert de poussière, il avait faim et soif. Alvin espéra qu’il ne lui restait pas trop à marcher sur cette route, sinon il allait sûrement regretter d’avoir donné ses bottes.

L’écriteau sur le bas-côté annonça : VILLE DE HATRACK, HIO.

C’était un village plutôt important, comparé à ceux de la frontière. Évidemment, il faisait pâle figure auprès de la cité française de Détroit, mais ça, c’était une ville étrangère, alors que celle-ci était, euh… américaine. Les maisons et les bâtiments ressemblaient aux quelques constructions grossières de Vigor Church et autres récentes implantations de colons, mais mieux finies et plus grandes. Quatre rues croisaient la route principale, bordées d’une banque, de deux ou trois magasins et églises, et même d’un tribunal de comté ; de petites enseignes signalaient un avocat, un docteur, un alchimiste. Ah ça, s’il y avait ce genre de professions, c’était une vraie ville, pas une bourgade prometteuse comme Vigor Church avant le massacre.

Moins d’un an auparavant il avait eu une vision du village de Hatrack. C’était lorsque le Prophète, Lolla-Wossiky, l’avait fait s’élever dans la tornade qu’il avait appelée à la surface du lac Mizogan. Les parois de la trombe s’étaient changées en cristal, et dans le cristal Alvin avait vu des tas de choses. Entre autres le village tel qu’au jour où lui, Alvin, était né. À l’évidence, il y avait eu des transformations en onze ans. Il ne reconnaissait rien tandis qu’il traversait le bourg. Même qu’il était si grand à présent que personne ne semblait remarquer en lui un étranger pour lui souhaiter le bonjour.

Il avait presque traversé l’agglomération construite de Hatrack lorsqu’il comprit que ce n’était pas à cause de l’importance du village que les gens ne lui prêtaient aucune attention. C’était à cause de la poussière sur sa figure, de ses pieds nus, du sac vide sur son dos. Ils le regardaient, le jaugeaient d’un coup d’œil, puis regardaient ailleurs, quasiment comme s’ils craignaient qu’il vienne leur demander du pain ou une place pour dormir. Une chose à laquelle Alvin n’avait encore jamais été confronté, mais il la reconnut aussitôt pour ce qu’elle était. Au cours des onze dernières années, le village de Hatrack, dans l’Hio, avait appris la différence entre riches et pauvres.

Il avait dépassé l’agglomération. Il sortait du village sans avoir vu la moindre forge de maréchal-ferrant, ce qu’il était censé chercher, pas plus que l’auberge où il était né, ce qu’il cherchait en réalité. Tout ce qu’il apercevait maintenant, c’étaient deux fermes à gorets, qui puaient comme toute bonne ferme à gorets, ensuite la route obliquait légèrement vers le sud, et il ne voyait plus au-delà.

La forge devait toujours exister, non ? Ça ne faisait qu’un an et demi que Mot-pour-mot avait porté le contrat d’apprentissage écrit par papa à Conciliant, le forgeron de Hatrack River. Et moins d’un an que le même Mot-pour-mot avait dit à Alvin avoir transmis la lettre en question, et que Conciliant Smith était « caution » – c’était le terme qu’il avait employé : « caution ». Comme Mot-pour-mot parlait avec un accent plus ou moins anglais, en mangeant la moitié des syllabes, Alvin avait compris que le forgeron était « cochon », jusqu’à ce que son vieil ami le lui écrive. Bref, la forge existait encore un an plus tôt. Et la torche de l’auberge, celle dont il avait eu la vision dans la tour de cristal de Lolla-Wossiky, il fallait qu’elle soit là. N’avait-elle pas inscrit dans le livre de Mot-pour-mot : « Un Faiseur est né » ? Lorsqu’il avait regardé la phrase, les lettres s’étaient mises à brûler avec beaucoup de lumière, comme par magie, comme le message que la main de Dieu avait tracé sur le mur, dans cette histoire de la Bible où Babylone était tombée : Infâme, infâme, détruis-la toute, fils, et ça s’était bel et bien passé de cette façon-là, Babylone avait été détruite. Il n’y avait que les mots d’une prophétie pour faire briller des lettres comme ça. Alors si c’était lui, Alvin, le Faiseur en question – et il n’en doutait pas –, la torche devait avoir vu autre chose. Elle devait savoir ce qu’était vraiment un Faiseur et comment on en devenait un.

Faiseur. Un nom qu’on prononçait à voix basse. Voire avec une nuance de regret, car on racontait que le monde en avait terminé avec les Faiseurs, qu’il n’y en aurait plus. Oh, certains prétendaient que le vieux Ben Franklin en était un, mais il l’avait toujours nié, jusqu’à sa mort, il ne se considérait même pas comme un sorcier. Mot-pour-mot, qui l’avait connu comme on connaît un père, affirmait que le vieux Ben n’avait fait qu’une seule chose dans sa vie, et c’était le Contrat Américain, ce bout de papier qui liait les colonies hollandaises et suédoises aux concessions anglaises et allemandes de Pennsylvanie et de Suskwahenny, mais aussi et surtout à la nation rouge d’Irrakwa, pour former ensemble les États-Unis d’Amérique, où Rouges et Blancs, Hollandais, Suédois et Anglais, riches et pauvres, marchands et hommes de peine, pouvaient tous voter, tous s’exprimer, où personne ne pouvait dire : « Je suis meilleur que toi. » Des gens soutenaient que cette réalisation du vieux Ben dénotait le vrai Faiseur, mais non, avait dit Mot-pour-mot, elle dénotait un rassembleur, un botteleur, pas un Faiseur.

Je suis le Faiseur dont la torche parlait dans sa phrase. Elle m’a touché à ma naissance, alors elle a vu que j’avais en moi de quoi devenir un Faiseur. Faut que je trouve cette fille, qui a grandi et doit avoir seize ans maintenant, et faut qu’elle me dise ce qu’elle a vu. Parce que je le sais : si je possède ces pouvoirs que je me suis découverts, si je suis capable d’accomplir des tas de choses, ce n’est pas uniquement pour tailler de la pierre sans les mains, guérir les malades ni courir dans les bois comme les hommes rouges et comme aucun homme blanc n’arrivera jamais à le faire. J’ai une tâche à remplir dans la vie et je n’ai pas l’ombre d’une idée sur la façon de m’y préparer.

Debout au milieu de la route, un élevage de cochons de part et d’autre, Alvin entendit les cling, cling clairs du métal percutant le métal. La forge aurait aussi bien pu l’appeler directement par son nom. Je suis ici, disait le marteau, viens me trouver plus loin sur la route.

Mais avant d’atteindre la forge, il aborda le tournant et aperçut l’auberge, celle où il était né, tout comme dans la vision de la tour de cristal. Éclatante, fraîchement blanchie à la chaux, sale seulement de la poussière d’été, elle n’avait pas l’air tout à fait la même mais sa vue avait de quoi réjouir le cœur du voyageur fatigué.

Elle réjouissait même doublement Alvin, car à l’intérieur, avec un peu de chance, la torche lui dirait à quoi sa vie devait servir.

Alvin frappa à la porte ; c’est comme ça qu’on fait, se disait-il. Il ne s’était encore jamais arrêté dans une auberge et ignorait tout d’une salle commune. Il frappa donc une fois, deux fois, puis appela jusqu’à ce que le battant finisse par s’ouvrir. Lui apparut une femme en tablier à carreaux, les mains enfarinées, une forte femme qui lui parut excédée à n’y pas croire… Mais il connaissait son visage. C’était la femme de sa vision dans la tour de cristal, celle dont les doigts autour de son cou l’avaient tiré du ventre de sa mère.

« À quoi donc tu penses, mon gars, pour cogner d’même chez moi et faire un sassaquoi comme si y avait l’feu ? Tu peux pas entrer t’assire comme tout l’monde ? À moins qu’tu soyes si important qu’y t’faut un valet d’pied pour v’nir t’ouvrir les portes ?

— J’m’excuse, m’dame », dit Alvin aussi respectueusement que possible.

« Et pis qu’esse tu t’en viens faire chez nous autres ? Si c’est pour la charité, alors j’te préviens qu’y aura pas d’restes avant la fin du déjeuner, mais si tu veux attendre jusque-là, t’es le bienvenu, et si t’as d’la conscience, dame, tu peux nous bûcher du bois. Sauf qu’à ben y r’garder, tu dois pas avoir plus de quatorze ans…

— Onze, m’dame.

— Ben dis donc, t’es joliment grand pour ton âge, mais j’vois toujours pas c’qui t’amène. J’te servirais pas d’alcool même si t’avais de l’argent, c’qui m’étonnerait. C’est une maison chrétienne icitte, et même plusse que seulement chrétienne par rapport qu’on est des méthodistes, des vrais, c’est dire qu’on touche pas à une goutte d’alcool ni qu’on en sert, et même si c’était l’cas on en donnerait pas aux drôles. Et j’suis prête à gager dix livres de gras d’cochon que t’as pas d’quoi t’payer une chambre pour la nuit.

— Non, m’dame, fit Alvin, mais…

— Alors t’es là, tu m’sors de ma cuisine avec le pain qu’est pas fini d’pétrir et un bébé qui va brailler après son lait d’une minute à l’autre… Et m’est avis que t’as pas l’intention de t’avancer au bout d’la table pour expliquer à tous mes locataires pourquoi l’repas a du retard, que t’es un drôle pas fichu d’ouvrir une porte tout seul, non, tu vas m’laisser présenter mes excuses moi-même du mieux que j’pourrai, et ça, c’est pas poli de ta part, si tu veux connaître, et même si tu veux pas.

— M’dame, dit Alvin, j’veux pas manger et j’veux pas d’chambre. » Il avait assez de correction pour ne pas ajouter que chez son père les voyageurs étaient toujours les bienvenus à passer la nuit, qu’ils aient ou non de l’argent ; et quand ils avaient faim, ils n’héritaient pas des restes du midi, ils s’asseyaient à la table de papa et mangeaient avec la famille. Il commençait à se dire que les choses étaient différentes par ici, dans un pays civilisé.

« Eh ben, tout ce qu’on propose, nous autres, c’est des repas et des chambres, dit l’aubergiste.

— J’viens icitte, m’dame, par rapport que j’suis né dans c’te maison proche douze ans passés. »

Son attitude changea instantanément du tout au tout. Elle n’était plus patronne d’auberge à présent, elle était sage-femme. « Né dans c’te maison-ci ?

— Le jour qu’mon frère Vigor est mort dans la rivière Hatrack. Je m’disais que vous pourriez p’t-être vous rappeler d’ce jour-là et aussi me montrer où qu’mon frère est enterré. »

Son expression se modifia de nouveau. « Toi, fit-elle, t’es l’tit gars qu’est né dans c’te famille… le septième fils d’un…

— … d’un septième fils, acheva Alvin.

— Eh ben, t’as joliment changé, dis donc ! Oh, ç’a été une affaire pas croyable. Ma fille était là, qui r’gardait au loin, et elle a vu qu’ton grand frère vivait ’core quand t’es sorti du ventre…

— Vot’fille, s’oublia Alvin qui la coupa au beau milieu d’une phrase, c’est une torche. »

Le visage de l’aubergiste devint de glace. « C’était, rectifia-t-elle. Elle fait plus la torche. »

Mais Alvin avait à peine remarqué le changement chez la femme. « Vous voulez dire qu’elle a perdu son talent ? J’ai jamais entendu causer de quèqu’un qu’aurait perdu son talent. Mais si elle est là, j’voudrais y parler.

— Elle est plus là », dit l’aubergiste. Alvin comprit enfin qu’elle n’avait pas très envie d’en discuter. « Y a plus de torche asteure à Hatrack. Les bébés vont naître icitte sans personne qui les touchera pour voir comment ils s’présentent dans l’ventre. Ni, ni, c’est fini. J’dirai pas un mot de plus sus une drôlesse qui s’est ensauvée d’même, qui vient de s’ensauver…»

Sa voix s’étrangla et elle tourna le dos au jeune garçon.

« Faut que j’termine mon pain, dit-elle. L’cimetière est là-bas, sus la colline. » Elle pivota pour lui faire face, sans montrer le moindre signe de la colère, du chagrin ou autre qu’elle avait éprouvé l’instant d’avant. « Mon Horace serait là, j’y demanderais de t’montrer l’chemin, mais tu l’trouveras ben, y a une manière de sentier. C’est qu’un cimetière de famille, avec une clôture de piquets autour. » Son air sévère s’adoucit. « Quand t’en auras fini là-haut, reviens-t’en et j’te servirai aut’ chose que des restes. » Elle se dépêcha de réintégrer sa cuisine. Alvin la suivit.

Il y avait un berceau près de la table de la cuisine ; un bébé dormait dedans, d’un sommeil un peu agité. Il avait quelque chose de drôle, ce bébé, mais Alvin ne pouvait dire comme ça de quoi il s’agissait.

« Merci, vous êtes bien aimable, m’dame, mais j’demande pas la charité. J’travaillerai pour payer mon manger.

— Ça, c’est causer, et comme un homme, un vrai… Ton père était pareil, et l’pont qu’il a construit sus l’Hatrack est toujours là, toujours aussi solide. Mais vas-y tout d’suite, monte au cimetière, et reviens m’trouver aussitôt après. »

Elle se pencha au-dessus de la formidable boule de pâte qui reposait sur le plan de travail. Alvin crut un instant qu’elle pleurait et crut même, mais peut-être se trompait-il, voir des larmes tomber de ses yeux directement dans la préparation. Il était clair qu’elle avait envie de rester seule.

Il regarda à nouveau le bébé et comprit ce qu’il avait de différent. « C’est un bébé moricaud, non ? » fit-il.

Elle interrompit son pétrissage mais garda les mains plongées jusqu’aux poignets dans le pâton. « C’est un bébé, dit-elle, et c’est mon bébé. Je l’ai adopté, c’est l’mien, et si tu l’traites de moricaud j’te pétris la figure comme d’la pâte à pain.

— Pardon, m’dame, j’pensais pas à mal. C’est juste qu’il avait un genre de figure qui m’a fait croire, m’est avis…

— Oh, l’est à moitié noir, par le fait. Mais c’est la moitié blanche que j’élève, comme s’il était mon propre fils. On l’a appelé Arthur Stuart. »

Alvin comprit tout de suite la blague. « Personne peut traiter le roi d’moricaud, m’est avis. »

Elle sourit. « M’est avis qu’non. Asteure vas-y, mon gars. T’as une dette envers ton défunt frère et vaut mieux la payer tout d’suite. »

Le cimetière était facile à trouver, et Alvin fut content de voir que son frère Vigor avait une pierre tombale et que sa sépulture était aussi bien entretenue que les autres. Peu nombreuses, les autres. Deux pierres portaient le même nom – BÉBÉ FILLE – et des dates qui révélaient qu’il s’agissait d’enfants morts en bas âge. Une autre disait GRANDPAPA, suivi de son vrai nom et de dates attestant d’une longue vie. Et Vigor.

Il s’agenouilla devant la tombe de son frère et tenta d’imaginer de quoi il avait l’air. Le mieux, c’était de penser à Mesure, son frère préféré, celui que les Rouges avaient capturé en même temps que lui. Vigor avait dû ressembler à Mesure. Ou Mesure ressemblait à Vigor. L’un et l’autre prêts à mourir au besoin pour le salut de leur famille. La mort de Vigor m’a sauvé la vie alors que je n’étais pas né, songea Alvin, et pourtant il s’est accroché jusqu’à son dernier souffle pour que je naisse septième fils d’un septième fils, avec tous mes frères aînés vivants. Le même genre de force, de courage et d’esprit de sacrifice dont avait fait preuve Mesure, lui qui n’avait pas tué un seul homme rouge et avait failli mourir en essayant d’empêcher le carnage de la Tippy-Canoe, lorsqu’il avait tenu à partager la malédiction de son père et de ses frères, le sang sur ses mains, s’il ne racontait pas à tous les étrangers de passage la vérité sur le massacre des Rouges innocents. Aussi, quand Alvin s’agenouilla sur la tombe de Vigor, il se figura sur celle de Mesure, même s’il savait que Mesure n’était pas mort.

Pas complètement mort, en tout cas. Mais comme les autres habitants de Vigor Church, il n’en repartirait jamais. Toute son existence, il la passerait là où il ne risquait pas de rencontrer trop d’étrangers, ainsi pourrait-il, plusieurs jours d’affilée, oublier la tuerie de l’été dernier. Toute la famille y resterait ensemble, et toute la population des environs aussi, condamnés à perpétuité jusqu’à la mort de tous les maudits, partageant la honte et la solitude des uns et des autres comme s’ils étaient apparentés, tous.

Tous ensemble, sauf moi. La malédiction ne me concerne pas. Je les ai tous laissés là-bas.

Agenouillé dans le cimetière, Alvin se sentait orphelin. Ma foi, c’était tout comme. Envoyé dans ce pays pour suivre un apprentissage, il pourrait faire, accomplir n’importe quoi, il savait que les siens ne viendraient jamais le voir. Il pourrait de temps en temps retourner dans son morne et lugubre village, mais Vigor Church ressemblait davantage à un cimetière que celui, herbeux, vivant, où il se recueillait en ce moment, parce que même si des morts étaient enterrés ici, il y avait de l’espoir et de la vie dans le bourg voisin, des gens qui regardaient vers l’avenir et non vers le passé.

Alvin devait regarder vers l’avenir, lui aussi. Il fallait qu’il découvre dans quel but il était né. Tu es mort pour moi, Vigor, mon frère que je n’ai jamais connu. Je n’ai pas encore compris pourquoi il était si important que je vive. Quand j’aurai trouvé, j’espère que tu seras fier de moi. J’espère que tu te diras que ça valait la peine de mourir pour moi.

Lorsqu’il eut épuisé toutes ses pensées, que son cœur se fut vidé de tout ce qui l’emplissait, Alvin fit une chose à laquelle il n’avait jamais songé. Il regarda sous terre.

Pas en creusant, attention. Le talent d’Alvin lui permettait de sentir le sous-sol sans l’aide des yeux. De la même façon qu’il regardait dans la pierre. Bien sûr, certains pourraient prendre ça pour de la violation de sépulture, qu’Alvin lorgne dans la terre où reposait son frère. Mais il n’avait pas d’autre moyen de voir un jour l’homme qui était mort afin de le sauver.

Il ferma donc les yeux, explora le sous-sol et trouva les ossements à l’intérieur de la boîte de bois pourri. Son grand squelette… Vigor avait été un garçon solide, il fallait ça pour faire rouler et dévier un arbre adulte dans le courant d’une rivière. Mais son âme, elle n’était pas là, et Alvin avait beau s’y attendre, il se sentait un peu déçu.

Son regard clandestin passa sur les petits corps qui ne tenaient guère plus que par la poussière, puis sur le vieux cadavre tordu du dénommé Grandpapa, récemment enterré, à peu près un an plus tôt.

Mais pas aussi récemment que l’autre corps. Le corps sans pierre tombale. Une jeune fille, morte depuis un jour au plus, elle avait encore toute sa chair, les vers avaient à peine commencé leur œuvre.

Il cria de surprise, puis de douleur quand une autre pensée lui traversa l’esprit. Était-ce la torche qu’on avait enterrée là ? Sa mère avait dit qu’elle s’était enfuie, mais quand les gens s’enfuient, il n’est pas rare qu’ils s’en reviennent morts. Sinon pourquoi la mère avait-elle tant de chagrin ? La propre fille de l’aubergiste, enterrée sans marque distinctive… oh là, très mauvais signe, ça. Est-ce qu’elle s’était enfuie et tellement couverte de honte que ses parents ne tenaient pas à signaler l’emplacement de sa sépulture ? Autrement, pourquoi la laisser là sans pierre tombale ?

« Qu’esse qui va pas, mon gars ? »

Alvin se releva, se retourna et fit face à l’arrivant. Un rude gaillard d’apparence plutôt bonhomme ; mais pour l’instant il n’avait pas l’air commode.

« Qu’esse tu fais là, dans c’te cimetière, mon gars ?

— M’sieur, répondit Alvin, mon frère, il est enterré icitte. »

L’homme réfléchit un moment, son visage s’adoucit. « Tes d’cette famille-là. Mais j’ai souvenance que tous leurs gars, ils avaient déjà ton âge à l’époque…

— J’suis l’bébé qu’est né icitte ce soir-là. »

À cette nouvelle, l’homme ouvrit les bras pour étreindre Alvin. « Ils t’ont appelé Alvin, hein ? dit-il, pareil que ton père. Dans l’pays, on l’appelle Alvin Bridger, l’ponteur, quoi, l’est comme qui dirait une légende. Laisse-moi te r’garder, que j’voye c’que t’es devenu. Septième fils d’un septième fils, d’retour sus ton lieu de naissance et sus la tombe de ton frère. Ça va d’soi, tu restes à mon auberge. J’suis Horace Guester, tu l’as compris, j’suis content d’faire ta connaissance, mais t’es pas un peu grand pour… t’as quoi, dix, onze ans ?

— Presque douze. Les genses, ils disent que j’suis grand.

— J’espère que t’es fier d’la tombe qu’on y a faite, à ton frère. On l’admire par chez nous autres, et pourtant on l’a connu qu’mort, jamais d’son vivant.

— Ça m’convient, dit Alvin. C’est une bonne pierre. » Puis, parce qu’il ne pouvait pas se retenir – ce n’était pourtant pas très prudent de sa part –, il ne fit ni une ni deux et posa la question qui lui brûlait les lèvres. « Mais je m’demande, m’sieur, pourquoi qu’y a une jeune fille qu’on a enterrée icitte hier sans pierre ni rien pour dire son nom. »

La figure d’Horace Guester blêmit. « Tu l’as vue, fallait s’y attendre, murmura-t-il. Un pénétrant ou aut’ chose. Septième fils. Que Dieu nous protège tous.

— C’est-y qu’elle a fait quèque chose de déshonorant, m’sieur, qu’y a rien sus sa tombe ? demanda Alvin.

— Rien de déshonorant, répondit Horace. Dieu m’est témoin, mon garçon, c’te jeune fille a vécu noblement et elle est morte de même. On a rien mis sus sa tombe pour que not’ maison soye un refuge à d’aut’ genses comme elle. Mais oh, mon p’tit, dis-moi que tu l’répéteras à personne, c’que t’as trouvé enterré icitte. Tu causerais du mal à des dizaines, des centaines de malheureux perdus sus la route entre l’esclavage et la liberté. Veux-tu m’croire, m’faire la confiance et l’amitié d’garder l’secret ? J’aurais trop d’peine d’un coup, que l’histoire s’ébruite après avoir perdu ma fille, tout ça l’même jour. Vu qu’ce secret, j’peux pas te l’cacher, va falloir que tu l’gardes avec moi, Alvin, mon garçon. Dis-moi que tu vas l’faire.

— J’garde un secret qu’est respectable, m’sieur, dit Alvin, mais c’est quoi, l’secret respectable qui force à enterrer sa propre fille sans pierre tombale ? »

Les yeux d’Horace s’agrandirent, puis il éclata de rire comme un fou. Une fois ressaisi, il donna une tape sur l’épaule d’Alvin. « C’est pas ma fille qu’est là dans la terre, mon gars, qu’esse qui t’a fait croire ça ? C’est une p’tite Noire, une marronneuse qu’est morte hier au soir en venant dans l’Nord. »

À ce moment-là seulement, Alvin se rendit compte que le corps était de toute façon bien trop petit pour seize ans. C’était un corps de gamine. « L’bébé dans vot’ cuisine, c’est son frère ?

— Son fils, dit Horace.

— Mais elle est si p’tite, fit Alvin.

— C’est pas ça qu’a empêché son propriétaire blanc d’la mettre en ceinture, mon gars. J’connais pas ton idée sus la question de l’esclavage, ou même si tu y as réfléchi, mais j’te demande asteure d’y penser. Rends-toi compte : l’esclavage permet à un homme blanc d’voler la vertu d’une fille et d’continuer d’aller à l’église le dimanche pendant qu’la malheureuse pleure de honte et porte son enfant bâtard.

— Vous êtes un ’bolitionnisse, hein ? demanda Alvin.

— M’est avis qu’oui, fit l’aubergiste, mais je m’dis que tout bon chrétien est un ’bolitionnisse de cœur.

— M’est avis, approuva Alvin.

— J’espère que toi, t’en es un, par rapport que si la nouvelle s’répand que j’ai aidé une esclave à passer au Canada, les pisteux et traqueux d’Appalachie et des Colonies de la Couronne vont m’avoir à l’œil, et j’pourrai plus en aider d’autres à s’enfuir. »

Alvin regarda à nouveau la tombe et songea au bébé dans la cuisine. « Z’allez dire au bébé où qu’est la tombe de sa maman ?

— Quand il sera assez grand pour l’entendre et pour pas l’répéter, dit l’homme.

— Alors j’garderai vot’ secret, si vous gardez l’mien. »

L’homme leva les sourcils puis étudia Alvin. « T’as un secret, toi, Alvin, à ton âge ?

— J’ai pas particuyèrement envie qu’les genses, ils apprennent que j’suis un septième fils. J’suis icitte pour faire l’apprentissage chez Conciliant Smith, que j’crois bien entendre donner des coups d’marteau dans la forgerie là-bas.

— Et t’as pas envie qu’les genses connaissent que t’arrives à voir un corps enterré dans une sépulture sans pierre tombale.

— Vous avez bien compris c’que j’voulais, fit Alvin. J’dirai pas vot’ secret et vous direz pas l’mien.

— T’as ma parole », promit l’homme. Puis il tendit la main.

Alvin la prit et la serra de bon cœur. La plupart des adultes n’avaient pas l’idée de passer de tels marchés avec un enfant comme lui. Mais cet homme lui avait même offert la main, comme à un égal. « Vous allez voir, j’connais comment tenir ma parole, m’sieur, dit Alvin.

— Et tout l’monde dans l’pays te dira qu’Horace Guester tient lui aussi ses promesses. » Puis il le mit au courant de l’histoire qu’ils avaient concoctée à propos du bébé, que c’était le petit dernier des Berry qui l’avaient confié à la vieille Peg Guester pour qu’elle l’élève, vu qu’ils n’avaient pas besoin d’un gamin de plus et que Peg avait toujours désiré un fils à elle. « Et ça, c’est ben vrai, dit Horace Guester. Encore plusse depuis que Peggy est partie.

— Vot’fille », fit Alvin.

Soudain, les yeux d’Horace Guester s’emplirent de larmes et il fut secoué de sanglots comme Alvin n’en avait jamais entendu chez un adulte. « Elle s’en est partie c’matin, dit Horace Guester.

— P’t-être qu’elle est allée voir quelqu’un à la ville ou ailleurs », dit Alvin.

Horace secoua la tête. « J’te demande pardon de pleurer d’même, j’te demande pardon, j’suis fatigué, faut dire c’qui est, toute la nuit debout, et puis c’matin… elle qu’était partie, comme ça. Elle nous a laissé un mot. Elle est partie pour de bon.

— Vous connaissez pas l’homme avec qui elle est partie ? demanda Alvin. P’t-être qu’il va la marier, c’est arrivé un coup à une Suédoise dans l’pays d’la Noisy…»

Horace se retourna ; le rouge de la colère lui montait à la figure. « T’es qu’un drôle, tu fais pas attention à c’que tu racontes. Alors je m’en vais te dire, elle est pas partie avec un homme. C’est une fille de grande vertu et personne a jamais prétendu l’contraire. Non, elle est partie seule, mon gars. »

Alvin avait cru voir toutes sortes de choses étranges au cours de son existence : une tornade changée en tour de cristal, un rouleau de tissu fait de toutes les âmes des hommes et des femmes, des tortures et des meurtres, des racontars et des miracles. Alvin connaissait mieux la vie que la plupart des garçons de son âge. Mais ça, c’était plus étrange que tout : une jeune fille de seize ans décidait brusquement de quitter la maison de son père, sans mari ni rien. Il n’avait encore jamais vu de femme aller où que ce soit toute seule au-delà de la cour de chez elle.

« Elle… elle craint rien ? »

Horace eut un rire amer. « Si elle craint rien ? Mais ben sûr que non. C’est une torche, Alvin, la meilleure dont j’aie jamais entendu causer. Elle voit l’monde à des milles de distance, elle connaît ce qu’ils ont dans l’cœur, personne peut s’approcher d’elle en pensant à mal par rapport qu’elle voit exactement ce que l’autre a en tête et comment y échapper. Non, je m’inquiète pas pour elle. Elle est capable de s’débrouiller mieux qu’un homme. C’est seulement qu’elle me…

— Manque, fit Alvin.

— J’crois qu’y a pas b’soin d’être une torche pour l’deviner, hein, mon gars ? Elle me manque. Et ça m’fait un peu mal au cœur qu’elle soye partie d’un coup sans prévenir. J’aurais pu lui donner la bénédiction avant d’la laisser s’en aller. Sa maman aurait pu lui préparer un bon sortilège – note bien qu’la ’tite Peggy en a guère besoin – ou au moins un repas froid pour la route. Mais rien de tout ça, pas d’au revoir ni de « Dieu-te-protège ». Comme si elle fuyait un monstre abominable et qu’elle n’avait que l’temps d’fourrer une seule robe de r’change dans un sac de drap avant d’passer la porte à toutes jambes. »

Comme si elle fuyait un monstre… Ces mots transpercèrent Alvin jusqu’au fond de l’âme. Elle avait un tel talent qu’elle avait fort bien pu le voir venir. Enfuie subitement, le matin de son arrivée. Elle n’aurait pas été une torche, on aurait pu mettre ça sur le compte du hasard. Mais c’en était une, justement. Elle l’avait vu venir. Elle savait qu’il faisait tout ce chemin dans l’espoir de la retrouver et de lui demander de l’aider à devenir ce pour quoi il était né. Elle avait vu ça et elle avait pris la fuite.

« J’suis vraiment désolé qu’elle soye partie, dit Alvin.

— J’te remercie d’compatir, mon ami, c’est gentil de ta part. J’espère seulement que ça durera pas trop longtemps. J’espère qu’elle va faire c’qui l’a poussée à partir et qu’elle s’en reviendra dans quèques jours, ou p’t-être dans deux ou trois semaines. » Il se mit à nouveau à rire, ou à sangloter peut-être, c’était à peu près le même bruit. « J’peux même pas aller demander à la torche d’Hatrack de m’dire la bonne fortune à son sujet, par rapport qu’la torche d’Hatrack, elle s’en est partie. »

Horace se remit à pleurer pour de bon, le temps d’une minute. Puis il saisit Alvin aux épaules et le regarda dans les yeux, sans même dissimuler les larmes sur ses joues. « Alvin, souviens-toi qu’tu m’as vu pleurer comme une femme et tu t’souviendras de c’que ressentent les pères quand leurs enfants les quittent. C’est ça qu’ton père ressent asteure que t’es loin de lui.

— J’connais, fit Alvin.

— Bon, si ça t’ennuie pas, dit Horace Guester, j’ai b’soin d’rester seul icitte. »

Alvin lui toucha brièvement le bras puis s’en retourna. Il ne redescendit pas vers la maison pour prendre le repas de midi que lui avait offert la vieille Peg Guester. Il était trop bouleversé pour s’asseoir à leur table et manger. Comment leur expliquer que le départ de cette torche lui brisait presque autant le cœur qu’à eux ? Non, il devait garder le silence. Les réponses qu’il venait chercher à Hatrack, elles s’en étaient allées avec une jeune fille de seize ans qui ne voulait pas le rencontrer quand il arriverait.

Elle a peut-être vu mon avenir et elle me déteste. Je suis peut-être un monstre plus horrible que tout ce qu’on n’a jamais imaginé par une nuit de cauchemar.

Il suivit les coups de marteau du forgeron. Ils l’entraînèrent sur un vague sentier conduisant à une resserre à cheval sur un ruisseau qui sortait directement à flanc de colline. Longeant le cours d’eau, il descendit la pente dégagée d’une prairie et arriva derrière la forge. Une fumée âcre en montait. Il fit le tour et vit à l’intérieur, par la grande porte coulissante, le forgeron qui martelait une barre de fer rougi pour lui donner une forme arrondie sur le col de son enclume.

Alvin s’arrêta pour le regarder travailler. Du dehors, il sentait nettement la chaleur de la forge ; dedans, ça devait ressembler aux feux de l’enfer. Les muscles du forgeron donnaient l’impression d’une cinquantaine de cordes distinctes qui lui maintenaient le bras sous la peau. Ils glissaient et roulaient les uns sur les autres quand le marteau s’élevait en l’air, puis se regroupaient tous d’un bloc quand il s’abattait. D’aussi près, Alvin avait du mal à supporter le son de cloche assourdissant du métal sur le métal, que l’enclume, comme un diapason, répercutait sans fin. Le corps du forgeron dégoulinait de transpiration ; il était torse nu, sa peau blanche rougie par la chaleur, striée de traînées de suie provenant de la chaufferie et de sueur s’échappant de ses pores. On m’a envoyé là pour devenir l’apprenti du diable, se dit Alvin.

Mais il sut que c’était une idée stupide au moment même où elle lui venait. Il avait sous les yeux un homme dur à la tâche, voilà tout, qui gagnait sa vie grâce à un savoir-faire dont toute ville avait besoin pour espérer se développer. À en juger par la dimension des corrals destinés aux chevaux dans l’attente d’être ferrés et par les tas de barres de fer qui allaient être transformées en socs et faucilles, en haches et fendoirs, il faisait aussi de bonnes affaires. Si j’apprends ce métier je n’aurai jamais faim, songea Alvin, et les gens seront toujours contents de me trouver.

Il y avait autre chose. Qui touchait au feu brûlant et au fer rougi. Ce qui se réalisait dans cette forge s’apparentait un peu à ce qu’il accomplissait, lui. Il avait travaillé la pierre dans la carrière de granit, au moment de tailler la meule pour le moulin de son père, et il savait que son talent lui permettrait probablement de se projeter dans le métal et de le modeler à volonté. Mais il avait à apprendre sur la forge, le marteau, le soufflet, le feu et l’eau des baquets de refroidissement, toutes choses qui l’aideraient à devenir ce pour quoi il avait vu le jour.

Alvin considéra alors le forgeron, non plus comme un étranger costaud, mais comme l’homme qu’il serait lui-même un jour. Il voyait de quelle façon les muscles de ses épaules et de son dos s’étaient développés. Le corps d’Alvin était fort d’avoir coupé du bois, fendu des piquets, hissé, redressé… tout ce qui lui permettait de gagner quelques pièces dans les fermes voisines. Mais pour ces travaux-là tous les muscles participaient aux mouvements. On se penchait en arrière pour soulever la hache, et quand elle retombait, c’était comme si tout le corps ne faisait qu’un avec le manche ; jambes, hanches et dos, tout bougeait à l’instant du coup. Mais le forgeron, il tenait le fer rougi dans les pinces, il le maintenait si fermement et si précisément contre l’enclume que pendant que son bras droit balançait le marteau, le reste du corps ne frémissait pas d’une secousse, son bras gauche restait aussi immobile et solide que le roc. Son travail avait différemment modelé le forgeron, avait demandé aux bras davantage de force pure ; les muscles rattachés au cou et au sternum saillaient d’une tout autre manière que ceux d’un petit gars de ferme.

Alvin sentit à l’intérieur de lui-même comment ses propres muscles se développaient et il sut aussitôt où les changements devraient se produire. Ça faisait partie de son talent de pouvoir se guider dans la chair aussi facilement qu’il se repérait dans les configurations internes de la pierre vive. Déjà, ramassé au fond de lui-même, il apprenait à son corps à se transformer en prévision de son nouveau travail.

« Mon gars, fit le forgeron.

— M’sieur, fit Alvin.

— T’as de l’ouvrage pour moi ? J’te connais pas, hein ? »

Alvin s’avança et présenta le mot de son père.

« Lis-le moi, mon gars, mes yeux sont pas trop bons. »

Alvin déplia le papier. « D’Alvin Miller, de Vigor Church, à Conciliant Smith, forgeron de Hatrack River. Voici mon garçon Alvin que vous avez accepté de prendre pour apprenti jusqu’à l’âge de dix-sept ans. Il travaillera dur, il fera tout ce que vous lui demanderez, et vous lui apprendrez tout ce qu’il faut connaître pour devenir un bon forgeron, comme dans le contrat que j’ai signé. C’est un bon petit gars. »

Le forgeron tendit la main, prit le papier et l’approcha tout contre ses yeux. Ses lèvres bougèrent tandis qu’il répétait quelques phrases. Puis il claqua le papier sur l’enclume. « Elle est bonne, celle-là ! fit-il. Tu connais donc pas que t’as pas loin d’un an d’retard, mon gars ? Je t’attendais au printemps passé, moi. J’ai r’fusé trois propositions d’apprentis, j’avais la parole de ton p’pa que t’arrivais, et résultat j’me suis r’trouvé sans aide toute cette année par rapport qu’il l’a pas tenue, sa parole. Asteure faudrait que j’te prenne avec un an d’moins sus l’contrat, sans même me d’mander mon avis ni mot d’excuse.

— Pardon, m’sieur, dit Alvin. Mais on a eu la guerre l’an passé. J’venais icitte et je m’suis fait prendre par les Chok-Taws.

— Prendre par… oh, allons, mon gars, m’fais pas des accroires pareilles. Si les Chok-Taws t’avaient pris, t’aurais plus tes jolis cheveux sus la tête asteure, ça non ! Et y aurait d’fortes chances pour qu’y t’manque quèques doigts.

— C’est Ta-Kumsaw qui m’a sauvé, dit Alvin.

— Oh, t’as sans doute aussi vu l’Prophète et marché avec lui sus les eaux. »

De fait, c’était exactement ça. Mais le ton du forgeron persuada Alvin qu’il ne serait pas malin de le dire. Aussi ne répondit-il pas.

« Où qu’est ton cheval ? demanda le forgeron.

— J’en ai pas, fit Alvin.

— Ton père a écrit la date sus c’te lettre, mon gars, deux jours passés ! T’a ben fallu venir à cheval.

— J’ai couru. » À peine avait-il répondu qu’il s’aperçut de son erreur.

« Couru ? fit le forgeron. Pieds nus ? Doit bien y avoir quatre cents milles d’icitte à la Wobbish, sinon plusse ! Tu devrais avoir les pieds en charpie jusqu’aux genoux ! M’fais pas des accroires, mon gars ! J’veux pas d’menteux chez moi ! »

Alvin avait le choix, il le savait. Il pouvait expliquer qu’il était capable de courir comme un homme rouge. Conciliant Smith ne le croirait pas, et Alvin serait forcé de lui donner un échantillon de ses prouesses. Il n’y aurait rien de plus facile. Tordre une barre de fer seulement en passant la main dessus. Mélanger deux roches pour qu’elles n’en forment plus qu’une. Mais Alvin avait déjà pris la décision de ne pas montrer ses talents par ici. Comment ferait-il un véritable apprenti si les gens venaient le trouver pour qu’il leur taille des pierres de cheminée, qu’il leur remette en état une roue cassée ou pour toute réparation que lui permettaient ses pouvoirs ? D’ailleurs, il n’avait jamais fait ça, s’exhiber uniquement pour prouver ce dont il était capable. Chez lui, il n’utilisait son talent qu’en cas de besoin.

Il s’en tint donc à sa résolution de garder son talent pour lui autant que possible. Ne rien dire de ce qu’il pouvait accomplir. Simplement apprendre comme n’importe quel garçon ordinaire, travailler le fer à la manière du forgeron, laisser les muscles de ses bras, ses épaules, sa poitrine et son dos lentement s’enforcir.

« J’bêtisais, dit Alvin. Un homme m’a fait monter sus son deuxième cheval.

— J’goûte pas ce genre de bêtise, dit le forgeron. J’aime pas ça, que tu me mentes aussi facilement. »

Que dire ? Alvin ne pouvait même pas protester qu’il n’avait pas menti, puisqu’il venait de prétendre qu’on lui avait prêté une monture, ce qui était faux. Il était donc aussi menteur que le jugeait le forgeron. Il y avait simplement confusion sur la déclaration qui avait donné lieu au mensonge.

« Je m’excuse, dit Alvin.

— J’veux pas d’toi, mon gars. De toute façon, avec un an d’retard, rien m’oblige à t’prendre. Et dès que t’arrives, v’là qu’tu mens. J’vais pas tolérer ça.

— M’sieur, j’m’excuse, répéta Alvin. Je l’referai plus. Chez moi, on connaît bien que j’suis pas un menteux, et icitte on connaîtra que j’suis honnête si vous m’donnez une chance. Prenez-moi après mentir ou mal faire mon ouvrage, et vous pourrez m’flanquer dehors, j’poserai pas de questions. Donnez-moi seulement une chance de l’prouver, m’sieur.

— T’as pas l’air non plus d’avoir onze ans, mon gars.

— Si, j’les ai, m’sieur. Vous l’connaissez bien. C’est vous-même, avec vos bras, qu’avez sorti l’corps d’mon frère Vigor d’la rivière la nuit où qu’je suis né, c’est ça que m’a dit mon p’pa. »

Le regard du forgeron se fit distant, comme s’il se souvenait. « Oui, il t’a dit la vérité, c’est moi qui l’ai tiré de l’eau. Il s’accrochait aux racines de l’arbre même dans la mort, j’ai cru qu’y m’faudrait mon couteau pour lui faire lâcher prise. Amène-toi, mon gars. »

Alvin s’approcha. Le forgeron le palpa, lui éprouva du doigt les muscles des bras.

« Eh ben, j’vois que t’es pas un feignant. Les feignants s’amollissent, mais toi, t’es costaud comme un fermier dur à l’ouvrage. Là-dessus, tu peux pas mentir, m’est avis. Mais t’as pas encore vu ce qu’est vraiment de l’ouvrage.

— J’suis paré à l’apprendre.

— Oh ça, j’en suis sûr. Y a plus d’un drôle qui serait content d’apprendre avec moi. Les aut’ métiers, ça va, ça vient, mais on a toujours b’soin d’un forgeron. Ça changera jamais. Bon, pour ce qu’est du corps, t’es assez costaud, m’est avis. Voyons voir pour ce qu’est d’la cervelle. Regarde cette enclume. Icitte, c’est la bigorne, à la pointe, tu vois. Répète ça.

— Bigorne.

— Et après, là, le col. Et ça, c’est la table… elle est pas r’couverte d’acier poule, comme ça quand tu donnes des coups de ciseau à froid d’sus, l’ciseau s’émousse pas. Puis après ce rebord, là, c’est la surface en acier, où tu travailles le métal à chaud. Et ça, c’est l’trou porte-outils, où j’place le talon de l’étampe, du tranchet et du griffon. Icitte, j’ai l’dégorgeoir, qui m’sert quand j’perce des feuillards… l’poinçon à chaud arrive directement dans la cavité. T’as compris tout ça ?

— J’crois, m’sieur.

— Alors répète-moi les noms des différentes parties de l’enclume. »

Alvin les cita du mieux qu’il put. Il ne se rappelait pas leurs fonctions, pas de chacune en tout cas, mais le résultat ne fut sans doute pas trop mauvais car le forgeron hocha la tête et sourit. « Bon, t’es pas idiot, m’est avis, t’apprends vite. Et qu’tu soyes grand pour ton âge, c’est une bonne chose. J’serai pas forcé de t’laisser au balai et au soufflet durant les quatre premières années, comme je l’fais avec les drôles plus petits. Mais ton âge, c’est là que l’bât blesse. La durée d’un apprentissage, c’est sept années, mais l’contrat que j’ai signé avec ton p’pa, il dit jusqu’à tes dix-sept ans, c’est tout.

— J’en ai presque douze, asteure, m’sieur.

— C’que j’dis, moi, c’est que j’veux pouvoir te garder sept ans si y a b’soin. J’tiens pas à t’voir filer dès que je t’aurai assez formé pour qu’tu m’soyes utile.

— Sept ans, m’sieur. Le printemps d’mes dix-neuf ans, j’aurai fini mon temps.

— Sept ans, c’est long, mon gars, et j’entends t’voir aller jusqu’au bout. La plupart des apprentis commencent à neuf ou dix ans, ou même à sept, comme ça ils peuvent gagner leur vie et s’mettre en quête d’une femme à seize ou dix-sept. J’veux rien de tout ça. J’attends de toi qu’tu vives en chrétien, sans courir la prétentaine avec les filles du village, tu m’suis ?

— Oui, m’sieur.

— Alors c’est bien. Mes apprentis couchent dans la soupente au-d’sus d’la cuisine ; tu mangeras à ma table avec ma femme, mes enfants et moi, mais j’apprécierai que t’évites de parler sous mon toit si on t’adresse pas la parole ; j’voudrais pas qu’mes apprentis s’figurent qu’ils ont les mêmes droits qu’mes enfants, par rapport que c’est pas l’cas.

— Oui, m’sieur.

— Pour le moment, y m’faut réchauffer ce feuillard. Alors tu vas t’occuper du soufflet, là. »

Alvin s’approcha de la branloire du soufflet. Elle était en forme de T, afin qu’on la manœuvre à deux mains. Mais Alvin en tordit l’extrémité pour lui donner le même angle que le manche du marteau lorsque le forgeron le leva en l’air. Puis il se mit à actionner le soufflet d’un seul bras.

« Qu’esse-tu fais, mon gars ? s’écria son nouveau maître. Tu vas pas tenir dix minutes si tu t’sers d’un seul bras.

— Alors, dans dix minutes j’passerai au bras gauche, dit Alvin. Mais j’pourrai pas m’préparer pour l’ouvrage au marteau si je m’penche à chaque fois que j’fais marcher le soufflet. »

Le forgeron le considéra, l’air en colère. Puis il éclata de rire. « T’as l’palais bien fendu, mon gars, mais t’as aussi d’la jugeote. Fais à ta guise aussi longtemps qu’tu peux, mais veille à pas mollir sus l’air que tu m’envoies, j’ai b’soin d’un bon feu, et pour l’moment c’est plus important que de t’faire les muscles des bras. »

Alvin se mit à pomper. Il sentit bientôt la douleur lancinante que ce mouvement inhabituel lui causait dans le cou, la poitrine et le dos. Mais il s’accrocha, ne ralentit jamais le rythme du soufflet, obligea son corps à supporter les élancements. Il aurait pu acquérir ses muscles tout de suite en leur apprenant comment se développer grâce à ses pouvoirs cachés. Mais Alvin n’était pas venu pour ça, il en était sûr. Il laissa donc la douleur s’installer à son gré, son corps se transformer à sa guise et ne devoir chaque nouveau muscle qu’au seul effort.

Il tint un quart d’heure avec la main droite, dix minutes avec la gauche. Ses muscles lui faisaient mal et il aimait cette sensation. Conciliant Smith semblait content de son apprenti. Alvin savait qu’ici il se transformerait, que le travail ferait de lui un homme fort et habile.

Un homme, pas un Faiseur. Il n’était pas encore vraiment sur la route menant à ce qu’il était censé devenir. Mais comme il n’y avait pas eu de Faiseur dans le monde depuis mille ans sinon plus, à ce qu’on racontait, qui allait le prendre en apprentissage pour lui enseigner ce métier-là ?

IV

Modesty

Whitley Physicker aida Peggy à descendre de voiture devant une jolie maison, dans un des beaux quartiers de Dekane. « J’aimerais t’accompagner jusqu’à la porte, Peggy Guester, et m’assurer qu’il y a quelqu’un pour t’accueillir », dit-il, mais elle n’ignorait pas qu’il s’attendait à son refus. Si quelqu’un savait à quel point elle n’aimait guère qu’on s’occupe d’elle, c’était bien le docteur Whitley Physicker. Elle le remercia donc gentiment et lui fit ses adieux.

Elle entendit s’éloigner le roulement de la voiture et le clip-clop du cheval tandis qu’elle laissait retomber le heurtoir de la porte. Une servante vint ouvrir, une jeune Allemande si fraîchement débarquée du bateau qu’elle ne parlait même pas assez d’anglais pour s’enquérir du nom de Peggy. Elle l’invita à entrer du geste, la fit asseoir sur une banquette dans le vestibule puis présenta un plateau d’argent.

Pour quoi faire, ce plateau ? Peggy avait du mal à saisir ce qu’elle voyait dans l’esprit de cette étrangère. Elle attendait quelque chose, mais quoi ? Un petit bout de papier, mais Peggy ne comprenait pas dans quel but. La fille insista et lui tendit le plateau sous le nez. Peggy ne put que hausser les épaules.

L’Allemande finit par abandonner et repartir. Peggy patienta sur sa banquette. Elle se mit en quête de flammes de vie dans la maison et trouva celle qu’elle cherchait. Ce n’est qu’à cet instant qu’elle comprit à quoi servait le plateau : sa carte de visite. Les gens de la ville, les riches en tout cas, ils avaient de petites cartes sur lesquelles ils inscrivaient leur nom pour s’annoncer quand ils rendaient une visite. Peggy se souvint même avoir lu quelque chose là-dessus dans un livre, mais il s’agissait d’un livre des Colonies de la Couronne et elle n’avait jamais pensé qu’on s’encombrait de telles formalités dans les pays libres.

Bientôt la maîtresse de maison apparut, suivie comme une ombre par la jeune Allemande qui risquait des coups d’œil par-derrière sa belle robe de jour. Peggy savait, d’après sa flamme de vie, que la dame ne s’estimait pas particulièrement en grande toilette aujourd’hui, mais Peggy eut l’impression de voir la reine en personne.

Peggy observa sa flamme de vie et découvrit ce qu’elle espérait. La dame n’était pas du tout ennuyée par sa présence chez elle, simplement curieuse. Oh, la dame la jugeait, évidemment – Peggy n’avait jamais connu personne, elle-même moins que quiconque, qui ne portait pas de jugement sur les étrangers –, mais le jugement était bienveillant. Quand la dame regarda les vêtements simples de Peggy, elle vit une fille de la campagne, pas une pauvresse ; quand elle regarda son visage impassible, sévère, elle vit une enfant qui avait souffert, pas un laideron. Et lorsqu’elle imagina ses souffrances, sa première pensée fut d’essayer de les guérir. Oui, la dame était bonne. Peggy ne s’était pas trompée en venant chez elle.

« Je ne crois pas avoir le plaisir de te connaître », dit la dame. Elle avait une belle voix, douce et chaude.

« M’est avis qu’non, madame Modesty. Je m’appelle Peggy. J’pense que vous avez connu mon papa, il y a longtemps.

— Peut-être que si tu me disais son nom… ?

— Horace, fit Peggy. Horace Guester, d’Hatrack, dans l’Hio. »

Peggy vit le tumulte que souleva dans sa flamme de vie le seul énoncé du nom de son père : souvenirs heureux et aussi vague crainte quant aux intentions de cette fille peu ordinaire. Mais la crainte s’estompa bientôt ; son mari était mort depuis plusieurs années et ne risquait donc plus d’en pâtir. Aucune de ces émotions ne transparut sur son visage qui garda la même expression douce, amicale et gracieuse. Modesty se tourna vers la servante et lui adressa quelques mots dans un allemand parfait. La servante fit une révérence et disparut.

« Est-ce ton père qui t’envoie ? » demanda la dame. La question cachée était : Est-ce que ton père t’a dit ce que j’étais pour lui et lui pour moi ?

« Non, fit Peggy, j’suis venue d’moi-même. Il en mourrait s’il apprenait que j’connais votre nom. Vous comprenez, j’suis une torche, madame Modesty. Il a pas d’secrets, pas pour moi. Personne en a. »

Peggy ne fut aucunement surprise de l’effet que cette nouvelle produisit sur Modesty. La plupart des gens auraient aussitôt pensé à tous les secrets qu’ils souhaitaient qu’elle ne découvre pas. Au lieu de ça, la dame songea aussitôt combien il devait être pénible pour Peggy de connaître des choses qu’il valait mieux ignorer. « Tu l’es depuis longtemps ? fit-elle doucement. Pas depuis toute petite, tout de même ? Le Seigneur est trop miséricordieux pour accabler un esprit d’enfant d’une telle connaissance.

— M’est avis que l’Seigneur s’est guère intéressé à moi », dit Peggy.

La dame tendit la main et lui toucha la joue. Peggy savait qu’elle avait remarqué la poussière de la route qui la salissait un peu. Mais vêtements et propreté n’étaient pas la préoccupation majeure de Modesty. Une torche, pensait-elle. Voilà qui explique le visage froid et rébarbatif chez une fille aussi jeune. Trop de connaissance l’a durcie.

« Pourquoi viens-tu me voir ? demanda-t-elle. Tu n’as quand même pas l’intention de nous faire du mal, à ton père et à moi, pour une faute aussi ancienne.

— Oh non, m’dame », fit Peggy. De toute sa vie, jamais sa voix ne lui avait parue aussi éraillée ; auprès de la dame, elle croassait comme une corneille. « Si j’suis assez torche pour connaître votre secret, je l’suis aussi pour connaître qu’y avait du bien dedans, autant qu’du péché, et pour ce qui est du péché, papa continue de l’payer, et plutôt deux ou trois fois qu’une à chaque jour qui passe. »

Les larmes montèrent aux yeux de Modesty. « J’espérais, murmura-t-elle, j’espérais que le temps atténuerait sa honte et qu’aujourd’hui il s’en souviendrait avec plaisir. Comme une des anciennes tapisseries défraîchies d’Angleterre, dont les couleurs ont perdu leur éclat mais qui conservent le reflet de la beauté. »

Peggy aurait pu lui dire qu’il éprouvait davantage que du plaisir, qu’il revivait tous ses sentiments comme s’ils dataient de la veille. Mais c’était le secret de papa et ce n’était pas à elle de le divulguer.

Modesty porta un mouchoir à ses paupières pour sécher les larmes qui y tremblotaient. « Durant toutes ces années je ne me suis jamais confiée à aucun mortel. Je n’ai ouvert mon cœur qu’au Seigneur, et il m’a pardonnée ; mais je trouve plutôt vivifiant d’en parler à quelqu’un dont je vois le visage de mes yeux et non dans mon imagination. Dis-moi, mon enfant, si tu ne viens pas en ange de la vengeance, peut-être viens-tu en ange de miséricorde ? »

Madame Modesty s’exprimait avec une telle élégance que Peggy se sentit poussée à employer le même langage qu’elle lisait dans les livres, au lieu de parler à sa manière naturelle. « Je viens en… en suppliante, dit-elle. Je viens chercher de l’aide. Je viens pour changer de vie et j’ai pensé, comme vous aimiez mon père, que vous n’refuseriez pas une faveur à sa fille. »

La dame lui sourit. « Même si tu n’es que la moitié de la torche que tu prétends être, tu connais déjà ma réponse. De quelle aide as-tu besoin ? Mon mari m’a laissé beaucoup d’argent à sa mort, mais je ne crois pas que c’est l’argent que tu cherches.

— Non, m’dame », dit Peggy. Mais c’était quoi, ce qu’elle cherchait, maintenant qu’elle était ici ? Comment expliquer pourquoi elle était venue ? « Je n’aimais pas la vie que je me voyais mener à Hatrack. Je voulais…

— T’échapper ?

— Quelque chose comme ça, m’est avis, mais pas exactement.

— Tu veux devenir autre chose que ce que tu es, fit la dame.

— Oui, madame Modesty.

— Et tu souhaites devenir quoi ? »

Peggy n’avait jamais trouvé de mots pour décrire ce dont elle avait rêvé, mais à présent, devant madame Modesty, elle s’apercevait comme il pouvait être simple de les exprimer, ces rêves. « Vous, m’dame. »

La dame sourit et se toucha le visage, les cheveux. « Oh, mon enfant, il faut avoir de plus hautes visées. Ce qu’il y a de meilleur en moi, c’est en grande partie ton père qui me l’a donné. Son amour m’a appris que je méritais peut-être – non, pas peut-être –, que je méritais réellement d’être aimée. J’en ai appris bien davantage depuis, sur ce qu’est, sur ce que doit être une femme. Quelle charmante symétrie, si je puis redonner à sa fille un peu de la sagesse qu’il m’a apportée. » Elle se mit doucement à rire. « Je n’aurais jamais imaginé prendre une élève.

— Plutôt une disciple, je crois, madame Modesty.

— Ni élève, ni disciple. Veux-tu rester chez moi en invitée ? Me permets-tu d’être ton amie ? »

Peggy distinguait mal les chemins de sa propre vie, mais elle les sentit s’ouvrir en elle, tous les avenirs qu’elle pouvait souhaiter et qui l’attendaient ici, dans cette maison. « Oh, m’dame, fit-elle, si vous voulez. »

V

Le sourcier

Hank Dowser le sourcier en avait vu défiler, des apprentis, depuis toutes ces années, mais jamais d’aussi effrontés que celui-ci. Conciliant Smith, penché sur le sabot antérieur gauche de la vieille Picklewing, s’apprêtait à enfoncer le clou, et voilà que son drôle l’interrompait.

« Pas ce clou-là, dit l’apprenti du forgeron. Pas là. »

Ah ça, de l’avis de Hank, c’était l’occasion ou jamais pour le maître de flanquer à l’élève une bonne taloche sur l’oreille et de l’envoyer brailler à la maison.

Mais Conciliant Smith se contenta de hocher la tête et de regarder le gamin. « Tu t’sens capable de clouer c’fer, Alvin ? demanda le forgeron. Elle est grande, c’te jument, mais j’constate que t’as pris quèques pouces depuis la dernière fois que j’t’ai regardé.

— J’peux l’faire, dit le gamin.

— Holà, doucement, fit Hank Dowser. J’ai que Picklewing comme bête et j’ai pas les moyens de m’en payer une autre. Moi, j’veux pas qu’vot’ apprenti maréchal-ferrant s’fasse la main et s’trompe aux dépens de ma pauv’ vieille haridelle. » Ayant ainsi franchement exprimé le fond de sa pensée, Hank continua sur sa lancée de dégoiser à l’étourdie : « Et puis qui c’est, l’patron, icitte ? » fit-il.

Ça, c’était la chose à ne pas dire. Hank s’en rendit compte à l’instant même où les mots franchissaient ses lèvres. On ne demande pas qui est le patron, pas devant l’apprenti. Du coup, les oreilles de Conciliant Smith virèrent au rouge ; il se releva, dépliant ses six pieds de haut, exhibant ses bras comme les pattes d’un bœuf et ses mains capables d’écrabouiller la gueule d’un ours, et répondit : « J’suis l’patron icitte, et quand j’dis qu’mon apprenti peut faire le travail, c’est qu’il peut l’faire, sinon allez donner vot’ pratique à un autre forgeron.

— Holà, montez pas sus vos grands chevaux, fit Hank Dowser.

— J’monte pas sus mes grands chevaux, j’soutiens l’vôtre, dit Conciliant Smith. Du moins, j’y tiens la jambe. Par le fait, vot’ cheval s’appuie sus moi de tout son poids. Et voilà que vous d’mandez si j’suis l’maître dans ma forge. »

Quiconque n’a pas le cerveau fêlé sait qu’énerver le maréchal qui ferre votre cheval, ça n’est pas plus malin que d’exciter les abeilles avant de récolter le miel. Hank Dowser espérait seulement qu’il serait plus facile à calmer. « ’videmment qu’vous êtes le maître, fit-il. J’pensais pas à mal, c’est seulement que j’ai été surpris d’entendre vot’ apprenti faire son malin comme ça, voilà.

— Ben ça, c’est par rapport qu’il a un talent, dit Conciliant Smith. Ce p’tit Alvin, il arrive à dire ce qui s’passe à l’intérieur d’un sabot d’cheval : où le clou va tenir, s’il va s’enfoncer dans la chair et faire mal, ce genre de choses. C’est un maréchal-ferrant-né. Et s’il me dit : « Enfoncez pas ce clou », eh ben, j’connais asteure que c’est pas un clou que j’dois enfoncer, sinon l’cheval va boiter ou piquer un coup d’folie. »

Hank Dowser sourit et n’insista pas. La journée était chaude, voilà tout, et les sangs se mettaient vite à bouillir. « J’respecte les talents de tout un chacun, dit-il. Tout comme j’attends des autres qu’ils respectent le mien.

— Dans ce cas, j’ai soutenu ce cheval ben assez longtemps, dit le forgeron. Tiens, Alvin, cloue-moi ce fer. »

Si le gamin avait crâné, minaudé ou ricané, il aurait justifié la colère de Hank. Mais l’apprenti Alvin se contenta de s’accroupir, les clous dans la bouche, et de relever le sabot antérieur gauche. Picklewing s’appuya sur lui, mais le jeune garçon était drôlement grand, malgré un visage encore dépourvu du moindre soupçon de barbe, et il faisait le pendant à son maître pour ce qui était des muscles qui lui gonflaient la peau. Supportant ainsi le poids du cheval, il ne lui fallut pas une minute pour clouer le fer en place. Picklewing ne frémit pas d’un poil, elle ne dansa même pas comme à son habitude quand on enfonçait les clous. Et maintenant que Hank y réfléchissait, Picklewing semblait toujours feindre un peu de ce pied-là, comme si elle avait l’intérieur du sabot légèrement sensible. Mais elle était comme ça depuis si longtemps que Hank n’y prêtait plus guère attention.

L’apprenti se recula pour céder la place, toujours sans la moindre fanfaronnade. Il ne faisait rien d’un tant soit peu déplaisant, mais Hank éprouvait encore une colère absurde envers lui. « Quel âge il a ? demanda-t-il.

— Quatorze ans, répondit Conciliant Smith. L’en avait onze quand il est arrivé chez moi.

— Un p’tit peu vieux pour un apprenti, croyez pas ? fit Hank.

— C’est qu’il est arrivé avec un an d’retard, à cause d’la guerre avec les Rouges et les Français… Il vient d’la région d’la Wobbish.

— Ç’a été dur, ces années-là, dit Hank. Par chance, moi, j’suis resté tout c’temps en Irrakwa. J’cherchais des puits pour les moulins à vent le long du chemin d’fer qu’ils construisaient. Quatorze ans, hein ? Grand comme il est, m’est avis qu’il a quand même menti sus son âge. »

Si le gamin n’apprécia pas qu’on le traite de menteur, il n’en montra rien. Ce qui contraria d’autant plus Hank Dowser. C’était comme une épine sous sa selle, cet apprenti lui portait sur les nerfs quoi qu’il fasse.

« Non, dit le forgeron. On connaît ben son âge. L’est né icitte, à Hatrack River, y a quatorze ans, quand ses parents sont passés en allant vers l’ouest. On a enterré l’aîné d’ses frères sus la colline. Mais l’est tout d’même grand pour son âge, s’pas ? »

Ils auraient aussi bien pu discuter d’un cheval. L’apprenti Alvin ne semblait pas s’en soucier. Il restait là, sans bouger, et son regard fixe les traversait comme s’ils étaient de verre.

« Il vous reste quatre ans sus son contrat, alors ? demanda Hank.

— Un peu plusse. Jusqu’à ses dix-neuf ans.

— Eh ben, s’il est déjà aussi bon qu’ça, m’est avis qu’il va s’dépêcher d’reprendre sa liberté pour devenir compagnon. » Hank regarda le jeune garçon qui ne parut pas se dérider à cette idée-là non plus.

« Moi, j’crois qu’non, fit Conciliant Smith. Il est bon pour les chevaux mais il est étourdi à la forge. N’importe quel forgeron peut faire du ferrage, mais il en faut un vrai quand s’agit d’façonner un soc de charrue ou un bandage de roue, et pour ça un talent avec les chevaux, ça vaut rien. T’nez, pour mon chef-d’œuvre, moi, j’ai fait une ancre ! J’étais dans l’Netticut à l’époque, figurez-vous. Y a pas beaucoup de d’mande pour des ancres par icitte, faut dire c’qui est. »

Picklewing s’ébroua et piaffa… Mais la jument ne dansa pas frénétiquement, comme font les chevaux quand leurs nouveaux fers les gênent. C’était une bonne série de fers, un bon ferrage. Même ça mit Hank en rage contre l’apprenti. Cette colère, il ne la comprenait pas. Le gamin avait posé le dernier fer de Picklewing sur un pied qui aurait boité si un autre maréchal-ferrant avait exécuté le travail. Il avait fait du bien à la jument. Alors pourquoi cette fureur sourde, à fleur de peau, qui grandissait au moindre mot, au moindre geste de l’apprenti ?

Hank chassa ces pensées d’un haussement d’épaule. « Ben ça, c’est d’la belle ouvrage, dit-il. C’est à mon tour asteure de m’mettre à la tâche.

— Attendez, on connaît vous comme moi qu’un ouvrage de sourcier, ça vaut plusse qu’un ferrage, dit le forgeron. Alors, s’il vous faut aut’ chose, oubliez pas que j’vous l’dois, gratis.

— Pour ça, je r’viendrai, Conciliant Smith, la prochaine fois qu’mon canasson aura besoin d’fers. »

Puis, parce que Hank Dowser était chrétien et qu’il avait honte de son antipathie pour le jeune garçon, il ajouta un compliment à l’adresse de l’apprenti : « M’est avis qu’vous pouvez être sûr de m’revoir tant qu’vous aurez ce gars-là en apprentissage, avec le talent qu’il a. »

Le gamin aurait aussi bien pu ne pas entendre ses paroles louangeuses ; quant au maître forgeron, il gloussa. « Z’êtes pas l’seul à l’dire », fit-il.

À cet mots, Hank Dowser comprit une chose qui lui aurait échappé sinon. Le talent de ce garçon avec les sabots des chevaux, c’était bon pour le commerce, et Conciliant Smith était bien le genre d’homme à garder son apprenti jusqu’au dernier jour de son contrat afin de tirer profit de sa bonne réputation de maréchal-ferrant qui ne faisait jamais boiter et perdre un cheval. Tout ce qu’un maître cupide avait à faire, c’était de prétendre que l’apprenti ne valait rien à la forge ou autre chose dans ce goût-là, puis de s’en servir comme prétexte pour le retenir solidement. Entre-temps, le gamin aurait assuré à la forgerie la réputation de meilleure maréchalerie dans toute la région orientale de l’Hio. De l’argent dans la poche de Conciliant Smith, rien du tout pour le gamin, ni argent ni liberté.

La loi c’est la loi, et le forgeron ne l’enfreignait pas, il avait droit à chacun des jours de service de son élève. Mais la coutume voulait qu’on laisse partir un apprenti dès qu’il avait acquis assez d’expérience et de bon sens pour faire son chemin dans le monde. Sinon, sans espoir de liberté prochaine, à quoi bon pour le jeune s’efforcer d’apprendre le plus vite possible, à quoi bon s’échiner ? On racontait que même les planteurs des Colonies de la Couronne autorisaient leurs meilleurs esclaves à se faire un peu d’argent de poche en à-côtés, pour qu’ils puissent un jour racheter leur liberté avant de mourir.

Non, Conciliant Smith n’enfreignait pas la loi, mais il enfreignait la coutume des maîtres envers leurs apprentis, et à cause de ça Hank conçut une mauvaise opinion de lui ; mauvais maître que celui qui gardait un apprenti auquel il n’avait plus rien à enseigner.

Et cependant, tout en sachant l’apprenti dans son droit et le maître dans son tort, tout en sachant ça, il sentait son cœur déborder d’une haine froide et humide à la seule vue du jeune garçon. Hank frissonna, essaya de chasser cette impression.

« Vous dites que vous avez b’soin d’un puits, dit-il. Il vous l’faut pour boire, pour laver ou pour la forge ?

— Ça y change quèque chose ? demanda le forgeron.

— Eh ben, j’crois, fit Hank. Pour boire, il vous faut de l’eau pure, et pour laver de l’eau qu’a pas d’maladies. Mais pour l’ouvrage à la forge, m’est avis que l’fer, il s’en fiche pas mal qu’on l’trempe dans de l’eau claire ou trouble pour l’refroidir, pas vrai ?

— La source sus la colline, elle s’épuise, elle s’ralentit d’année en année, dit le forgeron. Y m’faut un puits sus lequel j’peux compter. Profond, avec de l’eau propre et pure.

— Vous connaissez pourquoi le ruisseau s’tarit, fit Hank. Tout l’monde creuse des puits et tire l’eau avant qu’elle sorte à la source. Vot’puits, ça va être comme qui dirait la goutte d’eau qui assèche la source.

— M’étonnerait pas, dit le forgeron. Mais j’vais pas r’boucher leurs puits, et y m’faut de l’eau, à moi aussi. J’me suis installé icitte rapport au ruisseau, et v’là qu’on me l’a tari asteure. M’est avis que j’pourrais m’en aller ailleurs, mais j’ai une femme et trois p’tits bougres à la maison, et j’me plais bien icitte, oui, j’me plais bien. Alors j’crois que j’aime mieux tirer de l’eau que déménager. »

Hank gagna le bouquet de saules au bord du ruisseau, près d’une resserre délabrée qui l’enjambait. « C’est à vous ? demanda Hank.

— Non, c’est à l’Horace Guester, çui-là qui tient l’auberge plus loin. »

Hank se trouva une fine branche de saule fourchue comme il fallait et se mit à la tailler avec son couteau. « On s’en sert plus guère asteure, d’la resserre, à c’que j’vois.

— Le ruisseau s’tarit, j’vous dis. La moitié du temps, en été, y a pas assez d’eau pour garder les jarres de crème au frais. Une resserre, ça vaut rien si on peut pas compter d’sus tout l’été. »

Hank donna un dernier coup de couteau et la tige de saule se détacha. Il en épointa le gros bout puis l’ébarba de tous les renflements de feuilles pour la rendre aussi égale que possible. Certains sourciers se fichaient que la branche soit lisse ou non, ils se contentaient d’arracher les feuilles et de laisser les bouts tout déchiquetés, mais Hank savait que l’eau n’avait pas forcément envie qu’on la trouve, et il fallait alors une bonne baguette de saule bien régulière pour la localiser. D’autres employaient une baguette nettoyée, mais toujours la même d’une année sur l’autre, d’un terrain à l’autre, ça non plus, ce n’était pas bon. Hank le savait, lui ; la baguette devait provenir d’un saule ou, à l’occasion, d’un hickory qui avait poussé en buvant l’eau qu’on espérait découvrir. Les autres sourciers, c’étaient des charlatans, mais ça n’avançait à rien de le dire. La plupart du temps ils trouvaient de l’eau parce qu’en creusant assez profond, on finit presque partout par tomber dessus. Hank, lui, savait y faire, il avait le vrai talent. Il sentait la baguette de saule trembler dans ses mains, sentait l’eau souterraine chanter vers lui. Il ne s’arrêtait pas non plus au premier signe qu’il décelait. Il cherchait de l’eau claire, peu profonde, à fleur de sol et facile à capter. Il mettait son amour-propre dans son travail.

Mais ça n’était pas comme avec cet apprenti – c’était quoi son nom déjà ? – Alvin. Non, pas comme avec lui. Ou bien on était capable de clouer des fers sans jamais estropier les chevaux, ou bien on n’en était pas capable. Dès qu’un maréchal-ferrant estropiait un cheval, les gens y regardaient à deux fois avant de retourner chez lui. Mais avec un sourcier, ça ne faisait apparemment pas de différence qu’il trouve de l’eau ou non à tous les coups. Il suffisait de se prétendre sourcier et de se munir d’une baguette fourchue, et les gens vous payaient pour trouver de l’eau, sans même s’inquiéter de savoir si vous aviez le moindre talent pour ça.

À cette pensée, Hank se demanda si c’était la raison qui lui faisait autant détester l’apprenti : le gamin s’était déjà fait un nom pour la qualité de son travail, tandis que lui, Hank, restait totalement inconnu, quand bien même il faudrait sans doute attendre la saint-glinglin avant qu’un autre vrai sourcier passe dans le pays.

Hank s’assit sur l’herbe au bord du ruisseau et retira ses bottes. Lorsqu’il se pencha pour poser sa deuxième botte sur un caillou au sec, là où il ne risquait pas de la retrouver grouillante d’insectes, il aperçut deux yeux qui clignotaient dans l’ombre d’un gros bouquet d’arbustes. Il tressaillit, croyant d’abord à un ours, puis à un Rouge à l’affût d’un scalp de sourcier, bien qu’on n’ait pas plus vu d’ours que de Rouges dans la région depuis des années. Non, il s’agissait seulement d’un petit moricaud à la peau claire qui se cachait dans les buissons. Le drôle était un sang-mêlé, mi-blanc, mi-noir, Hank ne s’y trompa pas une fois revenu de sa surprise. « Qu’esse tu regardes, toi ? » demanda-t-il.

Les yeux se fermèrent et le visage disparut. Les buissons s’agitèrent et bruissèrent ; quelque chose s’éloigna bien vite en rampant.

« Faites pas attention, dit Conciliant Smith. C’est rien qu’Arthur Stuart. »

Arthur Stuart ! Tout le monde en Nouvelle-Angleterre et aux États-Unis connaissait ce nom aussi sûrement que les habitants des Colonies de la Couronne. « Alors j’ai l’plaisir de vous apprendre que moi, j’suis le Lord Protecteur, dit Hank Dowser. Par rapport que si le roi a c’te couleur de peau-là, ça m’fait une nouvelle qui va m’assurer trois repas gratuits par jour dans n’importe quelle ville de l’Hio et du Suskwahenny jusqu’à ma mort. »

Conciliant éclata d’un rire joyeux à cette idée. « Non, c’est une bêtise d’Horace Guester, de l’avoir appelé comme ça. Horace et la Peg Guester, ils élèvent le gamin, vu qu’sa vraie mère est trop pauvre pour le faire, ’videmment, j’crois pas que ce soye la seule raison. L’est tellement clair qu’on peut pas blâmer l’mari, Mock Berry, s’il aime guère le voir manger à la même table que ses enfants noir de charbon. »

Hank Dowser entreprit de retirer ses chaussettes. « Vous supposez pas que l’Horace Guester l’a pris chez lui à cause qu’il est l’responsable de la peau si claire du p’tit ?

— Enfoncez-vous une citrouille dans la goule, Hank, avant d’sortir des choses pareilles, dit Conciliant. C’est pas son genre, à Horace.

— Vous seriez surpris du nombre de genses que j’ai connus qu’étaient en fait de ce genre-là, fit Hank. Mais j’dis pas ça pour Horace Guester, notez.

— Vous croyez qu’la Peg Guester laisserait entrer chez elle un fils bâtard de son mari, qui s’rait à moitié noir ?

— Et si elle était pas au courant ?

— Elle le s’rait. Sa fille, Peggy, elle était torche icitte, à Hatrack River. Et tout l’monde connaissait qu’la p’tite Peggy, elle mentait jamais.

— J’ai souventes fois entendu causer d’la torche d’Hatrack River avant d’venir dans l’pays. Comment ça s’fait que je l’ai jamais vue ?

— Elle est partie, voilà pourquoi, dit Conciliant Trois ans passés. S’est ensauvée. Évitez donc d’poser la moindre question là-dessus à l’auberge des Guester, c’est plus prudent. Ils sont un brin susceptibles sus l’sujet. »

Pieds nus à présent, Hank Dowser se mit debout sur la berge du ruisseau. Il leva machinalement les yeux ; là-bas, au milieu des arbres, se tenait encore Arthur Stuart, qui le regardait. Bah, quel mal pouvait bien faire un petit moricaud ? Aucun.

Hank s’avança dans le ruisseau et laissa l’eau glacée lui couler sur les pieds. Il lui parla silencieusement. Je ne veux pas arrêter ton cours ni t’assécher davantage. Si je creuse un puits, ce n’est pas pour te nuire. C’est comme si je t’offrais un autre lit, un autre visage, d’autres mains, un autre œil. Alors ne te cache pas de moi, l’Eau. Montre-moi où tu remontes dans le sol, où tu pousses sous la surface pour t’élever jusqu’aux cieux, et je leur dirai de creuser là, de te libérer pour que tu baignes la terre, tu verras que je ne t’ai pas menti.

« L’est assez pure, cette eau-là ? demanda-t-il au forgeron.

— Très pure, dit Conciliant. Jamais entendu dire qu’elle a rendu malade. »

Hank trempa le bout pointu de sa baguette en amont de ses pieds. Goûte-la, dit-il à la baguette. Imprègne-toi de sa saveur, souviens-t’en et trouve m’en d’aussi bonne.

La baguette se cabra dans ses mains. Elle était prête. Il la retira du ruisseau ; elle retomba, calmée mais encore agitée de petits soubresauts, comme pour faire savoir qu’elle vivait, qu’elle vivait et qu’elle cherchait.

Désormais, plus besoin de parler, plus besoin de réfléchir. Il suffisait à Hank de marcher, les yeux presque clos pour que la vision de ce qui l’entourait ne vienne pas le distraire du picotement qu’il ressentait aux mains. La baguette ne le fourvoyait jamais ; regarder où il allait équivaudrait à reconnaître que la baguette n’avait pas le pouvoir de le diriger.

Il lui fallut pas loin d’une demi-heure. Oh, il trouva très vite où ils auraient pu creuser, mais ça n’était pas assez bon, pas pour Hank Dowser. Il pouvait dire, rien qu’à la façon dont la baguette se cabrait et retombait, si l’eau était assez près de la surface pour que ça vaille la peine d’aller la chercher. Il avait un tel savoir-faire que la plupart des gens ne faisaient pas de différence entre les pénétrants et lui ; il ne pouvait guère espérer meilleur talent. Et comme les pénétrants se faisaient vraiment rares – on les trouvait surtout chez les septièmes fils ou les treizièmes enfants –, Hank ne rêvait plus d’en être un plutôt qu’un sourcier ordinaire, pas souvent en tout cas.

La baguette plongea si violemment qu’elle s’enfonça de trois pouces dans le sol. Difficile de faire mieux. Hank sourit et rouvrit les yeux. Il n’était pas à plus de trente pieds derrière la forge. Impossible de trouver meilleur emplacement les yeux ouverts. Aucun pénétrant n’aurait mieux réussi.

C’est aussi ce que pensait le forgeron. « Eh ben, si vous m’aviez demandé où que j’voulais l’puits, c’est l’endroit que j’aurais choisi. »

Hank hocha la tête, acceptant le compliment sans un sourire, les yeux mi-clos, le corps encore parcouru des fourmillements provoqués par le puissant appel de l’eau. « J’veux pas retirer la baguette, dit-il, tant qu’vous aurez pas creusé un fossé tout autour pour marquer l’emplacement.

— Va m’quérir une pelle ! » s’écria le forgeron.

L’apprenti Alvin partit à petites foulées chercher l’outil. Hank nota qu’Arthur Stuart le suivait en trottinant de toute la vigueur de ses courtes jambes, si maladroitement qu’il ne pouvait manquer de tomber. Et il tomba comme de juste, s’étala tête la première dans l’herbe, glissa dans son élan sur un bon yard et se releva trempé de rosée. Ça ne l’arrêta pas pour autant. Il repartit en se dandinant pour faire le tour de la forgerie sur les traces de l’apprenti Alvin.

Hank se retourna vers Conciliant Smith et frappa le sol du talon. « J’peux pas l’garantir, j’ai pas l’talent pour, fit-il aussi modestement qu’il put, mais j’dirais qu’vous aurez pas b’soin d’creuser plus de dix pieds avant de trouver de l’eau là-dessous. Ça gigote et ça dindaille, du jamais vu.

— C’est pas mon affaire, de toute manière, fit Conciliant. J’ai pas l’intention d’creuser moi-même.

— Vot’apprenti m’paraît assez costaud pour le creuser tout seul, s’il flemmarde pas et s’il s’endort pas dès qu’vous aurez l’dos tourné.

— Il est pas du genre à flemmarder, dit Conciliant. Z’allez donc passer la nuit à l’auberge, m’est avis.

— M’est avis qu’non, fit Hank. Y a des genses à six milles d’icitte à l’ouest qui voudraient que j’leur trouve un terrain sec pour y creuser un bon caveau à patates bien profond.

— C’est pas l’contraire de faire le sourcier ?

— Si, Conciliant, et c’est joliment plus dur, par-d’sus l’marché, dans un pays aussi humide.

— Eh ben, r’passez donc par icitte, dit Conciliant, j’vous réserve une goutte d’la première eau que j’vais tirer du puits.

— J’suis d’accord, dit Hank, avec plaisir. » C’était un honneur qu’on ne lui accordait pas souvent, cette première gorgée d’un puits. Elle recelait un certain pouvoir, mais seulement quand on l’offrait de bon cœur, et Hank ne pouvait s’empêcher de sourire à présent. « J’vais r’passer dans un couple de jours, comptez-y. »

L’apprenti revint avec la pelle et entreprit aussitôt de creuser. Une tranchée peu profonde, mais Hank remarqua que le gamin délimitait un carré parfait sans prendre la moindre mesure : tous les côtés étaient égaux et, autant qu’il pouvait en juger, orientés aux quatre points cardinaux. Accroché à sa baguette toujours fichée dans le sol, Hank ressentit une soudaine nausée à l’estomac, due à la proximité du jeune garçon. Seulement, ce n’était pas le genre de nausée qui donne envie de dégobiller son petit déjeuner. C’était le genre qui annonce la douleur, une nausée qui appelle la violence ; Hank éprouva le désir fou d’arracher la pelle des mains de l’apprenti et de le frapper à la tête avec le bord tranchant de la lame.

Et alors, tandis que la baguette lui tremblait dans les mains, il finit par comprendre. Ce n’était pas lui, Hank, qui détestait ce gamin, dame non. C’était l’eau qu’il servait si bien, c’était elle qui voulait la mort de l’apprenti.

Dès que cette pensée lui vint, il la refoula, il ravala sa nausée. C’était l’idée la plus folle qui lui ait jamais traversé l’esprit. De l’eau, c’était de l’eau. Tout ce qu’elle voulait, c’était jaillir du sol ou tomber des nuages pour courir à la surface de la terre. Elle ne pensait pas à mal. N’avait pas envie de tuer. Et n’importe comment, Hank Dowser était chrétien, baptiste par-dessus le marché – s’il existait une religion naturelle pour un sourcier, c’était bien celle-là. On plongeait les gens dans l’eau pour les baptiser et les amener à Jésus, pas pour les noyer. Hank n’avait pas le meurtre au cœur mais son Sauveur ; son Sauveur qui lui enseignait d’aimer ses ennemis, qui lui disait que même la haine équivalait au meurtre.

Hank adressa une prière muette à Jésus pour qu’il lui ôte cette rage du cœur et qu’il l’empêche de souhaiter la mort de ce garçon innocent.

Comme en réponse, la baguette s’arracha soudain du sol, s’envola de ses mains et atterrit dans les buissons à presque deux perches de là.

Hank n’avait jamais vu ça dans toute sa vie de sourcier. Une baguette qui s’envolait ! Eh ben, c’était comme si l’eau l’avait repoussé avec autant de mépris qu’une grande dame éconduisant sèchement un grossier personnage.

« La tranchée est finie d’creuser », dit l’apprenti.

Hank l’observa avec attention pour voir s’il avait remarqué quoi que ce soit de bizarre dans la façon dont la baguette s’était échappée. Mais le gamin ne le regardait même pas. Il regardait seulement le sol à l’intérieur du carré qu’il venait de tracer.

« D’la bonne ouvrage », dit Hank. Il s’efforça de ne pas laisser transparaître dans sa voix le dégoût qu’il ressentait.

« C’est pas bon d’creuser icitte », fit l’apprenti.

Hank n’en crut pas ses oreilles. C’était déjà un peu fort que le gamin fasse l’insolent devant son patron dans le cadre du métier qu’il pratiquait, mais qu’est-ce qu’il y connaissait, à celui de sourcier ?

« Qu’esse tu dis, mon gars ? » demanda-t-il.

Le garçon dut lire la menace sur la figure de Hank ou sentir la fureur dans sa voix, parce qu’il battit aussitôt en retraite. « Rien, m’sieur, fit-il. Et pis c’est pas mon affaire. »

Mais la colère accumulée de Hank était telle qu’il n’allait pas permettre au drôle de s’en tirer à si bon compte. « Tu t’figures pouvoir faire mon ouvrage aussi, c’est ça ? P’t-être que ton patron t’laisse croire que t’es aussi bon qu’lui par rapport que t’as un talent avec les sabots des ch’vaux, mais écoute-moi bien, mon gars, j’suis un vrai sourcier et ma baguette me dit qu’y a de l’eau icitte !

— C’est vrai », dit l’apprenti. Il parlait avec douceur, si bien que Hank ne s’aperçut pas vraiment que le jeune garçon le dépassait de quatre pouces par la taille et de probablement davantage en allonge. L’apprenti Alvin n’était pas grand au point de passer pour un géant, mais il ne risquait pas de passer pour un nain non plus.

« C’est vrai ? C’est pas à toi d’juger si c’que ma baguette me dit est vrai ou faux !

— J’connais, m’sieur, j’aurais pas dû. »

Le forgeron revint avec une brouette, une pioche et deux solides leviers de fer. « Qu’esse qui s’passe ? demanda-t-il.

— C’est vot’ gars qui fait l’malin. » Hank savait en disant ça qu’il n’était pas très correct : le gamin lui avait déjà présenté ses excuses, non ?

Et voilà qu’enfin la main de Conciliant partit à la volée pour s’abattre, telle une patte d’ours, sur le côté de la tête de l’apprenti. Alvin chancela sous la calotte mais il ne tomba pas. « Pardon, m’sieur, fit-il.

— Il prétend qu’y a pas d’eau icitte, là où j’ai dit qu’il fallait creuser l’puits. » Hank ne pouvait plus s’arrêter. « J’ai respecté son talent, moi. Lui, il pourrait respecter l’mien.

— Talent ou pas, dit le forgeron, il va respecter mes clients, sinon il va apprendre que c’est long avant de d’venir compagnon, dame oui, ça, il va l’apprendre. »

Conciliant Smith serrait dans le poing l’un de ses lourds leviers de fer, comme s’il projetait d’en caresser le dos de son apprenti. Ce serait du meurtre pur et simple, et Hank n’avait pas le cœur à ça. Il avança la main et saisit l’extrémité du levier. « Non, Conciliant, attendez, tout va bien. Il s’est excusé.

— Et ça vous suffit ?

