JULIETTE BENZONI

LA PERLE DE L’EMPEREUR

Roman

Plon

À Vincent Meylan

qui m’a fait rencontrer la « Régente ».

Avec un grand merci et une grande affection. 

Première partie

LA « RÉGENTE »

CHAPITRE I

LA TZIGANE

Inspiré des palais de la vieille Russie et des Mille et Une Nuits, le décor du Schéhérazade ne manquait ni de splendeur ni d’atmosphère. Le caviar y était parfait, excellents les chachliks apportés à bout de bras par des serveurs agiles comme des danseurs, les femmes élégantes, jolies et la musique des tziganes presque aussi grisante que la vodka et le champagne. Pourtant, Aldo Morosini s’ennuyait…

Ce qui était rarissime chez ce Vénitien racé, antiquaire quoique prince ou prince quoique antiquaire et, de plus, l’un des deux ou trois experts européens en pierres précieuses spécialistes des joyaux historiques. Seulement il y a des jours où rien ne va comme on le souhaiterait, où choses et gens se conjuguent pour changer une vie agréable en une morne plaine dépourvue du moindre bouquet d’arbres pour y accrocher un semblant d’intérêt.

C’était le cas de Morosini en ce jour de mars pluvieux et ennuyeux comme un dimanche anglais. Venu à Paris pour négocier l’achat d’une parure de saphirs et diamants appartenant à un Américain qui affirmait s’en être rendu acquéreur auprès d’une descendante – ruinée bien entendu ! – de Louis XV et d’une demoiselle du Parc aux Cerfs, Morosini avait accumulé les mauvaises surprises. Un : le Yankee avait battu le rappel de tout ce qu’il avait pu trouver de bijoutiers parisiens et on se marchait sur les pieds dans son appartement du Ritz. Deux : la « parure » se réduisait à un simple collier. Et trois : deux des pierres étaient défectueuses. Ce qui permettait des doutes quant à la réalité d’une générosité royale, le Bien-Aimé étant connu pour avoir été un homme de goût incapable d’offrir un bijou médiocre. Morosini était sorti de là furieux d’avoir fait le voyage pour un objet qui n’en valait pas la peine alors qu’il aurait pu aller à Florence pour une vente intéressante chez les Strozzi. Certes son associé et ami Guy Buteau devait s’y rendre, mais cette idée-là était à peine consolante.

Pour comble d’infortune, ses habituels ports d’attache parisiens lui faisaient défaut. Son ami Adalbert Vidal-Pellicorne, l’archéologue-homme de lettres dont les doigts agiles s’étaient révélés si précieux durant leur quête des pierres disparues du pectoral du Grand Prêtre, puis des « sorts sacrés » du prophète Élie, était en Égypte.

— Monsieur est parti pour Assouan afin d’y rencontrer un confrère qui a fait appel à lui au sujet d’une… découverte récente, lui avait appris Théobald, le fidèle valet de chambre-cuisinier d’Adalbert qui, en l’absence de son maître, jouait les cerbères avec talent.

— Un confrère qui fait appel à lui ? apprécia Morosini dubitatif. C’est nouveau, ça. On aurait plutôt tendance à tirer les couteaux dans ce métier, surtout en cas de découverte !

— Je ne peux dire à Monsieur le Prince que ce que je sais ! riposta Théobald pincé. Même si, en cette affaire, je partage l’avis de Monsieur le Prince !

Renonçant à en savoir davantage, Morosini s’était alors rendu de l’autre côté du parc Monceau, rue Alfred-de-Vigny, chez la marquise de Sommières – sa chère « Tante Amélie » – dans l’espoir d’y prendre logis ainsi qu’il en avait l’habitude, mais cette cage-là aussi était vide. Même Cyprien, l’antique maître d’hôtel, s’était absenté pour la journée. Quant à « Madame la marquise et Mlle Marie-Angéline, elles prolongent leur séjour à Nice », lui confia Lucien, le concierge de l’hôtel particulier. « Le mauvais temps que nous avons ces jours en est la cause… »

Le temps, il est vrai, n’avait rien d’enchanteur. De la pluie, encore de la pluie, toujours de la pluie dépassant nettement le quota normal des giboulées de mars. C’était la même chose à Venise où le Carnaval avait les pieds dans l’eau. Et comme l’« aqua alta » était la seule particularité de la Sérénissime que Lisa détestât – elle s’arrangeait en général pour passer en Suisse ou en Autriche les moments où le phénomène se manifestait le plus souvent –, l’épouse d’Aldo était partie pour Vienne avec les jumeaux dès l’apparition des passerelles volantes dont la ville s’équipait traditionnellement.

Voilà pourquoi Morosini se sentait de si mauvaise humeur. En d’autres circonstances, en sortant du Ritz, il eût sauté dans le premier train pour Venise afin de retrouver au plus vite la chaude lumière que Lisa faisait régner dans le vieux palais familial, mais la lumière en question brillait dans un autre vieux palais, autrichien cette fois et, s’il en aimait bien la propriétaire – la vieille comtesse von Adlerstein grand-mère de Lisa –, Aldo n’aimait pas trop séjourner dans cette noble demeure ouvrant sur une rue étroite qui lui rappelait la Hofburg et les fastes un rien austères de la cour de François-Joseph. Il s’y sentait sinon déplacé, du moins dépaysé, voire un peu encombrant. Peut-être parce que Joachim, le maître d’hôtel de la comtesse, semblait lui garder rancune du temps où, cherchant Lisa, il avait presque forcé les portes de la résidence de Himmelpfortgasse(1).

Le moral à plat, Morosini rentra donc au Ritz où il avait jadis ses habitudes, se rendit au bar pour se réconforter avec une fine à l’eau et là tomba sur son ami et confrère Gilles Vauxbrun, l’antiquaire de la place Vendôme occupé à faire passer avec le secours du même breuvage le chèque sans provision laissé par un client indélicat.

Une solide amitié liait les deux hommes depuis le temps où le second guidait les pas encore hésitants du premier sur le chemin du commerce des antiquités. Un peu plus âgé que Morosini, Vauxbrun, le cheveu rare, la paupière lourde et le nez impérieux, ressemblait à Jules César ou à Louis XI selon l’éclairage, en admettant que ces deux illustres personnages eussent choisi de s’habiller à Bond Street.

— Comme si nous n’avions pas assez de nos propres aigrefins, confia-t-il à Aldo, les Américains nous envoient à présent les leurs !

— Je partage entièrement ton sentiment, admit celui-ci. À cette différence près que le mien était plus naïf que voleur.

— Ce sont les pires ! Quand ils sont persuadés de posséder des objets rarissimes parce qu’un faisan le leur a fait croire, ils essaient à leur tour de faire avaler la couleuvre aux vrais professionnels. Et le plus beau est qu’ils y arrivent parfois.

— Pas avec moi, répliqua Morosini. Je sais encore faire la différence entre un caillou du Rhin et un diamant !

— Même s’il s’agit d’une jolie femme ?

— Il n’y a plus de jolies femmes pour moi excepté la mienne, protesta vertueusement Morosini.

— Oh, je sais que tu as trouvé la perle rare et qu’auprès de Lisa les autres font un peu terne, mais tu permettras au modeste célibataire que je serai toujours de porter un vif intérêt à de beaux yeux, de jolies jambes et à des silhouettes agréables. À ce propos d’ailleurs… mais tu repars peut-être ce soir ?

— Non. Il fait encore plus mauvais à Venise et Lisa ne rentrera pas avant la fin du mois !

— Alors je vais t’emmener souper chez les Russes. Il y a au Schéhérazade une troupe tzigane dont l’une des chanteuses est une fille belle à couper le souffle…

— Et apparemment elle te l’a coupé… ainsi peut-être que la jugeote ? Ignorerais-tu que les tziganes ne se « commettent » pas avec les clients des cabarets où elles se produisent ? Elles se veulent des artistes pures. Sans cependant être indifférentes à l’argent et par malheur tu es riche !

— Par malheur ? Tu es bon, toi ! Autrement dit, je ne peux espérer être aimé pour moi-même ?

— Je n’ai jamais dit cela sachant bien que tu as, à ton actif, quelques conquêtes flatteuses, mais fais quand même attention où tu mets les pieds. Dans leurs tribus les hommes jouent volontiers du couteau. Et si ta belle l’est autant…

— Tu jugeras par toi-même !… À la réflexion, je me demande si j’ai raison de t’emmener ? Tu es beaucoup trop séduisant, toi ! ajouta Vauxbrun en considérant avec rancune l’énergique et fin visage de son ami, sa peau mate tendue sur une ossature altière avec laquelle les tempes grisonnantes contrastaient si harmonieusement, les yeux clairs dont la nuance hésitait, selon l’humeur, entre le bleu et le vert, et la longue silhouette nonchalante toujours admirablement habillée mais dans le genre discret. Et puis ce titre princier, si attirant pour une femme ! Il y avait vraiment des gens qui avaient trop reçu d’une Nature si avare avec tant d’autres ! Encore que Gilles Vauxbrun ne se classât pas dans cette catégorie car il était, pour sa part, assez satisfait de son extérieur.

Morosini se mit à rire. Il était un homme marié, bien marié même, à la plus adorable créature qui, depuis un an, l’avait pourvu de deux enfants d’un coup, un garçon et une fille, dont il raffolait. Sauf lorsque leur entente, déjà manifeste, ouvrait largement les petites bouches pour un tumultueux concert de protestations : il suffisait que l’un ou l’une se mît à crier pour que l’autre fasse chorus avec enthousiasme. Les séances de fous rires étaient aussi communicatives et presque aussi bruyantes. Enfant unique – tout comme Lisa d’ailleurs ! – Aldo se sentait parfois un peu dépassé par cette paire de chérubins un rien diabolique qui venaient de découvrir la joie de la propulsion autonome et qui, à quatre pattes, parcouraient des distances si prodigieuses à travers le palais paternel qu’il fallait barricader l’accès à l’escalier pour les convaincre de rester à l’étage de la nursery. Quant au rez-de-chaussée où Morosini avait ses bureaux et ses salons d’exposition, il leur était interdit à moins d’être fermement tenus en main par leur mère et Trudi, la vigoureuse Suissesse qui les avait nourris, défaillant d’horreur à l’idée de les voir franchir les quelques marches d’entrée et disparaître dans le canal… En dépit de quoi il n’était personne, maîtres ou serviteurs « in casa Morosini », pour mettre en doute qu’Antonio et Amelia fussent les plus beaux bébés existant en Europe – leur réputation s’étendant déjà à la Suisse où vivait leur grand-père maternel, le banquier Moritz Kledermann, à l’Autriche précédemment nommée, à la France résidence habituelle du parrain et de la marraine d’Antonio – Adalbert Vidal-Pellicorne et Marie-Angéline du Plan-Crépin –, à l’Angleterre où Amelia avait pour marraine la meilleure amie de sa mère, Lady Winfield, et même jusqu’aux Indes où le lieutenant Douglas Mac Intyre, parrain d’Amelia, était en poste à Peshawar.

Au prix d’un effort, Aldo écarta le tendre et absorbant souvenir de sa petite famille pour se consacrer à son ami Vauxbrun et se laisser conduire, ce soir, au Schéhérazade.

À présent il s’y trouvait et le regrettait, ne parvenant guère à s’intéresser aux nouvelles amours de Gilles tout en admettant que l’endroit était agréable et la fille qui l’attirait, fort belle : la peau cuivrée, les yeux ardents, elle avait de longs cheveux d’ébène qui tombaient en lourdes tresses brillantes, retenues par des bagues d’or jusqu’à ses seins que l’on devinait libres sous le satin rouge et noir du corsage resserré à la taille, comme la longue jupe ample, par une ceinture d’orfèvrerie. Des bracelets d’or et d’argent tintaient à ses poignets minces, de longs colliers barbares pendaient à son cou et il émanait de son corps svelte bien qu’épanoui une sensualité indéniable. Elle était la plus attirante du groupe – sa famille – composé de six violons, de deux guitares et d’une autre chanteuse. Pas belle celle-là, nettement plus âgée, trop grosse avec une peau luisante, une grande bouche rouge et de petits yeux noirs, pourtant c’était elle la vedette parce qu’elle possédait une voix envoûtante, ample, chaude, un peu rauque à travers laquelle, en dépit de la langue ignorée, passaient toute la magie des routes interminables, des grands espaces balayés par le vent et la passion d’un peuple qui se voulait libre, cachant ses douleurs sous des cris d’orgueil et une dérision sensible aux seuls initiés. À travers leurs chants, les « roms » ne s’adressaient qu’aux roms. Les autres, les « gadgés », n’ayant droit qu’à une ironie subtile dont ils n’avaient pas la moindre idée…

Pour sa part, Morosini avait admiré en connaisseur la beauté de la jeune Varvara mais seule la grosse chanteuse retint son intérêt. En bon Italien, il était sensible aux belles voix et celle-ci possédait quelque chose d’exceptionnel, de jamais entendu et tant qu’elle chanta Aldo oublia son ennui. Sa chanson terminée, elle alluma une longue cigarette puis alla s’adosser nonchalamment à l’un des piliers et se mit à fumer sans plus accorder d’attention à la salle, le regard perdu dans les volutes bleues qu’exhalait sa bouche.

Les violons faisaient rage mais c’était maintenant le tour des deux guitaristes et ils se levèrent sans cesser de jouer pour accompagner tout autour de la piste la belle Varvara qui s’était mise à danser. Une danse étrange où les jambes se contentaient de faire avancer le corps sur une cadence rapide sans que les pieds quittent le sol. En fait c’était avec son buste que cette fille dansait, la tête rejetée en arrière et les bras pendants tandis que seuls s’agitaient ses épaules et ses seins.

Elle avait l’air de s’offrir à quelque amant invisible et c’était incroyablement excitant. Gilles Vauxbrun devint rouge brique et passa un doigt nerveux dans son faux-col qui semblait tout à coup le gêner.

Soudain les deux guitaristes se mirent à chanter tandis que la danseuse se déchaînait et, les bras levés, se mettait à tourbillonner dans l’envol de ses jupes en martelant la cadence de ses talons. L’attention de toute la salle était concentrée sur elle. Morosini regardait comme les autres quand il entendit murmurer :

— Vous êtes bien le prince Morosini, le célèbre expert en joyaux ?

Il leva les yeux et vit que la grosse tzigane était à présent près de lui :

— C’est bien moi, reconnut-il. Vous me connaissez ?

— Je vous ai vu il y a longtemps… à Varsovie. Vous ne m’avez pas remarquée mais on m’a dit qui vous étiez. J’ai besoin de vous ! Ne me regardez pas ! Continuez à observer le spectacle…

Elle s’était simplement adossée à un autre pilier et sa voix était juste assez forte pour atteindre l’oreille d’Aldo en dépit du vacarme des musiciens et du public qui, à présent, battait des mains. Personne ne faisait attention à eux, pas même Vauxbrun, si proche cependant…

— Pourquoi avez-vous besoin de moi ?

— Pour un… ami qui a de graves soucis. Ce qu’il a à dire devrait vous intéresser. Avez-vous une voiture ?

— J’habite Venise. Ici je me contente de taxis.

— Ayez-en un et attendez-moi au coin de la rue de Clichy !

— L’invitation est-elle aussi valable pour mon ami ?

— Non. D’ailleurs il n’aura pas la moindre envie de vous suivre. Je chante encore une fois ce soir. Quand j’aurai fini vous pourrez vous disposer à me rejoindre…

Morosini tourna la tête pour essayer d’en apprendre davantage. Il n’aimait pas beaucoup le ton autoritaire qu’elle employait en lui donnant pour ainsi dire des ordres. Mais elle avait déjà rejoint l’orchestre.

Vauxbrun ne savait rien de la scène qui venait de se dérouler si près de lui. Il dévorait des yeux la danseuse et Aldo remarqua le sourire qu’elle lui dédia en passant. Il n’en fallut pas plus pour l’électriser. Se tournant brusquement vers Aldo, il darda sur lui un regard déjà conquérant :

— Si cela ne t’ennuie pas, rentre sans moi ! J’ai l’intention d’attendre cette belle dame à sa sortie…

— Je te laisse si tu veux. Tu pourras l’inviter à cette table…

— C’est une vraie tzigane, comme le reste de la famille. Elle n’accepterait pas… Tu peux rester encore un moment.

— Ma foi non ! Je suis fatigué et je vais me coucher. Je te téléphonerai demain…

— Tu ne repars pas immédiatement pour Venise ?

— Non. Il se peut que je fasse un détour par Vienne. Lisa et les jumeaux me manquent ! Mais je ne partirai pas sans te prévenir. Bonne fin de nuit ! Et prends garde aux frères de ta belle !…

— Mes intentions sont… respectueuses !

— Tu ne comptes tout de même pas l’épouser ?

— Et pourquoi pas ? Les tziganes ont leur noblesse et les Vassilievich en font partie. Je saurai leur parler…

— Mais rien ne dit qu’ils t’écouteront. Ne fais pas l’imbécile, Vauxbrun ! Tu es riche, pas mal de ta personne et très connu sur la place de Paris ainsi qu’en d’autres lieux, mais pour eux tu n’es rien puisque tu n’es pas un « rom » ! Alors fais attention !

Morosini se leva, tapa affectueusement sur l’épaule de son ami et gagna la sortie au moment précis où la grosse Masha entamait sa dernière chanson. Il reprit au vestiaire son manteau d’alpaga noir puis demanda au portier de lui appeler un taxi qu’il attendit en fumant une cigarette. Pas très longtemps : deux minutes ne s’étaient pas écoulées que répondant au coup de sifflet de l’homme en tenue rouge galonnée d’or, un taxi s’arrêtait devant lui conduit par un chauffeur un peu âgé qui, sous une casquette en cuir bouilli, arborait longues moustaches et courte barbe grise dont la coupe annonçait un ancien militaire. Morosini monta, ouvrit la glace de séparation puis indiqua :

— Allez jusqu’à la rue d’Amsterdam puis revenez par la rue de Milan. Vous vous arrêterez rue de Clichy un peu en retrait de la rue de Liège.