— Oui, et aussi de connaître que vous m’écouterez, moi et pas lui, dit Hank. J’suis pas encore assez vieux pour supporter qu’des gamins avec des talents pour les sabots me disent que j’peux plus faire le sourcier.

— Oh, le puits sera creusé icitte même, vous pouvez y aller. C’est l’drôle qui va l’creuser, tout seul, et il aura rien à manger tant qu’il aura pas trouvé l’eau. »

Hank sourit. « Bon, alors j’verrai avec plaisir que j’connais encore c’que j’fais ; il aura pas à creuser loin, pour sûr. »

Conciliant s’en prit au garçon, immobile à quelques yards de là, les bras ballants, le visage dénué de colère, de tout sentiment en fait. « Je m’en vais r’conduire monsieur Dowser à sa jument qu’on vient d’ferrer, Alvin. Et j’veux plus t’voir tant qu’tu m’amèneras pas un seau d’eau pure d’ce puits. Tu mangeras pas et t’auras pas une goutte d’eau avant d’boire celle d’icitte !

— Oh, écoutez, fit Hank, faut avoir un peu d’cœur. Vous connaissez que ça prend des fois un couple de jours pour qu’la terre s’redépose dans un nouveau puits.

— Amène-moi tout d’même un seau d’eau du nouveau puits, dit Conciliant. Quitte à c’que t’y travailles toute la nuit. »

Ils repartirent alors vers la forge, vers le corral où attendait Picklewing. Ils discutèrent un brin, passèrent un petit moment à seller la jument, puis Hank Dowser s’en fut sur sa rosse qui trottait plus souplement, plus facilement, heureuse comme tout. Tandis qu’il s’éloignait, il vit le jeune garçon à l’ouvrage. Il n’y avait pas de volées de terre désordonnées, seulement des pelletées méthodiques qui s’élevaient et basculaient, s’élevaient et basculaient. Le gamin ne semblait pas s’accorder de pause non plus. Hank n’entendit pas un seul temps d’arrêt dans le rythme de son travail. Le tchac de la pelle s’enfonçant dans le sol, puis le chiss-pouf de la terre glissant de l’outil pour tomber en tas.

La colère de Hank ne se calma que lorsqu’il n’entendit plus l’apprenti, voire lorsqu’il eut oublié les bruits de son terrassement. Quelle que soit la compétence de Hank en tant que sourcier, ce gamin était l’ennemi de son talent, ça, Hank le savait. Il avait d’abord cru sa rage irraisonnée, mais depuis que l’apprenti avait dit le fond de sa pensée, Hank savait qu’il avait eu raison dès le début. L’apprenti se prenait pour un maître de l’eau, peut-être pour un pénétrant, ce qui en faisait l’ennemi de Hank.

Jésus prêchait d’offrir son manteau à son ennemi, de lui tendre l’autre joue, mais dans le cas où votre ennemi a l’intention de vous déposséder de votre gagne-pain, hein, vous faites quoi ? Vous le laissez vous ruiner ? Je ne suis pas chrétien à ce point-là, songea Hank. Je lui ai donné une leçon, à ce gamin, et si celle-là n’a pas suffi, je lui en donnerai une autre un de ces jours.

VI

La mascarade

Peggy n’était pas la reine du bal du gouverneur, mais elle ne s’en plaignait pas. Madame Modesty lui avait depuis longtemps appris que c’était une erreur pour les femmes de rivaliser entre elles. « Il n’existe pas de prix gagné par une femme qui ne soit à la portée des autres. »

Personne n’avait l’air de le comprendre, pourtant. Les autres femmes s’observaient d’un œil jaloux, estimaient les coûts probables des toilettes, tâchaient de deviner le prix d’une amulette de beauté au cou de la rivale, surveillaient qui dansait avec qui, combien d’hommes s’arrangeaient pour être présentés.

Peu d’entre elles tournèrent un regard jaloux vers Peggy, du moins à son entrée dans la salle en milieu d’après-midi. Peggy savait quelle impression elle donnait. Au lieu d’une élégante coiffure, elle avait les cheveux brossés et brillants, remontés sur la tête dans un arrangement apparemment soigné mais propice à des échappées de mèches ici et là. Elle portait une robe simple, presque quelconque, mais c’était de propos délibéré. « Tu as le corps jeune et joli, ta robe ne doit pas faire oublier la souplesse naturelle de ta jeunesse. » En outre, la robe était extrêmement décente, elle dévoilait moins de peau nue que celles des autres femmes ; mais mieux que la plupart elle révélait les mouvements sans contrainte du corps qu’elle habillait.

Elle entendait presque la voix de madame Modesty lui dire : « Tant de jeunes filles se méprennent. Le corset n’est pas une fin en soi. Il est conçu pour permettre aux corps flasques et âgés d’imiter celui qu’une jeune femme en bonne santé possède naturellement. Sur toi, un corset ne doit pas être lacé serré, tu dois te sentir à l’aise et non entravée. Ton corps bougera alors en toute liberté et tu pourras respirer. Les autres s’émerveilleront devant ton courage d’apparaître en public sans tricher sur ta taille. Mais les hommes, eux, ne mesurent pas la coupe des vêtements féminins. Ils apprécient plutôt le naturel d’une dame qui se sent à l’aise, sûre d’elle, qui profite de la vie au moment présent, devant eux, en leur compagnie. »

Mais plus important : elle ne portait pas de bijoux. Les autres dames ne se montraient jamais en public sans charmes d’apparence. À moins de posséder un talent qui l’en aurait dispensée, une jeune femme se devait d’acheter – sinon elle, ses parents ou son mari – un charme gravé sur une bague ou une amulette. On préférait les amulettes car elles se portaient plus près du visage et n’avaient pas besoin d’être très puissantes – ni très chères, donc. Ces charmes d’apparence n’agissaient pas à distance, mais plus vous vous approchiez d’une femme ainsi pourvue, plus vous vous convainquiez de sa grande beauté. Aucun de ses traits ne s’était modifié ; vous voyiez toujours la même réalité. C’était votre jugement qui avait changé. Pareils charmes faisaient rire madame Modesty. « À quoi bon duper quelqu’un qui sait qu’on le dupe ? » Aussi Peggy n’en portait-elle pas.

Toutes ces dames du bal étaient travesties. Bien qu’aucun visage ne fût dissimulé, il s’agissait d’une mascarade. De toutes les femmes présentes, seules Peggy et madame Modesty n’étaient pas costumées, ne feignaient pas un quelconque idéal artificiel.

Peggy devina les pensées des autres filles qui la regardèrent entrer : « La pauvre. Insignifiante. Pas une rivale. » Et leur appréciation était assez juste, du moins au début. Personne ne s’intéressa véritablement à elle.

Mais madame Modesty choisit avec soin quelques-uns des hommes qui vinrent vers elle. « J’aimerais vous présenter ma jeune amie Margaret », disait-elle, et Peggy offrait un franc, un frais sourire qui n’avait rien d’affecté, son sourire naturel, celui qui exprimait sa joie véritable de rencontrer une relation de madame Modesty. Ils lui touchaient les doigts en s’inclinant, et la légère révérence qu’elle faisait en retour était gracieuse et spontanée, un mouvement sincère ; elle leur pressait la main en un réflexe amical, comme on accueille une connaissance espérée. « L’art de la beauté, c’est l’art de la vérité, avait dit madame Modesty. La plupart des femmes font semblant d’être une autre ; tu seras toi-même dans ce que tu as de plus charmant, tu auras la grâce naturelle et vive du cerf qui bondit ou du faucon tournoyant dans le ciel. » Les hommes l’entraînaient jusqu’à la piste, et elle dansait avec eux sans se soucier de respecter les pas, de rester en mesure ni de faire valoir sa toilette, mais plutôt en goûtant la danse, la symétrie de ses mouvements avec ceux de son partenaire, la manière dont la musique passait par leurs deux corps en même temps.

L’homme qui la rencontrait, qui dansait avec elle, ne l’oubliait pas. Les autres filles lui paraissaient ensuite guindées, gauches, mal à l’aise, artificielles. Bon nombre de messieurs, tout aussi artificiels que la plupart des dames, ne se connaissaient pas eux-mêmes assez pour savoir qu’ils goûteraient davantage la compagnie de Peggy que celle de n’importe quelle autre jeune femme. À noter toutefois que madame Modesty ne présenta pas Peggy à ces messieurs. Elle ne l’autorisait à danser qu’avec le genre d’hommes capables de l’apprécier ; et ces hommes-là se reconnaissaient au fait qu’ils éprouvaient une affection sincère pour madame Modesty.

Aussi, au fil des heures, alors que l’après-midi brumeux cédait la place à une soirée radieuse, de plus en plus d’hommes vinrent tourner autour de Peggy, remplir son carnet de bal, s’empresser de converser avec elle durant les pauses, lui apporter de quoi manger et boire – qu’elle acceptait si elle avait faim ou soif et refusait gentiment dans le cas contraire –, jusqu’à ce que les autres jeunes femmes commencent à lui prêter attention. Nombre d’hommes ne la remarquaient pas, bien entendu ; aucune des autres filles ne manqua de compagnie parce que Peggy en avait beaucoup. Mais elles ne voyaient pas les choses de cette façon. Ce qu’elles voyaient, c’est que Peggy était toujours entourée, et Peggy devinait les conversations qu’elles tenaient à voix basse.

« Quelle sorte de charme utilise-t-elle donc ?

— Elle porte une amulette sous son corsage… je suis certaine d’en avoir vu la forme soulever son tissu de quatre sous.

— Pourquoi ne remarquent-ils pas sa taille épaisse ?

— Regardez ses cheveux de guingois, comme si elle sortait tout droit de sa grange.

— Elle doit les flatter outrageusement.

— Elle n’attire qu’une certaine sorte d’hommes, j’espère que vous vous en rendez compte. »

Les pauvres, les pauvres. Peggy ne possédait aucun pouvoir que ces femmes n’avaient déjà en elles dès la naissance. Elle ne recourait à aucun artifice qu’elles devraient acheter.

Plus important à ses yeux : elle ne se servait même pas de son talent désormais. Elle avait facilement retenu toutes les leçons de madame Modesty durant ces années car elles n’étaient rien d’autre que le prolongement de son honnêteté foncière. Le seul obstacle, c’était son pouvoir. Par habitude, dès l’instant où elle rencontrait un inconnu, elle regardait toujours dans sa flamme de vie pour le voir tel qu’en lui-même ; et, mieux informée sur lui que sur elle-même, elle devait alors dissimuler qu’elle connaissait ses plus noirs secrets. Voilà ce qui lui avait donné une attitude si réservée, voire un air si hautain.

Madame Modesty et Peggy étaient du même avis : elle ne devait pas révéler aux autres ce qu’elle savait sur eux. Mais madame Modesty lui avait affirmé qu’aussi longtemps qu’elle cacherait des choses d’une telle importance, elle ne pourrait pas montrer toute la beauté de sa personnalité – elle ne deviendrait pas la femme qu’Alvin aimerait pour elle-même et non par pitié.

La réponse était simple. Comme Peggy ne pouvait pas dire ce qu’elle savait ni le cacher, la seule solution consistait à ne pas savoir d’emblée. C’était la vraie bataille qu’elle avait livrée ces trois dernières années : s’entraîner à ne pas regarder dans les flammes de vie qui l’entouraient. Mais à force d’acharnement, après bien des larmes de déception et mille subterfuges divers pour essayer de se leurrer, elle avait gagné. Elle pouvait entrer dans une salle de bal bondée et ignorer les flammes de vie présentes. Oh, elle les voyait, les flammes de vie – elle n’allait pas s’aveugler –, mais elle ne leur accordait aucune attention. Il ne lui arrivait plus de se rapprocher afin de mieux les explorer. Et elle était aujourd’hui si exercée qu’elle n’avait même pas à fournir d’effort pour éviter de voir au-dedans. Elle était capable de rester auprès des gens, de discuter, d’écouter leurs propos sans mieux connaître leurs pensées intimes que quiconque.

Évidemment, des années à faire la torche lui avaient beaucoup appris sur la nature humaine – quelles pensées accompagnent certains mots, inflexions de voix, expressions ou gestes –, et elle était experte à deviner à quoi songeaient ses interlocuteurs tandis qu’ils parlaient. Mais les braves gens ne s’inquiétaient jamais qu’elle donne l’impression de savoir ce qu’ils avaient en tête à ce moment-là. Elle n’avait pas besoin de le cacher. C’étaient seulement leurs secrets les plus profonds qu’elle ne devait pas connaître, et ces secrets lui restaient désormais invisibles à moins qu’elle ne décide de les voir.

Cette décision, elle ne la prenait pas. Car dans ce nouveau désintérêt elle trouvait une sorte de liberté jusque-là inconnue. Elle pouvait maintenant juger les gens sur l’apparence. Elle pouvait prendre plaisir à leur compagnie, car elle ne savait rien d’eux et ne s’estimait donc pas responsable de leurs appétits cachés ni, plus grave, de leurs sorts tragiques. Ce qui conférait une espèce de folie vivifiante à sa danse, à son rire, à sa conversation ; personne au bal ne se sentait aussi libre que Margaret, la jeune amie de Modesty, parce que personne n’avait souffert de cette atroce réclusion dans laquelle elle avait jusqu’à ce jour passé toute sa vie.

La soirée de Peggy au bal du gouverneur fut donc une splendeur. Non pas un triomphe à proprement parler, car elle n’avait vaincu personne – tout homme qui avait gagné son amitié n’était pas conquis mais libéré, voire victorieux. Ce qu’elle éprouvait, c’était une joie sans mélange, par conséquent ceux qui l’entouraient se réjouissaient aussi en sa compagnie. Pareils sentiments de bonheur ne pouvaient être refoulés. Même celles qui cancanaient méchamment à son sujet derrière leurs éventails perçurent l’allégresse ambiante ; nombre d’entre elles assurèrent l’épouse du gouverneur qu’il s’agissait du bal le plus réussi qu’on ait jamais donné à Dekane, voire, disons-le, dans tout l’État de Suskwahenny.

Certaines comprirent même qui avait ainsi égayé la soirée. Parmi lesquelles l’épouse du gouverneur et madame Modesty. Peggy les vit discuter en une occasion, tandis qu’elle tournait avec grâce sur la piste et revenait toute guillerette vers son partenaire qui éclata de rire, heureux de danser avec elle. L’épouse du gouverneur approuvait du chef en souriant ; elle désigna la piste de son éventail, et l’espace d’un instant le regard de Peggy croisa le sien. Peggy la salua d’un sourire chaleureux ; l’épouse du gouverneur le lui retourna en hochant la tête. Le geste ne passa pas inaperçu. Peggy serait la bienvenue à toutes les soirées de Dekane auxquelles elle voudrait assister, deux ou trois par jour si elle le souhaitait, tous les jours de l’année.

Mais Peggy ne se glorifiait pas de son exploit, car elle se rendait compte combien il était en vérité dérisoire. Elle avait réussi à se faire admettre dans les mondanités de Dekane, mais Dekane n’était que la capitale d’un État en bordure de la frontière américaine. Si elle aspirait à des victoires dans la bonne société, il lui faudrait se rendre à Camelot pour y gagner l’estime de la royauté, et de là en Europe pour être reçue à Vienne, Paris, Varsovie ou Madrid. Mais quand bien même elle danserait avec toutes les têtes couronnées, ça ne mènerait à rien. Elle mourrait, les autres aussi, et le monde en sortirait-il meilleur parce qu’elle avait dansé ?

Elle avait vu la vraie grandeur dans la flamme de vie d’un nouveau-né quatorze ans plus tôt. Elle avait protégé l’enfant parce qu’elle aimait son avenir ; elle en était aussi venue à aimer le jeune garçon à cause de sa personnalité, de l’esprit qui l’animait. Mais surtout, plus importante que ses sentiments pour l’apprenti Alvin, elle aimait la tâche qui l’attendait. Les rois et les reines bâtissaient des royaumes ou les perdaient ; les marchands édifiaient des fortunes ou les dilapidaient ; les artistes réalisaient des œuvres que le temps flétrissait ou plongeait dans l’oubli. Seul l’apprenti Alvin contenait en lui les germes d’une création qui résisterait au temps, à la perpétuelle destruction du Défaiseur. Aussi, ce soir, c’était pour Alvin qu’elle dansait ; elle savait que si elle gagnait l’amour de ces étrangers, elle parviendrait aussi peut-être à gagner le sien et à obtenir une place à ses côtés sur le chemin de la Cité de Cristal, cette ville où tous les citoyens verraient comme des torches, bâtiraient comme des faiseurs et aimeraient avec la pureté du Christ.

À la pensée d’Alvin, elle dirigea son attention vers sa lointaine flamme de vie. Elle s’était astreinte à ignorer les flammes de vie proches, mais elle n’avait jamais cessé de regarder dans la sienne. Son talent en devenait peut-être plus difficile à maîtriser, mais à quoi bon se discipliner s’il lui en coûtait sa relation avec ce garçon ? Elle n’avait donc pas à le chercher ; elle savait toujours, dans un recoin de son esprit, où brûlait sa flamme de vie. Ces dernières années, elle avait appris à ne pas le voir en permanence devant elle, mais elle pouvait le retrouver en une seconde. Et c’est ce qu’elle fit.

Il creusait dans la terre derrière sa forge. Mais elle s’intéressa à peine à sa tâche car lui non plus ne s’y intéressait pas. Ce qui brûlait avec violence dans sa flamme de vie, c’était la colère. On l’avait traité injustement – mais ça n’était pas une grande nouvelle, pas vrai ? Conciliant, autrefois le plus équitable des maîtres, avait progressivement jalousé son habileté à travailler le métal, et sa jalousie l’avait rendu injuste, il s’acharnait d’autant plus à nier l’adresse d’Alvin que son apprenti le surpassait. Alvin vivait quotidiennement dans l’injustice, pourtant Peggy n’avait jamais vu une telle rage en lui.

« Quelque chose ne va pas, mademoiselle Margaret ? » Son cavalier s’inquiétait. Peggy s’était arrêtée au beau milieu de la piste. La musique jouait toujours, et des couples continuaient d’évoluer, mais près d’elle les danseurs avaient marqué une pause et la regardaient.

« Je ne… ne peux plus », dit-elle. Elle fut surprise de découvrir que la peur lui coupait le souffle. Que craignait-elle ?

« Souhaitez-vous quitter le bal ? » demanda l’homme. Comment s’appelait-il ? Elle n’avait qu’un nom en tête : Alvin.

« S’il vous plaît », répondit-elle. Elle s’appuya sur lui tandis qu’ils se dirigeaient vers les portes ouvertes donnant sur la galerie. La foule s’écarta ; Peggy ne la voyait pas.

C’était comme si toute la colère qu’Alvin avait emmagasinée durant ses années de travail chez Conciliant Smith lâchait soudain la bonde, et il enfonçait sa pelle à grands coups vengeurs. Un sourcier, un chercheur d’eau itinérant, voilà celui qui l’avait mis en colère, celui auquel il voulait faire mal. Mais le sourcier n’intéressait pas Peggy, pas plus que sa provocation, fût-elle mesquine ou ignoble. C’était Alvin. Ne voyait-il pas qu’en creusant aussi profondément avec haine, il commettait un acte de destruction ? Et ne savait-il pas qu’en œuvrant à la destruction, on convie le Destructeur ? Quand votre labeur, c’est de défaire, le Destructeur peut espérer vous compter dans ses rangs.

L’air du dehors était plus frais dans le crépuscule qui s’étendait, un dernier lambeau de soleil jetait une lueur rougeoyante sur les pelouses de la résidence du gouverneur. « Mademoiselle Margaret, j’espère n’avoir rien commis qui vous fasse perdre connaissance ?

— Non, je ne perds même pas connaissance. Voulez-vous me pardonner ? Une pensée m’est venue, c’est tout. À laquelle je dois réfléchir. »

Il la regarda bizarrement. À chaque fois qu’une femme avait besoin de fausser compagnie à un homme, elle se prétendait toujours sur le point de défaillir. Mais pas mademoiselle Margaret… Peggy le savait désorienté, hésitant. L’étiquette de l’évanouissement était claire. Mais quelle attitude correcte devait prendre un gentleman envers une dame à qui « une pensée était venue » ?

Elle posa la main sur son bras. « Je vous assure, mon ami, je vais tout à fait bien et j’ai été ravie de danser avec vous. J’espère que nous redanserons encore. Mais pour l’instant, là, maintenant, j’ai besoin de rester seule. »

Elle vit combien ses mots le rassuraient. Elle l’avait appelé « mon ami », c’était la promesse de ne pas l’oublier ; son espoir de redanser avec lui était si sincère qu’il ne pouvait s’empêcher de la croire. Il prit ses paroles pour argent comptant et s’inclina avec un sourire. Après quoi elle ne le vit même pas partir.

Son esprit était très loin, à Hatrack River, où l’apprenti Alvin invoquait le Défaiseur sans même en avoir conscience. Peggy chercha, chercha dans la flamme de vie du jeune garçon, essayant de trouver ce qu’elle pourrait faire pour l’écarter du danger. Mais il n’y avait rien. Maintenant qu’Alvin s’abandonnait à la colère, tous les chemins menaient au même unique lieu, et ce lieu terrifiait Peggy car elle n’en voyait pas la nature, ne voyait pas ce qui s’y passerait. Et aucun chemin n’en sortait.

Quelle idée de venir à ce bal ridicule, alors qu’Alvin avait besoin de moi ? Si j’avais fait convenablement attention, j’aurais vu ce qui se préparait, j’aurais trouvé moyen de l’aider. Au lieu de ça, je dansais avec ces hommes qui comptent pour moins que rien dans l’avenir du monde. Oui, je leur plais. Mais quelle importance si Alvin tombe, si l’apprenti Alvin disparaît, si la Cité de Cristal est détruite avant que son Faiseur ait commencé de la bâtir ?

VII

Les puits

Alvin n’eut pas besoin de lever la tête lorsque le sourcier s’en alla. Il sentait où se trouvait l’homme au fur et à mesure qu’il s’éloignait, il sentait sa rage comme un bruit noir qui gâchait la douce et verte musique des bois. C’était le malheur d’être le seul Blanc, homme ou enfant, capable de percevoir la vie de la forêt – ce qui signifiait qu’il était aussi le seul à savoir que la terre se mourait.

Non pas que le sol fût pauvre – des forêts centenaires l’avaient rendu si fertile qu’on racontait que l’ombre d’une graine pourrait y prendre racine et pousser. La vie était présente dans les champs et même dans les villes. Mais elle ne participait pas au chant de la terre. Ce n’était que du bruit, un bruit insidieux, et toute l’harmonie de la forêt verte, de l’homme rouge, des animaux, des plantes, du sol, tout ce chant était à présent assourdi, intermittent, triste. Alvin l’entendait mourir et il se désolait.

Le vaniteux petit sourcier ! Pourquoi une telle fureur ? Alvin ne comprenait pas. Mais il n’avait pas insisté, n’avait pas discuté parce qu’à peine le sourcier était-il arrivé qu’Al avait aperçu l’ombre du Défaiseur à la limite de sa vision, comme si Hank Dowser l’avait amené avec lui.

Alvin avait d’abord vu le Défaiseur dans les cauchemars de son enfance, un immense néant qui roulait, invisible, vers lui, cherchant à l’écraser, à le pénétrer, à le réduire en pièces. C’était le vieux Mot-pour-mot qui le premier avait aidé Alvin à mettre un nom sur son ennemi sans consistance. Le Défaiseur, qui rêve de défaire l’univers, de le démolir jusqu’à ce que tout soit rasé, froid, lisse et mort.

Dès qu’il avait eu un nom à lui donner, qu’il avait compris de quoi il s’agissait, il s’était mis à voir le Défaiseur même éveillé, en plein jour. Pas comme ça, devant lui, évidemment. Essayez de regarder le Défaiseur, la plupart du temps vous ne le voyez pas. Il se déplace à votre insu derrière tout ce qui vit, pousse et s’édifie dans le monde. Mais c’est à la limite de votre vision, comme s’il se faufilait juste derrière, qu’attend sournoisement le vieux serpent, et c’est là qu’Alvin le voyait.

Quand il était petit garçon, il avait trouvé un moyen de repousser le Défaiseur à distance pour qu’il le laisse tranquille. Tout ce qu’il avait à faire, c’était de se servir de ses mains pour créer quelque chose. Ce pouvait être simplement tresser de l’herbe pour façonner un panier, et l’autre lui fichait la paix. Aussi, lorsque le Défaiseur était apparu aux abords de la forgerie peu après son arrivée, Alvin ne s’était pas trop inquiété. Les occasions de créer ne manquent pas dans une forge. Et puis une forge abrite du feu – du feu et du fer, ce que la terre renferme de plus dur. Alvin savait depuis tout petit que le Défaiseur recherchait l’eau. Elle était à son service, accomplissait une bonne partie de son travail, elle arrachait tout.

Rien d’étonnant dans ce cas que le Défaiseur ait repris du poil de la bête et se soit activé lorsqu’un spécialiste de l’eau comme Hank Dowser s’était présenté.

Le sourcier était maintenant reparti, emportant avec lui sa rage et sa mauvaise foi, mais le Défaiseur, lui, restait toujours là, il se cachait dans la prairie et les buissons, se tapissait dans les ombres étirées du jour finissant.

Enfonce la pelle, fais levier pour arracher la terre, la hisser jusqu’au bord du puits, la décharger à côté. Un rythme régulier, un entassement méthodique pour délimiter les côtés du trou. Creuse les trois premiers pieds en carré, à la forme du futur abri qui recouvrira le puits. Ensuite en rond et légèrement conique pour la maçonnerie de l’ouvrage définitif. Quand bien même tu sais que ce puits ne donnera jamais d’eau, fais un travail soigné, creuse comme si tu pensais qu’il allait durer longtemps. Bâtis-le bien lisse, aussi parfait que possible, et ça suffira pour tenir ce sale espion sournois en échec.

Alors pourquoi Alvin ne se sentait-il pas plus enthousiaste ?

Il sut que le soir approchait, aussi sûrement que s’il avait eu une montre dans sa poche, car voilà qu’arriva Arthur Stuart, la figure toute fraîche nettoyée du dîner, suçant un marrube sans mot dire.

Alvin était habitué à lui, maintenant. Presque depuis qu’il savait marcher, le gamin le suivait comme une ombre miniature, il venait le voir tous les jours où il ne pleuvait pas. Il n’avait jamais grand-chose à raconter, et quand ça lui arrivait on avait de la peine à comprendre son langage de bébé – il avait des difficultés avec les r et les s. Aucune importance. Arthur ne demandait jamais rien, il ne faisait jamais de mal, et en général Alvin oubliait la présence du petit garçon.

Tandis qu’il creusait et que les mouches du soir, à présent sorties, lui bourdonnaient à la figure, Alvin n’avait rien d’autre à faire pour s’occuper l’esprit que réfléchir. Au bout de trois ans passés à Hatrack, il ignorait toujours dans quel but il avait son talent. Il s’en servait rarement, sauf de temps en temps avec les chevaux parce qu’il ne supportait pas de les savoir au supplice alors qu’il lui était si facile d’exécuter correctement le ferrage. C’était bien de le faire, mais cette action positive ne pesait guère auprès de la dévastation de la terre tout autour de lui.

L’homme blanc s’était fait l’instrument du Défaiseur dans cette région de forêts, Alvin le voyait bien, encore plus efficace que l’eau pour détruire. Tous les arbres qu’on abattait, tous les carcajous, ratons laveurs, cerfs et castors qu’on décimait, toutes ces morts participaient au meurtre de la terre. Autrefois les Rouges maintenaient un équilibre, mais aujourd’hui ils avaient disparu, ils étaient morts ou bien passés à l’ouest du Mizzipy, ou encore, comme les Irrakwas et les Cherrikys, ils étaient devenus blancs de cœur et, manches retroussées, travaillaient dur pour anéantir la terre encore plus vite que les Blancs. Il n’en restait aucun pour essayer de conserver les choses intactes.

Parfois Alvin songeait qu’il n’y avait plus que lui pour haïr le Défaiseur et vouloir le combattre en construisant. Et il ignorait comment s’y prendre, n’avait pas la moindre idée sur la marche à suivre. La torche qui l’avait touché à la naissance, elle seule aurait pu lui apprendre comment devenir un vrai Faiseur, mais elle était partie, elle avait pris la fuite le matin même où lui arrivait. Ça ne pouvait pas être un hasard. Elle ne voulait pas lui apprendre quoi que ce soit. Il avait une destinée, il le savait, et personne n’allait guider ses pas.

Je ne demande pas mieux que d’y arriver, se disait Alvin. J’ai le pouvoir en moi, du moins quand je saurai comment m’en servir convenablement, et j’ai envie d’accomplir ma destinée, mais il faut que quelqu’un m’apprenne.

Pas le forgeron, ça, c’était sûr. Vieil abruti de profiteur. Alvin n’ignorait pas que Conciliant Smith cherchait à lui en montrer le moins possible. À son avis, le forgeron n’imaginait pas la moitié de ce que l’élève avait appris tout seul rien qu’en regardant quand le maître ne se croyait pas observé. Le Conciliant n’avait pas l’intention de le laisser partir s’il pouvait l’en empêcher. J’ai une destinée à accomplir, une grande et belle tâche à mener durant ma vie, comme ces gars dans la Bible, ou comme Ulysse ou Hector, et le seul professeur dont je dispose, c’est un forgeron tellement rapace que je suis forcé de lui voler ses connaissances, quand bien même elles me reviennent de droit.

Parfois, Alvin en bouillait intérieurement, et il lui prenait envie de faire un coup d’éclat, histoire de montrer à Conciliant Smith que son apprenti n’était pas un petit garçon qu’on filoutait sans qu’il s’en aperçoive. Que dirait Conciliant Smith s’il voyait Alvin déchirer l’acier avec ses doigts ? S’il le voyait capable de redresser un clou tordu et de le rendre aussi fort qu’avant, ou de recoller du fer qui s’était brisé sous le marteau ? S’il le voyait capable de battre le métal si finement qu’on apercevrait la lumière du jour à travers mais en le rendant si solide qu’on n’arriverait pas à le casser ?

Pourtant ce genre d’idées, c’était de la bêtise, Alvin le savait. La première fois, Conciliant Smith en tomberait peut-être à la renverse, peut-être même qu’il s’en trouverait mal, mais au bout de dix minutes il imaginerait un moyen d’en retirer de l’argent, et Alvin aurait moins de chances que jamais de se libérer avant la fin de son contrat. Et sa renommée se répandrait, pour ça oui, si bien qu’à dix-neuf ans, à l’âge où Conciliant Smith devrait le laisser partir, il se serait déjà trop fait remarquer. On lui demanderait sans arrêt de soigner, de chercher de l’eau, de réparer, de tailler la pierre, ça lui prendrait toutes ses journées et ça ne le mènerait même pas à mi-chemin de ce pour quoi il était né. Si on lui amenait les malades et les éclopés à guérir, où trouverait-il le temps de faire autre chose que de la médecine ? Du temps pour guérir, il en trouverait bien lorsqu’il aurait fini d’apprendre à devenir un Faiseur.

Lolla-Wossiky, le Prophète, lui avait donné une vision de la Cité de Cristal une semaine seulement avant le massacre de la Tippy-Canoe. Alvin savait qu’un jour il lui appartiendrait de bâtir ces tours de glace et de lumière. C’était ça, sa destinée, pas de jouer au réparateur de campagne. Tant qu’il restait lié par contrat au service de Conciliant Smith, il fallait qu’il garde son vrai talent secret.

Voilà pourquoi il ne s’était jamais échappé, bien qu’assez grand pour que personne ne le prenne pour un apprenti en fuite. Quel bien ça lui ferait d’être libre ? Il devait d’abord trouver comment devenir un Faiseur, sinon, partir ou rester, ce serait du pareil au même.

Il n’avait donc jamais parlé de ce qu’il était capable de faire et rarement utilisé ses dons autrement que pour ferrer les chevaux et sentir la mort de la terre autour de lui. Mais à chaque instant, au fond de son esprit, il se rappelait ce qu’il était en réalité. Un Faiseur. Quoi que ça veuille dire, c’est ce que je suis, et c’est pour ça que le Défaiseur a cherché à me tuer dès avant ma naissance et dans une centaine d’accidents et de meurtres, ou presque, durant mon enfance à Vigor Church. C’est pour ça qu’il rôde dans les parages à présent, qu’il me surveille, qu’il attend l’occasion de m’attraper, peut-être un moment propice comme ce soir, où je suis tout seul dans le noir avec ma pelle et ma colère d’avoir à faire de l’ouvrage qui ne mènera à rien.

Hank Dowser. Quelle est cette espèce d’homme qui refuse d’écouter la bonne idée d’un autre ? C’est sûr, la baguette était descendue d’un coup, comme si l’eau allait jaillir de terre à cet endroit-là. Mais la raison pour laquelle elle n’avait pas jailli, c’est qu’une plaque rocheuse s’étendait là-dessous, à moins de quatre pieds de la surface du sol. Sinon pourquoi, à leur avis, trouvait-on ici une prairie naturelle ? Les grands arbres n’arrivaient pas à s’y implanter parce que l’eau de pluie s’écoulait directement le long de la pierre, tandis que les racines ne pouvaient pas traverser la plaque pour atteindre la nappe par en dessous. Hank Dowser était capable de trouver de l’eau, mais sûrement pas de deviner ce qu’il y avait entre elle et la surface. Ce n’était pas de sa faute s’il ne la voyait pas, cette plaque, mais ça l’était bel et bien quand il rejetait l’idée qu’elle puisse exister.

Alvin creusait donc son puits consciencieusement et, comme prévu, à peine avait-il délimité la paroi circulaire de l’ouvrage que cling, clang, clong, la pelle tinta contre de la pierre.

À ce nouveau bruit, Arthur Stuart s’approcha en courant au bord du trou et regarda dedans. « Dong, dong », fit-il. Puis il battit des mains.

« Oui, c’est ça, dong, dong, dit Alvin. Et ça va faire dong sus du caillou tout partout dans c’trou-là. Et j’vais pas en causer à Conciliant Smith, j’te l’garantis, Arthur Stuart. Il m’a dit que je serais privé d’boire et d’manger tant que j’aurais pas trouvé d’eau et j’ai pas envie d’rentrer avant la nuit pour supplier qu’on m’donne mon dîner par rapport que j’suis tombé sus d’la roche, dame non, alors.

— Dong, répéta le petit garçon.

— J’vais tirer tout c’qui reste de terre de c’trou et mettre le caillou à nu. »

Il sortit toute la terre qu’il put, racla de la pelle la surface raboteuse de la roche. Même après ce traitement, la pierre restait brune et terreuse et Alvin n’était pas satisfait. Il la voulait blanche et éclatante. Personne ne regardait en dehors d’Arthur Stuart, et ce n’était qu’un bébé de toute manière. Alvin se servit donc de son talent, ce qu’il n’avait jamais fait depuis son départ de Vigor Church. Toute la poussière fut balayée de la roche nue, elle courut sur la pierre pour s’arrêter, se coller contre les parois unies de la cavité.

En un rien de temps la pierre était si luisante et blanche qu’on l’aurait prise pour une flaque réfléchissant la lumière déclinante du jour. Les oiseaux du soir chantaient dans les arbres. La sueur s’égouttait si vite d’Alvin qu’elle laissait de petites taches noires là où elle tombait sur le rocher.

Arthur se tenait au bord du trou. « L’eau, fit-il.

— R’cule-toi donc, Arthur Stuart. Même si c’est pas très profond, faut pas qu’tu t’approches de trous comme ça. Tu pourrais te tuer si tu tombais d’dans, tu connais. »

Un oiseau passa dans un incroyable bruissement d’ailes. Quelque part un autre oiseau poussa un cri frénétique.

« Neige, fit Arthur Stuart.

— C’est pas d’la neige, c’est du caillou », rectifia Alvin. Puis il s’extirpa du trou et se dressa devant, riant tout seul. « Le v’là, ton trou, Hank Dowser, dit-il. T’as qu’à rev’nir voir icitte où c’est qu’ta baguette s’est enfoncée. »

Il serait honteux de la taloche qu’à cause de lui Al avait reçu de Conciliant Smith. Ça n’était pas de la rigolade quand un forgeron frappait, surtout un forgeron comme son patron qui n’y allait déjà pas de main morte sur un jeune garçon, encore moins sur un apprenti comme Alvin, aussi costaud qu’un homme.

À présent il pouvait s’en retourner à la maison annoncer à Conciliant Smith que le puits était creusé. Puis il le ramènerait pour lui montrer le trou ; et le rocher le regarderait depuis le fond, solide comme le cœur du monde. Alvin s’entendait déjà dire à son patron : « Montrez-moi comment boire ça et je l’fais. » Ça serait un vrai plaisir d’entendre Conciliant se traiter de tous les noms en découvrant son puits.

Oui, mais maintenant qu’il pouvait leur prouver qu’ils avaient eu tort de le traiter aussi mal, Alvin n’ignorait pas qu’au bout du compte il importait peu qu’il leur donne une leçon ou non. L’important, c’était que Conciliant Smith avait vraiment besoin de ce puits. Besoin au point de payer les services d’un sourcier en travaux de forge gratuits. Que ce soit là où Hank Dowser l’avait dit ou ailleurs, Alvin savait qu’il devait le creuser.

Sa fierté y trouverait encore mieux son compte, maintenant qu’il y pensait. Il rentrerait avec un seau d’eau, tout comme Conciliant le lui avait ordonné, mais tirée au puits de son choix.

Il regarda autour de lui dans la lumière rougeoyante du crépuscule, se demandant de quel côté il allait se mettre en quête d’un puits à creuser. Il entendait Arthur Stuart qui arrachait l’herbe du pré et les oiseaux qui semblaient répéter un chœur d’église, tant ils étaient bruyants ce soir.

À moins qu’ils ne soient tout bonnement effrayés. Car maintenant qu’il inspectait les environs, il constatait que le Défaiseur était actif aujourd’hui. Normalement, le premier trou aurait dû suffire à le chasser en vitesse, à le tenir à l’écart pendant des jours. Au lieu de ça, il suivait Alvin pas à pas, à la limite de sa vision, partout où le conduisait sa recherche du vrai puits qu’il allait creuser. De plus en plus ça ressemblait à l’un de ses cauchemars, où rien de ce qu’il tentait ne parvenait à repousser le Défaiseur. À cette seule idée, un frisson de peur le parcourut, il se mit à trembler de tout son corps dans l’air chaud de l’été.

Alvin chassa ses craintes d’un haussement d’épaules. Il savait que le Défaiseur n’allait pas le toucher. Depuis toujours, le Défaiseur avait essayé de le tuer en provoquant des accidents, comme de l’eau qui gelait où il allait poser le pied ou qui minait la berge d’une rivière pour qu’il tombe dedans. De temps en temps il poussait quelqu’un à le frapper, comme le révérend Thrower ou ces Rouges, les Chok-Taws. Dans toute la vie d’Alvin, sauf dans les rêves, le Défaiseur n’avait jamais agi directement.

Et ce n’était pas aujourd’hui qu’il commencerait, se dit-il. Continue de chercher pour creuser le vrai puits. L’autre, le mauvais, n’a pas fait partir le vieux filou, mais le bon y arrivera, et après ça je ne le verrai plus miroiter du coin de l’œil pendant trois mois.

Ainsi convaincu, Alvin s’accroupit et consacra son attention à chercher une faille dans la roche cachée.

Pour Alvin, sonder sous terre, ce n’était pas comme voir. C’était plutôt comme posséder une autre main qui courait dans le sol et la pierre aussi vite qu’une goutte d’eau sur une plaque à grâler brûlante. Sans avoir rencontré de pénétrants, il se disait qu’ils ne devaient guère s’y prendre autrement que lui, ils envoyaient ce qu’ils appelaient leur « bestiole » fouiller sous terre et reconnaissaient tout ce qui s’y trouvait. S’il procédait réellement comme eux, alors il lui fallait se demander si on avait raison de prétendre que c’était véritablement leur esprit qui s’infiltrait dans le sol ; des histoires circulaient même sur des pénétrants dont l’esprit s’était perdu et qui n’avaient jamais plus prononcé un mot ni bougé un muscle jusqu’à ce qu’ils finissent par mourir. Mais ces histoires effrayantes n’allaient pas dissuader Alvin d’accomplir sa tâche. Quand il y avait besoin d’une meule, il trouvait les points de rupture naturels pour qu’elle se détache sans qu’on ait beaucoup à travailler au burin. Puisqu’il y avait besoin d’eau, il trouverait un moyen de creuser pour aller la chercher.

Il finit par découvrir un endroit où la plaque rocheuse était mince et s’effritait. Le sol était ici plus élevé, l’eau plus en profondeur, mais il pouvait traverser la pierre pour l’atteindre, c’était ça l’important.

Le nouvel emplacement se situait à mi-chemin de la maison et de la forge – moins commode pour Conciliant mais plus facile pour sa femme Gertie qui devait utiliser la même eau. Alvin se mit au travail avec entrain parce que la nuit tombait et qu’il refusait d’aller se coucher tant qu’il n’aurait pas terminé. Sans même réfléchir, il prit la décision de se servir de son talent comme il en avait l’habitude chez son père. Il ne toucha pas une fois la roche de sa pelle ; c’était comme si la terre se changeait en farine pour quasiment sauter hors du trou sans qu’il ait besoin de l’évacuer lui-même. Un adulte qui l’aurait vu à ce moment précis se serait cru pris de boisson sinon de folie, tant il creusait vite. Mais personne ne regardait en dehors d’Arthur Stuart. Il faisait presque noir, après tout, et Al n’avait pas de lanterne, alors on ne remarquerait même pas sa présence. Il pouvait employer son talent ce soir sans crainte d’être découvert.

De la maison parvinrent des cris de dispute, forts mais pas assez clairs pour qu’Alvin comprenne les mots.

« En colère », fit Arthur Stuart. Il regardait droit vers la maison, aussi figé qu’un chien à l’arrêt.

« T’entends ce qu’ils racontent ? demanda Alvin. La Peg Guester dit tout l’temps que t’as des oreilles de chien, qu’elles s’dressent au moindre bruit. »

Arthur Stuart ferma les yeux. « T’as pas l’droit d’faire mourir ce garçon d’faim », dit-il.

Alvin faillit carrément éclater de rire. Arthur imitait à la perfection la voix de Gertie Smith, il n’avait jamais entendu ça.

« L’est trop grand pour recevoir une roustée et j’veux y apprendre », fit Arthur Stuart.

Cette fois, c’était exactement la voix du patron forgeron. « Ben ça ! » murmura Alvin.

Le petit Arthur poursuivit aussitôt : « Alvin va manger cette assiettée, Conciliant Smith, si tu veux pas t’la recevoir sus la tête.

— J’aimerais bien voir ça, vieille sorcière, j’te casserais les bras. »

Alvin ne put se retenir, il éclata de rire. « Du djab si t’es pas un véritab’ oiseau moqueur, Arthur Stuart. »

Le gamin leva les yeux vers Alvin et un sourire lui éclaira la figure. De la maison montèrent des bruits de vaisselle brisée. Arthur Stuart se mit à rigoler et à courir en rond. « Plat cassé, plat cassé, plat cassé ! s’écria-t-il.

— Si c’est pas la meilleure ! dit Alvin. Asteure dis-moi, Arthur, t’as pas vraiment compris tout c’que t’as raconté, hein ? J’veux dire, t’as fait qu’répéter c’que t’as entendu, c’est pas vrai ?

— Plat cassé sus sa tête ! » Arthur hurlait de rire et il s’écroula dans l’herbe à la renverse. Alvin riait aussi mais il ne pouvait détacher les yeux du petit garçon. Il est davantage que ce qu’il paraît, songeait-il. Ou alors c’est qu’il est fou.

De la direction opposée vint une autre voix de femme, un appel lancé à plein gosier qui se propagea dans l’air moite de la nuit tombante. « Arthur ! Arthur Stuart ! »

Arthur s’assit bien vite. « Mouman, fit-il.

— C’est vrai, c’est la vieille Peg Guester qu’est après hucher, dit Alvin.

— Aller au lit, dit Arthur.

— Fais attention qu’elle te donne pas d’bain d’abord, mon gars, t’es un brin crasseux. »

Arthur se mit debout et partit en trottinant sur le pré pour remonter jusqu’au sentier qui reliait la resserre de la source à l’auberge où il habitait. Alvin regarda le petit garçon s’éloigner et disparaître ; il battait des bras en courant, comme s’il volait. Un oiseau, probablement une chouette, plana près de lui sur la moitié du pré, glissant au-dessus du sol comme pour lui tenir compagnie. Arthur disparut derrière la resserre, et alors seulement Alvin se remit au travail.

En l’espace de quelques minutes il faisait complètement noir, et le profond silence de la nuit ne fut ensuite pas long à tomber. Jusqu’aux chiens qui se tenaient tranquilles dans tout le village. La lune ne se lèverait pas avant plusieurs heures. Alvin travaillait quand même. Il n’avait pas besoin d’y voir ; il sentait comment avançait le puits, le sol sous ses pieds. Rien de commun avec la vision des hommes rouges, leur aptitude à entendre le chant de la forêt verte. Il se servait de son propre talent, qui l’aidait à trouver son chemin au cœur de la terre.

Il savait qu’il tomberait sur de la pierre à une profondeur deux fois plus grande ce coup-ci. Mais lorsque sa pelle rencontra de gros cailloux, il ne découvrit pas une surface plate comme à l’emplacement désigné par Hank Dowser. La roche était friable et cassée ; grâce à son talent, Al ne pesa qu’à peine sur son levier pour que des fragments fusent tout seuls, qu’il rejeta du puits comme de vulgaires mottes de terre.

Mais une fois cette strate franchie, le sol devint bourbeux par en dessous. N’importe qui d’autre aurait été contraint de suspendre son travail et d’attendre le lendemain matin qu’on l’aide à dévaser l’excavation. Mais pour Alvin, ça ne présentait guère de difficulté. Il tassa la terre des parois afin que l’eau ne s’infiltre pas trop vite. La pelle n’était plus utile désormais. Il se servit d’une drague pour ramasser la vase ; il n’avait pas non plus besoin d’un partenaire pour la hisser au bout d’une corde, il la jetait tout simplement en l’air, et son talent était tel que chaque paquet de boue, compact, atterrissait proprement à côté du puits ; on aurait dit qu’il lançait des petits lapins hors du trou.

Alvin était le maître ici, pas de doute, il accomplissait des miracles au fond de son trou dans la terre. Tu m’as dit que je n’aurais ni à manger ni à boire tant que le puits ne serait pas creusé, tu croyais que je viendrais te mendier un gobelet d’eau et te supplier de me laisser aller me coucher. Eh bien, tu en seras pour tes frais. Tu l’auras, ton puits, avec des murs si solides qu’on y tirera encore de l’eau après que ta maison et ta forgerie seront tombées en poussière.

Mais à l’instant même où il savourait sa victoire, il s’aperçut que le Défaiseur se trouvait plus près qu’il ne l’avait été depuis des années.

Il luisait par intermittence, dansait et ne se cantonnait plus à la limite de son champ de vision. Alvin le voyait juste devant lui, malgré l’obscurité, il le voyait même plus clairement qu’en plein jour parce qu’il n’y avait rien de réel à cette heure-ci pour distraire son attention.

Brusquement, ça devenait effrayant, comme dans les cauchemars de son enfance, et Alvin resta un instant dans la fosse, glacé de terreur, pendant que l’eau sourdait du fond pour former de la vase par en dessous. De la vase épaisse de cent pieds, dans laquelle il s’enfonçait tandis que les parois du trou s’amollissaient elles aussi, qu’elles allaient s’effondrer sur lui et l’engloutir ; il allait se noyer en cherchant à faire entrer de la fange dans ses poumons, il le savait, le froid et l’humidité montaient autour de ses cuisses, à l’entrejambes ; il serra les poings et sentit la boue lui glisser entre les doigts, comme le néant de ses cauchemars…

Et alors il revint à lui, se ressaisit. D’accord, il avait de la boue jusqu’à la taille, et dans un cas semblable n’importe quel autre gamin n’aurait abouti qu’à s’enfoncer davantage et s’étouffer dans ses efforts désordonnés pour se libérer. Mais il s’agissait d’Alvin, pas d’un garçon ordinaire, et il ne courait aucun danger tant qu’il ne céderait pas à la peur comme un enfant victime d’un mauvais rêve. Il durcit la boue sous ses pieds, suffisamment pour qu’elle supporte son poids ; il fit ensuite monter la plaque ainsi solidifiée qui le dégagea de sa gangue jusqu’à ce qu’il se retrouve debout dans de la vase mêlée de graviers au fond du puits.

Pas plus difficile que de tordre le cou à un rat. Si c’était tout ce qu’avait imaginé le Défaiseur, autant qu’il s’en retourne chez lui. Alvin était de taille à lui tenir tête, tout comme il savait tenir tête à Conciliant Smith et Hank Dowser réunis. Il se remit à creuser, puis dragua, souleva, rejeta, se pencha et recommença.

Il était presque assez profond maintenant, à six bons pieds en dessous de la table rocheuse. De fait, s’il n’avait pas raffermi les parois de terre du puits, il aurait déjà de l’eau par-dessus la tête. Alvin agrippa la corde à nœuds qu’il avait laissée pendre et remonta la paroi en se hissant à la force du poignet.

La lune se levait à présent, mais le trou était si profond qu’elle n’en éclairerait pas l’intérieur avant d’approcher le zénith. Tant pis. Alvin déversa dans la fosse une brouettée des pierres qu’il avait extraites au levier une heure plus tôt seulement. Puis il descendit à son tour comme il put.

Depuis tout petit il savait travailler la roche et jamais il n’avait eu la main aussi sûre que ce soir. De ses doigts nus il modela la pierre comme de l’argile tendre, il la façonna en blocs carrés unis qu’il entassa tout autour des parois du puits à partir du fond, bien serrés les uns contre les autres pour éviter qu’ils ne cèdent sous la poussée de la terre et de l’eau. L’eau s’infiltrerait facilement par les fissures entre les pierres mais pas la terre, et le puits serait propre presque tout de suite.

Les pierres qu’il avait extraites du trou ne suffisaient pas, bien évidemment ; Alvin effectua trois voyages jusqu’au ruisseau pour charger la brouette de cailloux polis par le courant. Il avait beau se servir de son talent pour se faciliter la tâche, il se faisait tard et la fatigue le gagnait. Mais il refusait d’en tenir compte. N’avait-il pas acquis le don des hommes rouges à toujours courir longtemps après que la fatigue aurait dû les priver de forces ? Un gars qui avait suivi Ta-Kumsaw, qui avait couru sans relâche de Détroit à la Butte-aux-huit-faces, un gars comme ça n’allait pas se laisser abattre par une malheureuse nuit à creuser un puits, et tant pis pour la soif ou les douleurs dans les cuisses et les épaules, les courbatures des coudes et des genoux.

Enfin, enfin, il en vit le bout. La lune avait dépassé le zénith, il avait un goût de couverture de crin dans la bouche, mais c’était terminé. Il entreprit de grimper hors du trou, s’arc-boutant contre les murs qu’il venait tout juste de bâtir. Tout en s’élevant il relâcha son emprise sur la terre autour du puits, il lui rendit sa liberté, et l’eau, désormais domestiquée, se mit à sourdre bruyamment dans le profond bassin de pierre aménagé pour la recevoir.

Alvin n’en rentra pas pour autant à la maison, il n’alla même pas au ruisseau pour y boire. Sa première gorgée d’eau, elle proviendrait de ce puits, comme avait dit Conciliant Smith. Il allait rester attendre que le puits ait atteint son niveau normal ; une fois l’eau clarifiée, il en tirerait un seau qu’il porterait à la maison et en boirait un gobelet sous le nez de son patron. Après quoi il entraînerait Conciliant Smith dehors ; il lui montrerait le puits demandé par Hank Dowser, celui qui lui avait valu une taloche du forgeron, puis il indiquerait celui où l’on pouvait laisser tomber un seau et entendre un bruit d’éclaboussement, pas un choc.

Debout au bord du puits, il se représentait Conciliant Smith qui bredouillait, qui jurait. Puis il s’assit, rien que pour soulager ses pieds, et imagina la figure de Hank Dowser lorsqu’il verrait ce qu’il avait fait. Alors il s’allongea pour reposer son dos douloureux et ferma les paupières une minute ; ainsi n’était-il pas forcé de suivre les ombres virevoltantes de destruction qui ne cessaient de l’importuner au coin des yeux.

VIII

Le Défaiseur

Madame Modesty bougeait. Peggy entendit sa respiration changer de rythme. Puis elle se réveilla et s’assit brusquement sur sa couche. Elle chercha aussitôt Peggy des yeux dans l’obscurité de la chambre.

« Je suis là, murmura Peggy.

— Que s’est-il passé, ma chérie ? Tu n’as pas du tout dormi ?

— Je n’ose pas », dit la jeune fille.

Madame Modesty passa sur le portique pour la rejoindre. La brise du sud-ouest gonflait les rideaux damassés dans leur dos. La lune faisait la coquette auprès d’un nuage ; la ville de Dekane, au pied de la colline en contrebas, offrait un rassemblement de toits au motif inconstant. « Tu le vois ? demanda madame Modesty.

— Pas lui, fit Peggy. Je vois sa flamme de vie ; je peux voir par ses yeux, comme lui ; je peux voir ses différents avenirs. Mais lui-même, non, je ne le vois pas.

— Ma pauvre chérie. Au beau milieu d’une mer ; veilleuse soirée, devoir quitter le bal du gouverneur pour veiller sur cet enfant tout là-bas qui court un grave danger. » C’était sa façon, à madame Modesty, de demander en quoi consistait ce danger sans vraiment poser la question. Peggy avait ainsi la possibilité de répondre ou de se taire, et aucune des deux solutions n’était offensante.

« J’aimerais pouvoir expliquer, dit Peggy. C’est son ennemi, celui qui n’a pas de visage…»

Madame Modesty frissonna. « Pas de visage ! Quelle horreur !

— Oh, il en a pour d’autres gens. Il y a eu comme ça un pasteur, un homme qui se prenait pour un savant. Il a vu le Défaiseur, mais pas sous son vrai jour, pas comme le voit Alvin. Son esprit lui a donné une forme humaine et aussi un nom… Il l’appelait « le Visiteur » et croyait qu’il s’agissait d’un ange.

— Un ange !

— Je suis persuadée que pour la plupart d’entre nous, lorsque nous voyons le Défaiseur, nous sommes incapables de comprendre, nous n’avons pas la forme d’intelligence nécessaire pour ça. Alors nos esprits font de leur mieux. Tout ce qui peut représenter une puissance pure de destruction, une force terrible et irrésistible… voilà ce que nous voyons. Ceux qui aiment ce genre de pouvoir maléfique, ceux-là s’arrangent pour voir le Défaiseur sous une apparence séduisante. D’autres, qui le détestent et en ont peur, voient ce qu’il y a de pire au monde.

— Ton Alvin, que voit-il ?

— Je n’ai jamais pu le voir moi-même, c’est tellement fugitif ; même en regardant par ses yeux, si lui ne remarquait rien, je ne remarquais rien non plus. Je savais qu’il apercevait quelque chose, et à ce moment-là seulement je comprenais de quoi il s’agissait. Comparez ça à… l’impression d’avoir surpris un mouvement du coin de l’œil, mais quand vous tournez la tête il n’y a rien.

— Comme quelqu’un qui s’approche toujours par derrière sans faire de bruit, dit madame Modesty.

— Oui, exactement.

— Et il est en train de s’approcher d’Alvin ?

— Le pauvre, il ne se rend pas compte qu’il l’attire. Il a ouvert un gouffre noir et profond dans son cœur, comme les aime le Défaiseur. »

Madame Modesty soupira. « Ah, mon enfant, toutes ces choses me dépassent. Je n’ai jamais eu de talent ; j’ai peine à saisir ce que tu fais.

— Vous ? Pas de talent ? » Peggy n’en revenait pas.

« Je sais… peu de gens admettent en être dépourvus, mais je ne suis sûrement pas la seule.

— Vous m’avez mal comprise, madame Modesty, dit Peggy. Je ne suis pas étonnée parce que vous n’avez pas de talent mais parce que vous croyez ne pas en avoir. Vous en avez un, évidemment.

— Oh, mais cela ne me gêne pas d’en être dépourvue, ma chère…

— Vous avez le talent de voir la beauté potentielle comme si elle existait déjà, et en la voyant vous la faites naître.

— Quelle idée charmante, fit madame Modesty.

— Vous en doutez ?

— Je ne doute pas que tu sois convaincue de ce que tu dis. »

Inutile de discuter. Madame Modesty la croyait tout en ayant peur de croire. Enfin… aucune importance. Ce qui comptait, c’était Alvin, qui finissait son second puits. Il s’était sauvé tout seul une fois ; il pensait le danger écarté. Il s’asseyait à présent au bord du trou, juste pour se reposer un moment ; et voilà qu’il s’allongeait. Ne voyait-il pas le Défaiseur se rapprocher ? Ne comprenait-il pas que sa somnolence ouvrait toute grande la porte au Défaiseur pour qu’il entre en lui ?

« Non ! souffla Peggy. Ne t’endors pas !

— Ah, fit madame Modesty. Tu lui parles. Il t’entend ?

— Pas du tout, dit Peggy. Pas le moindre mot.

— Alors, que peux-tu faire ?

— Rien. Je ne vois pas.

— Tu m’as dit que tu t’étais servie de sa coiffe…

— C’est une partie de son pouvoir et je m’en sers. Mais même son talent ne peut repousser ce qui vient à son appel. Je n’en connais pas assez long pour chasser le Défaiseur, de toute manière, quand bien même j’aurais un yard de coiffe au lieu d’un petit bout. »

Dans un silence désespéré Peggy regarda se fermer les yeux d’Alvin. « Il dort.

— Si le Défaiseur gagne, Alvin mourra ?

— Je ne sais pas. Peut-être. Peut-être qu’il disparaîtra, qu’il n’en restera rien. À moins que le Défaiseur ne prenne possession de lui…

— Tu ne vois pas l’avenir, jeune torche ?

— Tous les chemins mènent à l’obscurité, et aucun n’en sort.

— Alors c’est fini », murmura madame Modesty.

Peggy sentit quelque chose de froid sur ses joues.

Ah, oui : ses larmes, qui séchaient dans la brise fraîche de la nuit.

« Mais si Alvin était éveillé, pourrait-il repousser cet ennemi invisible ? demanda madame Modesty. Pardonne-moi de t’ennuyer avec mes questions, mais si je savais comment tout cela fonctionne, je pourrais t’aider à trouver une solution.

— Non, non, ça nous dépasse, on ne peut rien faire d’autre que regarder…» Pourtant, en même temps que Peggy rejetait la suggestion de Modesty, son esprit songeait déjà à ce qu’il pouvait en tirer. Il faut que je le réveille. Ce n’est pas moi qui vais combattre le Défaiseur, mais si je réveille Alvin, alors il se défendra. Même faible et fatigué, il peut trouver un moyen de remporter la victoire. Aussitôt, Peggy pivota, se précipita dans sa chambre et fourragea dans le tiroir supérieur de sa commode jusqu’à ce qu’elle trouve la boîte sculptée qui renfermait la coiffe.

« Tu veux que je m’en aille ? » Madame Modesty l’avait suivie.

« Restez avec moi, dit Peggy. S’il vous plaît, pour me tenir compagnie. Pour me consoler si j’échoue.

— Tu n’échoueras pas, fit madame Modesty. Lui n’échouera pas, s’il est l’homme que tu dis. »

Peggy l’entendait à peine. Assise sur le bord du lit, elle cherchait dans la flamme de vie d’Alvin un moyen de le réveiller. Normalement, elle pouvait se servir des sens du jeune garçon même quand il dormait, elle entendait ce qu’il entendait, voyait le souvenir qu’il avait gardé de son environnement. Mais maintenant que le Défaiseur s’infiltrait en lui, ses sens déclinaient. Elle ne pouvait plus s’y fier. Désespérément, elle chercha un autre plan. Un grand bruit ? Utilisant le peu qui restait chez Alvin de son sens de la vie alentour, elle trouva un arbre puis frotta un tout petit morceau de la coiffe et s’efforça – comme elle l’avait vu faire – de se représenter en esprit le bois à l’intérieur d’une branche et comment elle pouvait se détacher. C’était affreusement lent – Alvin y parvenait si vite, lui ! – mais elle finit par la faire tomber. Trop tard. Il l’entendit à peine. Le Défaiseur avait tant détruit l’air ambiant que les vibrations sonores ne s’y propageaient plus. Peut-être qu’Alvin avait perçu quelque chose ; peut-être avait-il fait un pas vers le réveil. Peut-être que non.

Comment le sortir du sommeil ? Il est tellement insensible que rien ne peut le déranger. Une fois, j’ai tenu sa coiffe alors qu’une poutre s’abattait sur lui ; j’ai brûlé dans le bois un espace de la largeur d’un enfant et pas un seul de ses cheveux n’a été touché. Une autre fois une meule tombait sur sa jambe ; je l’ai fendue en deux. Un jour, son père travaillait dans un fenil, la fourche à la main, et la folie du Défaiseur le poussait à vouloir assassiner son fils aimé ; j’ai fait descendre la colline à Mot-pour-mot, il a détourné le père de son funeste projet et refoulé le Défaiseur.

Comment ? Comment l’arrivée de Mot-pour-mot a-t-elle refoulé le Défaiseur ? C’est parce que le vieil homme aurait vu la bête immonde et jeté un cri que le Défaiseur s’est enfui devant lui. Mot-pour-mot n’est plus auprès d’Alvin maintenant, mais il y a sûrement quelqu’un que je peux réveiller et décider à descendre la colline ; quelqu’un plein d’amour et de bonté, devant qui le Défaiseur devra prendre la fuite.

En proie à une peur atroce, elle se retira de la flamme de vie d’Alvin à l’instant où les ténèbres du Défaiseur menaçaient de le submerger, pour chercher dans la nuit une autre flamme, une personne qu’elle pourrait réveiller et lui envoyer à temps. Mais tandis qu’elle se mettait en quête, elle eut conscience d’un faible recul des ténèbres dans la flamme de vie d’Alvin, d’un soupçon d’ombre parmi les ombres, ce n’était plus le néant absolu qu’elle voyait auparavant en lieu et place de son avenir. S’il restait une chance à Alvin, elle dépendait du résultat de sa recherche à elle, Peggy. Même si elle trouvait des gens, elle ignorait comment les réveiller. Mais elle découvrirait un moyen, sinon la Cité de Cristal se ferait engloutir par le déluge né de la rage stupide et puérile d’Alvin.

IX

L’oiseau rouge

Alvin se réveilla des heures plus tard ; la lune était basse à l’occident, les premières et faibles lueurs du jour pointaient à l’orient. Il n’avait pas voulu s’endormir. Mais il était fatigué, après tout, et il avait fait son travail, alors évidemment, c’était difficile de fermer les yeux et d’espérer rester éveillé. Il avait encore le temps de tirer un seau d’eau et de le porter à la maison.

Avait-il les yeux ouverts, seulement ? Le ciel, il le voyait, gris pâle à gauche, gris pâle à droite. Mais où étaient les arbres ? N’auraient-ils pas dû se balancer doucement dans la brise du matin, juste à la limite de son champ de vision ? De fait, il n’y avait pas de vent ; outre ce qu’il aurait dû voir et ce qu’il aurait dû sentir sur sa peau, il y avait d’autres choses qu’il ne percevait plus. La musique verte de la forêt vivante. Elle avait disparu ; il n’entendait plus le murmure de vie des insectes endormis dans l’herbe, ni les battements de cœur du cerf broutant à l’aube. Plus d’oiseaux perchés dans les arbres, dans l’attente que la chaleur du soleil fasse sortir les insectes.

Morte. Détruite. La forêt n’était plus.

Alvin ouvrit les yeux.

Ils n’étaient pas déjà ouverts ?

Alvin les ouvrit à nouveau et ne parvint pas davantage à voir ; sans les refermer il les ouvrit pourtant encore, et chaque fois le ciel lui parut plus sombre. Non, pas plus sombre, simplement plus loin, il s’en allait à toute allure comme s’il tombait dans un gouffre tellement profond qu’il s’y perdait.

Alvin cria de terreur, ouvrit ses yeux déjà ouverts et vit :

L’air frémissant du Défaiseur qui pesait sur lui, s’infiltrait dans ses narines, entre ses doigts, dans ses oreilles.

Il ne sentait rien, oh non, sauf qu’il savait ce qui avait désormais disparu de lui : les couches externes de sa peau, partout où le Défaiseur l’avait touché ; son corps se désagrégeait, jusque dans ses plus petites parties qui se mouraient, se desséchaient, s’effritaient.

« Non ! » hurla-t-il. Le cri ne produisit aucun son. Le Défaiseur en profita pour s’engouffrer dans sa bouche, descendre dans ses poumons ; Alvin n’arrivait pas à serrer les dents assez fort et les lèvres assez hermétiquement pour empêcher l’incréateur visqueux de se couler en lui, de le ronger de l’intérieur.

Il essaya de se guérir lui-même, comme il l’avait fait pour sa jambe la fois où la meule l’avait proprement cassée en deux. Mais c’était toujours la même histoire que lui avait racontée Mot-pour-mot : il mettait cent fois plus de temps à bâtir que le Défaiseur à détruire. Pour une partie qu’il guérissait, des milliers se détérioraient et disparaissaient. Il allait mourir, il avait déjà un pied dans la tombe, et il ne s’agirait pas d’une mort ordinaire où il perdrait sa chair en continuant de vivre en esprit, car le Défaiseur comptait le dévorer corps et âme tout pareil, à la fois la chair et l’esprit.

Plouf ! Un bruit de chute dans l’eau. Jamais de sa vie il n’avait rien entendu de plus agréable : un son. Ça voulait dire qu’au-delà du Défaiseur qui l’enveloppait et l’envahissait il y avait quelque chose.

Alvin entendit le bruit se répercuter et résonner dans sa mémoire ; il s’y accrocha, se cramponna à ce lien avec le monde réel et ouvrit les yeux.

Cette fois, il sut qu’il les ouvrait pour de bon parce qu’il vit le ciel, normalement bordé d’arbres. Et il y avait là Gertie Smith, la femme de Conciliant, qui le dominait, un seau dans les mains.

« M’est avis que c’est la première eau qu’on tire d’ce puits », dit-elle.

Alvin ouvrit la bouche et sentit l’air humide et frais y pénétrer. « M’est avis, murmura-t-il.

— J’aurais jamais cru que tu pouvais l’creuser entièrement et l’maçonner comme il faut, tout ça en une nuit, dit-elle. C’est le p’tit sang-mêlé, là, Arthur Stuart, qu’est v’nu dans ma cuisine où j’étais après faire les biscuits du p’tit déjeuner et qui m’a dit qu’ton puits était terminé. Fallait que je m’en vienne voir ça.

— Y s’lève rudement tôt, fit Alvin.

— Et toi, tu veilles rudement tard, dit Gertie. Moi, si j’étais un homme aussi costaud qu’toi, j’ficherais une bonne rinçure à mon mari, Al, apprenti ou pas.

— J’ai fait ce qu’il a d’mandé, rien d’autre.

— J’en suis sûre, tout comme j’suis sûre que c’est lui qui t’a demandé d’creuser ce trou rond en pierre là-bas, du côté d’la forgerie, j’ai pas raison ? » Elle gloussa, ravie. « Ça y apprendra, à cet imbécile. Faire si grand cas d’ce sourcier alors qu’son apprenti fait du meilleur ouvrage que l’aut’ vieux brigand…»

Pour la première fois, Alvin comprit que le trou qu’il avait creusé sous le coup de la colère, c’était comme un écriteau pour signaler à tout le monde qu’il possédait davantage qu’un talent à ferrer les chevaux. « S’il vous plaît, m’dame, fit-il.

— S’il me plaît quoi ?

— Mon talent, c’est pas çui-là d’un sourcier, m’dame, et si vous commencez à raconter ça, on m’fichera jamais la paix. »

Elle posa sur lui un regard froid. « Si t’as pas de talent d’sourcier, mon gars, dis-moi donc comment ça s’fait qu’y a de l’eau limpide dans c’puits que t’as creusé. »

Alvin avait étudié son mensonge. « La baguette du sourcier, elle s’est aussi enfoncée icitte, je l’ai vue, alors quand j’suis tombé sus d’la pierre dans l’premier puits, j’ai essayé de ce côté-ci. »

Gertie avait une nature soupçonneuse. « T’es sûr que tu dirais la même chose si Jésus s’tenait icitte, devant toi, et qu’il devait juger ton âme éternelle sus la vérité de c’que tu m’racontes ?

— M’dame, m’est avis qu’si Jésus s’tenait icitte, j’y demanderais l’pardon d’mes péchés et que je m’en ficherais pas mal, d’ces histoires de puits. »

Elle rit à nouveau et lui claqua légèrement l’épaule. « Je l’aime bien, moi, ton histoire de sourcier. T’as jusse fait qu’regarder l’vieux Hank Dowser. Oh, elle est bonne, celle-là ! C’est c’que je m’en vais raconter à tout l’monde, tu peux être tranquille.

— Merci, m’dame.

— Tiens. Bois. T’as droit à la première gorgée du premier seau d’eau claire tirée d’ce puits. »

Alvin savait que, selon la coutume, c’était au propriétaire de boire en premier. Mais elle le lui proposait et il avait le gosier tellement sec qu’il n’aurait pu cracher pour vingt-cinq sous de salive, même à cinq piastres l’once. Il porta donc le seau à ses lèvres et but, laissant l’eau lui éclabousser sa chemise.

« J’gage que t’as faim aussi, dit-elle.

— Surtout besoin d’repos, plusse que d’manger, j’crois bien, dit Alvin.

— Alors rentre donc t’coucher. »

Il savait qu’il devait y aller, mais il voyait le Défaiseur à proximité et il craignait à vrai dire de se rendormir. « J’vous remercie bien, m’dame, mais j’aimerais quand même rester quèques minutes tout seul.

— Comme tu veux », fit-elle, et elle rentra chez elle.

Le petit vent du matin le glaça quand il sécha l’eau renversée sur sa chemise. Avait-il simplement rêvé que le Défaiseur prenait possession de lui ? Il ne le pensait pas. Il était parfaitement réveillé, ça, c’était réel, et si Gertie Smith n’était pas venue plonger son seau dans le puits, il aurait été anéanti. Le Défaiseur ne se cachait plus. Il ne se faufilait plus par-derrière en faisant des détours. Il était là, partout où regardait Alvin, il miroitait dans la lumière grisâtre de l’aube.

Pour une raison inconnue, le Défaiseur avait choisi ce matin-ci pour un face à face. Seulement, Alvin ignorait comment il devait le combattre. Si creuser un puits et le maçonner comme il faut ne suffisait pas à repousser l’ennemi, alors que faire ? Le Défaiseur n’était pas un adversaire comme ceux avec lesquels il se bagarrait au village. Le Défaiseur n’offrait pas de prise par où le saisir.

Une chose était sûre. Alvin ne dormirait pas une nuit de plus s’il ne trouvait moyen de lui rabattre son caquet et de lui faire mordre la poussière.

Je suis censé te dominer, dit Alvin au Défaiseur. Alors dis-moi, Défaiseur, comment je m’y prends pour te détruire, toi qui es la Destruction même ? Qui va m’indiquer comment gagner cette bataille, quand toi, tu peux te faufiler jusqu’à moi durant mon sommeil, et que moi, je n’ai pas la moindre idée sur la façon de t’approcher ?

Tout en se disant ces mots dans sa tête, Alvin se dirigea vers l’orée du bois. Le Défaiseur reculait, toujours hors de portée. Al savait, sans même regarder, qu’il se rabattait aussi dans son dos ; il l’avait donc de tous côtés.

Je me trouve au milieu d’un bois encore intact où je devrais me sentir comme chez moi, mais le chant vert, il est désormais silencieux, mon ennemi de toujours m’encercle et je n’ai pas le moindre plan d’action.

Le Défaiseur, lui, il en avait un, de plan. Il ne perdait pas son temps à se demander avec angoisse ce qu’il devait faire, Alvin le découvrit bien vite.

Car le vent frais de ce matin d’été céda soudain place à un air glacé, et du diable si des flocons de neige ne commencèrent pas à tomber. Ils descendirent sur les arbres verdoyants, se déposèrent sur l’herbe haute et drue entre les troncs. Une couche épaisse et froide se forma, mais ce n’étaient plus des gros flocons humides et tièdes, c’étaient les minuscules cristaux de glace d’un violent blizzard d’hiver. Alvin frissonna.

« Tu peux pas faire ça », dit-il.

Mais maintenant ses yeux n’étaient pas fermés, il le savait. Il ne s’agissait pas d’un rêve dans un demi-sommeil. C’était de la vraie neige, si épaisse et si froide que les branches des arbres verts se cassaient net, que les feuilles arrachées dégringolaient par terre dans un tintement de glace brisée. Jusqu’à Alvin qui risquait de mourir gelé s’il ne trouvait pas moyen de se sortir de là.

Il entreprit de repartir par où il était venu, mais la neige tombait si dense qu’il ne voyait rien à plus de cinq ou six pas devant lui ; impossible non plus de pressentir son chemin parce que le Défaiseur avait étouffé le chant vert de la forêt vivante. Bientôt, il ne marchait plus, il courait. Seulement, il ne courait pas d’un pied sûr, comme Ta-Kumsaw lui avait appris ; il courait aussi bêtement et bruyamment que ces lourdauds d’hommes blancs et, comme le premier Blanc venu, il glissa sur de la pierre verglacée pour s’étaler la figure la première et franchir à plat ventre une plaque de neige.

De la neige qui s’introduisit dans sa bouche, son nez et ses oreilles, de la neige qui s’immisça entre ses doigts, tout comme la vase de la nuit dernière, tout comme le Défaiseur dans son rêve, et il s’étouffa, crachouilla, lança des cris…

« J’connais que c’est pas vrai ! »

Sa voix se perdit dans le mur de neige.

« C’est l’été ! » brailla-t-il.

Sa mâchoire était douloureuse à cause du froid, et il savait que ça lui ferait trop mal de parler encore, mais il cria quand même à travers ses lèvres engourdies : « J’te frai arrêter ça ! »

Il comprit alors qu’il n’arriverait jamais à rien avec le Défaiseur ; il ne le forcerait jamais à faire ou à être quoi que ce soit parce qu’il n’était rien d’autre que le Non-faire et le Non-être. Ce n’était pas au Défaiseur qu’il devait lancer son appel mais à tout ce qui vivait alentour : les arbres, l’herbe, la terre et même l’air. C’était le chant vert qu’il devait rétablir.

Il s’accrocha à cette idée et la mit à exécution. Il se remit à parler ; sa voix ne valait guère mieux qu’un chuchotement à présent, mais il lança son appel, et sans colère.

« Été », souffla-t-il.

« Air chaud ! » dit-il.

« Feuilles vertes ! hurla-t-il. Vent chaud du sud-ouest ! Nuages d’orage du tantôt, brume du matin, rayons du soleil qui réchauffent, qui évaporent le brouillard ! »

Se produisait-il un changement, un tout petit ? Les flocons tombaient-ils moins fort ? La couche de neige par terre commençait-elle à fondre, à mincir, la couche accumulée sur les branches à s’écrouler, à découvrir davantage d’écorce ?

« C’est un matin chaud et sec ! cria-t-il. La pluie s’en viendra p’t-être plus tard, de très loin, comme un don des rois mages, mais asteure le soleil tape sus les arbres, il vous réveille, vous poussez, les feuilles sortent, c’est ça ! C’est ça ! »

Sa voix se faisait joyeuse parce que la chute de neige n’était plus désormais qu’une pluie crépitante, il ne restait plus sur le sol que quelques taches blanches ici et là, et les feuilles arrachées rebourgeonnaient sur les branches aussi vite que la milice au pas de charge.

Et dans le silence qui suivit son dernier cri, il entendit le chant d’un oiseau.

Un chant comme il n’en avait encore jamais entendu. Il ne connaissait pas cet oiseau ni son agréable ramage qui changeait à chaque sifflement et ne répétait pas deux fois le même air. C’était un chant compliqué dont on ne distinguait pas le motif ; impossible donc de le reproduire, mais impossible aussi de l’emmêler, de retirer ou de le diviser. Il était tout d’une pièce, créé d’un seul tenant, et Alvin sut que s’il parvenait à trouver l’oiseau dont le gosier produisait ce chant-là, il serait sauvé. Sa victoire serait totale.

Il courut, et le chant vert de la forêt le guidait, ses pieds tombaient où il fallait sans qu’il ait besoin de regarder. Il suivit le ramage jusqu’à ce qu’il débouche dans la clairière d’où il provenait.

Perché sur une vieille souche dont l’ombre au nord-ouest abritait encore un carré de neige : un cardinal. Et assis devant la souche, presque nez à bec avec l’oiseau rouge pendant qu’il l’écoutait chanter : Arthur Stuart.

Alvin les contourna à pas très lents, en un cercle parfait, avant de se rapprocher. Comme si Arthur Stuart ne s’apercevait pas de sa présence, il ne détachait pas les yeux de l’oiseau. Le soleil avait beau les aveugler tous deux, ni l’un ni l’autre ne cillait. Alvin se taisait, lui aussi. Comme Arthur Stuart, il était captivé par le chant du cardinal.

Il ne différait en rien des autres cardinaux, des milliers de chanteurs écarlates qu’Alvin avait vus depuis tout petit. Sauf que de son gosier sortait une musique qu’aucun autre n’avait jamais chanté à ce jour. Ce n’était pas un quelconque oiseau rouge. Ni l’unique oiseau rouge. Aucun oiseau ne bénéficiait d’un don inconnu chez ses congénères. C’était tout bonnement Oiseau Rouge, celui qu’on avait désigné pour parler à cet instant au nom de tous les oiseaux, pour chanter le chant de tous les chanteurs, pour que l’enfant l’entende.

Alvin s’agenouilla dans l’herbe fraîchement poussée, à moins de trois pas d’Oiseau Rouge, pour écouter son chant. Il savait, d’après ce que lui avait un jour dit Lolla-Wossiky, que ce chant contenait la mémoire de l’homme rouge, tout ce qu’il avait accompli qui en valait la peine. Il y avait une histoire ancienne qu’Alvin aurait aimé comprendre, disons qu’il aurait aimé entendre comment Oiseau Rouge racontait les événements auxquels lui, il avait pris part : le Prophète Lolla-Wossiky marchant sur les eaux ; la rivière Tippy-Canoe tout écarlate du sang des Rouges ; Ta-Kumsaw debout, une douzaine de balles de mousquet dans le corps, criant encore à ses hommes de tenir, de se battre, de repousser les voleurs blancs.

Malgré tout, il avait beau écouter, le sens du chant lui échappait. Il était capable de courir dans la forêt avec des jambes d’homme rouge, d’entendre le chant vert avec des oreilles d’homme rouge, mais le ramage d’Oiseau Rouge ne lui était pas destiné. Le dicton disait vrai : une fille ne peut avoir tous les soupirants, ni un garçon tous les talents. Alvin était déjà capable d’accomplir beaucoup de choses, et il lui en restait beaucoup à apprendre, mais il en restait encore davantage auxquelles il n’aurait jamais accès, et le chant d’Oiseau Rouge était de celles-là.

Pourtant, l’oiseau n’était pas là par hasard, Alvin en aurait mis sa main au feu. Pour arriver comme ça, à l’issue du face à face avec le Défaiseur, il devait avoir une idée derrière la tête. Il fallait qu’Alvin trouve des réponses dans son chant.

Il était sur le point de parler, de poser la question qui lui brûlait les lèvres depuis l’instant où il avait eu connaissance de sa destinée possible. Mais ce ne fut pas sa voix qui interrompit le ramage d’Oiseau Rouge. Ce fut celle d’Arthur Stuart.

« Je ne connais pas les jours à venir », fit le petit métis. Sa voix était comme de la musique et les mots sortaient plus clairs que tous ceux qu’Alvin avait jamais entendus dans la bouche d’un gamin de trois ans. « Je ne connais que les jours passés. »

Il fallut une seconde à Alvin pour saisir ce qui se passait. Ce que venait de dire Arthur, c’était la réponse à sa question. Est-ce que je serai un Faiseur comme la torche me l’a annoncé ? Voilà ce qu’Alvin voulait demander, et Arthur Stuart lui avait répondu.

Mais pas répondu de sa propre volonté, c’était évident. Le petit garçon ne comprenait pas plus ce qu’il disait que lorsqu’il avait imité la dispute de Conciliant et de Gertie la veille au soir. Il transmettait la réponse d’Oiseau Rouge. Traduisait son chant en langage clair aux oreilles d’Alvin.

Alvin s’apercevait à présent qu’il avait posé la mauvaise question. Pas besoin qu’Oiseau Rouge lui apprenne qu’il était censé devenir un Faiseur, ça, il le savait pour sûr depuis des années et ne l’oubliait pas malgré tous ses doutes. La vraie question, ce n’était pas si mais comment il allait devenir un Faiseur.

Dis-moi comment.

Oiseau Rouge modifia son chant en un air simple et doux, plus normal pour un oiseau, différent de l’histoire millénaire de l’homme rouge qu’il chantait jusqu’à présent. Alvin n’en comprenait pas le sens mais il savait tout de même de quoi il était question. Le chant du Faiseur. Sans arrêt, le même air se répétait, seulement par petits fragments… mais leur éclat aveuglait ; il y avait tant de vérité dans ce chant qu’Alvin le voyait avec les yeux, le ressentait des lèvres jusqu’à l’aine, le goûtait, le humait. Le chant du Faiseur, et c’était son chant à lui, il le reconnaissait à son goût si agréable sur la langue.

Et au plus fort du chant, Arthur Stuart se remit à parler d’une voix à peine humaine tant elle était flûtée, aiguë et claire.

« Le Faiseur, c’est celui qui fait partie de ce qu’il crée », dit le petit métis.

Alvin grava les mots dans son cœur, sans pour autant les comprendre. Parce qu’il savait qu’un jour il les comprendrait ; et ce jour-là, il aurait le pouvoir des anciens Faiseurs qui avaient bâti la Cité de Cristal. Il comprendrait, se servirait de son pouvoir, trouverait la Cité de Cristal et la rebâtirait.

Le Faiseur, c’est celui qui fait partie de ce qu’il crée.

Oiseau Rouge se tut. Il resta immobile, la tête dressée ; puis il ne fut plus Oiseau Rouge mais un oiseau banal avec des plumes écarlates. Il s’envola.

Arthur Stuart regarda l’oiseau s’éloigner hors de vue. Puis il l’appela de sa vraie voix d’enfant : « Oiseau ! Oiseau vole ! » Alvin s’agenouilla près du gamin, épuisé par le travail de la nuit, la peur du petit matin gris, le chant d’oiseau du grand jour.

« Moi, j’ai volé », dit Arthur Stuart. Pour la première fois, sembla-t-il, il remarqua la présence d’Alvin et se tourna vers lui.

« T’as fait ça ? murmura Alvin qui répugnait à briser le rêve de l’enfant en lui objectant que les gens ne volent pas.

« L’gros oiseau noir m’a emporté, dit Arthur. L’a volé et volé. » Puis il leva les mains et les pressa sur les joues d’Alvin. « Faiseur », dit-il. Puis il se mit à rire, à rire, ravi.

Arthur n’était donc pas un simple imitateur. Il avait réellement compris le chant d’Oiseau Rouge, du moins une partie. Suffisamment pour connaître le nom de ce que deviendrait Alvin.

« Le répète à personne, dit Alvin. Moi, j’répète à personne que tu connais comment causer aux oiseaux, et toi, tu répètes à personne que j’suis un Faiseur. Promis ? »

La figure d’Arthur prit un air sérieux. « Parle pas aux oiseaux, fit-il. C’est les oiseaux qui m’parlent. » Puis : « Moi, j’ai volé.

— J’te crois, dit Alvin.

— Toi, ch’te crois », fit Arthur. Puis il repartit à rire.

Alvin se leva et Arthur l’imita. Al le prit par la main. « On s’en r’tourne à la maison », dit-il.

Il ramena Arthur à l’auberge, où la Peg Guester gronda le petit sang-mêlé pour s’être ensauvé et avoir donné de l’inquiétude aux gens toute la matinée. Mais elle le gronda affectueusement, et le gamin sourit bêtement au son de voix de la femme qu’il appelait maman. Lorsque la porte se referma sur Arthur Stuart, Alvin songea : je vais dire à ce drôle ce qu’il a fait pour moi. Un jour je lui dirai ce que ça représente.

Alvin s’en revint par le chemin de la resserre et redescendit vers la forgerie, où Conciliant devait sûrement fulminer contre lui parce qu’il n’était pas à l’heure au travail, quand bien même il avait passé toute la nuit à creuser un puits.

Le puits. Alvin se retrouva près du trou creusé comme un monument dédié à Hank Dowser ; la pierre blanche luisait au soleil, aussi rayonnante et cruelle qu’un rire de mépris.

À cet instant, Alvin sut pourquoi le Défaiseur s’était approché durant la nuit. Non pas à cause du vrai puits qu’il avait creusé. Non pas parce qu’il s’était servi de son talent pour retenir l’eau, ni parce qu’il avait ramolli la pierre pour la façonner à son gré. C’était parce qu’il avait creusé ce premier trou jusqu’à la roche pour une seule raison : ridiculiser Hank Dowser.

Pour le punir ? Parfaitement ! Faire de Hank la risée de tous ceux qui verraient le puits et son fond de caillou à l’emplacement qu’il avait désigné. Ça l’anéantirait, son nom ne vaudrait plus rien chez les sourciers ; et ce serait injuste parce qu’il était vraiment un bon sourcier que la disposition du terrain avait abusé. Hank s’était trompé de bonne foi, et Al avait tout fait pour le punir comme le crétin qu’il n’était sûrement pas.