Le chauffeur leva les sourcils mais ne fit aucun commentaire : bien qu’il ne fît pas le taxi depuis longtemps, il s’était rapidement habitué aux fantaisies des clients. Arrivé à destination, il se rangea le long du trottoir, coupa son moteur et attendit d’autres ordres. Au fond de la voiture, Morosini alluma une autre cigarette…

Enfin une forme imposante emballée d’une sorte de dalmatique fourrée, d’un châle bariolé, un fichu noué sous le menton, tourna le coin de la rue et rejoignit le taxi d’où Morosini sortit pour lui tenir la portière. À sa surprise, la chanteuse interpella le chauffeur et échangea avec lui quelques phrases en russe :

— Vous vous connaissez ?

— De nos jours, la moitié des taxis parisiens sont menés par des Russes. Celui-ci est le colonel Karloff et je le connais bien. Il venait souvent m’entendre chanter à Saint-Pétersbourg.

— Preuve que c’est un homme de goût ! Où allons-nous ?

— Je le lui ai dit. À Montmartre, rue Ravignan…

La voiture en effet s’était remise en marche et, après un demi-tour un peu laborieux, remontait à présent la rue de Clichy.

— Et qu’allons-nous y faire ?

— Voir un ami… qui a besoin de vous ! C’est une chance inespérée que vous soyez venu ce soir au Schéhérazade. Et plus encore que je sache qui vous êtes.

— En quoi a-t-il besoin de moi ?

— Vous le saurez bientôt. Vous êtes armé ?

— Pour aller souper dans un cabaret russe ? Ce serait une drôle d’idée…

— En effet mais ça peut s’arranger…

Des multiples plis de sa jupe, Masha Vassilievich sortit un revolver qu’elle tendit à son compagnon :

— Vous savez vous en servir, j’espère ?

— Bien entendu, mais si vous avez pris ce joujou c’est que vous pensez en avoir besoin et si vous me le donnez, vous n’aurez plus rien ?

Sans s’émouvoir, la tzigane tira d’un invisible fourreau une navaja espagnole dont l’acier brilla un instant sous la lumière fugitive d’un réverbère.

— Avec ça je frappe presque aussi vite qu’une balle de pistolet, expliqua-t-elle du ton paisible d’une ménagère décrivant un point de tricot. Et je suis certaine que vous ne sauriez pas en faire autant.

— Sans aucun doute ! fit Morosini amusé. Dites-moi est-ce vraiment tout ou bien transportez-vous un arsenal au complet ?

Imperméable à son humour, elle lui jeta un regard noir. Pendant ce temps, le taxi poursuivait l’ascension des pentes de Montmartre, l’un des rares endroits que Morosini connût mal. Il était monté une fois au Sacré-Cœur mais, si la vue de Paris l’avait enchanté, il avait trouvé affreuse la basilique et, lui préférant de beaucoup Notre-Dame, il n’y était jamais retourné. À présent, ayant quitté le Montmartre des fêtards, la voiture s’engageait dans les ruelles sombres du vieux village peuplé d’artistes plus ou moins faméliques et de vieilles gens repliés sur leurs souvenirs.

— Nous arrivons, signala Masha en désignant du menton un petit immeuble délabré qui faisait face à un terrain vague.

L’endroit était aussi mal éclairé que possible et elle fit glisser la vitre de séparation pour indiquer au chauffeur de s’arrêter mais sans baisser son drapeau car il devait les attendre :

— J’espère que vous n’en aurez pas pour longtemps ! grommela-t-il. L’endroit n’a rien d’hospitalier. Qui diable peut bien habiter là ?

— Ceux qui n’ont pas assez d’argent pour habiter ailleurs, riposta la tzigane. Par exemple des réfugiés comme vous et moi !

— Ça va ! Je retire ! N’empêche que l’on a l’impression que c’est plutôt désert par ici.

En effet aucune lumière ne se montrait à l’un ou l’autre des trois étages dont le dernier penchait quelque peu. En descendant de voiture Morosini embrassa du regard les murs lépreux, les volets fatigués et la porte qui n’avait pas l’air d’une solidité à toute épreuve. Elle s’ouvrit sans peine sous la main de Masha qui sortit de sa jupe apparemment inépuisable une lampe de poche et l’alluma pour éclairer un escalier de bois dont les marches gémirent l’une après l’autre sous les pas des nouveaux venus. On atteignit ainsi le dernier palier où deux portes se faisaient face, de chaque côté d’une petite fontaine en fonte munie d’un robinet…

— Mon Dieu ! souffla Masha en se signant frénétiquement. Que s’est-il passé ?

La porte d’un des logements pendait, à demi arrachée. Au-delà c’était l’obscurité totale… Morosini prit la lampe des mains de sa compagne :

— Laissez-moi entrer le premier ! ordonna-t-il. Qui sait ce qui se cache là-dedans ?

Mais il ne s’y cachait rien. Le pinceau lumineux révéla un logement modeste sur lequel un cyclone avait dû passer. Tout était par terre, depuis la maigre batterie de cuisine jusqu’aux couvertures du lit. Seule régnait sur ces dégâts une table supportant une lampe à pétrole éteinte qu’Aldo ralluma. Les jambes coupées, la tzigane ramassa l’une des deux chaises et se laissa tomber dessus, ce qui faillit lui être fatal. Elle mâchonnait ce qui devait être des jurons ou des invocations dans sa langue incompréhensible.

— Si vous essayiez de m’expliquer ce qui a pu se passer ici ? émit doucement Morosini. Et aussi ce que nous venons y faire ? On dirait que nous arrivons après une bataille ?

— Pas une bataille, monsieur, un enlèvement ! fit une voix timide qui venait de la porte.

Sur le seuil, se tenait un petit homme gris aux cheveux en désordre serrant autour de ses frêles épaules un châle également gris qui lui servait de robe de chambre car on pouvait voir, dépassant des franges, une chemise de nuit à rayures et des pieds nus dans des pantoufles. Masha bondit littéralement sur lui et faillit l’aplatir :

— Tu es son voisin d’en face, vieil homme. Qu’est-il arrivé à Piotr Vassilievich ?

Quasi enlevé de terre par la poigne vigoureuse de la grosse tzigane, le vieux eut un couinement de souris terrifiée. Morosini s’interposa :

— Vous l’étranglez à moitié. Ce n’est pas le bon moyen d’obtenir une réponse…

Les pieds du malheureux ne touchaient plus terre. Aldo l’ôta des mains de la tzigane, l’installa sur une chaise où il s’affaissa comme un drap mouillé tandis que Morosini cherchait quelque chose autour de lui. Un peu penaude, la femme devina son intention :

— Il doit y avoir une bouteille de vodka quelque part. C’est moi qui l’ai donnée à Piotr…

Enjambant majestueusement les décombres, elle alla au fond de la pièce, trouva une sorte de petit placard dissimulé par le papier de tenture, l’ouvrit et en tira une bouteille à moitié pleine dont elle s’adjugea une rasade avant de l’apporter à Morosini.

— Charité bien ordonnée commence par soi-même, railla celui-ci.

— Les émotions ne valent rien à ma voix et j’aime beaucoup cet imbécile de Piotr. C’est… c’est mon frère !

Revenu de sa terreur et ranimé par l’alcool, le vieil homme expliqua d’une voix enrouée que vers minuit une voiture s’était arrêtée devant la porte. Des hommes étaient entrés dans la maison et ils devaient savoir où ils allaient car ils étaient montés au troisième sans hésiter.

— Là ils auraient pu se tromper de porte, mais non ils sont allés droit chez mon voisin. L’enfer alors a commencé : un bruit d’apocalypse, des cris de douleur, des voix furieuses posant des questions en russe. De toute évidence mon pauvre voisin passait un mauvais quart d’heure mais je n’ai pas beaucoup de forces et j’avais tellement peur que je n’osais même pas sortir sur le palier…

— Il fallait appeler la police.

— Il faut d’abord avoir un téléphone et le plus proche est dans un café de la rue des Abbesses…

— Et les habitants de la maison ? Ils n’ont pas bougé ?

— Ils doivent être au fond de leur lit avec la couverture remontée par-dessus la tête. Ce sont de pauvres gens, comme moi. Au rez-de-chaussée il y a un vieil homme avec son petit-fils. Au premier c’est la famille d’un gardien de nuit, qui ne rentre qu’à l’aube. Au second une femme pas bien solide avec trois petits. Elle fait des ménages et c’est la vieille fille d’à côté qui s’occupe des gosses. Alors c’était difficile d’avoir de l’aide…

— Je comprends, fit Morosini compatissant. Et vous dites que ces hommes ont enlevé votre voisin ?

— Oui. Au bout d’un moment, ils ont dû entendre un bruit qui m’a échappé car ils sont partis en l’emmenant. J’en ai entendu un qui disait – en français, ce qui m’a étonné – avec un accent faubourien « Filons ! Ici on risque d’se faire prendre et on a d’aut’es moyens d’le faire parler… » Un autre l’a fait taire et ils sont partis. Mon malheureux voisin ne tenait déjà plus sur ses pieds et par la fenêtre je les ai vus le porter dans la voiture. Une limousine noire.

— Il y a longtemps qu’ils sont partis ? gronda Masha.

— Oh, ils devaient tourner tout juste le coin de la rue quand vous êtes arrivés et j’ai cru qu’ils revenaient. Mais je vous ai vus sortir d’un taxi. Qui êtes-vous ?

— Qui êtes-vous vous-même ? riposta la tzigane. Je ne vous ai jamais rencontré quand je venais ici…

— C’est que je travaille toute la journée et la nuit je dors. Je m’appelle Mermet et je suis expéditionnaire chez Dufayel(2). Vous allez prévenir la police ou je dois le faire ?

— Vous ne faites rien du tout ! fit Masha, rogue. C’est nous que ça regarde.

— Ce n’est pas très raisonnable ! émit Aldo qui voyait se profiler une guerre de bandes rivales. Vous êtes des émigrés et…

— … et chez nous, les tziganes, on ne croit pas à la police. Piotr était l’un des nôtres… même si c’était une sorte de brebis galeuse. Mes frères et nos parents doivent être mis au courant. Ce sont eux qui décideront. Allez vous recoucher, vous, ajouta-t-elle à l’intention de M. Mermet, et ne parlez à personne de cette histoire !… À propos, ils avaient l’air de quoi, les ravisseurs ?

— Je ne les ai pas bien distingués. Seulement par le trou de la serrure et aussi de ma fenêtre. Il y en avait un très grand et un assez petit. Plutôt frêle. Ces deux-là portaient de longs manteaux et des chapeaux noirs enfoncés sur les yeux. Les deux autres avaient des casquettes et ressemblaient à des forts des Halles…

— C’est bien. Je vous remercie ! Rentrez chez vous ! dit Masha dont la voix devint soudain très douce. Et ne vous étonnez pas si vous me revoyez…

Sans brutalité elle le poussa vers la porte qu’elle referma sur lui de son mieux.

— Vous avez l’intention de rester ici ? demanda Morosini.

— Je veux voir quelque chose…

Elle s’approcha de l’étroite cheminée où des braises s’éteignaient trop lentement à son gré car, ramassant une casserole par terre, elle alla la remplir au robinet du palier puis revint y jeter l’eau. Elles sifflèrent en dégageant une épaisse fumée. Elle ouvrit la fenêtre en grand :

— Espérons que personne n’aura l’idée d’appeler les pompiers, marmotta-t-elle.

— On peut vous demander à quoi vous jouez ? fit Morosini qui la regardait faire.

— Je veux vous montrer ce pour quoi je vous ai fait venir… si ça y est encore évidemment !

Elle attendit quelques instants que tout soit suffisamment refroidi, puis s’emparant de la toile cirée qui couvrait la table, elle l’étendit sur les cendres afin de s’agenouiller sans trop abîmer sa jupe de satin et se mit en devoir de fouiller le fond de la cheminée, suivie avec intérêt par l’œil attentif de son compagnon. Au risque de se casser les ongles, elle réussit à extraire une brique, plongea la main dans l’ouverture et ramena une boîte en fer de petites dimensions qu’elle posa à côté d’elle tandis qu’elle remettait la brique en place et arrangeait les cendres de façon à ôter toute trace de son intervention. Après quoi elle se releva, secoua la toile cirée qu’elle remit sur la table, puis tendit la boîte à Morosini :

— Ouvrez ! intima-t-elle. Mes mains sont trop sales pour cette merveille !

Il obéit, souleva le couvercle, prit un objet enveloppé de plusieurs couches de coton hydrophile qu’il ôta et eut une sourde exclamation en amenant à la lumière jaune de la lampe à pétrole un extraordinaire joyau composé d’une énorme perle, la plus grosse qu’il eût jamais vue, montée en pendentif au moyen d’un culot de diamants qui, pour être petits, n’en étaient pas moins d’une excellente qualité. Son orient d’un blanc pur était admirable et il la fit jouer un instant entre ses doigts pour le voluptueux plaisir de la caresser. En même temps sa prodigieuse mémoire des joyaux célèbres – une perle de cette grosseur ne pouvait qu’en faire partie ! – se mit à fonctionner sans d’ailleurs lui fournir le renseignement demandé. Que pouvait-elle bien être ? Il connaissait les plus imposantes de ses sœurs, comme la légendaire « Pérégrine », et savait dans quelles collections elles reposaient. Mais celle-là ?

— On dirait que ce bijou vous pose un problème ? remarqua Masha qui l’observait. Il paraîtrait qu’il aurait appartenu à Napoléon…

Ce fut le déclic. Aldo revit soudain les planches publiées en 1887 par les journaux français au moment de la vente insensée des Joyaux de la Couronne de France ordonnée par un gouvernement républicain trop stupide pour comprendre que ce trésor appartenait au peuple français, souverain normal en démocratie, et que ses élus fugaces n’avaient pas le droit d’en disposer. Il revit surtout certain devant de corsage en diamant et perles qui avait orné les robes somptueuses de l’impératrice Eugénie : un joyau imposant qui descendait en pointe sur la poitrine et que terminait – prodigieux point d’orgue ! – une énorme perle coiffée de diamants…

— La « Régente » ! exhala-t-il enfin. On disait que l’acheteur était un grand-duc ou un prince russe mais je n’ai jamais su vraiment ce qu’elle était devenue…

— Piotr le sait et c’est lui qui me l’a raconté quand nous l’avons retrouvé, il y a un mois, à demi mort de misère sur le bord de la Seine à Boulogne-Billancourt.

— Pourquoi Boulogne-Billancourt ?

— Parce que beaucoup de Russes émigrés s’y sont installés. À l’usine Renault il y a de grands seigneurs qui travaillent les mains dans le cambouis… Il espérait y retrouver son ancien… maître.

Elle avait craché le dernier mot comme s’il lui empoisonnait la bouche. Les tziganes, c’est bien connu, ne se reconnaissent d’autre maître que Dieu. Comme toute société normalement constituée ils ont des chefs, un roi qui est l’un des leurs et dont le rôle est plus consultatif qu’autoritaire. Mais rien qui évoque un servage quelconque.

— Et qui était cet… employeur ? fit Morosini, diplomate.

— Le prince Félix Youssoupoff, le neveu du tsar par mariage… Celui qui a tué Raspoutine !

— Oh, je vois ! Et que faisait-il chez lui ?

— C’était son valet !

Et cette fois Masha cracha pour de bon avant d’ajouter :

— C’est pourquoi nous l’avions rejeté de la tribu. Un vrai tzigane ne saurait être le valet de qui que ce soit ! Mais le prince Félix était extrêmement beau. Il était fabuleusement riche et très séduisant parce que c’était un artiste. À Saint-Pétersbourg il venait souvent chez nous. Il jouait de la guitare, il chantait, il dansait avec nous. Je reconnais bien volontiers qu’il dégageait une sorte de charme étrangement attirant. Pour les hommes aussi bien que pour les femmes d’ailleurs. Piotr a été… envoûté par lui et l’a suivi dans son palais de la Moïka…

— Comme valet, vous êtes sûre ? demanda Morosini devant qui ce bref récit ouvrait des horizons un rien équivoques.

Masha saisit sa pensée pour s’en indigner :

— Pas comme amant, si c’est à cela que vous pensez ! Avant son mariage, je ne dis pas, mais depuis qu’il a épousé la princesse Irina, Youssoupoff lui est resté fidèle, du moins je crois, ajouta-t-elle prudente. Il faut dire aussi qu’elle est belle comme la Péri, la fée des eaux de la Volga.

— Ne les connaissant pas, je ne peux vous donner tort. Voilà donc votre Piotr chez Youssoupoff. Et après ?

— Après ? Nous n’avons plus rien su de lui jusqu’à ce matin des bords de la Seine. Nous avons subi une révolution, vous savez ? ajouta-t-elle narquoise.

Elle commençait à agacer Aldo qui haussa les épaules :

— Je suis au courant, merci ! J’ai des amis russes. Revenons-en au bord de l’eau si vous le voulez bien. Vous avez donc recueilli l’enfant prodigue et lui avez pardonné ?

— Moi seule… parce qu’il est mon petit frère et que je n’ai jamais pu m’empêcher de l’aimer… quoi qu’il ait fait. Les autres, les hommes, n’ont rien voulu entendre : pour eux ce n’était plus un « rom ». Cependant, ils m’ont laissé les mains libres en se contentant de dire qu’à condition de ne pas leur en parler je pouvais faire ce que je voulais… Alors je m’en suis occupée. Je connaissais cette maison. La propriétaire est une femme que j’ai connue en Russie. Elle faisait partie d’un cirque où elle était danseuse de corde, mais elle en est revenue avec une petite fortune qu’elle tenait d’un riche marchand de fourrures tombé amoureux d’elle. Nous étions et nous sommes toujours amies. Je suis allée la voir et, quand Piotr est sorti de l’hôpital, je l’ai installé ici ; j’ai veillé à ce qu’il ne manque de rien jusqu’à ce qu’il soit assez solide pour mener à bien ses propres affaires.

— Qui sont ?

— Vendre ceci le plus cher possible afin d’avoir assez d’argent pour faire sortir de Russie la fille qu’il aime. C’est possible si l’on en a les moyens et si l’on connaît la bonne filière.

— Autrement dit : ça coûte une fortune et on arrive à moitié mort ?