Quoique fatigué, affaibli par son labeur et sa bataille contre le Défaiseur, il ne perdit pas une minute. Il alla récupérer la pelle où il l’avait laissée, à côté du bon puits, puis il ôta sa chemise et se mit à l’ouvrage. En creusant ce mauvais puits, il avait fait le mal, il avait œuvré à la ruine d’un honnête homme sans autre raison que le dépit. Mais le combler, c’était un travail de Faiseur. Comme on était en plein jour, Alvin n’avait même pas besoin de recourir à son talent pour se faciliter les choses, il se donna à fond à sa tâche jusqu’à ce qu’il se sente près de mourir d’épuisement.

C’était le midi, il n’avait pas pris de dîner ni de petit déjeuner, mais le puits était entièrement rebouché, le gazon remis en place pour qu’il repousse ; à moins de faire bien attention, personne ne remarquerait qu’il y avait eu le moindre trou. Alvin se servit quand même un peu de son talent, vu qu’il était tout seul, pour remmêler les racines des herbes entre elles, les renfoncer et les lier dans le sol pour qu’aucun carré de gazon mort ne marque l’emplacement.

Mais durant tout ce temps, plus fort que le soleil sur son dos ou que la faim dans son ventre, ce qui le tourmentait, c’était la honte. La nuit dernière, tout à sa colère et à son envie de ridiculiser Hank Dowser, il ne lui était même pas venu à l’esprit d’accomplir une bonne action et d’utiliser son talent pour traverser la roche à l’endroit qu’avait choisi le sourcier. Personne n’aurait jamais su, en dehors d’Alvin, que l’emplacement ne valait rien. Voilà quel aurait été le geste chrétien, charitable. Quand un gars vous flanque une claque dans la figure, vous répondez en lui serrant la main, c’est ce que Jésus enseignait, mais Alvin ne voulait rien entendre, il était sacrément trop fier.

C’est ça qui a attiré le Défaiseur, se dit-il. J’aurais pu employer mon talent à construire, non à détruire. Plus jamais ça, plus jamais, plus jamais. Il répéta cette promesse trois fois ; elle était muette et personne ne la connaîtrait, mais il la tiendrait mieux que n’importe quel serment prêté devant un juge ou même un pasteur.

Il était bien temps. S’il y avait pensé avant que Gertie voie le mauvais puits ou tire de l’eau du bon, il aurait pu reboucher le second et s’arranger pour que le premier fonctionne, après tout. Mais maintenant, elle avait vu la pierre au fond, et s’il creusait au travers, alors ses secrets seraient mis à jour. Et une fois qu’on avait bu l’eau d’un nouveau puits, on ne pouvait jamais le combler à moins qu’il se tarisse de lui-même. Combler un puits en activité, c’était inviter la sécheresse et le choléra à vous poursuivre pour le restant de vos jours.

Il avait réparé son erreur au mieux. On peut regretter, on peut gagner le pardon, mais on ne peut rétablir les futurs possibles que les mauvaises décisions ont condamnés. Pas besoin d’un philosophe pour lui expliquer ça.

Conciliant ne travaillait pas au marteau dans la forge, pas plus qu’il n’y avait de fumée qui sortait de la cheminée. Le forgeron devait se trouver chez lui, occupé à quelque tâche domestique, se dit Alvin. Il remisa donc la pelle à sa place dans la forgerie puis prit la direction de la maison.

À mi-chemin, il passa près du bon puits ; Conciliant Smith était assis sur le petit muret de pierres qu’Al avait monté pour servir d’embase à l’abri.

« B’jour, Alvin, fit le patron.

— B’jour, m’sieur, répondit Alvin.

— J’ai laissé filer l’seau d’fer et d’cuivre jusqu’au fond du puits. T’as dû creuser comme un beau djab, mon gars, pour aller si loin.

— J’voulais pas qu’y s’tarisse.

— Et tu l’as déjà maçonné, dit le forgeron. Y a d’quoi s’étonner, moi j’dis.

— J’ai travaillé vite et dur.

— T’as aussi creusé où il fallait, j’vois ça. »

Alvin prit une profonde inspiration. « À c’qui m’semble, m’sieur, j’ai creusé ’xactement là où l’sourcier avait dit.

— J’ai vu un aut’ trou par là-bas, dit Conciliant Smith. Tout l’fond, c’est rien qu’du caillou, aussi dur et épais qu’les sabots du djab. Tu veux m’faire croire que tu cherches pas à c’que l’monde connaisse pourquoi tu l’as creusé ?

— C’vieux trou-là, je l’ai r’bouché, dit Alvin. J’voudrais avoir jamais creusé un puits pareil. J’ai pas envie qu’on raconte des histoires sur Hank Dowser. Y avait de l’eau là-bas, parfaitement, et pas un sourcier au monde aurait pu s’douter, pour la pierre.

— Sauf toi, fit Conciliant.

— J’suis pas un sourcier, m’sieur », dit Alvin. Et il répéta son mensonge : « J’ai jusse vu qu’sa baguette avait aussi bougé icitte. »

Conciliant Smith secoua la tête tandis qu’un sourire lui fendait lentement la face. « Ma femme m’a déjà raconté ça, et j’ai manqué mourir de rire. Je t’ai calotté par rapport que tu prétendais qu’il avait tort. Asteure tu m’dis que tu voudrais lui bailler tout l’mérite ?

— C’est un vrai sourcier, dit Alvin. Et moi pas, m’sieur, alors m’est avis que c’est à lui qu’y revient. »

Conciliant Smith remonta le seau de cuivre, le porta à ses lèvres et but quelques gorgées. Puis il pencha la tête en arrière et se versa le reste de l’eau sur la figure en éclatant d’un gros rire. « C’est la meilleure eau que j’ai bue d’ma vie, pour ça oui ! »

Il ne promettait pas de marcher dans son histoire ni de laisser Hank Dowser croire qu’il s’agissait de son puits, mais Al savait qu’il ne tirerait rien de plus de son patron. « Si ça vous fait rien, m’sieur, fit-il, j’ai un peu faim.

— Oui, va manger, tu l’as bien gagné. »

Alvin passa devant le forgeron. L’odeur de l’eau nouvelle monta du puits lorsqu’il fut à sa hauteur.

Conciliant Smith parla à nouveau dans son dos : « Gertie m’a dit que t’as bu la première gorgée du puits. »

Al se retourna, craignant à présent les ennuis. « Oui, m’sieur, mais c’est elle qui me l’a donnée. »

Conciliant réfléchit un moment, comme s’il se demandait s’il y avait là motif à punir ou non Alvin. « Ben ça, finit-il par dire, ben ça, c’est bien d’ses coups, mais y a pas d’mal. Y m’reste encore assez d’eau dans c’premier seau d’bois qu’on a tiré du puits, j’vais en mettre quèques gorgées d’côté pour Hank Dowser. J’y en ai promis du premier seau et j’tiendrai parole quand il r’passera.

— Quand il arrivera, m’sieur, fit Alvin, si ça vous ennuie pas, j’crois que j’aimerais mieux pas être là, et lui aussi il aimerait mieux, si vous voyez c’que j’veux dire. J’ai pas l’impression qu’il m’avait à la bonne. »

Le forgeron le regarda attentivement. « Si t’as trouvé c’moyen-là pour éviter d’travailler durant quèques heures quand ce sourcier reviendra, eh ben… – il eut un grand sourire – eh ben, m’est avis qu’ton ouvrage d’la nuit dernière, ça vaut bien ça.

— Merci, m’sieur, fit Alvin.

— Tu t’en retournes à la maison ?

— Oui, m’sieur.

— Bon, moi, je m’en vais ranger ces outils… toi, tu m’ramènes ce seau à la patronne. Elle l’attend. Ça fait plus près que l’ruisseau pour tirer de l’eau, y a bien moins long à porter. Faut que j’remercie tout spécialement Hank Dowser d’avoir choisi cet emplacement-là. » Le forgeron gloussait encore devant autant d’esprit lorsque Alvin atteignit la maison.

Gertie Smith prit le seau, fit asseoir Alvin et le gava jusqu’au goulet de lard frit tout chaud et de bons biscuits graisseux. Elle lui donna tant à manger qu’il dut la supplier d’arrêter. « On a déjà fini un cochon, dit-il. Pas b’soin d’en tuer un autre rien qu’pour mon p’tit déjeuner.

— Les cochons, c’est jamais qu’du maïs sur pattes, dit-elle, et ton ouvrage d’la nuit dernière, ça vaut bien deux gorets, c’est moi qui te l’dis. »

Le ventre plein, Alvin grimpa en rotant l’échelle pour gagner la soupente au-dessus de la cuisine, retira ses vêtements et s’enfouit sous les couvertures de son lit.

Le Faiseur, c’est celui qui fait partie de ce qu’il crée.

Il se répéta la phrase sans arrêt avant de s’endormir. Aucun rêve ni cauchemar ne vint troubler son sommeil, il dormit d’une traite jusqu’à l’heure du dîner, puis remit ça toute la nuit jusqu’à l’aube.

Lorsqu’il se réveilla le lendemain matin, juste avant le lever du jour, une faible lumière grise à peine plus claire que celle de la lune filtrait par les fenêtres dans la maison. C’est à peine si elle monta dans la soupente où couchait Alvin ; il ne se leva pas d’un bond, plein d’entrain, comme à son habitude, il se sentait vaseux d’avoir trop dormi et courbaturé par ses efforts de la veille. Il resta donc tranquillement au lit tandis qu’une espèce de chant d’oiseau ténu gazouillait au fond de sa tête. Il ne réfléchit pas à la phrase qu’Arthur Stuart avait traduite du chant d’Oiseau Rouge. Il se demanda plutôt ce qui s’était passé la veille. Comment avait-il chassé le plein hiver et ramené l’été rien qu’en criant ?

« Été, murmura-t-il. Air chaud, feuilles vertes. » Qu’est-ce qui faisait que lorsqu’il disait « été », l’été venait ? Ça ne marchait pas toujours comme ça, dame non – jamais quand il travaillait le fer ni quand il pénétrait dans la pierre pour la réparer ou la casser. Fallait qu’il garde bien leur configuration à l’esprit, qu’il comprenne comment les éléments s’ordonnaient, qu’il trouve les plis et les lignes de fracture, les fibres du métal et le grain de la roche. Et quand il guérissait, c’était si compliqué qu’il avait besoin de toute sa tête pour découvrir comment le corps devait s’agencer avant de le remettre en état. Tout était si petit, si difficile à voir… enfin, pas à voir, mais ça revenait à ça. Des fois, il lui fallait fournir de gros efforts pour saisir comment ça s’organisait à l’intérieur.

À l’intérieur, très loin, là où les composants étaient si ténus et délicats ; et les grands secrets de leur fonctionnement se défilaient comme des cancrelats quand on s’amène avec une lampe dans une chambre, ils devenaient tout le temps de plus en plus petits, trouvaient de nouvelles et curieuses façons de se combiner. Existait-il une particule plus petite que tout le reste ? Un point au cœur des choses où l’on voyait l’ultime réalité et pas seulement un assemblage d’un tas de pièces minuscules, elles-mêmes composées de pièces plus réduites encore ?

Il n’avait toujours pas compris comment le Défaiseur avait produit l’hiver. Alors comment ses cris de désespoir avaient-ils fait revenir l’été ?

Comment devenir un Faiseur si je ne comprends même pas ce que je fais ?

La lumière du dehors entra, plus forte, à travers les vitres indécises des fenêtres du dessous et, l’espace d’un instant, Alvin crut voir en elle de petites billes qui volaient à toute vitesse, comme si on les avait frappées avec un bâton ou tirées à la carabine ; elles allaient même plus vite que ça, elles rebondissaient partout, la plupart allaient se coincer dans les minces fentes des cloisons de bois, du plancher ou du plafond ; seules quelques-unes parvenaient jusqu’à la soupente où les yeux d’Alvin les captaient.

L’instant suivant, la lumière devint comme du feu, du vrai feu, qui dériva dans la soupente ; on aurait dit les vagues molles qui baignaient le rivage du lac Mizogan, et partout où le flot passait il réchauffait ce qu’il touchait : les murs de bois, la grosse table de la cuisine, le fer du fourneau ; si bien que tout frémissait, tout dansait comme animé d’une vie propre. Seul Alvin voyait ça, seul Alvin savait que toute la pièce s’éveillait avec le jour.

Ce feu du soleil, c’est ce que le Défaiseur déteste le plus. La vie qu’il donne. Éteindre ce feu, c’est à quoi songe le Défaiseur. Éteindre tous les feux, geler toute l’eau en glace ; le monde entier sous une couche uniforme de glace, l’ensemble du ciel noir et froid comme la nuit. Et pour se dresser contre la volonté du Défaiseur, un seul malheureux Faiseur incapable de bien faire même lorsqu’il creuse un puits.

Le Faiseur, c’est celui qui fait partie de… partie de quoi ? Qu’est-ce que je crée ? Comment j’en fais partie ? Quand je travaille le fer, est-ce que j’en fais partie ? Et quand je casse des cailloux ? Ça n’a pas de sens, et faut pourtant que j’en trouve un si je ne veux pas perdre ma guerre contre le Défaiseur. Quand bien même je le combattrais ma vie entière, de toutes les façons que je connais, le monde serait à ma mort encore plus bas sur la mauvaise pente qu’au jour de ma naissance. Il doit exister un secret, une clé qui me permettrait de construire instantanément. Faut que je trouve cette clé, c’est tout, que je trouve le secret, je prononcerai alors un mot, et le Défaiseur bondira en arrière, se tapira, renoncera et mourra, oui, peut-être même qu’il mourra, pour que la vie et la lumière durent toujours sans jamais s’éteindre.

Alvin entendit Gertie commencer à se retourner dans la chambre, et l’un des enfants émit un petit cri, dernier bruit avant le réveil. Alvin fléchit ses membres, s’étira, sentit se ranimer l’agréable, délicieuse courbature des muscles endoloris, et s’apprêta pour une nouvelle journée à la forge, une journée au feu.

X

La maîtresse de maison

Peggy ne dormit pas aussi longtemps ni aussi bien qu’Alvin. Sa bataille à lui était terminée ; il pouvait dormir du sommeil du vainqueur. Mais pour elle, c’était la fin de la tranquillité.

Ce fut quand même en milieu d’après-midi que Peggy se secoua pour se réveiller sur les draps de fil soyeux de son lit, dans la maison de madame Modesty. Elle ne portait que sa chemise, pourtant elle ne se rappelait pas s’être dévêtue. Elle se souvenait avoir entendu chanter Oiseau Rouge, avoir vu Arthur Stuart traduire le chant. Elle se souvenait avoir regardé dans la flamme de vie d’Alvin, avoir vu tous ses avenirs revenus… mais elle ne s’était trouvée dans aucun d’eux. Ensuite, ses souvenirs s’arrêtaient là. Madame Modesty avait dû la déshabiller, la mettre au lit alors que le soleil approchait déjà du midi.

Elle se retourna ; le drap lui resta collé à la peau, puis elle eut froid à son dos en sueur. Alvin avait remporté la victoire ; il avait appris sa leçon ; le Défaiseur ne profiterait plus d’une pareille aubaine. Elle ne voyait pas de danger dans le futur d’Alvin, pas de sitôt. Le Défaiseur allait sûrement guetter une autre occasion ou reprendre son œuvre par l’entremise de ses suppôts humains. Peut-être que le Visiteur allait réapparaître au révérend Thrower, ou qu’une autre personne secrètement assoiffée de mal allait accueillir à bras ouverts l’enseignement du Défaiseur. Mais le danger n’était pas là, pas le danger immédiat, Peggy le savait.

Car tant qu’Alvin ignorait comment devenir un Faiseur ou à quoi employer son pouvoir, ça ne les avançait pas à grand-chose de tenir le Défaiseur en échec longtemps ou non. La Cité de Cristal ne serait jamais bâtie. Et il fallait qu’elle le soit, sinon la vie d’Alvin et celle de Peggy, consacrée à l’aider, auraient toutes deux été vaines.

Les choses lui semblaient claires désormais, au sortir d’un sommeil agité, épuisant. Alvin avait pour tâche de se préparer, de maîtriser ses faiblesses. S’il existait quelque part au monde un savoir sur l’art ou la science du Faiseur, il n’aurait aucune chance de l’acquérir. La forgerie, c’était son école, la forge proprement dite son maître, et qui lui apprenait quoi ? À changer les gens uniquement par la persuasion et la patience, la gentillesse et la douceur, l’amour sincère et la bonté. Il appartenait donc à quelqu’un d’autre d’acquérir ce pur savoir qui élèverait Alvin à la grandeur.

C’en est fini de toute mon éducation à Dekane.

Tant de leçons, et je les ai toutes apprises, madame Modesty. Toutes celles qui me préparaient à porter le plus beau titre, selon vous, auquel une femme pouvait aspirer.

Maîtresse de maison.

Porter le titre de dame, comme sa mère qu’on avait toujours appelée dame Guester et d’autres femmes dame ceci ou dame cela, c’était à la portée de n’importe qui. Pourtant bien peu le méritaient. Moins nombreuses encore étaient celles à qui on avait envie d’accorder le titre suprême : maîtresse, plutôt que simplement dame ; de la même façon qu’on n’appelait jamais madame Modesty « m’dame ». Ça rabaisserait son nom d’y accoler un titre abrégé, commun.

Peggy sortit du lit. La tête lui tourna un moment ; elle attendit, puis se mit debout. Elle se déplaça à pas feutrés sur le plancher de bois. Elle marchait doucement mais elle savait qu’on l’entendrait ; madame Modesty ne tarderait pas monter à l’escalier.

Peggy s’arrêta devant le miroir et se regarda. Elle avait les cheveux ébouriffés d’avoir dormi, poisseux de transpiration. La taie d’oreiller lui avait laissé les marques de ses plis sur la figure, en rouge et blanc. Elle y reconnut pourtant le visage que madame Modesty lui avait appris à voir.

« Notre œuvre », dit madame Modesty.

Peggy ne se retourna pas. Elle se doutait que son mentor serait là.

« Une femme devrait savoir qu’elle est belle, dit madame Modesty. Dieu a sûrement dû donner un bout de verre à Ève, ou une surface d’argent poli, au moins une mare d’eau calme pour lui montrer ce que voyait Adam. »

Peggy fit demi-tour et l’embrassa sur la joue. « J’aime ce que vous avez fait de moi », dit-elle.

Madame Modesty l’embrassa à son tour, mais lorsqu’elles se séparèrent, il y avait des larmes dans les yeux de la femme mûre. « Et je vais à présent perdre ta compagnie. »

Peggy n’avait pas l’habitude d’entendre les autres deviner ce qu’elle-même pensait, surtout quand elle n’avait pas conscience d’avoir déjà pris sa décision.

« Vraiment ? demanda-t-elle.

— Je t’ai appris tout ce que je pouvais t’apprendre, dit madame Modesty, mais je sais depuis la nuit dernière que tu as besoin de choses dont je n’ai jamais rêvé, parce que tu as une tâche à accomplir dont je n’aurais jamais cru personne capable.

— Je voulais être seulement la maîtresse de la maison de maître Alvin.

— Pour moi, c’était le commencement et la fin.

Peggy choisit ses mots pour être sincère, donc belle, donc bonne : « Tout ce que certains hommes attendent d’une femme, peut-être, c’est qu’elle soit aimante, sage et attentive, comme un champ de fleurs où jouer au papillon et en butiner le suc. »

Madame Modesty sourit. « Tu fais de moi une description charmante.

— Mais Alvin, lui, une tâche plus difficile l’attend ; ce qu’il lui faut, ce n’est pas une jolie femme qui sera fraîche et aimante quand il en aura fini. Ce qu’il lui faut, c’est une femme qui pourra soulever l’autre bout de son fardeau.

— Où vas-tu aller ? »

Peggy n’eut même pas le temps de s’apercevoir qu’elle connaissait la réponse. « Philadelphie, je pense. »

Madame Modesty la regarda avec surprise, comme pour dire : tu as déjà décidé ? Des larmes perlèrent dans ses yeux.

Peggy se dépêcha d’expliquer : « Il y a là-bas les meilleures universités, gratuites, qui apprennent tout ce qu’il faut connaître, rien à voir avec les sévères établissements religieux de Nouvelle-Angleterre ou les écoles décadentes du Sud pour hobereaux.

— Ce n’est pas une décision soudaine, dit madame Modesty. Tu y songeais depuis longtemps, pour savoir ainsi où aller.

— Si, c’est une décision soudaine, mais peut-être que j’y songeais sans m’en rendre compte. J’ai écouté les gens parler, et maintenant c’est là dans ma tête, bien clair, ma décision est prise. Il y a une école pour les jeunes filles là-bas, mais l’important, ce sont les bibliothèques. Je n’ai pas reçu d’instruction dans les règles mais j’arriverai à les convaincre de m’inscrire.

— Tu n’auras pas de mal à les convaincre, dit madame Modesty, si tu te présentes munie d’une lettre du gouverneur du Suskwahenny. Et d’autres lettres de gens qui font suffisamment confiance à mon jugement. »

Peggy n’était pas étonnée que madame Modesty eût quand même envie de l’aider, malgré sa résolution subite, impolie, de s’en aller. Et il ne lui vint pas à l’idée de vouloir bêtement, par fierté, se passer de son aide. « Merci, madame Modesty !

— Je n’ai jamais connu de femme – ni d’homme, en l’occurrence – aussi capable que toi. Je ne parle pas de ton talent, tout remarquable qu’il soit ; je n’estime pas les gens sur de tels critères. Mais je crains que tu ne gâches ta vie à vouloir t’occuper de ce garçon de Hatrack River. Comment un homme peut-il mériter tout ce que tu lui as sacrifié ?

— Le mériter… c’est ça, sa tâche. La mienne, c’est de détenir le savoir lorsqu’il sera prêt à l’apprendre. »

Madame Modesty pleurait pour de bon à présent. Elle souriait toujours car elle avait appris toute seule que l’amour doit toujours sourire, même dans le chagrin, mais les larmes ruisselaient sur ses joues. « Oh, Peggy, toi qui as si bien étudié, comment peux-tu faire une pareille erreur ? »

Une erreur ? Madame Modesty doutait-elle de son jugement, encore maintenant ? « La sagesse d’une femme, c’est le don qu’elle fait aux autres femmes, cita Peggy. Sa beauté, son don aux hommes. Son amour, son don à Dieu. »

Madame Modesty secouait la tête en écoutant sa propre maxime dans la bouche de Peggy. « Alors pourquoi veux-tu infliger ta sagesse à ce malheureux homme que tu dis aimer ?

— Parce que certains hommes sont assez grands pour tout aimer chez une femme, pas seulement une partie.

— Est-il vraiment ce genre d’homme ? »

Que répondre ?

« Il le sera, sinon il ne m’aura pas. »

Madame Modesty marqua une pause, comme si elle cherchait une façon plaisante d’énoncer une vérité pénible. « Je t’ai toujours enseigné que si tu devenais complètement et parfaitement toi-même, les hommes au cœur noble se sentiraient attirés vers toi et t’aimeraient. Peggy, disons que ce garçon a de grandes exigences… mais si tu dois devenir quelqu’un d’autre pour le satisfaire, alors tu ne seras pas parfaitement toi-même et il ne t’aimera pas. N’est-ce pas la raison principale qui t’a poussée à partir de Hatrack River ? Tu voulais qu’il t’aime pour toi-même et non pour ce que tu faisais pour lui.

— Madame Modesty, je veux qu’il m’aime, oui. Mais moi, j’aime encore plus la tâche qu’il doit accomplir. Ce que je suis aujourd’hui suffirait à l’homme. Ce queje compte faire demain, ce n’est pas pour l’homme, c’est pour son œuvre.

— Mais…» commença madame Modesty.

Peggy leva un sourcil et eut un léger sourire.

Madame Modesty approuva de la tête et ne l’interrompit pas.

« Si j’aime davantage l’œuvre que l’homme, alors, pour être parfaitement moi-même, je dois faire ce qu’elle exige de moi. N’en serai-je pas de ce fait plus belle encore ?

— À mes yeux, peut-être, dit madame Modesty. Peu d’hommes y voient assez clair pour remarquer ce genre de beauté subtile.

— Il aime sa tâche plus que sa vie. N’en aimera-t-il donc pas la femme qui participe à son effort davantage qu’une autre qui serait tout simplement jolie ?

— Tu as peut-être raison, dit madame Modesty, car je n’ai jamais préféré l’œuvre au créateur ni rencontré d’homme qui fasse vraiment passer son travail avant sa propre vie. Tout ce que je t’ai inculqué s’applique au monde que je connais. Si tu entres dans un autre monde, je ne peux plus rien t’apprendre.

— Peut-être que sans devenir une femme parfaite, je peux quand même vivre ma vie comme elle doit être vécue.

— Ou peut-être, mademoiselle Margaret, personne au monde n’est-il en mesure de reconnaître une femme parfaite, et je passerai pour une honnête contrefaçon pendant que toi, tu resteras ignorée. »

C’était plus que Peggy n’en pouvait supporter. Faisant fi des convenances, elle se jeta au cou de madame Modesty, l’embrassa, pleura et l’assura qu’elle n’avait rien d’une contrefaçon. Mais la crise de larmes passée, elle ne revint pas sur sa décision. Elle avait fait son temps à Dekane, et le lendemain matin ses bagages étaient prêts.

Tout ce qu’elle possédait au monde, c’est madame Modesty qui le lui avait donné, en dehors de la boîte offerte par grandpapa il y avait bien longtemps. Mais le contenu de cette boîte était un fardeau beaucoup plus lourd que tout ce que transportait Peggy.

Assise dans le train du nord, elle regardait défiler les montagnes par la fenêtre orientée à l’est. Il n’était pas si loin, le jour où Whitley Physicker l’avait conduite à Dekane dans sa voiture. Dekane lui avait d’abord paru grandiose ; à l’époque, elle avait eu l’impression de découvrir le monde. Aujourd’hui elle savait que le monde était bien trop vaste pour qu’une seule personne le découvre. Elle quittait une toute petite ville pour une autre, qu’elle laisserait peut-être pour d’autres encore, pas plus grandes. Dans chacune brillaient des flammes de vie, toutes de même format, pas plus éclatantes de se trouver en si nombreuse compagnie.

Je suis partie de Hatrack River pour me libérer de toi, apprenti Alvin. Tout ça pour tomber dans un filet plus large, bien plus inextricable. Ta tâche te dépasse, elle me dépasse aussi, et parce que je la connais, je suis tenue de t’aider. Si je ne le faisais pas, je n’oserais plus me regarder en face.

Alors, que tu finisses ou non par m’aimer, ça n’est pas très important. Bien sûr, c’est important pour moi, mais ça n’empêchera pas le monde de tourner.

L’important, c’est que nous te préparions tous deux à l’accomplissement de ta tâche. Ensuite, si l’amour naît, si tu peux être le maître de la maison où je serai maîtresse, nous y verrons une bénédiction inespérée et nous en réjouirons aussi longtemps que possible.

XI

La baguette

Il fallut une semaine avant que Hank Dowser ne reprenne le chemin de Hatrack River. Une lamentable semaine sans rien gagner ; il avait eu beau faire, il n’avait pas réussi à trouver de terrain sec convenable pour que ces gens à l’ouest du village y creusent leur caveau à légumes. « C’est humide tout partout, avait-il dit. J’y peux rien si c’est tout plein d’eau. »

Mais ils l’en avaient quand même rendu responsable. Les gens sont comme ça. Ils réagissent comme s’ils estimaient que le sourcier ne se contente pas d’indiquer où il y a de l’eau mais que c’est lui qui l’a mise là. Pareil avec les torches ; la moitié du temps, on les accuse d’avoir provoqué ce qu’elles voient, elles qui n’ont rien fait d’autre que regarder. Il n’y avait aucune gratitude à attendre de la plupart des gens, pas même de la simple compréhension.

C’était donc un soulagement de retrouver quelqu’un d’à peu près honnête comme Conciliant Smith. Même si Hank ne goûtait pas trop l’attitude du forgeron vis-à-vis de son apprenti. Mais de quel droit le critiquer ? Il n’avait guère mieux agi lui-même ; oh, il ne se sentait pas fier maintenant de ses reproches et de la taloche que ça avait valu au jeune garçon ; pour rien, en fait, pour un ridicule affront porté à son orgueil de sourcier. Jésus a reçu le fouet et une couronne d’épines sans broncher, sans un mot, mais moi, je rue dans les brancards au premier apprenti qui marmonne des idioties. Oh, ce genre de pensées mettait Hank Dowser dans une humeur sombre, et il brûlait de trouver l’occasion de s’excuser auprès du gamin.

Le gamin n’était pas là ; dommage, mais Hank n’eut guère le loisir de s’attarder sur la question. Gertie Smith l’entraîna dans la maison, et il eut l’impression qu’elle allait le gaver à l’écouvillon dans le seul but de lui ingurgiter un demi-pain de plus. « J’peux à peine marcher », lui dit-il, ce qui était vrai ; mais il était également vrai que Gertie Smith cuisinait aussi bien que son mari forgeait ou que cet apprenti ferrait les chevaux et que lui-même trouvait les sources, c’est-à-dire avec un réel talent. Tout le monde en a un, talent, tout le monde a reçu un don de Dieu, et on en fait profiter les autres, ainsi va la vie, le meilleur système qui soit.

Ce fut donc avec plaisir et fierté que Hank but les gorgées du premier seau d’eau claire tirée du puits. Oh, c’était de la bonne eau, bien douée, et il apprécia de quelle façon ils le remerciaient du fond du cœur. Ce ne fut qu’une fois dehors, au moment de remonter sur Picklewing, qu’il s’aperçut qu’il n’avait pas vu le puits. Il aurait dû voir le puits, quand même…

Il contourna la forge à cheval et regarda l’endroit qu’il pensait avoir choisi, mais le sol n’y avait visiblement pas été remué depuis un siècle. Il ne voyait même pas la tranchée que l’apprenti avait creusée devant lui. Il mit une minute pour découvrir le véritable puits : en gros à mi-chemin entre la forge et la maison, un coquet petit toit au-dessus du treuil, le tout maçonné en pierres de taille régulières. Mais il ne se trouvait sûrement pas si près de la maison quand sa baguette s’était enfoncée dans la terre…

« Oh là, Hank ! lança Conciliant Smith. Hank, j’suis content qu’vous soyez pas ’core parti ! »

Où était le forgeron ? Ah, là-bas derrière, au-dessus de la forge, du côté où Hank avait tout d’abord cherché le puits. Il agitait un bâton dans sa main… un bâton fourchu…

« Vot’ baguette, celle-là qu’vous avez utilisée pour trouver l’puits… vous voulez la récupérer ?

— Non, Conciliant, non, merci. J’me sers jamais deux fois d’la même. Ça marche pas bien quand c’est pas fraîchement taillé. »

Conciliant Smith lança la baguette derrière lui par-dessus sa tête, redescendit la pente et s’arrêta exactement là où Hank avait bel et bien cru indiquer qu’il fallait creuser le puits. « Qu’esse vous dites de l’abri qu’on a construit ? »

Hank se tourna et jeta un coup d’œil au puits. « D’la belle ouvrage. Si jamais vous arrêtez la forge, j’gage que vous aurez pas d’mal à travailler dans la taille de pierre.

— Eh ben, merci, Hank ! Mais c’est mon p’tit apprenti qu’a tout fait !

— Un fichu gars qu’vous avez là », fit Hank.

Mais les mots lui laissèrent un mauvais goût dans la bouche. Quelque chose le mettait mal à l’aise dans cette conversation. Conciliant Smith avait une idée derrière la tête, mais Hank ne voyait pas du tout de quoi il s’agissait. Tant pis. Il était temps de se mettre en chemin. « Au revoir. Conciliant ! dit-il en ramenant au pas sa rosse vers la route. J’vais r’venir pour des fers, oubliez pas ! »

Conciliant éclata de rire et agita la main. « J’serai ravi d’revoir vot’ sale goule quand vous r’passerez ! » Là-dessus, Hank poussa la vieille Picklewing pour regagner à vive allure la route menant au pont sur la rivière. C’était ce qu’il y avait de bien avec cette route qui partait de Hatrack vers l’ouest. D’ici jusqu’à la Wobbish, la piste était facile comme tout, des ponts couverts enjambaient chaque rivière, ruisseau, coulée, filet d’eau. On avait vu des gens camper dessus pour la nuit, tant ils étaient secs et étanches.

Il devait bien y avoir trois douzaines de nids de cardinaux dans les avant-toits du pont de la Hatrack. Les oiseaux faisaient un tel boucan que Hank se demanda par quel miracle ils ne réveillaient pas les morts. Dommage, il n’y avait rien à manger sur les cardinaux. Ça aurait valu le coup, il y avait de quoi faire un festin sur ce pont.

« Holà, Picklewing, ma fille, ho ! » dit-il. À califourchon sur son cheval, immobile au milieu du pont, il écouta chanter les cardinaux. Il se souvenait à présent très clairement comment la baguette lui avait proprement sauté des mains pour s’élancer toute seule dans l’herbe du pré. Elle s’était envolée au nord-est de l’endroit qu’il avait désigné. Et c’est justement là que Conciliant Smith l’avait ramassée au moment de lui dire au revoir. Leur joli puits tout neuf n’était nullement à la place qu’il lui avait fixée. Tout le temps qu’il était resté chez eux, ils lui avaient menti, les uns comme les autres, ils avaient fait comme s’il leur avait trouvé un puits, mais l’eau qu’ils buvaient venait d’ailleurs.

Hank savait, oh oui, il savait qui avait choisi de creuser où ils puisaient leur eau. La baguette ne le lui avait-elle pas pour ainsi dire appris quand elle s’était envolée comme ça ? Elle s’était envolée parce que le gamin avait fait une réflexion, cet effronté d’apprenti. Et maintenant ils se moquaient de lui dans son dos ; on ne lui avait rien dit en face, bien entendu, mais il savait que Conciliant avait dû rire tout ce temps-là, à l’idée qu’il n’était même pas assez malin pour s’apercevoir du changement.

Eh bien, je m’en suis aperçu, dame oui. Vous m’avez pris pour un imbécile, Conciliant Smith, toi et ton apprenti. Mais je m’en suis aperçu. Un homme peut pardonner sept fois, ou même sept fois sept. Mais à la cinquantième, même un bon chrétien ne peut pas oublier.

« Allez, hue ! » fit-il avec colère. Picklewing frémit des oreilles et repartit d’un pas paisible ; le clip-clop de ses fers neufs résonnait avec force sur le plancher du pont et rebondissait en écho sur les parois latérales et le plafond. « Alvin, souffla Hank Dowser. L’apprenti Alvin. Aucun respect pour l’talent des autres. »

XII

Le conseil d’école

Lorsque la voiture s’arrêta devant l’auberge, la Peg Guester laissait pendre les matelas sur la moitié de leur longueur par les fenêtres du premier pour leur faire prendre l’air, alors elle la vit. Elle la reconnut ; c’était celle de Whitley Physicker, un de ces tout nouveaux véhicules fermés qui mettaient à l’abri des intempéries et du plus gros de la poussière ; Physicker pouvait bien en posséder une, maintenant qu’il avait de quoi payer quelqu’un rien que pour conduire à sa place. C’était pour des détails de ce genre que la plupart des gens l’appelaient docteur Physicker à présent, au lieu de simplement Whitley.

Le conducteur, c’était Po Doggly, qui dans le temps avait eu une ferme à lui jusqu’à ce qu’il se mette à boire après la mort de sa femme. C’était une bonne chose, que Physicker l’ait engagé alors que tout le monde tenait le Po pour un soûlard. Ce geste valait au docteur l’estime des gens simples, même s’il faisait étalage de son argent plus qu’il n’était décent pour un chrétien.

Bref, Po sauta à bas de son siège et se retourna pour ouvrir la porte de la voiture. Mais ce ne fut pas Whitley Physicker qui sortit en premier, ce fut Pauley Wiseman, le shérif. Si quelqu’un ne méritait pas son nom – Wiseman, c’est-à-dire « le sage » – c’était bien lui. La Peg se sentit se ratatiner en dedans rien qu’à le voir. Comme son époux Horace disait toujours : ceux qui ont envie de la fonction de shérif sont forcément incapables de la remplir. Pauley Wiseman voulait ce travail, il y tenait plus que la plupart des gens tiennent à respirer. Ça se voyait à sa façon d’arborer son étoile d’argent ridicule devant tout le monde, par-dessus son manteau, pour que personne n’oublie qu’on s’adressait à celui qui détenait les clés de la prison municipale. Comme si Hatrack River avait besoin d’une prison !

Puis Whitley Physicker descendit à son tour de la voiture, et la Peg sut sans erreur possible ce qui les amenait. Le conseil d’école avait pris sa décision, et ces deux-là venaient s’assurer qu’elle l’accepterait sans faire d’histoires en public. La vieille Peg poussa le matelas qu’elle tenait, le poussa si fort qu’il faillit passer complètement par la fenêtre ; elle le rattrapa par un coin et le ramena en arrière pour le faire pendre convenablement sur l’appui et bien prendre l’air. Puis elle dévala l’escalier quatre à quatre – elle n’était pas encore vieille au point de ne plus pouvoir courir dans les escaliers quand elle le voulait. Enfin, à condition de les descendre.

Elle jeta un vague coup d’œil alentour, en quête d’Arthur Stuart, mais bien entendu il n’était pas à la maison. Il avait juste l’âge pour les travaux ménagers et il s’en acquittait, parfaitement, mais après fallait toujours qu’il se sauve, tout seul, des fois jusqu’au bourg, et d’autres fois il allait embêter ce jeune forgeron, l’apprenti Alvin. « Pourquoi donc tu fais ça, mon gars ? lui avait-elle demandé un jour. Pourquoi t’as tout l’temps b’soin de t’fourrer dans les pattes de c’t’apprenti ? » Arthur s’était contenté de sourire, puis il avait écarté les bras à la façon d’un lutteur de rue prêt à empoigner son adversaire et dit : « Faut que j’apprenne à culbuter un gars deux fois grand comme moi. » Ce qui était drôle, c’est qu’il avait sorti ça de la même voix qu’Alvin et de la même manière que lui : sur un ton blagueur, pour qu’on sache bien qu’il ne parlait pas vraiment sérieusement. Arthur avait ce talent-là, d’imiter les gens comme s’il les connaissait jusqu’au fond de l’âme. Des fois elle en venait à se demander s’il n’avait pas un peu le talent de torche, comme sa fille qui s’était ensauvée, ’tite Peggy ; mais non, Arthur n’avait pas l’air de réellement comprendre ce qu’il faisait. Ce n’était qu’un imitateur. Il avait pourtant l’esprit aussi vif qu’une mèche de fouet, et c’est pour ça que la Peg savait que le drôle méritait d’aller à l’école, probablement plus que n’importe quel enfant de Hatrack River.

Elle atteignit la porte de devant à l’instant même où ils commençaient à frapper. Elle ne bougea pas, un peu essoufflée de sa course dans l’escalier, et attendit pour ouvrir, malgré les ombres des deux hommes qu’elle voyait à travers les rideaux de dentelle tendus sur les carreaux. On aurait dit qu’ils se dandinaient d’un pied sur l’autre, comme s’ils étaient nerveux… Rien d’étonnant à ça. Qu’ils suent donc un peu.

C’était bien de leur coup, ça, aux membres du conseil d’école, d’envoyer Whitley Physicker plutôt qu’un autre. Rien que de voir son ombre à sa porte, ça la rendait folle, la Peg Guester. N’était-ce pas lui qui avait emmené ’tite Peggy six ans auparavant et avait ensuite refusé de lui dire où elle se trouvait ? À Dekane, c’est tout ce qu’il avait révélé, chez des gens qu’elle semblait connaître. Puis Horace, le mari de Peg, avait lu et relu le mot de sa fille avant de déclarer : « Si une torche s’voit pas en sécurité dans son propre avenir, c’est pas nous aut’ qui pourrons y changer quèque chose. » Sans Arthur Stuart qui avait tant besoin d’elle, la Peg n’aurait fait ni une ni deux et serait partie. Parfaitement, elle serait partie, que ça leur plaise ou non ! Emmener sa fille et venir lui raconter que c’est la meilleure solution… dire une chose pareille à une mère ! On verra bien ce qu’ils diront quand moi, je partirai. Si elle n’avait pas eu à s’occuper d’Arthur Stuart, elle aurait si vite déguernuché que son ombre serait restée collée à la porte.

Et voilà qu’ils envoyaient Whitley Physicker pour remettre ça, pour la faire souffrir avec un autre enfant, tout comme avant. Seulement, c’était pire cette fois, parce que ’tite Peggy, elle pouvait vraiment se débrouiller toute seule, tandis qu’Arthur Stuart, non ; ce n’était qu’un gamin de six ans, un gamin sans le moindre avenir à moins que la Peg ne se batte bec et ongles pour lui en donner un.

Ils frappèrent à nouveau. Elle ouvrit la porte. Il y avait là Whitley Physicker, l’air digne et satisfait, devant Pauley Wiseman, l’air digne et important. Comme deux mâts d’un même navire, toutes voiles dehors et gonflées à craquer. Pleines de vent. Vous venez me dire ce qu’il convient de faire, c’est ça ? On va bien voir.

« Dame Guester », dit le docteur Physicker. Il ôta poliment son chapeau, comme un gentleman. Qu’est-ce qui arrive à Hatrack River depuis quelque temps ? songea la Peg. Tous ces gens qui se prennent pour des gentlemen et des ladies. Ils ne savent donc pas qu’on est dans l’Hio ? Le monde élégant, c’est plus bas dans les Colonies de la Couronne qu’il se trouve, avec Sa Majesté, l’autre Arthur Stuart. Le roi blanc à cheveux longs, le contraire de son petit Arthur noir à cheveux courts. Ceux qui se croient des gentlemen dans l’état de l’Hio n’abusent qu’eux-mêmes et les autres imbéciles dans leur genre.

« J’gage que vous voulez entrer, dit la Peg.

— J’espérais que vous nous y inviteriez, dit Physicker. Nous venons de la part du conseil d’école.

— Vous pouvez m’annoncer la mauvaise nouvelle sus la galerie aussi bien qu’chez moi.

— Non, mais dites donc ! » fit le shérif Pauley. Il n’avait pas l’habitude qu’on le laisse debout sur les galeries.

« On ne vient pas vous annoncer une mauvaise nouvelle, dame Guester », dit le docteur.

La Peg ne le crut pas une seconde. « Vous voulez dire que c’te bande de têtes de mules d’hypocrites collet monté, ils vont accepter un p’tit bougre noir dans la nouvelle école ? »

Ça fit exploser le shérif Pauley comme poudre dans un seau. « Eh ben, puisque vous êtes si joliment sûre de connaître la réponse, la Peg, pourquoi donc vous embêter à poser la question ?

— J’voulais qu’ce soye écrit quèque part, qu’vous êtes tous des esclavagistes et qu’vous détestez les Noirs dans l’fond de vot’ cœur ! Comme ça, l’jour où les ’bolitionnisses gagneront et qu’les Noirs obtiendront leurs droits tout partout, vous s’rez forcés d’porter votre honte devant l’monde comme vous l’méritez. »

La Peg n’entendit même pas son mari arriver derrière elle, tant elle parlait fort.

« Margaret, fit Horace Guester, j’garde pas les genses sus la galerie sans les faire entrer.

— T’as qu’à les faire entrer toi-même, alors », dit la Peg. Elle tourna le dos au docteur Physicker et au shérif Pauley pour se diriger vers la cuisine. « Je m’en lave les mains ! » cria-t-elle par-dessus son épaule.

Mais une fois dans la cuisine, elle s’aperçut qu’elle ne préparait pas encore à manger ce matin-là, elle faisait les lits à l’étage. Elle resta un instant décontenancée et se souvint alors que c’était à Ponce Pilate qu’on devait le premier et célèbre lavage de mains. Eh bien, ses propres paroles avouaient son impiété. Dieu ne la regarderait pas d’un bon œil si elle se mettait maintenant à imiter quelqu’un comme Pilate, qui avait fait tuer le Seigneur Jésus. Elle fit donc demitour, revint dans la salle commune et s’assit près de l’âtre. On était en août, il n’y avait donc pas de feu, on pouvait s’y mettre au frais. Pas comme la cheminée de la cuisine, où il faisait aussi chaud que dans les cabinets du diable par des journées d’été pareilles. Aucune raison de suer toute l’eau de son corps dans la cuisine pendant que ces deux-là décidaient du sort d’Arthur Stuart dans le coin le plus frais de la maison.

Son époux et les deux visiteurs la regardèrent mais ne risquèrent aucun commentaire sur son aller-retour éclair. Elle savait bien ce qu’on racontait dans son dos – qu’il valait mieux tendre un piège à un cyclone que se frotter à la vieille Peg Guester – mais elle s’en fichait éperdument si des coquins comme Whitley Physicker et Pauley Wiseman marchaient sur des épines dans son voisinage. Au bout d’une ou deux secondes, le temps qu’elle s’installe, ils poursuivirent leur discussion.

« Comme je disais, Horace, nous avons sérieusement étudié votre proposition, commença Physicker. Ce serait très commode pour nous si la nouvelle institutrice pouvait loger dans votre auberge au lieu de prendre pension à droite, à gauche, comme ça se passe d’habitude. Mais il n’entre pas dans nos intentions que vous l’hébergiez gratuitement. Nous avons assez d’élèves inscrits et assez d’impôt foncier pour vous allouer de menus appointements en échange du service.

— Vos point’ments, ça s’monte à combien, en argent ? demanda Horace.

— Les détails restent à régler, mais on a parlé d’une allocation de vingt piastres pour l’année.

— Eh ben, fit Horace, c’est joliment pas beaucoup, si vous croyez payer au tarif normal.

— Pas du tout, Horace, nous savons que nous sous-payons terriblement ce service. Mais comme vous avez proposé un logement gratuit, nous avions dans l’idée d’apporter une bonification à votre offre initiale. »

Horace était sur le point d’accepter, mais ce genre de simagrées, Peg ne les supportait pas. « J’connais c’que c’est, docteur Physicker, et c’est pas d’la bonification. On a pas proposé d’loger gratuitement l’institutrice. On a proposé d’loger gratuitement l’institutrice d’Arthur Stuart. Et si vous vous figurez que vingt piasses vont m’faire changer d’avis, vous feriez mieux de r’partir et d’y réfléchir à deux fois. »

Le docteur Physicker prit une mine peinée. « Allons, dame Guester. Ne vous mettez pas dans tous vos états pour ça. Aucun membre du conseil n’a vu d’objection à ce qu’Arthur Stuart fréquente la nouvelle école. »

À ces mots du docteur, la Peg jeta un coup d’œil acéré à Pauley Wiseman. Pas de doute, il se tortillait sur son siège comme si ça le démangeait fortement là où un gentleman évite de se gratter. C’est ça, Pauley Wiseman. Le docteur Physicker peut bien dire ce qu’il veut, mais moi, je te connais, et il s’en trouvait au moins un à votre réunion qui en avait des tas, d’objections, contre Arthur Stuart.

Whitley Physicker continuait de parler, évidemment. Comme il prétendait que tout le monde adorait Arthur Stuart, il pouvait difficilement remarquer l’inconfort du shérif Pauley. « Nous savons qu’Arthur est élevé par les deux plus anciens colons et meilleurs citoyens de Hatrack River, et tout le village aime ce garçon pour ce qu’il est. Seulement, on ne voit pas quel avantage lui donnerait une éducation scolaire.

— Ça lui donnerait l’même qu’aux aut’ gars ou filles, dit la Peg.

— Vous croyez ? Est-ce que de savoir lire et écrire lui assurera un emploi dans un bureau de comptables ? Pouvez-vous imaginer que même si on le laissait s’inscrire au barreau, un jury écouterait plaider un avocat noir ? La société a décrété qu’un enfant noir devait donner un homme noir et qu’un homme noir, comme le vieil Adam, devait gagner son pain à la sueur de son front, pas en faisant travailler sa tête.

— Arthur Stuart est plus futé qu’tous les aut’ drôles qu’iront dans cette école, et vous connaissez ça.

— Raison de plus pour ne pas le bercer d’illusions si c’est pour les lui retirer quand il sera plus grand. J’exprime ce que nous dictent les usages, dame Guester, pas le cœur.

— Ben alors, pourquoi donc vous autres, les sages du conseil d’école, vous dites pas aux foutus usages d’aller voir ailleurs et qu’vous faites pas c’qui est juste ? J’peux pas vous obliger contre vot’ volonté mais, bon Dieu, j’vous laisserai pas faire accroire que c’est pour l’bien d’Arthur ! »

Horace grimaça. Il n’aimait pas entendre jurer la Peg. Ça l’avait prise dernièrement, la fois où elle avait injurié Milicent Mercher qui insistait pour qu’on l’appelle « Madame Mercher » au lieu de « dame Mercher ». Horace ne voyait pas ça d’un bon œil, des mots pareils dans sa bouche, surtout qu’elle n’avait pas l’air de sentir où et quand elle pouvait se les permettre, contrairement à un homme, du moins c’est ce qu’il disait. Mais la Peg répliquait que si on ne pouvait pas injurier une menteuse d’hypocrite, alors pourquoi avait-on inventé les jurons ?

Pauley Wiseman commençait à virer au rouge, il retenait difficilement un chapelet de ses propres jurons favoris. Quant à Whitley Physicker, désormais un gentleman, il se contenta de baisser la tête un instant comme s’il priait ; mais la Peg se dit qu’il devait plus vraisemblablement attendre d’avoir assez recouvré son calme pour garder un ton courtois. « Dame Guester, vous avez raison. Nous n’avons pensé que c’était pour le bien d’Arthur Stuart qu’une fois la décision prise. »

Sa franchise la laissa sans voix, du moins momentanément. Même le shérif Pauley ne put qu’émettre une espèce de petit cri aigu. Whitley Physicker s’écartait de ce qu’ils étaient tous convenus de dire ; c’était louche, pour un peu il allait dire la vérité, et le shérif Pauley ne savait plus que faire quand on se mettait à répandre dangereusement la vérité à tous les vents. La Peg observa avec plaisir son air ahuri ; de ce point de vue-là, le Pauley avait un talent tout particulier.

« Voyez-vous, dame Guester, nous voulons que cette école marche bien, sincèrement, dit le docteur Physicker. L’idée des écoles publiques est un peu bizarre. Dans les Colonies de la Couronne, ce sont les gens titrés et fortunés qui vont à l’école, les pauvres n’ont aucune chance d’apprendre ni de s’élever dans la société. En Nouvelle-Angleterre, elles sont toutes religieuses, si bien qu’au lieu d’esprits brillants, elles produisent de parfaits petits puritains qui restent tous à leur place selon la volonté de Dieu. Mais les écoles publiques des États hollandais et de Pennsylvanie montrent aux gens qu’en Amérique on peut faire autrement. On peut apprendre à tous les enfants de toutes les cabanes forestières à lire, à écrire et à compter ; on aura ainsi toute une population assez instruite pour voter, tenir une charge et nous gouverner.

— Tout ça, c’est bien beau, dit la Peg, et je m’souviens que j’vous ai déjà entendu prononcer c’même discours dans not’ salle commune moins de trois mois passés, avant qu’on vote la taxe pour l’école. C’que j’comprends pas, Whitley Physicker, c’est pourquoi vous vous figurez qu’mon fils devrait faire exception. »

Sur quoi le shérif Pauley estima le moment venu de mettre son grain de sel. Et comme on en était à user et abuser de la vérité, il oublia toute retenue et parla à cœur ouvert. C’était une nouveauté pour lui, et ça lui monta un peu à la tête. « Faites excuse, la Peg, mais y a pas une seule goutte de vot’ sang dans c’drôle, c’est donc aucunement vot’ fils, et même si y en a d’Horace, ça suffit pas pour en faire un Blanc. »

Horace se mit lentement sur ses pieds, comme s’il se disposait à inviter le shérif Pauley dehors pour lui apprendre, coups de poings à l’appui, à surveiller ses paroles. Pauley Wiseman dut s’apercevoir qu’il était dans de sales draps à la seconde où il accusait Horace d’être le père éventuel d’un bâtard à demi noir. Et lorsque Horace se leva comme ça, de toute sa hauteur, le shérif se souvint qu’il ne faisait pas le poids devant lui. L’aubergiste n’était pas franchement un gringalet, ni Pauley franchement un costaud. Aussi le shérif fit ce qu’il faisait toujours quand la situation lui échappait. Il se tourna un peu de côté de façon à placer son insigne bien en vue d’Horace Guester. Viens donc t’y frotter, disait l’insigne, et tu n’y couperas pas d’un procès pour voies de fait sur un représentant de la loi.

La Peg, elle, savait qu’Horace ne frapperait pas un homme pour une parole malheureuse ; il n’avait même pas flanqué par terre ce rat de rivière qui l’avait accusé de crimes innommables avec des animaux de basse-cour. Horace n’était pas du genre à perdre son sang-froid sous le coup de la colère, voilà tout. De fait, en le voyant comme ça, debout, la Peg comprit qu’il avait déjà oublié sa rage contre Pauley Wiseman et qu’une idée lui trottait dans la tête.

D’ailleurs, il se tourna vers elle comme si Wiseman n’existait même pas.

« P’t-être qu’on devrait laisser tomber, Peg. C’était bien quand Arthur était un mignon p’tit bébé, mais…»

Horace, qui regardait la figure de la Peg, jugea préférable de ne pas terminer sa phrase. Le shérif Pauley, lui, était loin d’être aussi perspicace. « C’est qu’y devient plus noir d’jour en jour, dame Guester. »

Alors là, qu’est-ce que vous dites de ça, hein ? Au moins, on savait maintenant de quoi il retournait : c’était la couleur d’Arthur Stuart et rien d’autre qui l’empêchait d’entrer à la nouvelle école de Hatrack River.

Whitley Physicker soupira dans le silence. Rien de ce qui venait de se passer avec le shérif Pauley ne se déroulait selon le plan prévu. « Vous ne voyez donc pas ? » demanda Physicker. Il avait pris une voix douce, raisonnable, il était bon à ce jeu-là. « Certaines personnes ignorantes et arriérées – il posa un regard froid sur le shérif Pauley – ne supportent pas l’idée d’un enfant noir qui recevrait la même éducation que leurs propres garçons et filles. À quoi bon aller à l’école, se disent-ils, si un Noir y a droit comme un Blanc ? Manquerait plus, après ça, qu’ils se mettent en tête de voter ou d’occuper une charge. »

La Peg n’y avait pas pensé. Ça ne lui était jamais venu à l’esprit. Elle essaya d’imaginer Mock Berry gouverneur, tâchant de donner des ordres à la milice. Pas un soldat dans tout l’Hio n’accepterait d’ordres d’un homme noir. Ce serait aussi contraire à la nature qu’un poisson sautant hors de la rivière pour se tuer un ours.

Mais la Peg n’allait pas abandonner la partie si facilement, uniquement parce que Physicker avait fait ressortir cet argument-là. « Arthur Stuart, c’est un bon p’tit, dit-elle. Il chercherait pas plusse à voter qu’moi.

— Je le sais, dit Physicker. Tout le conseil d’école le sait. Mais les gens de la forêt, eux, ne le savent pas. Ce sont eux qui entendront dire qu’il y a un petit Noir à l’école, et ils garderont leurs enfants à la maison. Et ici, nous payerons pour une école qui ne remplira pas sa fonction d’éduquer les citoyens de notre république. Nous demandons à Arthur Stuart de renoncer à une éducation qui de toute façon ne lui apportera rien, afin de permettre à d’autres d’en recevoir une qui leur fera beaucoup de bien ainsi qu’à la nation. »

C’avait l’air tellement logique. Après tout, Whitley Physicker était docteur, pas vrai ? Il était même allé à l’université de Philadelphie, il comprenait donc mieux les choses que la Peg n’y arriverait jamais. Pourquoi avait-elle cru possible, ne serait-ce qu’un instant, de contredire quelqu’un comme Physicker sans se mettre dans son tort ?

Pourtant, elle avait beau ne pas trouver d’argument à lui opposer, elle ne se départissait pas de l’impression viscérale qu’en disant oui à Whitley Physicker, elle poignardait le petit Arthur en plein cœur. Elle l’imaginait qui lui demandait : « Mouman, pourquoi donc j’peux pas aller à l’école comme tous mes amis ? » Toutes les belles paroles du docteur s’envolaient alors comme si elle ne les avait jamais entendues ; elle restait assise et répondait : « C’est par rapport que t’es noir, Arthur Stuart Guester. »

Whitley Physicker parut prendre son silence pour une reddition, ce qui était presque le cas. « Vous verrez, dit-il. Arthur ne se formalisera pas d’être privé d’école. Et puis tous les petits Blancs seront jaloux de lui : il sera dehors au soleil pendant qu’eux resteront enfermés dans une salle de classe. »

La Peg Guester savait que quelque chose clochait dans le raisonnement, qu’il n’était pas aussi sensé qu’il y paraissait, mais elle n’arrivait pas à mettre le doigt sur le défaut.

« Et peut-être qu’un jour les choses seront différentes, ajouta Physicker. Il se peut qu’un jour la société change. Peut-être que les Colonies de la Couronne et l’Appalachie cesseront de tenir les Noirs en esclavage. Un temps viendra peut-être où…» Sa voix mourut. Puis il se secoua. « Des fois, je laisse aller mes pensées, c’est tout, dit-il. Des bêtises. Le monde est ce qu’il est. C’est tout bonnement contre nature pour un homme noir de devenir comme un Blanc. »

La Peg sentit en elle une haine profonde en entendant ces mots. Ce n’était pas une rage violente, qui l’aurait poussée à l’invective. C’était une haine froide, désespérée, qui disait : « Peut-être que je suis contre nature, mais Arthur Stuart est mon vrai fils et je ne le trahirai pas. Sûrement pas. »

Une fois encore, son silence passa pour de l’approbation. Les hommes se levèrent tous, la mine soulagée, surtout Horace. À l’évidence, ils ne s’attendaient aucunement à ce que que la Peg entende raison si vite. Le soulagement des visiteurs, il était compréhensible, mais pourquoi Horace avait-il l’air tellement content ? Un soupçon déplaisant effleura la Peg, et elle sut aussitôt qu’il était fondé : Horace Guester, le docteur Physicker et le shérif Pauley avaient déjà tout manigancé entre eux avant la visite d’aujourd’hui. Cette conversation, c’était de la comédie. Rien qu’une comédie montée pour tranquilliser la Peg Guester.

Horace ne voulait pas plus d’Arthur Stuart à l’école que Whitley Physicker ou n’importe qui de Hatrack River.

La Peg se sentit bouillir de colère, mais il était trop tard maintenant. Physicker et Pauley avaient franchi la porte, Horace sur leurs talons. Sûrement qu’ils allaient se donner des claques dans le dos et échanger des sourires, une fois hors de vue. Mais la Peg, elle, ne souriait pas. Elle ne se rappelait que trop bien la vision qu’avait eue ’tite Peggy la veille de son départ, une vision à propos de l’avenir d’Arthur. La Peg avait demandé à sa fille si Horace aimerait un jour le petit Arthur, et elle avait refusé de répondre. C’en était quand même une, de réponse, pour sûr. Horace pouvait bien faire mine de traiter Arthur comme son fils, en fait il le considérait seulement comme un petit Noir que sa femme s’était mise en tête de protéger. Horace n’était pas un papa pour Arthur Stuart.

Arthur se trouvait donc à nouveau orphelin. Il a perdu son père. Ou, plus exactement, il n’en a jamais eu. Bah, tant pis, il a eu deux mères : celle qui est morte pour lui à sa naissance et moi. Je ne peux pas le faire entrer à l’école. Je le savais, je le savais depuis le début. Mais je peux tout de même lui donner une éducation. Un plan se forma aussitôt dans sa tête. Il reposait sur la maîtresse d’école qu’ils avaient engagée, cette institutrice de Philadelphie. Avec de la chance, elle serait quaker, elle ne détesterait pas les Noirs, et le plan marcherait comme sur des roulettes. Mais même si elle les détestait aussi fort qu’un pisteur qui regarde un esclave libre sur la rive canadienne, ça n’y changerait rien du tout. La Peg trouverait un moyen. Arthur Stuart était la seule famille qui lui restait au monde, la seule personne qu’elle aimait, qui ne lui mentait pas, qui ne se moquait pas d’elle ni ne lui jouait des tours par-derrière. Elle n’allait pas permettre qu’on le frustre de tout ce qui pourrait être bon pour lui.

XIII

La resserre

Alvin comprit qu’il se passait quelque chose en entendant Horace et la Peg Guester se crier dessus, plus haut, du côté de l’ancienne resserre. Pendant une minute ils menèrent un tel tapage qu’il le percevait distinctement malgré le feu ronflant de la forge et ses propres coups de marteau. Puis les deux époux se calmèrent un peu, mais maintenant la curiosité d’Alvin était éveillée, et il accorda comme qui dirait un peu de repos à son marteau. En fait il le posa carrément et sortit de la forge afin de mieux entendre.

Non, non, il n’écoutait pas. Il retournait seulement au puits chercher de l’eau, pour boire et pour le tonneau de refroidissement. Si jamais il entendait un peu, on ne pouvait pas le lui reprocher, hein ?

« L’monde va dire que j’suis un mauvais aubergiste, pour installer l’institutrice dans la r’serre au lieu d’la loger correctement.

— C’est rien qu’une bâtisse vide, Horace, comme ça elle va servir. Et ça nous laissera des chambres à l’auberge pour les clients qui payent.

— J’veux pas d’maîtresse d’école à vivre toute seule à l’écart. C’est pas convenable !

— Pourquoi donc, Horace ? T’as idée d’y faire des avances ? »

Alvin avait peine à en croire ses oreilles. Les gens mariés ne se disent quand même pas des choses pareilles ! Il s’attendait à moitié à entendre claquer une gifle. Mais Horace avait dû ne pas broncher. Tout le monde disait que c’était sa femme qui portait la culotte, la preuve : elle venait de l’accuser de songer à l’adultère, et lui ne l’avait pas frappée, il n’avait même pas ouvert le bec.

« De toute manière, ç’a pas d’importance, fit la Peg. P’t-être que t’en feras qu’à ta tête et qu’elle te dira non. Mais en tout cas on va r’mettre la r’serre en état et la lui proposer. »

Horace marmonna quelque chose qu’Alvin ne comprit pas.

« Je m’en fiche, que ce soye la resserre de ’tite Peggy. Elle est partie d’son plein gré, elle s’est ensauvée sans même un mot, et c’est pas sous prétexte qu’elle venait icitte gamine que j’vais conserver c’te r’serre comme si c’était un monument. Vu ? »

Une fois encore, Alvin ne comprit pas la réponse d’Horace.

En revanche, il la comprenait parfaitement, la Peg. Sa voix portait comme le tonnerre. « Tu m’parles d’aimer, à moi ? Laisse-moi te dire, Horace Guester, tout ton amour pour ’tite Peggy, ça l’a pas empêchée de s’en aller, hein ? Mais mon amour pour Arthur Stuart, ça va y permettre de s’instruire, tu m’com-prends ? Et au bout du compte, Horace Guester, on verra bien qui aime le mieux ses enfants ! »

Il n’y eut pas exactement de gifle ni rien mais un claquement de la porte de la resserre qui manqua l’arracher de ses gonds. Alvin ne put se retenir de tendre un peu le cou pour voir qui l’avait claquée. Ce ne pouvait être que la Peg, qui s’en allait à grandes enjambées.

Une minute plus tard, peut-être même davantage, le battant se rouvrit tout doucement. Alvin distinguait mal à travers les buissons et les feuilles qui avaient poussé entre le puits et la cabane. Horace Guester sortit encore plus lentement, la mine abattue ; Alvin ne l’avait encore jamais vu comme ça. Il resta un instant immobile, la main sur la porte. Puis il la poussa pour la refermer, aussi délicatement que s’il mettait un bébé au lit. Alvin s’était toujours demandé pourquoi ils n’avaient pas démoli cette resserre des années plus tôt, lorsqu’il avait creusé le puits qui avait fini par tarir le cours d’eau qui jusque-là passait dedans. Ou au moins pourquoi ils ne lui avaient pas trouvé un quelconque usage. Mais maintenant il savait que ça avait à voir avec Peggy, la torche qui s’était sauvée juste avant qu’il n’arrive à Hatrack River. À la façon dont Horace touchait la porte, à la façon dont il la referma, Alvin comprit pour la première fois à quel point un homme pouvait chérir son enfant ; elle était partie, mais les endroits qu’elle avait aimés prenaient valeur de lieux saints aux yeux de son vieux papa. Pour la première fois, Alvin se demanda s’il aimerait un enfant à lui comme ça. Il se demanda alors quelle en serait la mère, si elle lui crierait dessus comme la vieille Peg sur Horace et s’il se montrerait aussi violent avec elle que Conciliant Smith avec sa femme Gertie, quand il fouettait l’air de sa ceinture et qu’elle faisait voler la vaisselle.

« Alvin », fit Horace.

Alors là, Alvin faillit mourir de confusion, d’être surpris à épier Horace comme ça. « ’mande pardon, m’sieur, dit-il. J’aurais pas dû écouter. »

Horace eut un sourire triste. « M’est avis qu’il aurait fallu qu’tu soyes sourd comme un pot pour pas entendre la fin.

— Ça causait un brin fort, convint Alvin, mais j’ai pas fait de détour non plus pour pas écouter.

— Bah, j’connais que t’es un brave petit et j’ai jamais entendu personne répéter des histoires que t’aurais racontées. »

Les mots « brave petit » étaient un peu durs à avaler. Alvin avait dix-huit ans maintenant, il allait sur ses dix-neuf et ça faisait longtemps qu’il était prêt à partir tout seul sur les routes comme compagnon forgeron. Ce n’est pas parce que Conciliant Smith refusait de le libérer avant la fin de son apprentissage qu’Horace Guester avait le droit de le traiter de petit. Je suis peut-être l’apprenti Alvin et pas encore un homme devant la loi, mais moi, aucune femme ne me fait honte en me criant dessus.

« Alvin, dit Horace, tu peux dire à ton patron qu’on va avoir besoin d’nouveaux gonds et d’nouvelles ferrures pour la porte de la r’serre. M’est avis qu’y faut la réparer pour la nouvelle institutrice qui va y rester, si elle veut bien. »

Alors voilà. Horace avait perdu la bataille contre la Peg. Il mettait les pouces. C’était donc ça, le mariage ? On avait le choix entre battre sa femme, comme Conciliant Smith, ou se laisser mener à la baguette comme le pauvre Horace Guester. Eh bien, si c’est comme ça, j’aime mieux m’en passer, songeait Alvin. Oh, il lorgnait les filles, au village. Il les voyait se dandiner dans la rue, les seins remontés bien haut par leurs gaines et leurs corsets, la taille si fine qu’il en aurait fait le tour de ses grandes et fortes mains pour faire sauter ces demoiselles dans tous les sens ; seulement, il ne pensait jamais à les faire sauter ni même à les attraper, elles l’intimidaient et l’enfiévraient à la fois, alors quand par hasard elles le regardaient, il baissait les yeux ou s’affairait à charger, décharger, à faire ce pour quoi il était venu dans le bourg.

Alvin savait ce qu’elles voyaient quand elles le regardaient, ces filles du village. Elles voyaient un homme sans manteau, en manches de chemise, sale et en sueur à cause de son travail. Elles voyaient un homme pauvre incapable de leur procurer une belle maison en bardeaux blancs comme leur papa, qui était sûrement avocat, juge ou marchand. Elles le voyaient en bas de l’échelle, encore simple apprenti alors qu’il avait déjà plus de dix-huit ans. Si par miracle il épousait un jour une fille de ce genre, il savait ce que ça donnerait : elle n’arrêterait pas de le considérer de haut, elle exigerait toujours qu’il lui cède parce qu’elle était une lady.

Et s’il épousait une fille de sa condition, ce serait une Gertie Smith ou une Peg Guester, bonne cuisinière, dure à la tâche, tout ce qu’on veut, mais infernale dès qu’on la contrariait. Il n’y avait pas de femme dans la vie d’Alvin Smith, pour ça non. Il ne laisserait jamais personne lui faire honte comme à Horace Guester.

« Tu m’as entendu, Alvin ?

— Oui, m’sieur Horace, et je l’dirai à Conciliant Smith sitôt qu’je l’verrai. Toutes les ferrures d’la r’serre.

— Et qu’ce soye d’la belle ouvrage, dit Horace. C’est pour la maîtresse d’école qui va rester là. » Puis l’aubergiste, pas complètement vaincu, retroussa la lèvre et prit une voix mauvaise pour ajouter : « Comme ça elle pourra donner des leçons particulières. »

À sa façon de dire « leçons particulières », on aurait cru qu’il parlait d’un bordel ou d’allez savoir quoi, mais Alvin comprit tout de suite, en additionnant deux et deux, qui allait les recevoir, ces leçons. Tout le monde était au courant que la Peg avait voulu faire admettre Arthur Stuart à l’école, non ?

« Allez, salut », dit Horace.

Alvin lui fit un signe de la main, et Horace s’éloigna d’un pas tranquille sur le sentier de l’auberge.

Conciliant Smith ne vint pas cet après-midi-là. Alvin n’en fut pas surpris. Maintenant qu’il avait atteint sa pleine taille adulte, il pouvait effectuer tout le travail de la forge, mieux et plus vite que son patron. Personne ne lui en avait rien dit, mais il avait remarqué l’année dernière que les clients se mettaient à passer lorsque Conciliant était absent de la forgerie. Ils demandaient à Alvin d’exécuter leur ferronnerie en vitesse pendant qu’ils attendaient. « Une ’tite affaire de rien », qu’ils disaient, seulement des fois l’affaire n’était pas si petite que ça. Et il avait eu tôt fait de comprendre que ce n’était pas le hasard qui les amenait. Ils voulaient que ce soit Alvin qui se charge du travail.

Ce n’était pas non plus qu’il faisait quoi que ce soit de particulier au fer, en dehors d’un charme ou deux là où c’était nécessaire, mais ça, tous les forgerons connaissaient. Alvin savait que ce serait déloyal de surpasser son patron en se servant d’un talent caché ; ce serait comme sortir un couteau dans une lutte à mains nues. Ça ne lui attirerait que des ennuis, de toute façon, s’il s’en servait pour donner à son fer une solidité supérieure. Il travaillait donc naturellement, en utilisant sa puissance physique et son coup d’œil. Il avait mérité chaque pouce des muscles de son dos, de ses épaules et de ses bras. Et si les gens préféraient son travail à celui de Conciliant Smith, eh bien, c’était parce qu’il était meilleur forgeron, pas à cause de l’avantage que lui donnait son talent.

En tout cas. Conciliant avait dû comprendre de quoi il retournait, car il s’était mis à venir de moins en moins souvent à la forge. Peut-être parce qu’il savait que c’était mieux pour le commerce et qu’il avait assez d’humilité pour s’effacer devant le savoir-faire de son apprenti… mais Alvin n’y avait jamais vraiment cru. Plus vraisemblablement, s’il ne venait pas, c’était parce qu’il voulait éviter qu’on le surprenne à jeter de temps en temps un regard en douce par-dessus l’épaule d’Alvin pour essayer de voir ce que son apprenti faisait mieux que lui. Ou peut-être que Conciliant crevait de jalousie et qu’il ne supportait pas de le regarder au travail. Mais possible qu’il avait tout bêtement les côtes en long, et vu que l’apprenti faisait correctement le travail, pourquoi le patron n’irait-il pas s’abrutir de boisson en aval, à La Bouche, avec les rats de rivière ?

À moins que, par un étrange revirement du hasard, Conciliant ait réellement eu honte de la façon dont il gardait sous contrat un apprenti manifestement prêt à prendre la route comme compagnon. C’était odieux pour un patron de retenir un apprenti une fois qu’il connaissait son métier, simplement pour tirer bénéfice de son travail sans avoir à lui verser de salaire décent. Alvin rapportait beaucoup d’argent aux Smith, tout le monde le savait, et pendant ce temps-là lui restait pauvre comme Job, dormait dans une soupente et n’avait jamais deux pièces à tinter dans sa poche quand il se rendait dans le bourg. D’accord, Gertie le nourrissait bien – la meilleure cuisine du pays –, Al le savait parfaitement, ayant de temps en temps cassé la croûte avec un des gars du village. Mais être bien nourri, ça n’était pas pareil qu’être bien payé. Une fois qu’on avait mangé, il n’y avait plus rien. Avec de l’argent, on pouvait acheter des choses, ou faire des choses… obtenir la liberté. Ce contrat que Conciliant Smith conservait dans le buffet de la maison, celui que son père avait signé, il faisait d’Alvin un esclave au même titre que les Noirs des Colonies de la Couronne.

À une différence près. Alvin pouvait compter les jours qui le séparaient de la liberté. On était en août. Plus qu’à peine un an. Le printemps prochain, il serait libre. Aucun esclave du Sud n’avait jamais connu ça ; c’est tout juste si pareil espoir leur venait à l’esprit. Alvin y avait assez souvent pensé durant ces années, quand il se sentait trop mal traité ; il se disait : si eux peuvent continuer à vivre et travailler sans espoir de liberté, alors moi, je peux encore tenir cinq ans, trois ans, un an en sachant que ça finira un jour.

Bref, Conciliant ne se montra pas cet après-midi-là, et lorsque Alvin eut achevé le travail qui lui était assigné, au lieu de faire du ménage et du nettoyage, au lieu de prendre de l’avance, il monta à la resserre et prit les mesures de la porte et des fenêtres. C’était un abri bâti pour garder la fraîcheur du ruisseau, alors les fenêtres ne s’ouvraient pas, mais la maîtresse d’école n’apprécierait guère ça, de ne jamais profiter d’un souffle d’air, si bien qu’Alvin prit leurs mesures, à elles aussi. Il ne décida pas véritablement de faire les nouveaux châssis des fenêtres lui-même, vu qu’il n’était pas franchement menuisier, même s’il avait appris à travailler un peu le bois comme tout un chacun. Il prit simplement les mesures de l’abri, et lorsqu’il arriva aux fenêtres, il continua.

Il calcula toutes sortes de choses : l’emplacement où il faudrait installer un petit fourneau ventru ; si le local serait chaud en hiver ; et tant qu’il y était, il réfléchit aussi au coulage du bon soubassement qui allait supporter le poids du fourneau, à la pose du solin autour de la cheminée du toit, à tout ce qui était nécessaire pour faire de la resserre une maisonnette bien close, habitable par une lady.

Alvin n’écrivit pas ses mesures. Il ne le faisait jamais. Il les connaissait dès lors qu’il avait promené les doigts, les mains et les bras partout ; et s’il oubliait ou si par hasard il en prenait une mauvaise, il savait qu’en dernier recours il pourrait toujours rectifier. Ça ressemblait à de la paresse, il en était conscient, mais il tirait si peu avantage de son talent ces temps-ci qu’il n’y avait pas de mal à s’en servir pour des bricoles pareilles.

Arthur Stuart s’amena alors qu’Alvin en avait presque terminé avec la resserre. Alvin ne dit rien, Arthur non plus ; on n’accueille pas les gens qui font partie du décor, on les remarque à peine. Mais lorsqu’il eut besoin de prendre les mesures du toit, il en fit part à Arthur et le hissa dessus aussi aisément que Peg Guester retournait les matelas de plumes de l’auberge.

Arthur se déplaçait comme un chat au sommet de la resserre, sans s’inquiéter de la hauteur. Il arpenta le toit en faisant ses propres comptes et, lorsqu’il eut fini, il ne prit même pas le temps de s’assurer qu’Alvin était prêt à le recevoir, il sauta tout bonnement en l’air. Comme s’il croyait savoir voler. Et, ma foi, c’était presque vrai car Alvin, qui l’attendait en dessous, avait les bras pour le recevoir avec aisance et le descendre à terre aussi délicatement qu’un malard se posant sur un étang.

Lorsqu’Al et Arthur eurent fini de mesurer, ils regagnèrent la forge. Alvin choisit quelques barres de fer dans le tas, ralluma le feu et se mit à l’ouvrage. Arthur se chargea d’actionner le soufflet et d’apporter les outils ; ils faisaient ça depuis si longtemps qu’Arthur aurait pu passer pour l’apprenti d’Alvin, et ils n’avaient jamais vu, l’un comme l’autre, quoi que ce soit de mal là-dedans. Ils bougeaient en accord, en une telle harmonie que les gens croyaient assister à une sorte de ballet.

Un couple d’heures plus tard, Alvin avait toutes les ferrures. Il aurait dû y passer moitié moins de temps, seulement, allez savoir pourquoi, il s’était mis en tête qu’il fallait une serrure à la porte, puis que ce devait être une vraie serrure, du genre de celles que certains habitants fortunés du village faisaient venir de Philadelphie, dans l’Est, avec sa clé et tout, avec aussi un loquet qui s’enclenchait tout seul dès qu’on rabattait la porte, comme ça on n’oubliait jamais de la fermer derrière soi.

Mieux encore : il ajouta des charmes secrets à toutes les ferrures, des figures géométriques parfaites à six pointes qui évoquaient l’inviolabilité, qui empêchaient quiconque animé de mauvaises intentions de faire jouer la serrure. Une fois cette serrure refermée et fixée sur la porte, personne ne les verrait, mais ils agiraient avec efficacité car lorsque Alvin réalisait un charme, sa mesure était si parfaite qu’il formait un réseau de sortilèges, comme un mur, sur plusieurs yards à la ronde.

Alvin en vint à se demander pourquoi un charme fonctionnait. Bien sûr, il savait ce que sa forme avait de magique : c’était une combinaison de deux fois trois ; il savait aussi qu’en posant des charmes sur une table ils s’adaptaient étroitement les uns aux autres, aussi parfaitement que des carrés, mais plus puissants, tissés non pas d’une chaîne et d’une trame, mais d’une chaîne, d’une trame et de sortilège. Rien à voir avec les carrés, qu’on trouvait rarement dans la nature, car trop simples et trop faibles ; il existait des charmes dans les flocons de neige, les cristaux, les rayons de miel. Réaliser un seul charme, c’était comme en réaliser tout un tissu, si bien que ceux, parfaits, qu’Alvin avait dissimulés à l’intérieur de la serrure couvriraient les abords de la maisonnette, l’isoleraient des dangers extérieurs aussi sûrement que s’il avait forgé un filet de fer et l’avait directement tendu autour.

Mais ça ne répondait pas à la question du fonctionnement. Pourquoi ses charmes cachés allaient-ils arrêter la main d’un importun et lui ôter l’idée d’entrer ? Pourquoi le charme se répétait-il, invisible, très loin, et que plus il était parfait, plus il étendait son réseau ? Tant d’années à débrouiller des mystères, et il connaissait encore si peu de choses. Il ne connaissait quasiment rien et il se désespérait ; même qu’en ce moment, les ferrures de la resserre dans les mains, il se demandait s’il ne devrait pas en fait se contenter d’être un bon forgeron et oublier toutes ces histoires de Faiseur.

Parmi toutes ses interrogations, Alvin ne se posa jamais la question la plus évidente de toutes. Pourquoi une maîtresse d’école aurait-elle besoin d’une serrure aussi efficace, bardée de charmes ? Il n’essaya même pas de chercher. Il ne pensait pas de cette façon-là. Il se disait simplement qu’une telle serrure, c’était bien, et qu’il devait arranger cette maisonnette du mieux possible. Plus tard, il s’en étonnerait, il se demanderait s’il se doutait à ce moment-là, avant de la rencontrer, de ce que cette maîtresse d’école représenterait pour lui. Peut-être avait-il déjà une idée derrière la tête, tout comme la Peg Guester. Mais il n’en savait encore rien du tout, c’était la vérité. Lorsqu’il eut réalisé toutes ces splendides ferrures, gravées de motifs pour enjoliver la porte, il songea plus vraisemblablement à Arthur Stuart ; il dut plus ou moins se dire que si la maîtresse d’école habitait dans une belle maison, elle aurait davantage envie de donner des leçons particulières au gamin.

Il était l’heure d’arrêter de travailler pour la journée, mais Alvin n’en tint pas compte. Il transporta toutes les ferrures jusqu’à la resserre dans une brouette, ainsi que deux ou trois outils dont il pensait avoir besoin et quelques chutes d’étain pour le solin de la cheminée. Il travailla vite et, sans vraiment le vouloir, il utilisa son talent pour se faciliter la tâche. Tout se mit en place du premier coup ; les battants de porte furent impeccablement suspendus sur leurs gonds, et la serrure se positionna parfaitement à l’intérieur, boulonnée si serré que rien ne l’en arracherait jamais. C’était une porte qu’aucun homme ne pourrait jamais forcer – ce serait plus simple de défoncer à la hache les murs en demi-rondins que de s’attaquer à elle. Et avec les charmes qu’elle renfermait, personne n’oserait lever sa hache sur la maison ; et si quelqu’un s’y hasardait, il serait trop faible pour porter un coup efficace – c’étaient des charmes dont même un Rouge aurait hésité à se moquer.

Al refit un voyage jusqu’à la remise à l’extérieur de la forge et choisit le meilleur des vieux fourneaux ventrus hors d’usage que Conciliant avait achetés pour le fer. Porter un fourneau entier n’était pas une mince affaire, même pour un homme aussi costaud qu’un forgeron, mais la brouette ne pouvait évidemment pas résister à pareil chargement. Alvin le monta donc sur la colline à la force des bras. Il le laissa dehors pendant qu’il ramenait des pierres de l’ancien lit du ruisseau pour asseoir une fondation sous le plancher de la resserre, à l’emplacement qu’allait occuper le fourneau. Le plancher reposait sur des madriers courant dans le sens de la longueur à l’intérieur de la maisonnette, mais on n’avait pas posé de lattes au-dessus de la saignée où coulait autrefois le ruisseau – la resserre n’aurait pas valu grand-chose si on avait recouvert l’eau qui lui donnait sa fraîcheur. Bref, il réalisa une assise de pierres compacte sous un angle amont où le plancher était posé, mais à peu de distance au-dessus du sol, puis il boulonna de minces lames de feuillard sur les lattes pour les protéger du feu. Il hissa ensuite le fourneau en place et monta le tuyau jusqu’au trou qu’il avait pratiqué dans le toit.

Il donna un grattoir à Arthur Stuart et le chargea de décaper les murs intérieurs de la mousse morte. Elle s’enlevait facilement, mais surtout la tâche maintenait Arthur occupé ; il ne remarqua donc pas qu’Alvin réparait certains éléments du fourneau délabré qu’aucune main ordinaire n’aurait pu remettre en état. Le fourneau redevint comme neuf, toutes ses ferrures s’ajustaient parfaitement.

« J’ai faim, dit Arthur Stuart.

— Va voir Gertie, dis-y que j’travaille tard et que, si elle veut bien, elle te prépare d’quoi manger pour deux que tu ramèneras icitte, vu que tu m’donnes la main. »

Arthur Stuart partit en courant. Alvin savait qu’il transmettrait le message mot pour mot et avec sa voix à lui, Alvin ; Gertie éclaterait de rire et lui mettrait un bon dîner dans un panier. Probablement un si bon dîner qu’Arthur devrait s’arrêter trois ou quatre fois sur le chemin du retour pour se reposer, tant le panier serait lourd.

Pendant tout ce temps, Conciliant Smith n’avait même pas montré le bout de son nez.

Quand Arthur Stuart finit par revenir, Alvin se trouvait sur le toit, il mettait la dernière main à la cheminée et en profitait pour réparer quelques bardeaux. Le solin s’ajustait si étroitement que l’eau n’entrerait jamais dans la maison, il avait veillé à ça. Arthur Stuart, en dessous, attendait et regardait sans demander s’il pouvait commencer à manger ni même dans combien de temps Alvin allait redescendre ; ce n’était pas un gamin à gémir et à se plaindre. Lorsqu’Alvin eut terminé, il passa par-dessus le bord du toit, se suspendit à la saillie de l’égout puis se laissa tomber à terre.

« Du poulet froid, ça sera joliment bon après une chaude journée d’ouvrage », dit Arthur Stuart avec la même voix que Gertie Smith mais sur un ton haut perché d’enfant.

Alvin lui sourit et ouvrit le panier. Ils attaquèrent leur repas avec l’appétit de marins rationnés pendant la moitié d’un voyage, et en un rien de temps ils se retrouvèrent tous deux allongés sur le dos, le ventre plein, à lâcher un rot de-ci de-là en regardant les nuages blancs évoluer au-dessus d’eux comme du bétail placide qui brouterait le ciel.

Vers l’ouest, le soleil descendait à l’horizon maintenant. Il était vraiment temps d’arrêter pour la journée, mais ça n’enchantait pas Alvin. « Vaut mieux que tu t’en retournes à la maison, dit-il. P’t-être que si tu t’dépêches de ramener l’panier vide chez Gertie, tu seras rentré avant que ta m’man s’fâche contre toi.

— Tu fais quoi, toi ?

— J’ai des fenêtres à menuiser et à suspendre.

— Ben moi, j’ai des murailles à finir d’gratter », dit Arthur Stuart.

Alvin sourit, mais il savait aussi que pour le travail qu’il comptait effectuer sur les fenêtres, il ne voulait pas de témoin. Il n’avait pas vraiment l’intention de faire beaucoup de menuiserie et il ne laissait jamais personne le regarder quand il était évident qu’il se servait de son talent. « Asteure, c’est mieux qu’tu rentres chez toi », dit-il.

Arthur soupira.

« Tu m’as bien aidé, mais j’veux pas t’causer du tracas. »

À sa surprise, Arthur lui retourna ses propres paroles avec sa propre voix : « Tu m’as bien aidé, mais j’veux pas t’causer du tracas.

— J’rigole pas », fit Alvin.

Arthur Stuart se retourna, se mit debout et vint s’asseoir à califourchon sur le ventre d’Alvin – ce qu’il faisait souvent, mais cette fois Alvin ne trouvait pas ça très agréable, à cause du bon poulet et demi qui lui remplissait la panse.

« Allons, Arthur Stuart, dit-il.

— Je l’ai jamais dit à personne, pour l’oiseau rouge », fit Arthur Stuart.