— Pas tout à fait. Lui n’avait rien et il a pris des risques insensés pour arriver jusqu’ici avec cette perle. Il a subi tout ça par amour pour elle… et je ne suis pas certaine qu’elle le mérite.

— Parce que ce n’est pas une « rom » ?

— S’il n’y avait que cela ! soupira Masha en haussant ses épaules dodues. Mais surtout elle ne vaut pas cher. Elle s’appelle Tania Radoff. C’est une chanteuse, pas vilaine d’ailleurs, et elle a fourré dans la tête de cet imbécile de l’emmener en Amérique où, sans aucun doute, tous deux feraient fortune. Je sais bien ce qu’elle y ferait en Amérique : elle trouverait un autre imbécile, riche celui-là, et elle laisserait tomber Piotr…

— On ne peut pas dire qu’elle vous inspire un enthousiasme délirant, ironisa Morosini, mais c’est souvent le lot des belles-sœurs. Cela dit, qu’en faisons-nous ? ajouta-t-il, élevant sur sa paume la fabuleuse perle endiamantée. On la remet à sa place ?

— Vous êtes fou ? Pour qu’elle tombe dans les mains de n’importe qui ? Elle est arrivée là où elle devait aller : chez un connaisseur doublé d’un marchand honnête… Du moins vous en avez la réputation ! Mettez-la en lieu sûr et voyez ce que vous pouvez faire !

— Pour qui ? Vous oubliez qu’on vient d’enlever votre petit frère et certainement pas pour l’emmener souper aux Halles ! En ce moment même il passe peut-être de fort désagréables moments…

— Taisez-vous ! Vous croyez que je n’y pense pas ? gronda la tzigane.

— Ça n’a jamais fait de mal à personne de voir les choses en face et d’en tirer une conclusion. Les forces humaines ayant des limites il se peut que Piotr craque, avoue où il a caché le bijou. La suite logique…

— Il a déjà été torturé et il n’a pas parlé…

— Je vous répète que les forces ont des limites. La suite logique veut que les ravisseurs se précipitent ici pour voir s’il leur a dit la vérité. S’ils ne trouvent rien, ils recommenceront à le questionner et cette fois la mort sera au bout du chemin…

Masha détourna les yeux et se mit à tourner en rond en resserrant le châle bariolé autour de sa vaste personne.

— S’ils ont la perle ils le tueront quand même ! murmura-t-elle.

— Vous avez peut-être raison, mais nous pouvons peut-être essayer de les faire payer. Voici ce que nous allons faire…

— Vous avez une idée ?

— Elle vaut ce qu’elle vaut ! D’abord, remettre cette boîte à sa place. Après l’avoir vidée de son contenu, se hâta-t-il d’ajouter pour couper court à toute protestation. Ensuite vous allez repartir avec le taxi qui doit commencer à s’impatienter. Prenez de quoi le payer, fit-il en sortant quelques billets de son portefeuille.

— Et vous ? Vous rentrez à pied ?

— Moi je ne rentre pas. Je vais attendre.

— Ici ? Pour vous faire enlever ?

— Aucun goût pour ça ! Je vais demander l’hospitalité à l’expéditionnaire de chez Dufayel qui ne résistera certainement pas à un gros billet et je serai très bien pour voir la suite…

— Et vous ferez quoi, tout seul ? Ils peuvent revenir plus nombreux !

— Vous voulez vous décider à prévenir la police ?

— Surtout pas ! Ces gens-là n’ont jamais compris le russe !

— Alors faites ce que je dis et d’abord disparaissez ! Tant que le taxi restera planté devant la maison, personne ne s’y risquera… Ah, j’oubliais ! J’habite momentanément au Ritz et j’aimerais avoir votre adresse.

Tout en parlant, il glissait la « Régente » dans la poche de son smoking, puis, après avoir choisi dans les cendres un morceau de bois non brûlé ayant à peu près la même taille et la même forme, il refit soigneusement le petit paquet d’ouate, non sans dommages pour son impeccable pantalon noir, ses mains et les manchettes de sa chemise blanche.

— Partez maintenant ! ordonna-t-il à Masha qui glissait un morceau de papier avec son adresse dans la même poche que la perle.

Elle obéit en silence. Seules les marches de l’escalier grincèrent sous son poids. Pendant ce temps Morosini s’époussetait de son mieux puis se lavait les mains au robinet du palier et se les essuyait avec une serviette trouvée par terre. Après quoi il alla frapper à l’autre porte.

Elle s’ouvrit instantanément. Intrigué au plus haut point par ce qui se passait chez son voisin d’en face, Théodule Mermet n’avait pas dû bouger de là et quand cet homme si élégant lui demanda la permission de rester chez lui quelques heures, il accepta avec l’enthousiasme de quelqu’un qui flaire un peu de sensationnel dans un univers gris et morne. Empressé, il fit les honneurs d’un logement exigu respirant l’ordre et la propreté, résolument à l’opposé du capharnaüm de l’autre côté. Rien n’y manquait :ni la salle à manger Henri II en provenance directe de chez Dufayel, ni l’aspidistra en pot, ni le fauteuil Voltaire orné d’une têtière au crochet disposé près de la fenêtre, ni la mince tranche d’arbre peinte représentant les bains de mer de Granville, ni quelques photos jaunies dans des cadres en laiton. Dans la minuscule chambre attenante – elle aussi de chez Dufayel ! – une grande armoire à glace voisinait avec une table de nuit occupée par une lampe Pigeon et un lit défait à propos duquel Théodule Mermet s’excusa : il n’avait pas eu le courage de s’y remettre après ce qui venait de se produire.

— J’ai préféré me faire un peu de café pour me réchauffer, expliqua-t-il. En voulez-vous ?

— Avec plaisir, mais je m’en voudrais de vous déranger !

— Vous ne me dérangez pas-Ça fait plaisir de parler avec quelqu’un comme vous…

— Je n’ai rien de particulier, sourit Aldo en trempant ses lèvres dans le café chaud, meilleur qu’il ne s’y attendait.

— Vous savez bien que si. La grosse qui était avec vous tout à l’heure n’est pas non plus comme tout le monde. Mais elle je l’ai déjà vue. Vous n’êtes pas russe au moins ? ajouta-t-il avec une soudaine inquiétude.

— Non, rassurez-vous ! Je suis vénitien…

— Oh ! Vénitien ! Comme Casanova !

Apparemment il n’était pas sans culture et Morosini ne put s’empêcher de rire :

— Pas à ce point-là : ma mère était française. Dites-moi, votre voisin, vous le connaissiez bien ?

— Je ne le connaissais absolument pas ! Il est arrivé il y a à peu près un mois avec la grosse romanichelle qui était avec vous. Il avait une mine de papier mâché et, dans les débuts, elle venait tous les jours. La propriétaire aussi est venue le voir puis, à mesure qu’il allait mieux sans doute, il a vécu tout seul. Il ne parlait à personne. Un vague salut quand il rencontrait quelqu’un et pas plus. D’ailleurs je crois qu’il ne parlait pas bien français. Y a juste le gamin du rez-de-chaussée à qui il faisait attention. Je les ai vus quelquefois ensemble : ils avaient l’air de bien s’entendre.

— Mais il a bien des parents, ce gamin ?

— Rien que son grand-père. Un brave homme d’ailleurs. Sourd comme un pot mais bavard comme une pie et qui vit chichement d’une petite retraite. Le gamin fait des courses ou des petits boulots par-ci par-là. Il doit avoir une douzaine d’années…

— Et l’école ?

— Il y va de temps en temps quand il n’a rien d’autre à faire, pourtant faut pas croire que c’est un voyou ! Il est un peu gavroche mais c’est un bon petit. Il s’appelle…

— En tout cas, si le grand-père est sourd, lui ne doit pas l’être. Il n’a rien entendu ?

— Vous allez pouvoir lui demander. Il est quatre heures et il se lève toujours tôt… On l’appelle Jeannot. Jeannot Le Bret comme son grand-père.

Le crissement des freins d’une voiture interrompit la conversation et jeta Morosini à la fenêtre, mais trop tard pour voir qui venait d’entrer dans la maison. Alors il rejoignit la porte contre laquelle il colla son oreille après l’avoir entrouverte avec précaution. Des pas prudents montaient l’escalier qui craquait moins que précédemment : la personne devait peser moins lourd que Masha… Un léger pinceau lumineux se déplaçait. Le visiteur devait être armé d’une lampe électrique. Bientôt une silhouette passa devant le champ de vision de Morosini. Il était étroit mais suffisant pour reconnaître qu’il s’agissait d’une femme.

La porte du logis de Piotr étant restée pendante, l’intruse n’eut aucune peine à pénétrer dans le petit appartement. Le plus doucement qu’il put, Morosini élargit l’ouverture. Théodule Mermet étant un homme soigneux : les gonds ne grincèrent pas et pas davantage le palier dallé de tommettes rouges.

La lumière de la lampe découpa la forme d’une femme mince, vêtue d’un manteau sombre garni de singe et coiffée d’un chapeau-cloche qui emprisonnait presque entièrement les cheveux. La femme eut une exclamation étouffée en découvrant le bouleversement de la pièce et s’y aventura avec précaution, mais avec l’air de savoir où elle allait. C’est-à-dire droit à la cheminée.

Elle posa la lampe à terre, prit un journal qui traînait pour s’agenouiller dessus et, comme Masha auparavant mais sans quitter ses gants, se mit à fouiller les profondeurs de l’âtre. Cela dura quelques instants et Morosini qui l’observait à l’abri de la porte retenait son souffle pour qu’elle ne s’aperçût pas de sa présence : de sa place il voyait fort bien grâce à la lampe disposée de façon à éclairer les mains de la femme, des mains habillées de cuir noir.

L’inconnue procédait avec méthode, tâtant les unes après les autres les briques en terre réfractaire ; enfin, elle trouva la bonne, la tira et s’empara de la boîte en fer. Se relevant alors, elle mit sa lampe sur la table afin d’explorer sa trouvaille mais à présent, elle était fébrile. Ses mains si sûres l’instant précédent tremblaient en ôtant le couvercle et en sortant la boule de coton.

L’apparition du morceau de charbon lui arracha une exclamation de colère et pestant, fulminant, elle se mit à proférer des paroles incompréhensibles à quiconque ne parlait pas russe. Ce qui était le cas de celui qui la regardait. Puis elle se calma, se mit à réfléchir et, pour ce faire, s’assit, ce qui mit enfin son visage dans la lumière. De son coin Morosini eut une moue de déception : la silhouette de l’inconnue étant harmonieuse, il s’attendait à un visage en rapport. Or sous la petite cloque de feutre gris le visage aux traits épais, au nez important était lourd et plutôt vulgaire. Les cheveux qui sur ses joues dépassaient du chapeau étaient bruns, coupés carrément et devaient être raides. Seuls les yeux protégés par des cils longs et épais étaient invisibles.

Quelqu’un remua à l’étage inférieur et la femme, pensant sans doute qu’elle s’était suffisamment attardée, se leva et devint aussitôt invisible derrière le pinceau de lumière blanche. Elle passa devant Morosini à l’effleurer mais sans le voir – certainement la déception éprouvée la bouleversait-elle ! – se dirigeant vers l’escalier qu’elle descendit ensuite rapidement. Les marches gémissaient si fort qu’elle n’entendit pas qu’un autre pas doublait le sien après un signe de complicité à son hôte d’un moment, Morosini s’était élancé derrière elle, décidé à la suivre afin de savoir où elle allait. Il pensait en effet que, pour être aussi bien renseignée sur la cachette de la perle, il fallait qu’elle eût un rapport quelconque avec les ravisseurs de Piotr Vassilievich…

Malheureusement, une fois dehors, elle rejoignit la voiture qui l’avait attendue et qui démarra aussitôt, laissant Morosini à peu près impuissant au bord du trottoir. Comment suivre à pied et dans la noirceur d’une fin de nuit sans lune une femme en voiture ? Aussi s’apprêtait-il à dévider toute sa collection de jurons en regardant s’éloigner le feu rouge arrière quand, tout à coup, il y eut un taxi devant lui.

— Je commençais à trouver le temps long, grogna le colonel Karloff en ouvrant la portière. Dépêchez-vous de grimper, sans ça on va la perdre !

Aldo ne se le fit pas dire deux fois et se jeta littéralement dans la voiture :

— C’est Dieu qui vous envoie, colonel ! s’écria-t-il en s’étalant sur les coussins avec un soupir de soulagement.

— Non, c’est la grosse Masha et, quand il s’agit d’elle, ce n’est pas tellement à Dieu qu’on pense. Un vrai diable, cette femme-là, mais jadis elle faisait de moi ce qu’elle voulait ! Et je suis bien obligé d’avouer qu’en dépit des années et des kilos en trop ça continue ! Je ne l’aurais pas cru…

— Comment expliquez-vous ce phénomène ?

— C’est sa voix ! Je crois que je ne serai jamais capable d’y résister…

CHAPITRE II

OÙ LES ENNUIS COMMENCENT…

L’ex-colonel n’était sans doute plus de toute première jeunesse, mais il n’en conduisait pas moins son taxi avec décision, vitesse et un superbe dédain du danger. Lancé à la poursuite de la voiture, il fit des prouesses, fonçant dans les virages qu’il prenait sur l’aile à une allure telle que les roues se soulevaient de l’autre côté. Conduite efficace, au point que, dix minutes plus tard, on longeait la Seine à proximité de Saint-Ouen à distance suffisante de l’« ennemi » pour ne pas le perdre de vue sans toutefois se faire remarquer.

Le colonel stoppa soudain si brusquement que Morosini, peu rassuré par cette magistrale démonstration, se retrouva à genoux le nez à un pouce de la vitre de séparation.

— Pourquoi vous arrêtez-vous ? protesta-t-il.

— Y a là-bas un atelier d’emboutissage de chez Citroën qui a été désaffecté à cause d’une inondation. C’est là qu’ils sont entrés, affirma Karloff.

— Vous avez des yeux de lynx, dites donc ?admira Morosini cependant bien partagé sous le rapport de l’acuité visuelle.

— Non, mais j’habite dans le coin et je le connais comme ma poche. Ils ont dû rentrer la bagnole dans la cour. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

— Je vais y aller bien sûr… Vous ne pourriez pas me rapprocher un peu ?

Par-dessus ses lunettes, le colonel-chauffeur lui jeta un coup d’œil goguenard :

— J’ai déjà porté, moi aussi, des souliers vernis pour le soir et je sais que ce n’est pas l’idéal pour la marche, mais vous avez peut-être remarqué que mon moteur est un rien trop bruyant ? Alors il faut vous résigner et, par saint Wladimir, vous devriez survivre ! Pendant ce temps je pousserai mon taxi pour diminuer la distance en cas de retour brusqué. Ça descend un peu et je devrais y arriver, ajouta-t-il en extirpant de son siège une carcasse qui, dépliée, s’avéra imposante.

— D’accord ! fit Aldo qui descendit en vérifiant le revolver de Masha pour être certain qu’il pourrait lui demander son aide à tout instant.

— Ne vous en faites pas, je ne serai plus bien loin quand vous en sortirez ! assura Karloff en se mettant en devoir de pousser son taxi comme il l’avait annoncé.

— Oh ! Je ne m’en fais pas…

Un jour grincheux et enchifrené se levait, découpant les contours d’une banlieue jadis aimable que l’industrialisation était en train de défigurer. Le joli château, si amoureusement construit et décoré par Louis XVIII pour sa favorite – la dernière de sa corporation, du moins en France ! – la belle Zoé du Cayla, voyait son parc sévèrement amputé par la Société Thomson-Houston qui se consacrait depuis la guerre à la fabrication de transformateurs et d’appareils à haute tension. Quant au château, transformé en hôpital, toujours pendant la guerre, c’était à présent un centre d’apprentissage pour garçons. Triste décor en vérité mais auquel Morosini ne jeta qu’un coup d’œil destiné à évaluer le danger qui pouvait venir de cet enchevêtrement de bâtisses et d’ateliers.

L’arme au poing et avec les précautions d’usage, il pénétra dans une cour encombrée de débris puis dans un vaste atelier délabré dont les vitres, si elles n’étaient pas cassées, étaient noires de poussière. Et là il ne vit rien sinon, dans un coin obscur, bien protégé de murs épais, un assemblage sinistre composé d’un brasero aux braises encore rouges sur lequel étaient appuyées une paire de tenailles et de longues tiges de fer. Il y avait aussi des traces de sang. Une plongée brutale dans le pire Moyen Âge sous une affichette-réclame à demi déchirée vantant les vertus du Viandox !… Mais de la victime pas trace. Tout semblait s’être volatilisé comme par enchantement.

Durant de longues minutes, Aldo examina les lieux, la cour surtout où des marques de pneus apparaissaient pour s’effacer presque aussitôt, faisant place à des empreintes de chaussures variées. Il y avait aussi les fins talons d’un soulier de femme. C’était comme si ces gens avaient uni leurs forces pour soulever la voiture et l’emporter vers une cachette sûre. Ce qui relevait de la pure aberration…

Au fond de la cour, tout de même, Morosini trouva un rideau de fer passablement rouillé en surface mais dont les œuvres vives étaient bien graissées. Mais d’abord il était fermé et ensuite beaucoup trop lourd pour un homme seul. Le prince-antiquaire pensa alors à demander l’aide du colonel Karloff. Celui-là était taillé comme un ours et son passager le voyait très bien suivre les traces du maréchal de Saxe en tordant un fer à cheval entre ses mains.

Il se mit donc à sa recherche mais n’alla pas loin : le taxi était arrêté presque devant la vieille usine. Quant à son conducteur, il le vit assis un peu plus loin près de la Seine, un petit garçon installé à ses côtés. Tous deux regardaient le fleuve couler à leurs pieds. Morosini s’approcha et, l’entendant venir, l’enfant leva sur lui des yeux bleus désolés et des joues rondes où glissaient encore de grosses larmes. C’était un petit garçon d’une dizaine d’années avec des taches de rousseur et des cheveux blonds en désordre bâchés sous une casquette, ressemblant à l’un de ces gamins de Montmartre que dessinait alors Poulbot avec sa longue culotte, ses brodequins et le cache-nez tricoté enroulé autour de son cou ; mais ses vêtements fatigués semblaient de bonne qualité et donnaient une impression de propreté. Il s’adressa au nouveau venu comme s’il le connaissait et trouvait sa présence toute naturelle :

— Ils l’ont jeté à l’eau ici avec une grosse pierre aux pattes ! L’a coulé tout droit…

Et ses larmes recommencèrent à couler tandis que Karloff grognait :

— Ce n’est même plus la peine de chercher votre bonhomme, monsieur. Le petit était là. Il a tout vu…

— C’est justement ce que je voudrais savoir : que faisait-il à cet endroit à une heure pareille ? Dis-moi, ajouta-t-il en pliant les genoux pour être à la hauteur de l’enfant, tu ne t’appellerais pas par hasard Jeannot Le Bret ?