À ces mots, un frisson parcourut Alvin. Il s’était plus ou moins imaginé qu’Arthur était trop jeune ce fameux jour, il y avait plus de trois ans de ça, pour même se rappeler qu’il s’était passé quoi que ce soit. Mais il aurait dû le savoir : qu’Arthur Stuart ne parle pas de quelque chose ne signifiait pas qu’il avait oublié. Arthur Stuart n’oubliait même pas une chenille rampant sur une feuille.

Si le gamin se souvenait de l’oiseau rouge, alors il se souvenait forcément de ce jour où l’hiver était venu en plein été, où le talent d’Alvin avait creusé un puits et nettoyé la roche de la terre sans le secours des mains. Et si Arthur Stuart n’ignorait rien du talent d’Alvin, alors à quoi bon chercher à biaiser et à le cacher ?

« Bon, ça va, dit Alvin. Aide-moi à monter les fenêtres. » Il faillit ajouter : « À condition d’raconter à personne c’que tu vas voir. » Mais Arthur Stuart avait déjà compris ça. Ce n’était qu’une des choses qu’Arthur Stuart comprenait.

Ils en eurent fini avant la tombée de la nuit. Alvin trancha dans les châssis avec ses doigts nus, façonna ce qui n’était que du bois cloué sur du bois jusqu’à obtenir des fenêtres en mesure de coulisser librement, de haut en bas. Il pratiqua de petits trous sur les côtés des châssis et tailla des chevilles de bois qui s’y adaptaient, pour que la fenêtre reste ouverte à la hauteur qu’on voulait. Évidemment, il ne tailla pas vraiment comme un homme ordinaire, vu que chaque coup de couteau enlevait un copeau en parfait arc de cercle. Six passages de lame en moyenne suffirent pour façonner chacune des chevilles.

Pendant ce temps, Arthur finissait de gratter ; puis ils balayèrent la maison, en se servant d’un vrai balai, bien sûr, mais Alvin s’aida de son talent, si bien que tout ce qu’il restait de sciure, de limaille de fer, de flocons de mousse et d’ancienne poussière disparut au dehors. La seule chose qu’ils ne firent pas, c’est recouvrir la bande de terre nue au milieu de la resserre, où jadis coulait le ruisseau. Il aurait fallu abattre un arbre pour obtenir des planches, et de toutes façons, Alvin commençait à s’effrayer un peu en voyant tout ce qu’il avait accompli et à quelle vitesse. Et si quelqu’un passait ce soir-même et s’apercevait que tout ce travail avait été réalisé en un seul long après-midi ? Ça donnerait lieu à des questions. À des suppositions.

« Dis à personne qu’on a fait tout ça en une journée », recommanda Alvin.

Arthur Stuart se contenta de sourire. Il avait perdu depuis peu une de ses dents de devant, et par le trou on voyait ses gencives roses. Roses comme celles d’un Blanc, songea Alvin. À l’intérieur de sa bouche il n’est pas différent d’un Blanc. Puis il lui vint une idée absurde : Dieu prenait tous les morts du monde pour les dépouiller et accrocher leurs carcasses comme des cochons chez le boucher, rien que la viande et les os suspendus par les talons, sans boyaux ni têtes, rien que la viande. Puis il demandait aux gens comme ceux du conseil d’école de Hatrack River de venir désigner où étaient les Noirs, les Rouges et les Blancs. Ils n’y arrivaient pas. Alors Dieu disait : « Pourquoi donc, bon sang, avez-vous décrété que tel et tel ne pouvaient pas aller à l’école avec tel autre et tel encore ? » Ils donnaient quoi, comme réponse ? Ensuite Dieu disait : « Vous autres, les humains, vous êtes tous faits de la même viande crue sous la peau. Mais je vais vous dire, le goût de votre viande ne me plaît pas. Je m’en vais jeter vos biftecks aux chiens. » Ah ça, c’était une idée si amusante qu’Alvin ne put s’empêcher de la raconter à Arthur Stuart, et le gamin se mit à rire aussi fort que lui. Seulement, une fois la rigolade passée, Alvin se souvint que personne n’avait peut-être appris à Arthur Stuart que sa maman avait voulu le faire entrer à l’école et que le conseil avait refusé. « Tu connais pourquoi j’dis ça ? » Arthur Stuart ne comprit pas la question, ou peut-être la comprit-il encore mieux qu’Alvin. En tout cas, il répondit : « Mouman compte que l’institutrice, elle va m’apprendre à lire et écrire icitte, dans la r’serre.

— C’est ça », fit Alvin. Pas la peine d’expliquer pour l’école, alors. Si Arthur ne savait toujours pas ce que certains Blancs pensaient des Noirs, il le découvrirait bien assez tôt sans qu’on le lui explique dès maintenant.

« On est tous faits de la même viande », dit Arthur Stuart. Il parlait avec une voix bizarre qu’Alvin ne lui avait encore jamais entendue.

« C’était la voix de qui, celle-là ?

— De Dieu, tiens, dit Arthur Stuart.

— Bonne imitation », fit Alvin. Il voulait être drôle.

« Pour sûr », dit Arthur Stuart. Lui ne l’était pas.

* * *

Il se trouva que personne ne vint à la resserre durant deux ou trois jours, sinon plus. Ce fut le lundi suivant qu’Horace entra dans la forge d’un pas tranquille. Il passa tôt le matin, à une heure où Conciliant avait le plus de chances de se trouver là, où il « enseignait » avec ostentation à Alvin un travail que celui-ci connaissait déjà.

« Moi, mon chef-d’œuvre, c’était une ancre de bateau, disait Conciliant, ’videmment, c’était quand je m’trouvais à Newport, avant que je m’décide à venir dans l’Ouest. Leurs bateaux, des baleiniers, c’étaient pas des petites bicoques ou des chariots. Leur fallait d’la vraie ferronnerie. Un gars comme toi, tu t’en sors par icitte où les genses, ils y connaissent rien, mais t’aurais aucune chance là-bas, où qu’un forgeron, faut qu’y soye un homme. »

Alvin avait l’habitude de ce genre de discours. Il laissait glisser. Mais il fut tout de même reconnaissant à Horace de sa visite, qui mettait fin aux fanfaronnades de Conciliant.

Après tous les « bonjour » et « comment ça va ? » d’usage, Horace entra dans le vif du sujet. « J’suis jusse passé voir quand c’est qu’vous comptez vous occuper d’la r’serre. »

Conciliant leva un sourcil et regarda son apprenti. Alors seulement, Alvin se rappela qu’il n’avait jamais parlé de ce travail au forgeron.

« C’est déjà fait, m’sieur », lui dit-il comme si la question muette de Conciliant avait été : « As-tu fini l’ouvrage ? » et non : « C’est quoi, cette histoire de resserre ? »

« Déjà fait ? » s’étonna Horace.

Alvin se tourna vers lui. « J’croyais qu’vous aviez remarqué. J’croyais qu’vous étiez pressé, alors je m’y suis mis tout d’suite durant mon temps libre.

— Eh ben, allons voir ça, dit Horace. J’ai même pas pensé à regarder en v’nant.

— Oui, j’meurs d’envie d’voir ça, moi aussi, fit le forgeron.

— Moi, j’vais rester travailler icitte, dit Alvin.

— Non, fit Conciliant. Tu t’en viens avec nous autres, tu vas nous montrer l’ouvrage que t’as fait durant ton temps libre. » Alvin remarqua à peine l’insistance de Conciliant sur les deux derniers mots, tant il était nerveux à l’idée de montrer son travail dans la resserre. C’est tout juste s’il pensa à mettre les clés qu’il avait façonnées dans sa poche.

Ils gravirent la colline jusqu’à la maisonnette. Horace était le genre d’homme qui savait reconnaître le travail bien fait et qui n’hésitait pas à le dire. Il passa le doigt sur les superbes gonds neufs et admira la serrure avant d’y introduire la clé. À la grande fierté d’Alvin, elle tourna facilement et en douceur.

La porte s’ouvrit en faisant aussi peu de bruit qu’une feuille d’automne. Si Horace repéra les charmes, il n’en dit rien. En revanche, il remarqua bien d’autres choses.

« Hé, t’as nettoyé les murailles, dit-il.

— C’est Arthur Stuart qu’a nettoyé, rectifia Alvin. L’a gratté bien propre tout comme il faut.

— Et ce fourneau… J’te préviens, Conciliant, j’avais pas dans l’idée d’faire les frais d’un fourneau pour c’te resserre.

— C’est pas un neuf, dit Alvin. J’veux dire, je m’excuse, mais c’était un fourneau abîmé qu’on gardait pour la ferraille, seulement quand je l’ai regardé tout partout, j’ai vu qu’on pouvait l’réparer, alors pourquoi pas l’installer icitte ? »

Conciliant posa sur Alvin un regard froid puis se retourna vers Horace. « Ça veut pas dire que c’est gratuit, ’videmment.

— ’videmment qu’non, dit Horace. Tout d’même, si tu l’as acheté pour d’la ferraille…

— Oh, l’prix sera pas très cher. »

Horace admira le raccord du fourneau au toit. « De l’excellente ouvrage », dit-il. Il fit demi-tour. Il parut un peu triste à Alvin, ou peut-être simplement résigné. « Faudra finir l’plancher, bien sûr.

— C’est pas de l’ouvrage pour nous autres, ça, dit Conciliant Smith.

— J’me parlais tout seul, vous occupez pas d’moi. » Horace s’approcha de la fenêtre qui donnait à l’est, y appuya les doigts, puis la souleva. Il trouva les goujons sur l’appui et les enfonça dans le troisième trou de chaque côté, puis laissa retomber la fenêtre jusqu’à ce qu’elle vienne reposer dessus. Il regarda les chevilles, puis le paysage au dehors, puis à nouveau les chevilles, un long moment. Alvin redoutait d’avoir à expliquer comment, sans avoir appris la menuiserie, il avait réussi à monter une fenêtre aussi parfaite. Pire encore : et si Horace s’apercevait qu’il s’agissait de l’ancienne fenêtre et non d’une nouvelle ? Ça ne s’expliquerait que par un talent chez Alvin ; aucun menuisier n’arriverait à pénétrer dans le bois pour y tailler une fenêtre coulissante comme ça.

Mais tout ce que dit Horace, ce fut : « T’as fait de l’ouvrage en plusse.

— Je m’suis dit que ç’en avait besoin », répondit Alvin. Si Horace ne lui demandait pas comment il s’y était pris, Alvin n’était que trop heureux de ne pas donner d’explications.

« Je m’attendais pas à c’que ce soye aussi vite fini, dit Horace. Ni qu’y ait tout ça d’fait. La serrure m’a l’air de valoir cher, et l’fourneau… j’espère que j’suis pas forcé de tout payer d’un coup. »

Alvin faillit dire : « Vous avez rien à payer pour ça », mais bien sûr ce n’était pas une chose à faire. C’était à Conciliant de prendre ce genre de décision.

Mais lorsque Horace se retourna en quête d’une réponse, il ne regarda pas Conciliant Smith, il s’adressa carrément à Alvin.

« Conciliant Smith demande le prix fort pour ton ouvrage, alors y m’semble que j’peux pas t’payer moins. »

Alvin ne comprit qu’à cet instant l’erreur commise en disant avoir travaillé pendant son temps libre, car les tâches qu’un apprenti effectuait en dehors des heures au service de son patron lui étaient payées directement, à lui seul. Conciliant Smith, lui, ne dispensait jamais son apprenti de service ; dès qu’un client lui commandait une tâche, il la confiait à Alvin, ce qui était son droit aux termes du contrat d’apprentissage. En parlant de temps libre, Alvin semblait indiquer que Conciliant lui en avait accordé pour qu’il se fasse de l’argent.

« M’sieur, je…»

Conciliant prit la parole avant qu’Alvin puisse expliquer la méprise. « L’prix fort, ça serait pas honnête, dit-il. Alvin arrive à la fin d’son contrat, je m’suis donc dit qu’il fallait qu’il essaye de s’débrouiller tout seul, d’apprendre à manier l’argent. Mais même si l’ouvrage te paraît joliment fait, à moi y m’semble vraiment de seconde qualité. Alors à moitié prix, c’est honnête. M’est avis qu’ça t’a pris au moins vingt heures pour tout faire… hein, Alvin ? »

C’était plutôt dix, mais Alvin acquiesça de la tête sans un mot. Il ne savait pas quoi répondre, de toute manière, vu que son patron n’avait manifestement pas l’intention de dire la vérité pure et simple sur cette affaire. Et la tâche aurait effectivement pris au moins vingt heures – deux pleines journées de travail – à un forgeron dépourvu du talent d’Alvin.

« Alors, dit Conciliant, entre la main-d’œuvre d’Al à demi-prix, le fourneau, l’fer et l’restant, ça fait quinze piasses. »

Horace siffla et se balança sur les talons.

« Vous pouvez avoir mon ouvrage gratuit, pour l’apprentissage du métier », dit Alvin.

Conciliant lui lança un regard furibond.

« Jamais d’la vie, fit Horace. L’Sauveur a dit que toute peine méritait salaire. C’est l’prix tout soudain élevé du fer qui m’laisse sceptique.

— C’est un fourneau », dit Conciliant Smith.

Ç’en était pas jusqu’à ce que je le répare, dit silencieusement Alvin.

« Tu l’as acheté pour la ferraille, dit Horace. C’est comme pour l’ouvrage d’Al, l’prix fort, ça serait pas honnête. »

Conciliant soupira. « En souvenir du temps passé, Horace, par rapport que c’est grâce à toi que j’suis icitte et qu’tu m’as aidé à m’installer quand j’suis arrivé y a dix-huit ans. Neuf piasses. »

Horace ne sourit pas mais il approuva du chef. « D’accord. Et comme tu prends d’accoutumé quatre piasses par jour pour l’ouvrage d’Alvin, j’pense que ses vingt heures à moitié prix, ça fait aussi quatre piasses. Passe à la maison c’tantôt, Alvin, j’te les donnerai. Et toi, Conciliant, j’te payerai l’restant quand y aura du monde à l’auberge pour les moissons.

— D’accord, dit Conciliant.

— Content d’voir que tu laisses du temps d’libre à Alvin, asteure, fit Horace. Y a un tas d’monde qui t’critiquait d’être si dur avec ton apprenti, mais moi, j’leur ai toujours dit : Conciliant, il attend l’bon moment, vous verrez.

— C’est vrai, fit Conciliant. J’attendais l’bon moment.

— Ça t’est ben égal si j’dis au genses que l’bon moment est arrivé ?

— Faut ’core qu’Alvin continue son ouvrage pour moi », fit Conciliant.

Horace hocha la tête d’un air sage. « M’est avis, dit-il. Il travaille pour toi l’matin et pour lui l’tantôt… c’est ça ? C’est c’que font la plupart des bons patrons quand un apprenti est proche à dev’nir compagnon. »

Conciliant se mit à rougir un peu. Alvin n’était pas étonné. Il voyait ce qui se passait : Horace Guester prenait sa défense, comme un avocat, il profitait de l’occasion pour faire honte à Conciliant de traiter honnêtement Alvin pour la première fois en plus de six ans d’apprentissage. Lorsque Conciliant avait prétendu que son apprenti bénéficiait effectivement de temps libre, eh bien, il avait ouvert une brèche par laquelle Horace s’était introduit en force. Il poussait le forgeron à donner ses demi-journées à Alvin, pas moins ! C’était sûrement très dur à digérer pour lui.

Mais il le digéra quand même. « Des demi-journées, ça me va. J’avais dans l’idée de l’faire depuis quèque temps.

— Alors, le tantôt, c’est toi qui travailleras asteure, hein, Conciliant ? »

Oh, Alvin ne put s’empêcher de poser sur Horace un regard de pure admiration. L’aubergiste n’allait pas laisser Conciliant en être quitte pour feignanter et obliger Alvin à abattre tout le travail à la forge.

« Ça, les heures où j’travaille, ça m’regarde, Horace.

— J’veux juste informer les genses quand ils seront sûrs de trouver l’patron ou l’apprenti.

— J’y s’rai la journée durant.

— Alors ça, ben aise de l’entendre, dit Horace. En tout cas, d’la belle ouvrage, faut r’connaître, Alvin. Ton patron t’a bien appris, et j’ai jamais vu personne d’aussi consciencieux qu’toi. Oublie pas d’passer c’soir pour tes quatre piasses.

— Oui, m’sieur. Merci, m’sieur.

— J’vais vous laisser retourner à vot’ ouvrage, asteure, fit Horace. Y a pas d’autres clés qu’ces deux-là pour la porte ?

— Non, m’sieur, dit Alvin. J’les ai graissées pour pas qu’elles rouillent.

— J’continuerai d’les graisser. Merci de m’le rappeler. »

Horace ouvrit la porte et la tint ostensiblement ouverte jusqu’à ce que Conciliant et Alvin soient sortis. Devant eux il la ferma soigneusement à clé. Il se retourna et sourit au jeune homme. « J’te d’manderais bien tout d’suite de m’faire une bonne serrure comme ça pour la porte d’en avant d’chez moi. » Il éclata alors de rire et secoua la tête. « Non, m’est avis qu’non. J’suis aubergiste. Mon commerce, c’est d’laisser entrer l’monde, pas d’l’enfermer dehors. Mais j’en connais au village à qui elle plaira, c’te serrure.

— J’espère, m’sieur. Merci. »

Horace hocha encore la tête avant de lancer un regard froid à Conciliant, l’air de dire : « N’oublie pas ce que tu as promis de faire aujourd’hui. » Puis il remonta tranquillement le sentier vers l’auberge.

Alvin descendit la colline vers la forge. Il entendait Conciliant qui le suivait, mais dans l’immédiat il n’avait pas franchement envie d’entamer une conversation avec son patron. Tant que le forgeron ne disait rien, ça lui convenait tout à fait.

Le silence ne se prolongea pas au-delà de la forgerie, lorsqu’ils furent tous deux à l’intérieur.

« C’te fourneau, l’était complètement foutu », dit Conciliant.

C’était la dernière chose qu’Alvin s’attendait à entendre, et la plus inquiétante. Pas d’engueulade pour l’histoire du temps libre ; pas de tentative de revenir sur les promesses en matière d’heures de travail. Conciliant Smith se souvenait mieux de ce fourneau que ne l’aurait cru Alvin.

« L’avait l’air en piteux état, ça oui, fit Alvin.

— Pas moyen de l’réparer sans l’refondre, reprit Conciliant. J’aurais pas cru ça impossible, je l’aurais réparé moi-même.

— Je m’disais ça, moi aussi, dit Alvin. Mais quand je l’ai regardé d’plus près…»

L’expression qu’il lut sur la figure de Conciliant Smith le fit taire. Il savait. Il n’y avait pas de doute dans l’esprit d’Alvin. Le maître savait ce dont son apprenti était capable. Alvin sentit la peur d’être découvert jusque dans ses os ; comme lorsqu’il jouait à cache-cache avec ses frères et sœurs étant petit, à Vigor Church. Le pire, c’était quand tu restais le dernier encore caché sans avoir été trouvé ; tu attendais, tu attendais, puis tu entendais des pas s’approcher, tu avais des picotements partout, tu les sentais dans tout le corps, comme si tout ton être se réveillait et que ça le démangeait de bouger. Ça devenait si affreux que tu avais envie de bondir de ta cachette et de crier : « Icitte ! J’suis icitte ! » puis de détaler comme un lapin, non pas vers l’arbre salvateur mais n’importe où, courir à fond de train jusqu’à ce que tous tes muscles n’en puissent plus et que tu t’écroules par terre. C’était absurde… on n’y gagnait rien d’agir ainsi. Mais c’était l’effet que ça lui faisait quand il jouait avec ses frères et sœurs, et que ça lui faisait maintenant, au moment d’être découvert.

À la surprise d’Alvin, un sourire s’étira lentement sur la figure de son patron. « C’est donc ça, dit Conciliant. C’est ça. Tu m’étonneras toujours. J’comprends, asteure. Ton papa l’a dit quand t’es né : « C’est le septième fils d’un septième fils, un marcou. » Ton affaire avec les chevaux, ça, j’connaissais, pour sûr. Et c’que t’as fait pour trouver l’puits, comme un pénétrant, ça aussi je l’ai compris. Mais asteure…» Conciliant eut un large sourire. « V’là que j’te prenais pour un forgeron comme y en avait jamais eu, et durant tout c’temps-là tu jouais à l’alchimiste.

— Dame non, fit Alvin.

— Oh, j’tiendrai ma langue, dit le forgeron. Je l’répéterai à personne. » Mais il riait de son gros rire, et Alvin savait que Conciliant aurait beau ne pas le révéler ouvertement, il lâcherait quand même quelques allusions entre ici et l’Hio. Pourtant, ce n’était pas ce qui ennuyait le plus Alvin.

« M’sieur, fit-il, tout l’ouvrage que j’ai fait pour vous, je l’ai fait honnêtement, jusse avec mes bras et mon adresse. »

Conciliant hocha la tête d’un air entendu, comme s’il comprenait un sens caché dans les paroles d’Alvin. « J’vois, dit-il. Ton secret, il craint rien avec moi. Mais je l’ai toujours connu. J’ai toujours connu qu’tu pouvais pas être aussi bon forgeron que t’en avais l’air. »

Conciliant Smith ne se doutait pas qu’il était à deux doigts de la mort. Alvin n’avait pas l’âme d’un meurtrier ; l’envie de répandre le sang qui aurait pu le prendre l’avait quitté certain jour qu’il se trouvait dans la Butte-aux-huit-faces, presque sept ans plus tôt. Mais durant tout son apprentissage, jamais il n’avait entendu un seul mot de félicitation de la part de cet homme-là, rien que des griefs sur sa feignantise, sur son travail de mauvaise qualité ; en fait, Conciliant Smith avait toujours menti, il savait depuis toujours qu’Alvin était adroit. Maintenant qu’il avait la conviction qu’Alvin s’était servi d’un talent caché pour exécuter ses tâches de ferronnerie, il lui apprenait qu’il était en réalité un bon apprenti. Il le savait bien, Alvin, évidemment, qu’il était un forgeron né, mais ne se l’être jamais entendu dire lui faisait plus mal qu’il n’aurait cru. Son patron ignorait-il tout ce qu’un mot aurait représenté, même une demi-heure plus tôt, un simple mot comme : « Tu connais ton affaire, mon gars », ou : « T’as l’coup d’main pour ce genre d’ouvrage » ? Mais Conciliant n’avait pu s’y résoudre, il avait fallu qu’il mente et prétende qu’Alvin n’avait aucune compétence pour la forge, jusqu’à maintenant, quand il croyait vraiment qu’il n’en avait pas en définitive.

Alvin avait envie de tendre les mains et de lui prendre la tête pour la lui cogner contre l’enclume, la lui cogner si fort que la vérité lui entrerait dans le crâne jusqu’au cerveau. Je n’ai jamais employé mon talent de Faiseur à la forge, pas depuis que je suis assez fort pour travailler avec mes bras et mon savoir-faire, alors épargne-moi ces sourires suffisants, comme si je n’étais qu’un tricheur et pas un vrai forgeron. Et puis, même si je m’étais servi de mon art de Faiseur, crois-tu que c’est facile pour autant ? Crois-tu que je n’ai pas payé le prix pour ça aussi ?

Toute la fureur accumulée d’Alvin, toutes ses années d’esclavage, de rage devant l’injustice de son patron, de dissimulation et de fausses apparences, tout son désir éperdu d’apprendre quoi faire de sa vie sans avoir personne au monde à qui le demander, tout ça brûlait en lui plus fort que le feu de la forge. Ce n’était plus une envie de courir qui le démangeait et le picotait intérieurement. Non, c’était l’envie de céder à la violence, d’effacer ce sourire sur la figure de Conciliant Smith, de l’écraser définitivement contre la bigorne de l’enclume.

Mais sans savoir comment, Alvin retint ses gestes et ses paroles, aussi immobile qu’un animal cherchant à se rendre invisible et qui n’aspire qu’à se trouver ailleurs. Et dans cette immobilité, il entendit le chant vert tout autour de lui et il laissa la vie de la forêt le pénétrer, emplir son cœur, lui apporter la paix. Le chant vert n’était pas aussi puissant qu’autrefois, plus à l’ouest, en des temps plus sauvages, quand l’homme rouge chantait encore avec la musique des bois. Il était faible et parfois presque étouffé par le bruit discordant de la vie du village ou les timbres monocordes des champs bien entretenus. Mais Alvin le retrouvait quand même à volonté pour chanter en silence avec lui, le laisser ravir son cœur et le calmer.

Conciliant Smith savait-il qu’il venait de frôler la mort ? Car il ne faisait sûrement pas le poids à la lutte contre Alvin, si jeune, si grand et animé d’une rage aussi terrible que justifiée. Que le forgeron l’ait ou non senti, son sourire s’évanouit de son visage et il hocha solennellement la tête. « J’respecterai tout c’que j’ai dit là-haut, quand Horace s’est acharné sur moi. J’connais que tu l’as sûrement poussé à ça, mais j’suis un homme honnête, alors j’te pardonne, tant que tu continueras d’faire ta part d’ouvrage icitte, jusqu’à la fin de ton contrat. »

Que Conciliant l’accuse d’avoir conspiré avec Horace aurait dû accroître la colère d’Alvin, mais il baignait désormais dans le chant vert, c’est tout juste s’il se trouvait encore dans la forgerie. Il était dans une sorte de transe qu’il avait découverte en courant avec les Rouges de Ta-Kumsaw, quand on oublie qui et où l’on est, que le corps ressemble à une créature lointaine galopant entre les arbres.

Conciliant attendait une réponse mais elle ne venait pas. Il se contenta d’opiner du chef d’un air entendu et se retourna pour partir. « J’ai de l’ouvrage au village, dit-il. T’as qu’à travailler. » Arrivé devant la large porte, il s’arrêta et fit demi-tour pour revenir dans la forge. « Pendant qu’tu y es, tu pourrais réparer les aut’ fourneaux cassés d’la remise. » Puis il s’en alla.

Alvin resta longtemps à la même place, sans bouger, à peine conscient d’avoir un corps qu’il pouvait mouvoir. Ce n’est qu’en plein midi qu’il revint à lui et fit un pas. Une paix totale régnait dans son cœur, il n’y restait plus une once de fureur. En y réfléchissant, il aurait probablement su que la colère allait forcément revenir, qu’il était davantage calmé que guéri. Mais qu’il soit calmé suffisait pour l’instant, ça ferait l’affaire. Son contrat prendrait fin au printemps, et il quitterait alors ce pays, enfin libre.

Une chose, pourtant. Pas un seul moment il n’envisagea de faire ce que lui avait demandé le forgeron : réparer les autres fourneaux hors d’usage. Quant à Conciliant, il n’en reparlerait jamais lui non plus. Le talent d’Alvin n’avait aucun rapport avec son apprentissage, et Conciliant Smith aurait dû savoir ça, au fond de lui, il aurait dû savoir qu’il n’avait pas le droit de dire au jeune Al à quoi employer son talent de Faiseur.

* * *

À quelques jours de là, Alvin donnait un coup de main aux hommes qui posaient le nouveau plancher de la resserre. Horace le prit à part et lui demanda pourquoi il n’était pas passé chercher ses quatre piastres.

Alvin ne pouvait guère lui dire la vérité, qu’il ne prenait jamais d’argent pour le travail qu’il effectuait comme Faiseur. « Appelons ça ma part au salaire de l’institutrice, dit-il.

— T’as pas d’bien pour payer une taxe, fit Horace, pas plus que de drôles qu’iront dans cette école.

— Alors disons que j’vous paye pour le bout d’terrain ousque dort le corps de mon frère, plus haut derrière l’auberge », dit Alvin.

Horace hocha la tête, l’air grave. « C’te dette, au cas où y aurait dette, a toute été remboursée par l’ouvrage que ton père et tes frères ont fait pour moi, dix-sept ans passés, jeune Alvin, mais j’respecte ton désir de payer ta part. Pour c’te fois, j’considère que tu l’as payée entièrement. Mais quand j’te demanderai un autre ouvrage, j’veux que tu soyes rétribué normalement, tu m’entends ?

— Oui, m’sieur, dit Alvin. Merci, m’sieur.

— Appelle-moi Horace, mon gars. Quand un homme fait m’appelle monsieur, j’me sens tout vieux. »

Ils reprirent alors leur tâche et ne parlèrent plus du travail d’Alvin dans la resserre. Mais quelque chose restait tout de même gravé dans l’esprit du jeune homme : ce qu’avait dit Horace lorsqu’Alvin avait offert son salaire comme participation à celui de l’institutrice. « T’as pas d’bien, ni de drôles qu’iront dans cette école. » Voilà, tout était là, exprimé en quelques mots. Alvin avait beau avoir atteint sa taille adulte, Horace avait beau le traiter en homme fait, il n’en était pas encore vraiment un, pas même à ses propres yeux. Parce qu’il n’avait pas de famille. Parce qu’il n’avait pas de bien. Tant qu’il n’aurait pas ça, il ne serait qu’un grand garçon un peu âgé. Rien qu’un enfant comme Arthur Stuart, seulement plus développé, avec de la barbe qui poussait quand il ne se rasait pas.

Et tout comme Arthur Stuart, il n’avait droit à rien dans l’école. Il était trop vieux. Elle n’était pas destinée aux gars dans son genre. Alors pourquoi attendait-il avec autant d’anxiété l’arrivée de la maîtresse ? Pourquoi songeait-il à elle avec un espoir aussi fou ? Elle ne venait pas dans le pays pour lui, et pourtant il savait qu’il avait accompli ce travail à la resserre pour elle, comme s’il voulait qu’elle lui doive quelque chose, ou pour la remercier par avance du service qu’il désirait si ardemment qu’elle lui rende.

Apprenez-moi, dit-il silencieusement. J’ai une tâche à mener dans ce monde, mais personne ne sait de quoi il s’agit et comment je peux l’accomplir. Apprenez-moi. C’est ce que j’attends de vous, madame, que vous m’aidiez à trouver le chemin vers le centre du monde, le centre de moi-même, le trône de Dieu ou le cœur du Défaiseur, où que gise le secret du Faiseur, afin que je puisse bâtir contre la neige de l’hiver ou allumer une lumière contre la tombée de la nuit.

XIV

Le rat de rivière

Alvin se trouvait à La Bouche l’après-midi où arriva l’institutrice. Conciliant l’avait envoyé avec le chariot chercher une nouvelle cargaison de fer qui descendait l’Hio. La Bouche n’était au départ qu’un simple débarcadère, une escale où les bateaux déchargeaient des marchandises pour le village de Hatrack River. Mais depuis que s’accroissait la navigation fluviale et que davantage de colons s’établissaient sur les terrains à l’ouest, de chaque côté de l’Hio, on avait besoin de deux ou trois auberges et magasins où les voyageurs qui venaient à terre pouvaient prendre une chambre pour la nuit et les fermiers vendre du fourrage aux bateaux de passage. La Bouche et le village de Hatrack River ne cessaient de gagner en importance, car c’était la dernière escale où l’Hio se rapprochait de la grande route de la Wobbish, celle-là même que le père et les frères d’Al avaient ouverte à travers les vastes étendues occidentales jusqu’à Vigor Church. Les colons descendaient la rivière et débarquaient ici leurs chariots et chevaux avant de partir vers l’ouest par voie de terre.

On trouvait aussi à La Bouche des établissements qu’on n’aurait pas tolérés à Hatrack River : des tripots où l’on jouait au poker entre autres jeux et où l’argent changeait de mains, car la loi ne se sentait pas chaude pour trop s’aventurer dans ces nids de rats de rivière et autre racaille. Et à l’étage, il y avait, à ce qu’on racontait, des femmes qui n’étaient pas des ladies, qui exerçaient un métier dont les gens honnêtes osaient à peine chuchoter le nom et dont les garçons de l’âge d’Alvin parlaient à voix basse avec force gloussements.

Ce n’était pas à l’idée des jupes retroussées et des cuisses nues qu’Alvin se réjouissait par avance de ses déplacements à La Bouche. Il remarquait à peine ces maisons, sachant qu’il n’avait rien à y faire. C’était le débarcadère qui l’attirait, le bureau du port et la rivière elle-même, sillonnée de bateaux et de radeaux dont dix descendaient le courant contre un qui le remontait. Ses bateaux préférés, c’étaient les vapeurs qui sifflaient et crachaient en filant à des vitesses incroyables. Propulsés par de gros moteurs fabriqués en Irrakwa, ces bâtiments, pourtant longs et larges, remontaient plus vite le courant que les radeaux ne le descendaient. On en comptait à présent huit sur l’Hio, qui faisaient la navette entre Dekane et Sphinx. Mais pas plus loin que Sphinx, car un brouillard épais recouvrait en permanence le Mizzipy et aucun bâtiment ne se risquait d’y naviguer.

Un jour, songea Alvin, un jour quelqu’un embarquera à bord d’un bateau comme la Fierté de l’Hio et descendra la rivière. Vers l’Ouest, vers les régions sauvages ; peut-être qu’il y apercevra Ta-Kumsaw et Tenskwa-Tawa qui vivent maintenant par là-bas. Ou alors en amont vers Dekane, où il prendra le nouveau train à vapeur qui roule sur rails jusqu’en Irrakwa et jusqu’au canal, dans le Nord. De là, on peut parcourir le monde entier en franchissant les océans. À moins qu’il ne reste sur cette berge et que le monde entier ne finisse par passer devant lui.

Mais Alvin n’était pas feignant. Il ne s’attarda pas au bord de la rivière, bien qu’il eût aimé y rester plus longtemps. Il entra bien vite dans le bureau du port et remit le bon de Conciliant Smith pour prendre livraison du fer chargé dans neuf caisses sur le quai.

« Pas question de t’servir de mes diables pour les transporter, j’te préviens », fit le buraliste. Alvin acquiesça de la tête ; c’était toujours pareil. Les gens ne pouvaient se passer de fer, y compris le buraliste, qui ne tarderait pas à monter à la forgerie pour demander ci ou ça. Mais en attendant, il laissait Alvin charger la commande tout seul, de peur qu’il lui abîme ses diables en transportant des poids aussi lourds. Et Conciliant ne lui donnait jamais assez d’argent non plus pour embaucher l’un des rats de rivière qui l’aurait aidé à la manutention. Pour être franc, Alvin ne s’en plaignait pas. Il appréciait peu le genre d’hommes qui vivaient sur la rivière. Quand bien même on ne croisait plus guère de brigands et de pirates, à cause de l’importance du trafic fluvial qui les empêchait d’agir discrètement, il restait encore suffisamment de voleurs et d’escrocs, et ces gens-là, Alvin les méprisait profondément. À son point de vue, ces individus profitaient de la crédulité du monde honnête puis le trahissaient ; et ça menait où, sinon à ce que les gens n’accordent plus la moindre confiance à leur prochain ? J’aimerais mieux avoir affaire à un querelleur qui prend le mors aux dents et me battre avec lui d’égal à égal plutôt qu’à un menteur qui me fait des accroires.

Or, sachez qu’Alvin rencontra la nouvelle institutrice et se mesura à un rat de rivière, tout ça en l’espace d’une heure.

L’homme contre lequel il se battit appartenait à la bande de traînailleurs qui se prélassaient sous l’avant-toit du bureau du port, probablement dans l’attente qu’ouvre une maison de jeu. À chaque fois qu’Alvin sortait du bureau avec une caisse de barres de fer, ils l’interpellaient, lui lançaient des quolibets. D’abord bon enfant, du genre : « Pourquoi donc tu fais tant d’voyages, mon gars ? T’as qu’à t’coincer une caisse sous chaque bras ! » Alvin répondait par un sourire à ces remarques, car ils connaissaient parfaitement le poids d’un chargement de fer, il le savait. D’ailleurs, lorsqu’ils l’avaient débarqué du bateau la veille, les bateliers s’étaient sûrement mis à deux par caisse. Alors, en un certain sens, le taquiner en le traitant de feignant ou de gringalet, c’était une sorte de compliment car il s’agissait forcément d’une blague, vu que le fer était lourd et Alvin vraiment très costaud.

Puis Alvin se rendit au magasin pour acheter les épices que Gertie lui avait demandé de ramener ainsi que deux ou trois ustensiles de cuisine fabriqués en Irrakwa et en Nouvelle-Angleterre dont l’utilité lui échappait en partie.

Lorsqu’il revint, les bras pleins, il retrouva les rats de rivière toujours vautrés à l’ombre, seulement ils avaient maintenant jeté leur dévolu sur une nouvelle victime dont ils se moquaient par des remarques déplaisantes. C’était une femme entre deux âges, autour de la quarantaine, de l’avis d’Alvin, les cheveux remontés et réunis en un chignon austère, coiffée d’un chapeau quelconque, en robe sombre serrée au cou et aux poignets comme si elle craignait que le soleil sur sa peau ne la fasse périr. D’un œil glacial, elle regardait fixement devant elle tandis que les vauriens l’apostrophaient.

« Trouvez pas que c’te robe lui a l’air cousue d’sus, les gars ? »

C’était bien leur avis.

« Probab’ qu’a s’remonte jamais pour un homme, c’te robe-là.

— Ben non, tiens, y a rien par en d’sous, les gars, c’est qu’une tête et des mains d’poupée cousues sur une robe empaillée, croyez pas ?

— Pas possib’ qu’ce soye une vraie femme.

— J’reconnais une vraie femme quand j’en vois une, toujours ben. À la s’conde qu’elles posent les yeux sus moi, c’est plus fort qu’elles, les vraies femmes, elles écartent les pattes et r’lèvent la jupe.

— P’t-être qu’en y donnant un p’tit coup d’main, tu pourrais en faire une vraie femme.

— Celle-là ? Celle-là, elle est taillée dans l’bois. Je m’écorcherais l’aviron si j’voulais ramer dans des eaux pareilles. »

Alors là, Alvin refusait d’en entendre davantage. C’était déjà grossier pour un homme de lancer de telles réflexions à propos d’une femme qui les cherchait – les filles des maisons de jeu, qui ouvraient leur décolleté si bas qu’on leur comptait les tétons aussi nettement que les pis d’une vache et qui se déhanchaient le long des rues en remontant leur jupe du pied pour qu’on leur voie les genoux. Mais cette femme-ci était évidemment une lady et en toute justice n’aurait jamais dû entendre les réflexions dégoûtantes de cette vermine. Alvin se dit qu’elle attendait sûrement quelqu’un qui venait la chercher – la diligence pour Hatrack River allait passer, mais pas avant une couple d’heures. Elle n’avait pas l’air apeurée, elle savait probablement ces hommes plus forts en paroles qu’en actes, sa vertu ne risquait donc pas grand-chose. En regardant son visage, Alvin ne put déterminer si même elle écoutait, tant l’expression en était froide et distante. Mais les quolibets des rats de rivière l’embarrassaient, lui ; il ne pouvait le supporter, pas plus qu’il n’estimait correct de partir comme ça avec son chariot et de la laisser là. Il déposa donc dans le chariot les paquets qu’il ramenait du magasin du port, s’avança vers les rats de rivière et s’adressa au plus bruyant et plus grossier de la bande.

« Vous feriez p’t-être mieux d’y causer comme à une lady, dit-il. Ou alors de pas y causer du tout. »

Alvin ne s’étonna pas de voir l’éclair qui passa dans les yeux de tous les gars dès l’instant où il se mit à parler. Se moquer d’une femme pour rigoler, c’était une chose, mais il savait qu’à présent ils le jaugeaient pour évaluer leurs chances de le corriger. Avoir l’occasion de donner une leçon à un villageois, même bâti en force comme le forgeron qu’était Alvin, ils adoraient ça.

« P’t-être que toi, tu f’rais mieux de pas nous causer du tout, à nous autres, répliqua le fort en gueule. P’t-être que t’en as déjà trop dit. »

L’un des vauriens comprit de travers et crut que le jeu des grossièretés à la lady continuait toujours. « L’est jaloux, v’là tout. Y veut lui-même pousser sa perche dans l’fond d’sa rivière.

— J’en dirai encore plusse, reprit Alvin, tant qu’vous aurez pas les manières pour causer à une lady. »

À ce moment seulement, la lady parla pour la première fois. « Je n’ai pas besoin de protection, jeune homme, dit-elle. Passez votre chemin, je vous prie. » Elle avait une voix étrange. Cultivée, comme celle du révérend Thrower, elle articulait distinctement chaque mot. Comme les gens qui allaient à l’école dans l’Est.

Il aurait mieux valu pour elle se taire, car le son de sa voix ne fit qu’encourager les rats de rivière. « Oh, mais c’est qu’elle en pince pour le p’tit gars !

— Elle y fait les doux yeux !

— Y veut ramer dans not’ bateau !

— On va y montrer, à la lady, qui c’est l’homme !

— Si c’est son p’tit mât qu’elle veut, on a qu’à y couper et on va y donner. »

Un couteau apparut, puis un autre. Elle ne savait donc pas quand fermer le bec ? S’ils n’avaient eu affaire qu’à Alvin tout seul, ils se seraient décidés pour une simple bagarre, un contre un. Mais s’il leur prenait envie de farauder devant elle, ils seraient ravis de se mettre à plusieurs contre lui, de lui donner de méchants coups de lame, peut-être de le tuer, en tout cas certainement de lui prendre une oreille ou le nez, voire, comme ils l’avaient dit, de le châtrer.

Alvin la fixa un moment d’un œil furibard, lui demandant en pensée de tenir sa langue. Soit elle comprit le sens de son regard, soit elle s’estima tirée d’affaire ou prit peur d’en rajouter, toujours est-il qu’elle ne relança pas la discussion, à laquelle Alvin donna un tour qui lui convenait mieux.

« Des couteaux, fit-il avec tout le mépris dont il était capable. Vous avez donc peur d’vous frotter à un forgeron les mains nues ? »

Ils se moquèrent de lui, mais les couteaux reculèrent et disparurent.

« Un forgeron, c’est rien du tout à côté des muscles que ça nous donne, à nous autres, d’naviguer à la perche sus la rivière.

— Vous naviguez plus à la perche sus la rivière, les gars, et tout l’monde connaît ça, dit Alvin. Vous restez là à faire du lard et vous r’gardez la roue à aubes pousser les bateaux. »

Le fort en gueule se leva et se détacha du groupe en passant sa chemise crasseuse par-dessus sa tête. Il était puissamment musclé, pour ça oui, et pas mal de cicatrices lui faisaient des marques rouges et blanches un peu partout sur les bras et la poitrine. Il lui manquait aussi une oreille.

« À c’que j’vois, dit Alvin, vous vous êtes battu souvent.

— Tout juste, fit le rat de rivière.

— Et à c’que j’vois aussi, vos adversaires ont souvent eu l’dessus. »

L’homme devint cramoisi, il rougit sous son hâle jusqu’à la poitrine.

« Vous avez personne à m’présenter avec qui ça vaut l’coup d’se battre ? Quelqu’un qu’a l’habitude de gagner ses combats ?

— J’les gagne, moi ! » brailla l’homme. Il bouillait de rage, ce serait plus facile de lui sacrer une volée, c’était ce que voulait Alvin. Mais les autres, ils se mirent à le tirer en arrière.

« L’a raison, le p’tit forgeron, tu vaux pas tripette à la lutte.

— Donnes-y donc ce qu’y veut.

— Mike, tu prends c’gars.

— L’est à toi, Mike. »

Dans le fond – le coin le plus à l’ombre, où il était resté assis sur la seule chaise pourvue d’un dossier –, un homme se leva et s’avança.

« C’est moi qui l’prends, c’gars-là », dit-il.

Aussitôt, le fort en gueule recula pour lui céder la place. Ce n’était pas du tout ce que voulait Alvin. Le dénommé Mike était plus grand et plus costaud que tous les autres et, lorsque l’homme retira sa chemise, Al s’aperçut qu’en dehors d’une ou deux cicatrices il était dans l’ensemble intact et possédait encore ses deux oreilles, signe indiscutable que s’il lui était arrivé de perdre un combat, il n’avait sûrement jamais subi de défaite sévère.

Il avait une musculature de bison.

« Mon nom, c’est Mike Fink ! beugla-t-il. J’suis l’plus salaud, l’plus maudit des fils de pute qu’a jamais marché d’sus l’eau ! J’peux rendre orphelins des bébés alligators à mains nues ! J’peux jeter un bison vivant dans un chariot et lui taper sus l’dessus du crâne jusqu’à ce qu’y meure ! Si j’aime pas l’coude d’une rivière, j’te l’attrape par un bout et j’la secoue pour la r’dresser ! Toutes les femmes que j’culbute se r’lèvent avec trois marmots, quand elles se r’lèvent ! Une fois que j’en aurai fini avec toi, mon gars, t’auras les cheveux qui te tomberont tout droit d’chaque côté d’la goule, par rapport que t’auras plus d’oreilles. Faudra t’asseoir pour pisser et t’auras plus jamais b’soin de t’raser ! »

Pendant que Mike Fink débitait ses fanfaronnades, Alvin se débarrassait de sa chemise et de la ceinture où pendait son couteau pour les déposer sur le siège du chariot. Il traça ensuite un grand cercle par terre en prenant soin de garder l’air aussi calme et détendu que si Mike Fink n’était qu’un petit gamin de sept ans plein de cran et non un homme dont l’envie de meurtre se lisait dans les yeux.

Aussi lorsque Fink eut fini de se vanter, le cercle était tracé. Il s’approcha du rond, puis l’effaça du pied en soulevant de la poussière. Il tourna tout autour pour le faire disparaître complètement. « J’connais pas qui t’a appris à t’battre, mon gars, dit-il, mais quand tu t’bats contre moi, y a pas d’lignes par terre et y a pas d’règles. »

Une fois encore, la lady intervint. « Il semble évident qu’il n’y a pas de règles non plus lorsque vous vous exprimez, sinon vous sauriez que votre manie de dire y “a pas” est une preuve indiscutable d’ignorance et de bêtise. »

Fink se tourna vers elle et fit mine de vouloir parler. Mais c’était comme s’il savait qu’il n’avait rien à dire, ou alors il se figurait que tout ce qu’il dirait n’aboutirait qu’à prouver davantage son ignorance. Le ton méprisant de la femme le mettait en rage, mais il mettait aussi le doute dans son esprit. D’abord, Alvin crut qu’elle l’exposait, lui, à un plus grand danger, à vouloir encore s’en mêler. Puis il comprit qu’elle faisait à Fink ce qu’il avait voulu faire au fort en gueule : le rendre suffisamment furieux pour qu’il se batte n’importe comment. L’ennui, alors qu’Alvin jaugeait le batelier, c’était qu’il le soupçonnait de ne pas se battre n’importe comment sous le coup de la colère mais de n’en devenir que plus mauvais. De se battre pour tuer. Pour mettre à exécution son projet fanfaron de couper certains morceaux de son anatomie. Ça n’allait pas être un combat amical comme ceux qu’il livrait au village, quand le jeu consistait à simplement envoyer l’adversaire à terre ou, s’ils s’affrontaient sur l’herbe, à l’immobiliser.

« Vous êtes pas si fort, dit Alvin, et vous connaissez que j’ai raison, sinon vous auriez pas un couteau dans vot’ botte. »

Fink parut effrayé, puis il sourit. Il remonta sa jambe de pantalon et sortit de sa botte un long couteau qu’il jeta aux hommes derrière lui.

« J’ai pas b’soin d’couteau pour te battre, toi, dit-il.

— Alors pourquoi vous enlevez pas çui qu’vous avez aussi dans l’aut’ botte ? » demanda Alvin.

Fink fronça les sourcils et souleva l’autre jambe de pantalon. « Y a pas d’couteau icitte », dit-il.

Alvin savait bien que si, et ça lui faisait plaisir que Fink soit assez inquiet de son combat pour ne pas se séparer de sa lame la mieux cachée. Sans compter que personne n’était probablement au courant de son existence en dehors d’Alvin, capable de voir ce que les autres ignoraient. Fink n’avait pas envie d’avouer à tout le monde qu’il avait ce couteau, on allait vite se passer le mot tout au long de la rivière et il perdrait son avantage.

Alvin ne pouvait pourtant pas le laisser combattre avec un couteau caché sur lui. « Alors déchaussez-vous et on s’bat pieds nus », dit-il. De toute manière, couteau ou pas, c’était une bonne idée. Alvin savait qu’en cours de bagarre les rats de rivière ruaient comme des mules à coups de bottes. Le fait de se battre pieds nus, ça enlèverait peut-être une partie de son courage à Mike Fink.

Mais si Fink perdit un peu de courage, il ne le montra pas. Il s’assit dans la poussière de la route et retira ses bottes. Alvin fit de même et enleva aussi ses chaussettes – Fink n’en portait pas. Les deux hommes n’étaient désormais plus vêtus que de leur pantalon, et déjà, en plein soleil, la poussière et la sueur maculaient leurs corps de marbrures et de croûtes d’argile.

Mais Alvin n’était pas encroûté au point de ne pas sentir un charme de protection qui enveloppait tout Mike Fink. Comment était-ce possible ? Avait-il un charme gravé sur une amulette dans sa poche ? Le motif était plus puissant du côté de son postérieur, mais lorsqu’il envoya son esprit fouiller cette poche, il ne trouva rien d’autre que la grossière toile de coton du pantalon. Elle ne contenait même pas une pièce de monnaie.

Un attroupement s’était à présent formé. Il rassemblait non seulement les rats de rivière qui se prélassaient à l’ombre du bureau du port mais aussi tout un tas de leurs congénères, et manifestement tous s’attendaient à ce que Mike Fink l’emporte. Ce devait être une sorte de légende le long de la rivière, se dit Alvin, et ce n’était pas surprenant quand on bénéficiait comme lui d’un charme mystérieux. Alvin imaginait les adversaires de Fink qui voulaient lui donner un coup de couteau mais qui déviaient au dernier moment, lâchaient prise ou trouvaient moyen de retenir l’arme pour qu’elle ne fasse pas mal. C’est bien plus facile de gagner tous vos combats si personne ne peut vous planter ses dents dans la chair ni un couteau faire mieux que vous effleurer la peau.

Fink tenta d’abord les coups les plus tape-à-l’œil, bien sûr, pour assurer le spectacle : il rugissait, se ruait sur Alvin à la façon d’un bison, cherchait à l’étreindre entre ses bras d’ours, puis à l’agripper et lui balancer son poing à la volée comme un quartier de roc au bout d’une ficelle. Mais Alvin ne voulait rien savoir. Il n’avait d’ailleurs même pas besoin de se servir de son talent pour éviter les attaques. Il était plus jeune et plus vif que Fink ; il esquivait si vite que le batelier n’arrivait même pas à le toucher. Au début, les spectateurs huèrent et traitèrent Alvin de froussard. Mais après un moment, ils se mirent à rire de Fink, tant il avait l’air bête à rugir et à ruer toujours en pure perte.

Pendant ce temps, Alvin explorait Fink pour trouver la source de son sortilège, car il n’avait aucun espoir de gagner ce combat s’il n’arrivait pas à se débarrasser de la puissante enveloppe protectrice de son adversaire. Il y parvint bientôt : un motif de teinture profondément incrusté dans la peau d’une fesse. Ce n’était plus un charme parfait car la peau avait quelque peu changé au cours des ans avec la croissance de Fink, mais le motif en était ingénieux, composé de boucles et d’anneaux efficaces ; même déformé, il parvenait encore à tendre un écran redoutable tout autour de lui.

S’il ne s’était pas trouvé au beau milieu d’un combat avec Fink, Alvin aurait fait montre de plus de subtilité, il se serait contenté d’affaiblir légèrement le charme, car il n’avait aucune envie de priver le batelier du sortilège qui le protégeait depuis si longtemps.

S’il perdait son charme, Fink risquait d’en mourir, surtout qu’à force de compter dessus pour ne courir aucun danger il avait peut-être fini par négliger toute prudence. Mais Alvin avait-il le choix ? Il agit donc sur les teintures qui commencèrent à se diluer, à s’infiltrer dans le sang qui les emporta. Alvin n’avait pas besoin de beaucoup se concentrer pour parvenir à ça, il lui suffisait de lancer le processus et de le laisser se poursuivre tout seul pendant qu’il s’employait à ne pas rester sur la trajectoire de Fink.

Rapidement, Al sentit le charme s’affaiblir, s’estomper et enfin disparaître complètement. Fink ne s’en douterait pas, mais lui le savait ; le rat de rivière pouvait désormais recevoir des coups comme n’importe qui.

Entre-temps, Fink avait renoncé à ses charges aussi grossières que stupides. Il tournait autour d’Alvin, lui lançait de fausses attaques, cherchait franchement le corps à corps pour profiter de son poids et le renverser. Alvin avait une meilleure allonge et incontestablement une plus grande force de bras, aussi dès que l’autre avançait les siens pour le saisir, il les écartait d’un revers énergique.

Pourtant, une fois le charme rompu, il ne chercha plus à esquiver son adversaire. Au contraire, il avança les mains dans sa garde, si bien que lorsque Fink lui attrapa les bras, Alvin put se crocheter les doigts derrière le cou du batelier.

D’une violente pression, il fit ployer Fink dont la tête se retrouva à hauteur de sa poitrine. C’était trop facile, le rat de rivière s’était laissé faire, et Alvin devina pourquoi. En effet, Fink l’attira contre lui et remonta très vite la tête, s’attendant à ce que son crâne percute le menton du forgeron… Seulement, le menton d’Alvin n’était pas où Fink le pensait. Le jeune homme avait déjà lui-même rejeté la tête en arrière, et lorsque Fink se releva violemment, sans maîtriser son coup, Alvin se projeta en avant et lui écrasa son front en pleine figure. Il sentit le nez du batelier éclater sous le choc, et du sang jaillit pour couler sur leurs deux visages.

Un nez cassé, ça n’était pas un événement dans ce genre de bagarre. Ça faisait affreusement mal, bien sûr, et un combat amical se serait arrêté là-dessus – mais d’un autre côté, évidemment, un combat amical n’aurait pas donné lieu à des coups de boule. Tout autre rat de rivière aurait secoué la tête, rugi deux ou trois fois et serait revenu à la charge.

Fink, lui, recula, un air de surprise peint sur le visage, les mains accrochées à son nez. Puis il laissa échapper un hurlement, comme un chien battu.

Tout le monde se tut. Ce qui arrivait, c’était tellement drôle, un rat de rivière comme Mike Fink qui hurlait pour un nez cassé. Non, ça n’était pas à franchement parler drôle, mais c’était bizarre. Un rat de rivière ne se conduisait pas comme ça.

« Vas-y, Mike, murmura quelqu’un.

— Tu peux l’avoir, Mike. »

Mais les encouragements manquaient d’enthousiasme. On n’avait encore jamais vu Mike Fink souffrir ou avoir peur. D’ailleurs, il aurait pu mieux le cacher. Seul Al savait pourquoi. Seul Al savait que Mike Fink n’avait jamais éprouvé pareille douleur de sa vie, qu’il n’avait jamais versé son sang dans une bagarre. Il avait tant de fois brisé le nez de ses adversaires et ri de leur souffrance ; c’était facile de rire, puisqu’il ignorait le mal que ça faisait. Maintenant il le savait. L’ennui, c’est qu’il apprenait aujourd’hui ce que tout le monde connaissait à six ans, alors il se comportait comme un enfant de cet âge-là. Il ne pleurait pas vraiment, il hurlait.

L’espace d’un instant, Alvin se dit que le combat était terminé. Mais la peur et la souffrance de Fink se muèrent bientôt en rage, et il se jeta à nouveau dans la bagarre. Il avait peut-être appris la douleur mais elle ne lui avait pas inculqué la prudence.

Il fallut donc quelques autres prises, quelques autres torsions et contorsions, avant qu’Alvin n’entraîne Fink au sol. Même stupéfait, effrayé, le batelier restait l’homme le plus costaud qu’il avait jamais affronté.

Jusqu’à ce combat, Alvin n’avait pas encore vraiment eu l’occasion de mesurer sa force ; il n’avait jamais été poussé jusqu’à ses limites. Maintenant si, et il se retrouva à rouler, rouler dans la poussière, une poussière si épaisse qu’il arrivait à peine à respirer ; il sentait le souffle court et chaud de Fink tantôt au-dessus, tantôt en dessous de lui, tandis que pleuvaient les coups de genoux, que les bras s’abattaient et s’agrippaient, que les pieds raclaient le sol à la recherche d’un appui pour prendre l’avantage.

En fin de compte, Fink fut victime de son inexpérience de la défaite. Comme personne ne pouvait lui briser les os, il n’avait jamais appris à replier les jambes, jamais appris à les soustraire aux coups de talon de son adversaire. Lorsque Alvin se dégagea pour se remettre péniblement debout, le batelier roula aussitôt sur lui-même et, l’espace d’un instant, étendu par terre, passa une jambe par-dessus l’autre : une véritable invitation. Alvin ne réfléchit même pas, il sauta en l’air et retomba de tout son poids ; ses deux pieds écrasèrent la jambe du dessus de Fink, dont l’os se plia sur celle du dessous. Si brutal et puissant fut le coup qu’il fracassa non seulement l’une, mais l’autre aussi. Fink hurla comme un gamin brûlé vif.

À ce moment seulement, Alvin comprit ce qu’il venait de faire. Oh oui, bien entendu, il avait mis fin au combat – personne n’est assez coriace pour continuer de se battre avec les deux jambes brisées. Mais il vit tout de suite, sans avoir besoin de regarder avec ses yeux, qu’il ne s’agissait pas de cassures nettes, de celles qui se ressoudent aisément. En outre, Fink n’était plus un jeune homme, encore moins un gamin. Même si ces fractures guérissaient, elles le laisseraient au mieux boiteux, au pire complètement estropié. Il perdrait ses moyens d’existence. Et puis il avait dû se faire beaucoup d’ennemis au fil des ans. Quelle serait leur réaction, maintenant qu’il était esquinté et bancal ? Combien de temps survivrait-il ?

Alvin s’agenouilla donc par terre près de Fink qui se tordait de douleur – qui se tordait le tronc, plus précisément, car il s’efforçait de ne pas bouger le reste du tout – et il lui toucha les jambes. Les mains en contact avec le corps étendu, même à travers le tissu du pantalon, Alvin trouva plus aisément son chemin, travailla plus vite ; un instant plus tard, il avait recollé les os. Il n’essaya pas d’en faire davantage, non ; les contusions, les muscles déchirés, l’écoulement de sang, il fallait laisser ça tel quel sinon Fink serait capable de se remettre debout et de relancer la bagarre.

Il retira les mains et se recula. Les rats de rivière se rassemblèrent aussitôt autour de leur héros déchu.

« L’a les jambes cassées ? demanda le fort en gueule.

— Non, fit Alvin.

— Elles sont en miettes ! » brailla Fink.

Déjà, un autre homme avait fendu la jambe de pantalon jusqu’en haut. Il trouva bien la meurtrissure, mais lorsqu’il tâta le long de l’os, Fink poussa des cris d’orfraie et s’écarta. « Touches-y pas !

— M’ont pas l’air cassées, dit l’homme.

— R’gardez donc comme il remue des pattes. Elles sont pas cassées. »

C’était vrai, Fink ne se tordait plus seulement du haut du corps, ses jambes gigotaient à présent autant que le reste.

Un gars l’aida à se remettre sur ses pieds. Fink chancela, faillit tomber, s’appuya sur le fort en gueule pour se retenir et barbouilla sa chemise du sang qui lui coulait du nez. Les autres se dispersèrent.

« Un gamin, murmura l’un d’eux.

— On dirait un chiot, à hurler comme ça.

— Un grand bébé.

— Mike Fink, tu parles… Mike Frousse, oui » Puis un gloussement.

Alvin, près du chariot, remit sa chemise puis s’assit sur le siège pour enfiler ses chaussettes et ses souliers. Il leva les yeux et vit la lady qui le regardait. Elle n’était pas éloignée de plus de six pieds car le chariot du forgeron avait été rapproché au bord du quai de chargement. Son visage revêche exprimait le dégoût. Alvin se dit qu’elle devait le trouver sale. Il n’aurait peut-être pas dû remettre sa chemise tout de suite, mais d’un autre côté, c’était impoli aussi de rester sans chemise devant une lady. De fait, les citadins, surtout les docteurs et les hommes de loi, ils avaient honte de se montrer en public sans manteau, gilet ni foulard comme il faut. Les pauvres ne portaient généralement pas de linge pareil, et un apprenti se donnerait des airs s’il s’habillait comme ça. Mais une chemise… il fallait qu’il l’ait sur lui, crasseux de poussière ou non.

« ’mande pardon, m’dame, dit-il. J’me laverai quand j’serai rentré chez moi.

— Vous vous laverez ? demanda-t-elle. Est-ce que vous vous laverez de votre bestialité par la même occasion ?

— M’est avis que j’connais pas, j’ai jamais entendu ce mot-là.

— Je suppose que non, dit-elle. Bestialité. Du mot bestial. Qui vient de bête, animal. »

Alvin se sentit rougir de colère. « P’t-être bien. P’t-être que j’aurais dû les laisser causer d’vous comme ils voulaient.

— Je ne leur prêtais pas attention. Ils ne me gênaient pas. Vous n’aviez pas besoin de me protéger, surtout pas de cette façon. Vous mettre nu pour vous rouler dans la saleté. Vous êtes couvert de sang. »

Alvin savait à peine quoi répondre, elle était si prétentieuse et butée. « J’étais pas nu », dit-il. Puis il sourit. « Et c’est son sang, à lui.

— Et vous en êtes fier ? »

Oui, par le fait. Mais il savait que s’il le reconnaissait, ça le rabaisserait aux yeux de la lady. Bon, et quand bien même ? Qu’en avait-il à faire de ce qu’elle pensait de lui ? Pourtant, il se tut.

Dans le silence qui s’établit entre eux, il entendit derrière lui les rats de rivière huer Fink, lequel ne hurlait plus mais ne disait pas grand-chose pour autant. Malheureusement, ils ne s’intéressaient pas seulement à Fink, maintenant.

« Le p’tit villageois s’prend pour un costaud.

— P’t-être qu’on devrait y faire voir c’que c’est qu’une vraie bagarre.

— On verra bien si son amie la lady joue toujours les pimbêches. »

Alvin ne pouvait prédire l’avenir, mais il n’y avait pas besoin d’être torche pour deviner ce qui allait se passer. Al avait ses bottes aux pieds, son cheval était attelé, et il était temps de partir. Mais elle avait beau faire la prétentieuse, il n’allait pas abandonner la lady. Il savait que les rats de rivière la prendraient maintenant pour cible, et même si elle croyait ne pas avoir besoin de protection, il savait aussi que ces hommes venaient d’assister à la défaite et à l’humiliation de leur meilleur lutteur, tout ça par sa faute à elle, ce qui voulait dire qu’elle risquait de voir tous ses bagages balancés à l’eau et de se retrouver étalée par terre, sinon pire.

« Devriez monter, dit Alvin.

— Je me demande ce qui vous permet de me donner des directives comme à un vulgaire… Qu’est-ce que vous faites ? »

Alvin jetait sa malle et ses sacs à l’arrière du chariot. Ça lui paraissait si évident qu’il ne prit pas la peine de répondre.

« Je crois que vous me volez, monsieur !

— Tout juste, si vous montez pas », dit Alvin.

Les rats de rivière s’attroupaient à présent autour du chariot, et l’un d’eux tenait le harnais du cheval. La lady jeta un regard circulaire, et son expression courroucée changea. Un tout petit peu. Elle souleva le pied et quitta le quai pour rejoindre Alvin qui lui prit la main pour l’aider à s’installer sur le siège. Le rat de rivière fort en gueule se trouvait à côté, appuyé contre le chariot ; il arborait un large sourire.

« T’as battu l’un d’nous autres, l’forgeron, mais tu pourrais-t-y nous battre tous ? »

Alvin se borna à le fixer du regard. Il se concentrait sur l’homme qui tenait le cheval ; il lui chauffa brusquement la main comme si une centaine d’aiguilles la transperçaient. L’homme cria de douleur et lâcha l’animal. Le fort en gueule détourna son regard vers l’origine du cri, et au même moment Alvin lui flanqua un coup de botte dans l’oreille. Le coup ne valait pas grand-chose mais de toute façon l’oreille ne valait pas mieux, et l’homme se retrouva le derrière par terre à se tenir la tête.

« Allez, hue ! » s’écria Alvin.

Le cheval, obéissant, fonça en avant… et le chariot se déplaça d’un pouce. Puis d’un second. Difficile de faire avancer vite un chargement de fer, du moins d’un coup. Alvin s’arrangea pour que les roues tournent régulièrement, facilement, mais il ne pouvait rien faire pour le poids du chariot ni la force du cheval. Le temps que l’animal commence à bouger, le chariot était devenu beaucoup plus lourd à cause des rats de rivière qui s’y agrippaient, le tiraient en arrière, grimpaient à bord.

Alvin se retourna et fit claquer son fouet dans leur direction. Le fouet, c’était du simulacre car il n’en toucha pas un seul. Pourtant, ils tombèrent tous ou lâchèrent prise comme s’il les avait vraiment atteints ou du moins effrayés. Ce qui s’était en réalité passé, c’est que brusquement le bois du chariot était devenu glissant, comme enduit de graisse. Il n’y avait plus moyen de le tenir. Ils s’écroulèrent donc dans la poussière de la route, et le chariot bondit en avant.

Ce n’était pourtant pas terminé. En effet, Alvin devait effectuer un demi-tour et repasser devant eux pour remonter la route conduisant à Hatrack River. Il se demandait comment il allait s’y prendre lorsqu’il entendit partir un coup de feu, aussi fort qu’un coup de canon, dont l’écho resta suspendu dans l’air chaud et lourd de l’été. Une fois son demi-tour effectué, il aperçut le buraliste qui était sorti sur le quai, sa femme derrière lui. Il tenait un mousquet tandis qu’elle rechargeait celui qu’il venait d’utiliser.

« M’est avis qu’la plupart du temps on s’entend plutôt bien, les gars, dit le buraliste. Mais aujourd’hui vous avez pas l’air de comprendre que vous avez été battus à la loyale. Alors je m’dis que c’est l’moment d’vous r’mettre à l’ombre, par rapport que si vous faites un pas d’plusse vers ce chariot, ceux-là qui mourront pas d’chevrotine passeront en jugement à Hatrack River, et si vous vous figurez qu’ça coûtera pas cher d’attaquer un p’tit gars du coin et la nouvelle maîtresse d’école, alors c’est qu’vous êtes aussi couillons qu’vous en avez l’air. »

Le discours était plutôt bref, mais il fit davantage d’effet que la plupart de ceux qu’Alvin avait entendus jusque-là. Les rats de rivière retournèrent s’installer à l’ombre, s’envoyèrent deux ou trois longues rasades d’un cruchon et regardèrent Al et la lady d’un air franchement renfrogné. Le buraliste réintégra son poste avant même que le chariot ait tourné au coin pour reprendre la route du village.

« À votre avis, le buraliste ne court aucun danger pour nous avoir aidés, n’est-ce pas ? » demanda la lady. Alvin constatait avec plaisir qu’elle avait perdu son ton arrogant, même si elle parlait toujours aussi clairement et uniment que le tintement du marteau sur le fer.

« Non, dit Alvin. Ils connaissent tous que s’il arrivait quèque chose à un buraliste, les coupables seraient forcés de quitter leur ouvrage sus la rivière, ou alors ils survivraient pas à une nuit à terre.

— Et vous ?

— Oh, moi, j’ai pas d’garantie comme ça. Alors m’est avis que j’vais pas revenir à La Bouche avant une couple de semaines. À ce moment-là, tous ces gars auront trouvé de l’ouvrage et seront à cent milles en amont ou en aval d’icitte. » Puis il se rappela ce qu’avait dit le buraliste. « Vous êtes la nouvelle maîtresse d’école ? »

Elle ne répondit pas. Pas directement, en tout cas. « J’imagine qu’il existe aussi des gens de cet acabit dans l’Est, mais on ne les rencontre pas ainsi au grand jour.

— Eh ben, ça vaut joliment mieux d’les rencontrer au grand jour qu’en pleine nuit ! » fit Al en rigolant.

Elle ne rigola pas.

« J’attendais le docteur Physicker. Il croyait que mon bateau arriverait plus tard dans l’après-midi, mais il est peut-être en chemin.

— Y a pas d’aut’ route, m’dame, fit Alvin.

— Mademoiselle, corrigea-t-elle. Pas madame. Ce titre est normalement réservé aux femmes mariées.

— Comme j’disais, y a pas d’aut’ route. Alors s’il est en ch’min, on pourra pas l’manquer, l’docteur et ses pommades… moiselle. »

Cette fois, Alvin évita de rire de sa plaisanterie. En revanche, il crut, du coin de l’œil, surprendre un sourire furtif sur le visage de l’institutrice. Peut-être qu’elle n’est pas aussi hautaine qu’elle en a l’air, se dit-il. Peut-être qu’elle est presque humaine. Peut-être même qu’elle acceptera de donner des leçons particulières à certain petit bougre à moitié noir. Peut-être qu’elle valait la peine que je lui remette la resserre en état.

Comme il regardait devant lui pour conduire le chariot, il n’aurait pas été naturel, et encore moins correct, de se tourner vers elle et de la détailler comme il en avait envie. Il envoya donc sa bestiole, son étincelle, cette partie de lui-même qui « voyait » ce qui restait invisible à tous les autres. C’était pour lui comme une seconde nature désormais que d’explorer ce que les gens avaient, comme qui dirait, dans la peau. Mais attention, ça n’était pas comme regarder avec les yeux. Il pouvait bien sûr dire ce qu’il y avait sous leurs vêtements, mais il ne les voyait quand même pas tout nus. Il entrait plutôt en contact étroit avec la surface de leur épiderme, presque comme s’il élisait domicile dans l’un des pores. Ça n’était donc pas comme s’il espionnait en douce par les fenêtres ni rien ; seulement une autre façon d’observer les gens et de les comprendre. Il ne voyait pas la forme et la couleur des individus, mais il voyait s’ils transpiraient, s’ils avaient chaud, s’ils étaient en bonne santé ou crispés. Il voyait les marques de coups, les blessures cicatrisées. Il voyait l’argent caché ou les papiers secrets – mais s’il devait lire les papiers, il fallait qu’il trouve l’encre à la surface et qu’il suive sa trace jusqu’à parvenir à se représenter les lettres en esprit. C’était très lent. Beaucoup plus que de voir directement, dame oui.

Bref, il envoya sa bestiole « explorer » cette lady aux grands airs qu’il ne pouvait pas regarder franchement. Et ce qu’il découvrit le prit au dépourvu. Parce qu’elle usait d’un sortilège tout autant que Mike Fink.

Non, bien davantage. Elle en était bardée, depuis des amulettes qui lui pendaient au cou jusqu’à des charmes cousus dans ses vêtements ; il y en avait même un, en fil de fer, noyé dans son chignon. Un seul avait pour but de la protéger et il n’était pas moitié aussi puissant que celui dont avait bénéficié Mike Fink. Tous les autres servaient… à quoi ? Alvin n’avait encore jamais rien vu de tel, et il lui fallut un certain temps de réflexion et d’exploration pour comprendre la destination de tous ces réseaux de charmes qui la couvraient. Autant qu’il pouvait en juger tout en conduisant son chariot, les yeux braqués sur la route devant lui, ces charmes créaient une puissante illusion, ils la faisaient apparaître ce qu’elle n’était pas.

Sa première idée, quoi de plus naturel ? fut d’essayer de découvrir ce qu’elle était en réalité sous son déguisement. Les habits qu’elle portait étaient bien réels ; le sortilège modifiait seulement le son de sa voix, le teint et le grain de sa peau. Mais Alvin n’y connaissait pas grand-chose en apparences, et pas du tout en apparences créées à partir de charmes. La plupart des gens faisaient ça d’un mot ou d’un geste, en rapport avec une image de ce dont ils voulaient avoir l’air. Ça agissait sur l’esprit des gens, mais dès qu’on l’avait percé à jour, ça ne prenait plus. Comme Alvin les perçait régulièrement à jour, pareils sortilèges d’apparence n’avaient aucun effet sur lui.

Mais celui de la maîtresse d’école était différent. Il changeait la façon dont elle recevait et réfléchissait la lumière, si bien que l’illusion ne venait pas du fait qu’on croyait voir ce qui n’était pas là. Non, on la voyait réellement différemment, la lady, les yeux percevaient directement l’image qu’elle donnait d’elle. Comme l’illusion n’agissait pas sur l’esprit d’Alvin, connaître la supercherie ne l’aidait pas à découvrir la vérité. Même en se servant de sa bestiole, il ne pouvait pas dire grand-chose sur la femme qui se dissimulait derrière les charmes, sauf qu’elle n’était pas aussi ridée ni maigre qu’il y paraissait, ce qui l’amena à penser qu’elle devait être plus jeune.

Ce fut seulement lorsqu’il cessa de chercher ce qui se cachait sous le déguisement qu’il en vint à la vraie question : pourquoi une femme disposant du pouvoir de se transformer et de se donner tous les airs qu’elle voulait déciderait-elle de prendre une allure pareille ? Froide, sévère, vieille, maigre, austère, pincée, agressive, distante. Tout ce qu’une femme espérait ne jamais devenir, cette institutrice avait choisi de l’être.

Peut-être s’agissait-il d’un fugitif déguisé ? Mais sous les charmes se cachait nettement une femme, et Alvin n’avait jamais entendu parler de femme hors-la-loi, alors ce n’était pas ça. Peut-être était-elle simplement jeune et se figurait-elle qu’on ne la prendrait pas au sérieux si elle n’avait pas l’air plus âgée. Alvin connaissait bien ça. Ou peut-être était-elle jolie, et les hommes n’arrêtaient pas de nourrir de mauvaises pensées envers elle – Alvin tenta d’imaginer ce qui se serait passé avec les rats de rivière s’ils avaient eu affaire à une réelle beauté. Mais à vrai dire, les bateliers l’auraient probablement traitée poliment comme ils savaient le faire, si elle avait été jolie. C’étaient seulement les femmes laides qu’ils ne se privaient pas de charrier ; sans doute leur rappelaient-elles leurs mères. Le physique ingrat de l’institutrice ne la protégeait donc pas vraiment. Et il ne visait pas non plus à dissimuler une cicatrice, car Alvin voyait bien qu’elle n’avait pas la peau grêlée, ni flétrie, ni abîmée.

La vérité, c’était qu’il ne comprenait pas pourquoi elle se cachait sous tant de couches de menteries. Elle pouvait être n’importe qui ou n’importe quoi. Il n’avait même pas la possibilité de lui demander, car avouer qu’il voyait à travers son déguisement reviendrait à avouer son talent, et comment la savoir digne d’une pareille confidence quand il ignorait qui elle était réellement ou pour quelle raison elle avait choisi de vivre dans le mensonge ?

Il se demanda s’il fallait en parler à quelqu’un. Le conseil d’école ne devrait-il pas être mis au courant, avant de confier les enfants du village à cette institutrice, qu’elle n’était pas tout à fait ce qu’elle paraissait ? Mais il ne pouvait pas non plus leur dire ça sans se dénoncer lui-même ; et d’ailleurs, peut-être son secret ne regardait-il qu’elle seule et ne causait-il de tort à personne. Du coup, s’il racontait la vérité sur elle, ça leur nuirait à tous deux et aucun n’y gagnerait rien.

Non, mieux valait la surveiller, de très près, et apprendre qui elle était de la seule façon qui permette de bien connaître les gens : en la regardant vivre. Alvin ne voyait pas de meilleure attitude, et pour tout dire, maintenant qu’il savait qu’elle détenait ce secret, comment pourrait-il éviter de garder tout spécialement l’œil sur elle ? Il avait une telle habitude d’utiliser sa bestiole pour explorer ce qui l’entourait qu’il lui faudrait lutter pour ne pas observer ses faits et gestes, surtout si elle s’installait dans la resserre. Il espérait à moitié qu’elle refuserait d’y loger, ainsi le mystère ne le travaillerait-il pas trop ; mais il espérait aussi à moitié qu’elle accepterait, ainsi pourrait-il exercer sa surveillance et s’assurer qu’elle était quelqu’un de convenable.

Et je la surveillerais encore mieux si je prenais des cours avec elle. Je la surveillerais avec mes yeux, lui poserais des questions, écouterais ses réponses et jugerais quel genre de personne elle est.

Peut-être que si elle me donnait des leçons assez longtemps, elle en viendrait à me faire confiance, et moi de même ; je lui dirais alors que je suis un Faiseur, elle m’apprendrait de grands secrets et nous nous aiderions l’un l’autre, nous serions de vrais amis, comme je n’ai pas connu ça depuis que j’ai quitté mon frère Mesure à Vigor Church.

Il ne poussait pas trop son cheval à cause du lourd chargement de fer, sans parler de la malle et des sacs de l’institutrice par-dessus le marché… et de l’institutrice elle-même. Aussi, après toutes leurs discussions, puis ce long silence pendant qu’Alvin s’efforçait de comprendre qui elle était vraiment, ils n’avaient parcouru qu’un demi-mille depuis La Bouche lorsqu’apparut la superbe voiture du docteur Physicker. Alvin la reconnut tout de suite et héla Po Doggly qui la conduisait. Deux bonnes minutes furent nécessaires pour transborder l’institutrice et ses bagages du chariot à la voiture. Po et Alvin effectuèrent toute la manutention ; le docteur Physicker, lui, consacra tous ses efforts à aider l’institutrice à monter dans sa voiture. Alvin ne l’avait jamais vu aussi gracieux.

« Je suis terriblement désolé que vous ayez dû subir les désagréments d’un trajet dans ce chariot, dit le docteur. Je ne pensais pas être en retard.

— En fait, vous êtes en avance », dit-elle. Puis elle se tourna aimablement vers Alvin pour ajouter : « Et le trajet en chariot s’est révélé étonnamment agréable. »

Comme Alvin n’avait pas dit un mot de presque tout le voyage, il ne savait pas franchement si elle le complimentait pour avoir été de bonne compagnie ou si elle lui était reconnaissante de ne pas avoir ouvert la bouche et de l’avoir laissée tranquille. Mais en tout cas, il sentit une sorte de feu lui monter à la figure, dont la colère n’était pas la cause.

Au moment où le docteur grimpait dans sa voiture, l’institutrice lui demanda : « Quel est le nom de ce jeune homme ? » Vu qu’elle s’adressait au docteur, Alvin ne répondit pas.

« Alvin, dit le docteur en s’asseyant sur son siège. Il est né ici. C’est l’apprenti du forgeron.

— Alvin, dit-elle en s’adressant cette fois directement à lui par la fenêtre de la voiture, je vous sais gré de votre vaillance de tout à l’heure et j’espère que vous pardonnerez l’incivilité de ma première réaction. J’avais sous-estimé la nature scélérate de nos importuns compagnons. »

Ses mots sonnaient si élégamment qu’on croyait entendre de la musique en les écoutant, même si Alvin ne comprenait que la moitié de ce qu’elle racontait. Mais son expression était aussi aimable que le permettait son visage rébarbatif, reconnut-il. Il se demanda à quoi ressemblait sa vraie figure par en dessous.

« À vot’ service, m’dame, dit-il. J’veux dire : mam’zelle. »

Sur le siège du conducteur, Po Doggly lança un « hue ! » aux deux juments, et la voiture s’ébranla, toujours en direction de La Bouche, bien entendu. Il n’était pas facile à Po de trouver où effectuer un demi-tour sur cette route ; Alvin avait donc parcouru un bon bout de chemin lorsque la voiture revint et le dépassa. Po ralentit l’allure, le docteur Physicker se pencha et lança une pièce d’une piastre en l’air. Alvin l’attrapa, davantage par réflexe qu’autre chose.

« Pour avoir aidé mademoiselle Lamer », dit le docteur Physicker. Ensuite Po lança un nouveau « hue ! » aux chevaux et ils s’éloignèrent, laissant Alvin à chiquer la poussière de la route.

Il sentait le poids de la pièce dans sa main et, un instant, il voulut la relancer en direction de la voiture. Mais ça ne servirait à rien du tout. Non, il la rendrait à Physicker une autre fois, d’une façon qui ne fâcherait personne. Mais quand même, ça faisait mal, ça blessait profondément de se faire payer pour avoir aidé une lady, comme s’il était un domestique, un enfant ou n’importe quoi. Le plus douloureux, c’était qu’il se demandait si l’idée de le rétribuer venait d’elle. Et si elle se figurait qu’il avait gagné le salaire d’un quart de journée en combattant pour son honneur. Il était sûr que s’il avait porté un manteau et une cravate au lieu d’une chemise sale, elle aurait estimé qu’il avait rendu le service que toute lady attend de la part d’un gentleman chrétien et elle aurait su qu’elle lui devait de la gratitude et non une récompense.

Une récompense. La pièce lui brûlait la main. Dire que pendant un moment il avait presque cru qu’elle l’aimait bien. Il avait presque espéré qu’elle accepterait de lui donner des leçons, de l’aider à comprendre comment marche le monde, comment il réussirait à devenir un vrai Faiseur et à triompher du terrible pouvoir du Défaiseur. Mais à présent il était clair qu’elle le méprisait, alors comment oserait-il même lui demander ? Comment oserait-il même se croire digne d’apprendre, quand il savait que tout ce qu’elle voyait de lui, c’était de la crasse, du sang et une pauvreté ridicule ? Elle comprenait qu’il avait voulu bien faire, mais il restait bestial à ses yeux, comme elle l’avait tout de suite dit. Elle gardait ça au cœur. Sa bestialité.

Mademoiselle Lamer. C’est comme ça que le docteur l’avait appelée. Il goûta le nom tout en le prononçant. De la poussière dans la bouche. On ne met pas les animaux à l’école.

XV

L’institutrice

Mademoiselle Lamer n’avait pas l’intention de céder un pouce à ces gens-là. Elle avait entendu assez d’histoires abominables sur les conseils d’école de la frontière pour savoir qu’ils essayeraient de revenir sur la plupart des promesses faites dans leurs lettres. Déjà, ça commençait.

« Dans vos lettres, vous me signaliez que mon salaire incluait un logement particulier. Je ne considère pas une auberge comme un logement particulier.

— Vous aurez votre chambre particulière, dit le docteur Physicker.

— Et je prendrai tous mes repas à la table commune ? C’est inacceptable. Si je reste, je vais passer mon temps en compagnie des enfants du village ; une fois ma journée terminée, je compte pouvoir me préparer moi-même mes repas et les manger seule, puis finir la soirée en compagnie de livres, sans qu’on vienne me distraire ou m’importuner. La chose est impossible dans une auberge, messieurs, et donc une chambre d’auberge ne constitue pas un logement particulier. »

Elle les voyait la jauger. Certains étaient décontenancés par l’extrême précision de son discours ; elle savait pertinemment que les hommes de loi de campagne se donnaient de grands airs dans leurs villages mais qu’ils n’étaient pas de force devant quelqu’un de véritablement éduqué. La seule vraie difficulté allait venir du shérif, Pauley Wiseman. Quelle absurdité, pour un adulte, de toujours porter un petit nom d’enfant !

« Écoutez voir, ma jeune lady », dit-il.

Elle leva un sourcil. C’était typique de ce genre d’homme de s’imaginer, bien qu’elle paraisse plus près de la cinquantaine que de la quarantaine, que son statut de femme célibataire lui donnait le droit de l’appeler « ma jeune lady », comme lorsqu’on s’adresse à une gamine récalcitrante.

« Que dois-je “écouter voir” ?

— Eh ben, Horace et Peg Guester ont par le fait eu l’idée d’vous laisser une p’tite maison pour vous toute seule, mais on a dit non, purement et simplement, on leur a dit non à eux, et on vous dit non à vous aussi.

— Bon, très bien. Je constate, en définitive, que vous ne comptez pas tenir votre parole envers moi. Heureusement, messieurs, je ne suis pas une institutrice ordinaire, heureuse d’accepter ce qu’on lui offre. J’avais un bon poste à l’école Penn et je vous assure que je puis y retourner quand je veux. Le bonjour. »

Elle se mit debout. Tous les hommes en firent autant, sauf le shérif, mais ils ne se levaient pas par courtoisie.

« S’il vous plaît.

— Rasseyez-vous.

— Discutons.

— Pas d’précipitation. »

Ce fut le docteur Physicker, parfait conciliateur, qui prit alors la parole après avoir lancé au shérif un regard insistant pour le calmer. Le shérif ne parut pas particulièrement calmé pour autant.

« Mademoiselle Lamer, notre décision concernant la maison particulière n’était pas irrévocable. Mais je vous prie de considérer les problèmes qui nous embarrassaient. D’abord, nous craignions que la maison ne convienne pas. Ce n’est pas véritablement une maison mais une simple pièce, une resserre abandonnée…»

La vieille resserre. « Est-elle chauffée ?

— Oui.

— A-t-elle des fenêtres ? Une porte qui se verrouille ? Un lit, une table et une chaise ?

— Tout ça, oui.

— A-t-elle un plancher de bois ?

— Oui, très joli.

— Alors, je ne vois pas en quoi son ancienne fonction de resserre me gênerait. Vous aviez d’autres objections ?

— Et comment qu’on en a, sacordjé ! » s’écria le shérif Wiseman. Puis, devant les mines horrifiées autour de la salle, il ajouta : « J’demande pardon à la lady d’mon langage un peu rude.

— Je suis intéressée d’entendre ces objections, dit mademoiselle Lamer.

— Une femme seule, dans une maison isolée dans les bois ! C’est pas correct !

— C’est de dire “c’est pas” qui est incorrect, monsieur Wiseman, fit mademoiselle Lamer. Quant à la convenance d’habiter seule une maison, je vous assure que j’ai connu cette situation pendant des années et j’ai vécu tout ce temps sans être inquiétée. Y a-t-il une autre maison à portée de voix ?

— L’auberge d’un côté et la forge de l’autre, dit le docteur Physicker.

— Alors, si je suis l’objet d’une violence ou d’une provocation, je vous assure que je me ferai entendre et je compte sur ceux qui m’entendront pour venir à mon secours. Ou bien auriez-vous peur, monsieur Wiseman, que je me lance dans une activité inconvenante volontairement ? »

Évidemment, c’était précisément à ça qu’il pensait, comme le révéla le rouge qui lui empourpra la figure.

« Je crois que vous avez suffisamment de renseignements sur ma bonne moralité, dit mademoiselle Lamer. Mais si vous nourrissez des doutes sur la question, je ferais mieux de repartir pour Philadelphie sur l’heure, car si vous ne parvenez pas à me faire confiance, à mon âge, pour mener une vie honnête sans surveillance, comment pouvez-vous me faire confiance pour surveiller vos jeunes enfants ?

— C’est que c’est pas décent ! s’écria le shérif. N’sont pas.

— N’est pas. » Elle eut un sourire bienveillant pour Pauley Wiseman. « J’ai appris par expérience, monsieur Wiseman, que supposer chez autrui l’envie de commettre des actes indécents à la moindre occasion, c’est avouer ses propres conflits intérieurs. »

Pauley Wiseman ne comprit qu’elle venait de l’accuser que lorsque plusieurs des hommes de loi se mirent à rire derrière leurs mains.

« Telles que je vois les choses, messieurs les membres du conseil d’école, vous n’avez que deux solutions. La première, vous me payez mon retour en bateau jusqu’à Dekane puis par voie de terre jusqu’à Philadelphie, augmenté du salaire pour le mois que m’aura pris le voyage.

— Pas d’cours, pas d’salaire, lâcha le shérif.

— Vous parlez sans réfléchir, monsieur Wiseman, dit mademoiselle Lamer. Je crois que les avocats ici présents vous informeront que les lettres du conseil d’école valent contrat dont vous êtes en rupture et que je serais donc en droit de toucher, non pas le salaire d’un mois, mais de toute une année.

— Enfin, ce n’est pas certain, mademoiselle Lamer, commença l’un des hommes de loi.

— L’Hio fait maintenant partie des États-Unis, monsieur, répondit-elle, et les précédents ne manquent pas dans les tribunaux des autres États, précédents qui font jurisprudence tant que le gouvernement de l’Hio n’aura pas voté de loi à leur encontre.

— C’est une institutrice ou un avocat ? demanda un autre homme de loi, et tous éclatèrent de rire.

— Votre seconde solution consiste à me laisser examiner cette… cette resserre… pour décider moi-même si elle me convient et, si oui, à me permettre d’y loger. Si jamais vous me voyez adopter une conduite moralement répréhensible, vous pourrez selon les termes de notre contrat me congédier sans délai.

— On peut vous flanquer en prison, voilà ce qu’on peut faire, dit Wiseman.

— Dites, monsieur Wiseman, n’est-ce pas aller un peu vite que de parler de prison quand je n’ai pas encore choisi l’acte moralement odieux auquel je vais me livrer ?

— La ferme, Pauley, fit l’un des hommes de loi.

— Quelle solution préférez-vous, messieurs ? » demanda-t-elle.

Le docteur Physicker n’allait pas laisser Pauley Wiseman convaincre les membres les plus faibles du conseil. Il allait veiller à ce qu’il n’y ait pas d’autre discussion. « Nous n’avons pas besoin de nous retirer pour étudier la question, n’est-ce pas, messieurs ? Nous ne sommes pas des quakers, à Hatrack River, alors il ne nous vient pas à l’esprit que des femmes puissent vouloir vivre seules, entreprendre des affaires, prêcher et que sais-je encore ? Mais nous n’avons pas de parti pris et ne demandons qu’à apprendre les idées nouvelles. Nous tenons à vos services et respecterons le contrat. Tous pour ?

— Pour.

— Contre ?… Les pour l’emportent.

— Contre, dit Wiseman.

— Le vote est clos, Pauley.

— Vous l’avez fait sacrément trop vite !

— Votre vote négatif a été enregistré, Pauley. »

Mademoiselle Lamer sourit avec froideur. « Soyez certain que moi, je ne l’oublierai pas, shérif Wiseman. »

Le docteur Physicker donna un petit coup de son marteau sur la table. « La réunion est ajournée à mardi après-midi, trois heures. Et maintenant, mademoiselle Lamer, je serais ravi de vous accompagner jusqu’à la resserre des Guester, si l’heure vous convient. Comme ils ne savaient pas quand vous alliez arriver, ils m’ont donné les clés et demandé de vous ouvrir le cottage ; ils vous accueilleront plus tard. »

Mademoiselle Lamer était consciente, comme tout le monde, qu’il était pour le moins étrange pour un propriétaire de ne pas accueillir son locataire en personne.

« Voyez-vous, mademoiselle, rien ne certifiait que vous alliez accepter le cottage. Ils voulaient que vous preniez votre décision après avoir vu le logement… et hors de leur présence, au cas où vous auriez été gênée de refuser.

— Alors ils ont agi avec délicatesse, dit mademoiselle Lamer, et je les en remercierai lorsque je les verrai. »

* * *

C’était humiliant pour la Peg de devoir se rendre à la resserre toute seule pour intercéder auprès de cette vieille fille aux grands airs, cette mijaurée de Philadelphie. Horace aurait dû venir aussi. Pour lui parler d’homme à homme – c’est bien pour ça qu’elle se prenait, cette femme-là, pas pour une lady mais pour un lord. Elle aurait aussi bien pu arriver de Camelot, dame oui, elle se croyait une princesse qui donnait des ordres au bas peuple. Tiens, en France, il y avait remédié, le Napoléon, il l’avait joliment remis à sa place, le Louis XVII. Mais les pimbêches comme cette institutrice, mademoiselle Lamer, elles ne recevaient jamais ce qu’elles méritaient, elles continuaient toute leur vie de croire que les gens qui ne parlaient pas correctement ne valaient pas assez cher pour qu’on en fasse grand cas.

Alors, il était où, Horace, pour remettre cette institutrice à sa place ? Assis près du feu. À bouder. Comme un drôle de quatre ans. Même Arthur Stuart ne faisait jamais une mine aussi boudeuse.

« Elle me plaît pas, avait dit Horace.

— Eh ben, qu’elle te plaise ou non, si Arthur doit r’cevoir une éducation, c’est elle qui la lui donnera ou personne », avait répondu la Peg, pleine de bon sens comme d’accoutumé, mais est-ce qu’Horace écoutait ? Ça la faisait bien rire.

« Elle peut rester là-bas et apprendre à Arthur si ça lui dit, ou pas y apprendre si ça lui dit pas, mais elle me déplaît et j’crois pas que c’est sa place dans la r’serre.

— Pourquoi donc, c’est un lieu saint ? Y a une malédiction d’sus ? On aurait dû bâtir un palais pour Son Altesse Royale ? » Oh, quand Horace avait une idée dans la tête, ça ne servait à rien de discuter, alors pourquoi insister ?

« C’est rien de tout ça, Peg, avait-il dit.

— C’est quoi, alors ? À moins que t’aies plus b’soin d’avoir des raisons ? Tu décides et l’monde a plus qu’à faire à ton idée ?

— C’est la r’serre de ’tite Peggy, voilà, et j’aime pas ça, que c’te pimbêche reste dedans ! »

Voyez-vous ça ! C’était bien un coup d’Horace, de mettre sur le tapis leur fille qui s’était sauvée, qui ne leur avait même pas écrit depuis, qui avait privé Hatrack River de sa torche et Horace de l’amour de sa vie. Oui, madame, c’est ce que ’tite Peggy était pour lui, l’amour de sa vie. Si je m’ensauvais, Horace, ou – Dieu m’en garde – si je mourais, chérirais-tu ma mémoire et ne laisserais-tu aucune autre femme prendre ma place ? M’est avis que non. M’est avis que ma place dans le lit n’aurait pas eu le temps de refroidir qu’une autre femme l’occuperait déjà. Moi, tu me remplacerais dans la minute qui suit, mais dès qu’il s’agit de ’tite Peggy, faut vénérer la resserre comme un mausolée et que j’aille toute seule trouver cette vieille fille arrogante pour la supplier de donner des leçons à un petit bougre noir. Enfin, j’aurai de la chance si elle n’essaye pas de me l’acheter.

Mademoiselle Lamer prit son temps, en plus, pour venir à la porte, et lorsqu’elle l’ouvrit, elle porta un mouchoir à sa figure – probablement parfumé, pour lui épargner l’odeur des honnêtes gens de la campagne.

« Si ça vous ennuie pas, j’ai une ou deux choses dont j’aimerais causer avec vous », dit la Peg.

Le regard de mademoiselle Lamer se perdit par-dessus la tête de la Peg, comme s’il étudiait un oiseau dans un arbre au loin. « Si c’est au sujet de l’école, on m’a dit que j’aurais une semaine pour me préparer avant qu’on n’inscrive définitivement les élèves et que ne commence le trimestre d’automne. »

La Peg entendait les cling, cling, cling de l’un des forgerons qui travaillait à la forge plus bas. Contre son gré, elle ne put s’empêcher de songer à ’tite Peggy, qui détestait cordialement ce son-là. Peut-être qu’Horace avait raison dans sa folie. Peut-être que ’tite Peggy hantait cette resserre.

En tout cas, c’était mademoiselle Lamer qui se tenait pour l’instant dans l’encadrement de la porte et avec mademoiselle Lamer que la Peg avait à discuter. « Mademoiselle Lamer, j’suis Margaret Guester. C’te r’serre nous appartient, à mon mari et moi.

— Oh, je vous demande pardon. Vous êtes ma propriétaire et je manque à tous mes devoirs. Entrez, je vous prie. »

Voilà qui était un peu mieux. La Peg franchit la porte ouverte et s’arrêta un instant pour embrasser la pièce du regard. Hier encore, c’était un logement vide mais propre, plein de promesses. Aujourd’hui il était presque accueillant : un napperon et une dizaine de livres sur le buffet, un petit tapis tissé sur le plancher et deux robes suspendues à deux patères au mur. Malles et sacs occupaient un angle. La pièce avait un peu plus l’air d’être habitée. La Peg ne savait pas à quoi elle s’attendait. Évidemment, mademoiselle Lamer avait d’autres robes que sa tenue sombre de voyage. C’est seulement que la Peg la voyait mal faire quelque chose d’aussi ordinaire que de changer de linge. Bah, quand elle enlève une robe et avant qu’elle en passe une autre, elle se retrouve probablement en sous-vêtements comme tout le monde.

« Asseyez-vous, madame Guester.

— Par chez nous autres, on dit pas trop « monsieur » et « madame », sauf pour les hommes de loi, mademoiselle Lamer. Moi, j’suis l’plus souvent dame Guester, sauf quand on m’appelle la vieille Peg.

— La vieille Peg. C’est… c’est un nom intéressant. »

Elle envisagea d’expliquer pourquoi on l’appelait « la vieille » Peg, qu’elle avait une fille qui était partie et tout ça. Mais c’était déjà assez diffìcile de faire comprendre à cette institutrice comment ça se trouvait qu’elle avait un fils noir. Pourquoi donner une image de sa vie familiale encore plus bizarre ?

« Mademoiselle Lamer, j’tournerai pas autour du pot. Vous avez quèque chose qui m’intéresse.

— Oh ?

— Enfin, pas moi, à franchement parler, mais mon fils, Arthur Stuart. »

Si elle reconnut le nom du roi, elle ne le montra pas. « Et qu’est-ce qui l’intéresse chez moi, dame Guester ?

— L’instruction qu’y a dans les livres.

— C’est ce que je viens apporter à tous les enfants de Hatrack River, dame Guester.

— Pas à Arthur Stuart. Pas à lui si on laisse faire ces crétins d’froussards du conseil d’école.

— Pourquoi excluraient-ils votre fils ? Il est trop âgé, peut-être ?

— Il a l’bon âge, mademoiselle Lamer. Ce qu’il a pas, c’est la bonne couleur. »

Mademoiselle Lamer attendait, le visage dénué d’expression.

« Il est noir, mademoiselle Lamer.

— À demi noir, sûrement », suggéra l’institutrice.

Naturellement, la maîtresse d’école essayait de comprendre comment la femme de l’aubergiste avait fait pour avoir un bébé à moitié noir. La Peg éprouva un certain plaisir à regarder son maintien poli alors qu’elle devait sûrement frémir d’horreur dans son for intérieur. Mais lui laisser trop longtemps ce genre d’idée, ça n’était pas une chose à faire, pas vrai ? « Il est adopté, mademoiselle Lamer, dit la Peg. Disons qu’sa maman était bien embarrassée avec un bébé à moitié blanc.

— Et vous, n’écoutant que votre grand cœur…»

Y avait-il une pointe de méchanceté dans la voix de mademoiselle Lamer ? « J’voulais un enfant. Je m’occupe pas d’Arthur Stuart par pitié. C’est mon p’tit garçon, asteure.

— Je vois, dit mademoiselle Lamer. Et les braves gens de Hatrack River ont décrété que l’éducation de leurs enfants souffrirait si des oreilles à moitié noires entendaient mes paroles en même temps que des oreilles purement blanches. »

Il y avait à nouveau de la méchanceté dans le ton que prit la maîtresse d’école pour dire sa phrase, seulement cette fois la Peg se laissa intérieurement aller à la joie. « Vous y apprendrez, mademoiselle Lamer ?

— Je confesse, dame Guester, que j’ai trop longtemps séjourné dans la cité des Quakers. J’avais oublié qu’il existait en ce bas monde des villages où des gens étroits d’esprit n’éprouvaient aucune honte à punir un malheureux enfant du péché d’être né avec une peau d’une teinte tropicale. Soyez assurée que je refuserai catégoriquement d’ouvrir l’école si votre fils adoptif ne figure pas parmi mes élèves.

— Non ! s’écria la Peg. Non, mademoiselle Lamer, vous allez trop loin.

— Je suis une abolitionniste convaincue, dame Guester. Je ne participerai pas à une conspiration visant à priver les enfants noirs de leur héritage intellectuel. »

La Peg ignorait ce que pouvait bien être un héritage intellectuel, mais elle savait que l’institutrice prenait l’affaire trop à cœur. Qu’elle continue dans cette voie, et elle gâcherait tout. « Faut m’écouter, mademoiselle Lamer. Ils prendront une autre maîtresse, et ce sera encore pire pour moi et pour Arthur Stuart. Non, j’vous demande seulement d’y donner une heure le soir, quèques jours par semaine. Je l’ferai un peu étudier dans la journée, apprendre correctement c’que vous lui aurez montré à la galope. Il a des facilités, vous verrez. Il connaît déjà ses lettres, il les récite de A à Z mieux qu’mon Horace. C’est mon mari, Horace Guester. Alors j’demande pas plus de quèques heures par semaine, si vous trouvez l’temps. C’est pour ça qu’on a arrangé c’te r’serre, vous pourrez donner les leçons et personne y verra rien. »

Mademoiselle Lamer se leva du bord du lit où elle s’était assise et s’approcha de la fenêtre. « Ce n’est pas ce que j’avais imaginé… enseigner en cachette, comme si je commettais un crime.

— Pour certains, mademoiselle Lamer…

— Oh, je n’ai aucun doute là-dessus.

— Vous autres, les quakers, vous tenez des réunions silencieuses, non ? Tout c’que j’demande, c’est une sorte de chose comme ça, discrète, vous connaissez…

— Je ne suis pas quaker, dame Guester. Je ne suis qu’un être humain qui refuse de nier l’humanité à ses semblables, à moins que leurs actes ne les révèlent indignes de cette noble parenté.

— Alors, vous y apprendrez ?

— Après mes heures de classe, oui. Ici, chez moi, dans la maison que votre mari et vous avez si obligeamment mise à ma disposition, oui. Mais en cachette ? Jamais ! Je proclamerai dans tout le village que je donne des cours à Arthur Stuart, et pas seulement quelques soirées par semaine mais tous les jours. Je suis libre d’enseigner autant qu’il me plaît à de tels élèves, mon contrat est tout à fait clair sur ce point, et tant que ce contrat, je ne le viole pas, on devra me supporter pendant au moins une année. Cela vous va ? »

La Peg regarda la femme, les yeux pleins d’admiration. « J’en r’viens pas, dit-elle, vous êtes aussi sale bête qu’un chat qu’aurait une bogue dans l’derrière.

— Je regrette de n’avoir jamais vu de chat dans une situation aussi fâcheuse, dame Guester, ce qui me prive d’apprécier la pertinence de votre métaphore. »

La Peg ne comprit rien à la phrase de mademoiselle Lamer, mais elle surprit comme un pétillement dans l’œil de la lady, donc tout allait bien.

« Quand faut-y que j’vous envoie Arthur ? demanda-t-elle.

— Comme je vous l’ai dit quand je vous ai ouvert, j’ai besoin d’une semaine pour me préparer. Lorsque l’école commencera pour les élèves blancs, elle commencera aussi pour Arthur Stuart. Il ne reste plus que la question du paiement. »

La Peg fut un instant prise de court. Elle était venue dans l’idée d’offrir de l’argent, mais suite à ce qu’avait dit mademoiselle Lamer, elle avait cru qu’en définitive ça ne lui coûterait rien. Après tout, mademoiselle Lamer vivait de l’enseignement, alors c’était normal qu’elle se fasse payer. « On avait pensé vous proposer une piasse par mois, c’est ça qui nous arrange le mieux, mais si vous voulez plusse…

— Oh, pas d’argent, dame Guester. Je songeais simplement à vous demander si vous accepteriez que je donne une lecture hebdomadaire de poésie dans votre auberge le dimanche soir ; j’inviterais tous les gens de Hatrack River qui aspirent à parfaire leur connaissance dans ce que la littérature de langue anglaise compte de plus beau.

— J’connais pas si y a tant qu’ça d’monde qu’a envie d’poésie, mademoiselle Lamer, mais vous pouvez tenter l’affaire, moi j’veux bien.

— Je pense que vous serez agréablement surprise du nombre de gens qui souhaitent passer pour instruits, dame Guester. Nous aurons du mal à trouver des sièges pour toutes les femmes de Hatrack River qui forceront leurs maris à les emmener écouter les vers immortels de Pope et Dryden, Donne et Milton, Shakespeare, Gray et – oh, je me risquerai aussi à les lire – Wordsworth et Coleridge, peut-être même un poète américain, un raconteur errant d’histoires étranges, du nom de Blake.

— Vous voulez pas dire l’vieux Mot-pour-mot, des fois ?

— Je crois que c’est là son sobriquet le plus courant.

— Vous avez d’ses poèmes écrits quèque part ?

— Écrits ? Je n’en vois guère l’utilité, c’est un ami très cher. J’ai appris beaucoup de ses vers par cœur.

— Ben dites donc, il fait son chemin, l’vieux Mot-pour-mot. Philadelphie ! Mazette !

— Il a égayé plus d’un salon de cette ville, dame Guester. Pouvons-nous former notre cénacle dimanche prochain ?

— C’est quoi, une « senne âcre » ?

— Un cénacle. Une réunion de gens ; peut-être qu’avec du punch au gingembre…

— Oh, pas la peine de m’dire comment recevoir le monde, mademoiselle Lamer. Et si c’est l’prix que va m’coûter l’instruction d’Arthur Stuart, mademoiselle Lamer, j’ai grand-peur d’vous gruger, par rapport qu’y m’semble que des deux côtés c’est à nous autres que vous rendez service.

— Vous êtes trop aimable, dame Guester. Mais je dois vous poser une question.

— Posez-la donc. J’garantis pas d’connaître répondre comme il faut.

— Dame Guester, dit mademoiselle Lamer, êtes-vous au fait du Traité des Esclaves en fuite ? »

La peur et la colère frappèrent la Peg en plein cœur au seul énoncé de ce nom. « Une œuvre diabolique !

— L’esclavage est effectivement diabolique, mais le traité a été signé pour faire entrer l’Appalachie dans le Contrat Américain et éviter à notre fragile nation la guerre avec les Colonies de la Couronne. On ne peut guère qualifier la paix de diabolique.

— C’est quand y a la paix qu’ils envoient leurs maudits pisteux dans les États libres pour ramener les prisonniers noirs en esclavage !

— Vous avez peut-être raison, dame Guester. En fait, on pourrait dire que le Traité des Esclaves en fuite n’est pas plus un traité de paix qu’une clause de reddition. Néanmoins, c’est la loi du pays. »

Ce n’est qu’à ce moment que la Peg comprit ce que venait de faire l’institutrice. À quoi est-ce que ça rimait, d’amener dans la conversation le Traité des Esclaves en fuite, sinon de s’assurer que l’aubergiste savait qu’Arthur Stuart n’était pas en sécurité ici, que les pisteurs pouvaient toujours monter des Colonies de la Couronne et le réclamer comme propriété d’une quelconque famille de Blancs soi-disant chrétiens ? Et ça voulait aussi dire que mademoiselle Lamer ne croyait pas un mot de son histoire sur l’origine d’Arthur Stuart. Et si elle éventait si facilement son mensonge, pourquoi la Peg était-elle assez bête pour croire que tous les autres le gobaient ? Eh bien, pour ce qu’elle en savait, tout le village de Hatrack River avait depuis longtemps deviné en Arthur Stuart un petit esclave qui s’était débrouillé pour s’échapper et se trouver une maman blanche.

Et si tout le monde le savait, qu’est-ce qui empêchait le premier venu de dénoncer Arthur Stuart, d’envoyer un mot aux Colonies de la Couronne au sujet d’un petit marronneur qui vivait dans certaine auberge près de la rivière Hatrack ? Le Traité des Esclaves en fuite rendait son adoption d’Arthur Stuart parfaitement illégale. On pouvait lui arracher le gamin des bras et elle n’aurait plus le droit de le revoir. À dire vrai, si jamais elle se rendait dans le Sud, on pouvait l’arrêter et la pendre conformément aux lois du roi Arthur sur le braconnage d’esclaves. Et de penser à ce roi monstrueux dans sa tanière de Camelot, une idée affreuse lui vint : si on emmenait Arthur Stuart dans le Sud, on lui changerait son nom. Eh oui, ça passerait pour de la haute trahison dans les Colonies de la Couronne qu’un petit esclave porte le même que le roi. D’un seul coup, le pauvre Arthur s’en retrouverait donc affublé d’un nouveau nom qu’il n’aurait encore jamais entendu. Elle ne pouvait s’empêcher d’imaginer le gamin tout désorienté, qu’on appellerait, qu’on appellerait et qu’on fouetterait parce qu’il ne viendrait pas ; mais comment saurait-il qu’il faut venir, puisque personne ne l’appellerait par son vrai nom ?

Le visage de la Peg avait dû refléter fidèlement toutes les pensées qui lui tournaient dans la tête, parce que mademoiselle Lamer passa derrière elle pour lui mettre les mains sur les épaules.

« Vous n’avez rien à craindre de moi, dame Guester. Je viens de Philadelphie, où les gens parlent ouvertement de s’opposer à ce traité. Un jeune homme de Nouvelle-Angleterre, du nom de Thoreau, commence à se faire remarquer, il prêche que les mauvaises lois doivent être combattues, que les bons citoyens doivent être prêts à aller en prison plutôt que de les respecter. Vous en auriez chaud au cœur si vous l’entendiez. »

La Peg en doutait. Ça lui glaçait le cœur, oui, de seulement penser à ce traité. Aller en prison ? À quoi ça avancerait, si Arthur se retrouvait dans le Sud, enchaîné et fouetté ? N’importe comment, ça n’était pas l’affaire de mademoiselle Lamer. « J’connais pas pourquoi vous racontez tout ça, mademoiselle Lamer, Arthur Stuart est le fils né libre d’une femme noire libre, même si elle l’a eu du mauvais bord des draps. Le Traité des Esclaves en fuite, pour moi ça veut rien dire.

— Alors n’y pensons plus, dame Guester. Et maintenant, si vous voulez bien m’excuser, je me sens un peu fatiguée du voyage et j’espérais me coucher tôt, même s’il fait encore jour dehors. »

La Peg bondit sur ses pieds, drôlement soulagée de ne plus parler d’Arthur et du traité. « Ah oui, ’videmment. Mais vous allez pas sauter dans vot’ lit sans prendre un bain, tout d’même ? Rien de tel qu’un bain quand on a voyagé.

— Je suis bien d’accord, dame Guester. Mais je crains d’avoir manqué de place dans mes bagages pour apporter ma baignoire.

— J’vais vous envoyer l’Horace avec une baignoire que j’ai en trop dès que j’serai rentrée, et si vous voulez bien allumer vot’ fourneau, on peut aller tirer de l’eau au puits d’Gertie là-bas et la mettre à chauffer en un rien de temps.

— Oh, dame Guester, vous allez me convaincre avant la fin de la soirée que je suis à Philadelphie après tout, j’en ai l’impression. Je suis presque déçue, car je m’étais armée de courage pour endurer les rigueurs de la vie primitive en terre sauvage, et voici que je vous trouve prête à m’offrir tous les bienfaits ménagers de la civilisation.

— J’suppose que tout ça revient à m’dire merci, alors moi, j’vous réponds que c’est d’bon cœur et j’vais vite revenir avec l’Horace et la baignoire. Et vous avisez pas d’aller tirer vous-même votre eau, pas aujourd’hui toujours bien. Restez donc assise à lire, philosopher ou tout c’que fait une personne éduquée au lieu de s’assoupir. »

Là-dessus, la Peg sortit de la resserre. Elle ne marcha pas, elle vola sur le chemin de l’auberge. Ma foi, cette maîtresse d’école n’était pas aussi mal qu’elle avait semblé au début. Sans doute parlait-elle un langage qu’on avait peine à comprendre la moitié du temps, mais au moins elle avait envie de parler aux gens ; elle allait donner des leçons gratuites à Arthur et ferait des lectures de poésie à l’auberge par-dessus le marché. Mais surtout, oui, surtout, peut-être bien qu’elle voudrait discuter de temps en temps avec la Peg et qu’un peu de son élégance déteindrait sur elle. Non pas que l’élégance serve beaucoup à une femme comme la Peg, mais dans ces conditions, en quoi ça servait davantage à une riche lady de porter des bijoux aux doigts ? Et si de côtoyer cette vieille fille instruite de l’Est lui permettait de comprendre ne serait-ce qu’un petit peu mieux le vaste monde qui entourait Hatrack River, c’était déjà plus que tout ce qu’elle avait espéré de sa vie. Comme si on barbouillait une tache de couleur sur l’aile d’un papillon de nuit brun. Ça n’en fait pas un papillon de jour, mais peut-être qu’il se sent moins désespéré et ne se précipite pas dans le feu.

* * *

Mademoiselle Lamer regarda s’éloigner la Peg. « Mère », murmura-t-elle. Non, elle ne le murmura pas. Elle n’ouvrit même pas les lèvres. Mais celles-ci se serrèrent un peu plus au moment de prononcer le M et sa langue forma le reste du mot à l’intérieur de la bouche.

Elle souffrait de la tromper. Elle avait promis de ne jamais mentir et en un sens, même en ce moment, elle ne mentait pas. Le nom qu’elle avait choisi, Lamer, ne signifiait rien de plus qu’institutrice et, puisqu’elle était effectivement une institutrice, c’était réellement le sien, tout comme Guester celui de son père hôtelier et Smith celui de Conciliant, le forgeron. Et quand les gens lui posaient des questions, elle ne leur mentait jamais, même si elle refusait de répondre à celles qui leur en apprendraient plus qu’ils ne devaient savoir, qui risqueraient de les amener à s’interroger.

Cependant, malgré le soin minutieux qu’elle mettait à éviter de mentir ouvertement, elle craignait de tout bonnement s’abuser elle-même. Comment se dire que sa présence ici, sous ce déguisement, était autre chose qu’un mensonge ?

Et malgré tout, cette supercherie, au fond, c’était la vérité. Elle était une personne différente de l’ancienne torche de Hatrack River. Plus aucun des liens d’autrefois ne la rattachait à ces gens-là. Si elle se prétendait la petite Peggy, ce serait un plus grand mensonge que son déguisement car on la prendrait pour la fillette qu’on avait connue et on la traiterait en conséquence. Vu sous cet angle, son déguisement reflétait ce qu’elle était véritablement, du moins présentement : éduquée, distante, une vieille fille réfléchie et sexuellement indisponible aux hommes.

Son déguisement n’avait donc rien à voir avec un mensonge, aucun doute ; il ne s’agissait que d’un moyen de garder un secret, le secret de ce qu’elle était auparavant mais qu’elle n’était plus. Sa promesse restait tenue.

Sa mère avait depuis longtemps disparu dans les bois entre la resserre et l’auberge que Peggy regardait toujours dans sa direction. Si elle avait voulu, elle aurait encore pu la voir, non pas avec les yeux mais par sa vision de torche qui aurait trouvé la flamme de vie de l’aubergiste, s’en serait approchée et l’aurait examinée. Mère, ignores-tu que tu n’as pas de secrets pour ta fille Peggy ?

Mais le fait était que Mère pouvait garder tous les secrets qu’elle voulait. Peggy ne regarderait pas dans son cœur. Elle n’était pas rentrée au pays pour redevenir la torche de Hatrack River. Après toutes ces années d’études, durant lesquelles elle avait lu tant de livres si vite qu’elle avait un jour craint d’en manquer, de ne plus en trouver assez en Amérique pour la satisfaire, après toutes ces années donc, il n’y avait qu’une chose dont elle se savait capable avec certitude. Elle avait fini par maîtriser la faculté de ne pas voir dans le cœur d’autrui, à moins de le vouloir. Elle avait fini par mater sa vision de torche.

Oh, elle continuait de regarder à l’intérieur des gens quand elle en avait besoin, mais rarement. Même lorsqu’il lui avait fallu venir à bout des membres du conseil d’école, elle n’avait recouru qu’à sa connaissance de la nature humaine pour deviner leurs pensées du moment et agir en conséquence. Quant aux avenirs que révélaient leurs flammes de vie, elle ne les remarquait plus.

Je ne suis pas responsable de vos avenirs, des avenirs de personne. Surtout pas du tien, Mère. Je me suis assez immiscée dans ta vie, dans les vies de tout le monde. Si je connaissais tous vos avenirs, à vous, gens de Hatrack River, j’aurais alors l’obligation morale de régler mes actes pour vous permettre de vivre des lendemains aussi heureux que possible. Mais ce faisant, je cesserais d’exister moi-même. Mon avenir serait le seul sans espoir, et de quel droit ? En fermant les yeux sur le futur, je deviens comme vous, je peux vivre ma vie d’après ce que je pressens. N’importe comment, je serais incapable de vous garantir le bonheur ; et de cette façon j’ai au moins une chance de le connaître, moi aussi.

Tandis qu’elle se trouvait des justifications, elle sentit grandir en elle un sentiment amer de culpabilité, toujours le même. En rejetant son talent, elle péchait contre le Dieu qui le lui avait donné. C’était ce que le grand maître Érasme avait enseigné : ton talent, c’est ta destinée. On ne connaît jamais la joie hors du chemin tracé par ce qu’on a en soi. Mais Peggy refusait de se soumettre à cette cruelle discipline. On lui avait déjà volé son enfance, et pour aboutir à quoi ? Sa mère ne l’avait pas aimée, les habitants de Hatrack River l’avaient crainte, souvent détestée ; ils étaient pourtant venus et revenus sans cesse la voir pour obtenir les réponses à leurs questions égoïstes, insignifiantes, ils l’avaient rendue fautive des prétendus maux qui les frappaient mais jamais remerciée de les avoir sauvés de désastres car, ces désastres n’étant jamais arrivés, ils n’avaient jamais su ce qu’ils lui devaient.

Ce qu’elle voulait, ce n’était pas de la gratitude. C’était un peu de liberté. Un allégement de son fardeau. Elle avait commencé à le porter trop jeune, et les gens avaient exploité son talent sans pitié. Leurs peurs avaient toujours prévalu sur son besoin à elle d’une enfance insouciante. Y en avait-il qui comprenaient cela ? Qui savaient avec quel plaisir elle les avait quittés ?

Peggy la torche était de retour, mais ils ne l’apprendraient jamais. Je ne suis pas revenue pour vous, gens de Hatrack River, ni pour rendre service à vos enfants. Je suis revenue pour un seul et unique élève, l’homme qui travaille en ce moment à la forge, dont la flamme de vie brille avec tant d’éclat que je la vois même dans mon sommeil, même dans mes rêves. Je suis revenue après avoir appris tout ce que le monde pouvait m’enseigner et je vais à mon tour aider ce jeune homme à accomplir une tâche plus importante qu’aucun d’entre nous. La voilà, ma destinée, si j’en ai une.

Ce qui ne m’empêchera pas de faire autant de bien que je pourrai ; je donnerai des cours à Arthur Stuart, j’essayerai de réaliser les rêves pour lesquels est morte sa jeune et courageuse mère ; j’enseignerai aux autres enfants autant qu’ils voudront apprendre, pendant les heures de la journée que je leur dois par contrat ; j’apporterai dans le village de Hatrack River toute la poésie et le savoir que vous voudrez bien recevoir.

Peut-être avez-vous moins envie de ma poésie que de mes connaissances de torche sur vos avenirs possibles, mais j’ose affirmer qu’elle vous fera beaucoup plus de bien. Car connaître votre avenir n’aurait d’autre effet que de vous rendre tantôt timorés, tantôt suffisants, alors que la poésie vous forgera une âme capable d’affronter n’importe quels lendemains avec hardiesse, sagesse et noblesse, si bien que vous n’aurez plus besoin de savoir ce qui va vous arriver, le futur vous fournira l’occasion de montrer votre grandeur si vous avez de la grandeur en vous. Vous apprendrai-je à voir en vous ce qu’a vu Gray ?

Un cœur autrefois riche du feu céleste,
Des mains qui auraient pu brandir le bâton d’empire,
Ou révéler l’extase à la vivante lyre.

Mais elle doutait que ces âmes ordinaires de Hatrack River recèlent des Milton muets, inconnus. Pauley Wiseman n’était pas un César ignoré. Il aurait peut-être aimé que ce fût le cas, mais il lui manquait l’intelligence et le sang-froid. Whitley Physicker n’était pas Hippocrate, malgré tous ses efforts pour guérir et jouer les conciliateurs ; son amour du luxe l’avait égaré et, comme nombre d’autres médecins bien intentionnés, il avait fini par travailler pour ce que les honoraires lui permettaient d’acheter, non pour la joie du métier.

Elle prit le seau posé près de la porte. Toute fatiguée qu’elle était, elle ne s’autoriserait pas à paraître impotente, ne serait-ce qu’une fois. Lorsqu’ils entreraient, Père et Mère verraient que mademoiselle Lamer avait déjà fait tout ce dont elle était capable avant l’arrivée de la baignoire.

Cling, cling, cling. Alvin ne se reposait donc pas ? Ignorait-il que le soleil embrasait le ciel à l’ouest, qu’il le portait au rouge avant de sombrer derrière les arbres ? Tandis qu’elle descendait la colline vers la forge, elle eut l’impression qu’elle allait soudain se mettre à courir, à dévaler la pente comme le jour où Alvin était né. Il pleuvait ce jour-là, et la mère d’Alvin était coincée dans un chariot au milieu de la rivière. C’est Peggy qui les avait tous aperçus, qui avait distingué leurs flammes de vie là-bas dans les ténèbres de la pluie et de la rivière en crue. C’est Peggy qui avait donné l’alarme, Peggy qui avait surveillé la naissance, qui avait découvert tous les avenirs d’Alvin dans sa flamme, la plus brillante qu’elle avait jamais vue et verrait jamais de toute son existence. C’est Peggy qui lui avait ensuite sauvé la vie en lui décollant la coiffe de la figure ; et qui la lui avait encore tant de fois sauvée au cours des ans en se servant de petits bouts de cette coiffe. Elle pouvait tourner le dos à la torche de Hatrack River qu’elle avait été ; elle ne lui tournerait jamais le dos, à lui.

Mais elle s’arrêta à mi-pente. Où avait-elle la tête ? Elle ne pouvait pas aller le trouver, pas maintenant, pas déjà. C’était à lui de s’adresser à elle. De cette façon seulement, elle deviendrait son institutrice ; de cette façon seulement, elle aurait une chance de devenir davantage encore.

Elle effectua un quart de tour et se déplaça en travers de la pente, descendant en biais, vers l’est, en direction du puits. Elle avait vu Alvin le creuser – ou plutôt les creuser, les deux – et, pour une fois, elle avait été impuissante à l’aider lorsqu’était survenu le Défaiseur. La colère et le désir de détruire avaient attiré son ennemi, et ce jour-là Peggy n’avait rien pu tenter avec la coiffe pour le sauver. Elle n’avait pu que le regarder tandis qu’il se libérait de l’envie de défaire qui était en lui et contrariait ainsi, pour un temps, le Défaiseur à l’affût tout près. Le puits s’élevait aujourd’hui tel un monument dédié à la puissance comme à la fragilité d’Alvin.

Elle lâcha le seau de cuivre et la corde se déroula dans le cliquetis du treuil. Un plouf assourdi. Elle attendit un moment que le seau se remplisse, puis elle le remonta à la manivelle. Il arriva, plein à ras bord. Elle voulait le déverser dans le seau de bois qu’elle avait amené, mais elle approcha soudain le lourd récipient de ses lèvres et but un peu de l’eau froide qu’il contenait. Elle attendait depuis tant d’années de goûter à cette eau, celle qu’Alvin avait maîtrisée la nuit où il s’était maîtrisé lui-même. Elle avait eu si peur durant cette nuit passée à l’observer ; et lorsqu’au matin il avait enfin rebouché le premier trou creusé par esprit de vengeance, elle avait pleuré de soulagement. Cette eau n’était pas salée, mais Peggy croyait y reconnaître le goût de ses propres larmes.

Le marteau s’était tu. Comme d’habitude, elle trouva tout de suite la flamme de vie d’Alvin. Il quittait la forge, il sortait. Savait-il qu’elle était là ? Non. Il venait toujours chercher de l’eau quand il avait terminé sa journée de travail. Évidemment, elle ne pouvait pas se retourner vers lui, pas encore, pas avant de l’entendre réellement marcher. Pourtant, elle avait beau savoir qu’il arrivait et tendre l’oreille, elle ne l’entendait pas ; il se déplaçait aussi silencieusement qu’un écureuil sur une branche. Le premier son qu’il produisit, ce fut celui de sa voix.

« D’la bonne eau, hein ? »

Elle se retourna pour lui faire face. Trop vite, avec trop d’empressement ; la corde tenait toujours le seau qui lui échappa des mains pour l’éclabousser d’eau avant de retomber bruyamment dans le puits.

« J’suis Alvin, vous vous rappelez ? J’voulais pas vous faire peur, m’dame. M’zelle Lamer.

— J’ai bêtement oublié que le seau était attaché, dit-elle. Je suis habituée aux pompes et aux robinets, je le crains. Les puits à ciel ouvert ne sont pas courants à Philadelphie. »

Elle se retourna vers le puits pour remonter à nouveau le seau.

« Attendez, laissez ça, dit-il.

— Ce n’est pas la peine. Je peux y arriver toute seule.

— Mais pourquoi donc, m’zelle Lamer, puisque ça m’fait plaisir d’vous aider ? »

Elle s’écarta et le regarda actionner la manivelle du treuil d’une seule main, aussi facilement qu’un enfant ferait tournoyer une corde. Le seau s’envola littéralement jusqu’à la margelle du puits. Peggy jeta un coup d’œil dans sa flamme de vie, un rapide sondage, pour voir s’il paradait à son intention. Il ne paradait pas. Il n’avait pas conscience de ses épaules massives, des muscles qui lui dansaient sous la peau au rythme des mouvements du bras. Il n’avait pas conscience non plus de la sérénité de son visage, de ce même calme qu’on voit chez le cerf qui ne ressent pas la peur. Il n’y avait aucune vigilance en lui. Certaines personnes avaient des yeux inquisiteurs, comme sur le qui-vive, à l’affût d’un danger ou peut-être d’une proie. D’autres portaient toute leur attention à la tâche en cours, se concentraient sur ce qu’elles accomplissaient. Alvin, lui, gardait discrètement ses distances, il avait l’air de se soucier comme d’une guigne de ce que les autres, voire lui-même, pouvaient faire ; il s’attachait à ses pensées intérieures que nul autre n’entendait. Une fois encore les vers de l’Élégie de Gray lui vinrent à l’esprit :

Loin des luttes viles de la foule en folie,
Leurs désirs simples jamais ne s’égaraient ;
Dans le frais vallon isolé de la vie
Leur chemin paisible ils poursuivaient.

Pauvre Alvin. Lorsque j’en aurai fini avec toi, il n’y aura pas de frais vallon isolé. Tu te rappelleras ton apprentissage comme les derniers jours tranquilles de ton existence.

Il empoigna d’une main le seau lourdement rempli par le bord et l’inclina sans peine pour le transvaser dans celui de Peggy qu’il tenait de l’autre ; il accomplit ce geste avec l’aisance et la légèreté d’une maîtresse de maison qui verse de la crème d’un gobelet dans un deuxième. Et si ces mains me tenaient les bras avec autant d’aisance et de légèreté ? Me briserait-il les os sans le vouloir, du fait de sa grande force ? Me sentirais-je emprisonnée dans son étreinte irrésistible ? Ou me consumerait-il dans la chaleur incandescente de sa flamme de vie ?

Elle tendit la main vers le seau.

« J’vous en prie, laissez-moi l’porter, m’dame. M’zelle Lamer.

— Ce n’est pas la peine.

— J’connais que j’suis tout sale, m’zelle Lamer, mais j’peux l’porter jusqu’à chez vous et l’poser à l’intérieur sans rien déranger. »

Mon déguisement est-il si rébarbatif que tu me croies capable de refuser ton aide par goût excessif de la propreté ? « Je voulais seulement dire que je ne tenais pas à vous donner un surcroît de travail aujourd’hui. Vous m’avez déjà suffisamment aidée pour la journée. »

Il la regarda droit dans les yeux ; il n’avait plus son air tranquille maintenant. On lisait même un soupçon de colère dans son regard. « Si vous avez peur que j’vous demande de m’payer, faut pas ; y a rien à craindre d’ce côté-là. Si ça, c’est vot’ piasse, vous pouvez la r’prendre. J’en ai jamais voulu. » Il tendit la pièce que Whitley Physicker lui avait lancée de la voiture.

« J’ai réprouvé son geste sur le moment. J’estimais insultant qu’il se permette de vous payer pour le service que vous m’avez rendu par pure galanterie. J’ai pensé qu’il nous dépréciait l’un et l’autre en agissant comme si les événements de ce matin ne valaient pas plus d’une piastre. »

Ses yeux s’étaient à présent adoucis.

Peggy poursuivit de sa voix de demoiselle Lamer : « Mais vous devez pardonner au docteur Physicker. Il ne se sent pas à l’aise de vivre dans la richesse et il cherche des occasions de la partager avec d’autres. Il n’a pas encore appris à s’y prendre avec tout le tact nécessaire.

— Oh, y a pas d’tracas à s’faire, m’zelle Lamer, vu qu’ça vient pas d’vous. » Il remit la pièce dans sa poche et entreprit de remonter la colline pour porter le seau jusqu’à la maisonnette.

Il était clair qu’il n’avait pas l’habitude de marcher aux côtés d’une dame. Ses enjambées étaient beaucoup trop longues, sa cadence trop rapide pour que Peggy se maintienne à sa hauteur. Elle ne pouvait pas suivre non plus le même chemin que lui, il ne tenait pas compte du degré de la pente. Il était comme un enfant plutôt qu’un adulte, il prenait le chemin le plus direct, quitte à escalader inutilement des obstacles.

Je n’ai pourtant que cinq ans de plus que lui. En suis-je arrivée à croire à mon propre déguisement ? À vingt-trois ans, est-ce que je pense, agis et vis déjà comme une femme deux fois plus âgée ? Est-ce que je n’aimais pas autrefois marcher comme lui, prendre les parcours les plus difficiles pour le seul plaisir de l’effort et de l’exploit ?

Elle opta néanmoins pour le chemin le plus facile ; elle longea la colline, puis la remonta là où la pente était longue et peu accusée. Alvin était déjà arrivé, il attendait à la porte.

« Pourquoi n’avez-vous pas ouvert et posé le seau à l’intérieur ? La porte n’est pas verrouillée, dit-elle.

— ’mande pardon, m’zelle Lamer, mais c’est une porte qui d’mande à pas être ouverte, verrouillée ou non. »

Ainsi, se dit-elle, il veut s’assurer que je suis au courant des charmes qu’il a dissimulés dans la serrure. Peu de gens étaient aptes à remarquer des charmes cachés, elle pas plus qu’un autre en l’occurrence. Elle n’en aurait rien su si elle ne l’avait pas vu opérer. Mais évidemment, elle ne pouvait pas le lui dire. Aussi demanda-t-elle : « Oh, aurait-elle une protection que je ne vois pas ?

— J’ai seulement mis une couple de charmes dans la serrure. Pas grand-chose, mais ça devrait garantir vot’ sécurité. Et y en a une autre dans le haut du fourneau, alors j’crois pas qu’il faut vous inquiéter des étincelles qui pourraient s’échapper.

— Vous avez grande confiance dans vos charmes, Alvin.

— J’les réussis assez bien. Y a beaucoup d’monde qui connaît des charmes, de toutes façons, m’zelle Lamer. Mais y a pas beaucoup d’forgerons capables d’en mettre dans l’fer. C’est c’que j’voulais vous dire. »

Il voulait lui en dire plus, bien sûr. Elle lui donna donc la réponse qu’il espérait. « J’en déduis que vous avez effectué une partie du travail dans cette resserre.

— J’ai fait les fenêtres, m’zelle Lamer. Elles montent et descendent facile comme tout, et y a des chevilles pour les tenir en place. Et c’est moi aussi qu’a installé l’fourneau, les serrures et toutes les ferrures de porte. Et mon aide, Arthur Stuart, il a gratté les murs. »

Pour un jeune homme apparemment naïf, il menait la conversation plutôt adroitement. Elle pensa un instant jouer avec lui, feindre d’ignorer les associations d’idées qu’il escomptait, juste pour voir comment il s’en tirerait. Mais non, il ne songeait qu’à lui demander d’accomplir ce pour quoi elle était venue. Il n’y avait pas de raison qu’elle lui rende les choses difficiles. Il lui serait déjà suffisamment difficile d’apprendre. « Arthur Stuart, dit-elle. Il doit s’agir de ce petit garçon auquel dame Guester m’a demandé de donner des leçons particulières.

— Oh, elle vous en a déjà causé ? Mais j’devrais p’t-être pas me mêler d’ça ?

— Je n’ai pas l’intention d’en faire un secret, Alvin. Oui, je vais donner des leçons à Arthur Stuart.

— J’en suis bien content, m’zelle Lamer. Vous trouverez pas de drôle plus futé qu’lui. Et quel imitateur ! Vous connaissez, il lui suffit d’entendre quèque chose une fois pour vous l’répéter avec vot’ voix. Vous aurez du mal à l’croire quand il vous fera ça.

— J’espère seulement qu’il ne s’avisera pas de jouer à ce petit jeu pendant les leçons. »

Alvin plissa le front. « Eh ben, c’est pas réellement un jeu, m’zelle Lamer. Il fait ça sans vraiment l’vouloir. J’veux dire, s’y s’met à vous répondre avec vot’ voix, c’est pas pour bêtiser ni rien. C’est seulement qu’à chaque fois qu’il entend quèque chose, il s’en rappelle avec la voix et tout, si vous m’suivez. Il peut pas les séparer et s’rappeler les mots sans la voix qui les a dits.

— Je m’en souviendrai. »

Au loin, Peggy entendit une porte qu’on claquait. Elle se projeta dans la direction du bruit et découvrit les flammes de vie de Père et de Mère qui venaient vers elle. Ils se disputaient, évidemment. Si Alvin voulait faire sa demande, il fallait qu’il se décide.

« Y a-t-il autre chose que vous vouliez me dire, Alvin ? »

C’était l’instant qu’il avait attendu, mais maintenant il devenait tout timide devant elle. « Eh ben, j’avais dans l’idée d’vous demander… mais vous devez comprendre, j’vous ai pas porté votre eau pour vous forcer à accepter ni rien. Je l’aurais quand même fait, pour n’importe qui, et pour c’qui s’est passé aujourd’hui, j’connaissais pas que c’était vous la nouvelle institutrice. Enfin, p’t-être que j’aurais pu deviner, mais j’y ai pas pensé, voilà. J’ai fait ça comme ça, et vous m’devez rien.

— Je pense que c’est à moi de décider de la gratitude que je dois vous manifester, Alvin. Que vouliez-vous me demander ?

— Pour sûr, vous serez occupée avec Arthur Stuart, alors j’peux pas compter qu’vous aurez beaucoup de moments d’libres, p’t-être qu’un seul jour par semaine, p’t-être même qu’une heure. Ça pourrait s’faire le samedi, et vous pourriez prendre le prix qu’vous voulez ; mon patron m’donne du temps pour moi, j’ai mis d’côté un peu d’argent que j’ai gagné tout seul, et…

— Me demandez-vous d’être votre préceptrice, Alvin ? »

Alvin ignorait le sens de ce mot.

« Préceptrice. Institutrice particulière.

— Oui, m’zelle Lamer.

— Cela vous coûtera cinquante sous par semaine, Alvin. Et j’aimerais que vous veniez à la même heure qu’Arthur Stuart. Que vous arriviez et repartiez ensemble.

— Mais comment vous nous apprendrez à tous les deux en même temps ?

— Il est probable que certaines des leçons que je donnerai à Arthur vous seront bénéfiques, Alvin. Et quand il fera ses exercices d’écriture ou de calcul, je pourrai m’entretenir avec vous.

— J’voudrais pas l’voler sus son heure de leçon.

— Réfléchissez donc, Alvin. Il ne serait pas correct que vous preniez des leçons seul avec moi. J’ai beau être plus âgée que vous, il y a des gens qui chercheront à me prendre en faute, et le fait de donner des leçons particulières à un jeune célibataire fournirait sûrement l’occasion aux mauvaises langues d’aller bon train. Arthur Stuart sera présent à tous vos cours, et la porte de la resserre restera ouverte.

— Vous pourriez monter à l’auberge et m’apprendre là-bas.

— Alvin. Vous connaissez mes conditions. Souhaitez-vous m’engager comme préceptrice ?

— Oui, m’zelle Lamer. » Il fouilla dans sa poche et sortit une pièce. « V’là une piasse pour les quinze premiers jours. »

Peggy regarda la pièce. « Je croyais que vous aviez l’intention de rendre cette piastre au docteur Physicker.

— J’voudrais pas qu’il soye embêté d’avoir tant d’argent, m’zelle Lamer. » Il eut un grand sourire.

Tout timide qu’il était, il ne pouvait pas rester longtemps sérieux. La plaisanterie serait toujours là, à fleur de bouche, et elle finirait toujours par jaillir.

« Non, j’imagine que non, dit mademoiselle Lamer. Les leçons débuteront la semaine prochaine. Merci pour votre aide. »

À cet instant, Père et Mère remontèrent le sentier. Père portait une grande baignoire renversée sur la tête et titubait sous le poids. Alvin courut aussitôt lui prêter main-forte, ou plutôt lui prendre carrément la baignoire et la porter lui-même.

Voilà comment Peggy revit le visage de son père après plus de six ans : rouge, en sueur, essoufflé par l’effort. Et en colère, de surcroît, ou du moins renfrogné. Mère l’avait certainement assuré que l’institutrice n’était pas aussi arrogante qu’elle en avait l’air au premier abord, mais Père en voulait quand même à cette étrangère d’occuper la resserre, domaine exclusif de sa fille depuis longtemps perdue.

Peggy mourait d’envie de crier vers lui, de l’appeler Père et de lui certifier que c’était bel et bien sa fille qui allait y habiter, que tous ses efforts pour transformer cette vieille bicoque en maison, c’était un don d’amour qu’il lui faisait. Que cela lui réchauffait le cœur de savoir à quel point il l’aimait et ne l’avait pas oubliée après toutes ces années ; pourtant, cela lui brisait aussi le cœur de ne pouvoir lui révéler sa véritable identité, pas encore, si elle voulait aller au bout de ce qu’elle devait accomplir. Il lui faudrait faire avec lui ce qu’elle essayait déjà de faire avec Alvin et Mère : ne pas réclamer les amours et créances d’antan mais susciter de nouvelles affections, de nouvelles amitiés.

Elle ne pouvait pas revenir en fille du pays, pas même devant Père, le seul qui se réjouirait vraiment de son retour. Elle devait revenir en étrangère. Car c’est effectivement ce qu’elle était, même sans déguisement ; après trois ans d’une forme d’enseignement à Dekane suivis de trois autres d’éducation et d’études, elle n’était plus la petite Peggy, la torche placide à la langue bien pendue ; depuis longtemps elle était devenue autre chose. Elle avait appris nombre de grâces sous la houlette de madame Modesty ; elle avait appris bien d’autres choses dans les livres et auprès des professeurs. Elle n’était plus ce qu’elle avait été. Il aurait été aussi mensonger d’annoncer : « Père, je suis ta fille, ’tite Peggy », que de dire, comme elle le fit : « Monsieur Guester, je suis votre nouvelle locataire, mademoiselle Lamer. Très heureuse de faire votre connaissance. »

Il monta en haletant jusqu’à elle et tendit la main. Malgré sa méfiance, malgré la façon dont il avait évité de la rencontrer à son arrivée à l’auberge une heure plus tôt, il était trop bon hôtelier pour refuser de l’accueillir avec courtoisie, ou du moins avec les manières rudes de la campagne qui passaient pour de la courtoisie dans ce village de la frontière.

« Ravi d’vous connaître, mademoiselle Lamer. J’espère qu’vous êtes installée à vot’ convenance ? »

Elle se sentit un peu triste devant ses efforts pour employer un langage châtié en sa présence, comme lorsqu’il parlait aux clients qu’il qualifiait de « dignitaires », signifiant par là qu’il estimait leur position sociale supérieure à la sienne. J’ai beaucoup appris, Père, et surtout ceci ; aucune position sociale n’est supérieure à une autre si celui qui l’occupe n’a pas un grand cœur.

Pour ce qui était du grand cœur de Père, Peggy y croyait mais refusait d’aller y voir. Elle avait trop bien connu sa flamme de vie par le passé. Si elle y regardait de trop près maintenant, elle risquait d’y découvrir des détails qu’une fille n’avait pas le droit de savoir. Elle était trop jeune pour se retenir quand elle l’avait autrefois explorée ; dans l’innocence de l’enfance, elle avait appris des choses qui avaient rendu innocence et enfance impossibles. Mais aujourd’hui qu’elle maîtrisait mieux son talent, elle pouvait enfin respecter les secrets de son cœur. Elle lui devait bien cela, et à sa mère aussi.

Sans parler qu’elle se devait à elle-même de ne pas connaître dans les moindres détails leurs pensées et sentiments sur tout.

Ils installèrent la baignoire dans la maisonnette. Mère avait apporté un autre seau et une bouilloire, et Père s’en alla avec Alvin tirer de l’eau au puits pendant que Mère en mettait à bouillir sur le fourneau. Lorsque le bain fut prêt, elle chassa les hommes ; puis Peggy dut la chasser à son tour, non sans insistance. « Je vous sais gré de votre sollicitude, dit-elle, mais j’ai pour habitude de me baigner dans la plus stricte intimité. Vous avez fait preuve d’une extrême gentillesse, et je ne manquerai pas, à chaque instant de ce bain que je vais prendre, seule, de penser à vous avec reconnaissance. »

Ce flot de langage pompeux, c’était plus que même Mère ne pouvait en supporter. La porte fut enfin refermée, verrouillée, les rideaux tirés. Peggy se débarrassa de sa robe de voyage puis se dépouilla de sa chemise et de sa culotte longue qui lui collaient chaudement à la peau. C’était l’un des avantages de son déguisement, de ne pas avoir à s’encombrer d’un corset. Personne ne s’attendait à ce qu’une vieille fille qui affichait son âge s’inflige la taille de guêpe de ces pauvres victimes de la mode qui se ficelaient au point de ne plus pouvoir respirer.

En dernier lieu, elle retira ses amulettes, les trois qui lui pendaient autour du cou et la quatrième, noyée dans ses cheveux. Elle les avait obtenues de haute lutte, ces amulettes, et pas uniquement parce qu’il s’agissait des nouveaux modèles, coûteux, qui agissaient sur ce que les autres voyaient réellement et non sur l’opinion qu’ils en avaient. Il lui avait fallu trois visites avant de persuader le spécialiste qu’elle désirait vraiment paraître laide. « Une jeune femme aussi charmante que vous, vous n’avez pas besoin de mon art », répétait-il inlassablement, jusqu’à ce qu’elle l’attrape par les épaules et lui dise : « C’est pour cela que j’en ai besoin ! Pour que je cesse d’être jolie. » Il avait cédé mais continué de marmonner que c’était un péché de cacher ce que Dieu avait si bien créé.

Dieu ou madame Modesty, songea Peggy. J’étais belle chez madame Modesty. Suis-je belle à présent, alors que personne ne me voit en dehors de moi, qui reste la moins en mesure de m’admirer ?

Enfin nue, enfin Peggy, elle s’agenouilla dans la baignoire et y plongea la tête pour commencer par se laver les cheveux. Immergée dans l’eau bien chaude, elle éprouva la même impression de liberté qu’elle avait connue tant d’années plus tôt dans la resserre, cette retraite humide où aucune flamme de vie ne pénétrait, où elle se retrouvait seule avec elle-même, où elle avait l’occasion de découvrir sa véritable personnalité.

Il n’y avait pas de miroir dans son logis. Et elle n’en avait pas apporté. Elle sentit pourtant que son bain était terminé et elle s’essuya devant le fourneau, déjà en nage dans la pièce pleine de vapeur, en ce début de soirée d’août ; elle savait qu’elle l’était, jolie, dans le sens où madame Modesty lui avait appris à l’être ; elle savait que si Alvin la voyait sous son vrai jour, il la désirerait, non pas poussé par la raison mais par ce coup de cœur futile et superficiel que tout homme éprouve envers une femme qui lui enchante les yeux. Aussi, tout comme elle s’était jadis cachée de lui pour qu’il ne l’épouse pas par pitié, aujourd’hui elle se cachait de lui pour qu’il ne l’épouse pas par amour juvénile. Cette image, le corps jeune et doux, lui resterait invisible afin que l’autre, la vraie, l’esprit profond et bien rempli, séduise ce qu’il y avait de meilleur en lui, l’homme qui serait non pas un amant mais un Faiseur.

Si seulement elle pouvait masquer le corps d’Alvin à ses propres yeux, elle n’imaginerait pas son contact, aussi doux que la caresse de l’air sur sa peau quand elle traversa la pièce.

XVI

Le propriétaire

Les Noirs se mirent à brailler avant que les coqs ne se lèvent. Chicaneau Planteur ne sortit pas aussitôt du lit ; les cris s’accordaient en quelque sorte avec son rêve. Des Noirs braillards apparaissaient drôlement souvent dans ses rêves ces temps-ci. Le tumulte finit quand même par le réveiller, et il bondit hors de sa couche. À peine jour dehors ; il lui fallut ouvrir le rideau pour avoir assez de lumière et trouver son pantalon. Il devinait des ombres qui s’agitaient plus bas du côté des quartiers des esclaves, mais sans distinguer ce qui s’y passait. Il envisagea le pire, bien entendu, et décrocha son fusil de chasse du râtelier fixé au mur de sa chambre. Les propriétaires d’esclaves, au cas où vous n’auriez pas compris, gardent toujours leurs armes à feu dans la pièce où ils dorment.

Dans le couloir, il manqua buter dans quelqu’un. Une femme, qui poussa des cris perçants. Il mit un moment à reconnaître son épouse, Dolorès. Il en arrivait à oublier qu’elle savait marcher, vu qu’elle ne quittait sa chambre qu’en certaines occasions. C’est qu’il n’avait pas l’habitude de la voir hors de son lit ni errer dans la maison sans un esclave ou deux sur lesquels s’appuyer.

« Allons, tais-toi, Dolorès, c’est moi, Chicaneau.

— Oh, qu’est-ce qu’il y a, Chicaneau ? Qu’est-ce qui s’passe là-bas ? » Elle s’accrochait à son bras, l’empêchant d’avancer.

« Tu n’crois pas que j’pourrais t’en dire plus si tu me laissais aller voir ? »

Elle s’agrippa davantage. « N’fais pas ça, Chicaneau ! N’y va pas tout seul ! Ils pourraient te tuer !

— Pourquoi ils me tueraient ? Je n’suis pas un bon maître ? Le Seigneur ne m’protègera pas ? » Tout de même, il sentit un frisson de peur le parcourir. S’agissait-il de la révolte d’esclaves que tout maître redoute mais dont aucun ne parle ? Il se rendit alors compte que cette pensée le travaillait depuis la minute où il s’était réveillé. Dolorès venait de l’exprimer tout haut. « J’ai mon fusil, dit-il. T’inquiète pas pour moi.

— J’ai peur, dit Dolorès.

— Tu sais ce qui m’fait peur, à moi ? Que tu trébuches dans le noir et que tu t’fasses vraiment mal. Retourne au lit, comme ça je n’aurai pas à m’inquiéter pour toi pendant que je serai dehors. »

Quelqu’un se mit à tambouriner à la porte.

« Maître ! Maître ! cria un esclave. Y a b’soin d’vous, maître !

— Tiens, tu vois ? C’est Gros Goupi, dit Chicaneau. Si c’était une révolte, mon amour, ils commenceraient par l’étrangler avant de venir me trouver.

— C’est censé me rassurer ? demanda-t-elle.

— Maître ! Maître !

— Au lit », fit Chicaneau.

La main de Dolorès s’attarda un instant sur le canon froid du fusil. Puis elle se retourna et, tel un fantôme gris pâle dans l’obscurité du couloir, disparut dans l’ombre en direction de sa chambre.

Gros Goupi était agité, aussi nerveux qu’une sauterelle dans un parc de dindes. Chicaneau le regarda, comme d’ordinaire, avec dégoût. Il avait beau dépendre de Gros Goupi pour savoir quels esclaves parlaient mal dans son dos, rien ne le forçait à l’apprécier. Il n’y avait aucune chance au monde de sauver la moindre âme de Noir pur sang. Ils étaient tous nés foncièrement corrompus, comme s’ils avaient embrassé le péché originel et l’avaient encore tété dans le lait de leurs mères. Étonnant que leur lait ne soit pas noir, avec toute l’infection qu’il devait contenir. J’aimerais que ça aille plus vite, que la race noire devienne assez blanche pour que ça vaille la peine qu’on tente de sauver leurs âmes.

« C’est c’te fille, Salamandy, maître, dit Gros Goupi.

— Son bébé arrive en avance ? fit Chicaneau.

— Oh non. Non, non, il arrive pas, non, maître. Oh, descendez, s’vous-plaît. C’est pas d’vot’ fusil q’vous avez b’soin, maître. Mais d’vot’ grand couteau d’chasse, j’crois bien.

— C’est moi qui en décide », dit Chicaneau. Quand un Noir vous suggère de ne pas prendre de fusil, c’est à ce moment-là qu’il ne faut surtout pas le lâcher. Il se dirigea à grands pas vers le quartier des femmes. Il faisait à présent assez jour pour distinguer le sol, pour voir les Noirs passer furtivement ici et là dans l’obscurité et le regarder, pour voir leurs yeux blancs qui l’observaient. Grâces soient rendues au Seigneur Dieu de leur avoir fait les yeux blancs, autrement on ne les remarquerait pas dans l’ombre.

Il y avait toute une ribambelle de femmes devant la porte de la case où dormait Salamandy. Comme elle arrivait à terme, elle ne participait pas aux travaux des champs depuis quelque temps et elle disposait d’un lit pourvu d’un bon matelas. Personne ne pouvait dire que Chicaneau Planteur ne prenait pas soin de son cheptel reproducteur.

L’une des femmes – dans les ténèbres il ne put dire laquelle, mais d’après la voix il pensa qu’il devait s’agir de Cuivrette, celle qu’on avait baptisée Agnès mais qui s’était choisi un nom en rapport avec le serpent cuivré –, bref, la femme en question s’écria : « Oh, maître, va falloir nous laisser saigner un poulet sus celle-là !

— On n’pratiquera pas d’abominations païennes dans ma plantation », dit Chicaneau d’un ton sévère. Mais il savait désormais que Salamandy était morte. À un mois seulement de l’accouchement, et elle était morte. Il se sentait frappé en plein cœur. Un enfant de moins. Une poulinière de partie. Oh, Dieu, aie pitié de moi ! Comment puis-je bien te servir si tu m’enlèves ma meilleure concubine ?

Ça puait le cheval malade dans la pièce, à cause des intestins qui s’étaient libérés au moment de la mort. Elle s’était pendue avec le drap du lit. Chicaneau se maudit de sa bêtise de lui avoir donné une chose pareille. Dans son idée, il s’agissait d’une marque d’insigne faveur envers celle qui portait pour la sixième fois un bébé demi-blanc, que de lui permettre d’étendre un drap sur son matelas ; et voilà comment elle le remerciait, elle se retournait contre lui.

Ses orteils ne pendouillaient pas à plus de trois pouces du sol. Elle avait dû monter sur le lit et sauter. Même maintenant qu’elle oscillait légèrement au souffle d’air qu’il venait de provoquer en entrant, ses pieds cognaient dans le châlit. Il fallut une ou deux secondes à Chicaneau pour comprendre ce que ça signifiait. Comme le cou de la fille n’était pas brisé, elle avait dû mettre un bon moment à s’étrangler, alors que le lit ne se trouvait qu’à quelques pouces et qu’elle le savait. Pendant tout ce temps, elle aurait pu interrompre l’étouffement n’importe quand. Elle aurait pu changer d’avis. Cette femme voulait mourir. Non, elle voulait tuer. Assassiner ce bébé qu’elle portait.

Une preuve de plus de la vigueur de ces Noirs dans la vilenie. Plutôt que de donner naissance à un enfant à demi blanc qui pouvait espérer le salut, elle se suicidait par pendaison. N’y avait-il pas de limite à leur perversité ? Comment un homme pieux pouvait-il sauver de telles créatures ?

« Elle s’a tué, maître ! » cria la femme qui avait parlé dans le noir. Il se retourna, et il faisait maintenant assez jour pour reconnaître Cuivrette sans erreur. « Elle va attend’d’main soir pour tuer quèqu’un d’aut si on saigne pas un poulet sus elle !

— Ça m’rend malade de penser que vous prendriez la mort de cette pauvre fille comme excuse pour rôtir un poulet avant son heure. Elle aura un enterrement décent, et son âme ne fera d’mal à personne, mais, suicidée qu’elle est, elle ira sûrement en enfer y brûler éternellement. »

À ces mots, Cuivrette gémit de douleur. Les autres femmes se joignirent à ses lamentations. Chicaneau ordonna à Gros Goupi de mettre un groupe de jeunes hommes à creuser une tombe – pas dans le cimetière d’esclaves habituel, évidemment, car une suicidée ne pouvait pas reposer en terre consacrée. Plus loin au milieu des arbres, sans pierre tombale, comme il convenait à une bête qui avait pris la vie de son propre petit.

Avant la tombée de la nuit, elle était mise en terre. S’agissant d’une suicidée, Chicaneau ne pouvait décemment pas demander au pasteur baptiste ou au prêtre catholique de venir à la rescousse. En fait, il pensait dire quelques mots lui-même, seulement il se trouva que ce soir-là il avait déjà invité un prêcheur itinérant à dîner. Ledit prêcheur arriva en avance, et les esclaves de la maison l’envoyèrent par-derrière où il tomba en plein enterrement et offrit son concours.

« Oh, vous n’avez pas besoin d’faire ça, dit Chicaneau.

— Jamais on ne dira que le révérend Thrower n’a pas étendu l’amour chrétien à tous les enfants de Dieu : Blancs ou Noirs, hommes ou femmes, saints ou pécheurs. »

Les esclaves se ranimèrent en entendant ça, et Chicaneau aussi, mais pour la raison inverse. C’étaient là des propos d’abolitionniste, et Planteur eut soudain peur d’avoir invité le diable sous son toit en y amenant ce prêcheur presbytérien. Néanmoins, ça apaiserait probablement en grande partie les craintes superstitieuses des Noirs, s’il permettait qu’un vrai pasteur prononce les dernières prières.

Et de fait, une fois les paroles dites et la tombe recouverte, ils avaient tous l’air parfaitement calmes, ils ne poussaient plus leurs épouvantables hurlements.

Au dîner, le prêcheur – Thrower, c’était son nom – rassura beaucoup Chicaneau. « Je crois qu’il entre dans le grand dessein de Dieu que les Noirs soient amenés en Amérique dans des chaînes. Comme les enfants d’lsraël, qui ont dû souffrir pendant des années sous la coupe des Égyptiens, ces âmes noires sont sous la férule du Seigneur qui les façonne à sa convenance. Les abolitionnistes comprennent une vérité : que Dieu aime ses enfants noirs ; mais ils passent à côté de tout le reste. Eh oui, s’ils arrivaient à leurs fins et libéraient tout de suite les Noirs, ils serviraient les plans du démon, non pas ceux de Dieu, car hors de l’esclavage les Noirs n’ont aucun espoir de s’élever au-dessus de leur sauvagerie.

— Pour moi, tout ça, c’est de la théologie, dit Chicaneau.

— Les abolitionnistes ne comprennent-ils pas que le Noir qui s’échappe de chez son maître légitime pour aller dans le Nord est voué à la damnation éternelle, lui et tous ses enfants ? Du coup, c’était bien la peine de venir d’Afrique ! Les Blancs dans le Nord détestent les Noirs ; rien d’étonnant : il n’y a que les plus mauvais, les plus arrogants et les plus intraitables pour oser offenser Dieu en quittant leurs maîtres. Mais par ici, en Appalachie et dans les Colonies de la Couronne, vous aimez véritablement l’homme noir car vous êtes les seuls à vouloir prendre en charge ces enfants difficiles et les aider à progresser sur le chemin de la pleine humanité.

— Vous êtes peut-être un presbytérien, révérend Thrower, mais vous connaissez la vraie religion.

— Je suis heureux de savoir que je me trouve chez un homme pieux, frère Chicaneau.

— J’espère que je suis votre frère, révérend Thrower. »

Et voilà comment se poursuivit la discussion, chacun appréciant davantage l’autre à mesure que s’avançait la soirée. À la tombée de la nuit, alors qu’ils prenaient le frais assis sur la galerie, Chicaneau se dit qu’il venait de faire la connaissance du premier homme auquel il pourrait raconter une partie de son grand secret.

Il essaya d’amener le sujet, mine de rien. « Révérend Thrower, croyez-vous que le Seigneur Dieu parle à des hommes ces temps-ci ? »

Thrower prit un ton solennel. « Je sais qu’il le fait.

— Croyez-vous qu’il pourrait même parler à un homme comme moi ?

— Abandonnez cet espoir, frère Chicaneau, dit Thrower, car le Seigneur va où Il veut, non là où nous le souhaiterions. Pourtant je sais que même le plus humble mortel peut recevoir un… visiteur. »

Chicaneau sentit un tremblement dans son ventre. Eh là ! On aurait dit que Thrower connaissait déjà son secret. Mais il ne le lâcha quand même pas tout d’un coup. « Vous savez ce que j’pense ? dit-il. J’pense que le Seigneur Dieu n’peut pas apparaître sous Sa forme véritable à un simple mortel parce que Sa gloire le terrasserait.

— Oh, tout à fait, dit Thrower. Comme lorsque Moïse a réclamé de voir le Seigneur ; le Seigneur lui a caché les yeux de Sa main, et Moïse n’a pu voir que Son dos une fois qu’il était passé.

— J’veux dire… et si un homme comme moi voyait le Seigneur Jésus lui-même ; pas comme dans les tableaux qui Le représentent, mais sous l’apparence d’un surveillant. J’imagine qu’on ne voit que ce qui fait comprendre la puissance de Dieu et non la vraie majesté du Seigneur. »

Thrower approuva doctement de la tête. « Fort possible, dit-il. C’est une explication plausible. Mais il se pourrait que vous n’ayez vu qu’un ange. »

Et voilà, pas plus difficile. On commençait par dire « Et si un homme comme moi…» et Thrower concluait par : « Vous avez vu un ange ». Les deux hommes avaient beaucoup de points communs. Chicaneau raconta donc entièrement son histoire, pour la toute première fois, près de sept ans après qu’elle lui fut arrivée.

Lorsqu’il eut terminé, Thrower lui prit la main et la serra dans une étreinte fraternelle en le fixant dans les yeux d’un regard ardent. « Quand je pense à votre sacrifice ! Mêler votre chair à celle de ces femmes noires afin de servir le Seigneur ! Combien d’enfants ?

— Vingt-cinq qui sont nés vivants. Vous m’avez aidé ce soir à enterrer le vingt-sixième dans le ventre de Salamandy.

— Où sont tous ces jeunes espoirs à demi blancs ?

— Oh, ce n’est qu’une partie de ma tâche, dit Chicaneau. Avant le Traité des Esclaves en fuite, j’les vendais dans le Sud dès que possible, pour qu’ils y grandissent et propagent le sang blanc partout dans les Colonies de la Couronne. Leur semence fera d’eux des missionnaires. Évidemment, j’ai gardé les derniers ici. Ça n’est pas très prudent, révérend Thrower. Tout mon cheptel en âge de reproduire est noir pure race, et les gens vont forcément se demander d’où sortent ces petits sang-mêlé. Pour l’instant, mon surveillant, Sanglade, s’il a remarqué quelque chose, il se tait, et personne d’autre ne les voit jamais. »

Thrower hocha la tête, mais il était clair qu’il avait l’esprit ailleurs. « Seulement vingt-cinq enfants ?

— Je n’ai pas pu faire mieux, dit Chicaneau. Même les femmes noires n’peuvent pas porter un autre bébé aussitôt après une naissance.

— Je voulais dire… vous voyez, moi aussi j’ai eu… une visite. C’est pour cette raison que je suis venu par ici, que j’ai fait ma tournée en Appalachie. On m’a dit que j’y rencontrerais un fermier qui connaît lui aussi mon Visiteur et qui a fait don à Dieu de vingt-six présents vivants.

— Vingt-six.

— Vivants.

— Eh ben, voyez-vous… eh ben, ça c’est trop fort ! Comprenez, je n’incluais pas dans le nombre le tout premier qu’est né, par rapport que sa mère s’est enfuie et me l’a volé quelques jours avant qu’il soit vendu. J’ai dû le rembourser en argent comptant à l’acheteur, et les recherches n’ont rien donné, les chiens n’ont pas pu suivre sa trace. Le bruit a couru parmi les esclaves qu’elle s’était changée en merle et s’était envolée, mais vous connaissez le genre d’histoires qu’ils racontent.

— Bon… donc vingt-six. Maintenant répondez-moi : y a-t-il une raison pour que le nom de « Hagar » vous dise quelque chose ? »

Chicaneau s’étrangla. « Personne ne sait que j’appelais la mère par ce nom-là !

— Mon Visiteur m’a appris que cette Hagar avait volé votre premier présent à Dieu.

— C’est Lui. Vous L’avez vu, vous aussi.

— À moi, Il vient sous les traits d’un… pas d’un surveillant. Plutôt d’un homme de science, quelqu’un d’une infinie sagesse. Parce que je suis moi-même homme de science, j’imagine, outre ma vocation de pasteur. Je L’ai toujours soupçonné de n’être qu’un ange, vous m’entendez ? un ange seulement, parce que je n’osais espérer qu’il soit… le Maître en personne. Mais ce que vous me dites maintenant… Se pourrait-il que nous nous soyons tous deux trouvés en présence de Notre Seigneur ? Oh, Chicaneau, comment en douter ? Sinon pourquoi le Seigneur nous aurait-Il ainsi réunis ? Cela veut dire que… que je suis pardonné.

— Pardonné ? »

À la question de Chicaneau, le visage de Thrower s’assombrit.

Planteur s’empressa de le rassurer. « Non, rien n’vous pousse à me l’dire si vous n’en avez pas envie.

— Je… c’est presque insupportable d’y penser. Mais maintenant qu’on a clairement meilleure opinion de moi, ou du moins qu’on me donne une autre chance… Frère Chicaneau, on m’a jadis confié une mission à accomplir, aussi obscure, difficile et secrète que la vôtre. Sauf que, contrairement à vous qui avez fait preuve de force et de courage, moi, j’ai échoué. J’ai essayé mais j’ai manqué de nerf et de présence d’esprit pour triompher de la puissance du démon. Je me suis cru rejeté, renié. Voilà pourquoi je suis devenu prêcheur itinérant, car je me sentais indigne d’occuper une chaire à moi. Mais aujourd’hui…»

Chicaneau hocha la tête ; il serra les mains de l’homme tandis que des larmes lui coulaient sur les joues.

Thrower finit par lever les yeux sur lui. « D’après vous, comment notre… Ami veut-il que je vous aide dans votre tâche ?

— Je n’en sais trop rien, fit Chicaneau. Mais comme ça, à brûle-pourpoint, je n’vois qu’une seule façon.

— Frère Chicaneau, je ne suis pas sûr de pouvoir assumer ce devoir répugnant.

— À ma connaissance, le Seigneur fortifie l’homme et rend la chose… supportable.

— Mais dans mon cas, frère Chicaneau… voyez-vous, je n’ai jamais connu de femme, comme on dit dans la Bible. Une seule fois mes lèvres ont touché celles d’une jeune fille, et c’était contre ma volonté.

— Alors je vous aiderai de mon mieux. Que diriez-vous de prier bien longtemps, et après je vous montrerai comment vous y prendre la première fois ? »

Ma foi, sur le moment, cette idée leur parut à tous deux la meilleure ; ils passèrent donc à l’acte, et le révérend Thrower se révéla un élève qui apprenait vite. Ce fut pour Chicaneau un grand soulagement d’avoir trouvé quelqu’un pour l’assister, sans parler de l’espèce de plaisir que l’on prenait à se sentir regardé par un autre, puis à le regarder à son tour. C’était comme une solide fraternité qui les unissait : leurs semences se mélangeaient dans le même sillon, en quelque sorte. Comme le déclara le révérend Thrower : « Lorsque viendra le temps de moissonner ce champ, frère Chicaneau, nous ne saurons dire quelle semence est venue à maturité, car le Seigneur nous a donné ce terrain à tous deux, pour cette fois-ci. »

Oh, ensuite le révérend Thrower demanda le nom de la fille. « Eh bien, on l’a baptisée Hepzibah, mais elle se fait appeler « Cancrelat ».

— Cancrelat ?

— Ils prennent tous des noms d’animaux. M’est avis qu’elle n’a pas très haute opinion d’elle-même. »

Là-dessus, Thrower étendit le bras, prit la main de Cancrelat et la lui tapota avec la tendresse qu’un mari manifeste à sa femme, une idée qui manqua faire éclater Chicaneau de rire. « Allons, Hepzibah, il faut te servir de ton nom chrétien, dit Thrower, pas d’un nom d’animal aussi avilissant. »

Cancrelat se contenta de le regarder, les yeux écarquillés, repliée en chien de fusil sur le matelas.

« Pourquoi ne me répond-elle pas, frère Chicaneau ?

— Oh, elles ne parlent jamais dans ces occasions-là. J’leur en ai vite fait passer le goût… Elles essayaient tout l’temps de me dissuader d’accomplir mon œuvre. Je me dis qu’il vaut mieux pour elles se taire que répéter ce que l’diable veut m’faire entendre. »

Thrower se retourna vers la femme. « Mais maintenant, moi, je te demande de me parler, Cancrelat. Tu ne diras pas de paroles diaboliques, hein ? »

Pour toute réponse, le regard de Cancrelat se perdit en l’air, là où un bout de drap restait noué autour d’un chevron.

La figure de Thrower prit un teint verdâtre. « Ce n’est tout de même pas la pièce où… la fille que nous avons enterrée…

— C’est la pièce qu’a l’meilleur lit, dit Chicaneau. Je n’voulais pas qu’on fasse ça sur une paillasse si on pouvait l’éviter. »

Thrower ne dit rien. Il sortit, plutôt vite, et s’enfonça dans l’obscurité. Chicaneau soupira, ramassa la lanterne et le suivit. Il le trouva penché au-dessus de la pompe. Il entendit Cancrelat filer de la chambre où était morte Salamandy pour regagner ses quartiers, mais il ne lui accorda aucune attention. C’était Thrower… l’homme n’était quand même pas dérangé au point de vomir dans l’eau potable ?

« Je vais bien, murmura le révérend. J’ai seulement… La même pièce… Je ne suis pas du tout superstitieux, vous savez. J’ai eu l’impression de manquer de respect envers la morte. »

Ces gars du Nord ! Même quand ils comprenaient quelque chose à l’esclavage, ils n’arrivaient pas à se débarrasser de leur idée que les Noirs étaient des gens. Est-ce que vous cessez d’utiliser une pièce parce qu’une souris y a crevé ou que vous y avez un jour écrasé une araignée sur le mur ? Est-ce que vous brûlez votre écurie parce que votre cheval préféré y est mort ?

Quoi qu’il en soit, Thrower se ressaisit, remonta d’un coup sec son pantalon avant de le reboutonner bien comme il faut, puis ils s’en retournèrent à la maison. Frère Chicaneau installa Thrower dans la chambre d’amis ; elle ne servait pas souvent, et un nuage de poussière s’éleva lorsque Planteur tapa de la main sur la couverture. « J’aurais dû m’douter que les esclaves de maison n’feraient pas le ménage dans cette chambre, dit-il.

— Pas grave, dit Thrower. La nuit est chaude, je n’ai pas besoin de couverture. »

En descendant le couloir menant à sa propre chambre, Chicaneau s’arrêta un instant pour écouter la respiration de son épouse. Comme il arrivait parfois, il l’entendit geindre doucement dans sa chambre. Elle devait beaucoup souffrir, sûrement, ô Seigneur, songea Chicaneau, combien de fois encore faut-il que j’exécute Tes ordres avant que Tu prennes ma Dolorès en pitié et que Tu la soulages ? Mais il n’alla pas la trouver ; il ne pouvait rien faire pour l’aider, en dehors de prier, et il avait besoin de sommeil. La nuit était bien entamée, et pas mal de travail l’attendait le lendemain.

Une chose était sûre : Dolorès avait passé une mauvaise nuit ; elle dormait encore à l’heure du petit déjeuner. Chicaneau finit donc par prendre son repas en compagnie de Thrower. Le prêcheur engloutit une montagne de saucisses et de gruau. Lorsqu’il eut nettoyé son assiette pour la troisième fois, il regarda Chicaneau et sourit. « Le service du Seigneur ouvre joliment l’appétit ! » Ce qui les fit l’un et l’autre beaucoup rire.

Après le petit déjeuner, ils allèrent faire un tour. Il se trouva qu’ils passèrent près de la sépulture de Salamandy. Thrower proposa d’y jeter un coup d’œil ; sans cela, Chicaneau n’aurait rien su de ce que les Noirs avaient fait au cours de la nuit. Il y avait des traces de pas sur toute la tombe ; la terre foulée était devenue de la boue. Maintenant la boue séchée grouillait de fourmis.

« Des fourmis ! dit Thrower. Elles ne sentent quand même pas le corps en dessous ?

— Non, fit Chicaneau, ce qu’elles ont trouvé est plus frais et à même le sol. Regardez-moi ça : des bouts d’entrailles.

— Ils n’ont pas… exhumé son cadavre et…

— Pas ses entrailles à elle, révérend Thrower. Probablement celles d’un écureuil, d’un merle ou n’importe quoi. Ils ont fait un sacrifice démoniaque cette nuit. »

Thrower se mit aussitôt à murmurer une prière.

« Ils connaissent que j’interdis ces pratiques-là, dit Chicaneau. Ce soir, la preuve de leur forfait aura certainement disparu. Ils me désobéissent dans mon dos. Je n’vais pas tolérer ça.

— Je comprends à présent l’ampleur de votre tâche à vous, les propriétaires d’esclaves. Le démon tient leurs âmes d’une poigne de fer.

— Bah, n’vous en faites pas. Ils vont m’payer ça dès aujourd’hui. Ils veulent que l’sang coule sur sa tombe ? Alors ce sera le leur. Monsieur Sanglade ! Vous êtes où ? Monsieur Sanglade ! »

Le surveillant venait juste d’arriver pour le travail de la journée.

« Une petite demi-journée de congé pour les Noirs, ce matin, monsieur Sanglade », dit Chicaneau.

Sanglade ne demanda pas pourquoi. « Lesquels vous voulez qu’je fouette ?

— Tous. Dix coups chacun. Sauf les femmes enceintes, évidemment. Mais tout de même… un coup chacune, sur les cuisses. Et tout l’monde regarde.

— Ils sont plus durs à t’nir quand ils r’gardent, monsieur, dit Sanglade.

— Le révérend Thrower et moi, nous regarderons aussi », dit Chicaneau.

Profitant de ce que Sanglade était parti rassembler les esclaves, Thrower chuchota quelque chose comme quoi il ne tenait pas trop à y assister.

« C’est le Seigneur qui l’veut, dit Chicaneau. J’ai assez d’estomac pour assister à un acte de justice. Je pensais qu’après cette nuit vous en auriez aussi. »

Ils regardèrent donc ensemble le défilé des esclaves qui se faisaient fouetter tour à tour et dont le sang coulait sur la tombe de Salamandy. Au bout d’un moment, Thrower ne tressaillait même plus. Chicaneau le constata avec plaisir, l’homme n’était pas un faible, tout compte fait, seulement un peu ramolli par son éducation en Écosse et sa vie dans le Nord.

Après la punition, alors qu’il se préparait à reprendre la route – il avait promis de prêcher dans une ville à une demi-journée de cheval au sud –, le révérend Thrower en vint à poser une question à Chicaneau.

« J’ai remarqué que tous vos esclaves ont l’air… non pas vieux, vous comprenez, mais pas jeunes non plus. »

Chicaneau haussa les épaules. « C’est l’Traité des Esclaves en fuite. Ma ferme a beau prospérer, je n’peux pas acheter ni vendre d’esclaves – on fait partie des États-Unis à présent. La plupart des gens s’en sortent par la reproduction, mais vous savez que tous mes petits moricauds ont fini dans l’Sud, jusqu’à ces derniers temps. Et voilà maintenant que j’ai perdu une autre reproductrice ; je m’retrouve avec seulement cinq femmes. Salamandy était la meilleure. Les autres, elles n’ont pas tant qu’ça d’années devant elles pour porter des bébés.