— Si. Qui vous l’a dit ?

— Mon petit doigt. Reste à savoir comment tu es arrivé jusqu’ici ?

— Derrière leur bagnole ! J’les ai entendus monter chez Piotr quand y sont arrivés. Alors je m’suis habillé vite et j’allais monter voir quand j’les ai entendus descendre. Puis j’les ai vus sortir en traînant Piotr après eux. Alors j’ai voulu les suivre et savoir où ils l’emmenaient.

— Ça n’a pas dû être facile ?

— Pas très ! J’étais agrippé à la roue de secours et ils allaient bon train mais ils risquaient pas de me voir parce que le rideau de la glace arrière était baissé. Et puis on est arrivés là-bas et j’ai sauté quand y se sont arrêtés devant l’atelier. Y z’ont emmené Piotr à l’intérieur et j’ai plus rien vu. Mais j’ai entendu, ajouta-t-il avec un ton d’horreur difficile à rendre, en torchant à sa manche son nez où les larmes coulaient de nouveau. Ah, les vaches ! Qu’est-ce qu’y lui en ont fait voir ! Puis j’ai plus bien entendu et une que j’avais pas encore vue est sortie, montée dans la voiture qui est repartie mais sans moi. Je m’étais caché là, derrière le grand bidon d’essence vide. C’est de là que j’ai vu deux hommes sortir. Ils portaient un corps. J’ai tout de suite compris que c’était Piotr et qu’il était mort. Après ils ont attaché la pierre… Moi je suis resté là, des fois que la pierre s’rait mal attachée mais j’ai plus rien vu… plus rien vu !

Et il se remit à sangloter. Morosini posa sa main sur sa tête pour l’apaiser. Il s’adressa au chauffeur de taxi :

— Et vous, à part lui, vous n’avez rien vu d’autre ?

— J’en ai vu autant que vous : la voiture cette fois est entrée dans l’usine et je crois qu’il serait peut-être temps d’aller chercher la police…

— Justement, avant de l’appeler j’ai besoin de votre aide. Il n’y a personne là-dedans et la voiture elle aussi a disparu. Il reste juste les outils dont ils se sont servis pour faire parler Piotr.

— Il y a peut-être une autre issue ?

— C’est ce que je pense et j’ai besoin de vous pour y aller voir.

Jeannot bien entendu les suivit et ils se retrouvèrent tous les trois devant le rideau de fer qui intriguait tant Morosini. En conjuguant leurs efforts ils réussirent à soulever le lourd ruban de tôle ondulée et constatèrent qu’au-delà il n’y avait qu’un étroit boyau terminé par une petite grille, rouillée elle aussi et fermée à clef.

— Pratique ! apprécia Morosini. Voilà les vilains oiseaux envolés. Que faisons-nous à présent ?

— Vous je ne sais pas, bougonna Karloff, mais moi je voudrais bien rentrer au logis. Ma nuit est finie…

— Et comme vous habitez ici, vous n’avez pas envie d’aller plus loin ? Pourtant, il faudrait ramener le petit à son grand-père et moi avec lui… Cela vous fera une course un peu plus longue, voilà tout !

— Je n’ai jamais eu l’intention de vous laisser là… Embarquez !

On prit le chemin du retour, un peu moins vite parce que à présent le jour était levé et que, dans les rues, l’activité reprenait, mais si l’on espérait rentrer tranquillement rue Ravignan, on se trompait. Délivrés de la peur qui les avait tenus cois, les habitants de la maison s’étaient réunis autour de l’expéditionnaire de chez Dufayel qui, ayant vécu l’affaire aux premières loges, faisait figure de héros et tenait dans la rue une sorte de conférence à laquelle participait activement l’inspecteur Blouin – comme de bien entendu la police avait été prévenue – qui, armé d’un carnet et d’un crayon, prenait des notes frénétiques. Seul le grand-père Le Bret ne participait pas à la fête : toujours aussi sourd il n’avait rien entendu et venait tout juste de s’apercevoir de l’absence de son petit-fils. Mais les fugues du gamin étant courantes, il ne se tourmentait pas outre mesure.

L’arrivée du taxi et de ses occupants fut accueillie comme une manne céleste. Théodule Mermet se fit un plaisir de présenter son hôte de la nuit, au grand ennui d’Aldo qui n’avait guère envie de voir la police se mêler de cette histoire et dut présenter son passeport. L’annonce de son titre fit grand effet sur l’assemblée et singulièrement sur Mermet à qui tout cela allait fournir une histoire sans cesse revue et augmentée qui ferait sa gloire auprès de ses partenaires à la manille.

Beaucoup moins sur l’inspecteur Blouin. C’était un homme déjà âgé, lourd, peu bavard et qui ne s’en laissait imposer par personne. Chargeant ses hommes de faire rentrer tout le monde, il alla s’établir près du taxi avec les trois nouveaux venus pour entendre leur histoire. Elle recoupait parfaitement ce que lui avait appris l’expéditionnaire de chez Dufayel à ceci près qu’Aldo jugea inutile de parler de la « Régente » : une amie l’avait amené chez le réfugié politique pour conclure une affaire – un cas assez fréquent avec les émigrés russes ! –, ils avaient trouvé l’appartement sens dessus dessous et le pauvre Piotr disparu. L’amie était repartie et lui-même était resté pour voir si quelque chose se produirait encore. Une femme était venue qui avait fouillé la cheminée sans rien trouver après quoi Karloff et lui l’avaient suivie jusqu’à Saint-Ouen où elle s’était volatilisée mais où l’on avait trouvé le petit Le Bret qui raconta son histoire.

— Il va falloir me montrer l’emplacement, conclut Blouin en refermant son carnet. Si un homme a été jeté à l’eau on devrait le retrouver…

— Vous trouverez en tout cas des traces de sang, fit Morosini. Avez-vous encore besoin de moi ?

— Peut-être ! Où habitez-vous ?

— Au Ritz.

— Ben voyons ! ricana le policier. Alors tâchez d’y rester. J’aurai sûrement besoin de vous entendre encore.

— Je ne vois pas ce que je pourrais vous dire de plus.

— On ne sait jamais. Un détail qui vous aurait échappé… Par exemple vous n’avez aucune idée de ce que ce Russe avait à vendre ?

— Aucune, mentit Aldo avec ce brin d’insolence qu’une attitude méfiante faisait toujours germer en lui. Et Mme Vassilievich qui m’a conduit ici n’en savait pas davantage, continua-t-il en se promettant d’avertir Masha dans les plus brefs délais. L’homme lui avait demandé de lui trouver un acheteur pour quelque chose d’important mais il ne lui a pas dit quoi. Hier soir nous nous sommes rencontrés au Schéhérazade et vous savez la suite.

— Restez quand même à ma disposition ! ordonna Blouin avec une majesté un rien menaçante. Tout ça en définitive n’est pas clair du tout mais vous pouvez partir !

Rengainant la leçon de politesse qu’il eût volontiers donnée à cet inspecteur teigneux, Morosini promit au petit Jeannot de revenir le voir, serra la main d’un Karloff résigné à guider les policiers vers la vieille usine et partit à pied jusqu’à la place du Tertre où il trouva un taxi à qui il demanda de le ramener au Ritz. Chemin faisant, il le fit arrêter devant un café de la rue de la Chaussée-d’Antin d’où il téléphona à Masha en priant le bon Dieu que la police ne soit pas encore chez elle. C’était le cas et en quelques mots il la mit au courant de la situation. C’était décidément quelqu’un de bien : elle l’écouta sans un mot, se bornant à un bref :

— C’est entendu !

— Parfait alors ! Je reviendrai ce soir au Schéhérazade. Il faut que je vous parle.

— Venez. Vous serez le bienvenu.

Le téléphone raccroché à sa petite potence d’acier, Morosini se sentit mieux, avala en passant près du zinc un café brûlant qui n’avait pas vraiment le goût de café mais qu’il sucra abondamment et qui le réchauffa. Revenu dans sa chambre à l’hôtel, il se déshabilla, prit une douche, se sécha vigoureusement, s’enveloppa d’un peignoir de bain, alluma une cigarette mais, avant de s’étendre sur son lit pour prendre un peu de repos, il prit dans sa poche de smoking sa trouvaille de la nuit et se mit à l’examiner avec la passion qu’il mettait lorsqu’il découvrait un bijou non seulement rare mais chargé d’histoire. Et celui-ci l’était. Moins que d’autres pourtant et c’était là que le bât blessait. Que savait-on de cette perle ? Qu’avant de partir pour la désastreuse campagne de Russie, Napoléon Ier l’avait offerte à sa femme qui, de nom sinon de fait, devenait régente : un événement tout à fait insuffisant pour baptiser un joyau. Par la suite et après la première abdication, l’impératrice Marie-Louise quittant Paris sans espoir de retour avait emporté sa cassette et quelques joyaux de la couronne mais, sur le conseil de son père, l’empereur d’Autriche François II, elle avait renvoyé le tout à Louis XVIII après le départ de Napoléon pour l’île de Sainte-Hélène. Réintégrant la collection nationale, la perle et les autres bijoux avaient attendu sagement – le roi-citoyen Louis-Philippe n’y ayant jamais rien emprunté – la montée sur le trône de Napoléon III et les belles épaules de l’impératrice Eugénie ; puis, à la chute de l’Empire, ils retournèrent dans la grande caisse à cinq clefs déposée dans les caves de la liste civile dont les bureaux occupaient alors le pavillon de Flore aux Tuileries. Ils y restèrent jusqu’à la déplorable vente de 1887 décidée par le gouvernement de la République. Le fameux devant de corsage où s’épanouissait la « Régente » fut vendu à Jacques Rossel qui, par l’intermédiaire de Fabergé, le céda au prince Youssoupoff, grand-père de l’homme célèbre à présent dans les deux mondes pour avoir exécuté Raspoutine. Somme toute une histoire un peu courte pour l’une des plus grosses perles connues ! Or elle était apparue sans tambour ni trompette en 1811 chez le joaillier impérial Nitot qui l’avait proposée à Napoléon. Mais elle venait bien de quelque part et n’exerçant pas plus que l’Empereur le métier de pêcheur de perles, Nitot avait bien dû l’acheter à quelqu’un. Mais à qui ?

C’était là un problème comme Aldo les aimait, bien que, pour son goût, la perle n’eût pas sa préférence parce qu’elle n’était pas une pierre née des entrailles de la terre. Fille de la mer, essentiellement féminine et fragile, elle pouvait se dissoudre, s’éteindre, mourir même. On pouvait l’éplucher, c’est-à-dire enlever une couche pour retrouver un orient plus beau. Bref, elle manquait d’éternité, ce qui n’était pas le cas du diamant, cette inaltérable splendeur dont l’éclat triomphant ne cessait de le fasciner. Ceux qui coiffaient la « Régente » étaient d’ailleurs fort beaux en dépit de leur petite taille et durant de longues minutes Morosini s’accorda le plaisir sensuel de caresser du bout de ses longs doigts la chair si douce de la perle qui convenait si bien à la peau d’une femme et les fines arêtes des pierres dont les scintillements la mettaient si bien en valeur. Mais qu’allait-il en faire puisque celui qui se considérait comme son propriétaire n’était plus ?

Pas un instant, l’idée de garder le bijou pour lui ou de l’acheter ne l’effleura. En dépit de sa splendeur il ne l’attirait pas et cela pour des raisons assez personnelles. En bon Vénitien il détestait Napoléon – en tant que général, Bonaparte n’avait-il pas détruit la Sérénissime République et brûlé sur la place Saint-Marc le Livre d’Or de ses grandes familles sans compter le vol des chevaux de bronze de la basilique ? – tout autant que les anciens « occupants » autrichiens. Il avait fallu Lisa et le grand amour qu’il lui portait pour atténuer fortement mais sans l’effacer tout à fait cette rancune séculaire. Que la perle eût brillé sur la gorge dodue de Marie-Louise considérée par lui comme une dinde pourvue d’appétits sexuels intempestifs le laissait de glace. En outre, l’admirable pendentif appartenait à cette catégorie que les receleurs appelaient les « bijoux rouges ». C’est-à-dire ceux pour lesquels le sang avait coulé. Ce qui, au cours des siècles, avait été le cas de nombreux joyaux historiques mais le temps passé leur avait permis de « refroidir » – toujours selon la terminologie des receleurs ! – et la « Régente » ne fût-elle souillée que par le sang du malheureux Piotr, c’était encore trop…

Fatigué par son expédition nocturne, Aldo s’accorda deux heures de sommeil puis, dans l’ordre, refit quelques ablutions, commanda un solide petit déjeuner qu’il absorba jusqu’à la dernière miette de croissant, se rasa, s’habilla, sortit de l’hôtel par l’entrée de la place Vendôme et, refusant le taxi proposé par le voiturier, partit à pied. Il faisait un petit temps frais et sec propice à la marche. Il n’alla pas plus loin que le coin de la place et de la rue de la Paix où Vauxbrun avait son magasin. Mais il n’était pas là. Seul un élégant vieux monsieur répondant au nom de Bailey régnait sur un admirable assemblage de meubles, de tapisseries, de tableaux et d’objets appartenant presque tous au XVIIIe siècle français dont Vauxbrun était spécialiste. M. Bailey était son assistant depuis de longues années et Morosini le connaissait bien. Il apprit de lui que Vauxbrun ayant une expertise avenue Henri-Martin ne paraîtrait pas avant l’après-midi.

— L’avez-vous vu ce matin ? demanda Morosini.

— Mais… oui. Il est venu vers dix heures.

— Il était en bon état ?

M. Bailey se permit un mince sourire qui était chez lui le signe d’une gaieté extravagante :

— En bon état, je pense… Dans son état normal je ne suis pas certain.

— Comment l’entendez-vous ?

— Il était… comment dire ? Rêveur… c’est cela ! Rêveur et distrait. Il est resté un moment devant ce miroir Régence à se contempler pour finalement me demander si, à mon avis, la moustache lui irait. Une longue moustache.

— Et que lui avez-vous répondu ? fit Morosini amusé.

— Que je n’avais aucune compétence en la matière mais que, pour nous Anglais, et à moins d’appartenir à l’armée des Indes, ces ornements pileux font toujours un peu… désordre. C’est du moins ce que je pense…

— Et je pense comme vous. Avec une moustache il aurait l’air d’un marchand de tapis… Voulez-vous lui dire que je lui téléphonerai ce soir ?

En caressant l’espoir que les amours de Vauxbrun ne le conduisent pas à de plus grandes folies qu’une envie de moustache, Aldo s’en alla prendre un taxi et se fit conduire chez les Vassilievich.

La tribu tzigane habitait – ou plutôt campait – rue de Clignancourt dans un petit bâtiment à deux étages donnant sur la rue par un passage fermé d’une grille près de laquelle pendait une cloche. Agitée d’une main ferme, celle-ci fit accourir un jeune garçon d’une douzaine d’années dont les cheveux et les yeux noirs n’avaient pas besoin de ses habits à la russe pour annoncer qu’il n’était pas né dans le quartier. Il salua l’étranger d’un bref signe de tête en lui demandant ce qu’il voulait.

— Voir Mme Vassilievich. Mme Masha Vassilievich, précisa Morosini. Il faut que je lui parle…

— Vous êtes policier ?

— En aurais-je l’air ?

— Pas vraiment, mais celui qui est venu tôt ce matin n’en avait pas l’air non plus…

— C’est fâcheux ! émit Aldo avec l’ombre d’un sourire. Où allons-nous si les policiers n’ont plus l’air de ce qu’ils sont ? Moi je me contente d’être le prince Morosini. Voici ma carte, ajouta-t-il en tirant un petit bristol de son portefeuille pour le donner au jeune cerbère, qui la refusa :

— Vous auriez dû commencer par le dire ! Venez ! Je ne sais pas si elle va être contente de vous voir mais de toute façon cela ne peut pas lui faire de mal.

Guidé par lui, Aldo pénétra dans une pièce assez vaste qui devait tenir lieu de salon à la famille car, au milieu, sur une table recouverte d’un tapis, trônait un samovar. Un très beau samovar d’ailleurs, qui donna à Morosini l’impression d’être transporté à Moscou ou même plus loin, car il y avait dans cette pièce tant de tentures, de tapis et de coussins qu’elle ressemblait à l’intérieur d’une yourte mongole. Il n’eut guère le temps de s’intéresser au décor : derrière le samovar il y avait Masha et Masha buvait du thé en laissant couler ses larmes et en reniflant de temps en temps.

Voyant entrer son visiteur, elle ne dit rien, se contentant de lui désigner une chaise à côté d’elle puis de lui servir une tasse avant de remplir à nouveau la sienne et d’y tremper les lèvres.

Respectant son silence Morosini en fit autant, se brûla mais se retint de souffler sur le liquide trop chaud dont la température n’avait pas l’air d’incommoder la grosse femme. Enfin, elle parla :

— Cet homme, le policier, est venu me dire que Piotr avait été tué par ces monstres, qu’ils l’ont jeté à l’eau.

— Oui. Le petit Jean Le Bret s’est accroché à la voiture des ravisseurs et ainsi les a suivis jusqu’à Saint-Ouen. Mais dès l’instant où il a été enlevé, on pouvait s’attendre à une fin de ce genre.

— Sans doute, et l’enfant est un brave petit. Racontez-moi ce qui s’est passé après mon départ ! Une femme est venue, paraît-il ?

— Oui, et votre frère avait dû parler : elle savait où chercher la perle. Si j’ai pu la suivre à mon tour, c’est grâce au colonel Karloff qui après vous avoir déposée est revenu m’attendre. C’est vous qui le lui aviez demandé ?