— J’y pense…» fit Thrower. Il marqua une pause, plongé dans ses réflexions.

« Vous pensez à quoi ?

— J’ai beaucoup voyagé dans le Nord, frère Chicaneau, et dans la plupart des villes de l’Hio, du Suskwahenny, de l’Irrakwa et de la Wobbish, il y a une ou deux familles de Noirs. Bon, vous savez comme moi qu’ils ne poussent pas sur les arbres de par là-bas.

— Tous des esclaves marrons.

— Certains, sans aucun doute, ont obtenu légalement leur liberté. Mais beaucoup d’autres… Il y a sûrement beaucoup d’évadés. Maintenant, à ce que j’ai compris, les propriétaires d’esclaves ont coutume de conserver une petite capsule de cheveux, rognures d’ongles…

— Oh, oui, on récupère ça dès la naissance ou dès qu’on les achète. Pour les pisteurs.

— Exactement.

— Mais on n’peut pas vraiment envoyer les pisteurs fouiller chaque pouce de terrain du Nord, dans l’espoir qu’ils tomberont sur un marronneur précis. Ça reviendrait plus cher que l’prix de l’esclave.

— Il me semble que le prix des esclaves est en hausse ces temps-ci.

— Si vous voulez dire qu’on n’peut pas en acheter à n’importe quel prix…

— C’est bien ce que je veux dire, frère Chicaneau. Et si les pisteurs n’étaient pas obligés d’explorer le Nord à l’aveuglette en comptant sur la chance ? Et si vous vous arrangiez pour engager des gens sur place, qui éplucheraient les papiers et noteraient les noms et âges de tous les Noirs qu’ils voient par chez eux ?

Les pisteurs pourraient alors s’y rendre munis de renseignements. »

Ma foi, l’idée était si bonne que Chicaneau s’arrêta net. « Y a forcément quelque chose qui cloche dans cette idée, sinon quelqu’un l’aurait déjà mise à exécution.

— Oh, je vais vous dire pourquoi personne ne l’a encore fait. Il existe un fort ressentiment dans le Nord envers les propriétaires d’esclaves. Même si les gens de là-bas détestent leurs voisins noirs, leurs consciences malavisées leur interdisent de coopérer à toute chasse à l’esclave. Alors, quand un propriétaire du Sud tente d’aller rechercher dans le Nord un esclave marron, il a tôt fait de comprendre que s’il n’a pas son pisteur avec lui ou si la piste est froide, ça ne sert à rien de se fatiguer.

— C’est bien vrai. Une bande de voleurs, ceux du Nord, tous de mèche pour empêcher un propriétaire de récupérer son cheptel qui s’est sauvé.

— Mais si vous aviez des Nordistes qui chercheraient pour vous ? Si vous aviez un agent dans le Nord, disons un pasteur, qui rallierait d’autres partisans à la cause, qui trouverait des amis dignes de confiance ? Une telle entreprise serait onéreuse, mais vu l’impossibilité d’acheter de nouveaux esclaves en Appalachie, ne pensez-vous pas que les propriétaires seraient prêts à payer un bon prix pour financer la recherche de leurs Noirs évadés ?

— Payer ? Ils payeraient le double de c’que vous demandez. Ils vous payeraient les yeux fermés rien que sur l’espoir que vous allez l’faire.

— Supposez que je demande vingt piastres pour enregistrer chaque esclave marron – date de naissance, nom, description, époque et circonstances de l’évasion – puis que j’en demande mille autres si j’apporte des informations qui conduisent à la capture ?

— Cinquante piastres pour l’enregistrement, sinon personne ne vous prendra au sérieux. Et encore cinquante à chaque fois que vous envoyez des renseignements, même si l’esclave en question ne s’révèle pas le bon. Et trois mille par évadé qu’on récupère en bonne santé. »

Thrower eut un léger sourire. « Je ne voudrais pas retirer un profit exorbitant d’une œuvre de justice.

— Profit ? Vous allez avoir des tas d’gens à payer dans l’Nord si vous voulez faire du bon travail. Moi, je vous l’dis, Thrower, rédigez un contrat et portez-le à l’imprimeur de la ville, qu’il vous en tire mille exemplaires. Ensuite, il vous suffit de circuler partout en Appalachie et d’exposer votre projet à un seul propriétaire d’esclaves de chaque village où vous passez. M’est avis qu’en moins d’une semaine vous serez retourné chez l’imprimeur. Il n’est pas question d’profit, il est question d’un service inappréciable. Je vous parie même que vous recevrez des contributions de gens qui n’ont jamais eu d’esclaves marrons. Si grâce à vous l’Hio n’est plus le dernier obstacle à franchir pour s’mettre à l’abri, non seulement les anciens évadés reviendront mais les autres perdront espoir et resteront chez nous ! »

Moins d’une demi-heure plus tard, Thrower était à nouveau dehors, à cheval, mais il avait désormais un papier couvert de notes pour établir le contrat, des lettres d’introduction de Chicaneau pour son homme de loi et son imprimeur, ainsi que des lettres de crédit s’élevant à la coquette somme de cinq cents piastres. Lorsque Thrower avait protesté que c’était trop, Chicaneau n’avait rien voulu entendre. « Pour vous lancer, avait-il dit. On connaît l’un comme l’autre qui nous commande cette tâche. Ça coûte de l’argent. J’en ai, vous pas, alors prenez-le et mettez-vous à l’ouvrage !

— Vous agissez en vrai chrétien, avait dit Thrower. Comme les saints aux premiers temps de l’Église, qui partageaient tout en commun. »

Chicaneau tapota la cuisse de Thrower, tout raide sur sa selle ; les Nordistes ne savaient pas monter à cheval. « Il n’existe pas deux hommes qu’ont autant partagé d’choses que nous, dit-il. On a eu les mêmes visions, accompli les mêmes tâches, et si après ça on n’est pas comme deux gouttes du même tonneau, alors je n’sais pas ce qu’il faut.

— La prochaine fois que je verrai le Visiteur, si j’ai cette chance, je sais qu’il sera content.

— Amen », répliqua Chicaneau.

Puis il donna une claque au cheval de Thrower et le regarda s’éloigner. Mon Hagar. Il va trouver mon Hagar et son petit. Ça fait bientôt sept ans qu’elle m’a volé mon premier-né. Maintenant elle va revenir ; cette fois elle restera enchaînée et me donnera d’autres enfants jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus porter. Quant au petit, il sera mon Ismaël. C’est comme ça que je l’appellerai. Ismaël. Je le garderai ici et je l’élèverai pour qu’il soit fort, obéissant et bon chrétien. Quand il sera en âge, je le louerai à d’autres plantations, et la nuit il poursuivra mon œuvre, il répandra la semence élue dans toute l’Appalachie. J’aurai sûrement une descendance aussi nombreuse que les grains de sable dans la mer, tout comme Abraham.

Et qui sait ? Peut-être alors que le miracle se produira, que ma chère femme guérira, qu’elle concevra et me portera un enfant entièrement blanc, mon Isaac, qui héritera de toutes mes terres et de tout mon travail. Seigneur, mon Surveillant, fais-moi miséricorde.

XVII

Le concours d’orthographe

Un jour du début de janvier qu’il était tombé une bonne épaisseur de neige et que soufflait un vent assez cinglant pour vous découper le nez de la figure, Conciliant Smith décréta comme de juste qu’il avait de l’ouvrage à la forge jusqu’au soir et que c’était à Alvin d’aller au village acheter le ravitaillement et livrer le travail terminé. En été, les tâches avaient tendance à se répartir dans l’autre sens.

Tant pis, songea Alvin. C’est lui le patron, ici. Mais si moi, je suis un jour patron de ma forge et que j’ai un apprenti, sûr que je le traiterai plus justement qu’on m’a traité. Maître et apprenti devraient se partager l’ouvrage de la même façon, sauf quand l’apprenti ne sait pas du tout comment s’y prendre ; c’est alors au patron de lui montrer. C’est convenu comme ça, l’apprenti n’est pas un esclave, ce n’est pas à lui de toujours conduire le chariot au village dans la neige.

Mais à vrai dire, Alvin savait qu’il ne serait pas forcé d’y aller en chariot. Le traîneau à deux chevaux d’Horace Guester ferait l’affaire, et il savait qu’Horace ne verrait pas d’inconvénient à ce qu’il le lui emprunte, à condition de lui faire au village les courses dont l’auberge avait besoin.

Alvin s’emmitoufla chaudement et affronta le vent, un vent d’ouest qu’il recevrait en pleine figure jusqu’à l’auberge plus haut. Il prit le sentier qui montait par la maison de mademoiselle Lamer, le chemin le plus court et le mieux abrité grâce aux nombreux arbres. Bien entendu, elle n’était pas chez elle. C’était heure de classe, elle se trouvait avec les enfants dans l’école du village. Mais l’ancienne resserre, c’était l’école d’Alvin, et de passer devant la porte lui fit penser à ses études.

Elle lui avait enseigné des choses qu’il n’avait jamais imaginé apprendre. Il s’était attendu à davantage de calcul, de lecture et d’écriture, et en un sens c’est ce qu’elle lui faisait travailler, pour sûr. Mais elle ne le faisait pas lire dans les abécédaires d’enfants, comme Arthur Stuart qui bûchait ferme tous les soirs dans la resserre à la lumière de la lampe. Non, elle parlait à Alvin d’idées auxquelles il n’aurait jamais songé et qui fournissaient matière à tous ses exercices de calcul et d’écriture.

Hier :

« La plus petite particule est un atome, avait-elle dit. Selon la théorie de Démocrite, toute chose est formée de choses plus petites, jusqu’à ce qu’on arrive à l’atome, qui est la plus petite de toutes et ne peut être divisée.

— À quoi ça r’semble ? lui avait demandé Alvin.

— Je ne sais pas. C’est trop petit pour qu’on le voie. Et toi, tu sais ?

— M’est avis qu’non. Tout c’que j’ai vu de petit, on pouvait toujours le couper en deux.

— Mais peux-tu imaginer quelque chose de plus petit ?

— Ouais, mais j’peux l’diviser aussi. »

Elle avait soupiré. « Bon, alors, Alvin, réfléchis mieux. S’il existait une chose si petite qu’on ne pourrait pas la diviser, comment serait-elle ?

— Vraiment p’tite, m’est avis. »

Mais il plaisantait. C’était un problème, et il voulait le résoudre comme il résolvait tous ses problèmes pratiques. Il avait envoyé sa bestiole dans le plancher. Comme c’était du bois, il avait découvert un vrai fouillis de cœurs brisés d’arbres autrefois vivants, aussi avait-il expédié en vitesse sa bestiole dans le fer du fourneau, pour l’essentiel constitué d’une seule matière à l’intérieur. Les petits éléments, les plus infimes parties qu’il voyait toujours distinctement, s’agitaient en une masse confuse sous l’effet de fournaise ; quant au feu, il projetait sa lumière et sa chaleur, et les éléments qui le composaient étaient si réduits, si minuscules qu’il avait du mal à les concevoir dans sa tête. Il n’avait pas vraiment vu les éléments du feu. Il les avait seulement sentis passer.

« La lumière, avait-il dit. Et la chaleur. C’est impossible de les diviser.

— Exact. Le feu n’est pas comme la terre, on ne peut pas le diviser. Mais on peut le transformer, non ? On peut l’éteindre. Il peut mourir tout seul. Et les parties qui le composent doivent par conséquent se convertir en autre chose ; ce n’étaient donc pas des atomes immuables et insécables.

— Eh ben, y a rien d’plus p’tit que ces p’tits bouts de feu, alors m’est avis qu’un atome, ça n’existe pas.

— Alvin, tu dois cesser d’être aussi empirique.

— Si j’connaissais c’que ça veut dire, je cesserais.

— Si je savais.

— Pareil.

— Tu ne pourras pas toujours répondre aux questions en te bornant à chercher la solution dans les cailloux d’à côté ou je ne sais quoi. »

Alvin avait soupiré. « Des fois, j’regrette de vous avoir dit c’que j’fais.

— Tu veux que je t’apprenne ce qu’est un Faiseur, oui ou non ?

— Oui, c’est ça que j’veux ! Et à la place vous m’parlez d’atomes, de gravité, de… Je m’fiche de ce qu’ont pu raconter ce charlatan de Newton et tous les autres ! J’veux connaître… savoir comment bâtir la… l’endroit. » Il s’était rappelé juste à temps Arthur Stuart dans son coin, qu’il mémorisait chacune de leurs paroles, voix et intonations comprises. Pas la peine de lui farcir la tête avec la Cité de Cristal.

« Ne comprends-tu pas, Alvin ? Cela fait si longtemps – des milliers d’années – que personne ne sait ce qu’est réellement un Faiseur ni ce qu’il fait. On sait seulement que de tels hommes ont existé et on connaît quelques-unes des tâches dont ils étaient capables. Changer le plomb ou le fer en or, par exemple. L’eau en vin. Ce genre d’opération.

— J’pense que l’fer en or, c’est plus facile, avait dit Alvin. Les métaux, à l’intérieur, ils contiennent en gros un seul élément. Mais l’vin… c’est une telle pagaille d’affaires différentes qu’y faudrait être un-un…» Il n’avait pas réussi à trouver de mot pour le plus grand pouvoir qu’un homme puisse détenir.

« Un Faiseur. »

C’était ça, le mot, pour sûr.

« M’est avis.

— Je te le dis, Alvin, si tu veux retrouver ce qu’accomplissaient autrefois les Faiseurs, il te faut comprendre la nature des choses. Tu ne peux pas transformer ce que tu ne comprends pas.

— Et j’comprends pas c’que j’vois pas.

— Erreur ! Complètement faux, Alvin Smith ! C’est en fait ce que tu vois qui demeure impossible à comprendre. Le monde que tu vois réellement n’est rien de plus qu’un exemple, un cas particulier. Mais les principes sous-jacents, l’ordre qui le maintient, cela reste à jamais invisible. On ne peut le découvrir que par l’imagination, précisément la partie de ton esprit la plus négligée. »

Bref, hier soir Alvin s’était mis en colère, ce qui d’après elle était le plus sûr moyen de rester idiot, à quoi il avait répondu que ça lui convenait parfaitement vu qu’il était resté en vie contre forte partie malgré son idiotie et sans son aide à elle. Puis il s’était rué dehors et avait erré en regardant les premiers flocons de la tempête qui commençaient à tomber.

Il ne marchait pas depuis longtemps lorsqu’il s’était rendu compte qu’elle avait raison et qu’il le connaissait – le savait – depuis le début. Il envoyait toujours sa bestiole pour voir ce qu’il y avait à l’intérieur de n’importe quoi, mais ensuite, au moment d’y apporter un changement, il devait penser à ce qu’il voulait que ça devienne. Il devait penser à quelque chose qui n’était pas là et en garder l’image à l’esprit ; après ça, appliquant la méthode qui était la sienne depuis sa naissance et qu’il ne comprenait toujours pas, il disait : « Tu vois ça ? Voilà comme il faut que tu sois ! » Et alors, parfois vite, parfois lentement, les éléments se déplaçaient jusqu’à se réagencer convenablement. Il s’y prenait tout le temps de cette façon-là : pour détacher un morceau d’une pierre vive, pour assembler deux bouts de bois, pour rendre le fer bien solide et droit, pour répartir la chaleur uniformément au fond du creuset. Je vois donc ce qui n’est pas là, je le vois dans mon esprit, et c’est ce qui le fait en fin de compte exister.

L’espace d’un instant, terrible et vertigineux, il s’était demandé si le monde n’existait que parce qu’il l’imaginait ainsi et s’il était vrai qu’en cessant de l’imaginer, il l’amènerait à disparaître. Évidemment, une fois ressaisi, il avait compris que s’il l’avait inventé, il n’existerait pas autant de choses bizarres ici-bas auxquelles il n’aurait jamais songé tout seul.

Peut-être alors que le monde était entièrement rêvé dans l’esprit de Dieu. Mais non, ce n’était pas ça non plus, parce que pour rêver des hommes comme l’assassin-blanc Harrison, fallait pas que Dieu soit très malin. Non, telles qu’Alvin voyait les choses, Dieu s’y prenait plus ou moins comme lui : il disait aux rochers de la terre, au feu du soleil, à tout ça, comment ils devaient être, et il les laissait faire. Mais quand Dieu disait aux gens comment il fallait qu’ils soient, eh bien, la plupart du temps ils lui répondaient par un pied de nez, ils se moquaient de lui ou ils faisaient semblant d’obéir et continuaient d’agir à leur idée. Les planètes, les étoiles et les éléments sortaient peut-être tous de l’esprit de Dieu, mais les gens avaient vraiment trop mauvais caractère… Ils ne devaient s’en prendre qu’à eux-mêmes.

Voilà où l’avaient mené ses réflexions de la veille au soir, sous la neige qui tombait : à se poser des questions sur ce qu’il ne pourrait jamais savoir. Comme se demander à quoi rêve Dieu dans le cas où il lui arrive de dormir, et si tous ses rêves se réalisent, s’il recrée toutes les nuits un nouveau monde plein de gens. Questions qui ne l’avançaient pas d’un pouce pour devenir un Faiseur.

Alors, cet après-midi-là, tout en progressant péniblement dans la neige, luttant contre le vent pour rejoindre l’auberge, il se remit à réfléchir sur la question première : à quoi ça ressemblait, un atome. Il essaya d’imaginer quelque chose de si minuscule qu’il ne pourrait pas le diviser. Mais à chaque fois qu’il se représentait une forme dans sa tête – une petite boîte, une petite boule ou n’importe quoi – eh bien, aussitôt il se voyait aussi la couper en deux.

La seule condition qui interdise de couper quelque chose en deux, c’était que ce soit si fin qu’il n’y aurait rien de plus fin. Il se représenta une pellicule si étirée qu’elle était plus mince que du papier, si mince qu’à plat elle n’existait même pas, qu’en regardant son fil du dessus on ne voyait rien. Mais même s’il ne pouvait pas la couper dans ce sens-là, il pouvait toujours imaginer qu’il la tournait d’un quart de tour et la coupait en travers, comme du papier.

Alors… et si on l’aplatissait aussi dans ce sens-là, pour n’en laisser qu’un fil d’où qu’on regarde, le fil le plus ténu dont on ait jamais rêvé ? Personne ne serait capable de le voir, pourtant il existerait quand même parce qu’il s’étendrait d’ici à là. Pour sûr, ce serait impossible de le diviser dans son épaisseur, et il n’y avait pas de surface plane comme pour une feuille de papier. Mais du moment que ce fil invisible s’étirait d’un point à un autre, quelle que soit la longueur, Alvin pouvait encore imaginer le couper en deux, et à nouveau couper en deux chacune des moitiés.

Non, quelque chose ne pourrait être assez petit pour constituer un atome que d’une seule manière : s’il n’avait aucune dimension dans aucun sens ; pas de longueur, pas de largeur, pas d’épaisseur. Ce serait ça, un atome ; seulement, ça n’existerait même pas, ça serait rien du tout. Un point sans rien dedans.

Il s’arrêta sur la galerie de l’auberge et tapa du pied pour faire tomber la neige de ses bottes, ce qui fut plus efficace que de frapper à la porte pour prévenir qu’il arrivait. Il entendit courir les pieds d’Arthur Stuart qui venait lui ouvrir, mais il ne songeait à rien d’autre qu’aux atomes. Parce que, même s’il venait de conclure à l’impossibilité de leur existence, il commençait à se dire qu’il serait encore plus insensé de refuser leur existence et d’imaginer qu’on puisse sans cesse diviser les choses en morceaux plus petits, ces morceaux en morceaux encore plus petits et ainsi de suite, indéfiniment. À la réflexion, c’était forcément l’une ou l’autre solution. Soit on arrive à l’élément qui ne peut être divisé, et c’est un atome, soit on n’y arrive jamais, et ça continue éternellement, ce qui dépassait l’entendement d’Alvin.

Il se retrouva dans la cuisine de l’auberge, Arthur Stuart sur son dos, qui jouait avec son chapeau et son écharpe. Horace Guester était parti dans la grange bourrer les nouvelles toiles à matelas des lits, alors Alvin demanda à la Peg l’autorisation d’utiliser le traîneau. Il faisait chaud dans la cuisine, et dame Guester n’avait pas l’air de bon poil. Elle lui permit de prendre le traîneau, mais il y avait un prix à payer.

« Tu sauveras la vie d’un drôle d’ma connaissance, Alvin, si t’emmènes Arthur Stuart avec toi, dit-elle, sinon j’suis sûre qu’y fera encore quèque chose qui m’portera sus les nerfs et qu’y finira dans l’pudding d’as’soir. »

Il était vrai qu’Arthur Stuart semblait d’humeur à faire des bêtises : il étranglait Alvin en lui tirant sur son écharpe et riait comme un boscot.

« On va réviser tes leçons, Arthur, dit Alvin. Épelle-moi « mourir étranglé ».

— M.O.U.R.I.R, commença Arthur Stuart, Ê.T.R.E, A.N.G.L.A.I.S. »

Malgré sa colère, dame Guester ne put se retenir d’éclater de rire, non parce qu’il avait mal épelé « étranglé » mais parce qu’il avait dit ses lettres en imitant à la perfection la voix de mademoiselle Lamer. « J’te l’garantis, Arthur Stuart, fit-elle, vaudrait mieux pas qu’mademoiselle Lamer t’entende causer d’même, sinon finie l’école.

— Tant mieux ! J’aime pas l’école ! dit Arthur.

— T’aimeras certainement plusse ça que travailler avec moi tous les jours dans la cuisine, dit dame Guester. Soleil levant soleil couché, été comme hiver, même les jours où tu vas nager.

— J’pourrais tout pareil être esclave en Appalachie ! » s’écria Arthur Stuart.

Dame Guester abandonna son ton à la fois taquin et courroucé pour se retourner, l’air grave. « Rigole pas avec ça, Arthur. Y a quèqu’un qu’est mort dans l’temps pour t’empêcher d’en être un.

— J’connais, dit Arthur.

— Non, tu connais pas, mais tu f’rais mieux d’réfléchir avant de…

— C’était ma mouman », fit Arthur.

La Peg eut soudain l’air effrayée. Elle jeta un coup d’œil à Alvin, puis elle dit : « T’occupe pas d’ça, tu veux ?

— Ma mouman, l’était un oiseau noir, fit Arthur. Elle s’a envolé très haut, pis elle a tombé par terre, elle a pas pu r’partir et elle est morte. »

Alvin vit comment dame Guester le regardait ; elle avait l’air encore plus nerveuse. Peut-être y avait-il du vrai dans cette histoire que racontait Arthur, après tout, comme quoi il avait volé. Peut-être que cette fille enterrée à côté de Vigor, peut-être qu’elle avait trouvé moyen de faire emporter son bébé par un oiseau noir. Ou peut-être qu’il ne s’agissait que d’une vision. En tout cas, dame Guester avait décidé de faire comme si de rien n’était – trop tard pour abuser Alvin, bien sûr, mais ça, elle ne le savait pas. « Ben ça, c’est une belle histoire, Arthur, dit-elle.

— C’est vrai, fit Arthur. Je m’rappelle. »

Dame Guester eut l’air encore plus catastrophée. Mais Alvin se garda bien de discuter avec Arthur de son histoire d’oiseau noir et de voyage dans les airs. La seule façon de l’arrêter, c’était de lui détourner l’esprit sur autre chose. « Tu frais mieux de t’en venir avec moi, Arthur Stuart, dit-il. T’as p’t-être eu une maman oiseau dans l’temps, mais j’ai dans l’idée qu’celle qu’est icitte dans c’te cuisine, elle va t’pétrir le dos comme d’la pâte à pain.

— Oublie pas c’que je t’ai d’mandé de m’acheter, dit la Peg.

— Oh, pas de danger. J’ai une liste, dit Alvin.

— Je t’ai rien vu écrire !

— C’est Arthur Stuart, ma liste. Montres-y, Arthur. »

Arthur se pencha tout contre l’oreille d’Alvin et brailla à lui fendre les tympans jusqu’aux chevilles : « Un bari’ d’farine blanche, deux cônes de sucre, une liv’ de poivre, une douzaine de feuilles de papier et une couple de yards de tissu pour faire une chemise à Arthur Stuart. »

Même en criant, il reproduisait la voix de sa maman.

Elle détestait de tout son cœur quand il l’imitait, et la voilà qui s’amène, une fourchette à touiller dans une main et un méchant gros couperet dans l’autre. « Bouge pas, Alvin, que j’y pique la fourchette dans la gourgonne et que j’y taille une couple d’oreilles !

— Sauve-moi ! » s’écria Arthur Stuart.

Alvin le sauva en prenant la fuite, du moins jusqu’à la porte d’en arrière. La Peg posa alors ses instruments de bouchère d’enfants et l’aida à emmitoufler Arthur Stuart dans des manteaux, des leggins, des bottes et des cache-nez, au point qu’il était presque aussi large que haut. Puis Alvin le lança par la porte dans la neige et le roula dedans du pied jusqu’à ce qu’il en soit couvert.

La Peg aboya depuis la porte de la cuisine : « C’est ça, Alvin junior, fais-le mouri’ d’froid sous les yeux d’sa mère, sacré maudit irresponsab’ d’apprenti ! »

Alvin et Arthur lui répondirent par des rires. La Peg leur recommanda d’être prudents et de rentrer avant la nuit, puis elle referma la porte à la volée.

Ils attelèrent le traîneau, le nettoyèrent de la neige fraîche tombée dedans durant la manœuvre, grimpèrent à bord et remontèrent le plaid. Ils redescendirent en premier lieu à la forgerie pour enlever le travail qu’Alvin devait livrer, principalement paumelles, ferrures et outils pour des charpentiers et bourreliers du village qui étaient en pleine saison d’activité. Puis ils prirent la direction du bourg. Ils rattrapèrent bientôt un homme qui cheminait lui aussi dans la même direction – pas très couvert, d’ailleurs, par un temps pareil. Lorsqu’ils furent à sa hauteur et virent sa figure, ils reconnurent Mock Berry, ce qui ne surprit pas Alvin.

« Montez donc dans l’traîneau, Mock Berry, j’aurai pas vot’ mort sus la conscience », dit Alvin.

À ces mots, Mock regarda Alvin comme s’il se rendait seulement compte qu’il y avait quelqu’un sur la route, malgré les chevaux qui venaient de le dépasser en renâclant et en piétinant la neige de leurs sabots. « Merci, Alvin », dit l’homme. Alvin se glissa sur le siège pour faire de la place. Mock grimpa près de lui, maladroitement parce qu’il avait les mains froides. Ce n’est qu’au moment de s’asseoir qu’il parut remarquer Arthur Stuart installé sur la banquette. Ce fut alors comme s’il recevait une gifle ; il voulut tout de suite redescendre du traîneau.

« Hé là, attendez ! fit Alvin. Me dites pas qu’vous êtes aussi bête que les Blancs du village et qu’vous refusez d’vous assire à côté d’un p’tit sang-mêlé ! Vous devriez avoir honte ! »

Mock regarda Alvin fixement pendant deux ou trois longues secondes avant de décider quoi répondre. « Doucement, Alvin Smith, tu m’connais mieux qu’ça. J’suis au courant comment ils viennent, ces drôles d’abâtardis, et j’leur en veux pas pour ce qu’un homme blanc a fait à leur maman. Mais y a un bruit qui court dans l’village sus celle qui serait la vraie mère de cet enfant-là, et c’est pas bon qu’on m’voye arriver avec lui à côté d’moi. »

Alvin la connaissait, cette rumeur : on racontait qu’Arthur était l’enfant d’Anga, la femme de Mock, et que Mock aurait refusé de garder sous son toit un gamin visiblement fils de Blanc, ce qui expliquait pourquoi dame Guester l’avait pris chez elle. Alvin savait la rumeur fausse. Mais dans un village comme Hatrack River, il valait mieux qu’on la croie plutôt qu’on soupçonne la vérité. Alvin n’aurait pas été étonné que des gens soient prêts à dénoncer Arthur comme esclave et à l’expédier dans le Sud afin de s’en débarrasser, qu’on ne revienne plus sur ces histoires d’école et autres.

« Vous tracassez pas d’ça, dit Alvin. Un jour comme aujourd’hui, personne va vous voir, et n’importe comment, Arthur a plusse l’air d’un tas d’linge que d’un p’tit bougre. Vous sauterez du traîneau dès qu’on arrivera dans l’village. » Alvin se pencha, attrapa le bras de Mock et le hissa sur le siège. « Asteure tirez l’plaid sus vous et blottissez-vous bien, j’voudrais pas vous emmener chez l’croque-mort par rapport que vous serez mort de froid.

— T’es un apprenti joliment arrogant et vétilleux, mais j’te remercie bien. » Mock remonta le plaid si haut qu’il recouvrit entièrement Arthur Stuart. Arthur brailla et le rabaissa pour garder les yeux par-dessus. Puis il lança à Mock un regard furibard qui l’aurait réduit en cendres s’il n’avait pas été aussi mouillé et gelé.

Lorsqu’ils pénétrèrent dans le bourg, ils virent beaucoup de traîneaux mais aucun de ces divertissements qui accompagnent la première grosse chute de neige. Les gens vaquaient à leurs affaires et les chevaux à l’arrêt attendaient, tapant du sabot et s’ébrouant, tout fumants dans le vent glacé. Les plus paresseux – hommes de loi, employés de bureaux et compagnie –, ils restaient tous chez eux par un temps pareil. Mais les vrais travailleurs pour qui l’ouvrage n’attendait pas, ils avaient allumé leurs feux, mis en route leurs ateliers, ouvert leurs magasins pour la vente. Alvin fit sa tournée de distribution de ferrures chez les clients qui les avait commandées. Ils apposèrent tous leur signature dans le cahier de livraisons de Conciliant ; encore un manque d’égards : le forgeron ne faisait pas confiance à Alvin pour encaisser de l’argent, comme s’il le prenait pour un apprenti de neuf ans et non de dix-huit.

Durant ces brèves commissions, Arthur Stuart resta emmitouflé dans le traîneau – Alvin ne passait jamais assez de temps à l’intérieur pour qu’il puisse se réchauffer du trajet traîneau-porte d’entrée. Mais une fois arrivés au grand magasin de Pieter Vanderwoort, ça valait la peine d’entrer et de se mettre un moment au chaud. Pieter avait pour habitude de bien pousser son poêle ; d’ailleurs Alvin et Arthur n’étaient pas les premiers à avoir eu cette idée. Deux autres gars du village s’y trouvaient déjà ; ils se chauffaient les pieds et sirotaient du thé arrosé de quelques filets d’alcool bus à la flasque pour se requinquer. Ce n’étaient pas des jeunes gens qu’Alvin fréquentait beaucoup. Il leur avait fait mordre la poussière à une ou deux reprises, mais c’était vrai de la plupart des individus mâles du village qui avaient envie de se bagarrer. Alvin savait que ces deux-là – celui avec des boutons, c’était Martin, et l’autre Marguerite (d’accord, ça fait ridicule pour qui n’est pas une vache, mais il s’appelait comme ça) – bref, Alvin savait donc ces deux gars-là du genre à aimer flanquer le feu aux chats et à raconter par-derrière des histoires dégoûtantes sur les filles. Un genre dont Alvin n’appréciait pas beaucoup la compagnie mais pour lequel il n’éprouvait pas non plus d’aversion particulière. Il leur donna donc le bonjour d’un signe de tête, et ils lui répondirent de même. L’un d’eux lui tendit sa flasque, mais Alvin la refusa d’un « non, merci », et l’autre n’insista pas.

Au comptoir, il retira une partie de ses écharpes, ce qui le soulagea car il était en sueur par en dessous ; puis il entreprit de dérouler Arthur Stuart qui se mit à tourner comme une toupie lorsqu’il tira sur le bout de chacun de ses cache-nez. Les rires d’Arthur firent sortir monsieur Vanderwoort de l’arrière-boutique ; il se mit à rire lui aussi.

« Ils sont si trognons quand ils sont p’tits, hein ? dit monsieur Vanderwoort.

— C’est lui, ma liste de commissions aujourd’hui, pas vrai, Arthur ? »

Arthur débita sa liste d’une traite, de la même voix que sa maman. « Un bari’ d’farine blanche, deux cônes de sucre, une liv’de poivre, une douzaine de feuilles de papier et une couple de yards de tissu pour faire une chemise à Arthur. »

Monsieur Vanderwoort manqua mourir de rire. « Qu’esse qu’y m’amuse, ce drôle, quand il cause comme sa mère ! »

L’un des gars près du poêle poussa un cri.

« J’veux dire sa maman adoptive, ’videmment, fit Vanderwoort.

— Oh, probab’que c’est sa vraie mère, fit Marguerite. Paraît qu’Mock Berry, il besogne dur à l’auberge ! »

Alvin serra les mâchoires et retint la réponse qui lui venait à l’esprit. Il préféra chauffer la flasque dans la main de Marguerite qui poussa un nouveau cri et la lâcha.

« Tu t’en viens derrière avec moi, Arthur Stuart, dit Vanderwoort.

— Ç’a failli m’brûler la main, marmonna Marguerite.

— Tu m’répètes ta liste p’tit à p’tit, et moi j’prends ce qu’y t’faut au fur et à m’sure », dit Vanderwoort. Alvin souleva Arthur au-dessus du comptoir et Vanderwoort le passa de l’autre côté.

« T’as dû la poser sus l’poêle, maudit couillon comme t’es, Marguerite, fit Martin. Pour qu’y t’réchauffe, tu fais bouillir ton whisky asteure, c’est ça ? »

Vanderwoort emmena Arthur dans l’arrière-boutique. Alvin prit deux ou trois biscuits secs dans un baril et approcha une chaise du feu.

« Je l’ai jamais mis à côté du poêle, dit Marguerite.

— Salut, Alvin, fit Martin.

— Salut, Martin, Marguerite, fit Alvin. Bonne journée pour les poêles.

— Bonne journée pour rien, grommela Marguerite. Des p’tits d’moricauds au palais bien fendu et des doigts brûlés.

— Qu’esse qui t’amène au village, Alvin ? demanda Martin. Et comment ça s’fait que t’as ce p’tit noiraud avec toi ? C’est-y qu’la vieille Peg Guester te l’aurait cédé ? »

Alvin continua de mâcher son biscuit. C’était une erreur d’avoir puni Marguerite pour ce qu’il avait dit tout à l’heure et ç’en serait une pire encore de vouloir recommencer. N’était-ce pas en cherchant à punir autrui qu’il avait attiré le Défaiseur sur lui l’été dernier ? Non, Alvin s’employait à réfréner ses colères, aussi ne répondit-il pas. Il se contenta de mordre dans son biscuit.

« Ce drôle, l’est pas à vendre, fit Marguerite. Tout l’monde connaît ça. Dame, d’après eux même qu’elle essaye de l’éduquer.

— Moi aussi, j’éduque mon chien, dit Martin. Tu crois que l’gamin, il a appris à faire la charité, à s’mettre en arrêt devant l’gibier ou n’importe quoi d’utile ?

— Oui, mais là, t’as un avantage, Marty, reprit Marguerite. Un chien, ç’a assez d’cervelle pour connaître qu’il est un chien, alors ça cherche pas à apprendre à lire. Mais prends un d’ces macaques sans poils : ça croit faire partie des genses, tu vois c’que j’veux dire ? »

Alvin se leva et se dirigea vers le comptoir. Vanderwoort revenait à présent, les bras chargés de marchandises, Arthur sur ses talons.

« Passe derrière le comptoir avec moi, Al, fit Vanderwoort. C’est mieux si c’est toi qui choisis l’tissu pour la chemise d’Arthur.

— J’y connais rien dans les tissus, dit Alvin.

— Ben moi, je m’y connais en tissu, mais j’connais pas les goûts d’la vieille Peg Guester, et si c’que tu ramènes, ça lui plaît pas, j’préfère qu’ce soye ta faute plutôt qu’la mienne. »

Alvin se hissa les fesses sur le comptoir et balança les jambes de l’autre bord. Vanderwoort l’emmena dans l’arrière-boutique où ils restèrent quelques minutes, le temps de choisir une flanelle écossaise qui leur paraissait convenable pour une chemise et assez solide pour qu’on réutilise les chutes en empiècements sur les vieux pantalons. Lorsqu’ils revinrent, Arthur Stuart avait rejoint Martin et Marguerite près du feu.

« Épelle « sassafras », disait Marguerite.

— Sassafras, répéta Arthur Stuart, dans sa parfaite imitation de la voix de mademoiselle Lamer. S.A.S.S.A.F.R.A.S.

— C’est ça ? demanda Martin.

— J’en ai le tchu par terre.

— Hé là, faut pas causer d’même devant un drôle, fit Vanderwoort.

— Tracassez-vous pas d’ça, dit Martin. C’est not’ ’tit moricaud à nous autres. On va pas y faire des misères.

— J’suis pas un ’tit moricaud, dit Arthur Stuart. J’suis un ’tit sang-mêlé.

— Ça, c’est ben vrai ! » La voix de Marguerite éclata si fort et monta si haut qu’elle se cassa.

Alvin commençait à en avoir assez de ces deux-là. Il parla tout doucement, et seul Vanderwoort l’entendit : « Un cri d’plusse et j’y bourre les oreilles de neige.

— Allons, te fâche pas, dit Vanderwoort. Ils font pas beaucoup d’mal.

— C’est pour ça que j’vais pas l’tuer. » Mais Alvin souriait et Vanderwoort aussi. Marguerite et Martin ne faisaient que s’amuser, et du moment que ça plaîsait à Arthur, pourquoi pas ?

Martin prit quelque chose sur une étagère et l’apporta à Vanderwoort. « C’est quoi, ce mot-là ? demanda-t-il.

— Eucalyptus, dit Vanderwoort.

— Épelle « eucalipidus », ’tit sang-mêlé, fit Martin.

— Eucalyptus, répéta Arthur. E.U.C.A.L.Y.P T.U S.

— T’entends ça ? s’écria Marguerite. L’institutrice, elle a pas de temps dans la journée pour s’occuper d’nous autres, mais v’là qu’on a sa voix qu’épelle tout ce qu’on dit.

— Épelle « tétons », fit Martin.

— Là, ça va trop loin, dit Vanderwoort. C’est qu’un gamin.

— J’voulais jusse entendre la voix de l’institutrice le dire, fit Martin.

— J’connais c’que tu voulais ; tu peux causer comme ça dans ton étable mais pas dans mon magasin. »

La porte s’ouvrit et, précédé d’une rafale de vent glacé, Mock Berry entra, l’air épuisé et à demi-gelé, ce qu’il était effectivement.

Les gars ne lui prêtèrent pas attention. « Dans mon étable, y a pas d’poêle, dit Marguerite.

— Alors l’oublie pas avant d’ouvrir ta goule », dit Vanderwoort.

Alvin observait Mock Berry qui jetait des regards en coin vers le poêle mais ne faisait rien pour s’en approcher. Personne de sensé n’aurait refusé un peu de chaleur un jour pareil, mais Mock Berry savait qu’il y avait pire que d’avoir froid. Il se dirigea donc vers le comptoir.

Vanderwoort savait forcément qu’il était là mais il continua un moment de regarder Martin et Marguerite jouer avec Arthur Stuart, sans s’occuper de lui.

« Suskwahenny, dit Marguerite.

— S.U.S K.W.A.H.E.N.N.Y, épela Arthur.

— J’gage que ce drôle, il lui suffirait de s’inscrire à un concours d’orthographe pour l’gagner, dit Vanderwoort.

— Vous avez un client », fit Alvin.

Vanderwoort se retourna, très lentement, et posa sur Mock Berry un regard dénué d’expression. Puis, d’un pas tout aussi lent, il se déplaça et s’arrêta devant lui sans un mot.

« Y m’faut jusse deux livres de farine et douze pieds d’corde d’un d’mi-pouce, dit Mock.

— Z’entendez ça ? fit Marguerite. Y veut s’blanchir la binette avant d’se pendre, pour sûr.

— Épelle « suicide », mon gars, dit Martin.

— S.U.I.C.I.D.E, fit Arthur Stuart.

— Pas d’crédit », prévint Vanderwoort.

Mock déposa quelques pièces sur le comptoir. Vanderwoort les regarda un instant. « Six pieds d’corde. »

Mock restait là sans rien dire.

Vanderwoort pareil.

Alvin savait qu’il y avait plus d’argent qu’il n’en fallait pour ce que Mock voulait acheter. Il avait du mal à croire que Vanderwoort augmentait ses prix pour un homme aussi pauvre et plus travailleur que n’importe qui au village. En fait, Alvin commençait à comprendre pourquoi Mock restait si pauvre. Il ne pouvait guère lui venir en aide, à moins de reprendre l’idée qu’Horace Guester avait autrefois appliquée pour le soutenir contre son patron Conciliant : obliger Vanderwoort à dire franchement les choses et à cesser de faire croire qu’il n’était pas si injuste que ça. Alvin reposa donc le papier que venait de lui remplir le commerçant. « J’suis désolé d’apprendre qu’y a pas d’crédit, dit-il. Je m’en retourne quérir de l’argent chez dame Guester. »

Vanderwoort regarda Alvin. Maintenant, soit il envoyait Alvin chercher l’argent, soit il avouait carrément qu’on faisait crédit aux Guester mais pas à Mock Berry.

Bien entendu, il opta pour une troisième solution. Sans un mot, il se rendit dans l’arrière-boutique et pesa la farine. Puis il mesura douze pieds de corde d’un demi-pouce. Vanderwoort avait la réputation de faire bonne mesure. Mais il avait aussi celle de pratiquer des prix corrects, ce qui expliquait la stupeur d’Alvin de le voir agir différemment avec Mock Berry.

Mock prit sa corde, sa farine et se dirigea vers la sortie.

« Vot’ monnaie », fit Vanderwoort.

Mock pivota, dissimulant mal sa surprise. Il revint et regarda Vanderwoort lui aligner une pièce de dix et trois autres d’un sou sur le comptoir. Après un instant d’hésitation, il les rafla d’un revers de main et les laissa tomber dans sa poche. « Merci, m’sieur », dit-il. Puis il ressortit dans la froidure.

Vanderwoort se tourna vers Alvin, l’air en colère, ou peut-être seulement irrité. « J’peux pas faire crédit à tout l’monde. »

Évidemment, Alvin lui aurait bien répliqué qu’il pouvait au moins demander le même prix aux Noirs qu’aux Blancs, mais il ne voulait pas se faire un ennemi de monsieur Vanderwoort, plutôt brave homme en définitive. Alvin se fendit donc d’un sourire amical. « Oh, j’connais qu’ vous pouvez pas, dit-il. Eux autres, les Berry, ils sont presque aussi pauvres que moi. »

Vanderwoort se détendit, ce qui signifiait qu’il tenait davantage à garder l’estime d’Alvin qu’à prendre une revanche pour avoir été mis dans l’embarras. « Faut comprendre, Alvin, c’est pas bon pour l’commerce s’y s’amènent icitte à tout bout d’champ. Il gêne pas l’monde, ton p’tit sang-mêlé – ils sont trognons quand ils sont tout p’tits –, mais ça fait fuir les genses, s’ils se disent qu’ils risquent d’en trouver un chez moi.

— J’connais qu’Mock Berry a toujours tenu sa parole, fit Alvin. Et personne a jamais dit qu’il avait volé, flemmardé ou n’importe quoi.

— Non, personne a jamais été raconter ce genre d’histoires sus lui.

— J’suis content d’connaître qu’on fait tous les deux partie d’vos clients, dit Alvin.

— Hé, r’garde-moi ça, Marguerite, fit Martin. J’crois que l’apprenti Alvin est mort et qu’il a viré prêcheur pour nous autres. Épelle « révérend », mon gars.

— R.É.V.É.R.E.N.D. »

Vanderwoort dut penser qu’il risquait d’y avoir du vilain et chercha donc évidemment à détourner la conversation. « Comme je disais, Alvin, ce p’tit sang-mêlé est sûrement l’meilleur épeleux du pays, tu crois pas ? C’que j’voudrais connaître c’est : pourquoi il irait pas s’inscrire au concours d’orthographe du comté qu’a lieu la semaine prochaine ? J’ai l’impression qu’y ferait gagner l’championnat à Hatrack River. Il pourrait même gagner l’championnat d’État, si tu veux mon avis.

— Épelle « championnat », demanda Marguerite.

— M’zelle Lamer m’a jamais appris c’mot-là, dit Arthur Stuart.

— Essaye quand même, dit Alvin.

— C.H.A.M.P, commença Arthur, I.O.N.A.

— Ça m’paraît bon, dit Marguerite.

— Ça montre que t’y connais pas grand-chose, fit Martin.

— Tu peux faire mieux, toi ? lança Vanderwoort.

— C’est pas moi qui vais faire l’championnat d’orthographe, répondit Martin.

— C’est quoi, un championnat d’orthographe ? demanda Arthur Stuart.

— Faut qu’on parte », dit Alvin, car il savait pertinemment qu’Arthur Stuart n’était pas un élève régulièrement admis à l’école primaire de Hatrack River et donc qu’il n’avait aucune chance de participer au moindre championnat d’orthographe. « Oh, monsieur Vanderwoort, j’vous dois deux biscuits que j’ai mangés.

— J’fais pas payer les amis pour un couple de biscuits, dit Vanderwoort.

— J’suis fier de connaître que j’fais partie d’vos amis », dit Alvin. Et il le pensait ; seul un brave homme, pris en flagrant délit de mauvaise action, pouvait ensuite se rattraper et traiter en ami celui qui l’avait mis devant sa faute.

Alvin remmaillota Arthur Stuart dans ses cache-nez, puis se remmitoufla de même et replongea dans la neige, portant cette fois tous les achats faits chez Vanderwoort dans un grand sac de toile. Il fourra le sac sous le siège du traîneau pour que la neige ne tombe pas dessus. Il souleva ensuite Arthur Stuart, l’installa à sa place et grimpa à son tour. Les chevaux avaient l’air bien contents de repartir – ils attrapaient de plus en plus froid à rester comme ça dans la neige sans bouger.

Sur le chemin du retour vers l’auberge, ils trouvèrent Mock Berry et le ramenèrent chez lui. L’homme ne dit pas un mot sur l’incident du magasin, mais Alvin savait qu’il n’en appréciait pas moins son geste. Dans son idée, Mock Berry se sentait honteux de devoir à la seule intervention d’un apprenti de dix-huit ans d’avoir eu bonne mesure à un prix honnête dans le magasin de Vanderwoort – tout ça parce que le jeune homme était blanc. Pas le genre de chose dont on aime parler.

« Donnez bien l’bonjour à dame Berry, dit Alvin tandis que Mock sautait du traîneau à l’entrée du chemin de sa maison.

— J’y manquerai pas, fit Mock. Et merci de m’avoir ramené. » Au bout de six pas, il avait disparu dans les bourrasques de neige. La tempête empirait de minute en minute.

Une fois les courses déposées à l’auberge, il était presque l’heure pour Alvin et Arthur d’aller prendre leur leçon chez mademoiselle Lamer, aussi se dirigèrent-ils vers la resserre en se lançant des boules de neige en cours de route. Alvin s’arrêta à la forge pour donner le cahier de livraisons à Conciliant. Mais le forgeron avait dû partir tôt parce qu’il n’y était pas ; Alvin rangea le cahier sur l’étagère près de la porte, où Conciliant saurait bien le chercher. Puis Arthur et lui reprirent leur bataille de boules de neige jusqu’au retour de mademoiselle Lamer.

Le docteur Whitley Physicker la ramenait dans son traîneau couvert et il descendit de son siège pour l’accompagner jusqu’à sa porte. Lorsqu’il s’aperçut de la présence d’Alvin et d’Arthur qui attendaient, il parut un peu ennuyé. « Ne croyez-vous pas, jeunes gens, que mademoiselle Lamer a suffisamment donné de leçons par une journée pareille ? »

Mademoiselle Lamer posa une main sur le bras du docteur Physicker. « Merci de m’avoir ramenée chez moi, docteur Physicker, dit-elle.

— J’aimerais que vous m’appeliez Whitley.

— Vous êtes bien aimable, docteur, mais je crois que votre titre honorifique me convient mieux. Quant à ces élèves, c’est par mauvais temps que je les fais le mieux travailler, je m’en suis aperçue, car ils ne rêvassent pas d’aller nager à la mare.

— Pas moi ! cria Arthur Stuart. Comment vous épelez « championnat » ?

— C.H.A.M.P.I.O.N.N.A.T, fit mademoiselle Lamer. Où as-tu bien pu entendre ce mot ?

— C.H.A.M.P.I.O.N.N.A.T, répéta Arthur Stuart… avec la voix de mademoiselle Lamer.

— Ce gamin est vraiment remarquable, dit Physicker. Un oiseau moqueur, je dirais.

— Un oiseau moqueur reproduit le chant, dit mademoiselle Lamer, mais il ne le comprend pas. Arthur Stuart répète peut-être les lettres avec ma voix, mais il connaît réellement le mot et il peut le lire ou l’écrire quand il le veut.

— J’suis pas un oiseau moqueur, dit Arthur Stuart. J’suis un championnat d’orthographe. »

Le docteur Physicker et mademoiselle Lamer échangèrent un regard dont Alvin ne comprit pas à première vue tout le sens.

« Très bien, fit le docteur Physicker. Étant donné que je l’ai effectivement inscrit en tant qu’élève particulier – sur votre insistance –, il pourra participer au championnat d’orthographe du comté. Mais n’espérez pas le mener plus loin, mademoiselle Lamer !

— Vos raisons sont toutes excellentes, docteur Physicker, et je suis donc d’accord. Cependant, mes raisons…

— Vos raisons sont les plus fortes, mademoiselle Lamer. Et je ne peux m’empêcher de me réjouir à l’avance de la consternation de ceux qui ont insisté pour l’écarter de l’école, quand ils le verront faire aussi bien que des enfants du double de son âge.

— Consternation, Arthur Stuart, dit mademoiselle Lamer.

— Consternation, répéta Arthur. C.O.N.S.T.E.R.N.A.T.I.O.N.

— Bonsoir, docteur Physicker. Entrez, jeunes gens. C’est l’heure de la classe. »

* * *

Arthur Stuart remporta le championnat d’orthographe grâce au mot « commémoration ». Puis mademoiselle Lamer le retira aussitôt de toute compétition ultérieure ; un autre enfant le remplacerait pour l’épreuve d’État. En conséquence, on ne parla guère de lui, sauf entre habitants du pays. Et aussi dans un bref article du journal de Hatrack River.

Le shérif Pauley Wiseman plia la page du journal, adjointe d’un petit billet, et glissa le tout dans une enveloppe adressée au révérend Philadelphia Thrower, Croisade des Droits de Propriété, 44, rue Harrison, Carthage City, Wobbish. Il fallut deux semaines avant que Thrower ne déplie cette page de journal sur son bureau, en même temps que le billet qui disait simplement :

Enfant arrivé durant l’été 1811, âgé de quelques semaines à vue de nez. Reste à l’auberge d’Horace Guester, Hatrack River.

Adoption vaut rien m’est avis si le gamin est un marronneur.

Pas de signature, mais Thrower en avait l’habitude sans pour autant le comprendre. Pourquoi chercher à dissimuler son identité quand on participe à une œuvre de justice ? Il écrivit à son tour une lettre qu’il envoya dans le Sud.

Un mois plus tard, Chicaneau Planteur lut la lettre à deux pisteurs. Puis il leur tendit les capsules qu’il avait conservées toutes ces années, celles d’Hagar et de son enfant Ishmael qu’elle lui avait volé. « On sera d’retour avant l’été, dit le pisteur aux cheveux bruns. S’il est à vous, on l’aura.

— Alors vous aurez gagné votre salaire, avec une belle prime en plus », dit Chicaneau Planteur.

XVIII

Les menottes

Au début du printemps, deux mois avant qu’Alvin prenne ses dix-neuf ans, Conciliant Smith vint le trouver et lui dit : « Va être temps d’commencer un ouvrage de réception pour passer compagnon, Al, tu crois pas ? »

Ces mots chantèrent comme le chant de l’oiseau rouge aux oreilles d’Alvin, qui ne put guère répondre que par un hochement de tête.

« Alors, qu’esse t’as idée d’faire ? demanda le patron.

— J’pensais à p’t-être un soc de charrue, dit Alvin.

— Ça prend beaucoup d’fer. Faut un moule parfait, et c’est pas facile d’en fabriquer un. Tu m’demandes de risquer une masse de métal, mon gars.

— Si j’y arrive pas, vous pourrez toujours le r’fondre. »

Comme ils savaient l’un et l’autre qu’Alvin avait autant de chances d’échouer que de s’envoler dans les airs, la discussion n’avait guère d’objet, c’était seulement un reste de cette attitude affectée de Conciliant qui voulait faire croire qu’Alvin ne valait pas grand-chose comme forgeron.

« M’est avis, dit Conciliant. Fais ton soc au mieux, mon gars. Dur mais pas trop cassant. Assez lourd pour s’enfoncer profond mais assez léger pour être tiré. Assez effilé pour trancher la terre et assez solide pour écarter tous les cailloux.

— Oui, m’sieur. » Alvin avait assimilé les règles de fabrication des outils depuis l’âge de douze ans.

Il y avait d’autres règles qu’Alvin avait l’intention de respecter. Il devait se prouver à lui-même qu’il était bon ouvrier, pas seulement un Faiseur inexpérimenté, ce qui voulait dire qu’il ne se servirait pas de son talent, uniquement des qualités propres à tout forgeron : sûreté de l’œil, vigueur du bras, coup de main et connaissance du métal noir.

Travailler sur un ouvrage de réception impliquait de délaisser toute autre besogne jusqu’au résultat final. Pour cette tâche-là, Alvin partit de zéro, comme tout bon compagnon. Pas d’argile ordinaire pour le moule ; il remonta la Hatrack afin de trouver la meilleure argile blanche ; l’intérieur du moule serait net, sans aspérités, et ne gauchirait pas. Le façonner nécessitait de se représenter les objets à l’envers, mais Alvin n’avait aucun mal avec les formes. Il tassa et lissa l’argile en place sur le cadre de bois sans cesser d’imaginer comment les différentes parties du moule donneraient le profil de soc au fer qui se refroidirait. Il étuva ensuite le moule afin de le rendre bien sec et dur, prêt à recevoir le métal.

Le métal en question, il le récupéra dans le tas de ferraille ; puis il le décapa soigneusement à la lime pour le débarrasser entièrement des saletés et de la rouille. Il récura aussi le creuset. Alors seulement, il fut prêt à fondre et à couler. Il ralluma le feu de charbon, actionna lui-même le soufflet, leva et abaissa la branloire comme aux premiers temps de son apprentissage. Le fer finit par virer au blanc pur dans le creuset, et le feu brûlait si ardent qu’il devenait difficile de s’en approcher. Mais il s’en approcha quand même, les pinces à la main, et retira le creuset de la forge avant de le transporter jusqu’au moule et de l’y déverser. Le fer jeta des étincelles, dans une lumière aveuglante, mais le moule tint bon, il ne se brisa pas ni ne se déforma sous l’effet de la chaleur.

Remettre le creuset au feu. Enfoncer les autres parties du moule en place. Doucement, régulièrement, sans éclaboussures. Il avait parfaitement estimé la quantité de métal en fusion nécessaire : quand la dernière partie de la forme glissa en position, il n’y en eut qu’un petit peu à s’échapper uniformément sur les bords tout autour, prouvant qu’il avait vu juste, pour ainsi dire sans perte.

Voilà, c’était fait. Ne restait plus qu’à attendre que ça refroidisse et durcisse. Demain il saurait ce qu’il avait réalisé.

Demain, Conciliant Smith verrait le soc, il traiterait Alvin en homme, en compagnon, libre de travailler dans n’importe quelle forge quand bien même il ne serait pas encore prêt à embaucher ses propres apprentis. Ça faisait pourtant des années qu’il se sentait prêt, Alvin. Il ne priverait Conciliant que de quelques semaines sur ses sept ans de service ; c’était ce moment qu’il avait attendu, pas ce soc de charrue.

Non, le vrai travail de réception d’Alvin au statut de compagnon était encore à venir. Lorsque Conciliant aurait déclaré le soc satisfaisant, il resterait alors à Alvin une autre tâche à accomplir.

* * *

« Je m’en vais l’changer en or », dit Alvin.

Mademoiselle Lamer leva un sourcil. « Et ensuite ? Comment expliqueras-tu aux gens ton soc d’or ? Tu leur raconteras que tu l’as trouvé ? Que tu avais comme par hasard un peu d’or qui traînait et que tu t’es dit : juste ce qu’il me faut pour faire un soc de charrue ?

— C’est vous qui m’avez dit qu’un Faiseur, c’était çui qui pouvait virer l’fer en or.

— Oui, mais il n’est pas pour autant sage de passer à l’acte. » Mademoiselle Lamer sortit de la forge surchauffée dans l’air immobile de la fin d’après-midi. Il y faisait un peu plus frais mais à peine : la première chaude soirée du printemps.

« Ça sera plusse que de l’or, dit Alvin. En tout cas, ça sera pas de l’or normal.

— L’or ordinaire ne te suffit pas ?

— L’or, c’est mort. Comme le fer.

— Ce n’est pas mort. C’est simplement… de la terre sans feu. N’ayant jamais été vivant, ce ne peut être mort.

— C’est vous qui m’avez dit que si j’pouvais imaginer quèque chose, alors p’t-être que j’arriverais à l’faire exister.

— Et tu peux imaginer de l’or vivant ?

— Un soc qui fend la terre sans qu’y ait d’bœuf pour le tirer. »

Elle ne répondit rien mais ses yeux étincelèrent.

« Si j’arrivais à faire ça, m’zelle Lamer, est-ce qu’à votre avis ça serait pas comme un diplôme de votre école de Faiseurs ?

— Je dirais que tu n’es plus un apprenti Faiseur.

— C’est bien c’que j’pensais, m’zelle Lamer. Compagnon forgeron et compagnon Faiseur, les deux d’un coup, si j’peux.

— Et le peux-tu ? »

Alvin fit oui de la tête puis haussa les épaules. « J’crois. C’est rapport à c’que vous m’avez dit sus les atomes, en janvier.

— Je pensais que tu ne t’y intéressais plus.

— Dame si. J’me suis sans arrêt demandé : à quoi ça ressemble, ce qu’on peut pas diviser en morceaux plus petits ? Et alors je m’suis dit : ben, tant qu’y a des dimensions, on peut diviser. Donc, un atome, c’est juste un point, un point précis, sans dimensions.

— Le point géométrique d’Euclide.

— Oui, parfaitement, sauf, vous l’avez dit, que sa géométrie, c’était de l’imaginaire, alors que ça, c’est réel.

— Mais s’il n’y a pas de dimensions, Alvin…

— C’est c’que j’ai pensé : si y a pas de dimensions, alors c’est rien. Mais c’est pas rien. C’est une position. Et alors je m’suis dit : non, c’est pas une position – il occupe une position. Si vous voyez la différence. Un atome peut être quèque part, un pur point géométrique comme vous avez dit, mais du coup il peut bouger. Alors, vous comprenez, il occupe pas seulement une position, il a un passé et un futur. Hier il était là-bas, aujourd’hui il est icitte, demain il sera plus loin.

— Mais ce n’est pas quelque chose, Alvin.

— Oui, j’connais, c’est pas quèque chose. Mais c’est pas rien, d’même.

— Ce n’est pas. Non plus.

— J’connais ces affaires de grammaire, m’zelle Lamer, mais j’ai aut’ chose à penser pour le moment.

— Ta grammaire ne sera jamais bonne si tu n’appliques pas les règles même quand tu penses à autre chose. Mais passons.

— Écoutez, j’ai réfléchi, si cet atome a pas de dimensions, comment dire où y s’trouve ? Il donne pas d’lumière, par rapport qu’y a pas de feu à l’intérieur. Alors voilà où j’suis arrivé : supposez qu’cet atome a pas de dimensions mais qu’il a quand même un genre de pensée. Une espèce de toute petite intelligence, juste assez pour connaître où il s’trouve. Et le seul pouvoir qu’il a, c’est d’se déplacer ailleurs et d’connaître où il s’trouve à ce moment-là.

— Comment est-ce possible, une mémoire dans quelque chose qui n’existe pas ?

— Essayez de l’supposer ! Mettons qu’y en a des milliers à s’promener, qui vont dans tous les sens. Comment un seul d’entre eux peut dire où il s’trouve ? Vu que tous les autres bougent n’importe comment, rien de c’qui l’entoure reste pareil. Mais supposez asteure que quèq’un s’amène – et là, c’est à Dieu que j’pense –, quèqu’un capable de leur indiquer comment s’placer. Comment s’tenir tranquilles. Comme s’il leur disait : toi, là, t’es l’centre, et vous autres, vous restez tout l’temps à la même distance de lui. Du coup, on obtient quoi ? »

Mademoiselle Lamer réfléchit un instant. « Une sphère creuse. Une boule. Mais toujours composée de rien, Alvin.

— Mais vous voyez donc pas ? C’est ça qui m’a fait comprendre que c’était la vérité. J’veux dire, si y a une chose que j’ai retenue en regardant à l’intérieur des objets, c’est que tout est surtout composé de vide. Cette enclume, elle a l’air pleine, non ? Eh ben moi, j’vous dis qu’elle contient quasiment qu’du vide. Juste quèques p’tits morceaux d’fer qui pendouillent à distance les uns des autres, qui forment une figure. Mais l’gros de l’enclume, c’est l’espace vide entre eux. Vous comprenez pas ? Ces p’tits morceaux agissent comme les atomes en question. Alors disons que l’enclume, c’est comme une montagne ; seulement quand vous vous approchez tout près, vous voyez qu’elle est faite de graviers. Et quand vous ramassez un gravier, il s’effrite dans vot’ main et vous voyez que c’est d’la poussière. Et si vous pouviez prendre un seul grain de poussière, vous verriez qu’il est pareil qu’la montagne, fait de graviers encore plus petits, et ainsi d’suite.

— Tu me dis que les objets solides que nous voyons ne sont en réalité rien d’autre que des illusions. De petits riens qui forment de minuscules sphères, qui s’assemblent pour former tes petits morceaux, qui en forment des plus gros, qui forment l’enclume…

— Seulement, y a bien plusse d’étapes intermédiaires, m’est avis. Vous voyez pas ? Ça explique tout. Pourquoi y m’suffit d’imaginer une nouvelle forme, un nouveau motif ou un nouvel ordre et d’me l’re-présenter en esprit pour que, si j’y pense fort et clair, quand je commande aux p’tits morceaux d’changer, eh ben… ils m’obéissent ? Parce qu’ils sont vivants. Ils sont p’t-être tout p’tits et pas très malins, mais si j’leur montre comme il faut, ils arrivent à l’faire.

— C’est trop bizarre pour moi, Alvin. Penser qu’en réalité tout n’est rien.

— Non, m’zelle Lamer, vous passez à côté de l’idée. L’idée, c’est que tout est vivant. Que tout est fait d’atomes vivants qui obéissent aux ordres que Dieu leur a donnés. Et en suivant ses ordres, eh ben, certains deviennent de la lumière et d’la chaleur, d’autres du fer, de l’eau, de l’air, ou même not’ peau et nos os. Toutes ces choses sont réelles… alors tous les atomes sont réels eux aussi.

— Alvin, je t’ai parlé des atomes parce qu’il s’agissait d’une théorie intéressante. Les plus grands penseurs de notre temps ne croient pas que de telles particules existent.

— Faites excuse, m’zelle Lamer, mais les plus grands penseurs ont jamais vu c’que moi j’ai vu, alors ils y connaissent pas tripette. J’vous l’dis, c’est la seule idée que j’ai trouvée et qui explique tout : c’que j’vois et c’que j’fais.

— Mais d’où viennent-ils, ces atomes ?

— Ils viennent pas d’quèque part. Ou plutôt, p’t-être qu’ils viennent de partout. P’t-être que ces atomes, ils sont là, comme ça. Qu’ils ont toujours été là, qu’ils seront toujours là. On peut pas les diviser. Ils peuvent pas mourir. On peut pas les fabriquer ni les casser. Ils sont éternels.

— Alors Dieu n’a pas créé le monde.

— Bien sûr que si. Les atomes, c’était rien, jusse des p’tits espaces qui comprenaient même pas où ils s’trouvaient. C’est Dieu qui leur a donné leur place à tous, comme ça, Dieu connaissait où ils étaient, et eux aussi ; et ils composent tout c’que contient l’univers. »

Mademoiselle Lamer y réfléchit très longtemps. Alvin ne bougeait pas, il l’observait et attendait. Il savait que son explication était bonne, en tout cas meilleure que toutes celles qu’il avait jamais entendues ou imaginées jusque-là. À moins qu’elle n’y découvre une faille. Elle lui avait si souvent fait le coup au cours de l’année : elle mettait le doigt sur un détail qu’il avait oublié, une quelconque raison qui démolissait son idée. Il attendait donc qu’elle trouve quelque chose. Quelque chose qui clochait.

Peut-être aurait-elle trouvé. Seulement, alors qu’elle réfléchissait, comme ça, devant la forge, ils entendirent le galop de chevaux qui montaient la route venant du village. Évidemment, ils regardèrent dans cette direction pour savoir qui s’en venait avec une telle hâte.

Il s’agissait du shérif Pauley Wiseman et de deux hommes qu’Alvin voyait pour la première fois. La voiture du docteur Physicker les suivait, conduite par le vieux Po Doggly. Et ils n’allèrent pas plus loin. Ils s’arrêtèrent là, dans le tournant de la forge.

« Mademoiselle Lamer, dit Pauley Wiseman. Arthur Stuart est dans l’coin ?

— Pourquoi cette question ? fit mademoiselle Lamer. Qui sont ces hommes ?

— Il est là », dit l’un des deux, celui aux cheveux blancs. Il tenait une toute petite boîte entre le pouce et l’index. Les deux étrangers regardèrent la boîte puis levèrent la tête vers la resserre sur la colline. « Là-haut », ajouta l’homme aux cheveux blancs.

— Y vous faut d’aut’ preuves ? » demanda Pauley Wiseman. Il s’adressait au docteur Physicker qui était descendu de sa voiture et restait immobile, l’air furibond, impuissant et tout retourné.

« Des pisteurs, souffla mademoiselle Lamer.

— C’est ça, fit celui aux cheveux blancs. Vous avez un marronneur là-haut, m’dame.

— Ce n’en est pas un, dit-elle. C’est un de mes élèves, légalement adopté par Horace et Margaret Guester…

— On a une lettre de son propriétaire, avec sa date de naissance, et on a sa capsule, là ; c’est bien lui. On est assermentés et habilités, m’dame. Ce qu’on trouve, on l’prend. C’est la loi, et si vous vous en mêlez, vous faites obstruction. » L’homme parlait d’une voix tout à fait aimable, tranquille et polie.

« Ne vous inquiétez pas, mademoiselle Lamer, dit le docteur Physicker. J’ai déjà un mandat du maire, et ça le met à l’abri jusqu’au retour du juge demain.

— À l’abri en prison, bien entendu, dit Pauley Wiseman. On tient pas à ce qu’y en ait qu’essayent de s’enfuir avec lui, hein, pas vrai ?

— Ça s’rait pas très malin d’leur part, dit le pisteur aux cheveux blancs. On les suivrait. Et après, probab’ qu’on les abattrait comme des voleurs en fuite avec le bien d’autrui.

— Vous n’avez même pas prévenu les Guester, je parie ! fit mademoiselle Lamer.

— Comment est-ce que j’aurais pu ? dit le docteur Physicker. Il a fallu que je reste avec eux, pour m’assurer qu’ils ne le prendraient pas comme ça.

— On applique la loi, dit le pisteur aux cheveux blancs.

— Le v’là », fit l’autre aux cheveux bruns.

Arthur Stuart se tenait dans l’encadrement de la porte de la resserre. « Reste où t’es, mon gars ! brailla Pauley Wiseman. Si tu bouges le p’tit doigt, mon fouet t’met en marmelade !

— Ce n’est pas la peine de le menacer », dit mademoiselle Lamer. Mais il n’y avait plus personne pour l’écouter, ils remontaient tous la colline en courant.

« Ne lui faites pas de mal ! cria le docteur Physicker.

— S’y s’sauve pas, on lui f’ra pas d’mal, dit le pisteur aux cheveux blancs.

— Alvin, dit mademoiselle Lamer. Ne fais pas cela.

— Ils prendront pas Arthur Stuart.

— Ne te sers pas de ton talent de cette façon-là. Pas pour faire du tort à quelqu’un.

— J’vous dis…

— Réfléchis, Alvin. Nous avons jusqu’à demain. Peut-être que le juge…

— L’mettra en prison !

— S’il arrive quoi que ce soit à ces pisteurs, les nationaux interviendront pour faire respecter le Traité des Esclaves en fuite. Tu me comprends ? Il ne s’agit pas d’un crime local, comme un meurtre. On t’emmènerait en Appalachie pour y être jugé.

— J’peux pas rien faire.

— Cours avertir les Guester. »

Alvin n’hésita qu’un instant. S’il n’avait tenu qu’à lui, il leur aurait brûlé les mains avant qu’ils ne s’emparent d’Arthur. Mais ils entouraient déjà le gamin, et leurs doigts lui enserraient les bras. Mademoiselle Lamer avait raison. Ce qu’il fallait, c’était trouver un moyen d’obtenir définitivement la liberté d’Arthur et non commettre une bêtise qui ne ferait qu’aggraver les choses.

Alvin courut chez les Guester. Il fut étonné de la façon dont ils prirent la nouvelle : comme s’ils n’avaient cessé de s’y attendre depuis sept ans. Les aubergistes se regardèrent et, sans un mot, la Peg se mit à préparer un baluchon de vêtements : les siens et ceux d’Arthur Stuart.

« Pourquoi elle met son linge à elle ? » demanda Alvin.

Horace sourit, d’un sourire contraint. « Elle va pas laisser Arthur passer une nuit en prison tout seul. Elle va donc s’faire enfermer avec lui. »

Alvin comprenait, mais c’était bizarre d’imaginer des gens comme Arthur Stuart et la Peg Guester en prison.

« Et vous, qu’esse vous allez faire ? demanda-t-il.

— Charger mes fusils, dit Horace. Et quand ils s’en iront, j’les suivrai. »

Alvin lui répéta ce que mademoiselle Lamer avait dit à propos des nationaux qui viendraient si quelqu’un portait la main sur un pisteur.

« C’est quoi, l’pire qu’y peuvent me faire ? Me pendre. J’vais te dire, j’aimerais mieux être pendu plutôt qu’vivre dans c’te maison un jour de plusse s’ils emmènent Arthur Stuart et que j’fais rien pour les en empêcher. Et j’peux y arriver, Alvin. Bon sang, mon gars, j’ai bien dû sauver cinquante marronneux dans ma vie. Po Doggly et moi, on les ramassait de ce côté-ci d’la rivière et on les envoyait à l’abri au Canada. On l’faisait tout l’temps. »

Alvin n’était nullement surpris d’apprendre qu’Horace Guester était abolitionniste – et pas un causeux.

« J’te dis ça, Alvin, par rapport que j’ai b’soin que tu m’donnes un coup d’main. J’suis tout seul et ils sont deux. Y a personne à qui j’peux faire confiance ; Po Doggly, il est pas venu avec moi dans une affaire pareille depuis une éternité, et j’connais plus d’quel bord il est. Mais toi… j’connais qu’tu peux garder un secret et j’connais que t’aimes Arthur Stuart presqu’autant que l’aime ma femme. »

La façon dont il le dit fit hésiter Alvin. « Et vous, vous l’aimez pas, m’sieur ? »

Horace regarda Alvin comme s’il était fou. « Ils vont pas m’enlever un p’tit sang-mêlé de sous mon toit, Al. »

Dame Guester descendit alors l’escalier, un paquet sous chaque bras dans des sacs de sa confection. « Conduis-moi au village, Horace Guester. »

Ils entendirent passer les chevaux sur la route, dehors.

« C’est sûrement eux, dit Alvin.

— Te fais pas d’tracas, Peg, dit Horace.

— Pas m’faire de tracas ? » La Peg se tourna vers lui, furieuse. « Cette histoire peut guère finir que de deux manières, Horace. Ou bien j’perds mon fils qui d’vient esclave dans l’Sud, ou bien mon imbécile de mari s’fait tuer en essayant de l’sauver. Dame sûr, j’vais pas m’faire de tracas. » Puis elle éclata en sanglots et étreignit Horace si fort que de voir ça, Alvin en eut le cœur brisé.

Ce fut lui qui conduisit dame Guester au village dans le chariot de l’auberge. Il resta près d’elle jusqu’à ce qu’elle finisse, à force d’insistance, par convaincre Pauley Wiseman de la laisser passer la nuit dans la cellule ; il lui demanda néanmoins de jurer – serment douloureux – de ne pas essayer de sortir en douce Arthur Stuart de la prison avant l’heure.

Tandis qu’il ouvrait le chemin vers la cellule, Pauley Wiseman dit : « Vous avez pas d’peur à avoir, dame Guester. Son maître est sûr’ment un vaillant homme. Les genses de par icitte, y s’font une mauvaise idée de l’esclavage, m’est avis. »

La réponse fusa : « C’est-y qu’vous voulez y aller à sa place, Pauley ? Pour voir comme c’est agréable ?

— Moi ? » Pareille pensée lui semblait incongrue. « Moi, j’suis blanc, dame Guester. L’esclavage, c’est pas ma condition naturelle. »

Alvin fit glisser les clés des doigts de Pauley.

« J’deviens maladroit, pour sûr », dit Pauley Wiseman.

Le pied de dame Guester se posa spontanément sur l’anneau du trousseau.

« Soulevez donc vot’ pied, dame Guester, dit le shérif, sinon j’vous inculpe de complicité, sans parler d’rébellion. »

Elle déplaça le pied. Le shérif ouvrit la porte. La Peg la franchit et enveloppa Arthur Stuart dans ses bras. Alvin regarda Pauley Wiseman refermer et verrouiller la porte derrière eux. Puis il s’en retourna.

* * *

Alvin brisa le moule pour l’ouvrir et gratta l’argile qui restait accrochée à la surface du soc. Le fer était égal et dur ; un bon soc, digne des meilleurs qu’il avait vu mouler jusque-là. Il chercha à l’intérieur et n’y découvrit aucune paille, en tout cas aucune assez grosse pour gâter le métal. Il lima et ponça, ponça et lima jusqu’à ce qu’il soit tout lisse, la lame aiguisée comme s’il comptait s’en servir dans une boucherie et non dans un champ quelque part. Il le posa sur l’établi. Puis il s’assit et attendit, pendant que le soleil se levait et que le reste du monde s’éveillait.

Conciliant descendit à l’heure de chez lui et examina le soc. Mais Alvin ne le vit pas car il dormait. Conciliant le réveilla juste assez pour le faire remonter à la maison.

« Pauvre garçon, dit Gertie. J’gage qu’il est même pas allé s’coucher de toute la nuit. J’gage qu’il est allé à la forge et qu’il a travaillé sus c’te bêtise de soc depuis hier au soir.

— L’soc a l’air bon.

— Il est parfait, j’gage, connaissant Alvin. »

Conciliant grimaça. « Qu’esse t’y connais en ferronnerie ?

— J’connais Alvin et j’te connais.

— Curieux gars. C’est pourtant vrai, non ? Il fait son meilleur ouvrage quand il reste debout toute la nuit. » Conciliant avait même de l’affection dans la voix en disant cela. Mais Alvin dormait alors dans son lit et ne l’entendit pas.

« Il y tient tant, à ce p’tit sang-mêlé, dit Gertie. Pas étonnant qu’il ait pas pu dormir.

— Il dort asteure, fit Conciliant.

— Imagine un peu, envoyer Arthur Stuart en esclavage, à son âge.

— La loi, c’est la loi, dit Conciliant. J’peux pas dire que ça m’enchante, mais faut vivre selon la loi, sinon où on va ?

— Toi et ta loi, fit Gertie. J’suis bien contente de pas habiter de l’aut’ côté de l’Hio, Conciliant ; j’suis sûre que t’aimerais mieux avoir des esclaves plutôt qu’des apprentis… si tu connais la différence entre les deux. »

C’était une déclaration de guerre pure et simple, comme ils s’en lançaient continuellement, et ils étaient mûrs pour un nouvel échange de cris, de coups et de vaisselle cassée ; seulement Alvin ronflait au-dessus, dans la soupente, alors Gertie et Conciliant se contentèrent d’échanger des regards haineux et de laisser filer pour cette fois. Comme toutes leurs prises de bec finissaient de la même manière, sur les mêmes horreurs qu’ils se jetaient à la figure et sur le même mal qu’elles leur causaient, c’était comme s’ils en avaient assez et se disaient : « Mettons qu’on s’est agonis de tout ce qu’on déteste le plus entendre au monde et restons-en là. »

Alvin ne dormit pas très longtemps, ni très bien, d’ailleurs. La peur, la colère, l’impatience lui travaillaient le corps au point qu’il avait peine à rester tranquille, sans parler de son cerveau qui dérivait au gré de ses songes. Il se réveilla en rêvant d’un soc de charrue noir changé en or. Il se réveilla en rêvant d’Arthur Stuart qu’on fouettait. Il se réveilla encore en pensant qu’il pointait un fusil sur un des pisteurs et qu’il pressait la détente. Il se réveilla encore en pensant qu’il pointait le fusil sur un pisteur, mais sans tirer, et qu’il les regardait s’en aller en traînant Arthur Stuart derrière eux, Arthur qui n’arrêtait pas de crier : « Alvin, où t’es ? Alvin, les laisse pas m’emmener ! »

« Tu t’réveilles ou alors tais-toi ! cria Gertie. Tu fais peur aux enfants. »

Alvin ouvrit les yeux et se pencha par-dessus le rebord de la soupente. « Vos enfants sont même pas icitte.

— Alors tu m’fais peur à moi. J’connais pas c’que t’étais après rêver, mon gars, mais j’souhaiterais pas ce rêve-là même à mon pire ennemi… qui as’matin s’trouve être mon mari, si tu veux que j’te dise. »

L’évocation de Conciliant redonna sa vigueur à Alvin, oh oui. Il enfila son pantalon en se demandant quand et comment il était monté dans la soupente, et qui lui avait retiré sa culotte et ses bottes. Dans ce court laps de temps, Gertie trouva moyen de mettre à manger sur la table : pain de maïs, fromage et une bonne cuillerée de mélasse. « J’ai pas l’temps d’manger, m’dame, dit Alvin. Je m’excuse, mais faut qu’je…

— Mais si, t’as l’temps.

— Non, m’dame, je m’excuse…

— Prends l’pain, alors, grand imbécile. T’as l’intention de travailler toute la journée l’ventre vide ? Après avoir dormi qu’une matinée ? Même qu’il est pas ’core midi. »

C’est donc en mastiquant du pain qu’il descendit à la forge. La voiture du docteur Physicker se trouvait à nouveau devant, ainsi que les chevaux des pisteurs. L’espace d’une seconde, Alvin se dit : ils sont là parce qu’Arthur Stuart a trouvé moyen de s’échapper, que les pisteurs l’ont perdu et que…

Non. Ils avaient Arthur Stuart avec eux.

« Bonjour, Alvin », fit Conciliant. Il se tourna vers les autres hommes. « Faut-y qu’je soye le patron l’plus couillon d’la terre pour laisser mon p’tit apprenti dormir jusque près d’midi. »

Alvin ne s’aperçut même pas que Conciliant lui faisait une remarque et le traitait de petit apprenti quand son travail de compagnon, achevé, trônait sur l’établi. Il s’accroupit devant Arthur Stuart et le regarda dans les yeux.

« Allez, r’cule-toi », lança le pisteur aux cheveux blancs.

Alvin fit à peine attention à lui. Il ne voyait pas réellement Arthur Stuart, pas avec les yeux, en tout cas. Il cherchait sur son corps une marque de coup. Aucune. Du moins pour l’instant. Seule la peur habitait le gamin.

« Vous avez pas ’core répondu, dit Pauley Wiseman. Vous allez les faire ou pas ? »

Conciliant toussa. « Messieurs, une fois j’ai forgé une paire de menottes, en Nouvelle-Angleterre. Pour un homme coupable de trahison qu’on renvoyait en Angleterre dans les chaînes. J’compte pas r’commencer pour un drôle de sept ans qu’a jamais fait d’mal à une mouche, un drôle qu’a joué autour d’ma forge et…

— Conciliant, dit Pauley Wiseman. J’leur ai dit qu’si vous faites les menottes, ils seront pas obligés d’y mettre ça. »

Wiseman leva le lourd collier de bois et de fer qu’il tenait appuyé contre sa jambe.

« C’est la loi, dit le pisteur aux cheveux blancs. On ramène les marronneux dans c’te collier, pour montrer aux autres c’qui arrive. Mais comme c’est jusse un gamin et vu que c’est sa mère qui s’est ensauvée et pas lui, on est d’accord pour les menottes. Moi, ça m’est bien égal. On est payés d’même.

— Vous et vot’ maudit Traité des Esclaves en fuite ! s’écria Conciliant. Vous vous servez de c’te loi pour nous mettre nous aut’ aussi en esclavage.

— Moi, j’vais les faire », dit Alvin.

Conciliant le regarda avec horreur. « Toi ?

— Ça vaut mieux que l’collier », dit Alvin. Ce qu’il ne dit pas, c’était : j’compte pas laisser Arthur Stuart porter ces chaînes plus longtemps que jusqu’à ce soir. Il regarda le gamin. « J’vais t’arranger des menottes qui t’feront pas beaucoup mal, Arthur Stuart.

— Voilà qu’est sage, dit Pauley Wiseman.

— Enfin quèqu’un qu’a d’la jugeote », dit le pisteur aux cheveux blancs.

Alvin posa les yeux sur lui et s’efforça de contenir sa haine. Il n’y parvint pas tout à fait. Son crachat alla donc s’écraser dans la poussière aux pieds du pisteur.

Le pisteur aux cheveux bruns semblait prêt à lui flanquer un coup de poing, et Alvin n’aurait vu aucun inconvénient à se colleter avec lui et peut-être à lui racler la figure par terre une ou deux minutes. Mais Pauley Wiseman bondit entre eux et eut assez de bon sens pour s’adresser au pisteur brun et non à Alvin. « Faut être un sacré maudit couillon pour vouloir s’pignocher avec un forgeron. R’gardez ses bras.

— J’pourrais l’battre, dit le pisteur.

— Faut comprendre, vous autres, dit celui à cheveux blancs. C’est not’ talent. On peut pas plusse s’empêcher d’être des pisteux que…

— Y a des talents, le coupa Conciliant, où vaudrait mieux mourir à la naissance que d’grandir et s’en servir. » Il se tourna vers Alvin. « J’veux pas t’voir faire ça dans ma forge.

— Commencez pas d’embêter l’monde. Conciliant, dit Pauley Wiseman.

— Je vous en prie, dit le docteur Physicker. Vous causez plus de mal que de bien à l’enfant. »

Conciliant se tut de mauvaise grâce.

« Donne-moi tes mains, Arthur Stuart », dit Alvin.

Alvin fit semblant de mesurer les poignets d’Arthur à l’aide d’une ficelle. À la vérité, il voyait ses mesures dans sa tête, chaque pouce de son corps ; il allait façonner le métal de manière à ce qu’il s’ajuste parfaitement, sans aspérités, il en arrondirait les angles et limiterait le poids au strict nécessaire. Arthur ne souffrirait pas de ces menottes. Pas physiquement, en tout cas.

Tous immobiles, ils regardaient Alvin à l’œuvre. Jamais ils n’avaient vu travailler avec une telle souplesse, une telle pureté de mouvements.

Cette fois, Alvin utilisa son talent, mais en s’arrangeant pour qu’on ne le remarque pas. Il martela et courba le feuillard en le coupant à l’exacte dimension. Les deux moitiés de chaque menotte s’ajustaient impeccablement, elles ne bougeraient pas et ne pinceraient pas la peau. Et durant tout ce temps, il pensait à Arthur qui lui manœuvrait si souvent son soufflet ou qui restait tout bonnement là, à lui parler tandis qu’il travaillait. Ça n’arriverait plus jamais. Même lorsqu’ils l’auraient sauvé ce soir, ils seraient forcés de l’emmener au Canada ou de trouver où le cacher… comme si on pouvait se cacher d’un pisteur.

« D’la belle ouvrage, dit le pisteur aux cheveux blancs. J’ai jamais vu d’forgeron aussi bon. »

Conciliant se fit entendre depuis le coin sombre de la forge. « Tu peux être fier de toi, Alvin. Alors, disons qu’ces menottes, c’est ton ouvrage de compagnon, d’accord ? »

Alvin se retourna pour lui faire face. « Mon ouvrage de compagnon, c’est l’soc qu’est sus l’établi, Conciliant. »

C’était la première fois qu’Alvin appelait son patron par son prénom. Il ne pouvait plus clairement lui faire savoir que le temps où il lui parlait sur ce ton était désormais révolu.

Conciliant ne l’entendit pas de cette oreille. « Surveille comment tu m’causes, mon gars ! C’est moi qui décide de ce qu’est ton ouvrage de compagnon, et…

— Approche, petit, on va t’les mettre. » Le pisteur aux cheveux blancs ne s’intéressait pas à ce que racontait Conciliant, semblait-il.

« Pas ’core, dit Alvin.

— Elles sont prêtes, fit le pisteur.

— Trop chaudes, dit Alvin.

— Ben, plonge-les dans c’baquet, là, et r’froidis-les.

— Si j’fais ça, elles vont s’déformer, jusse un p’tit peu, et couper les bras du gamin qui vont saigner. »

Le pisteur brun roula des yeux. Qu’en avait-il à faire de quelques gouttes de sang d’un petit mulâtre ? Mais l’autre savait que personne n’admettrait qu’il n’attende pas.