— Non, pourtant ça lui ressemble bien. C’est un vieux grognon mais c’est un Russe et tout ce qui touche au pays l’intéresse.

— Avez-vous une idée de qui peuvent être les ravisseurs de Piotr ? Et qui peut être cette femme ?

Elle eut un mouvement d’épaules traduisant l’ignorance puis ajouta :

— On ne sait rien mais, soyez-en sûr, mon père, mes frères et moi allons chercher et, avec l’aide de Dieu, nous trouverons.

Elle fit trois fois le signe de croix orthodoxe et reprit du thé.

— Je croyais, murmura Morosini, que vous l’aviez rejeté.

L’éclair noir qui fusa des yeux mouillés n’avait rien de rassurant.

— Les hommes l’avaient rejeté vivant mais la mort efface tout. Ce qui reste c’est que l’on a assassiné un Vassilievich et que les meurtriers devront payer le prix du sang. Vous comprenez ?

— Oui, je comprends… et à ce propos, je suis venu vous rapporter ceci.

Il tira la « Régente » du sachet de peau où il l’avait rangée et la posa sur la table. Masha la regarda un instant, sans la prendre. Elle eut même un mouvement de recul :

— Je n’en veux pas. Reprenez-la !

— Par droit d’héritage elle est à vous cependant.

— Héritage ? Piotr l’avait volée.

— On ne vole pas ce qui est abandonné. Le prince Youssoupoff a emporté beaucoup de ses joyaux. Pourquoi pas celui-là ?

— C’est son affaire… Nous, nous n’en voulons pas. Elle est marquée du sang de Piotr : elle nous apporterait le malheur.

— Elle vaut une fortune. Vendez-la !

— Vendez-la vous-même ! C’est votre métier après tout et c’est pour cela que je suis allée vous chercher. Mais ne nous rapportez pas l’argent ! Il serait tout aussi souillé que la perle.

La surprise tint Morosini muet pendant un instant. Quelle étrange femme ! Elle refusait ce qui pour tant d’autres eût été une aubaine et ce n’était pas sans grandeur car, s’ils connaissaient un certain succès, les Vassilievich n’étaient pas riches.

— Que voulez-vous que j’en fasse dans ce cas ?

— Ce que vous voudrez. Donnez-le à une œuvre… ou mieux : servez-vous-en pour assurer l’avenir de ce petit garçon qui a risqué sa vie pour aider Piotr. Le grand-père est vieux. L’enfant pourrait se retrouver seul. Ce serait alors l’orphelinat…

— C’est une idée en effet…

Morosini se leva, remit la perle dans sa poche et s’inclina pour prendre congé, mais Masha le retint :

— Encore un mot s’il vous plaît ! La femme de cette nuit… à quoi ressemblait-elle ?

Aldo s’efforça d’en donner un portrait aussi exact que possible mais sa description n’eut pas l’air d’éveiller un souvenir quelconque chez la chanteuse.

— Cela ne me dit rien, cependant je me souviendrai de ce portrait. De toute façon nous serons peut-être appelés à nous revoir. L’enquête des policiers débute.

— Je n’ai pas besoin d’elle pour avoir envie de vous revoir… si vous le permettez, fit Aldo avec un sourire qui trouva un écho sur le visage impassible et désolé. Je retournerai au Schéhérazade pour vous entendre chanter avant de rentrer à Venise…

Il baisa la main qu’elle lui tendait et allait se retirer. Encore une fois elle le retint :

— Votre ami l’antiquaire, fit-elle avec un sourire malicieux, dites-lui qu’il ne faut pas qu’il se fasse d’illusions au sujet de Varvara. Elle a été aimable avec lui hier parce qu’il fallait le séparer de vous mais elle est fiancée à l’un des nôtres, Tiarko. Il est en Hongrie en ce moment mais il va revenir… et il joue facilement du couteau…

Se souvenant de la danse sensuelle de la belle Varvara, Aldo pensa que, lorsqu’il était près d’elle, le Tiarko en question devait vivre en permanence avec le couteau entre les dents, ce qui devait être bien incommode dans la vie quotidienne. Il garda ses réflexions pour lui, se contentant d’affirmer qu’il avertirait Gilles.

Il le fit quelques heures plus tard en dînant en face de lui au grill-room du Ritz. Fermement décidé à faire honneur au caviar du Schéhérazade, Vauxbrun tenait à manger légèrement, d’où le choix du grill plutôt que du restaurant.

— Tu as vraiment l’intention d’y aller tous les soirs ? fit Aldo en voyant son ami chipoter d’un couvert négligent sa sole grillée. Tu vas te détruire la santé, négliger tes affaires, te ruiner en partie, finir par te suicider peut-être et tout ça pour rien !

— Rengaine ta boule de cristal tu n’as jamais été voyant, que je sache…

— Non, mais je suis renseigné. Petite question d’abord : qu’as-tu fait hier soir après mon départ ?

Cessant de torturer son poisson, Gilles Vauxbrun leva sur son ami un regard lourd :

— Pas grand-chose, il faut bien l’avouer. Le billet de Varvara me priait de l’attendre à la sortie. Ce que j’ai fait mais je n’ai eu droit qu’à une brève apparition. Juste le temps de me dire quelle éprouvait pour moi une très vive… sympathie et qu’elle aimerait que nous nous connaissions mieux mais que, pour l’instant, tout rapprochement était difficile.

— Et cela ne risque pas de s’arranger. Elle t’a parlé de Tiarko ?

— Qui c’est celui-là ?

— Son… fiancé mais je dirais plutôt son amant : un Hongrois, absent pour le moment, qui se promène partout avec un couteau coincé dans les molaires.

— Pour quoi faire ?

— À ton avis ? Othello doit être un apprenti à côté de lui.

Cette fois Vauxbrun ne mangeait plus du tout :

— D’où sors-tu cette histoire ?

— C’est que moi j’ai eu une nuit passionnante, mon bon. Tu étais tellement parti dans tes rêves que tu ne m’as même pas demandé pourquoi je t’avais quitté un peu vite…

— C’est vrai, ça. Où es-tu allé ? demanda l’antiquaire sur le ton poli de celui qui s’en fiche complètement.

De façon aussi brève que possible, Aldo raconta sa nuit et sa visite rue de Clignancourt. Sortant de l’ordinaire, le récit réussit à capter l’attention de Gilles mais il en retint surtout que son ami était désormais au mieux avec la sœur aînée de sa bien-aimée.

— Merveilleux ! s’écria-t-il. Grâce à toi j’aurai à présent un pied dans la place car, bien sûr, je vais t’aider à vendre ton caillou.

— Une perle n’a rien à voir avec un caillou et, si tu veux bien, c’est moi que ça regarde. Quant à tes futures relations, tu me parais décidé à ne tenir aucun compte de ce que je t’ai dit touchant ce Tiarko ?

Le sourire fat qui s’épanouit sur le visage olympien de l’antiquaire donna à Morosini une furieuse envie de lui assener quelques claques pour le ramener sur terre.

— Mon cher, à vaincre sans péril on triomphe sans gloire et Varvara vaut la peine que l’on rompe les lances en son honneur.

— Ce sont tes os que tu risques de rompre, imbécile ! Mais ne compte pas sur moi pour ramasser les morceaux… Ah, Olivier ? Vous voulez parler à l’un de nous ?

La fin de la phrase s’adressait au solennel Olivier Dabescat, maître d’hôtel du Ritz depuis de longues années et l’un des hommes les mieux renseignés et les plus appréciés du Tout-Paris. Son aspect était majestueux, sa courtoisie sans faille et son savoir-faire immense. Il offrit à Morosini son plus aimable sourire :

— C’est Votre Excellence que je viens importuner. Il y a là un personnage qui désire vivement lui parler quelques instants.

En même temps il présentait une carte de visite sur laquelle Aldo lut qu’il s’agissait du commissaire principal Langlois.

— Je l’ai prié d’attendre dans le salon Psyché qui est libre ce soir, mais si Votre Excellence souhaite achever tranquillement son repas je veillerai à agrémenter l’attente de…

— Ce n’est jamais bon de faire attendre la police, dit Morosini en riant. Et de toute façon je n’ai plus faim…

Il se leva et précéda le maître d’hôtel jusqu’au joli salon indiqué, dans lequel un homme d’une quarantaine d’années arpentait à pas lents le très beau tapis de la Savonnerie. Meublé en Louis XV authentique, le salon Psyché n’aurait pas déparé Versailles. Quant au policier, à la surprise de Morosini, il ne détonnait aucunement dans ce décor luxueux. Vêtu d’un élégant costume prince-de-galles gris coupé à la perfection et agrémenté d’une cravate de soie vieil or assortie à la pochette qui dépassait discrètement de sa poche de poitrine, le commissaire principal Langlois érigeait sur un long corps sec un visage énergique et des yeux gris, froids et inquisiteurs sous une profonde arcade sourcilière.

L’entrée de Morosini arrêta sa promenade mais il attendit d’être rejoint pour saluer d’une brève inclinaison de tête :

— Prince Morosini ?… Croyez que je regrette d’avoir interrompu votre repas mais j’ai pensé qu’il vous serait plus agréable de nous voir ici plutôt qu’à mon bureau du quai des Orfèvres.

— Le repas est de peu d’importance et je vous suis reconnaissant, commissaire, d’être venu à moi. Asseyons-nous ! Voulez-vous prendre quelque chose ? Un café peut-être ? J’avoue que j’en boirais volontiers…

— En ce cas moi aussi. Merci.

Les deux hommes prirent place près d’un guéridon vite nanti d’un plateau d’argent. Ils n’échangèrent que des banalités jusqu’à ce que le café soit servi, ce qui leur permit de s’étudier mutuellement. Aldo pensait que cet homme froid et courtois ne devait pas être facile à manier mais qu’il eût accepté ce qu’on lui offrait était encourageant.

— Venons-en au but de ma visite, dit enfin celui-ci en reposant sa tasse. Au début de l’après-midi la brigade fluviale a retrouvé le corps de Piotr Vassilievich…

— Déjà ? D’après le récit du petit Le Bret, il a pourtant été lesté d’un parpaing ?

— Mal attaché sans doute. Un marinier en remontant son ancre l’a ramené à la surface Naturellement il n’y a pas touché et s’est hâté de nous avertir. Il n’en avait d’ailleurs aucune envie…

— Pourquoi ?

— Pas beau à voir. La femme du marinier a piqué une crise de nerfs devant le corps.

— Vous êtes sûr que c’est lui ?

— Aucun doute. Deux de ses frères et sœurs sont venus l’identifier. Bien entendu ils devront attendre les résultats de l’autopsie pour procéder à ses funérailles.

— Pourquoi une autopsie ? Nous savons que ce malheureux a été torturé et assassiné très probablement par plusieurs personnes…

— Parce que c’est la loi… et parce que, dans des cas comme celui-là un cadavre peut réserver des surprises. Vassilievich avait rapporté de Russie un ou plusieurs bijoux, des pierres isolées certainement plus faciles à cacher qu’un collier ou un bracelet. Or ces pierres n’ont été récupérées ni par les assassins, ni par la famille, ni par vous si j’en crois votre déposition et celle de Masha Vassilievich…

— Vous pensez qu’il aurait pu les avaler ?

— Ce ne serait pas la première fois que cela arriverait.

— Sans doute, mais dans le cas présent cela me semble difficile.

— Pourquoi ? Vous savez en quoi consistaient ces bijoux ?

— Non, et Masha Vassilievich non plus. Son frère ne les a jamais montrés. Mais étant donné mon début de relations avec eux, l’absorption me paraît exclue. Masha sait que son frère possède un ou plusieurs joyaux qu’il souhaite vendre au mieux. Or m’ayant déjà rencontré à Varsovie il y a trois ou quatre ans, elle me reconnaît au Schéhérazade où j’étais allé passer la soirée avec un ami et elle me demande de l’accompagner chez son frère à sa sortie du cabaret. Arrivés rue Ravignan, nous trouvons ce que vous savez déjà : le logis bouleversé et Piotr disparu.

— Jusque-là nous sommes d’accord. Où je le suis moins c’est sur la suite. Au lieu de prévenir aussitôt la police, ce qui eût été normal, Masha Vassilievich rentre chez elle et vous, vous allez vous embusquer chez le voisin d’en face. Pour quoi faire, mon Dieu ?

— Pour voir ce qui pouvait se passer.

— Drôle d’idée ! Que vouliez-vous qu’il se passe ? Ils ont tout chamboulé dans l’appartement et ensuite emmené l’homme pour le faire disparaître…

— Non. Ils l’ont emmené pour l’interroger à leur façon dans un coin tranquille. S’ils avaient trouvé ce qu’ils cherchaient, il était plus simple de le laisser sur place étranglé ou égorgé.

Langlois eut un sourire en coin mais ses yeux ne quittaient pas le visage d’Aldo.

— La suite vous a donné raison puisqu’une femme est venue, qu’elle est allée tout droit à la cachette, sans doute renseignée par le captif. Où cela redevient étonnant, c’est qu’elle n’ait rien trouvé. Vassilievich a dû parler pour échapper à la souffrance. Désigner une cachette vide c’était se condamner à mort, non ?

Morosini haussa les épaules :

— De toute façon il était condamné. La meilleure preuve est qu’ils l’ont tué et jeté à la Seine sans même attendre le retour de leur envoyée.

— Hum ! Cela ne dit pas où sont passés les bijoux ? La grosse Masha peut-être ?

— Faites-lui crédit d’un peu d’intelligence. Pourquoi serait-elle venue me chercher pour constater qu’il n’y avait plus rien ?

— Et elle ne savait pas en quoi consistait le trésor rapporté par son frère ? Il est étrange que Piotr ne le lui ait pas dit.

— Elle n’a jamais parlé d’un trésor. Son frère lui a seulement dit qu’il s’agissait de quelque chose de très précieux… mais de peu de volume. En ajoutant que le quelque chose valait beaucoup d’argent. Elle pensait le découvrir avec moi.

— Vous n’avez pas essayé d’imaginer de quoi il retournait ? Quelques-unes des célèbres émeraudes Romanoff ? Les perles noires de la Grande Catherine ?

Morosini regarda son visiteur avec une stupeur amusée :

— Seriez-vous un confrère caché sous l’apparence policière ?

— Non, je ne vous viens pas à la cheville mais j’avoue que j’ai toujours été passionné par l’histoire des pierres précieuses et la beauté desdites pierres. Quand le maharadjah de Kapurthala vient en France, ou n’importe quel autre de ses pairs, je m’arrange pour assurer plus ou moins sa protection. Pour le plaisir ! Cela me vaut, de temps en temps, des entretiens agréables.

Aldo voulait bien le croire. Les princes devaient trouver reposant de se confier à cet homme élégant et courtois qui devait les changer singulièrement de la moyenne des policiers rencontrés au cours de leurs voyages.

Cependant Langlois se levait :

— Je vais vous rendre votre liberté… provisoirement ! Non, ne vous inquiétez pas, c’est de l’égoïsme à l’état pur. J’aurais plaisir à bavarder encore avec vous. Vous ne comptiez pas rentrer à Venise dans l’immédiat ?

— Il faudra tout de même que j’y songe ! Il arrive que mes affaires aient besoin de moi… sans parler de ma femme !

— Elle est la fille de Moritz Kledermann, n’est-ce pas ?

— En effet. Vous connaissez mon beau-père ?

— Je n’ai pas cet honneur mais on ne peut s’intéresser au monde des joyaux sans avoir entendu parler de l’un des plus grands collectionneurs européens. En tout cas rassurez-vous ! J’espère bien ne pas vous retenir plus longtemps qu’il ne faut. Cette histoire est désagréable et malheureusement vous y êtes mêlé. Je sais aussi qu’en certains cas vous ne voyez pas d’inconvénient à aider la police.

— Qui diable a pu vous dire une chose pareille ?

Le commissaire eut à nouveau son curieux sourire en coin, prit la main de Morosini et la serra. Une poignée de mains comme celui-ci les aimait, solide et ferme.

— Le chef-superintendant Gordon Warren, de Scotland Yard, est de mes amis… Nous avons parfois collaboré et il lui est arrivé de me parler de vous.

Après le départ du commissaire, Aldo s’accorda un instant de solitude en compagnie d’une cigarette avant de rejoindre Vauxbrun. Il n’y avait pas à se tromper sur le sens exact des paroles du policier : il lui était bel et bien enjoint de ne pas quitter Paris et s’il était une chose dont il avait horreur c’était de se voir assigné à résidence. Combien de temps cela allait-il durer ? Il n’était certes pas inquiet pour ses affaires : Guy Buteau, qui avait été son précepteur avant de devenir son fondé de pouvoir(3), était très capable de les mener sans lui pendant un certain temps et, depuis l’admirable invention de Graham Bell, converser sur longue distance était devenu possible. À condition, évidemment, de savoir se montrer patient. Mais il y avait Lisa dont il détestait être séparé plus de trois ou quatre jours et il savait qu’il en était de même pour elle. L’idée qu’elle pouvait rentrer sans qu’il soit là pour l’accueillir lui était insupportable. Conclusion : il fallait se tirer de ce mauvais pas le plus vite possible !

Mais comment ? Remettre la perle à Langlois en lui donnant le fin mot de l’histoire ? Masha ne serait pas d’accord. Héritière normale avec le reste de la tribu de l’enfant prodigue, elle la lui avait confiée, à lui Morosini, en lui disant de la vendre et de s’en servir pour faire le bien, mais cela allait durer combien de temps ? Aldo se voyait mal organiser subitement une vente à l’hôtel Drouot ou à Galliera sans que la police bouge une oreille…

Sa cigarette finie, il retourna vers Gilles en se demandant s’il l’avait attendu mais il était bien là, rêvassant, les yeux mi-clos, un demi-sourire aux lèvres au-dessus de son verre de chablis. Il ouvrit un œil quand Morosini se rassit en face de lui :

— Je commençais à me demander si on t’avait mis les menottes ou pas.

— À voir ta mine béate ça m’étonnerait ! Tu ne pensais sûrement pas à moi. Et tu devrais, parce que je suis dans le pétrin.

— Raconte !

Aldo fit un bref résumé de son entretien avec le commissaire en terminant son exposé par un « qu’est-ce que tu ferais à ma place ? »

— Je ne sais pas. Le plus petit bon sens voudrait que tu coures après Langlois pour lui remettre la damnée perle mais tel que je te connais je ne te vois pas rentrer bourgeoisement chez toi sans savoir qui a tué ce pauvre bougre et sans la certitude que ses assassins sont en cabane. En outre, en ce qui me concerne, je te défends de faire la moindre peine à quelque Vassilievich que ce soit et à la sœur de Varvara moins qu’à tout autre…

— C’est ce qui s’appelle un conseil judicieux ! grogna Morosini. Si c’est tout ce que tu as trouvé, merci beaucoup ! Je suppose que tu vas là-bas ? ajouta-t-il en voyant Vauxbrun vider son verre et se lever.

— Tu supposes juste ! Et tu devrais venir avec moi… ne fût-ce que pour entendre Masha chanter « Les deux guitares ». Un moment de pur bonheur !

— Non merci ! Mieux vaut qu’on ne me voie pas trop au Schéhérazade. Ce bon commissaire est très capable de me faire surveiller. Dis à Masha ce qu’il en est et tu me donneras sa réponse… Mais je la connais d’avance : elle n’acceptera jamais que le joyau qui a coûté la vie à son petit frère soit remis à la police ! Question d’éthique !

Vauxbrun envolé vers ses amours, Aldo rejoignit le bar de la rue Cambon, celui des deux bars du Ritz qu’il préférait. Franck, le chef barman qui était la mémoire du Tout-Paris et de divers autres lieux l’accueillit avec le sourire respectueux et un rien complice qu’il réservait à ses meilleurs clients :

— Une fine à l’eau comme d’habitude, Excellence ?

— Non, Franck ! Sans eau et dans un grand verre !

Au lieu de s’asseoir à une table, Morosini s’était installé sur l’un des hauts tabourets proches du comptoir d’acajou et y plantait ses deux coudes en homme qui a l’intention de rester là un moment. Le sourcil subtilement surpris avec une nuance désapprobatrice, Franck ne se précipita pas sur ses bouteilles.

— Hum ! Monsieur le Prince pense qu’il a besoin de quelque chose d’efficace ?

— C’est exactement cela ! Pas d’eau !

— Pourquoi pas un cocktail en ce cas ? Un Corpse Reviver par exemple ?

Aldo se mit à rire :

— Je sais que vous êtes le roi du cocktail des deux continents, Franck(4), mais pensez-vous vraiment que j’aie besoin de réanimation ?

— Pour savoir ce qui convient à un certain degré de soucis, il faut essayer.

— Et il y a quoi dedans ?

— Dans le Corpse Reviver n° 1, il y a un tiers de calvados, un tiers de brandy et un tiers de vermouth italien.

— S’il y a un numéro un, il y a au moins un numéro deux ?

— C’est mathématique. Celui-là est à base de Pernod avec un peu de jus de citron et du champagne…

— Bigre !

— … mais il me semble que le n° 1 conviendrait mieux. L’autre soir, le prince Youssoupoff est venu passer un moment ici. Un peu de désenchantement je pense… Il a beaucoup aimé mon n° 1. Il se sentait mieux en repartant.

— Il en avait bu combien ?

— Trois ou quatre… peut-être cinq, répondit Franck la mine doucement rêveuse.

— Peste ! Il fallait qu’il ait de gros soucis ?

— Votre Excellence n’a pas lu les journaux ces jours derniers ?

— Pas vraiment, non.

Le barman plongea derrière son comptoir, en tira une poignée de journaux, en choisit un qu’il tendit à Morosini après y avoir jeté un coup d’œil.

— Ah voilà ! La fille de Raspoutine qui vit chez nous depuis un moment veut lui intenter un procès en cour d’assises pour avoir assassiné son père. Il y a là une photo et elle n’est pas vraiment sympathique !

Aldo prit le journal et son cœur manqua un battement : le visage reproduit sur le quotidien était celui de la femme venue fouiller le logement de Piotr Vassilievich !

— Pas sympathique du tout, en effet !… Tout bien réfléchi, Franck, préparez-moi donc votre n° 1 de façon que je puisse y revenir. Je crois que je vais en avoir besoin…

CHAPITRE III

UNE PETITE VOITURE ROUGE…

À condition de ne pas en abuser, la mixture de Franck se révéla efficace. Aldo y puisa au moins une bonne idée : restituer la perle à son légitime propriétaire en lui demandant, s’il la vendait, de faire un geste pour le petit Le Bret. Geste que lui-même compléterait, au cas, bien improbable car le prince Félix Youssoupoff passait pour très généreux, où il se révélerait insuffisant. Ainsi Masha serait satisfaite et lui délivré.

Restait à se rendre chez lui. Ne l’ayant jamais rencontré, il ignorait son adresse mais, par Franck, il sut qu’il habitait Boulogne sans autre précision. Même s’il ne s’agissait pas d’un secret d’État il n’était pas d’usage, au Ritz, de distribuer les adresses des clients. Cependant le barman ajouta que le prince était propriétaire d’un petit restaurant rue du Mont-Thabor – c’est-à-dire pas bien loin du palace – qui s’appelait « La Maisonnette russe » et que dirigeait avec grâce mais fermeté une Mme Tokareff. La cuisine y était bonne – toujours selon Franck ! – et l’accueil aimable… En outre il arrivait au propriétaire de s’y montrer. Aldo décida d’y aller déjeuner.

Il partit à pied vers midi et demi, longea la rive ouest de la place Vendôme, prit la rue de Castiglione, tourna le coin de la rue du Mont-Thabor et tomba dans un attroupement formé sur le trottoir par un groupe de passants qui appréciaient en amateurs éclairés l’explication musclée opposant deux hommes qui semblaient de taille sensiblement égale mais dont l’un poussait des cris affreux en appelant alternativement au secours et la police. La circulation, réduite dans cette rue paisible, n’existait plus du tout à cause d’une petite Amilcar rouge vif avec des coussins de cuir noir, arrêtée en plein milieu de la chaussée. Son conducteur avait dû en jaillir pour courir sus à son gibier…

La vue de cette voiture jeta Aldo, sinon dans la mêlée, du moins à travers la petite foule de spectateurs qu’il fendit sans ménagement afin d’arriver au premier rang. Cela lui permit d’admirer dans toute sa beauté la technique de celui des deux adversaires qui était en train de prendre le dessus et s’occupait activement de la figure ennemie : les coups partaient avec une régularité de métronome et les jambes du malheureux commençaient à flageoler. L’autre l’acheva d’un magnifique uppercut à la mâchoire qui l’envoya au tapis – en l’occurrence l’entrée d’une porte cochère – où il s’écroula aux applaudissements des spectateurs.

— J’espère que cela te servira de leçon, espèce de gros malhonnête ! fulmina Adalbert Vidal-Pellicorne. Et si dans les vingt-quatre heures je ne retrouve pas ce que tu m’as volé, je recommence !

— Voilà la police ! prévint quelqu’un.

Morosini bondit, empoigna son ami par le bras, le traîna jusqu’à sa voiture dans laquelle il sauta pour prendre le volant :

— Filons ! Ce n’est pas le moment de lambiner !

Le moteur n’était pas arrêté. Morosini n’eut qu’à embrayer et écraser l’accélérateur : le petit bolide partit comme une fusée tandis que le passager forcé revenait lentement de sa surprise et la traduisait par un :

— D’où sors-tu, toi ?

— Du ciel ! Comme tous les anges gardiens ! Je suis venu pour empêcher que l’on t’embarque au poste les menottes aux mains. Qu’est-ce qu’il t’a fait, ce bonhomme ? Et d’abord qui est-ce ?

— Un confrère ! grogna l’archéologue en sortant de sa poche un vaste mouchoir pour effacer de son visage le sang qui avait coulé de son nez. Il s’appelle Fructueux La Tronchère !

— Avec un tiret ? Comme Vidal-Pellicorne ?

— Non. Fructueux c’est son prénom.

— Encore un souvenir de la Révolution ?

— Tu n’y es pas. C’était un évêque espagnol qui a subi le martyre sous Valérien. Le plus drôle c’est que sa fête est le 21 janvier…

— Le jour de la mort de Louis XVI? Je savais bien qu’il y avait de la Révolution là-dessous. Et qu’est-ce qu’il t’a fait ?

Pour causer plus tranquillement et aussi parce qu’il ne savait pas où aller, Aldo venait d’arrêter la voiture sous les marronniers des Champs-Elysées.

— Presque rien ! Il m’a fait galoper jusqu’à Assouan, où il m’avait donné rendez-vous sous le prétexte d’inscriptions qu’il venait de découvrir par hasard près de la première cataracte du Nil mais qu’il ne pouvait déchiffrer.

— Un égyptologue qui ne peut pas lire les hiéroglyphes ? C’est nouveau ça ?

— Il n’est pas égyptologue. Il s’occupe des civilisations de l’Euphrate. C’est pourquoi je ne me suis pas méfié.

— Si ce n’est pas son coin, qu’est-ce qu’il faisait à Assouan ?

— Il était censé se reposer à l’hôtel Old Cataract et c’est au cours d’une excursion qu’il a fait la découverte en question.

— Et vous étiez si grands amis qu’il a pensé à toi tout naturellement pour te faire bénéficier de sa trouvaille ?

— Grands amis, non, mais il me montrait beaucoup de considération, une sorte de respect. Bref, je n’avais aucune raison de douter de lui. Seulement… quand je suis arrivé à Assouan, il n’y était plus. Il était parti, me laissant une lettre bourrée d’excuses mêlées à trois fautes d’orthographe, me disant sa désolation de devoir remettre à plus tard notre rendez-vous : son père venait de mourir à Montauban et il était obligé de rentrer.

— Et tu en as fait autant. Seulement cela n’explique pas la raclée que tu viens de lui administrer ? Ce n’est pas un crime de perdre son père…

— À condition de ne pas l’avoir perdu dix ans plus tôt. À peine rentré j’ai rencontré quelqu’un qui savait à quoi s’en tenir à son sujet et qui m’a renseigné : voilà six mois que je me fais rouler par un faisan. Il n’est pas plus archéologue que… que… que toi, tiens ! Seulement il a beaucoup lu et il est très habile. D’où ce voyage au bout de l’Égypte.

— Destiné à cacher quoi ?

— Un pur et simple cambriolage. Je me suis fait voler comme dans un bois…

— Rue Jouffroy ? Mais ton Théobald que j’ai vu l’autre jour ne m’en a rien dit ?

— Non… Pas rue Jouffroy !

Adalbert ôta le petit casque de cuir qu’il mettait toujours pour conduire, libérant une tignasse bouclée d’un blond de paille que la quarantaine argentait légèrement. Habituée, une mèche retomba aussitôt sur l’un de ses yeux, d’un joli bleu sainte-vierge dont la fausse candeur contribuait à conférer une sorte d’angélisme à sa figure ronde au nez retroussé, au teint recuit par des années de fouilles au soleil égyptien. Mais si Adalbert était le meilleur garçon de la terre, un ami franc et loyal et un archéologue de valeur, il ne fallait pas trop se fier à cet aspect ingénu, voire naïf : sa personne longiligne, toujours tirée à quatre épingles, présentait des particularités inattendues telles qu’une aptitude à la serrurerie quasi professionnelle et servie par des doigts d’une extrême agilité. Ce qui ne veut pas dire que le dernier des Vidal-Pellicorne, vieille famille picarde, fût un vulgaire cambrioleur mais ses petits talents s’étaient souvent révélés fort utiles au cours des recherches qu’avec son ami Morosini il avait menées à travers l’Europe et jusqu’en Palestine. Célibataire endurci en dépit d’une aventure qui avait failli le conduire au mariage, Adalbert vouait à Aldo une amitié sans faille, à Lisa une tendre admiration qui s’étendait à ses enfants. Il était le parrain du petit Antonio mais adorait en bloc les deux jumeaux.

Pour l’instant et sous l’œil intéressé d’Aldo, cet honnête visage prenait d’assez jolis tons de brique mais là où il en était de son récit, il lui fallait donner quelques explications :

— Il faut te dire que tout ce que j’ai pu récolter au cours de ma déjà longue carrière ne se trouve pas dans mon appartement. J’ai acheté il y a… disons une dizaine d’années, une vieille maison à Saint-Cloud… avec une très jolie vue sur la Seine ma foi !

— Es-tu en train d’essayer de me dire que tu possèdes ce que les tire-laine et autres cambrioleurs appellent une planque ?

— Oh ! Toujours les grands mots ! Tu es bien italien, toi ! Excessif en tout !

— Un, je ne suis pas italien mais vénitien et deux, j’aime appeler les choses par leur nom.

— Eh bien, justement ce n’est pas le nom. Je dirais plutôt… un petit musée privé où j’aimais aller de temps en temps, soupira Adalbert. Or il a été soigneusement vidé !… Dis-moi qu’est-ce que nous faisons arrêtés au bord de ce trottoir sous des arbres dont les feuilles commencent seulement à pousser ? On ne pourrait pas aller à la maison ? Théobald a dû préparer à déjeuner. Au fait, que faisais-tu rue du Mont-Thabor ?

— J’allais déjeuner à la Maisonnette russe…

— Je déteste la cuisine russe ! À l’exception du caviar. Tu aimes ça, toi ?

— Le caviar, oui, mais j’avais besoin d’y aller. Je t’expliquerai tout à l’heure. Finissons-en avec ton histoire ! Que faisais-tu toi-même dans cette rue ?

— J’allais acheter des cravates quand j’ai aperçu mon bonhomme. Il faut te dire qu’il a disparu sans laisser d’adresse de son logement de la rue Jacob. Quand je l’ai aperçu, mon sang n’a fait qu’un tour. Tu connais la suite.

— C’est idiot ! Tu aurais mieux fait de le suivre afin de voir où il allait. Cela m’étonnerait beaucoup qu’il obéisse à ton ordre de te restituer ton bazar. Tu aurais dû prévenir la police !

— Sans doute, sans doute, fit Adalbert d’un air détaché, mais je suis persuadé que mon bazar, comme tu dis, est déjà loin et je n’ai aucune preuve que La Tronchère y soit pour quelque chose !

— Une dernière question : comment se fait-il que tu ne m’aies jamais parlé de ton « jardin secret » et que lui soit au courant ? Tu l’y as emmené ?

— Tu rêves ? Je ne suis pas fou ! Il a dû me suivre un jour ou l’autre.

— Il est vrai que vouloir passer inaperçu avec un engin comme celui-ci relève de l’inconscience pour ne pas dire plus ! ricana Morosini en remettant en marche le moteur, qui se mit à pétarader joyeusement, faisant envoler les pigeons.

— Quand l’âme est pure, on n’a pas besoin de passer inaperçu ! fit vertueusement Adalbert. Accordons-nous à présent un instant de beauté parfaite ! Comment va Lisa ?

Vingt minutes plus tard, les deux hommes s’attablaient devant un admirable pâté de Houdan que leur servit un Théobald frémissant de joie devant cette soudaine reconstitution de ce qu’il appelait le « tandem ». Depuis les fiançailles avortées de son maître avec miss Dawson, le pauvre garçon craignait comme le feu de voir l’intruse refaire surface et reprendre son ancien empire sur Adalbert. Celui-ci avait beau dire qu’il n’aurait jamais rien à faire avec une voleuse doublée d’une aventurière, Théobald n’était vraiment tranquille que lorsque Morosini s’inscrivait dans son paysage quotidien ou quand Vidal-Pellicorne allait à Venise. Naturellement, tout en faisant son travail – le pâté fut suivi de coquilles Saint-Jacques au champagne absolument sublimes ! –, il ne perdit pas un mot du récit que fit le prince-antiquaire de son aventure montmartroise. L’aide qu’il pouvait apporter dans des circonstances difficiles était si précieuse, sa fidélité si absolue, que personne n’eût songé à lui cacher quoi que ce soit.

— Dans un sens, conclut Morosini, tu m’as rendu service avec la séance de sauve-qui-peut que nous venons de vivre. J’avais l’impression d’être suivi depuis ma sortie du Ritz.

— Où tu ne vas pas rester une minute de plus ! s’écria Adalbert. Si le commissaire Langlois te fait suivre, il ne viendra pas te chercher ici. Quand il aura fini la vaisselle, on va envoyer Théobald chercher tes valises à l’hôtel. Il passera par la rue Cambon, se fera aussi discret que possible, et tu sais qu’il ouvre admirablement les portes ? C’est moi qui le lui ai appris !

— Mon Dieu, la bonne idée ! La prochaine fois que je descends au Ritz, on me fait arrêter pour grivèlerie ? Merci bien !

— Tu lui confieras une enveloppe avec de l’argent et une lettre qu’il laissera sur la cheminée.

— C’est que… il n’y a pas que mes bagages.

— Tu as laissé la perle au coffre de l’hôtel ?

— Non. Justement elle est dans ma chambre.

— Eh bien, tu n’auras qu’à lui dire où elle est. Tu peux lui faire confiance, tu sais ?

— Voilà une phrase de trop ! Je connais Théobald. Et son jumeau aussi. Au fait, il va bien Romuald ?

— Il ne va pas, il clopine : un coup de bêche sur le pied en faisant son jardin.

Une heure plus tard, chapeau melon et pardessus noir, l’allure parfaite du serviteur de grande maison, Théobald pénétrait au Ritz par l’entrée de la rue Cambon, gagnait sans encombre le second étage et arrivait devant la porte du 207 que, grâce à un passe-partout qu’il maniait avec la dextérité d’un professionnel, il ouvrit sans la moindre difficulté. Mais apparemment, quelqu’un l’avait précédé et pas pour le bien de l’élégant appartement : tout y était sens dessus dessous et, si rien n’était brisé en apparence, il n’y avait pas un tiroir qui ne fût retourné, un coussin à sa place, un meuble vidé jusqu’aux tréfonds.