« Rien qui presse, dit-il. Ça s’ra pas long. »

Ils attendirent, assis, sans dire un mot. Puis Pauley se mit à parler de tout et de rien, imité par les pisteurs et même le docteur Physicker ; ils papotaient comme si les pisteurs étaient des visiteurs comme les autres. Peut-être pensaient-ils les amener à de meilleurs sentiments pour qu’ils ne s’en prennent pas au gamin une fois qu’ils lui auraient fait traverser la rivière. Alvin devait s’en convaincre pour ne pas les haïr.

D’un autre côté, une idée germait dans sa tête. Enlever Arthur Stuart aux pisteurs ce soir, ça n’était pas suffisant, mais s’il s’arrangeait pour que même eux ne puissent pas le retrouver ?

« Qu’esse y a dans c’te capsule que vous utilisez, vous autres les pisteux ? demanda-t-il.

— Tu voudrais bien l’connaître, hein ? fit le pisteur brun.

— C’est pas un secret, dit celui à cheveux blancs. Tous les propriétaires font une p’tite boîte comme ça pour chaque esclave, dès l’achat ou dès la naissance. Des bouts d’sa peau, des cheveux d’son crâne, une goutte de sang, des affaires comme ça. Des parties d’lui.

— Vous trouvez son odeur à partir de ça ?

— Oh, c’est pas une odeur. On est pas des limiers, m’sieur Smith. »

Alvin savait que l’autre ne l’appelait monsieur Smith – le forgeron – que par pure flatterie. Il sourit légèrement, comme si ça lui faisait plaisir.

« Mais comment ça vous aide, alors ?

— Eh ben, c’est not’ talent, dit le pisteur à cheveux blancs. Qui connaît comment ça marche ? Suffit qu’on l’regarde, et pis on… c’est comme si on voyait la forme d’la personne qu’on cherche.

— C’est pas comme ça, fit l’autre.

— Eh ben, pour moi, si.

— Moi, j’connais juste où il est. Comme si j’voyais c’qui lui tient lieu d’âme. À condition que j’soye assez près, en tout cas. Ça brille pareil qu’un feu, l’âme de l’esclave que j’recherche. » Le pisteur brun sourit. « J’arrive à voir de loin.

— Vous pouvez me montrer ? demanda Alvin.

— Y a rien à voir, dit le pisteur aux cheveux blancs.

— Je m’en vais t’montrer, mon gars, fit l’autre. J’vais tourner l’dos, et toi, tu vas déplacer l’gamin dans la forge. J’te l’désignerai du doigt par-dessus mon épaule sans jamais m’tromper.

— Allez, ça va, fit le pisteur aux cheveux blancs.

— On a rien à faire, de toutes manières, jusqu’à c’que l’fer soye refroidi. Passe-moi la capsule. »

Le pisteur brun fit ce dont il s’était vanté : il désigna Arthur à chaque fois. Mais Alvin n’y prêta guère attention. Il était occupé à observer ce qui se passait chez le pisteur, essayait de comprendre ce qu’il faisait, ce qu’il voyait et ce que la capsule lui apportait. Il imaginait mal comment des petits bouts du corps nouveau-né d’Arthur Stuart, desséchés depuis sept ans, permettaient d’indiquer où il se trouvait maintenant.

Puis il se souvint que l’espace d’un instant, tout au début, le pisteur n’avait rien montré. Son doigt s’était un peu promené avant de finir par se pointer droit sur l’enfant. Comme si l’homme avait cherché à déterminer laquelle des personnes derrière lui dans la forge était Arthur. La capsule ne servait pas à trouver mais à reconnaître. Les pisteurs voyaient tout le monde mais ne pouvaient dire qui était qui sans capsule.

Ce qu’ils voyaient donc, ce n’était pas l’esprit d’Arthur ni son âme. Ils voyaient seulement un corps, qui ressemblait à tous les autres corps jusqu’à ce qu’ils le différencient. Et ce qui le différenciait était évident pour Alvin ; n’avait-il pas guéri suffisamment de gens dans sa vie pour savoir qu’ils étaient tous grosso modo identiques, à l’exception de quelques petits éléments au centre de chaque partie vivante de leur chair ? Ces éléments variaient pour chacun mais restaient semblables dans le corps entier d’une même personne. Comme si c’était la façon de Dieu de les individualiser dans leur chair. À moins que ce ne soit la marque de la bête, comme dans l’Apocalypse. Aucune importance. Alvin savait que dans la capsule il n’y avait qu’une seule chose identique au corps d’Arthur Stuart : cette marque distinctive qui vivait dans chacune des parties de sa chair, même dans les fragments morts qu’on lui avait prélevés à la naissance.

Je peux changer ces éléments, songeait Alvin. Je peux sûrement les changer, les modifier dans toutes les parties de son corps. Comme virer le fer en or. Ou l’eau en vin. Leurs capsules ne vaudraient alors plus rien. Elles ne les avanceraient à rien. Ils pourraient chercher Arthur Stuart tout leur soûl, mais tant qu’ils ne lui verraient pas réellement la figure et qu’ils ne le reconnaîtraient pas comme tout un chacun, ils ne le retrouveraient jamais.

Le plus fort, c’est qu’ils ne s’apercevraient même pas de ce qui se serait passé. Ils auraient encore leur capsule, pareille qu’avant, et ils sauraient qu’on n’y avait rien changé parce qu’Alvin n’y toucherait pas. Mais ils auraient beau fouiller le monde entier, ils ne dénicheraient jamais personne correspondant aux fragments de la capsule et ils ne devineraient jamais pourquoi.

Voilà ce que je vais faire, se disait Alvin. Je vais trouver un moyen de le changer, lui. Même s’il doit exister des millions de ces marques distinctives dans tout son corps, je vais trouver un moyen de les changer jusqu’à la dernière. Je le ferai ce soir, et demain il sera libre pour toujours.

Le fer était refroidi. Alvin s’agenouilla devant Arthur Stuart et lui passa délicatement les menottes. Elles s’adaptaient si parfaitement à ses poignets qu’on les aurait crues fondues dans un moule à ses mesures. Une fois les bracelets refermés, reliés l’un à l’autre par une chaînette, Alvin regarda le gamin dans les yeux.

« Aie pas peur », dit-il.

Arthur Stuart ne répondit rien.

« Je t’oublierai pas, dit Alvin.

— Pour sûr, fit le pisteur brun. Mais juste au cas où t’aurais l’idée de t’souvenir de lui durant qu’il s’en retourne chez son maître légitime, j’te préviens franchement : nous autres, on dort jamais tous les deux en même temps. Et quand on est pisteux, on connaît si quelqu’un s’en vient. C’est pas possible de nous approcher en douce. Surtout toi, jeune forgeron. Toi, j’te verrais à dix milles de distance. »

Alvin se contenta de le regarder. Finalement, l’homme eut un ricanement et se détourna. Ils installèrent Arthur Stuart sur le cheval du pisteur aux cheveux blancs, à califourchon devant lui. Mais Alvin se dit qu’aussitôt l’Hio franchi, ils le feraient marcher à pied. Pas par méchanceté, peut-être, mais les pisteurs n’avaient rien à gagner à se montrer aimables envers un marronneur. Et puis il fallait faire un exemple pour les autres esclaves, non ? Lorsqu’ils verraient un drôle de sept ans marcher les pieds en sang, tête baissée, ils y regarderaient à deux fois avant de chercher à s’enfuir avec leurs enfants. Ils sauraient que les pisteurs n’ont pas de pitié.

Pauley et le docteur Physicker s’éloignèrent avec eux. Ils voulaient les accompagner jusqu’à l’Hio et les regarder traverser la rivière, pour s’assurer qu’ils ne maltraiteraient pas Arthur Stuart tant qu’il serait en territoire libre. C’était le mieux qu’ils pouvaient faire.

Conciliant n’avait pas grand-chose à dire, mais pour le peu que c’était, il le dit sans ambages : « Un homme véritab’ passerait jamais les menottes à un ami. J’vais monter à la maison et t’signer tes papiers d’compagnon. J’veux pas de toi dans ma forge ni sous mon toit une nuit d’plusse. » Il laissa Alvin tout seul devant la forgerie.

Il n’était pas parti depuis cinq minutes qu’Horace Guester arrivait.

« Allons-y, fit-il.

— Non, dit Alvin. Pas ’core. Ils peuvent nous voir venir. Ils le diront au shérif, s’ils sont suivis.

— Y a pas l’choix. Faut pas perdre leur piste.

— Vous connaissez un peu c’que j’suis et c’que j’peux faire, dit Alvin. En ce moment même, j’vois où ils sont. Ils feront pas plus d’un mille de l’aut’ côté de l’Hio avant de s’endormir.

— Tu peux faire ça ?

— J’connais c’qui s’passe dans les genses quand ils ont envie de dormir. J’peux leur en donner envie à la minute où ils s’ront en Appalachie.

— Pendant qu’tu y es, pourquoi tu les tues pas ?

— J’peux pas.

— C’est pas des hommes ! Ça s’rait pas un meurtre d’les tuer !

— Si, c’est des hommes, dit Alvin. Et puis, si j’les tue, c’est une violation du Traité des Esclaves en fuite.

— Te v’là homme de loi, asteure ?

— M’zelle Lamer m’a expliqué ça. Enfin, elle l’a expliqué à Arthur Stuart durant que j’étais là. Il voulait connaître ça. L’automne dernier. Il a dit : « Pourquoi mon poupa les tuerait pas, si des pisteux s’en viennent me prendre ? » Et m’zelle Lamer, elle a répondu qu’y aurait davantage de pisteux à s’en revenir, seulement c’te fois ils vous pendraient et emmèneraient quand même Arthur Stuart. »

La figure d’Horace vira au rouge. Alvin ne comprit pas pourquoi, l’espace d’un instant, jusqu’à ce que l’aubergiste lui explique : « Il devrait pas m’appeler son poupa. J’ai jamais voulu d’lui dans ma maison. » Il déglutit. « Mais il a raison. J’tuerais ces pisteux, si j’pensais qu’ça pouvait aider.

— Faut pas les tuer, dit Alvin. J’crois que j’peux m’arranger pour qu’ils retrouvent jamais Arthur Stuart.

— J’connais. J’vais l’conduire au Canada. Rejoindre le lac et traverser en bateau.

— Dame non, fit Alvin. J’crois que j’peux m’arranger pour qu’ils le retrouvent jamais nulle part. On aura jusse à l’cacher jusqu’à tant qu’ils s’en r’partent.

— Où donc ?

— Dans la r’serre, si m’zelle Lamer veut bien.

— Pourquoi là ?

— La r’serre, je l’ai protégée par des charmes en veux-tu, en voilà. Je m’disais que j’faisais ça pour l’institutrice. Mais asteure, m’est avis que c’était pour Arthur Stuart, par le fait. »

Horace sourit. « Toi, t’en es un sacré, Alvin, tu connais ça ?

— P’t-être. Pour sûr que j’aimerais connaître un sacré quoi.

— Je m’en vais d’mander à mam’zelle Lamer si on peut se servir de sa maison.

— Telle que j’connais m’zelle Lamer, elle aura dit oui qu’vous aurez pas fini d’poser la question.

— On s’y met quand, alors ? »

Alvin fut pris au dépourvu : un adulte lui demandait, à lui, de prendre la décision. « Dès qu’il fera nuit, m’est avis. Dès qu’les deux pisteux s’ront endormis.

— Tu peux vraiment faire ça ?

— Oui, j’peux, si j’les perds pas d’vue. Enfin, quèque chose qui ressemble. Si j’perds pas leur trace. Comme ça, j’risque pas d’endormir l’monde qu’y faut pas.

— Et en ce moment, tu les perds pas d’vue ?

— J’connais où ils sont.

— Garde l’œil sus eux, alors. » Horace avait l’air un peu effrayé, presqu’autant que sept ans plus tôt lorsque Alvin lui avait dit qu’il était au courant de la jeune fille enterrée au cimetière. Effrayé parce qu’il savait Alvin capable d’accomplir des choses étranges, des choses qui dépassaient toutes ses compétences en charmes et talents.

Ne me connaissez-vous pas, Horace ? Ne savez-vous pas que je suis toujours Alvin, le jeune garçon auquel vous avez si souvent fait confiance, que vous avez tant de fois aimé et aidé ? Ce n’est pas parce vous me découvrez plus puissant que vous ne le supposiez, dans des domaines que vous ne soupçonniez pas, que je représente un plus grand danger pour vous. Aucune raison d’avoir peur.

Comme si Horace avait entendu ses pensées, la crainte s’évanouit de son visage. « J’veux seulement dire… la Peg et moi, on compte sus toi. Dieu merci, c’est chez nous autres que tu t’es r’trouvé, juste quand on avait l’plusse besoin de toi. Le Seigneur nous a en sa sainte garde. » Il sourit puis fit demi-tour et sortit de la forge.

Après ce que venait de dire Horace, Alvin se sentait bien, sûr de lui. Mais c’était précisément ça, le talent de l’aubergiste, non ? Donner aux gens l’image d’eux-mêmes qu’ils souhaitaient rencontrer.

Alvin dirigea tout de suite ses pensées vers les pisteurs et envoya sa bestiole pour qu’elle ne les quitte pas, qu’elle accompagne leurs corps qui se déplaçaient comme de petits tourbillons noirs au milieu du chant vert environnant et encadraient le chant plus petit, clair et lumineux, d’Arthur Stuart. Les Blancs et les Noirs n’ont pas forcément le cœur respectivement clair et sombre, m’est avis, songea Alvin. Ses mains s’affairaient, accomplissaient leur travail à la forge, mais il n’y faisait absolument pas attention. Il n’avait encore jamais observé quelqu’un d’aussi loin, sauf la fois où des forces qu’il ne comprenait pas l’avaient aidé à l’intérieur de la Butte-aux-huit-faces.

Et le pire, ce serait de les perdre, qu’ils disparaissent avec Arthur Stuart parce qu’Alvin n’aurait pas été assez vigilant ; le gamin se noierait au milieu de toutes les âmes opprimées des esclaves d’Appalachie et d’au-delà, dans le Sud profond où les hommes blancs étaient serviteurs de l’autre Arthur Stuart, le roi d’Angleterre, et les Noirs par conséquent esclaves d’esclaves. Je ne vais pas perdre Arthur dans un pays aussi horrible. Je vais m’accrocher à lui, comme si un fil nous reliait l’un à l’autre.

À peine y avait-il pensé, à peine avait-il envisagé un lien invisible entre lui et le petit sang-mêlé, que ce lien existait. Un fil traversait l’espace, un fil aussi ténu que ce qu’il avait un jour imaginé quand il cherchait à comprendre à quoi ressemblait un atome. Un fil qui n’avait de dimension que dans une seule direction, celle qui menait à Arthur Stuart et qui reliait leurs deux cœurs. Reste avec lui, dit Alvin au fil comme s’il vivait véritablement. Et en réponse, le fil parut s’illuminer, s’épaissir, jusqu’à ce qu’Alvin finisse par se convaincre que le premier venu ne manquerait pas de le voir.

Mais lorsqu’il regarda de ses yeux, il ne remarqua rien du tout ; le fil ne lui réapparut que quand il regarda en esprit. Il fût profondément surpris qu’une telle chose puisse exister, créée, non pas à partir de rien mais sans autre idée de départ que celle qu’il avait formée dans sa tête. C’est une œuvre de Faiseur. Ma première, toute petite, œuvre de Faiseur… Mais elle est réelle ; et ce soir elle va me conduire à Arthur Stuart pour que je le libère.

* * *

Dans sa maisonnette, Peggy surveillait à la fois Alvin et Arthur ; elle passait de l’un à l’autre, essayait de découvrir un chemin conduisant à la libération d’Arthur sans qu’il en coûte la mort ou la capture d’Alvin. Elle avait beau scruter soigneusement, minutieusement, elle n’en voyait pas. Leur terrible talent donnait un trop grand avantage aux pisteurs ; sur certains chemins, le forgeron et l’aubergiste réussissaient à emmener Arthur, mais les pisteurs le retrouvaient et le reprenaient… au prix du sang d’Alvin ou de sa liberté.

Elle regardait donc avec désespoir Alvin filer son lien quasi inexistant. Ce n’est qu’à cet instant, pour la première fois, qu’elle entrevit la lueur d’une liberté possible dans la flamme de vie d’Arthur Stuart. Elle ne devait rien au lien qui permettait à Alvin de rejoindre le gamin – sur de nombreux chemins avant qu’il ne le file, elle avait vu Alvin retrouver les pisteurs et les endormir. Non, la différence maintenant, c’était qu’Alvin était capable de le créer, ce lien. Une si faible probabilité qu’aucun futur n’en avait fait état. À moins – elle n’y avait encore jamais songé – que l’acte même de Faire ne représente une telle violation de l’ordre naturel que son talent de torche ne voyait pas les chemins qui en découlaient, jusqu’à ce que l’acte soit réellement accompli.

Pourtant, même au moment de la naissance d’Alvin, n’avait-elle pas vu son avenir glorieux ? Ne l’avait-elle pas vu édifier une cité bâtie de verre ou de glace très purs ? N’avait-elle pas vu cette cité peuplée de gens qui parlaient avec des langues d’anges et regardaient avec les yeux de Dieu ? Qu’Alvin soit Faiseur, c’était toujours probable, à la condition qu’il reste en vie. Mais l’acte de Faire proprement dit, ce n’était jamais vraisemblable, jamais assez naturel pour qu’une torche, même aussi puissante que Peggy, le distingue.

Elle vit Alvin endormir les pisteurs presque aussitôt que la nuit fût tombée et qu’ils eurent trouvé où faire halte de l’autre côté de l’Hio. Elle vit Alvin et Horace se retrouver à la forge, se préparer à gagner la rivière à travers bois, en évitant la route afin de ne pas croiser le shérif et le docteur Physicker qui reviendraient de La Bouche. Mais elle ne leur prêta guère attention. Maintenant qu’il y avait un nouvel espoir, elle s’attacha entièrement à l’avenir d’Arthur, étudia où et comment ses nouveaux et menus sentiers de liberté s’embranchaient dans l’entreprise en cours. Elle ne put définir le moment précis du choix et du changement. À ses yeux, c’était la preuve que tout reposait sur Alvin qui allait devoir devenir un Faiseur, un vrai, cette nuit même.

« Ô Dieu, chuchota-t-elle, si c’est Toi qui as gratifié ce garçon d’un tel don à la naissance, je T’implore de lui apprendre à devenir un Faiseur ce soir. »

* * *

Côte à côte, dissimulés dans l’ombre sur la berge de la rivière, Alvin et Horace attendaient que soit passé un bateau brillamment éclairé. À bord, des musiciens jouaient et des passagers dansaient un quadrille aux figures savantes sur les ponts. Alvin en conçut de la colère, de les voir s’amuser comme des gamins alors qu’au même moment on emmenait un véritable enfant en esclavage. Il savait pourtant qu’ils ne pensaient pas à mal et qu’il n’était pas juste de reprocher aux gens d’être heureux pendant que d’autres souffraient qu’ils ne connaissaient même pas. Dans ces conditions, il n’existerait aucun bonheur dans le monde, se dit Alvin. La vie étant ce qu’elle est, à chaque instant de la journée il se trouve au moins plusieurs centaines de personnes à souffrir pour une raison ou une autre.

Le bateau n’avait pas plus tôt disparu au détour d’un méandre qu’ils entendirent un fracas dans les bois derrière eux. Ou, plus précisément, Alvin entendit un bruit qui lui parut un fracas, à lui seulement, à cause de son sens de l’ordre naturel du chant vert. Il fallut plusieurs minutes à Horace pour le percevoir à son tour. L’inconnu qui s’approchait d’eux à pas de loup était bien furtif pour un Blanc.

« J’voudrais ben un fusil, asteure », murmura Horace.

Alvin secoua la tête. « Attendons voir », souffla-t-il, si bas que ses lèvres bougèrent à peine.

Ils attendirent. Au bout d’un moment, ils virent un homme sortir du bois et dégringoler la rive jusqu’à la vase au bord de l’eau, où une barque se balançait au gré du courant. N’apercevant personne, il jeta un coup d’œil circulaire, soupira puis monta à bord avant de se retourner et de s’asseoir à la poupe, la mine renfrognée, le menton appuyé sur les mains.

Horace se mit soudain à glousser. « Que l’djab me patafiole, j’crois ben que c’est l’vieux Po Doggly. »

L’homme se pencha aussitôt en arrière, et Alvin put enfin le voir distinctement dans le clair de lune. Oui, c’était le cocher du docteur Physicker, pour sûr. Mais Horace ne parut pas autrement s’en inquiéter. Déjà il se laissait glisser au bas de la berge, gagnait la barque au milieu d’éclaboussures, grimpait à bord et étreignait si violemment Po Doggly que le bateau embarqua de l’eau. Il ne leur fallut pas une seconde pour s’apercevoir qu’ils tanguaient à tout va et, sans un mot, ils se déplacèrent exactement comme il fallait pour équilibrer la charge ; ensuite, toujours sans un mot, Po passa les rames dans les tolets tandis qu’Horace sortait une écope en fer blanc de sous son banc pour se mettre à la remplir et la vider par-dessus bord, la remplir et la vider, inlassablement.

Alvin s’émerveilla un instant de l’harmonie qui régnait entre eux. Pas la peine de leur demander : suffisait de les regarder opérer pour comprendre qu’ils avaient déjà accompli ces gestes un grand nombre de fois auparavant. Chacun savait ce que l’autre allait faire, ils n’avaient même plus besoin d’y penser. Chacun s’acquittait de sa tâche, et aucun n’avait besoin de vérifier où en était l’autre.

Comme les éléments et les petits morceaux qui composaient tout ce qui existait dans le monde ; comme la danse des atomes qu’Alvin avait conçue dans sa tête. Il ne s’en était encore jamais rendu compte, mais les gens pouvaient être comme ces atomes, eux aussi. La plupart du temps ils étaient désorganisés, personne ne savait où se trouvait son voisin, personne ne se tenait tranquille assez longtemps pour se fier aux autres ou qu’on se fie à lui, tout comme Alvin avait imaginé les atomes avant que Dieu ne leur apprenne qui ils étaient et ne leur assigne un travail. Mais on avait là deux hommes, des hommes dont personne n’aurait jamais soupçonné qu’ils se connaissaient autrement que se connaissent entre eux les habitants d’un même village comme Hatrack River. Po Doggly, un ancien fermier réduit à conduire la voiture du docteur Physicker, et Horace Guester, le premier colon du pays, à la prospérité croissante. Qui aurait cru qu’ils pouvaient si parfaitement s’accorder ensemble ? Mais c’était parce que chacun savait qui était l’autre, qu’il le savait vraiment, aussi sûrement qu’un atome connaissait le nom que lui avait donné Dieu ; chacun à sa place, accomplissant sa tâche.

Toutes ces pensées traversèrent l’esprit d’Alvin si vite qu’il en fut à peine conscient ; pourtant il se souviendrait des années plus tard de ce moment comme de celui où il avait compris pour la première fois : ces deux hommes, ensemble, créaient entre eux quelque chose d’aussi réel et solide que le sol sous ses pieds, que l’arbre sur lequel il s’appuyait. La plupart des gens ne remarquaient rien ; ils les auraient regardés tous les deux et n’auraient vu que deux hommes assis dans un bateau. Mais alors, peut-être que les atomes ne voyaient dans ceux qui composaient un élément du fer rien de plus que deux autres atomes voisins par hasard. Peut-être fallait-il regarder de haut, comme Dieu, en tout cas dominer la perspective, pour découvrir ce que forment deux atomes lorsqu’ils s’agencent d’une certaine façon. Mais ce n’est pas parce qu’un autre atome ne voit pas la relation qu’elle n’existe pas ou que le fer est moins solide.

Et si je peux apprendre à ces atomes comment former un fil à partir de rien, voire comment créer de l’or à partir de fer, ou même, je l’espère, changer la marque secrète et invisible d’Arthur dans tout son corps pour que les pisteurs ne le reconnaissent plus, alors pourquoi un Faiseur ne pourrait-il pas obtenir la même chose des gens, leur apprendre un ordre différent et, dès qu’il en aurait trouvé un certain nombre dignes de confiance, les assembler en quelque chose de nouveau, de fort, aussi réel que le fer ?

« Tu t’en viens, Al, ou quoi ? »

Comme je disais, Alvin ne mesura guère l’importance de ses réflexions. Mais il n’allait pas les oublier, non ; tout en glissant le long de la berge pour atterrir dans la boue, il savait qu’il se rappellerait toujours ce qu’il venait de méditer, quand bien même il lui en coûterait des années, des milles et des milles de chemin, des larmes et du sang avant d’en saisir réellement toute la portée.

« Ça fait plaisir d’vous voir, Po, dit-il. Seulement, moi, j’croyais qu’on était dans une affaire un brin secrète. »

D’un coup de rames, Po rapprocha la barque de la rive pour détendre la corde et permettre à Alvin de grimper à bord en araignée sans se mouiller les pieds. Alvin ne s’en inquiétait pas. Il avait horreur de l’eau, un sentiment bien naturel vu le nombre de tentatives pour le tuer où le Défaiseur s’en était servi. Mais ce soir, l’eau ne lui paraissait que de l’eau ; le Défaiseur était invisible ou très loin. Peut-être grâce au fil ténu qui reliait toujours Alvin à Arthur… Sa création de Faiseur était peut-être si puissante que son ennemi n’avait tout bonnement pas la force de retourner une goutte d’eau contre lui.

« Oh, elle est toujours secrète, Alvin, dit Horace. T’es pas au courant, v’là tout. Avant que t’arrives à Hatrack River – enfin, j’veux dire avant que tu t’en r’viennes –, Po et moi, on allait ramasser les marronneux et on les aidait à filer au Canada toutes les fois qu’on pouvait.

— Les pisteux vous ont jamais pris ? demanda Alvin.

— Les esclaves qu’avaient fait tout ce ch’min, ça voulait dire qu’les pisteux étaient pas trop près derrière, dit Po. Beaucoup d’ceux qui montaient jusqu’icitte avaient volé leur capsule.

— Et puis c’était avant l’Traité des Esclaves en fuite, dit Horace. Tant qu’les pisteux nous tuaient pas tout d’suite, ils pouvaient pas nous toucher.

— Et en c’temps-là, on avait une torche », fit Po.

Horace ne dit rien, il se contenta de détacher la corde du bateau et de la renvoyer sur la berge. Po se mit à ramer à la seconde où la corde fut libérée ; et Horace s’était déjà arc-bouté en prévision de la première embardée de la barque. Ça tenait du miracle, cette façon qu’ils avaient de connaître le prochain geste de l’autre avant même qu’il ne l’ait esquissé. Alvin faillit éclater de rire, tout à la joie d’assister à un tel prodige, comprenant qu’il était réalisable, rêvant de ses conséquences possibles : des milliers de gens qui se connaîtraient aussi bien les uns les autres, qui s’adapteraient parfaitement entre eux, qui travailleraient ensemble. Qui pourrait barrer la route à ces gens ?

« Après qu’la fille à Horace est partie, eh ben, y avait plus moyen d’connaître qu’un marronneux passait par icitte. » Po secoua la tête. « C’était fini. Mais je m’doutais ben qu’avec Arthur Stuart qu’on enchaînait et qu’on emportait dans l’Sud, même les flammes d’enfer pourraient pas empêcher l’Horace de traverser la rivière pour l’ramener. Alors, dès que j’ai eu quitté les pisteux, j’ai fait un p’tit bout d’chemin du r’tour pour m’écarter de l’Hio, j’ai arrêté la voiture et j’ai sauté.

— J’gage que l’docteur Physicker s’en est aperçu, dit Alvin.

— Ben sûr, maudit couillon ! fit Po. Oh, j’vois que tu m’blagues. Bon, il s’en est aperçu. Il m’a jusse dit : « Fais attention, ces gars-là sont dangereux. » Alors moi, j’y ai dit que j’ferais bien attention, et lui, y m’a dit : « C’est ce maudit shérif Pauley Wiseman. Il aurait pas dû les laisser l’emmener si vite. P’t-être qu’on aurait pu empêcher l’estradition si on avait r’tenu Arthur Stuart jusqu’au passage du juge itinérant. Pauley, il a tout fait légalement, mais si vite que j’ai compris qu’il voulait s’débarrasser du gamin, qu’il voulait l’voir partir d’Hatrack River pour de bon. » Je l’crois, Horace. Pauley Wiseman, il a jamais aimé ce p’tit sang-mêlé, depuis l’jour où la Peg est montée sus ses grands chevaux pour l’envoyer à l’école. »

Horace grogna ; il donna un tout petit coup de barre au moment précis où Po relâchait l’une des rames pour tourner légèrement la barque à contre-courant et aborder correctement la rive d’en face. « Tu connais c’que j’ai pensé ? fit Horace. J’ai pensé qu’ton ouvrage, ça suffisait pas pour t’occuper, Po.

— Moi, je l’aime bien, mon ouvrage, dit Po Doggl.

— J’ai pensé qu’y a une élection dans l’comté à l’automne, et l’poste de shérif sera disponible. J’crois qu’on devrait flanquer Pauley Wiseman dehors.

— Et que j’soye shérif ? Tu crois ça possible ? Tout l’monde connaît que j’suis un soûlard.

— T’as pas bu une seule goutte depuis que t’es avec le docteur. Et si on s’en sort et qu’on ramène Arthur sain et sauf, eh ben, tu vas être un héros.

— Un héros, mon tchu ! T’es pas fou, Horace ? On peut causer à personne de c’t’affaire-là si on veut pas qu’y ait une récompense pour nous beurrer la cervelle sus du pain d’seigle depuis l’Hio jusqu’à Camelot.

— On va pas imprimer cette histoire sus des feuilles et pis les vendre, si c’est ça qu’tu veux dire. Mais tu connais comment les nouvelles, ça s’répand. L’vaillant monde apprendra ce qu’on a fait, toi et moi.

— Alors c’est toi qui s’ras shérif, Horace.

— Moi ? » Horace sourit. « Tu m’vois mettre quelqu’un en prison ? »

Po rit doucement. « M’est avis qu’non. »

Lorsqu’ils abordèrent la berge, leurs gestes étaient à nouveau vifs et en parfaite harmonie. On avait peine à croire qu’ils n’avaient pas travaillé ensemble depuis tant d’années. C’était comme si leurs corps savaient d’avance quoi faire, si bien qu’ils n’avaient pas besoin d’y penser. Po sauta dans l’eau, jusqu’aux chevilles, pas plus, et s’appuya sur le bateau pour éviter un surcroît d’éclaboussures. L’embarcation s’agita un peu, forcément ; Horace se pencha alors dans le sens contraire du tangage et l’annula, sans mouvements inutiles, sans même s’en apercevoir. Une minute plus tard, on tirait la proue sur le rivage – sableux, celui-ci, pas vaseux comme de l’autre côté – et on l’attachait à un arbre. La corde parut à Alvin vieille et pourrie, mais lorsqu’il envoya sa bestiole à l’intérieur pour vérifier, il acquit l’assurance qu’elle restait encore assez solide pour retenir la barque contre les secousses de la rivière sur la poupe.

Ce ne fut qu’une fois terminées toutes les tâches familières qu’Horace se présenta devant Alvin à la façon de la milice sur la place du village, les épaules au carré et les yeux fixés sur lui. « Eh ben, asteure, Al, m’est avis que c’est à toi d’nous montrer l’chemin.

— On a donc pas à suivre leurs traces ? demanda Po.

— Alvin connaît où ils sont, fit Horace.

— Ben, c’est-y pas beau, ça, dit Po. Est-ce qu’il connaît aussi s’ils ont leurs fusils pointés sus nos têtes ?

— Oui », fit Alvin. À son ton, il était clair qu’il ne souhaitait plus d’autres questions.

Ça n’était pas assez clair pour Po. « Tu veux dire que ce gars-là est une torche, ou quoi ? C’que j’ai surtout entendu raconter, c’est qu’il avait un talent pour ferrer les ch’vaux. »

C’était l’inconvénient d’avoir amené un troisième larron. Alvin n’avait aucune envie de révéler à Po Doggly ce dont il était capable mais il ne pouvait guère lui annoncer qu’il ne lui faisait pas confiance.

Ce fut Horace qui vint à sa rescousse. « Po, faut que j’te dise, Alvin a aucun rôle dans l’affaire d’as’soir.

— À moi, y m’semble qu’il a l’rôle principal.

— J’te l’dis, Po, quand on racontera cette histoire, y avait qu’toi et moi et on est tombés par adon sus les pisteux qu’étaient endormis, tu m’suis ? »

Po plissa le front, puis hocha la tête. « Dis-moi, mon gars. J’connais pas l’talent que t’as, mais t’es chrétien ? J’demande même pas qu’tu soyes méthodisse.

— Oui, m’sieur, fit Alvin. J’suis chrétien, m’est avis. J’crois à la Bible.

— Bon, dit Po. C’est jusse que j’tiens pas à m’trouver engagé dans une affaire du djab.

— Pas avec moi, fit Alvin.

— Alors ça va. C’est mieux si j’connais pas c’que tu fais, Al. Mais fais ben attention que j’soye pas tué à cause de ça. »

Alvin tendit la main. Po la serra et sourit. « Vous autres, forgerons, z’avez la force d’un ours.

— Moi ? fit Alvin. Qu’un ours me barre le ch’min et j’te l’aplatis comme un carcajou à coups de poing sus la caboche.

— Ça m’plaît quand tu fais l’fanfaron, mon gars. »

Après une pause, Alvin les conduisit en remontant le fil qui le reliait à Arthur Stuart.

Ça n’était pas très loin, mais il leur fallut une heure en coupant à travers bois dans le noir – les arbres avaient toutes leurs feuilles et le clair de lune parvenait difficilement jusqu’au sol. Sans Alvin et son sens de la forêt alentour, ils auraient mis trois fois plus de temps et fait dix fois plus de bruit.

Ils trouvèrent les pisteurs endormis dans une clairière ; un feu se mourait entre eux. Le pisteur aux cheveux blancs était pelotonné sur son couchage. Le brun avait dû prendre le tour de garde, il ronflait à tout va, adossé contre un arbre. Leurs chevaux dormaient à quelque distance. Alvin arrêta ses compagnons pour les empêcher de trop s’approcher et de déranger les bêtes.

Arthur Stuart était parfaitement éveillé ; assis, il contemplait le feu.

Alvin attendit une minute, cherchant comment il allait s’y prendre. Il se demandait de quoi étaient capables les pisteurs. Pouvaient-ils retrouver des lambeaux de peau desséchée, des cheveux tombés, quelque chose comme ça, et s’en servir pour faire une nouvelle capsule ? On ne savait jamais, ça ne serait pas prudent de transformer Arthur sur place ; pas plus qu’il serait très malin de se précipiter dans la clairière où ils risquaient de laisser des petits bouts d’eux-mêmes, preuves qu’ils avaient enlevé Arthur.

Aussi, à distance, Alvin pénétra-t-il dans le fer des menottes et fendit-il chacune des quatre parties qui se séparèrent pour tomber aussitôt par terre en cliquetant. Le bruit troubla les chevaux ; ils hennirent légèrement, mais les pisteurs continuèrent de dormir comme des bienheureux. Quant à Arthur, il ne lui fallut pas une seconde pour comprendre ce qui se passait. Il bondit tout de suite sur ses pieds et chercha Alvin des yeux autour de la clairière, à la lisière du bois.

Alvin siffla, essayant de reproduire le chant du cardinal, l’oiseau rouge. Question chant d’oiseau, c’était plutôt mal imité, mais Arthur l’entendit et sut qu’il s’agissait d’Alvin qui l’appelait. Sans perdre un instant, sans se poser de questions, il plongea directement dans la forêt ; moins de cinq minutes plus tard, guidé par plusieurs autres sifflements approximatifs, il se retrouvait devant Alvin.

Bien sûr, Arthur Stuart voulut se jeter dans ses bras, mais Alvin leva la main. « Touche personne, ni rien, chuchota-t-il. Faut que j’change quèque chose en toi, Arthur Stuart, pour qu’les pisteux te rattrapent plus.

— J’veux bien, fit Arthur.

— J’ai peur d’laisser la moindre trace de c’que t’étais avant. T’as des cheveux, des bouts de peau, tout ça, partout dans ton linge. Alors déshabille-toi. »

Arthur Stuart n’hésita pas. Un instant plus tard, ses vêtements gisaient en tas à ses pieds.

« Je m’excuse, j’y connais rien là-d’dans, fit Po, mais si tu laisses ce linge comme ça icitte, les pisteux vont voir qu’Arthur est v’nu d’ce côté, et ça indique le nord aussi sûrement que si on avait peint une grande flèche blanche par terre.

— M’est avis qu’vous avez raison, reconnut Alvin.

— Alors, Arthur a qu’à les amener jusqu’à la rivière et les j’ter dans l’courant, dit Horace.

— Seulement, faites bien attention à pas l’toucher ni rien, recommanda Alvin. Arthur, toi, tu ramasses ton linge et tu nous suis lentement et bien comme il faut. Si tu t’perds, pousse le cri de l’oiseau rouge et j’te répondrai pareil jusqu’à c’que tu nous r’trouves.

— J’connaissais que t’allais venir, Alvin, dit Arthur Stuart. Toi aussi, poupa.

— Et les pisteux d’même, fit Horace. J’aurais pourtant bien aimé qu’on arrange ça, mais ils vont pas dormir éternellement.

— Hé, attendez une minute », dit Alvin. Il renvoya sa bestiole dans les menottes et rapprocha les morceaux, les recolla, ressouda le fer comme s’il avait été moulé tel quel. Elles reposaient maintenant par terre, intactes, bien refermées, sans rien révéler de la façon dont le gamin s’était libéré.

« Ça m’étonnerait qu’tu soyes après leur casser les pattes ou une affaire dans l’genre, Alvin, fit Horace.

— Il peut faire ça ? D’icitte ? demanda Po.

— J’fais pas des choses pareilles, dit Alvin. Ce qu’on veut, c’est qu’les pisteux arrêtent de chercher un drôle qu’existe plus pour eux autres.

— Ben sûr, ç’a du sens, mais j’aime bien l’idée des pisteux avec les jambes cassées », dit Horace.

Alvin sourit et s’enfonça dans la forêt, avançant à dessein lentement et en faisant assez de bruit pour que les autres puissent le suivre dans la pénombre ; s’il avait voulu, il aurait pu se déplacer comme un homme rouge entre les arbres, en silence, sans laisser aucune effluve de son passage susceptible d’être remontée.

Ils parvinrent à la rivière et s’arrêtèrent. Alvin ne voulait pas qu’Arthur embarque dans son enveloppe charnelle présente, en semant des traces partout. S’il devait le transformer, c’était ici.

« Jette ton linge, mon gars, dit Horace. Aussi loin qu’tu peux. »

Arthur avança d’un ou deux pas dans l’eau. Alors Alvin eut peur car, en regardant avec son œil intérieur, il eut l’impression que l’enfant, fait de lumière, d’air et de terre, devenu soudain une partie de lui-même, disparaissait dans les ténèbres de la rivière. L’eau ne leur avait cependant fait aucun mal à l’aller, et Alvin se dit qu’elle pourrait même s’avérer utile.

Arthur Stuart lança son paquet de linge dans l’Hio. Le courant n’était pas très fort ; ils regardèrent les vêtements tourner paresseusement et descendre vers l’aval en se dispersant peu à peu. Arthur ne bougeait pas, dans l’eau jusqu’aux fesses, il regardait lui aussi les vêtements. Non, il ne les regardait pas… il ne tourna pas la tête d’un pouce lorsqu’ils dérivèrent loin sur la gauche. Il fixait la rive nord, celle de la liberté.

« J’ai déjà v’nu icitte, dit-il. J’connais ce bateau.

— Ça s’pourrait, dit Horace. T’étais pourtant un brin jeune pour t’en rappeler. Po et moi, on a aidé ta m’man à monter dans ce bateau-là. C’est ma fille Peggy qui te t’nait quand on a abordé de l’aut’ côté.

— Ma sœur Peggy », fit Arthur. Il se retourna et regarda Horace, comme s’il s’agissait d’une question qu’il posait.

« M’est avis qu’oui », dit Horace pour toute réponse.

« Reste où t’es, Arthur Stuart, dit Alvin. Quand j’vais te transformer, j’vais être forcé de l’faire entièrement, en dedans et au-dehors. Vaut mieux qu’ça s’passe dans l’eau, elle emportera ton ancienne peau où sera inscrit c’que t’étais avant.

— Tu vas m’virer en Blanc ? demanda Arthur Stuart.

— Tu peux faire ça ? lança Po Doggly.

— J’connais pas tout c’qui va changer, dit Alvin. Mais j’espère que tu t’retrouveras pas blanc. Ça serait comme te voler la part que ta maman t’a donnée.

— Les garçons blancs, ils en font pas des esclaves, dit Arthur Stuart.

— En tout cas, ils vont pas faire un esclave du p’tit sang-mêlé que j’vois là, dit Alvin. Pas si j’peux l’empêcher. Alors tu bouges pas, tu te tiens bien tranquille et tu m’laisses réfléchir. »

Tout le monde s’immobilisa, les hommes et le gamin, tandis qu’Alvin étudiait Arthur de l’intérieur et trouvait l’infime marque distinctive dans chacun de ses éléments vivants.

Il savait qu’il ne pouvait pas la modifier comme ça, de gré ou de force, vu qu’il comprenait mal ce qu’elle représentait. Il savait seulement que ça faisait d’une certaine façon partie de la personnalité d’Arthur, et on ne change pas ces choses-là. Peut-être qu’en changeant ce qu’il ne fallait pas, il allait le rendre aveugle, tourner son sang en eau de pluie, n’importe quoi. Comment deviner ?

C’est en voyant le fil qui les reliait toujours, de cœur à cœur, qu’Alvin trouva son idée ; en le voyant et en se rappelant ce que l’oiseau rouge avait dit par la bouche d’Arthur Stuart : « Le Faiseur, c’est celui qui fait partie de ce qu’il crée. » Alvin se dépouilla de sa chemise, entra dans la rivière et s’agenouilla dans l’eau froide qui lui tournoyait doucement autour de la taille, pour mettre ses yeux au niveau de ceux de l’enfant. Puis il tendit les bras, l’attira contre lui et l’y maintint, poitrine contre poitrine, mains sur les épaules.

« J’croyais qu’on devait pas toucher l’gamin, dit Po.

— Tais-toi donc, maudit couillon, lui lança Horace Guester. Alvin connaît ce qu’il fait. »

Si seulement c’était vrai, songea Alvin. Mais au moins, il avait une idée et c’était mieux que rien. Maintenant que leurs deux peaux vivantes se pressaient l’une contre l’autre, il pouvait comparer la marque intime d’Arthur avec la sienne. Dans l’ensemble, elles étaient pareilles, exactement pareilles, et Alvin en vint à se dire : c’est cette part commune qui fait de nous des humains plutôt que des vaches, des grenouilles, des cochons ou des poulets. Cette part-là, je ne vais pas me risquer à la changer d’un poil.

Le reste, d’accord. Mais pas n’importe comment. À quoi bon le sauver si je le colore en jaune vif, si je le rends idiot, ou je ne sais quoi encore ?

Alvin fit donc la seule chose qui lui paraissait sensée. Il modifia des éléments de la marque d’Arthur à l’image de la sienne. Il ne modifia pas tout ce qui était différent – il n’y en avait pas tant que ça, en fait. Seulement un peu. Mais ce peu-là suffisait pour qu’Arthur Stuart cesse d’être complètement lui-même et devienne en partie Alvin. Ce qu’il accomplissait lui paraissait terrible et merveilleux à la fois.

Combien ? Combien devait-il modifier avant que les pisteurs ne reconnaissent plus le jeune garçon ? Sûrement pas tout. Ça devait certainement suffire comme ça, il avait assez changé d’éléments. Il n’existait aucun moyen de savoir. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était une estimation à vue de nez ; il jugea donc que ça suffisait et il en resta là.

Ce n’était qu’un début, bien entendu. Il se mit ensuite à changer toutes les autres marques sur le modèle de la première, chaque petite partie vivante d’Arthur, une à une, aussi vite qu’il pouvait. Des dizaines, des centaines ; chaque nouvelle marque qu’il trouvait, il la modifiait à l’image des précédentes.

Des centaines, et encore des centaines, et pourtant il n’avait rectifié qu’une infime surface de peau sur la poitrine d’Arthur. Comment espérer transformer tout le corps du gamin en allant aussi lentement ?

« Ça fait mal », murmura Arthur.

Alvin s’écarta de lui. « Je cherche pas à t’faire mal, Arthur Stuart. »

Arthur baissa les yeux sur sa poitrine. « Icitte, là », dit-il, touchant l’endroit dont Alvin s’était occupé.

Alvin regarda à la lumière de la lune et constata effectivement que la chair y semblait enflée, différente, plus sombre. Il regarda encore, mais pas avec ses yeux, pour s’apercevoir que le reste du corps attaquait cette partie qu’il avait modifiée et se dépêchait de la tuer petit à petit.

Évidemment. Il espérait quoi ? La marque, c’était le moyen qu’avait le corps de se reconnaître ; voilà pourquoi toutes ses parties vivantes la renfermaient en elles. Quand elle manquait, le corps savait qu’il devait y avoir un mal, une erreur, et il le tuait. N’était-ce pas assez embêtant comme ça que la transformation d’Arthur prenne autant de temps ? Alvin comprit alors que ça ne servirait à rien de vouloir le transformer ; plus il le changerait, plus il le rendrait malade et plus le corps chercherait à se tuer jusqu’à ce que le gamin meure ou rejette les parties modifiées.

C’est ce que disait la vieille histoire de Mot-pour-mot : on essaye d’édifier un mur si grand que le temps d’arriver à la moitié de l’ouvrage, les premières briques tombent déjà en poussière. Comment bâtir le mur s’il s’écroule plus vite qu’on ne le monte ?

« J’arrive pas, dit Alvin. J’essaye de faire ce qu’est impossible.

— Eh ben, dans ce cas-là, dit Po Doggly, j’espère que tu connais comment voler, par rapport que c’est l’seul moyen qui t’reste d’emmener l’drôle au Canada avant qu’les pisteux t’rattrapent.

— J’arrive pas, répéta Alvin.

— T’es seulement fatigué, dit Horace. On va s’taire, comme ça tu pourras réfléchir.

— Ça s’ra pas mieux, fit Alvin.

— Ma mouman, elle volait », dit Arthur Stuart.

Alvin soupira d’impatience. Toujours la même histoire qui revenait.

« C’est vrai, je t’assure, dit Horace, ’tite Peggy me l’a dit. La jeune esclave noire, elle a tripatouillé avec d’la cendre, des plumes de merle et tout, et puis elle a volé directement jusqu’icitte. C’est ça qui l’a tuée. J’ai pas pu l’croire la première fois quand j’ai compris qu’le drôle s’en rappelait, et on a jamais causé d’ça dans l’espoir qu’il oublierait. Mais je m’en vais te dire, Alvin, ça serait une grande honte que c’te fille soye morte pour qu’tu nous laisses tomber sus c’te même écore d’la rivière sept ans après. »

Alvin ferma les yeux. « Taisez-vous, j’réfléchis, lâcha-t-il.

— C’est justement c’que j’ai dit qu’on allait faire, répliqua Horace.

— Ben fais-le, alors », dit Po Doggly.

Alvin les entendait à peine. Il regardait à nouveau à l’intérieur du corps d’Arthur, dans la portion de peau qu’il avait changée. La nouvelle marque n’était pas mauvaise en elle-même, et la peau transformée ne tombait malade et ne mourait que là où elle touchait celle qui contenait l’ancienne. Tout irait bien pour Arthur si Alvin parvenait à le changer en une seule fois plutôt que petit bout par petit bout.

Comme le fil, qui était venu d’un coup lorsqu’il y avait pensé, qu’il avait visualisé d’où il partait, où il se terminait et de quoi il était fait. Tous ses atomes avaient trouvé leur place en même temps. À la manière de Po Doggly et Horace Guester qui s’accordaient tout de suite ensemble, chacun accomplissant sa tâche tout en tenant compte de ce que faisait l’autre.

Mais le fil, c’était simple, facile. Là, c’était dur, comme changer de l’eau en vin plutôt que du fer en or, ainsi qu’il l’avait dit à mademoiselle Lamer.

Non, je dois m’y prendre autrement. Pour créer le fil, j’ai indiqué à chaque atome son apparence et sa place, parce que tous étaient vivants et prêts à m’obéir. Mais à l’intérieur du corps d’Arthur, je n’ai pas affaire à des atomes, j’ai affaire à ces petits éléments qui ont chacun leur vie propre. Peut-être même est-ce la marque qui leur donne vie, et peut-être pourrais-je leur indiquer à tous leur apparence ; au lieu de déplacer chacune de ses parties dans un seul élément à la fois, je leur dirais seulement à tous : je vous veux comme ça, et ce serait fait.

À peine la pensée lui était-elle venue qu’il la mit à exécution. Il s’imagina parler à toutes les marques de la peau d’Arthur Stuart, sur l’ensemble de sa poitrine, toutes en même temps ; il leur montra la configuration qu’il avait en tête, une configuration si compliquée qu’il ne la comprenait pas lui-même ; il savait seulement qu’elle répétait celle des marques contenues dans la surface de peau qu’il avait transformée par étapes successives. Et dès qu’il la leur montra, dès qu’il leur ordonna : « Je vous veux comme ça ! Voici le modèle ! » elles se modifièrent. Toute la peau du torse d’Arthur Stuart changea d’un coup.

Arthur sursauta, puis hurla de douleur. Ce qui n’avait été qu’un élancement dans un morceau de peau lui envahissait à présent le reste de la poitrine.

« Fais-moi confiance, dit Alvin. Asteure j’vais t’changer, pour sûr, et t’auras plus mal. Mais je m’en vais l’faire sous l’eau, comme ça la vieille peau sera tout d’suite emportée. Bouche-toi l’nez ! Retiens ton souffle ! »

Arthur Stuart haletait de souffrance, mais il fit comme disait Alvin. Il se pinça le nez de la main droite, puis il prit sa respiration et ferma la bouche. Alvin, de la main gauche, lui saisit aussitôt le poignet, passa la droite derrière le gamin et l’enfonça sous l’eau. À cet instant, Alvin gardait en tête le corps entier d’Arthur, il voyait toutes les marques, non pas une par une mais dans leur ensemble ; il leur montra le modèle à suivre, la nouvelle marque, et pensa cette fois les mots si fort que ses lèvres les formèrent. « Voici le modèle ! Je vous veux comme ça ! »

Il ne sentit pas le changement avec ses mains – le corps d’Arthur ne subit pas de transformation telle que ses sens normaux puissent la percevoir. Mais il le vit néanmoins, d’un seul coup, en une fraction de seconde, dans chaque marque du corps du gamin, de ses organes, de ses muscles, de son sang, de son cerveau ; même ses cheveux changèrent, chacune des parties qui se rattachaient à lui. Quant à ce qui ne s’y rattachait pas et qui ne changea pas, l’eau l’enleva et l’emporta.

Alvin s’immergea à son tour pour se débarrasser du moindre bout de peau, du moindre cheveu d’Arthur qui auraient pu s’accrocher à lui. Puis il se releva et sortit l’enfant de l’eau, dans un même mouvement. Il émergea dégoulinant de gouttes d’eau comme des embruns de perles froides au clair de lune. Et resta là, à chercher sa respiration, tremblant de froid.

« Dis-moi qu’le mal a parti, dit Alvin.

— Est parti, le corrigea Arthur comme le faisait toujours mademoiselle Lamer. Je m’sens bien. Sauf que j’ai froid. »

Alvin le sortit entièrement de la rivière et le ramena au bord. « Enveloppez-le dans ma chemise et allons-nous en d’icitte. »

Ce qu’ils firent. Aucun n’avait remarqué qu’en imitant mademoiselle Lamer, Arthur ne s’était pas servi de la voix de l’institutrice.

* * *

Peggy ne le remarqua pas non plus, pas tout de suite. Elle était trop occupée à regarder dans la flamme de vie d’Arthur Stuart. Quel changement lorsque Alvin avait opéré sa transformation sur l’enfant ! Un changement si subtil qu’elle n’aurait su dire sur quoi Alvin agissait ; pourtant, au moment où Arthur Stuart avait émergé de l’eau, il ne restait plus un seul de ses anciens chemins, plus un seul de ceux qui le menaient dans le Sud en esclavage. Quant aux nouveaux chemins, tous les nouveaux avenirs que la transformation lui avait ouverts… ils offraient des possibilités tellement ahurissantes !

Tout le temps qu’il fallut à Horace, Po et Alvin pour refaire traverser l’Hio à Arthur, puis les bois jusqu’à la forge, Peggy le passa exclusivement à explorer la flamme de vie du jeune sang-mêlé, à étudier des potentialités que le monde n’avait encore jamais connues. Il y avait un nouveau Faiseur à circuler dans le pays ; Arthur était le premier être qu’il avait touché, et tout était différent. Du reste, la plupart des avenirs d’Arthur étaient inextricablement liés à Alvin. Peggy vit des voyages extraordinaires ; sur l’un des chemins, une traversée vers l’Europe où Arthur Stuart se tenait auprès d’Alvin devant qui s’inclinait le nouveau saint Empereur Napoléon ; sur un autre, un périple jusqu’à une étrange nation insulaire, loin vers le sud, où les hommes rouges passaient toute leur existence sur des nattes d’algues ; sur un autre, une incursion triomphale dans les terres à l’ouest où les Rouges acclamaient en Alvin le grand unificateur de toutes les races et lui ouvraient leur dernier refuge, si grande était leur foi en lui. Et toujours à ses côtés se trouvait Arthur Stuart, le petit sang-mêlé, en qui on avait désormais toute confiance, désormais doté d’un peu du pouvoir du Faiseur.

La plupart des chemins s’ouvraient sur l’arrivée des trois hommes qui amenaient Arthur Stuart à la resserre, aussi ne fut-elle pas surprise quand ils frappèrent à la porte.

« M’zelle Lamer », appela doucement Alvin.

Elle avait la tête ailleurs ; la réalité offrait beaucoup moins d’intérêt que les avenirs révélés dans la flamme de vie d’Arthur Stuart. Elle ouvrit la porte. Ils étaient là, Arthur toujours enveloppé dans la chemise d’Alvin.

« On l’a ram’né, dit Horace.

— Je vois. » Elle en était évidemment heureuse, mais son ton de voix n’en montra rien. Au contraire, il donnait à entendre qu’elle était occupée, qu’on la dérangeait, qu’on l’ennuyait. Ce qui était vrai. Allez-y, voulait-elle dire. Je sais déjà ce que vous allez me raconter, par l’intermédiaire d’Arthur qui l’a entendu, alors allez-y, qu’on en finisse, et laissez-moi retourner explorer l’avenir de cet enfant. Mais bien entendu, il lui fallait garder ses réflexions pour elle si elle tenait à rester dans la peau de mademoiselle Lamer.

« Ils le r’trouveront pas, dit Alvin, tant qu’ils le verront pas de leurs yeux, pour de vrai. Quèque chose… leur capsule, l’est pus bonne à rien.

— Elle n’est plus bonne à rien, dit Peggy.

— C’est ça, fit Alvin. On est v’nus pour… nous sommes venus pour… c’est possible de le laisser chez vous ? Cette maison-là, m’dame, je l’ai protégée avec tellement de charmes qu’ils penseront… qu’ils ne penseront même pas à y entrer tant que vous garderez la porte fermée.

— Vous n’avez donc pas d’autres vêtements à lui mettre que cette chemise ? Il s’est mouillé… Vous voulez qu’il attrape froid ?

— Il fait bon, as’soir, dit Horace, et on veut pas aller quérir des vêtements à l’auberge. On va attendre qu’les pisteux s’en reviennent, abandonnent leurs recherches et s’en repartent.

— Très bien, dit Peggy.

— Vaudrait mieux s’remettre à nos ouvrages, dit Po Doggly. Faut que je m’en retourne chez le docteur Physicker.

— Et moi, j’ai dit à la Peg que j’étais au village, alors j’ferais bien de m’y rendre », dit Horace.

Alvin parla tout net à Peggy. « J’serai à la forge, m’zelle Lamer. S’il arrive quelque chose, criez, dans les dix secondes j’aurai monté la colline.

— Merci. Maintenant… s’il te plaît, retourne t’occuper de tes affaires. »

Elle referma la porte. Elle n’avait pas eu l’intention de se montrer aussi abrupte. Mais toute une nouvelle série d’avenirs s’offrait à ses investigations. En dehors d’elle, personne n’avait jamais eu autant d’importance pour la tâche d’Alvin qu’allait en avoir Arthur. Peut-être que le même phénomène se produirait avec tous ceux qu’Alvin toucherait et changerait ; peut-être transformerait-il, en tant que Faiseur, tous ceux qu’il aimait, jusqu’à ce qu’ils partagent avec lui ses heures de gloire, jusqu’à ce qu’ils contemplent le monde à travers les murs grossissants de la Cité de Cristal et observent toutes choses telles que Dieu devait sûrement les voir.

Un coup frappé à la porte. Elle ouvrit.

« D’abord, dit Alvin, évitez d’ouvrir la porte sans connaître qui c’est.

— Je savais que c’était toi », fit-elle. À la vérité, elle n’en savait rien. Elle n’avait même pas réfléchi.

« Ensuite, j’suis resté pour vous écouter verrouiller, mais j’aurais pu attendre longtemps.

— Navrée, dit-elle. J’ai oublié.

— On s’est donné beaucoup d’mal pour sauver ce drôle ce soir, m’zelle Lamer. Asteure, tout dépend d’vous. Seulement jusqu’à tant qu’les pisteux s’en repartent.

— Oui, je sais. » Elle était vraiment désolée et laissa percer son regret dans sa voix.

« Alors, bonne nuit. »

Il restait là, à attendre. Attendre quoi ?

Ah, oui. Qu’elle ferme la porte.

Elle la ferma, la verrouilla puis revint à Arthur Stuart et l’étreignit jusqu’à ce qu’il se débatte pour se dégager. « Tu es sauvé, dit-elle.

— Ben tiens, répondit-il. On s’est donné beaucoup d’mal pour sauver ce drôle ce soir, m’zelle Lamer. »

Elle l’écouta et comprit que quelque chose n’allait pas. De quoi s’agissait-il ? Ah, oui, bien sûr. Alvin venait juste de dire cette phrase. Mais qu’y avait-il de bizarre là-dedans ? Arthur Stuart imitait tout le temps les gens.

Il les imitait tout le temps. Mais cette fois-ci, Arthur Stuart s’était servi de sa propre voix, non de celle d’Alvin. Elle ne l’avait jamais vu agir ainsi. Elle croyait que c’était là son talent, qu’il était un imitateur naturel au point de ne même pas s’apercevoir de ce qu’il faisait.

« Épelle cigale, lui demanda-t-elle.

— C.I.G.A.L.E », répondit-il. Pas avec la voix de l’institutrice mais avec la sienne à lui.

« Arthur Stuart, chuchota-t-elle. Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Y a rien qui va pas, m’zelle Lamer, dit-il. J’suis chez moi. »

Il ne savait pas. Il n’avait rien remarqué. N’ayant jamais compris quel parfait imitateur il avait été, il ne se rendait maintenant pas compte que son talent était parti. Il avait toujours la mémoire quasi parfaite de ce que les autres disaient, les mots étaient toujours là. Mais les voix avaient disparu ; ne subsistait que la sienne, celle d’un enfant de sept ans.

Elle l’étreignit encore, plus brièvement. Elle comprenait, à présent. Aussi longtemps qu’Arthur Stuart serait resté lui-même, les pisteurs auraient pu le retrouver et l’emmener en esclavage dans le Sud. La seule façon de le sauver, c’était de le faire cesser d’être totalement lui-même. Alvin ne savait pas, bien sûr, qu’en sauvant Arthur il le privait de son talent, du moins en partie. Pour prix de sa liberté, Arthur n’était plus tout à fait Arthur. Alvin l’avait-il compris, lui ?

« J’suis fatigué, m’zelle Lamer, dit-il.

— Oui, évidemment. Tu peux dormir ici, dans mon lit. Retire-moi cette chemise sale et grimpe sous les couvertures ; tu seras au chaud et en sécurité pour la nuit. »

Il hésitait. Elle regarda dans sa flamme de vie et vit pourquoi ; en souriant, elle lui tourna le dos. Elle entendit un froissement de tissu, un grincement de ressorts et le bruissement d’un petit corps se glissant entre les draps du lit. Puis elle lui refit face, se pencha au-dessus de sa tête posée sur l’oreiller et l’embrassa légèrement sur la joue.

« Bonne nuit, Arthur, dit-elle.

— Bonne nuit », murmura-t-il.

Un instant plus tard, il dormait. Elle s’assit à son bureau et remonta la mèche de sa lampe. Elle allait lire un peu en attendant le retour des pisteurs. Quelque chose pour la calmer le temps qu’ils arrivent.

Mais non, rien à faire. Les mots étaient là, sur la page, mais leur sens lui échappait. Lisait-elle Descartes ou le Deutéronome ? Peu importait. Elle ne pouvait se détacher de la nouvelle flamme de vie d’Arthur. Bien entendu, tous les chemins de son existence avaient changé. Il n’était plus la même personne. Non, ce n’était pas tout à fait exact. Il restait toujours Arthur. Principalement Arthur.

Presque Arthur. Presque celui d’autrefois. Mais pas vraiment.

Cela en valait-il la peine ? Perdre une partie de ce qu’il avait été afin de vivre libre ? Sa nouvelle personnalité était peut-être supérieure à l’ancienne ; mais l’ancien Arthur Stuart avait disparu désormais, définitivement, encore plus sûrement que s’il était parti dans le Sud pour passer le reste de sa vie dans les tourments de l’esclavage, son séjour à Hatrack réduit à l’état de souvenir, puis de rêve, puis d’histoire mythique qu’il aurait racontée aux petits gamins noirs dans les années précédant sa mort.

Idiote ! s’injuria-t-elle intérieurement. Personne ne reste le même aujourd’hui qu’hier. Personne ne garde un corps toujours jeune, un cœur toujours ingénu ou une tête toujours vide. La vie en esclavage l’aurait bien davantage transformé – déformé – que les légères modifications d’Alvin. Arthur Stuart était sûrement davantage lui-même maintenant qu’il ne l’aurait été en Appalachie. D’ailleurs, elle avait vu tous les avenirs sombres contenus jadis dans sa flamme de vie, le goût du fouet, le soleil abrutissant qui lui cognait dessus durant les travaux des champs ou la corde qui l’attendait sur les nombreux chemins où il participait à une révolte d’esclaves, quand il n’en prenait pas la tête et massacrait au lit des dizaines de Blancs. Arthur Stuart était trop jeune pour comprendre ce qui lui arrivait ; mais s’il avait été plus âgé, s’il avait pu choisir, Peggy ne doutait pas qu’il aurait opté pour le genre d’avenir qu’Alvin venait de lui rendre possible.

D’une certaine manière, il avait perdu un peu de lui-même, un peu de son talent et donc un peu des choix qui auraient pu se présenter dans sa vie. Mais en les perdant, il y gagnait tellement plus de liberté.

XIX

Le soc de charrue

Les pisteurs se réveillèrent peu de temps après que les sauveteurs d’Arthur Stuart lui eurent fait repasser la rivière.

« R’garde-moi ça. Les menottes sont toujours fermées. Du bon fer, bien solide.

— Pas grave. Ils ont d’bons charmes pour endormir et pour s’libérer des chaînes, mais ils connaissent donc pas qu’nous autres, les pisteux, on r’trouve toujours un marronneux quand on a éventé not’ gibier ? »

À les voir, on les aurait dits contents de l’évasion d’Arthur Stuart. À la vérité, ces gars-là appréciaient une bonne traque, adoraient montrer aux gens qu’on ne pouvait pas se débarrasser d’un pisteur. Et si jamais il leur arrivait de lâcher une poignée de grenaille de plomb dans un ventre avant la fin de la chasse, ma foi, c’était dans l’ordre des choses, non ? Comme des chiens sur la voie d’un cerf perdant son sang.

Ils suivirent la piste d’Arthur Stuart à travers bois jusqu’à la berge de la rivière. Leurs mines joyeuses s’assombrirent alors brusquement d’un front soucieux. Ils levèrent les yeux et regardèrent de l’autre côté de l’eau, cherchèrent les flammes de vie d’humains encore dehors à cette heure de la nuit, quand tous les honnêtes gens étaient censés dormir. Le pisteur aux cheveux blancs, lui, ne voyait pas assez loin ; mais le brun dit : « J’en aperçois quèques-uns qui s’promènent et quèques autres qui bougent pas. On va r’prendre la piste à Hatrack River. »

* * *

Alvin tint le soc de charrue entre ses mains. Il se savait capable de le changer complètement en or ; il avait vu assez d’or dans sa vie pour en connaître la configuration, il pouvait donc montrer aux éléments du fer à quoi se conformer. Mais il savait aussi que ce n’était pas de l’or ordinaire qu’il voulait. Il serait trop mou, et aussi froid que du vulgaire caillou. Non, il voulait quelque chose de nouveau, non pas de l’or obtenu à partir de fer comme un alchimiste pourrait en rêver, mais un or vivant, un or en mesure de garder sa forme et sa force mieux que le fer, mieux que l’acier le plus résistant. De l’or éveillé, conscient du monde alentour… Un soc qui connaîtrait la terre qu’il fendrait pour l’exposer aux feux du soleil.

Un soc d’or qui connaîtrait un homme, en qui cet homme aurait confiance, de la même façon que Po Doggly connaissait Horace Guester et qu’ils se faisaient confiance l’un l’autre. Un soc qui n’aurait pas besoin d’un bœuf pour le tirer, ni de renfort de poids pour l’enfoncer plus profond dans le sol. Un soc qui saurait quel terrain est riche et lequel est pauvre. Une sorte d’or qu’on n’avait encore jamais vue au monde, tout comme le monde n’avait encore jamais vu de lien aussi ténu et invisible que celui qu’Alvin avait filé aujourd’hui entre Arthur Stuart et lui.

Il se mit donc à genoux, gardant en tête la configuration de l’or. « J’te veux comme ça », chuchota-t-il au fer.

Il sentit les particules affluer de partout autour du soc pour se joindre à celles déjà présentes dans le métal et constituer des éléments beaucoup plus lourds, se positionner de différentes manières jusqu’à correspondre au modèle qu’il leur montrait en pensée.

Entre les mains il tenait un soc d’or. Il passa les doigts dessus. De l’or, oui, d’un jaune éclatant à la lumière du feu de la forge, mais toujours mort, toujours froid. Comment lui apprendre la vie ? Pas en lui montrant le modèle de sa propre chair ; ce genre de vie, le soc n’en avait pas besoin. C’étaient les atomes mêmes qu’Alvin voulait éveiller, pour leur montrer la différence entre ce qu’ils étaient et ce qu’ils pouvaient être. Pour allumer en eux le feu de la vie.

Le feu de la vie. Alvin souleva le soc d’or – bien plus lourd à présent – et, malgré la chaleur du feu mourant, il le déposa dans la forge, au milieu des braises de charbon de bois.

* * *

Ils étaient à nouveau en selle, les pisteurs, ils remontaient calmement au pas la route de Hatrack River, regardaient dans toutes les maisons, huttes et cabanes en brandissant la capsule pour la comparer avec les flammes de vie qu’ils y découvraient. Mais aucune ne correspondait, ils ne reconnurent personne. Ils passèrent devant la forge et aperçurent une flamme de vie qui brûlait dedans, mais il ne s’agissait pas du petit marronneur sang-mêlé. Ce devait être le forgeron qui avait fabriqué les menottes, sûrement.

« Ça m’plairait d’lui trouer la peau, souffla le pisteur brun. J’connais qu’il a mis ce charme dans les menottes, il s’est arrangé pour que l’drôle arrive à s’en échapper.

— On aura l’temps pour ça après qu’on aura trouvé le p’tit moricaud », dit celui aux cheveux blancs.

Ils virent deux flammes de vie brûler dans l’ancienne resserre, mais aucune ne coïncidait avec le contenu de la capsule, aussi s’en furent-ils plus loin chercher un enfant qu’ils reconnaîtraient.

* * *

Le feu avait maintenant gagné l’intérieur de l’or, mais il n’avait pas d’autre effet que de le fondre. Ça n’allait pas du tout ; c’était de la vie que le soc avait besoin, pas de la mort du métal dans le feu. Il garda la forme du soc dans sa tête et la montra aussi clairement que possible à chacun des éléments de métal ; cria silencieusement à chaque atome : « Ça suffit pas d’vous mettre en ordre pour prendre la forme de l’or, faut aussi garder la forme de tout l’soc, même dans l’feu, même si une autre force veut vous écraser, vous déchirer, vous fondre ou vous mutiler. »

Il sentit qu’il était entendu : il y eut une réaction dans l’or, réaction contre l’écoulement du métal qui se liquéfiait. Mais elle manquait de force, elle manquait d’assurance. Sans réfléchir, Alvin plongea les mains dans le feu et empoigna l’or, lui montrant la forme du soc, lui criant du fond du cœur : « Comme ça ! J’te veux comme ça ! Voilà ce que t’es ! » Oh, la brûlure lui faisait horriblement mal, mais il savait qu’il devait laisser ses mains où elles étaient, car le Faiseur fait partie de ce qu’il crée. Les atomes l’entendirent et se disposèrent selon des configurations auxquelles Alvin n’avait même jamais songé, mais le résultat en fut que l’or absorbait maintenant la chaleur du feu sans fondre, sans se déformer. C’était fait ; le soc ne vivait pas vraiment, pas comme Alvin l’aurait voulu, mais il pouvait séjourner dans la forge sans se liquéfier. L’or était davantage que de l’or à présent. C’était de l’or qui se savait soc de charrue et tenait à le rester.

Alvin retira ses mains du soc et vit des flammes qui lui dansaient toujours sur la peau, une peau carbonisée par endroits, qui se détachait de l’os. Dans un silence de mort, il les immergea dans la barrique d’eau et entendit le grésillement sur sa chair du feu qui s’éteignait. Puis, avant que la douleur ne revienne en force, il entreprit de se guérir et se dépouilla de la peau morte pour en faire pousser une neuve.

Immobile, affaibli par les efforts que son corps devait fournir pour lui reconstituer les mains, Alvin regardait dans le feu. Le soc d’or y reposait, conscient de sa forme, à laquelle il se tenait, mais ça ne suffisait pas à le rendre vivant. Il lui fallait savoir à quoi servait un soc. Savoir pourquoi il vivait afin de répondre à ce qu’on attendait de lui. Être Faiseur, c’était ça, Alvin en avait la certitude maintenant ; voilà ce que l’oiseau rouge était venu lui dire trois ans plus tôt. Ça n’avait rien à voir avec le travail du menuisier ou du forgeron qui coupent, tordent ou fondent pour imposer de nouvelles formes aux choses. C’était plus subtil et plus fort : pousser les choses à vouloir changer, leur donner l’idée d’une nouvelle forme pour qu’elles la prennent naturellement. Alvin faisait ça depuis des années sans le savoir. Quand il pensait seulement trouver les fissures naturelles dans la roche, en fait il les créait ; en imaginant leur position qu’il montrait aux atomes contenus dans les éléments des morceaux de roche, il leur apprenait à vouloir se conformer au modèle qu’il leur proposait.

C’est ce qu’il avait fait aujourd’hui avec ce soc de charrue, mais délibérément, non par accident ; et il avait appris à l’or à gagner en force, à mieux conserver sa forme que tout ce qu’il avait créé à ce jour. Mais comment lui apprendre davantage, lui apprendre à agir, à se mouvoir ? On n’avait jamais appris ça à l’or.

Au fond de lui, il savait que ce soc d’or n’était pas le vrai problème. Le vrai problème, c’était la Cité de Cristal ; là, les matériaux ne seraient pas de simples atomes dans une structure de métal. Les atomes d’une ville, ce sont des hommes et des femmes, et eux ne croient pas à la forme qu’on leur indique avec la foi naïve des atomes, ils ne comprennent pas aussi clairement, et quand ils agissent, ils n’ont jamais leur perfection. Mais si je peux instruire cet or pour en faire un soc de charrue vivant, alors j’arriverai peut-être à créer une cité de cristal à partir d’hommes et de femmes ; je trouverai peut-être des gens aussi parfaits que ces atomes d’or, qui parviendront à comprendre la forme de la Cité de Cristal et à l’aimer comme je l’ai aimée dès l’instant où je l’ai vue en montant avec Tenskwa-Tawa à l’intérieur de la tornade. Alors, ils ne garderont pas seulement cette forme, mais ils la feront aussi agir, ils feront de la Cité de Cristal quelque chose de vivant, bien plus grand, bien plus important que chacun d’entre nous qui serons ses atomes.

Le Faiseur, c’est celui qui fait partie de ce qu’il crée.

Alvin courut au soufflet et pompa jusqu’à ce que le charbon de bois de la forge rougeoie dans une fournaise qui aurait forcé n’importe quel forgeron à sortir respirer l’air nocturne en attendant que le feu se calme. Mais pas Alvin. Au contraire, il s’avança sans hésiter vers la forge et grimpa carrément dans le brasier, au milieu des flammes. Il sentit ses vêtements brûler sur sa peau mais n’y prêta aucune attention. Il se lova autour du soc et entreprit de se guérir lui-même, non pas petit à petit, une partie après l’autre, mais en ordonnant à tout son corps d’un coup : « Reste en vie ! Transmets au soc ce feu qui te brûle ! »

En même temps, il disait au soc : « Fais comme moi ! Vis ! Apprends auprès de tous mes éléments vivants à quoi sert chaque partie du corps et comment elle remplit sa fonction. J’peux pas t’montrer quelle forme prendre ni comment y arriver, je l’ignore. Mais j’peux t’montrer à quoi ça ressemble d’être en vie, par la douleur qu’endure mon corps, par sa guérison, par son combat contre la mort. J’te veux comme ça ! Même si ça te coûte, même si c’est dur d’apprendre, ça, c’est toi, deviens comme moi ! »

L’opération lui parut durer une éternité ; tremblant au milieu des flammes, son corps luttait contre la chaleur, cherchait à la canaliser comme une rivière canalise l’eau, afin de la déverser dans l’océan de feu doré du soc. Et à l’intérieur du soc, les atomes se démenaient pour exécuter ce que leur avait demandé Alvin, soucieux de lui obéir quoique ignorants de la marche à suivre. Mais l’appel qu’il leur avait lancé était puissant, trop puissant pour qu’ils ne l’entendent pas ; et il y avait davantage que le simple fait de l’entendre. Comme s’ils reconnaissaient qu’il voulait leur bien. Ils lui faisaient confiance, ils tenaient à devenir le soc de charrue vivant dont il rêvait ; alors, dans un million de poussières de temps si infimes qu’une seconde leur paraissait une éternité, ils essayèrent d’une façon, essayèrent de l’autre, jusqu’à ce que, quelque part dans la lame d’or, une nouvelle configuration apparaisse, qui se savait vivante exactement comme le voulait Alvin. En un instant, la configuration envahit le soc. Il vivait.

Il vivait. Alvin sentit contre son corps replié bouger le soc qui s’ancra dans les braises avant de les trancher, les labourer comme s’il s’agissait d’un champ. Et parce que ce champ était stérile, incapable de porter la vie, le soc remonta aussitôt et se dégagea du feu pour gagner le pourtour de la forge. Il s’était déplacé parce qu’il avait décidé de se trouver ailleurs puis de s’y rendre ; arrivé au bord, il bascula et tomba par terre.

Au supplice, Alvin roula hors du feu et tomba lui aussi, pour s’écraser à son tour sur le sol froid de l’atelier. Maintenant qu’il n’était plus dans la fournaise, son corps gagnait la bataille contre la mort de sa chair, il guérissait comme il avait appris à le faire, sans qu’on ait besoin de le lui dire, de le diriger. Deviens toi-même, tel avait été l’ordre d’Alvin, et la marque de chaque élément vivant de son organisme s’était donc conformée au modèle qu’elle contenait, jusqu’à ce que le corps retrouve son intégrité et sa perfection, fasse peau neuve, sans cals ni brûlures.

Ce qu’il ne pouvait éliminer, c’était le souvenir de la douleur et la faiblesse due aux efforts physiques fournis. Mais il s’en moquait. Tout faible qu’il était, il avait le cœur joyeux car le soc qui reposait par terre à côté de lui était de l’or vivant, non parce qu’il l’avait fait ainsi mais parce qu’il lui avait appris à se faire tout seul.

* * *

Les pisteurs ne trouvèrent rien, nulle part dans le village ; pourtant, le pisteur brun ne voyait personne s’enfuir, non, même très loin, à une distance qu’aucun homme ni cheval n’aurait pu atteindre depuis qu’on avait fait évader le gamin. Le petit sang-mêlé avait trouvé un moyen de se cacher d’eux, chose qu’ils savaient parfaitement impossible, mais il n’y avait pas d’autre explication.

Il fallait chercher là où il avait vécu durant toutes ces années. L’auberge, la resserre, la forgerie. Du monde y était encore debout si tard dans la nuit ; pas normal. Ils s’approchèrent de l’auberge puis attachèrent les chevaux en bordure de la route. Ils chargèrent leurs fusils de chasse et leurs pistolets avant de repartir à pied. En passant près de l’auberge ils cherchèrent encore, vérifièrent chaque flamme de vie ; aucune ne correspondait à la capsule.

« La maisonnette avec l’institutrice, fit le pisteur aux cheveux blancs. C’est là qu’était l’drôle quand on l’a trouvé l’aut’ coup. »

Le pisteur brun regarda dans cette direction. Il ne distinguait pas la resserre à travers les arbres, évidemment, mais ce qu’il cherchait, il le vit quand même, arbres ou pas. « Y en a deux là-d’dans, dit-il.

— Alors c’est p’t-être le gamin sang-mêlé, fit l’autre.

— La capsule dit qu’non. » Puis le pisteur brun eut un sourire salace. « Une institutrice célibataire, qui vit toute seule, et elle a d’la visite à c’t’heure de la nuit ? J’connais l’genre de compagnie qu’elle reçoit, et c’est pas un p’tit sang-mêlé.

— Allons-y voir quand même, dit le pisteur aux cheveux blancs. Si jamais t’as raison, elle ira pas s’plaindre qu’on y a cassé sa porte, sinon on racontera c’qui s’passait là-d’dans quand on est entrés. »

Ce qui les fit bien rire. Puis ils se mirent en route au clair de lune vers le logis de mademoiselle Lamer. Ils comptaient donner un coup de pied dans la porte, comme il se doit, et rigoler un bon coup quand l’institutrice se fâcherait et les menacerait.

Le plus drôle, c’est que lorsqu’ils arrivèrent tout près de la maisonnette, ce plan leur sortit proprement de la tête. Ils l’oublièrent tout à fait. Ils se contentèrent de regarder une fois de plus les flammes de vie à l’intérieur pour les comparer avec la capsule.

« Qu’esse qu’on vient faire icitte, sacordjé ? demanda le pisteur aux cheveux blancs. L’gamin est forcément à l’auberge. On connaît qu’il est pas icitte !

— J’pense à quèque chose, fit le brun. P’t-être qu’ils l’ont tué.

— C’est complètement idiot. Pourquoi l’sauver, dans ce cas-là ?

— Comment tu crois qu’ils se sont débrouillés pour qu’on l’voye pas, alors ?

— L’est à l’auberge. Ils ont un charme qui nous empêche de l’voir, j’gage. Une fois qu’on aura ouvert la bonne porte là-bas, on l’verra, et puis voilà. »

Un bref instant, le pisteur brun songea : « Ben alors, pourquoi on regarderait pas dans la maisonnette de l’institutrice, tant qu’on y est, s’ils ont un charme pareil ? Pourquoi on l’ouvrirait pas, c’te porte-là ? »

Mais sitôt formulée, la pensée s’évanouit ; il ne s’en souvenait plus, il ne se souvenait même pas y avoir pensé. Il repartit au petit trot pour rattraper son compagnon. Le gamin sang-mêlé devait être à l’auberge, pour sûr.

* * *

Elle aperçut leurs flammes de vie, évidemment, lorsqu’ils s’approchèrent de sa maisonnette, mais Peggy n’eut pas peur. Elle avait exploré la flamme d’Arthur pendant tout ce temps et n’y avait découvert aucun chemin où ils le capturaient. L’avenir d’Arthur recelait bien des dangers – elle avait vu cela – mais aucun mal ne lui arriverait cette nuit. Aussi ne prêta-t-elle que peu d’attention aux deux hommes. Elle sut qu’ils décidaient de repartir ; que le pisteur brun songeait à entrer ; que les charmes l’arrêtaient et le repoussaient. Mais c’était Arthur Stuart qu’elle regardait, fouillant les années à venir.

Puis, soudain, elle fut incapable de se retenir plus longtemps. Elle devait le dire à Alvin, lui dire la joie et le chagrin que causait son intervention. Mais comment faire ? Comment lui annoncer que mademoiselle Lamer était en réalité une torche qui voyait les millions d’avenirs nouveaux dans la flamme de vie d’Arthur Stuart ? Elle ne supportait pas de garder tout cela pour elle. Elle avait pu en parler à madame Modesty, des années plus tôt, lorsqu’elle vivait là-bas et n’avait aucun secret pour elle.

C’était folie de descendre à la forge, sachant qu’elle mourait d’envie de dire à Alvin des choses qui supposaient de lui dévoiler sa véritable identité. Mais elle allait sûrement devenir folle si elle restait entre ces murs, seule avec tout ce savoir qu’elle ne pouvait partager.

Alors seulement, elle regarda dans la flamme de vie d’Alvin ; alors seulement, elle vit la terrible souffrance qu’il avait endurée à peine quelques instants plus tôt. Pourquoi n’avait-elle rien remarqué ? Pourquoi n’avait-elle rien vu ? Alvin venait de franchir un seuil, le plus important de son existence ; il avait réellement accompli un grand acte de Faiseur, apporté quelque chose de nouveau au monde, et elle n’avait rien vu. Quand il avait affronté le Défaiseur, alors qu’elle vivait au loin, à Dekane, elle avait assisté à son combat, et aujourd’hui qu’elle se trouvait à deux pas, pourquoi ne s’était-elle pas tournée vers lui ? Pourquoi n’avait-elle rien su de sa souffrance quand il se tordait dans les flammes ?

C’était peut-être la resserre. Une fois déjà, près de dix-neuf ans plus tôt, le jour où Alvin était né, la resserre avait émoussé son talent et l’avait endormie jusqu’à ce qu’il fût presque trop tard. Mais non, ce n’était pas possible, l’eau ne passait plus dans la maisonnette et le feu de la forge était bien plus puissant.

C’était peut-être le Défaiseur lui-même, venu la gêner. Mais elle eut beau fouiller de sa vision de torche, elle ne découvrit aucune ombre louche parmi les couleurs du monde alentour, pas à proximité en tout cas. Rien qui aurait pu la rendre aveugle.

Non, ce devait être la nature de ce que faisait Alvin qui l’avait aveuglée. De même qu’elle n’avait pas vu comment il allait se dépêtrer de son affrontement avec le Défaiseur des années auparavant, de même qu’elle n’avait pas vu comment il allait transformer le jeune Arthur Stuart sur le bord de l’Hio cette nuit, elle n’avait pas vu à quoi il se livrait dans la forge. L’acte particulier de Faiseur qu’il avait accompli là n’appartenait pas aux avenirs perceptibles par son talent.

En irait-il toujours ainsi ? Resterait-elle aveugle quand il accomplirait sa tâche la plus importante ? Elle en conçut de la colère, et aussi de la peur ; à quoi bon mon talent, s’il m’abandonne au moment où il m’est le plus nécessaire ?

Non. Il ne m’a pas été vraiment nécessaire aujourd’hui. Alvin pouvait se passer de moi et de ma vision lorsqu’il est monté dans le feu. Mon talent ne m’a jamais abandonnée quand il m’était vraiment nécessaire. J’éprouve seulement de la frustration.

Bon, maintenant Alvin a besoin de moi, songea-t-elle. Elle descendit la pente avec précaution, en prenant garde où elle mettait les pieds ; la lune était faible, l’obscurité profonde, aussi le sentier était-il traître. Lorsqu’elle passa l’angle de la forgerie, la lumière du brasier qui en sortait et inondait les abords l’éblouit presque ; une lumière si rouge que l’herbe paraissait d’un noir luisant et non verte.

À l’intérieur, Alvin gisait recroquevillé par terre, tourné vers la forge, loin de Peggy. Il respirait péniblement, par saccades. Endormi ? Non. Il était nu ; il lui fallut un moment pour comprendre que ses vêtements avaient dû brûler sur lui dans la fournaise. Lui n’avait rien remarqué au milieu de ses souffrances et n’en gardait donc pas la mémoire ; voilà pourquoi elle n’avait rien aperçu lorsqu’elle avait cherché des souvenirs dans sa flamme de vie.

Il avait la peau excessivement pâle et lisse. Plus tôt dans la journée, elle l’avait vue brune, hâlée par l’ardeur du soleil et de la forge. Plus tôt dans la journée, elle l’avait vue calleuse, parsemée de cicatrices d’étincelles ou de fer rouge, accidents courants lorsqu’on passe son temps devant le feu. Pourtant, son épiderme était à présent aussi net que celui d’un bébé, et elle ne put se retenir ; elle pénétra dans l’atelier, s’agenouilla près d’Alvin et lui effleura doucement le dos, de l’épaule jusqu’à la bande de chair étroite au-dessus de la hanche. Il avait la peau si douce qu’elle se sentait les mains rudes, comme si elle l’abîmait en la touchant.

Il laissa échapper une longue expiration, un soupir. Elle retira la main.

« Alvin, dit-elle, tu vas bien ? »

Il bougea le bras ; il caressait quelque chose blotti contre lui qu’elle n’avait pas remarqué jusque-là : une tache jaune pâle dans l’ombre double de son corps et de la forge. Un soc de charrue en or.