Un instant, mais sans paraître autrement ému, Théobald contempla le désastre. Puis son regard se leva vers le lustre à cristaux taillés où, après un examen attentif il crut discerner un renflement le long de la colonne habillée de tronçons de verre aux formes diverses. Poussant un soupir résigné il ôta son manteau, son chapeau et son veston, garda ses gants, puis s’attaqua à une armoire marquetée qui se trouvait contre un mur, l’amena sous le lustre, poussa à côté la table à écrire sur laquelle il monta avant d’escalader l’armoire elle-même (une manœuvre que lui avait indiquée Morosini en personne). Arrivé là-haut, il découvrit sans peine le petit paquet de papier cristal qui enveloppait le joyau et que de minces bandes de papier collant maintenaient entre deux manchons. Du sol, à moins d’être au courant, la cachette était invisible et Théobald apprécia en connaisseur mais sans perdre de temps en admiration stérile. Il détacha le petit paquet, qu’il mit dans sa poche, descendit de son perchoir, remit les meubles en place puis entreprit de rassembler les vêtements et objets personnels d’Aldo, de les ranger dans une valise, s’occupa ensuite de la salle de bains et du nécessaire de toilette, remit de l’ordre dans la sienne, reprit manteau et chapeau puis quitta la chambre comme si de rien n’était en prenant soin de refermer derrière lui, non sans avoir hésité un instant sur ce qu’il convenait de faire de l’enveloppe que lui avait remise Aldo en conseillant de la laisser bien en vue sur le bureau. La pagaille qui régnait dans la pièce n’incitait pas à y abandonner quoi que ce soit.

Parvenu dans le hall, il alla droit à la réception, remit le pli cacheté au portier en disant :

— Je suis venu chercher les bagages du prince Morosini.

— Nous regrettons toujours de voir partir le prince mais c’est avec l’espoir de le revoir bientôt ! Assurez-le que nous sommes toujours tout à son service, fit gracieusement le préposé après avoir jeté un coup d’œil rapide à la lettre qui accompagnait l’argent.

D’un signe du doigt, Théobald attira l’oreille du portier plus près de sa bouche :

— Entre nous, il vaut mieux que Son Excellence m’ait envoyé, moi ! confia-t-il à ladite oreille. Vous avez une curieuse façon de faire le ménage ici.

— Que voulez-vous dire ?

— Que vous devriez envoyer quelqu’un au 207. Ce qu’on y voit est surprenant…

Ayant dit, Théobald reprit ses bagages en toute dignité et se dirigea vers le boulevard de la Madeleine pour prendre un taxi, aucun de ceux qui stationnaient aux abords de l’hôtel ne lui inspirant confiance.

De retour rue Jouffroy il informa Aldo de l’état de sa chambre et lui remit le petit paquet :

— Une excellente cachette ! commenta-t-il. La chambre a été retournée de fond en comble sans que le bijou ait été découvert. Reste à savoir qui est venu fouiller. La police ?

— Sûrement pas ! dit Morosini. Ou je ne m’y connais plus en hommes ou le commissaire Langlois n’est pas de ceux qui opèrent de la sorte. Son investigation, à lui, aurait été menée avec soin, en ma présence ou, tout au moins celle d’un préposé du Ritz, et en aucun cas avec cette hargne que mettent des truands qui ne trouvent pas ce qu’ils cherchent.

— Alors qui ? demanda Adalbert.

— Là est la question. Les ravisseurs n’ont aucun moyen de savoir que je suis mêlé à cette histoire sauf si l’un d’entre eux était rue Ravignan au moment où nous avons ramené le petit Le Bret et répondu aux questions de l’inspecteur.

— C’est déjà ça ! Mais ce qui est plus grave c’est qu’ils te soupçonnent d’avoir pris le contenu de la cheminée. Qu’as-tu écrit dans la lettre que Théobald a remise aux gens du Ritz ?

— Que je passais vingt-quatre heures chez un ami avant de partir pour Londres. En admettant qu’on leur permette de la lire, c’est là qu’ils me chercheront…

— Tu n’oublies qu’une chose, c’est que Langlois t’a prié, courtoisement et à mots couverts, de ne pas quitter la France, ni même Paris. Ne le prends pas pour un imbécile, Aldo ! C’est un type très bien…

— Il en a l’air mais un bon tailleur ne fait pas forcément un aigle. Cependant j’admets que tu as raison. Aussi vais-je l’avertir que je suis chez toi en priant d’opter pour la discrétion s’il veut venir me parler ou me donner un rendez-vous… Et à propos de parler, il faut que je voie le prince Youssoupoff. C’est son adresse que j’allais chercher à La Maisonnette russe.

— Qu’est-ce que tu lui veux ?

— Tout simplement lui rendre ça !

Aldo prit entre ses doigts le ravissant joyau qu’il venait de déballer et de poser entre eux sur la table.

— Après tout, c’est son bien, puisque son grand-père l’avait acheté le plus régulièrement du monde. Il en fera ce qu’il voudra et, surtout, c’est lui qui se débrouillera avec le commissaire Langlois. Quant à moi, je pourrai enfin rentrer chez moi.

— On ne t’a pas donné son adresse, au Ritz ?

— Non, tu connais Franck, le barman. Contrairement à beaucoup de ses confrères c’est la discrétion même. Il m’a simplement dit qu’il habite Boulogne.

— J’ai un vieil ami qui habite aussi Boulogne. Il devrait pouvoir te renseigner. Une personnalité aussi exotique ne doit pas tenir facilement sa lumière sous le boisseau… Je vais lui téléphoner.

Mais il ne bougea pas tout de suite, tendit la main pour prendre la perle par son chapeau de diamants comme il l’eût fait d’une fraise.

— Magnifique ! soupira-t-il en faisant jouer ses reflets dans la lumière. Comment se fait-il que tu n’aies pas envie de la garder ? Je croyais que tous les bijoux historiques te passionnaient ?

— Pas celui-là ! D’abord, pour moi, il est « rouge »…

— Le sang versé ? Mais c’est le sort d’à peu près tous les bijoux qui ont une histoire. As-tu oublié les pierres du Pectoral ?

— Aussi n’avions-nous qu’une hâte : les remettre à leur place dans leur plaque d’or. Ensuite je suis moins attiré par les perles que par les pierres. Les premières peuvent mourir, les autres ne meurent jamais. Enfin elle vient de Napoléon Ier et, en bon Vénitien, je n’ai jamais apprécié l’Empereur.

— Admettons ! Mais Napoléon n’était pas pêcheur de perles. Et, avant lui, celle-ci devait bien exister ? D’abord pourquoi l’appelle-t-on « la Régente » ?

— À cause de Marie-Louise, je suppose, qui était censée assumer la régence pendant que son époux s’en allait guerroyer à Moscou…

— Cette bécasse ? Elle n’était bonne à rien. Surtout pas au règne et il n’y avait pas de quoi affubler cet œuf merveilleux d’un titre qui ne lui allait pas. Tu n’as pas envie de chercher un peu plus loin ? Il y a sûrement une autre raison ? Une autre régente ! Une vraie !… Ou alors elle a pu appartenir au régent comme le grand diamant du Louvre ?

— Nitot, qui l’a vendue à Napoléon, en a peut-être su quelque chose mais Nitot est mort depuis longtemps…

— Mais un homme de cette importance laisse des archives…

Morosini se leva, reprit la perle et la fourra dans sa poche :

— Adalbert, tu m’agaces ! Tu auras beau dire ce que tu voudras, je n’en veux pas. Trouve-moi plutôt l’adresse de Youssoupoff !

Les Youssoupoff habitaient 27, rue Gutenberg une assez belle demeure composée d’un corps principal et de deux pavillons dont l’un donnait sur une cour et l’autre sur le jardin. La fantaisie du prince, sa passion pour le spectacle, avaient d’ailleurs transformé en théâtre l’un de ces pavillons. Aldo s’y rendit vers quatre heures en pensant que c’était une heure convenable pour qui ne s’était pas annoncé. Il eût été sans doute plus dans sa manière de demander un rendez-vous par téléphone mais, les circonstances étant ce qu’elles étaient, il préférait agir avec le maximum de discrétion.

Priant le taxi qui l’avait amené de l’attendre, il franchit la grille ouverte, grimpa les marches du perron et alla sonner à la porte. Elle lui fut ouverte par un grand diable drapé dans une longue tunique dont la blancheur faisait ressortir l’une des peaux les plus noires que l’on puisse trouver en Afrique. L’apparition s’inclina légèrement devant l’élégant visiteur et, sans lui laisser le temps d’ouvrir la bouche, déclara :

— Moi, je suis Tesphé, le serviteur du Maître. Que veux-tu de lui, ô étranger ?

— Un moment d’entretien. Veux-tu lui porter ceci ? répondit Morosini en donnant une carte de visite sur laquelle il avait écrit quelques mots.

Le grand Noir la prit avec un nouveau salut, disparut et ne revint pas. À sa place apparut un jeune homme blond dont le nez chaussé de lunettes annonçait un secrétaire. Ce qu’il était, en effet. Il se nommait Keteley et s’enquit avec courtoisie de la raison d’une visite tellement inattendue.

— Je désire entretenir le prince d’une affaire importante pour laquelle j’ai besoin de sa présence. Une affaire un peu… délicate. C’est la raison pour laquelle je ne me suis pas fait annoncer.

— Vous ne pouvez rien m’en dire ?

Aldo n’était patient que lorsqu’il pensait que cela en valait la peine. Il n’aurait jamais imaginé que le neveu par alliance du défunt tsar fût si difficile à atteindre.

— Non. C’est le prince ou personne ! Sans doute ne me connaissez-vous pas sinon vous sauriez que je ne me dérange que pour des affaires importantes…

— C’est que… le prince est souffrant !

— J’en suis navré. Lorsqu’il ira mieux, voulez-vous le prier de m’appeler à ce numéro…

Il reprenait la carte pour y inscrire quelques chiffres quand un éclat de rire se fit entendre tandis que la porte se rouvrait pour livrer passage à l’un des êtres les plus beaux qu’il eût jamais été donné à Morosini d’approcher, encore que d’un style peu courant : une beauté d’archange qui s’habillerait à Londres. Des traits d’une telle finesse qu’ils donnaient à ce pur visage, éclairé par un fascinant regard bleu-vert, quelque chose de féminin dont d’ailleurs Félix Youssoupoff aimait à jouer quand, tout jeune homme, il contribuait activement aux nuits blanches de Saint-Pétersbourg en courant les lieux de plaisir sous des falbalas qu’il empruntait à sa mère. Jeux de prince alors à la tête d’une incroyable fortune – la plus importante de Russie sans doute ! – qui lui permettait tous les caprices mais auxquels le mariage avec la princesse Irina, nièce de Nicolas II, mit fin définitivement. Sans pour autant renoncer à exercer pour son plaisir ses multiples talents, artiste dans l’âme, le prince Félix, épris de littérature et de musique savait danser, chanter en s’accompagnant d’une balalaïka, jouer la comédie et diriger une maison de couture mieux que bien des professionnels. Et sa voix était superbe quand il s’écria :

— Pardonnez, je vous en supplie, à mes fidèles gardiens de montrer un peu trop de zèle ! Ils voient des ennemis partout… Mais venez ! Venez avec moi ! Nous allons faire plus ample connaissance car, bien entendu, je sais qui vous êtes !

Impossible de résister à une si entraînante bonne grâce, de ne pas saisir la main spontanément offerte. Félix Youssoupoff guida son visiteur à travers une suite de pièces, dont les tonalités de décor étaient le bleu et le vert, jusqu’à un salon qui devait servir de cabinet de travail : depuis des rouleaux de soieries destinés à la maison de couture Irfé (Irina et Félix) jusqu’à une guitare en passant par des cahiers de papier sous un stylo abandonné parlant d’un livre en cours et, sur une planche à dessin, des croquis de costumes pour le théâtre, on y voyait un échantillon de toutes les activités du prince. Au mur, le portrait superbe d’une jeune femme qui devait l’être plus encore. Quant à l’ameublement il était résolument anglais.

— J’ai à présent scrupule à vous déranger, commença Morosini. Votre secrétaire m’a dit que vous étiez souffrant.

— Des moules, mon cher ! J’ai mangé des moules qui ne m’ont pas accepté mais comme vous le voyez cela va déjà beaucoup mieux. En outre je brûle de curiosité d’apprendre ce qui amène chez moi quelqu’un d’aussi connu… et d’aussi peu russe que vous. Souhaiteriez-vous m’acheter des bijoux ? Je n’en ai plus guère, vous savez. Mais prenez place, je vous en prie !

Aldo s’installa dans un fauteuil chippendale en prenant grand soin du pli de son pantalon.

— C’est tout le contraire, prince ! Je viens vous en apporter…

— Mon Dieu ! Qui a pu vous laisser croire que j’étais en mesure d’acheter quoi que ce soit ? Je suis pauvre comme Job !

— Il ne s’agit pas non plus d’acheter.

Tirant de sa poche le mouchoir de soie dont il avait enveloppé la « Régente », il le déplia, et posa le tout devant lui sur une pile de dossiers.

— Ceci est à vous, n’est-ce pas ? Je viens seulement vous restituer votre bien.

Les yeux du Russe s’arrondirent, ce qui changea complètement sa physionomie. Il se pencha sur le joyau pour le mieux voir mais ne le prit pas. Il avait même noué ses mains derrière son dos comme s’il craignait d’y être entraîné et, quand son regard se releva sur Morosini, il n’y avait plus de trace de gaieté dedans. Simplement une interrogation un peu méfiante :

— Où l’avez-vous trouvé ? se borna-t-il à demander.

— C’est une assez longue histoire, dit Aldo un peu surpris d’un accueil si morne. C’est aussi un drame…

— Cela ne m’étonne pas. J’aimerais cependant entendre cette histoire… si vous en avez le temps ?

— Je suis à votre disposition.

— Alors nous allons prendre le thé ! Mais refermez d’abord ceci !

De plus en plus surpris, Aldo rabattit sur la perle les coins de soie blanche tandis que son hôte frappait dans ses mains, ce qui fit apparaître presque aussitôt le gigantesque Tesphé poussant une table roulante sur laquelle s’épanouissait un samovar au milieu d’un assortiment de petits sandwichs, de scones et de pâtisseries sèches, réalisant ainsi une sorte d’union anglo-russe.

— On ne sert plus jamais chez moi de gâteaux à la crème, fit Youssoupoff avec un aimable sourire. L’image que la presse fait de moi de ce côté de l’Europe et en Amérique m’oblige à une précaution qui pourrait être jugée indispensable…

Les journaux, en effet, rataient rarement l’occasion lorsqu’il était question de Félix Youssoupoff d’épingler à son nom le corollaire à sensation : l’assassin de Raspoutine ! Et tout le monde savait qu’au cours de la nuit tragique de la Moïka, le prince avait tout d’abord offert au gourou de la tsarine les gâteaux à la crème rose, qu’il affectionnait particulièrement, après qu’ils eussent été copieusement garnis de strychnine par la seringue du Dr Lazovertz. Le tout arrosé de madère au cyanure. Qui d’ailleurs n’avait aucunement incommodé un être en qui le diable semblait avoir concentré sa puissance. Ainsi lestée la victime avait réussi à s’enfuir, poursuivie par Félix et son cousin le grand-duc Dimitri, qui l’avaient abattue à coups de revolver. Encore, lorsque le « cadavre » fut jeté dans les glaces de la Neva, n’était-on pas sûr qu’il en fût vraiment un. Rien d’étonnant donc que les gâteaux à la crème eussent disparu de la table du prince…

— Personnellement je n’aurais rien contre, fit Aldo en prenant la tasse qu’on lui offrait et en picorant un sandwich au concombre.

Une vraie pénitence pour lui qui n’aimait ni le thé ni les concombres ! Une tasse de café eût beaucoup mieux fait son affaire et le grand Noir qui devait être abyssin ou quelque chose d’approchant devait savoir le faire. Les yeux sur le beau portrait, il demanda s’il n’aurait pas l’honneur d’être présenté à la princesse.

— Malheureusement non. Irina est en Angleterre auprès de sa mère, mais vous pourrez revenir quand elle sera là. À présent, racontez-moi votre histoire !

Aldo s’exécuta et, cette fois, sans rien cacher. Sans oublier non plus que la police s’intéressait à lui mais en mettant surtout l’accent sur la conduite courageuse du petit Le Bret. Il conclut sur lui son récit :

— En échange de la restitution de ce magnifique joyau, je vous demande seulement que cet enfant soit arraché à la misère qui le guette. Et il me reste à prendre congé en vous remerciant d’un accueil plus amical que je ne l’espérais…

— Pourquoi donc, mon Dieu ? Vous me rapporter un bijou appartenant à ma famille sans autre contrepartie qu’un désir tout naturel chez un homme de cœur et vous vous attendiez à ce que je vous jette des pierres ?

Aldo se mit à rire :

— Tout de même pas, mais je craignais, en tombant ainsi sur vous à l’improviste, de vous déranger. Ce que j’ai fait d’ailleurs !

— Non. Vous ne m’avez pas dérangé… sinon peut-être d’une façon à laquelle vous ne vous attendez pas…

Il découvrit à nouveau l’énorme perle qu’il contempla un instant sans rien dire et toujours sans la toucher, puis déclara avec une soudaine froideur :

— Revoir ce bijou ne me cause aucun plaisir. Bien au contraire ! Lorsque nous avons fui Saint-Pétersbourg, je l’ai laissé là-bas volontairement.

— Volontairement ?… On m’a dit que vous n’aviez emporté que des pierres ou des bijoux de peu d’encombrement, mais la « Régente » était facile à détacher du fameux devant de corsage. C’est ce qu’a fait le pauvre Piotr Vassilievich.

— J’aurais très bien pu emporter la pièce tout entière puisque je suis parti avec deux Rembrandt. Seulement, il y a une chose que vous ignorez, c’est qu’en venant chez moi ce… fameux soir, Raspoutine espérait être présenté à ma femme mais aussi que j’accepterais de lui céder – dans son esprit cela voulait dire donner ! – ce qu’il appelait la « Grande Perle » de Napoléon ! Dans les entretiens que j’avais eus auparavant avec lui, il m’en parlait souvent et j’avais fini par comprendre qu’il attribuait à ce joyau des vertus magiques : la puissance absolue… la richesse au niveau impérial…

— C’est idiot ! Napoléon ne l’a jamais portée. Il l’a offerte à sa femme avant de partir pour la Russie !