« L’est vivant », murmura-t-il.

Comme pour lui répondre, elle vit le soc remuer doucement sous sa main.

* * *

Bien entendu, ils ne frappèrent pas. À cette heure de la nuit ? Les autres comprendraient tout de suite qu’il ne s’agissait pas d’un voyageur de raccroc mais forcément des pisteurs. Cogner à la porte leur donnerait l’éveil, ils tenteraient d’emmener le gamin ailleurs.

Mais le pisteur brun ne s’embarrassa pas d’essayer le loquet. Il lança le pied et la porte s’abattit à l’intérieur, arrachant du même coup le gond supérieur. Puis, le fusil pointé, il entra prestement et jeta un regard circulaire dans la salle commune. Le feu se mourait dans l’âtre, aussi la lumière était-elle chiche, mais ils se rendirent néanmoins compte qu’il n’y avait personne.

« J’surveille l’escalier, dit le pisteur aux cheveux blancs. Va voir derrière si on cherche pas à s’enfuir par là. »

Le pisteur brun dépassa aussitôt la cuisine et l’escalier pour gagner la porte de derrière qu’il ouvrit à la volée. L’autre était déjà à mi-escalier lorsqu’elle se referma.

Dans la cuisine, la Peg sortit à quatre pattes de dessous la table. Aucun des intrus n’avait pris la peine de s’arrêter à l’entrée de l’office. Elle ignorait qui c’était, bien sûr, mais elle espérait, oui, elle espérait que les pisteurs s’en revenaient en douce parce qu’Arthur Stuart avait trouvé moyen – par quel miracle ? – de s’échapper et qu’ils ne savaient pas où le trouver. Elle ôta ses chaussures et marcha aussi silencieusement que possible de la cuisine à la salle commune, où Horace gardait un fusil chargé au-dessus de la cheminée. Elle leva la main et le décrocha, mais ce faisant elle renversa une bouilloire en fer blanc qu’on avait laissée chauffer près du feu plus tôt dans la soirée. La bouilloire produisit un bruit retentissant ; de l’eau chaude se répandit sur ses pieds nus ; elle ne put s’empêcher de sursauter.

Aussitôt, elle entendit des pas dans l’escalier. Ignorant sa douleur, elle courut au bas des marches, juste à temps pour voir descendre le pisteur aux cheveux blancs. Il avait un fusil de chasse braqué droit sur elle. De toute sa vie, elle n’avait jamais tiré sur un être humain, mais elle n’hésita pas une seconde. Elle pressa la détente ; le fusil lui recula dans le ventre, lui coupa le souffle et la rejeta contre le mur à côté de la porte de la cuisine. Elle y prit à peine garde. Tout ce qu’elle voyait, c’était le pisteur, toujours debout, dont la figure se détendait jusqu’à paraître aussi stupide qu’une vache. Puis des fleurs rouges s’épanouirent sur le devant de sa chemise, et il s’écroula à la renverse.

Tu ne voleras plus jamais d’enfant à sa maman, se dit la Peg. Tu n’emmèneras plus jamais de force un autre Noir pour qu’il passe sa vie à baisser la tête sous les coups de fouet. Je t’ai tué, pisteur, et je crois que le Seigneur s’en réjouit. Mais même si je vais en enfer pour ça, je suis bien contente.

Toute à le regarder, elle ne remarqua pas que la porte de derrière restait entrouverte, retenue par le canon de fusil du pisteur brun, pointé dans sa direction.

* * *

Alvin tenait tellement à dire à Peggy ce qu’il avait accompli qu’il ne prêta guère attention à sa nudité. Elle lui tendit le tablier de cuir qui pendait à un crochet du mur, et il le passa par habitude, sans réfléchir. Elle l’écoutait à peine parler ; ce qu’il racontait, elle le savait déjà par sa flamme de vie. Mais elle le regardait, songeuse. Le voici Faiseur désormais, en partie grâce à ce que je lui ai appris. J’en ai peut-être terminé à présent, je vais peut-être vivre ma propre vie ; mais peut-être que non, peut-être n’en suis-je qu’au début et vais-je maintenant pouvoir le traiter en homme, non plus en élève ni en pupille. Alvin semblait irradier d’un feu intérieur et, à chaque pas qu’il faisait, le soc réagissait, non pas en le suivant ni en se mettant dans ses jambes mais en glissant sur une trajectoire qui évoquait une orbite autour de son créateur, assez loin pour ne pas le gêner, assez près cependant pour lui servir en cas de besoin ; comme s’il faisait partie d’Alvin sans lui être attaché.

« Je sais, dit Peggy. Je comprends. Tu es un Faiseur à présent.

— C’est plusse que ça ! s’écria-t-il. C’est la Cité de Cristal. J’connais comment la construire, asteure, m’zelle Lamer. Comprenez, la ville, c’est pas les tours de cristal que j’ai vues ; la ville, c’est l’monde qu’y a d’dans, et si j’veux la construire, faut que j’trouve les genses qui doivent y habiter, des genses aussi vaillants et loyaux qu’ce soc, des genses qui en ont assez rêvé eux aussi pour vouloir la bâtir et qui continueront d’la bâtir même si j’suis pas là. Vous comprenez, m’zelle Lamer ? La Cité de Cristal, c’est pas un ouvrage pour un seul Faiseur. C’est une cité de Faiseurs ; faut que j’trouve toutes sortes de genses et que j’arrive à en faire des Faiseurs. »

Elle sut en l’entendant que c’était effectivement la tâche pour laquelle il était né – et l’œuvre qui lui briserait le cœur. « Oui, dit-elle. C’est vrai. Je le sais. » Et rien n’y fit, elle ne put prendre la voix de mademoiselle Lamer, calme, froide et distante. Elle resta elle-même, exprima sincèrement ses sentiments. Elle se consumait à l’intérieur du feu qu’Alvin y avait allumé.

« V’nez avec moi, m’zelle Lamer, dit Alvin. Vous connaissez tant d’choses et vous m’apprenez si bien… J’ai b’soin d’votre aide. »

Non, Alvin, pas ces mots-là. Pour ces mots-là je te suivrai, oui, mais prononce les autres, ceux que je désire tellement entendre. « Comment puis-je t’apprendre ce que tu es seul à savoir faire ? lui demanda-t-elle, s’efforçant de parler d’une voix calme et mesurée.

— Mais c’est pas seulement pour m’apprendre, ça j’peux l’faire tout seul. C’que j’ai fait c’te nuit, c’est si dur… J’ai b’soin d’vous avoir avec moi. » Il avança d’un pas vers l’institutrice. À son tour, le soc d’or glissa sur le sol vers elle, puis derrière elle ; s’il marquait la limite extérieure de l’influence d’Alvin, alors elle se trouvait à présent bel et bien incluse dans le vaste cercle.

« Tu as besoin de moi pour quoi faire ? » demanda Peggy. Elle refusait de regarder dans sa flamme de vie, refusait de voir s’il existait une chance ou non qu’il puisse un jour… Non, elle refusait même de s’avouer ce qu’elle désirait en ce moment, de peur de découvrir la chose impossible, découvrir qu’elle ne se produirait jamais, que cette nuit tous ces chemins-là s’étaient pour quelque raison irrémédiablement fermés. En vérité, s’aperçut-elle, c’était l’un des motifs qui l’avaient poussée à explorer si longuement les nouveaux avenirs d’Arthur ; il allait être si proche d’Alvin qu’à travers ses yeux elle voyait une bonne partie de son grand et terrible avenir, sans jamais savoir ce qu’elle aurait appris en explorant directement la flamme de vie du jeune homme ; la flamme d’Alvin lui aurait montré si, dans ses nombreux avenirs, il s’en trouvait un où il l’aimait, l’épousait et lui plaçait entre les bras son corps tendre et parfait pour lui donner et recevoir d’elle ce présent que les amants sont seuls à partager.

« V’nez avec moi, répéta-t-il. J’imagine même pas continuer sans vous, m’zelle Lamer. Je…» Il rit de lui-même. « J’connais même pas vot’ petit nom.

— Margaret, dit-elle.

— J’peux vous appeler comme ça ? Margaret… vous viendrez avec moi ? J’connais qu’vous êtes pas c’que vous paraissez, mais j’me fiche de l’air que vous avez par en dessous tous vos charmes. J’sens qu’vous êtes la seule personne qui m’connaît tel que j’suis vraiment et je…»

Il cherchait ses mots. Elle attendait qu’il les prononce.

« J’vous aime, lâcha-t-il. Quand bien même vous m’prenez pour un gamin. »

Elle lui aurait peut-être répondu. Elle lui aurait peut-être dit qu’elle savait qu’il était un homme et qu’elle était la seule femme capable de l’aimer sans l’idolâtrer, la seule véritable compagne possible pour lui. Mais dans le silence qui suivit ses paroles et avant qu’elle puisse lui répondre, retentit un coup de fusil.

Elle pensa aussitôt à Arthur Stuart, mais il ne lui fallut qu’un instant pour constater que sa flamme brillait paisiblement ; il dormait, plus haut dans sa maisonnette. Non, la détonation venait de plus loin. Elle projeta sa vision de torche jusqu’à l’auberge et, là, découvrit la flamme d’un homme sur le point de mourir ; il regardait une femme debout au pied de l’escalier. C’était sa mère, elle tenait un fusil de chasse.

La flamme de l’homme faiblit, mourut. Peggy regarda aussitôt dans celle de sa mère et vit, derrière ses pensées, ses émotions et ses souvenirs, un million de chemins d’avenir qui se mélangeaient les uns les autres, qui changeaient sous ses yeux pour n’en plus former qu’un seul menant à une seule issue. Un éclair de douleur atroce, puis plus rien.

« Mère ! cria-t-elle. Mère ! »

Le futur devint alors le présent ; la flamme de vie de la Peg s’était éteinte avant que la détonation du second coup de fusil ne parvienne à la forge.

* * *

Alvin avait du mal à croire ce qu’il disait pourtant à mademoiselle Lamer. Jusqu’à cet instant, avant qu’il ne parle, il ignorait ses sentiments envers elle. Il avait si peur qu’elle se moque de lui, si peur qu’elle lui objecte qu’il était bien trop jeune, qu’avec le temps il s’en remettrait.

Mais au lieu de lui répondre, elle marqua une brève pause, pendant laquelle éclata un coup de feu. Alvin sut tout de suite qu’il provenait de l’auberge ; il remonta le bruit par l’intermédiaire de sa bestiole et en trouva l’origine, un homme mort qu’on ne pouvait déjà plus sauver. Puis, quelques secondes plus tard, un autre coup de feu, et il découvrit alors une autre personne en train de mourir, une femme. Il reconnut ce corps de l’intérieur ; ce n’était pas une étrangère. Ce ne pouvait être que la Peg.

« Mère ! cria mademoiselle Lamer. Mère !

— C’est la Peg Guester ! » cria Alvin.

Il vit mademoiselle Lamer déchirer le col de sa robe, plonger la main dedans et en sortir les amulettes qui y pendaient. Elle les arracha de son cou en se coupant vilainement sur les ficelles qui se cassaient. Alvin n’en croyait pas ses yeux : une jeune femme, guère plus âgée que lui, et jolie malgré la terreur et le chagrin qui la défiguraient.

« C’est ma mère ! s’écria-t-elle. Alvin, sauve-la ! »

Il ne perdit pas une seconde. Il se rua hors de la forge, courut sans bottes sur l’herbe puis sur la route, indifférent au sol raboteux et aux cailloux qui lui entaillaient la peau toute nouvelle et tendre des pieds. Le tablier de cuir se prenait et s’emmêlait dans ses genoux ; il le releva et le tordit de côté pour ne plus être gêné. Sa bestiole lui avait appris qu’il était déjà trop tard pour sauver la Peg, mais il courait malgré tout, parce qu’il devait essayer, même s’il savait qu’il n’y avait aucune raison pour ça. Puis elle mourut, et il courait toujours parce qu’il rejetait l’idée de ne pas se précipiter où cette brave femme, son amie, gisait morte.

Son amie et la mère de mademoiselle Lamer. Ça n’était possible que si elle était la torche enfuie sept ans plus tôt. Mais alors, si elle était la torche exceptionnelle qu’on prétendait dans le pays, pourquoi n’avait-elle pas vu ce qui allait arriver ? Pourquoi n’avait-elle pas regardé dans la flamme de vie de sa mère et prévu sa mort ? Ça n’avait pas de sens.

Il y avait un homme sur la route devant lui. Un homme qui filait de l’auberge vers des chevaux attachés à des arbres un peu plus loin. L’homme qui avait tué la Peg, Alvin le savait et ça lui suffisait. Il accéléra l’allure, courut plus vite qu’il n’avait jamais couru sans puiser ses forces dans la forêt environnante. L’homme l’entendit arriver, peut-être à trente yards de distance, et se retourna.

« Toi, l’forgeron ! lança le pisteur brun. J’suis bien content d’te tirer toi aussi ! »

Il tenait un pistolet à la main ; il fit feu.

Alvin prit la balle dans le ventre. Il ne s’en soucia pas. Son corps se mit aussitôt à réparer les dégâts, mais il n’y aurait pas attaché autrement d’importance s’il s’était vidé de son sang. Il ne ralentit même pas l’allure ; il rentra dans l’homme, le culbuta, lui atterrit dessus et glissa avec lui sur dix pieds en travers de la route. L’homme cria de peur et de douleur. Cet unique cri fut le dernier son qu’il produisit ; dans sa rage, Alvin lui saisit la tête d’une telle poigne qu’un petit coup sec de l’autre main contre la mâchoire suffit à lui briser net le cou en deux. L’homme était déjà mort, mais Alvin s’acharnait à lui cogner la tête à coups de poing jusqu’à ce que ses bras, sa poitrine et son tablier de cuir se couvrent de sang, et que le crâne du pisteur, défoncé, ressemble aux tessons d’une poterie qu’on aurait laissée tomber par terre.

Ensuite, Alvin resta agenouillé sur place, la tête abrutie de fatigue et de colère assouvie. Au bout d’une minute ou à peu près, il se souvint que la Peg gisait toujours sur le sol de l’auberge. Il savait qu’elle était morte, mais où aller ailleurs ? Lentement, il se remit debout.

Il entendit des chevaux s’approcher sur la route du village. À cette heure de la nuit, des coups de feu ne pouvaient annoncer que des ennuis. Des gens venaient voir. Ils allaient trouver le corps du pisteur, ils passeraient à l’auberge. Pas la peine qu’Alvin s’attarde pour les accueillir.

Dans la salle commune, Peggy était déjà agenouillée sur le cadavre de sa mère, secouée de sanglots et essoufflée de sa course jusqu’à l’auberge. Alvin ne fut certain qu’il s’agissait d’elle que par sa robe ; il n’avait aperçu son visage qu’une seule fois, l’espace d’une seconde à la forge. Elle se retourna lorsqu’elle le vit entrer. « Où étais-tu ? Pourquoi ne l’as-tu pas sauvée ? Tu aurais pu la sauver !

— J’aurais jamais pu », répondit Alvin. Elle avait tort de dire des choses pareilles. « Y avait pas l’temps.

— Tu aurais dû regarder ! Tu aurais dû voir ce qui allait arriver ! »

Alvin ne la comprenait pas. « J’peux pas voir c’qui va arriver, dit-il. Ça, c’est vot’ talent à vous. »

Elle se mit alors à pleurer ; il ne s’agissait plus de sanglots secs comme au moment où il était entré, mais de hurlements de douleur, profonds et déchirants. Alvin ne savait pas quoi faire.

La porte s’ouvrit derrière lui.

« Peggy, souffla Horace Guester. ’tite Peggy. »

Peggy leva les yeux vers son père, la figure tellement baignée de larmes, déformée et rougie que la reconnaître tenait du prodige. « Je l’ai tuée ! s’écria-t-elle. Je n’aurais jamais dû partir, papa ! Je l’ai tuée ! »

Alors seulement, Horace comprit que c’était le corps de sa femme qui gisait là. Alvin le vit se mettre à trembler, à geindre puis à se lamenter bruyamment, d’une voix aiguë, comme un chien blessé. Il n’avait jamais assisté à un tel chagrin. Mon père a-t-il crié comme ça quand mon frère Vigor est mort ? A-t-il autant gémi quand il nous a crus, Mesure et moi, torturés par les hommes rouges ?

Il avança les bras vers Horace pour le tenir serré par les épaules, puis il le mena jusqu’à Peggy et l’aida à s’agenouiller près d’elle. Tous deux continuaient de pleurer et rien n’indiquait qu’ils avaient chacun conscience de la présence de l’autre. Tout ce qu’ils voyaient, c’était le corps de la Peg étalé par terre ; Alvin était même incapable de dire le martyre qu’ils s’infligeaient en se rendant personnellement responsables de sa mort.

Au bout d’un moment, le shérif entra. Il avait déjà découvert le cadavre du pisteur brun dehors et il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre exactement ce qui s’était passé. Il prit Alvin à l’écart. « C’est d’la légitime défense ou je m’y connais pas, lui dit-il, et j’te ferai pas passer une seule minute en prison pour ça. Mais j’te garantis qu’la loi d’Appalachie rigole moins avec la mort d’un pisteux, et l’traité les autorise à monter icitte, à t’attraper et t’ramener là-bas pour te juger. C’que j’te dis, mon gars, c’est qu’tu ferais bien de foutre ton camp dans les deux, trois jours si tu tiens à sauver ta peau.

— J’partais, de toute manière, dit Alvin.

— J’connais pas comment t’as fait ça, dit Pauley Wiseman, mais j’ai dans l’idée que c’te nuit t’as r’pris le p’tit moricaud aux pisteux et qu’tu l’as caché quèque part dans l’coin. J’te préviens, Alvin, quand tu partiras, vaudrait mieux que t’emmènes le drôle avec toi. Emmène-le au Canada. Mais si j’revois sa figure, j’te l’expédie moi-même dans l’Sud. C’est c’gamin qu’est la cause de tout ça ; j’en suis malade, une brave Blanche qu’est morte par la faute d’un p’tit sang-mêlé à moitié noir.

— J’vous conseille d’jamais répéter une chose pareille devant moi, Pauley Wiseman. »

Le shérif se contenta de secouer la tête et s’éloigna. « C’est pas normal, fit-il. Pour vous autres, les macaques, c’est comme des genses. » Il se retourna pour faire face à Alvin. « J’me fiche pas mal de c’que tu penses de moi, Alvin Smith, mais j’vous donne, au p’tit moricaud et à toi, une chance de rester en vie. J’espère que t’as assez d’jugeote pour la saisir. Et en attendant, tu pourrais aller m’laver tout ce sang et quérir quèques vêtements à t’mettre sus l’dos…»

Alvin retourna sur la route. D’autres gens s’en venaient à présent ; il ne leur accorda aucune attention. Seul Mock Berry parut comprendre ce qui se passait. Il l’emmena chez lui. Anga le lava et Mock lui donna des vêtements. L’aube était proche lorsqu’Alvin regagna la forge.

Conciliant se tenait assis sur un tabouret dans l’encadrement de la porte, il regardait le soc d’or. Le soc reposait par terre, tranquille comme tout, devant la forge.

« Ça, c’est de l’ouvrage pour passer compagnon, dit Conciliant.

— M’est avis », fit Alvin. Il s’approcha du soc et baissa les bras. Le soc lui bondit carrément dans les mains – il n’était pas lourd du tout à présent –, mais si Conciliant remarqua qu’il avait sauté de lui-même avant qu’Alvin ne le touche, il n’en dit rien.

« J’ai tout un tas d’ferraille, dit le forgeron. J’te demande même pas de partager d’moitié avec moi. Laisse-moi seulement quèques bricoles quand tu les vireras en or.

— J’vire plus l’fer en or », dit Alvin.

Conciliant se mit en colère. « C’est de l’or, maudit couillon ! C’te soc que t’as fait là, ça veut dire plus jamais avoir faim, plus jamais avoir besoin de travailler, vivre dans l’confort et plus dans c’te maison délabrée là-haut ! Ça veut dire des nouvelles robes pour Gertie et p’t-être un costume pour moi ! Ça veut dire l’monde au village qui m’dira bonjour et touchera son chapeau comme pour un gentleman. Ça veut dire rouler en voiture comme le docteur Physicker et aller à Dekane, à Carthage, partout où ça m’chante sans m’inquiéter de combien ça coûte. Et tu m’racontes que tu vas plus faire d’or ? »

Alvin savait que lui expliquer ne servirait à rien, mais il essaya quand même. « C’est pas de l’or ordinaire, m’sieur. C’est un soc qu’est vivant ; j’laisserai personne le fondre pour en faire des pièces de monnaie. À c’que j’crois, même çui qui l’voudrait arriverait pas à l’fondre. Alors r’culez-vous et laissez-moi passer.

— Qu’esse tu vas faire, labourer avec ? Maudit couillon, on pourrait d’venir les rois du monde ensemble ! » Mais lorsqu’Alvin passa son chemin et sortit de la forge, Conciliant abandonna les prières pour les menaces. « C’est mon fer que t’a pris pour faire c’te soc en or ! Cet or m’appartient, à moi ! L’ouvrage de réception revient toujours au maître, sauf s’il le donne au compagnon, et ça, tu peux toujours courir ! Filou ! Tu m’as volé !

— C’est vous qui m’avez volé cinq ans d’ma vie, bien après que j’soye capable d’être compagnon, dit Alvin. Et c’te soc, je l’ai pas fait avec c’que vous m’avez appris. Il est vivant, Conciliant Smith. Il vous appartient pas et il m’appartient pas non plus. Il appartient qu’à lui. Alors j’vais l’poser icitte, par terre, et on verra qui l’aura. »

Alvin le posa sur l’herbe entre eux deux. Puis il se recula de quelques pas. Conciliant en fit un vers le soc. Le soc s’enfonça dans le sol herbeux, puis s’ouvrit un chemin dans la terre et rejoignit Alvin. Lorsqu’Alvin le ramassa, l’or était chaud. Il savait ce que ça voulait dire. « Bonne terre », fit-il. Le soc frémit dans ses mains.

Conciliant restait figé sur place, la peur lui sortait les yeux de la tête. « Seigneur Dieu, mon gars, c’te soc, l’a bougé tout seul.

— J’connais, fit Alvin.

— T’es quoi, mon gars ? L’djab ?

— J’crois pas. Mais je l’ai p’t-être rencontré une fois ou deux.

— File d’icitte ! Prends c’te chose et va-t-en ! J’veux plus jamais r’voir ta goule dans les parages !

— Vous avez mon certificat d’compagnon, dit Alvin. Je l’veux. »

Conciliant mit la main à sa poche, sortit un papier plié et le jeta dans l’herbe devant la forge. Puis il tendit le bras et ferma d’une traction les portes de l’atelier, ce qu’il faisait rarement, même en hiver. Il les ferma complètement et les barricada de l’intérieur. Pauvre imbécile, comme si Alvin ne pouvait pas abattre les murs en une seconde s’il avait vraiment envie d’entrer. Il s’avança et ramassa le papier. Il le déplia et le lut – signé bien comme il faut. Parfaitement légal. Alvin était compagnon.

Le soleil allait poindre quand il se présenta devant la porte de la resserre. Bien sûr, elle était verrouillée, mais verrous et sortilèges ne pouvaient empêcher Alvin de passer, surtout quand c’était lui qui les avait tous installés. Il ouvrit et entra. Arthur Stuart s’étira dans son sommeil. Alvin lui toucha l’épaule, réveilla le gamin. Il s’agenouilla près de son lit et lui raconta presque tous les événements de la nuit. Il lui montra le soc d’or, comment il se déplaçait tout seul. Arthur rit de plaisir. Puis il lui apprit que la femme qu’il avait appelée maman toute sa vie était morte, tuée par les pisteurs, et Arthur pleura.

Mais pas longtemps. Il était trop jeune pour ça. « T’as dit qu’elle en a tuyé un avant d’mouri’ ?

— Avec le fusil de ton p’pa.

— Ça, c’est bien ! » fit le gamin d’un ton si fier qu’Alvin faillit éclater de rire en l’entendant parler ainsi.

« J’ai tué l’autre. Çui qu’avait tiré sus elle. »

Arthur tendit le bras pour prendre la main droite d’Alvin et l’ouvrir. « Tu l’as tuyé avec c’te main-là ? »

Alvin approuva de la tête.

Arthur embrassa la paume ouverte.

« J’aurais guéri la Peg si j’avais pu, dit Alvin. Mais elle est morte trop vite. Même si je m’étais trouvé là une seconde après l’coup, j’aurais pas pu la sauver. »

Arthur Stuart s’approcha, s’accrocha au cou d’Alvin et pleura encore un peu.

* * *

Les obsèques de la Peg prirent la journée ; on l’enterra sur la colline, auprès de ses filles, de Vigor – le frère d’Alvin – et de la maman d’Arthur trop tôt morte. « Un lieu de repos pour des gens de grand courage », dit Whitley Physicker, et Alvin savait qu’il avait raison, même si le docteur ignorait tout de la jeune esclave marronne.

Alvin nettoya les taches de sang sur le plancher et dans l’escalier de l’auberge, se servant de son talent pour enlever ce que lessive et sable n’arrivaient pas à effacer. C’était le dernier cadeau qu’il pouvait faire à Horace et Peggy. Margaret. Mademoiselle Lamer.

« Faut que j’parte, asteure », leur dit-il. Ils étaient assis sur des chaises dans la salle commune de l’auberge, où ils recevaient toute la journée les amis venant offrir leurs condoléances. « J’emmène Arthur dans ma famille à Vigor Church. Il sera à l’abri là-bas. Et après, je m’en irai ailleurs.

— Merci pour tout, dit Horace. T’as été un bon ami pour nous autres. La Peg t’aimait beaucoup. » Puis il fondit à nouveau en larmes.

Alvin lui tapota l’épaule une couple de fois avant d’aller se placer devant Peggy. « Tout c’que j’suis, m’zelle Lamer, je vous l’dois. »

Elle fit non de la tête.

« Tout c’que j’vous ai dit, je l’pensais. Je l’pense toujours. »

Elle fit encore non de la tête. Rien d’étonnant. Sa maman était morte avant même de savoir sa fille revenue ; alors Alvin ne s’attendait pas à ce qu’elle le suive comme ça. Quelqu’un devait aider Horace Guester à faire marcher l’auberge. C’était compréhensible. Mais ça lui portait un coup au cœur pourtant, parce qu’il savait plus que jamais à quel point c’était vrai : il l’aimait. Mais elle n’était pas pour lui. Une évidence. Elle n’avait jamais été pour lui. Une femme pareille, éduquée, raffinée, belle… elle pouvait être son institutrice mais elle ne l’aimerait jamais comme lui l’aimait.

« Bon, ben, j’crois que j’vais vous dire au revoir », fit-il. Il tendit la main ; c’était un peu ridicule de donner une poignée de main à quelqu’un en proie à un tel chagrin, il en avait conscience. Mais il désirait tant la prendre dans ses bras et l’étreindre, comme il avait étreint Arthur Stuart lorsqu’il avait eu de la peine ; une poignée de main, c’était encore ce qu’il avait trouvé de plus approchant.

Elle vit sa main, avança la sienne et la saisit. Non pour échanger une poignée de main, mais pour la tenir, la serrer fort. Il fut pris au dépourvu. Il y repenserait tant de fois dans les mois et les années à venir, à cette main qui lui serrait la sienne avec insistance. Ça voulait peut-être dire qu’elle l’aimait. Ou qu’elle l’appréciait seulement en tant qu’élève, ou qu’elle le remerciait d’avoir vengé la mort de sa maman… Comment savoir l’intention qu’elle mettait dans ce geste ?

Mais il s’accrocherait à ce souvenir, au cas où il signifierait qu’elle l’aimait.

Et il lui fit une promesse tandis qu’elle lui étreignait ainsi la main ; il lui fit une promesse quand bien même il ignorait si elle désirait qu’il la tienne. « Je r’viendrai, dit-il. Et c’que j’ai dit c’te nuit, ça sera toujours vrai. » Il lui fallut tout son courage alors pour l’appeler par le nom qu’elle lui avait permis d’utiliser la veille.

« Dieu soit avec vous, Margaret.

— Que Dieu soit avec toi, Alvin », murmura-t-elle.

Il récupéra ensuite Arthur Stuart qui disait au revoir de son côté et l’entraîna dehors. Ils passèrent derrière l’auberge pour se diriger vers la grange, où Alvin avait caché le soc d’or au fond d’un tonneau de haricots. Il retira le couvercle, tendit la main et le soc remonta, brilla dans la lumière. Alvin le ramassa, l’enveloppa dans une double épaisseur de toile et le rangea dans un sac qu’il se jeta sur l’épaule.

Puis il se mit à genoux et avança le bras comme il le faisait toujours quand il voulait qu’Arthur Stuart lui grimpe sur le dos. Arthur s’exécuta, croyant à un jeu – un gamin de cet âge-là, ça n’a pas de chagrin plus d’une heure ou deux d’affilée. Il se hissa sur le dos d’Alvin, riant et gesticulant.

« C’te fois, ça va être long, Arthur Stuart, dit Alvin. On va jusque chez ma parenté, à Vigor Church.

— On va marcher tout l’chemin ?

— Moi, j’vais marcher. Toi, tu vas t’faire porter.

— Hue donc ! » s’écria Arthur Stuart.

Alvin s’élança au petit trot, mais bientôt il courait à toute allure. Il ne posa jamais le pied sur la route, pourtant. Il préféra couper à travers champs, à travers prés, par-dessus les barrières, et s’enfoncer dans les bois dont il subsistait encore de vastes étendues ici et là dans les états de l’Hio et de la Wobbish, entre lui et sa famille. Le chant vert était beaucoup plus faible qu’au temps où les Rouges l’écoutaient seuls. Mais il demeurait encore assez puissant pour qu’Alvin Smith le forgeron l’entende. Il s’abandonna à son rythme et courut à la façon des hommes rouges. Quant à Arthur Stuart… peut-être entendait-il lui aussi un peu du chant vert, suffisamment pour le bercer et l’endormir là, sur son dos. Le monde n’existait plus. Il n’y avait qu’Alvin, Arthur Stuart, le soc d’or… et la terre entière qui chantait autour de lui. Je suis compagnon à la journée maintenant Et c’est ma première journée.

XX

Le départ de Chicaneau

Chicaneau Planteur avait à faire en ville. Il enfourcha son cheval de bonne heure par ce beau matin de printemps ; il laissait épouse et esclaves, demeure et terres, sachant qu’il tenait bien tout en main, sous sa seule autorité.

Vers midi, après maintes visites agréables et autant d’affaires heureusement conclues, il fit halte au magasin du receveur des postes. Trois lettres l’y attendaient Deux étaient de vieux amis, la troisième du révérend Philadelphia Thrower, envoyée de Carthage, capitale de la Wobbish.

Les vieux amis pouvaient patienter. La lettre du révérend donnait sûrement des nouvelles des pisteurs qu’il avait engagés, pourtant il ne voyait pas pourquoi elle venait de Thrower et non des pisteurs eux-mêmes. Il y avait peut-être des ennuis. Peut-être devrait-il monter dans le Nord pour apporter son témoignage, en fin de compte. Bah, s’il le faut, j’irai, se dit Chicaneau. J’abandonnerai avec joie les quatre-vingt-dix-neuf brebis, comme l’a dit Jésus, afin de ramener celle qui s’est égarée.

C’étaient de mauvaises nouvelles. Les deux pisteurs morts, ainsi que la femme de l’aubergiste qui prétendait avoir adopté le fils volé de Chicaneau, son premier fils. Bon débarras, se dit-il, et il ne s’apitoya pas une seconde sur le sort des pisteurs ; c’étaient des mercenaires et ils comptaient moins à ses yeux que ses esclaves, puisqu’ils ne lui appartenaient pas. Non, c’est à la lecture des dernières nouvelles, les plus graves, qu’il sentit ses mains trembler et son souffle s’arrêter. L’homme qui avait tué l’un des pisteurs, un apprenti forgeron du nom d’Alvin, il s’était enfui au lieu de passer en jugement… Et il avait emmené avec lui le fils de Chicaneau.

Il m’a pris mon fils. Et le plus affreux dans la lettre de Thrower, c’était ceci : J’ai connu l’individu Alvin lorsqu’il n’était qu’un enfant et déjà un suppôt du diable. Il est le pire ennemi au monde de notre Ami commun et il détient désormais votre bien le plus précieux. J’aurais aimé vous communiquer de meilleures nouvelles. Je prie pour vous, de crainte qu’on ne convertisse votre fils en un adversaire dangereux et implacable de l’œuvre sacrée de notre Ami.

Après de telles nouvelles, comment Chicaneau pouvait-il encore vaquer aux affaires qui lui restaient à régler ce jour-là ? Sans un mot au receveur des postes ni à quiconque, il fourra les lettres dans sa poche, sortit, se mit en selle et prit la direction de chez lui. Pendant tout le chemin, son cœur balançait entre rage et peur. Comment ces salauds d’abolitionnistes du Nord avaient-ils pu laisser le pire ennemi du Surveillant lui voler son esclave, son fils, sous leur nez ? J’irai dans le Nord, je les ferai payer, je retrouverai le gamin, je… Puis il pensait tout d’un coup à ce que dirait le Surveillant si jamais Il revenait. Et s’il me méprisait à présent, s’il ne revenait plus ? Ou pire, s’il venait et me reprochait de manquer d’empressement à Le servir ? Ou s’il me déclarait indigne et m’interdisait de prendre d’autres femmes noires ? Comment vivre autrement qu’à Son service, quel autre sens donner à ma vie ?

Puis à nouveau la rage, une rage terrible, blasphématoire, qui lui faisait crier au plus profond de son âme : ô mon Surveillant ! Pourquoi avez-Vous laissé pareil méfait se commettre ? Vous auriez pu l’empêcher d’un seul mot, si Vous êtes réellement le Seigneur !

Puis la terreur : quelle horreur, douter de la puissance du Surveillant ! Non, pardonne-moi, je suis Ton esclave fidèle, ô Maître ! Pardonne-moi, j’ai tout perdu, pardonne-moi !

Pauvre Chicaneau. Il allait bientôt comprendre ce qu’il en était de tout perdre.

Il arriva chez lui et fit tourner sa monture dans la longue allée montant à la maison, mais comme le soleil tapait dur il resta dans l’ombre des chênes qui bordaient la route au sud. Peut-être que s’il s’était approché au milieu de l’allée on l’aurait aperçu plus tôt. Peut-être alors n’aurait-il pas entendu crier une femme dans la maison à l’instant même où il sortait du couvert des arbres.

« Dolorès ! appela-t-il. Y a quelque chose qui n’va pas ? »

Pas de réponse.

Là, il eut peur. Dans sa tête défilèrent des images de maraudeurs, de voleurs ou autres entrés par effraction chez lui durant son absence. Peut-être avaient-ils déjà tué Sanglade et faisaient-ils maintenant subir le même sort à sa femme. Il éperonna son cheval et fit le tour de la maison à bride abattue pour gagner l’arrière.

Juste à temps pour voir un grand Noir filer par la porte de derrière vers le quartier des esclaves. Il ne le reconnut pas, à cause de son pantalon qu’il n’avait pas enfilé – ni aucun autre vêtement d’ailleurs – mais qu’il tenait comme une bannière qui lui flottait dans la figure pendant qu’il courait vers les cases.

Un Noir sans pantalon qui sort à toutes jambes de ma maison, où une femme a crié. Un instant, Chicaneau fut partagé entre le désir de poursuivre le Noir pour le tuer de ses mains nues et le besoin de monter voir Dolorès, de s’assurer qu’elle allait bien. Était-il arrivé à temps ? Avait-elle évité la souillure ?

Chicaneau bondit dans l’escalier et ouvrit à la volée la porte de la chambre de sa femme. Dolorès était allongée dans son lit, les couvertures remontées jusque sous le menton, qui le regardait avec des yeux écarquillés et craintifs.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? s’écria Chicaneau. Tu vas bien ?

— Évidemment, j’vais bien ! répondit-elle sèchement. Qu’esse tu fais à la maison ? »

Ça n’était pas la réponse qu’on attendait d’une femme qui venait de crier d’effroi. « Je t’ai entendue appeler, dit-il. Tu ne m’as donc pas entendu répondre ?

— J’entends tout d’ici, dit Dolorès. Je n’ai rien d’autre à faire dans la vie que d’rester allongée et d’écouter. J’entends tout ce qui s’dit dans cette maison et tout ce qui s’fait. Oui, je t’ai entendu appeler. Mais ce n’est pas à moi que tu répondais. »

Chicaneau était surpris. Elle avait l’air en colère. Elle ne lui avait jamais parlé sur ce ton jusqu’ici. Ces derniers temps elle ne lui avait guère parlé, d’ailleurs : elle était toujours endormie quand il prenait son petit déjeuner, et leurs repas en commun se passaient dans le silence. Maintenant cette colère… Pourquoi ? Pourquoi maintenant ?

« J’ai vu un homme noir s’enfuir de la maison, dit Chicaneau. Je m’suis dit qu’il t’avait peut-être…

— Il m’avait peut-être quoi ? » Elle avait lancé sa question d’un air goguenard, comme un défi.

— Il t’avait peut-être fait du mal.

— Non, il ne m’a pas fait du mal. »

Voilà qu’un soupçon s’insinuait dans l’esprit de Chicaneau, un soupçon si terrible qu’il ne pouvait admettre qu’il lui soit venu. « Il a fait quoi, alors ?

— Eh bien, la même œuvre sacrée que toi, Chicaneau. »

Chicaneau n’avait rien à répondre à ça. Elle savait. Elle savait tout.

« L’été dernier, quand ton ami le révérend Thrower est venu, j’étais ici, dans mon lit, pendant que vous parliez tous les deux.

— Tu dormais. Ta porte était…

— J’ai tout entendu. Chaque mot, le moindre chuchotement. J’vous ai entendus sortir. J’vous ai entendus discuter au petit déjeuner. Sais-tu que j’ai voulu te tuer ? Des années durant je t’ai pris pour un mari affectionné, à l’image du Christ, et pendant tout ce temps-là tu forniquais avec ces femmes noires. Et puis tu revendais tes propres bébés comme esclaves. Je m’suis dit que tu étais un monstre. Si malfaisant que c’était une abomination de te laisser vivre une minute de plus. Hélas, mes mains étaient incapables de tenir un couteau ou de presser la détente d’un fusil. Alors, dans mon lit, j’ai réfléchi. Et tu sais à quoi j’ai pensé ? »

Chicaneau ne répondait pas. Cette façon qu’elle avait de lui parler, ça ne présageait rien de bon. « Ça n’était pas comme tu dis, c’était un acte sacré.

— C’était de l’adultère !

— J’ai eu une vision !

— Oui, ta vision. Alors très bien, monsieur Chicaneau Planteur, t’as eu une vision comme quoi c’était une bonne chose de faire des bébés à moitié blancs. À ce propos, j’ai une nouvelle pour toi. J’peux faire des bébés à moitié blancs, moi aussi ! »

Tout s’expliquait à présent. « Il t’a violée !

— Il ne m’a pas violée, Chicaneau. C’est moi qui l’ai invité à monter. J’lui ai dit quoi faire. J’lui ai demandé de m’appeler sa renarde et de dire des prières avant et après pour que ce soit un acte aussi sacré que l’tien. On a prié ton maudit Surveillant, mais, je n’sais pas pourquoi, il ne s’est jamais montré.

— Tu n’as pas fait ça.

— Je l’ai fait et refait, à chaque fois que tu t’es absenté de la plantation, tout l’hiver, tout le printemps.

— Je n’le crois pas. Tu mens pour me tourmenter. Tu n’peux pas faire ça… Le docteur a dit, ça t’fait mal.

— Chicaneau, avant que j’apprenne ce que tu commettais avec ces femmes noires, j’croyais connaître la douleur, mais ça n’était rien, tu m’entends ? J’pourrais surmonter cette douleur chaque jour jusqu’à la fin des temps, ce serait encore un jour béni. Je suis enceinte, Chicaneau.

— Il t’a violée. C’est ce qu’on dira à tout l’monde. On l’pendra pour l’exemple et…

— Le pendre, lui ? Il n’y a qu’un violeur dans cette plantation, Chicaneau, et ne crois pas une seconde que je vais m’taire. Si tu portes la main sur le père de mon bébé, j’raconte à tout l’comté ce que tu fais. Je me lèverai dimanche pour le dire à l’église.

— J’ai agi au service de…

— Tu t’figures que les gens vont croire ça ? Pas plus que moi. Le mot qui qualifie ta conduite, ce n’est pas sainteté. C’est concupiscence. Adultère. Luxure. Et quand la nouvelle se répandra, quand mon bébé naîtra noir, ils se retourneront contre toi, tous. Ils te chasseront. »

Chicaneau savait qu’elle avait raison. Personne ne le croirait. Il était ruiné. À moins qu’il ne fasse une chose toute simple.

Il sortit de la chambre. De son lit, elle se moquait de lui, elle le narguait. Il se rendit dans sa propre chambre, décrocha le fusil de chasse du mur, y versa la poudre, le bourra puis enfourna une double charge de plombs avant de tasser bien comme il faut avec une deuxième bourre.

Elle ne riait plus lorsqu’il revint. Au contraire, le visage tourné vers le mur, elle pleurait. Pour les larmes, c’est trop tard, songea-t-il. Elle ne tourna pas la tête vers lui tandis qu’il s’approchait du lit d’un pas décidé et arrachait les couvertures. Elle était aussi nue qu’un poulet plumé.

« Couvre-moi ! pleurnicha-t-elle. Il est parti si vite qu’il ne m’a pas rhabillée. Il fait froid ! Couvre-moi, Chicaneau…»

C’est alors qu’elle vit le fusil.

Ses mains déformées battirent l’air. Son corps se contorsionna. Elle cria de douleur d’avoir voulu bouger si vite. Puis il appuya sur la détente et elle s’affala sur le lit, un dernier soupir s’échappant de la masse informe au sommet de son cou.

Chicaneau retourna dans sa chambre et rechargea le fusil.

Il trouva Gros Goupi tout habillé, qui astiquait la voiture. Le fichu menteur, il croyait pouvoir duper Chicaneau Planteur. Mais Chicaneau ne se fatigua même pas à écouter ses mensonges. « Ta renarde veut qu’tu montes la voir », dit-il.

Gros Goupi ne cessa de nier tout au long du chemin jusqu’à ce qu’il pénètre dans la chambre et voie Dolorès sur le lit. Il chanta alors une autre chanson. « Elle m’a forcé ! Qu’esse que j’pouvais faire, maître ? C’était pareil que vous avec les femmes, maître ! Un esclave noir, il a-t-y l’choix ? Faut obéir, hein ? Comme les femmes avec vous ! »

Chicaneau savait reconnaître le diable quand il l’entendait parler et il ne lui accorda aucune attention. « Déshabille-toi et recommence », dit-il. Gros Goupi hurla, Gros Goupi pleurnicha, mais lorsque Chicaneau lui enfonça son canon dans les côtes, il fit ce qu’on lui demandait. Il ferma les yeux pour ne pas voir les dégâts que le fusil avait causés à Dolorès et fit ce qu’on lui demandait. Alors Chicaneau tira pour la seconde fois.

Quelques instants plus tard, Sanglade arriva du champ à l’autre bout de la plantation, tout en nage d’avoir couru et d’avoir eu peur après les coups de feu. Chicaneau le reçut en bas. « Enfermez les esclaves, Sanglade, ensuite allez m’quérir le shérif. »

Lorsque le shérif se présenta, Chicaneau le conduisit à l’étage et lui montra le tableau. Le shérif pâlit. « Seigneur Dieu, murmura-t-il.

— C’est un meurtre, shérif ? C’est moi qui l’ai commis. Vous m’emmenez en prison ?

— Dame non, fit le shérif. Y a personne qui va appeler ça un meurtre. » Puis il regarda Chicaneau avec une expression qui lui tordit la figure. « Quelle sorte d’homme vous êtes donc, Chicaneau ? »

Un instant, Chicaneau ne comprit pas la question.

« Me laisser voir vot’ femme comme ça. J’aimerais mieux mourir plutôt que d’laisser quèqu’un voir ma femme comme ça. »

Le shérif sortit. Sanglade mit les esclaves à nettoyer la chambre.

Il n’y eut de funérailles pour aucun des deux. On les enterra à l’écart, à côté de Salamandy. Chicaneau était quasiment sûr qu’on avait sacrifié quelques poulets au-dessus des tombes, mais désormais il s’en fichait. Il en était à sa dixième bouteille de bourbon et sa dix millième prière chuchotée au Surveillant, qui semblait drôlement distant en un moment pareil.

À peu près une semaine plus tard, peut-être davantage, voilà que s’en revint le shérif, accompagné à la fois du prêtre et du pasteur baptiste. Tous trois de tirer Chicaneau de son sommeil d’ivrogne et de lui montrer une traite de vingt-cinq mille piastres. « Tous vos voisins ont fait une collecte, expliqua le prêtre.

— J’ai pas b’soin d’argent, dit Chicaneau.

— Ils vous rachètent, dit le pasteur.

— La plantation, l’est pas à vendre. »

Le shérif secoua la tête. « Vous y êtes pas, Chicaneau. Ce qui s’est passé icitte, c’était pas bien. Mais d’laisser voir vot’ femme comme ça…

— Y a qu’vous à qui je l’ai fait voir.

— Vous êtes pas un gentleman, Chicaneau.

— Il y a aussi la question des jeunes esclaves, dit le pasteur baptiste. Ils semblent avoir la peau remarquablement claire, quand on sait que vos reproducteurs sont noirs comme jais.

— C’est un miracle de Dieu, dit Chicaneau. Le Seigneur éclaircit la race noire. »

Le shérif glissa un papier à Chicaneau. « Voici le transfert de propriété de tous vos biens – esclaves, bâtiments et terrains – à l’ordre d’une société par actions composée de vos anciens voisins. »

Chicaneau lut le papier. « Cet acte dit : “tous les esclaves présents sur le domaine”, fit-il. J’ai des droits sur un p’tit marronneur dans l’Nord.

— On s’occupe pas d’ça. Il est à vous si vous le r’trouvez. J’espère que vous avez remarqué que l’acte stipule aussi de jamais r’venir dans ce comté ni dans ceux d’à côté pour l’restant d’vos jours.

— J’ai lu ça, dit Chicaneau.

— J’vous garantis que si vous manquez à cet arrangement, vot’ vie ne vaudra pas lourd. Même un shérif comme moi, consciencieux et dur à l’ouvrage, pourrait pas vous protéger de c’qui arriverait.

— Vous avez dit : pas de menaces, murmura le prêtre.

— Chicaneau a b’soin d’connaître les conséquences, dit le shérif.

— J’reviendrai pas, dit Chicaneau.

— Priez Dieu qu’il vous pardonne, fit le pasteur.

— Comptez-y. » Chicaneau signa le papier.

Le soir même il partait à cheval, une traite de vingt-cinq mille piastres en poche, des vêtements de rechange et des provisions pour une semaine sur une bête de charge qui suivait. Personne ne lui dit au revoir. Les esclaves chantaient des chansons d’allégresse dans les cases derrière lui. Son cheval fertilisa le bout de l’allée. Et Chicaneau n’avait qu’une pensée en tête. Le Surveillant me déteste, sinon rien de tout ça ne serait arrivé. Il n’y a qu’un moyen de regagner Son amour. C’est de trouver cet Alvin Smith, de le tuer et de reprendre mon petit, le dernier esclave qui m’appartienne encore.

Ensuite, ô mon Surveillant, me pardonneras-Tu et guériras-Tu mon âme des horribles blessures que Ton fouet lui a infligées ?

XXI

Alvin compagnon

Alvin passa tout l’été chez lui, à Vigor Church, et refit connaissance avec sa famille. Les gens avaient changé, et pas qu’un peu : Cally était à présent adulte, Mesure avait femme et enfants, les bessons Économe et Fortuné avaient épousé deux sœurs françaises de Détroit, quant à p’pa et m’man, ils grisonnaient l’un comme l’autre et se déplaçaient plus lentement qu’Alvin ne l’aurait souhaité. Mais certaines caractéristiques restaient les mêmes ; ils débordaient toujours tous de gaieté, tous ceux de la famille, et les ténèbres qui s’étaient abattues sur Vigor Church après le massacre de la Tippy-Canoe, elles s’étaient – comment dire ? – non pas dissipées mais plutôt muées en ombres derrière toutes choses, aussi les événements joyeux de la vie n’en paraissaient-ils par contraste que plus joyeux encore.

Ils se prirent tous aussitôt d’amitié pour Arthur Stuart. Il était si jeune qu’il entendit tous les hommes du village lui raconter l’histoire de la Tippy-Canoe, et sa seule réaction fut de leur raconter à son tour la sienne propre, en réalité un méli-mélo d’histoires : celle de sa vraie maman, celle d’Alvin et celle des pisteurs, dans laquelle sa maman blanche en avait tué un avant de mourir.

Alvin évitait autant que possible de lui corriger ses erreurs. En partie parce qu’il ne voyait pas pourquoi il lui ferait remarquer qu’il se trompait, puisque c’était comme ça qu’il aimait raconter les événements. Et en partie par chagrin, car il se rendait peu à peu compte qu’Arthur Stuart ne parlait plus avec d’autre voix que la sienne. Les gens d’ici ne connaîtraient jamais le plaisir de l’entendre renvoyer leurs voix comme un écho. Même sans ça, ils adoraient entendre causer le gamin parce qu’il se souvenait toujours des mots qu’on avait prononcés, sans en oublier une syllabe. Pourquoi Alvin aurait-il gâché ce qui restait du talent d’Arthur Stuart ?

Alvin se disait aussi que ce qu’il gardait pour lui, nul ne le répéterait jamais. Par exemple, il existait certain paquet de toile que personne n’avait jamais vu ouvert. Il aurait été dangereux de répandre le bruit qu’on avait aperçu un objet en or à Vigor Church ; le village, qui n’avait pas beaucoup de visiteurs depuis le jour funeste du massacre de la Tippy-Canoe, ne tarderait pas à voir débarquer plus de gens qu’il n’en souhaitait, et tous de la pire espèce, qui chercheraient de l’or sans se soucier du mal causé en chemin. Aussi cacha-t-il à tout le monde son soc d’or, et la seule personne à savoir qu’il gardait un secret, ce fut Aliénor, sa peu bavarde de sœur.

Alvin passa la voir au magasin qu’elle et Armure-de-Dieu tenaient sur la place du village depuis toujours, avant même qu’il existât une place du village. Autrefois, c’était le rendez-vous des voyageurs, rouges et blancs, qui venaient de loin pour y trouver des cartes et apprendre les nouvelles, à l’époque où le pays se composait encore essentiellement de forêts, du Mizzipy jusqu’à Dekane. Aujourd’hui, le magasin était toujours achalandé, mais de gens du cru venus acheter ou entendre échos et ragots du monde extérieur. Comme Armure-de-Dieu était le seul adulte de Vigor Church que la malédiction de Tenskwa-Tawa ne concernait pas, il restait le seul à pouvoir sortir facilement pour acheter des marchandises et recueillir des informations qu’il ramenait aux fermiers et commerçants du village. Ce jour-là justement, Armure-de-Dieu était parti pour la ville de Mishy-Waka, où il devait prendre des commandes de verrerie et de porcelaine. Alvin ne trouva donc qu’Aliénor et son aîné, Hector, à tenir boutique.

Il y avait quelques différences avec autrefois. Aliénor, presque aussi versée dans les charmes qu’Alvin, ne se sentait plus obligée de les dissimuler au milieu de motifs de paniers de fleurs suspendus ni parmi des herbes soigneusement disposées dans sa cuisine. Certains sortilèges s’étalaient désormais au grand jour, ce qui signifiait qu’ils y gagnaient beaucoup en efficacité et en puissance. Armure-de-Dieu devait s’être un peu assagi et moins détester les charmes et les pouvoirs occultes. Une bonne chose ; c’était pénible, dans le temps, de voir Aliénor faire semblant d’être ce qu’elle n’était pas et d’ignorer ce qu’elle savait.

« J’ai amené quèque chose, dit Alvin.

— J’vois ça, dit Aliénor. Tout enveloppé dans un sac de toile, ça bouge pas plusse que du caillou, pourtant y m’semble que c’est vivant à l’intérieur.

— T’occupe pas d’ça, dit Alvin. Ce qu’y a là-d’dans, y a que moi qui dois l’voir. »

Aliénor ne posa pas de questions. Elle savait très bien, après ce que venait de dire Alvin, pourquoi il avait apporté son mystérieux paquet. Elle demanda à Hector de servir les clients qui viendraient à entrer, puis entraîna son frère dans la nouvelle réserve où ils entreposaient leurs marchandises, telles qu’une douzaine d’espèces de haricots en tonneaux, de la viande salée en barils, du sucre en cornets de papier, du sel fin en pots hermétiques et des épices en jarres toutes différentes. Elle alla directement au plus rempli des tonneaux de haricots, une espèce mouchetée de vert qu’Alvin n’avait encore jamais vue.

« Y a pas une grosse demande pour ces feuves-là, dit-elle. M’est avis qu’on y verra jamais l’fond, à c’tonneau. »

Alvin déposa le soc, enveloppé dans sa toile, sur le dessus des haricots. Puis il incita les haricots à lui ouvrir un passage ; ils s’écoulèrent comme de la mélasse autour du paquet qui sombra directement jusqu’au fond. Il ne demanda même pas à Aliénor de se tourner, vu qu’elle le savait capable de ce genre de prodige depuis tout petit.

« J’connais pas ce qui vit là-d’dans, fit Aliénor, mais ça va pas mourir desséché dans l’fond de c’tonneau, des fois ?

— Ça mourra jamais, dit Alvin, en tout cas pas d’la façon que l’monde vieillit et meurt. »

Aliénor céda juste assez à la curiosité pour dire : « J’voudrais ta promesse que si jamais quelqu’un connaît c’que c’est, je l’connaîtrai aussi. »

Alvin accepta de la tête. C’était une promesse qu’il pouvait tenir. Pour l’instant, il ne savait pas quand ni comment il montrerait ce soc à quelqu’un, mais s’il existait une personne capable de tenir un secret, c’était bien cette taiseuse d’Aliénor.

Il resta donc à Vigor Church, dormant dans son ancienne chambre chez ses parents ; il y resta des semaines, qui le menèrent jusqu’en juillet, et pendant tout ce temps il se montra peu bavard sur ce qu’il avait vécu durant ses sept ans d’apprentissage. À la vérité, il ne parla guère plus qu’il n’était nécessaire. Il se promena dans la région, rendit des visites en compagnie de son père ou de sa mère, sans faire trop d’histoires pour soigner un mal de dents et un os cassé par-ci, une plaie purulente ou une maladie par-là. Il aida au moulin ; il loua ses services dans d’autres fermes pour le travail des champs et de la grange ; il se bâtit une petite forge et pratiqua de menues réparations et soudures, toutes tâches qu’un forgeron peut effectuer sans enclume digne de ce nom. Et tout ce temps-là, il n’ouvrit d’ordinaire la bouche que lorsqu’on lui adressa la parole et n’en dit pas beaucoup plus qu’il n’était nécessaire pour faire son ouvrage et qu’on lui passe à manger à table.

Il n’était pas morose, il riait à des plaisanteries et en racontait même à l’occasion. Il n’était pas austère non plus, et il lui arriva plus d’une fois de descendre l’après-midi sur la place du village pour prouver aux fermiers les plus costauds du pays qu’ils ne faisaient pas le poids dans un corps à corps face à des bras et des épaules de forgeron. Il évitait simplement les bavardages et les discussions et ne racontait jamais rien sur lui-même. Et si vous n’alimentiez pas la conversation, il ne demandait pas mieux que de la laisser retomber dans le silence, absorbé par son ouvrage ou les yeux perdus dans le vague, comme s’il ne se souvenait même plus que vous étiez là.

Certains s’aperçurent bien qu’il ne s’exprimait pas beaucoup, mais il avait été longtemps absent et il ne faut pas s’attendre à ce qu’un gars de dix-neuf ans se comporte comme un gamin de onze. Ils se dirent donc qu’en grandissant il était devenu un homme tranquille.

Mais d’autres ne s’y laissèrent pas tromper. Son père et sa mère en discutèrent entre eux, à plusieurs reprises. « Le p’tit a dû passer par de mauvais moments », avait dit sa mère ; mais son père voyait les choses autrement : « M’est avis qu’il a p’t-être passé par de bons et d’mauvais moments, les deux mélangés, comme pour la plupart des genses ; c’est seulement qu’il nous connaît pas ’core assez bien, après être parti sept ans. Faut l’laisser s’habituer à vivre comme un homme dans l’village, plus comme un drôle, et il tardera pas à tellement causer qu’on pourra plus l’arrêter. »

Aliénor, elle aussi, s’aperçut qu’Alvin ne parlait guère, mais comme elle savait en plus qu’il possédait une chose merveilleuse, secrète et vivante cachée dans son tonneau de haricots, elle ne se tracassa pas une seconde de ce qui n’allait pas chez lui. Ainsi répondit-elle à son mari, Armure-de-Dieu, lorsqu’il remarqua qu’apparemment son beau-frère n’adressait pas plus de cinq mots d’affilée à personne : « Il réfléchit dur. Il s’attaque à des problèmes trop compliqués pour nous autres, on peut pas l’aider. Tu verras, il causera beaucoup plusse quand il aura tout compris. »

Et il y avait Mesure, le frère que les Rouges avaient capturé en même temps qu’Alvin ; le frère qui avait connu Ta-Kumsaw et Tenskwa-Tawa presque aussi bien que lui. Bien entendu, Mesure avait noté qu’Alvin s’étendait peu sur ses années d’apprentissage. Le moment venu, ce serait sûrement à ce frère que le jeune homme se confierait ; c’était naturel, vu la confiance qu’il lui avait longtemps accordée et après tout ce qu’ils avaient vécu ensemble. Mais au début, Alvin se sentit mal à l’aise devant Mesure, à cause de sa femme Delphi ; le premier imbécile venu ne pouvait manquer de constater qu’ils supportaient mal d’être séparés de plus de trois pas l’un de l’autre ; lui se montrait si délicat et prévenant envers elle, il la cherchait toujours des yeux, se tournait pour lui parler quand elle se trouvait à proximité, essayait de la faire revenir quand elle était partie. Comment savoir s’il y avait toujours place pour Alvin dans le cœur de son frère ? Non, même à Mesure, Alvin ne raconterait pas son histoire, pas tout de suite.

Un jour, en plein été, Alvin était aux champs à poser des barrières en compagnie de son cadet Cally, lequel avait désormais atteint sa taille d’homme, aussi grand que son aîné quoique moins massif du dos et des épaules. Tous deux s’étaient loués pour une semaine chez Martin Hill. Alvin se chargeait de fendre le bois – sans jamais recourir à son talent, car il aurait parfaitement pu tailler toutes les traverses rien qu’en leur demandant de s’ouvrir toutes seules. Non, il plaçait son coin et l’enfonçait d’un coup de marteau ; son talent ne servait qu’à empêcher les bûches de se fendre de travers et de ne donner des traverses que sur une partie de leur longueur.

Ils avaient dû clôturer à peu près un quart de mille avant qu’Alvin ne s’aperçoive que Cally, bizarrement, ne restait jamais à la traîne. Alvin fendait le bois, et Cally mettait en place poteaux et traverses sans jamais réclamer d’aide pour enfoncer un pieu dans un sol trop dur, trop mou, trop rocailleux ou trop boueux.

Alvin garda donc l’œil sur lui, ou plus exactement se servit de son don pour surveiller son travail, et il constata sans risque d’erreur que Cally possédait un peu de son talent ; comme lui-même, bien des années plus tôt, quand il ne comprenait pas la moitié de ce qu’il faisait. Cally trouvait le bon emplacement pour son poteau puis amollissait la terre avant de la raffermir. Alvin se dit que ce n’était pas vraiment réfléchi de la part de son frère. Il se figurait sans doute trouver des emplacements naturellement bons pour y planter un pieu.

C’est ça, songea Alvin. Je sais à présent ce qu’il faut que je fasse : apprendre à quelqu’un d’autre à devenir Faiseur. S’il y a une personne à qui je dois apprendre ça, c’est Cally, vu qu’il a un peu du même talent. Après tout, c’est le septième fils d’un septième fils, comme moi, puisque Vigor vivait encore quand je suis né, mais qu’il était mort depuis longtemps à l’arrivée de Cally.

Sans plus attendre, Alvin se mit donc à parler tout en travaillant et raconta à Cally ce qu’il savait des atomes, qu’on pouvait leur dire comment se disposer et qu’ils obéissaient. C’était la première fois qu’il essayait d’expliquer ça à quelqu’un depuis sa dernière discussion avec mademoiselle Lamer – Margaret –, et les mots avaient un goût délicieux dans sa bouche. Voici la tâche pour laquelle je suis né, se dit-il. Expliquer à mon frère comment marche le monde, pour qu’il le comprenne et puisse influer sur lui.

Quelle ne fut pas sa surprise lorsque Cally souleva tout d’un coup un pieu au-dessus de sa tête, très haut, pour le lui envoyer aux pieds. Le pieu atterrit avec une telle force – ou le talent de Cally l’avait si bien détérioré – qu’il se désintégra en petit bois au point de chute. Alvin voyait mal pourquoi, mais Cally écumait manifestement de rage.

« Qu’esse j’ai dit ? demanda Alvin.

— Mon nom, c’est Cal. J’suis plus Cally depuis que j’ai eu dix ans.

— J’connaissais pas, fit Alvin. J’te demande pardon, asteure tu seras Cal pour moi.

— J’suis rien pour toi, dit Cal. Tout c’que j’veux, c’est t’voir partir. »

À cet instant seulement, Alvin se rappela que ce n’était pas exactement Cal qui l’avait invité à se joindre à lui pour cette tâche ; c’était Martin Hill qui lui avait demandé de venir, avant ça, Cal se chargeait tout seul du travail.

« J’voulais pas t’prendre ton ouvrage, dit Alvin. Ça m’est pas venu à l’esprit que tu voulais pas d’mon aide, c’est tout. Moi, j’connais que j’avais envie d’être avec toi. »

Apparemment, tout ce que disait Alvin ne réussissait qu’à faire davantage bouillir intérieurement Cal dont la figure était maintenant rouge et dont les poings serrés auraient pu étrangler un serpent. « J’avais ma place icitte, dit Cal. Puis t’es r’venu. Toi et ta belle instruction d’école, toi et tes grands mots. Qui soigne le monde sans même toucher, rien qu’en entrant chez eux et en causant un brin, et quand tu t’en vas ils sont tous guéris de c’qui leur faisait mal…» Alvin ne savait même pas que les gens avaient remarqué ça. Comme personne n’en avait jamais parlé, il s’était dit qu’ils croyaient à une guérison naturelle. « J’vois pas pourquoi ça te met en colère. Cal. C’est bien d’soigner les genses. »

Brusquement, des larmes roulèrent sur les joues de Cal. « Même quand j’pose les mains sus les choses, j’arrive jamais à les réparer, dit-il. Y a plus personne qui m’demande de l’faire. »

Alvin ne s’était jamais avisé que Cal effectuait peut-être des guérisons, lui aussi. Mais c’était logique. Après le départ d’Alvin, Cal lui avait plus ou moins succédé à Vigor Church, avait repris les mêmes tâches. Comme leurs talents se ressemblaient beaucoup, il était presque parvenu à prendre la place de son frère. Et puis il avait fait des choses dont Alvin ne s’était jamais occupé étant petit, comme passer chez les gens et les soigner du mieux qu’il pouvait. Maintenant, Alvin était revenu, et non seulement il reprenait son ancienne place, mais il surclassait Cal dans ce que personne d’autre n’avait fait avant lui. Il allait devenir quoi, Cal, dans l’histoire ?

« Je m’excuse, dit Al. Mais j’peux t’apprendre. C’est ce que j’me mettais à faire.

— J’ai jamais vu ces p’tits éléments et l’restant dont tu m’causes, fit Cal. J’ai rien compris dans c’que tu m’as dit. P’t-être que j’ai pas un talent aussi bon qu’le tien, ou p’t-être que j’suis trop bête, tu crois pas ? J’peux pas faire mieux avec les moyens que j’ai. Et pas besoin de m’prouver que j’pourrai jamais t’égaler. Martin Hill t’a demandé pour cet ouvrage-là, par rapport qu’il connaît que tu feras une meilleure barrière. Et toi, t’arrives et tu t’sers même pas de ton talent pour fendre le bois, alors que tu pourrais, tout ça pour me montrer que même sans lui t’es capable de m’battre.

— C’est pas c’que j’voulais, dit Alvin. Seulement j’me sers pas d’mon talent pour…

— Pour du monde aussi bête que moi, fit Cal.

— J’me suis mal débrouillé pour t’expliquer, dit Alvin, mais si tu l’permets, Cal, j’peux t’apprendre à changer l’fer en…

— En or, le coupa Cal d’un ton méprisant. Pour qui tu m’prends ? V’là qu’tu cherches à m’avoir avec des histoires d’alchimisse ! Si t’arrivais à faire ça, tu serais pas r’venu pauvre à la maison. Tu connais, t’étais tout pour moi. Je m’disais : quand Al va revenir, ça sera comme avant, on jouera et on travaillera tous les deux, on causera tout l’temps, je l’suivrai partout, on fera tout ensemble. Seulement, j’vois que tu m’traites encore en p’tit garçon, tu trouves rien d’autre à m’dire que : « Tiens, v’là une aut’ traverse » et « Passe-moi les feuves, s’il te plaît. » T’as pris tous les ouvrages qu’on m’donnait d’accoutumé, même les plus faciles comme poser une bonne clôture de traverses.

— L’ouvrage est à toi », dit Alvin en mettant son marteau à l’épaule. Inutile d’essayer d’enseigner quoi que ce soit à Cal ; même s’il en était capable, il refuserait d’apprendre de la bouche d’Alvin. « J’ai d’autre ouvrage à faire et j’veux pas t’retenir plus longtemps.

— T’retenir plus longtemps, répéta Cal. C’te phrase-là, tu l’as apprise dans un livre ou ben avec c’te maîtresse d’école vieille et moche d’Hatrack River que ton affreux p’tit sang-mêlé est tout l’temps après nous causer ? »

D’entendre ainsi dénigrer mademoiselle Lamer et Arthur Stuart, Alvin bouillait intérieurement, surtout qu’il avait effectivement appris l’expression « retenir plus longtemps » auprès de l’institutrice. Mais il ne dit rien qui aurait pu trahir sa colère. Il se contenta de tourner le dos et de repartir le long de la clôture déjà posée. Cal pourrait se servir de son talent et la terminer tout seul ; Alvin se fichait même d’aller toucher le salaire qu’il avait gagné en presque une journée de travail. Il avait la tête ailleurs ; en partie parce qu’il repensait à mademoiselle Lamer, mais surtout parce qu’il supportait mal que son frère ait refusé son enseignement. Voilà l’être au monde le plus à même de tout apprendre aussi facilement qu’un bébé apprend à téter, puisqu’il s’agit de son talent naturel, mais il ne veut rien savoir, rien me devoir. Alvin n’aurait jamais cru ça possible : refuser la chance de s’instruire uniquement parce qu’on n’aime pas le professeur.

Mais à la réflexion, n’avait-il pas lui-même détesté aller à l’école de Thrower parce que le révérend tenait toujours à le faire passer pour méchant, malveillant, bête ou n’importe quoi ? Se pouvait-il que Cal le déteste comme lui avait détesté le révérend Thrower ? Il ne comprenait décidément pas la colère de Cal. Il avait moins de motifs que quiconque d’être jaloux d’Alvin puisqu’il pourrait faire presque aussi bien que lui ; et pourtant il était jaloux, pour cette raison-là justement, au point qu’il n’apprendrait jamais, sinon en découvrant tout par lui-même, pas à pas.

À ce train-là, je ne bâtirai jamais la Cité de Cristal parce que je ne serai jamais capable d’apprendre à devenir Faiseur à qui que ce soit.

Ce fut quelques semaines plus tard qu’Alvin se résolut à tenter une nouvelle fois de parler à quelqu’un, pour voir s’il pouvait réellement enseigner l’art du Faiseur. C’était un dimanche, chez Mesure, où Arthur Stuart et lui avaient été invités à déjeuner. La journée était chaude, aussi Delphi avait-elle préparé un repas froid – pain, fromage, jambon salé et dinde fumée –, puis tout le monde était sorti dehors, à l’ombre de la galerie de la cuisine, orientée au nord, pour prendre l’air de l’après-midi.

« Alvin, si j’vous ai invités, Arthur Stuart et toi, c’est que j’avais une raison, dit Mesure. Delphi et moi, on en a déjà discuté et on en a un peu causé aussi à p’pa et m’man.

— Ça doit être joliment grave, s’il vous a fallu toutes ces discussions-là.

— M’est avis qu’non, dit Mesure. C’est que… ben, Arthur Stuart, là, c’est un vaillant p’tit, il travaille dur, et en plus d’ça on s’ennuie pas avec lui. »

Arthur Stuart sourit. « J’dors bien aussi, dit-il.

— Un grand dormeur, fit Mesure. Mais p’pa et m’man sont plus vraiment tout jeunes. J’crois que m’man a ses p’tites manies dans la cuisine.

— Pour ça, oui, soupira Delphi comme si elle était bien placée pour savoir combien dame Miller tenait à ses habitudes.

— Et p’pa, eh ben, il s’fatigue. Quand il rentre du moulin, il faut qu’il s’allonge, il a b’soin de beaucoup d’calme autour de lui. »

Alvin crut deviner où menait la conversation. Peut-être que sa famille n’avait pas les qualités de la Peg Guester ou de Gertie Smith. Peut-être qu’ils n’acceptaient pas qu’un petit sang-mêlé entre sous leur toit ou dans leur cœur. De telles pensées à propos de ses parents l’attristaient, mais il savait déjà qu’il ne contesterait même pas. Arthur Stuart et lui feraient leurs paquets, voilà tout, et prendraient la route vers… nulle part en particulier. Peut-être le Canada. Quelque part où un petit sang-mêlé recevrait un bon accueil.

« Attention, ils m’ont rien dit de tout ça, à moi, fit Mesure. En fait, ça serait plutôt moi qui leur aurais dit. Tu vois, not’ maison est un peu trop grande pour nous autres et, avec nos trois drôles, Delphi serait contente d’avoir un p’tit gars de l’âge d’Arthur Stuart pour l’aider à la cuisine comme il le fait déjà.

— J’connais comment faire le pain tout seul, dit Arthur Stuart. J’connais la recette de mouman par cœur. Elle est morte.

— Tu vois ? dit Delphi. S’il fait l’pain tout seul de temps en temps, ou même s’il m’aide seulement à l’pétrir, j’me sentirai moins fatiguée à la fin d’la semaine.

— Et il sera pas long à pouvoir m’donner la main à l’ouvrage des champs, fit Mesure.

— Mais on voudrait pas qu’tu t’figures qu’on cherche à l’prendre comme valet, précisa Delphi.

— Non, non ! fit Mesure. Non, ce serait comme un autre fils, mais plus grand qu’mon aîné Jérémie qu’a seulement trois ans et demi, c’qui fait qu’il est pas encore bon à grand-chose ; enfin, lui, du moins, il cherche pas à toujours se jeter dans la rivière pour s’noyer comme sa sœur Shiphrah… ou comme toi quand t’étais p’tit, en fin de compte. »

Arthur Stuart éclata de rire. « Alvin, une fois l’a failli m’noyer, moi, fit-il. M’a plongé dans l’Hio, tout au fond. »

Alvin avait grand-honte. Pour des tas de raisons. Parce qu’il n’avait jamais tout dit à Mesure sur la façon dont il avait sauvé Arthur Stuart des pisteurs ; parce qu’il avait cru – un instant, pas plus, mais quand même – que Mesure, p’pa et m’man cherchaient à se débarrasser d’un petit sang-mêlé, alors qu’à la Vérité ils se chicanaient pour savoir qui devait l’accueillir chez soi.

« C’est à Arthur Stuart d’choisir où il veut rester, à partir du moment où on l’invite, dit Alvin. C’est moi qui l’ai amené chez nous autres, mais j’choisis pas pour lui.

— J’peux rester icitte ? demanda Arthur Stuart. Cal, il m’aime pas beaucoup.

— Cal a ses tracas à lui, dit Mesure, mais il t’aime bien.

— Pourquoi Alvin, il a pas ramené quèque chose d’utile, comme un cheval ? fit Arthur Stuart. Tu manges autant qu’un cheval, mais j’gage que t’arrives même pas à haler un cabriolet à deux roues. »

Mesure et Delphi éclatèrent de rire. Ils savaient qu’Arthur Stuart répétait quelque chose qu’avait dit Cal, mot pour mot. Il le faisait si souvent que maintenant on attendait ça de lui et qu’on s’émerveillait de sa mémoire parfaite. Mais Alvin était triste de l’entendre ; lui savait que quelques mois plus tôt seulement, il l’aurait répété avec la voix de Cal et que même m’man n’aurait pu deviner sans le voir qu’il ne s’agissait pas de son fils.

« Alvin va rester icitte, lui aussi ? demanda Arthur Stuart.

— Ben, tu vois, on y pensait justement, dit Mesure. Pourquoi tu viendrais pas chez nous autres, toi aussi, Alvin ? On peut t’installer dans la pièce principale pour quèque temps. Et quand l’ouvrage d’été sera fini, on ira réparer notre ancienne cabane ; elle est encore solide, ça fait qu’deux ans qu’on en est partis. T’y seras ben indépendant. M’est avis que t’es trop vieux asteure pour rester dans la maison de ton p’pa et manger à la table de ta m’man. »

Alors ça, Alvin ne l’aurait jamais cru, mais tout d’un coup il sentit les larmes lui emplir les yeux. Peut-être était-ce simplement la joie d’avoir trouvé quelqu’un qui ne le considérait plus comme l’Alvin junior d’autrefois. Ou le fait qu’il s’agissait de Mesure, qui s’occupait de lui comme dans le temps. En tout cas, c’est à ce moment qu’Alvin eut vraiment l’impression d’être rentré chez lui.

« Pour sûr, j’logerai icitte, si vous voulez d’moi, dit-il.

— Eh ben, c’est pas une raison pour pleurer, dit Delphi. J’ai déjà trois p’tits drôles qui braillent à chaque fois que l’idée les prend. J’ai pas envie d’venir te tamponner les yeux et t’essuyer l’nez comme à Keturah.

— Lui, au moins, il porte pas d’couches », dit Mesure, sur quoi il éclata de rire avec Delphi, comme s’ils n’avaient jamais rien entendu d’aussi drôle. Mais en réalité ils riaient de plaisir en voyant l’émotion que suscitait chez Alvin la perspective de venir habiter sous leur toit.

Alvin et Arthur Stuart déménagèrent donc chez Mesure, et Alvin refit connaissance avec son frère préféré. Tout ce qu’il aimait autrefois en lui, il le retrouva dans l’homme, mais il y avait davantage à présent. La tendresse qu’il manifestait envers ses enfants, même après une réprimande ou une fessée. Sa façon de s’occuper de ses terres et de ses bâtiments, de noter tout ce qu’il y avait à faire et de le faire ; jamais une porte ne grinçait deux jours de suite, jamais une bête ne refusait de manger une journée entière sans qu’il s’efforce de comprendre ce qui n’allait pas.

Mais surtout, Alvin retint son attitude à l’égard de Delphi. Elle n’était pas franchement jolie, ni particulièrement laide, d’ailleurs ; elle était corpulente, robuste et riait aussi fort qu’un âne. Mais Alvin nota la manière dont Mesure la regardait, comme devant une vision de rêve. Elle levait les yeux, et il était là qui l’observait, le visage éclairé d’une espèce de sourire béat ; alors elle riait, ou rougissait, ou détournait la tête, mais ensuite, le temps d’une minute ou deux, elle se déplaçait avec davantage de grâce, elle avait l’air de marcher par moments sur la pointe des pieds, comme si elle dansait ou s’apprêtait à s’envoler. Alvin se demandait alors s’il en viendrait un jour à produire le même effet sur mademoiselle Lamer, s’il lui donnerait une telle joie qu’elle ne toucherait presque plus terre.

Et la nuit, allongé dans la pièce commune, Alvin ressentait les moindres frémissements de la maison, il savait sans l’aide de sa bestiole d’où provenaient les grincements doux et lents qu’il entendait ; en ces occasions, il se rappelait la dénommée Margaret, la femme que mademoiselle Lamer avait cachée en elle durant tant de mois, et il l’imaginait, le visage contre le sien, les lèvres entrouvertes, laissant échapper de sa gorge les tendres cris de plaisir qu’émettait Delphi dans le silence nocturne. Puis il la revoyait, mais cette fois les traits défaits par le chagrin et les pleurs. Son cœur alors saignait, et il mourait d’envie de la rejoindre, de la prendre dans ses bras et de trouver en elle cette source de douleur qu’il pourrait soigner, pour la soulager de sa peine et la guérir entièrement.

Et parce qu’Alvin vivait chez Mesure, il oubliait sa prudence et laissait à nouveau paraître ses sentiments. Il se trouva ainsi que son frère surprit un jour son visage, alors qu’avec sa femme il venait d’échanger l’un de ces regards dont ils étaient coutumiers. Delphi sortie de la pièce et les enfants couchés depuis longtemps, rien n’empêchait Mesure d’avancer la main et de toucher le genou d’Alvin.

« Elle s’appelle comment ? demanda-t-il.

— Qui ça ? fit Alvin, confus.

— Celle que t’aimes tellement que l’air te manque rien que d’y penser. »

L’espace d’un instant, Alvin hésita, par une longue habitude. Puis les écluses s’ouvrirent et il s’épancha de toute son histoire. Il commença par mademoiselle Lamer, en réalité Margaret, l’ancienne torche des récits de Mot-pour-mot, celle qui veillait sur lui de loin. Mais dire son amour pour elle l’amena à parler de tout ce qu’elle lui avait appris, et lorsqu’il en eut terminé, l’heure était bien avancée. Delphi dormait sur l’épaule de Mesure – elle était revenue pendant qu’Alvin débitait son histoire mais n’était pas restée éveillée longtemps, ce qui n’était pas plus mal car ses trois enfants et Arthur Stuart n’allaient pas manquer de lui réclamer leur petit déjeuner à l’heure dite, quand bien même elle aurait veillé tard dans la nuit. Quant à Mesure, lui, il gardait l’œil ouvert et brillant ; on lui avait raconté les paroles de l’oiseau rouge, le soc d’or vivant, Alvin dans le feu de la forge, Arthur Stuart dans l’Hio. Une profonde tristesse voilait cependant l’éclat de son regard, due au meurtre, même justifié, qu’Alvin avait commis de ses mains ; due aussi à la mort de la Peg Guester, voire à celle de certaine esclave marronne, remontant aux premiers jours d’Arthur Stuart. « Va falloir que j’trouve des genses pour leur apprendre à devenir Faiseux, dit Alvin. Mais j’connais même pas si quelqu’un sans mon talent est capable d’apprendre, ni jusqu’où il aurait besoin d’apprendre, ni même s’il aurait envie d’apprendre.

— J’crois, dit Mesure, que des genses comme ça, faudrait d’abord qu’ils aiment ton rêve de la Cité de Cristal, puis tu leur dirais qu’ils peuvent apprendre pour t’aider à la bâtir. Si l’bruit court qu’y a un Faiseux qu’apprend comment l’devenir aussi, tu vas avoir toutes sortes de genses qui voudront se servir de ce pouvoir-là pour commander aux autres. Mais la Cité de Cristal… Ah, Alvin, tu t’rends compte ! Ça serait comme vivre dans c’te trombe qui vous a emportés, l’Prophète et toi, toutes ces années passées.

— Tu veux apprendre, toi, Mesure ? demanda Alvin.

— J’ferai tout c’que j’peux pour ça. Mais j’vais t’faire d’abord une promesse solennelle : j’me servirai de c’que tu vas m’apprendre uniquement pour bâtir la Cité de Cristal. Et si jamais j’arrive pas à en apprendre assez pour être un Faiseux, je t’aiderai autrement du mieux possible. Demande-moi n’importe quoi, Alvin, je l’ferai – emmener ma famille au bout d’la terre, abandonner tout c’que j’possède, mourir si y a b’soin –, tout pour qu’la vision que Tenskwa-Tawa t’a montrée s’réalise. »

Alvin lui serra les deux mains, très longtemps. Puis Mesure se pencha et l’embrassa, en frère, en ami. Le mouvement réveilla Delphi. Elle n’avait pas tout entendu, loin de là, mais elle savait qu’il se passait quelque chose d’important et elle sourit, l’air endormi, avant de se lever et de laisser Mesure l’emmener au lit pour le peu d’heures qui restaient avant l’aube.

Ce fut le début du vrai travail d’Alvin. Tout le reste de l’été, Mesure fut son élève et son professeur. Alvin montrait à Mesure comment devenir Faiseur, et Mesure montrait à Alvin comment être un père, un mari, un homme. La différence, c’était qu’Alvin ne se rendait pas vraiment compte de ce qu’il apprenait, tandis que Mesure assimilait chaque nouvelle explication, chaque infime parcelle du pouvoir du Faiseur, mais au prix d’une lutte acharnée. Pourtant il finissait par assimiler, petit à petit, et il retint un certain nombre de choses ; Alvin en vint à comprendre, après tant d’efforts infructueux, comment enseigner aux autres à « voir » sans les yeux, à « toucher » sans les mains.

À présent, quand il restait éveillé la nuit, allongé sur son lit, il songeait moins souvent au passé mais essayait plutôt d’imaginer l’avenir. Quelque part, là-bas, se trouvait l’emplacement où il devrait bâtir la Cité de Cristal ; là-bas se trouvaient aussi les gens qu’il devrait rencontrer et auxquels il apprendrait à aimer son rêve puis à le réaliser. Quelque part se trouvait le sol idéal que son soc vivant était destiné à creuser. Quelque part se trouvait la femme qu’il aimerait et auprès de laquelle il vivrait jusqu’à la mort.

* * *

À Hatrack River, cet automne-là, il y eut une élection, et par suite de certaines rumeurs qui circulaient et suggéraient qui était un héros et qui un traître, Pauley Wiseman perdit son poste et Po Doggly en obtint un nouveau. Ce fut aussi vers cette époque que Conciliant Smith vint déposer une plainte comme quoi son apprenti s’était enfui au printemps avec un objet propriété de son patron.

« T’as attendu joliment longtemps avant d’porter plainte, dit le shérif Doggly.

— Il m’a menacé, fit Conciliant Smith. J’ai eu peur pour ma famille.

— Bon, eh ben, dis-moi donc c’que c’était, ce qu’y t’a volé.

— C’était un soc de charrue.

— Un soc ordinaire ? Tu t’attends à c’que j’retrouve un soc ordinaire ? Et pourquoi djab il aurait donc volé une affaire pareille ? »

Conciliant baissa la voix et parla sur le ton du secret. « L’soc était en or. »

Oh, Po Doggly fut pris de fou rire en entendant ça.

« Ben quoi, c’est vrai, comme j’te dis, fit Conciliant.

— Ah oui, vraiment ? Eh ben, tu vois, j’te crois, mon ami. Mais si y avait un soc en or dans ta forge, j’gage à dix contre un qu’il était à Al, pas à toi.

— C’que fait un apprenti, ça appartient au patron ! »

Ma foi, à ce moment-là, Po se mit à durcir le ton. « Essaye d’raconter des histoires pareilles autour d’Hatrack River, Conciliant Smith, et m’est avis qu’y en aura qui raconteront comment t’as gardé l’gamin alors qu’il était depuis longtemps meilleur forgeron qu’toi. M’est avis que l’bruit s’répandra que t’étais pas un patron honnête, et s’il te prend d’accuser Alvin Smith d’avoir volé c’que lui seul au monde était capable de fabriquer, alors j’crois qu’on a pas fini de s’moquer de toi et de t’mépriser. »

Peut-être comprit-il, et peut-être que non. Une chose est sûre : Conciliant ne chercha pas, par quelque artifice juridique, à récupérer le soc, où que se trouve Alvin. Mais il raconta son histoire et l’amplifia de jour en jour : Alvin n’arrêtait pas de le voler, le soc était son héritage à lui, Conciliant Smith, sous forme de soc et peint en noir, mais Alvin l’avait remis à nu par des procédés diaboliques avant de l’emporter. Du temps où Gertie Smith vivait encore, elle se moquait de pareils racontars, mais elle était morte peu après le départ d’Alvin d’une veine qui avait éclaté alors qu’elle hurlait à son mari qu’il se conduisait en parfait imbécile. Dès lors, Conciliant remania l’histoire à sa convenance et prétendit même qu’Alvin avait tué Gertie au moyen d’un sort qui lui avait fait éclater les veines et noyer son cerveau dans le sang. C’était un affreux mensonge, mais il se trouve toujours des gens pour apprécier ce genre de ragots, et l’histoire se répandit d’un bout à l’autre de l’État de l’Hio, puis au-delà. Pauley Wiseman l’entendit. Le révérend Thrower l’entendit. Chicaneau Planteur l’entendit. Et des tas d’autres gens.

Voilà pourquoi, lorsque Alvin se risqua enfin à sortir de Vigor Church, des tas de gens suivaient de l’œil les étrangers porteurs de paquets de la taille d’un soc de charrue, cherchaient à saisir un éclat d’or par-dessous la toile à sac, jaugeaient les individus au cas où ils correspondraient à certain apprenti forgeron en fuite qui avait volé l’héritage de son patron. Certains d’entre eux avaient même l’intention de le rapporter à Conciliant Smith, à Hatrack River, si jamais ils mettaient la main sur le soc d’or. En revanche, chez certains autres, pareille idée ne leur effleurait jamais l’esprit.

AINSI S’ACHÈVE

L’APPRENTI

TROISIÈME LIVRE

DES CHRONIQUES

D’ALVIN LE FAISEUR

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