— Sans doute, mais vous êtes un Latin, un homme d’Occident et vous n’imaginez pas ce que l’ombre de l’Empereur représente pour mon pays : il a littéralement incarné le Diable et l’on en avait même fait une sorte de Croquemitaine pour les petits enfants. En outre, la perle a appartenu à un autre empereur français…

— Le vaincu de Sedan ? Grâce à lui comme d’ailleurs à son oncle, les Allemands sont entrés en France…

— Cher ami !… Vous ne raisonnerez jamais de la même manière qu’un paysan sibérien, surtout celui-là ! Il était persuadé des pouvoirs magiques de cette perle puisque le nom de Napoléon y reste attaché. Pour sa part, mon grand-père, en l’achetant, voyait en elle une sorte de trophée de guerre qu’il a offert à sa fille Zénaïde, autrement dit ma mère. Elle a toujours adoré les bijoux mais n’aimait pas la porter. Elle la trouvait… pesante. Elle la traitait plutôt en objet de vitrine, une sorte de curiosité. Cependant Irina l’ayant admirée quand nous étions fiancés, elle me l’a donnée pour elle au moment de notre mariage. Un présent qui a été un grand plaisir pour ma jeune épouse. Elle la portait en pendentif au bout d’une longue chaîne ponctuée de perles et de diamants, et nous l’avons emportée dans notre voyage de noces. En Égypte d’abord puis en Palestine…

— Moi aussi j’ai fait mon voyage de noces en Palestine, émit Morosini. Et je n’en ai pas gardé un excellent souvenir…

— Eh bien, moi non plus ! Nous sommes allés de problèmes en catastrophes : d’abord en arrivant au Caire j’ai attrapé la jaunisse et ma femme a manqué de peu la piqûre d’un scorpion. À Jérusalem nous avons failli être étouffés par la foule qui envahissait la cathédrale orthodoxe pour nous voir. Nous n’en sommes sortis indemnes que grâce à un jeune diacre et à une petite porte : la grande, elle, avait été enfoncée.

— Ils vous en voulaient ?

— Nullement. C’était paraît-il de la sympathie. Nous faisons toujours recette quand nous voyageons, ajouta Félix avec un sourire amer. Sans doute nous trouve-t-on extrêmement exotiques ! Bref, en dehors de la nuit de Pâques vécue là-bas et de ma rencontre avec Tesphé, mon serviteur abyssin que j’ai trouvé à la mission, j’étais plutôt content de partir. Nous sommes allés ensuite en Italie. Or le lendemain de notre arrivée à Florence nous avons rencontré un jeune aristocrate italien que je connaissais et nous l’avons invité à dîner : le jour suivant il se suicidait !

— La princesse portait la perle à ce dîner ?

— Elle la mettait tous les soirs et Bambino – je l’avais baptisé ainsi à cause de son aspect juvénile ! – l’avait beaucoup admirée et longuement maniée. Il aimait assez Napoléon, lui ! Mais ce n’est pas tout : trois jours plus tard, en sortant de la villa Hadriana, Irina a manqué être tuée par la balle d’un terroriste poursuivi par la police, après quoi j’ai failli la perdre en visitant les catacombes de sainte Calixte : elle s’était attardée à lire une inscription.

— Curieuse série de coïncidences, en effet ! Vous êtes rentrés en Russie ensuite ?

— Nous sommes passés d’abord par Paris pour y prendre les parures que j’avais demandé à Chaumet de composer avec diverses collections de pierres, et j’ai supplié Irina de se séparer de la maudite perle mais elle n’a jamais voulu. Elle s’est contentée de promettre de ne plus la porter. Pour plus de sûreté je lui ai fait reprendre sa place dans le fameux devant de corsage parfaitement importable sur les robes actuelles…

— … et quand vous avez quitté Saint-Pétersbourg, vous vous êtes bien gardé d’aller l’y rechercher.

— Vous avez tout compris ! Aussi j’espère que vous comprendrez mieux que je n’aie pas la moindre envie de reprendre ce… désastreux colifichet ! Je ne veux même pas y toucher. Reprenez-le, vendez-le, faites-en ce que vous voulez ! Moi, je n’en veux plus et je bénis le Ciel que mon épouse soit à Londres !

Abasourdi, Morosini considérait tour à tour la grosse perle qui reposait doucement dans la lumière de l’après-midi avec son auréole scintillante et l’homme qui, debout à quelques pas, dardait sur elle un regard plein d’aversion.

— Vous m’embarrassez beaucoup ! dit-il enfin. Ne pourriez-vous la ranger dans un coffre et ensuite la mettre en vente ? Par exemple au profit de tous ces réfugiés dont je sais que vous vous occupez ou de la maison de retraite de la princesse Metchersky à Sainte-Geneviève-des-Bois ? Sans compter mon petit protégé !

— La sainte compassion parle par votre bouche, mon cher prince, et je ne vois aucun inconvénient à ce qu’elle soit vendue. Mais pas par moi ! Et je ne veux surtout pas que l’on parle de nous ! Alors vous vous en chargez ! Après tout, n’est-ce pas votre métier ?

L’impertinence nouvelle du ton n’échappa pas à Morosini. Encore un qui le prenait pour un boutiquier sans daigner considérer que sa somptueuse maison d’antiquité avait tout de même plus d’allure qu’un restaurant ou même une maison de couture. Il allait répondre avec un rien d’insolence quand la porte s’ouvrit pour libérer un tourbillon de renard noir dégageant un parfum complexe et envoûtant évoquant à la fois les jardins de roses d’Ispahan après la pluie et le mystère des sanctuaires lointains où brûlaient la myrrhe et le bois de santal. Un parfum un peu trop violent pour le nez sensible d’Aldo, mais qui ne devait pas manquer d’efficacité. En même temps une voix douce au timbre un peu voilé lançait à travers la pièce :

— Félix très cher ! Pardonnez mon intrusion mais il est d’une importance extrême que je vous parle d’une chose d’une extraordinaire importance.

Sans faire attention au visiteur, la jeune femme se précipita vers Youssoupoff les deux mains tendues. Aldo put seulement constater qu’elle était d’une singulière beauté. Sous une minuscule toque de fourrure agrafée d’une broche de saphirs pâles, ses cheveux d’un noir profond, coiffés très haut – elle devait dédaigner avec juste raison la mode des cheveux trop courts ! –, dégageaient un profil d’une pureté absolue mais elle avait surtout des yeux clairs, d’un bleu incomparable, qui brillaient entre des cils incroyablement longs et épais. Mais, si elle ne sacrifiait pas à la mode capillaire, elle devait suivre de près les caprices des couturiers car le manteau court, porté avec une désinvolture pleine de grâce, dévoilait des jambes ravissantes.

Cependant le mouvement impétueux qui la poussait vers son hôte venait de se briser devant le joyau toujours étalé sur son mouchoir de soie.

— Mais quelle merveille !… Où avez-vous trouvé cette perle incroyable ? La plus grosse que j’aie jamais vue ! Quelle beauté ! Quelle…

Ses mains gantées de suède noire allaient s’emparer de la « Régente » quand Youssoupoff les arrêta et les maintint fermement dans les siennes :

— N’y touchez surtout pas, Tania ! Il ne faut pas !

— Pourquoi ? gémit-elle comme s’il lui faisait mal.

— Elle ne porte pas chance. En outre, elle appartient au prince Morosini que voici et que j’ai le plaisir de vous présenter. La comtesse Tania Abrasimoff, cher ami !

Aldo s’inclina sur la main qu’on lui tendait sans lui accorder même un regard. Les longs yeux bleus semblaient ne pouvoir se détacher de la perle. Sur ce visage admirable, un rien asiatique, Morosini retrouva sans plaisir l’expression de faim presque douloureuse qu’il avait pu lire jadis sur le visage de Mary Saint-Alban(5). La belle Anglaise était blonde avec des yeux gris et cette Reine de la Nuit était son contraire. Pourtant elles arrivaient à se rejoindre, à se ressembler…

Cependant Youssoupoff, un peu inquiet, intervenait :

— Je ne veux pas vous retenir plus longtemps, prince ! Reprenez votre bien, ajouta-t-il en appuyant sur le possessif, et quittons-nous ! Mais je serai heureux de vous revoir un jour prochain ! Attendez-moi un instant, Tania ! Je raccompagne notre ami !

Impossible de s’attarder plus longtemps. Aldo rempocha la perle, salua la comtesse et sortit du salon raccompagné jusqu’au vestibule par son hôte. Celui-ci lui serra la main avec une sorte de hâte et rejoignit sa belle visiteuse tandis que Tesphé restituait à Aldo son alpaga noir, son chapeau et ses gants en lui demandant s’il désirait un taxi. Morosini lui répondit qu’il en avait un mais qu’il accepterait volontiers un annuaire téléphonique.

Un moment plus tard, il quittait la rue Gutenberg à destination du boulevard Haussmann, où se trouvaient les bureaux de Maître Lair-Dubreuil, qui tenait le haut du pavé parisien en matière de ventes aux enchères. Spécialement pour les bijoux, et c’était au fond très agréable de se rendre chez lui car tous deux se connaissaient bien et aimaient à se rencontrer, fût-ce pour le simple plaisir de parler pierres précieuses et joyaux célèbres.

Pourtant, en sortant de chez Youssoupoff, Morosini avait hésité un instant à donner son adresse au chauffeur. La tentation lui était venue de se faire conduire quai des Orfèvres et de confier au commissaire Langlois une perle dont apparemment personne ne voulait – sauf une bande d’assassins ! – et qu’il commençait à trouver singulièrement encombrante. Il avait de plus en plus hâte de rentrer chez lui et c’était impossible tant que le policier n’aurait pas tiré de lui ce qu’il voulait. D’autre part, il se considérait comme engagé envers Masha Vassilievich. Une fois dans les coffres de la police, Dieu seul savait quand le pendentif reverrait le jour ! Il resterait enfermé sans servir à personne, confortant la méfiance de Langlois puisque Aldo avouerait ainsi avoir conservé une pièce à conviction par-devers lui. Le mieux était de le vendre et le plus tôt serait le mieux.

Comme il l’espérait, Maître Lair-Dubreuil le reçut à bras ouverts, si cette expression joviale pouvait convenir à un homme discret et peu communicatif dans la vie courante. Mais c’était en général le lot des joyaux historiques de faire sortir de leur réserve les personnages les moins démonstratifs.

— La « Régente » ?… Vous m’apportez la « Régente » ? s’écria le distingué commissaire-priseur quand, une fois installé dans son cabinet assourdi par des portes capitonnées, Morosini lui eut exposé l’objet de sa visite. Et vous êtes sûr de votre fait ?

— Jugez vous-même !

Une fois de plus la grande perle quitta sa poche mais cette fois des doigts dévotieux la recueillirent pour la transporter sous la puissante lampe électrique posée sur le bureau et que Lair-Dubreuil venait d’allumer. Pendant quelques instants un profond silence régna dans la pièce austère mais luxueuse par la vertu d’objets et de tableaux qui auraient fait honneur à n’importe quel musée. Aldo s’était assis et regardait.

Enfin le commissaire-priseur éteignit sa lampe et, sans lâcher la perle, se réinstalla à son bureau.

— Je n’imaginais pas la revoir un jour, soupira-t-il en la faisant tourner entre ses doigts. Voyez-vous, prince, j’étais adolescent lors de la lamentable vente des Joyaux de la Couronne à laquelle participait mon père. Sachant ma passion déjà révélée pour les joyaux historiques, il m’avait emmené en me disant que j’allais avoir là une chance unique de contempler un fabuleux ensemble, le trésor rassemblé par les empereurs français à partir de ce que l’on avait pu retrouver de celui des rois. Un spectacle inoubliable et navrant qui m’a révolté. J’avais envie de me ruer sur cet étalage éblouissant pour en arracher au moins les plus belles pièces et me sauver avec. J’étais… bouleversé, envoûté… Il y avait surtout l’adorable couronne de perles de l’impératrice Eugénie… et aussi ce miracle de la nature qui s’épanouissait au milieu d’un véritable parterre de diamants… Oh, Dieu !… Jamais je ne pourrai oublier et je crois bien que j’ai pleuré durant toute cette journée. Mais vous devez me croire fou ?

— En aucune façon ! Vous n’imaginez pas, mon cher maître, à quel point nous nous ressemblons. La seule différence est que vous semblez cultiver un faible pour les perles ?

Le commissaire-priseur rougit comme une jeune fille à sa première déclaration d’amour :

— Je les adore… Pas vous ?

— Mon penchant irait plutôt aux pierres. Diamants et émeraudes surtout, qui peuvent me mettre en transes ! Cela dit, il est impossible d’être indifférent aux perles. Et à ce propos, sauriez-vous me dire pourquoi celle-ci s’appelle la « Régente » ? Historiquement parlant, cela n’a aucun sens...

— Hé si, il y a un sens. Et qui remonte bien avant ce jour du 28 novembre 1811 où elle est passée des mains de Nitot dans celles de l’Empereur mais je crois bien qu’à part moi personne ne le connaît. Je dois ma « science » à la chance qui m’a fait découvrir par le plus grand des hasards, dans la préparation de la vente d’une bibliothèque de château dans le Val-de-Loire, une lettre du maréchal d’Estrées – le frère de la belle Gabrielle ! –, qui s’était alors fixé à Rome où il avait été ambassadeur. Elle était adressée à son petit-neveu dont il était aussi le parrain et accompagnait un présent exceptionnel destiné à être remis « sans tapage » à la reine Anne d’Autriche. Le roi Louis XIII venait de mourir et la faveur du jeune Beaufort que l’on disait l’amant de la reine était grande. On pensait même qu’il était appelé à de plus hautes destinées encore et le maréchal, soucieux de la gloire de sa famille souhaitait conforter un avenir qui s’annonçait si brillant. Il fallait ces magnifiques perspectives, d’ailleurs, pour que le maréchal se défît de ce joyau qui lui avait été offert discrètement par le pape Grégoire XV en remerciement de l’aide puissante apportée au moment de l’élection au trône pontifical de celui qui n’était encore que le cardinal Ludovisi. Au terme de sa lettre, François-Annibal d’Estrées conseillait à son filleul de donner à cette perle exceptionnelle le nom de la « Régente » puisque c’était tout juste ce que devenait alors la mère de Louis XIV.

— Voilà, en effet, une explication satisfaisante. Ce qui l’est moins, c’est qu’Anne d’Autriche, qui adorait les perles et en possédait d’admirables, n’ait jamais fait état de ce fabuleux présent d’un homme qui était plus riche de gloire et de noblesse que d’écus ?

— Les circonstances ne s’y prêtaient guère. Le deuil de Cour n’était pas la période idéale pour étaler cette nouveauté. En outre la grande faveur de Beaufort s’est trouvée soufflée comme une chandelle par les soins du cardinal Mazarin. Le duc s’est même retrouvé prisonnier au donjon de Vincennes pendant cinq ans…

— Vous pensez que la reine n’a pas osé arborer un joyau qu’elle tenait de l’homme abandonné par elle à la vindicte de Mazarin ?

— Je le pense. D’autant que Mazarin, dont le flair pour dénicher les trésors en aurait remontré au meilleur limier, a dû lui faire entendre que ce ne serait pas convenable puisque la Cour était persuadée que Beaufort était son amant. Mais il a fait mieux. Après les troubles de la Fronde, jouant d’une jalousie plus ou moins réelle et de la qualité d’époux secret qu’elle avait eu la sottise de lui laisser prendre, il s’est fait donner la « Régente », ce présent d’amour qu’il ne lui permettait pas de porter.

— C’est assez dans sa logique de rapace mais, en ce cas, on aurait dû retrouver la perle dans son héritage ?

— Non. Elle venait de Beaufort et il haïssait Beaufort, en qui il voyait la cause de tous ses maux. Il n’avait pas envie de la garder et il en a fait présent à l’une de ses nièces…

— Une des Mazarinettes ? Laquelle ?

— La plus belle et la seule blonde : Anne-Marie Martinozzi, qu’en février 1654 il mariait au prince de Conti, petit, laid, maladif, contrefait et qui avait été l’un des trublions de la Fronde. Ce qui lui avait valu un séjour à Vincennes avec son frère Condé et son beau-frère Longueville dans le cachot même d’où Beaufort avait réussi à s’évader. Mais il était prince du sang et c’était la seule chose qui comptait aux yeux de l’astucieux cardinal.

— Pourquoi l’avoir donnée à celle-là ?

Maître Lair-Dubreuil se renversa dans son fauteuil pour envoyer au plafond de son cabinet un regard empli d’une sorte de rêve heureux :

— Connaissez-vous, mon cher prince, certain portrait peint par un inconnu et qui doit se trouver quelque part à Versailles ?

— Non. Je ne vois pas…

— Il représente la jeune princesse de Conti – elle n’a d’ailleurs pas eu le temps de vieillir car elle est morte à trente-cinq ans ! – littéralement couverte de perles et pas des petites. La plus grande partie de sa chevelure est emprisonnée dans ce qui doit être une résille entièrement recouverte de perles en poire à la façon des écailles d’un poisson. Et sa robe, pour ce que l’on en voit, en porte une quantité incroyable.

— La « Régente » est du nombre ?

— Non. Elle ne voulait pas la porter tant qu’Anne d’Autriche vivrait et quand celle-ci est morte Mme de Conti ne la possédait plus.

— On la lui avait volée ?

— Non, mais en 1662 la France a connu une terrible famine. La princesse a vendu tous ses joyaux, toutes ces perles qu’elle aimait tant, pour nourrir les pauvres du Berry, de la Champagne et de la Picardie. La grande perle a disparu sans que l’on puisse savoir où jusqu’à ce qu’elle reparaisse un siècle et demi plus tard entre les mains de Nitot…

— Belle histoire ! apprécia Morosini. Mais comment le savez-vous ? Le maréchal d’Estrées ne devait plus être de ce monde ?

— Le maréchal d’Estrées est mort à quatre-vingt-dix-sept ans en 1670. Quand la princesse a vendu ses trésors il n’en avait que quatre-vingt-neuf et jusqu’à cette dispersion il s’est arrangé pour ne jamais perdre de vue une perle qu’il ne se consolait pas d’avoir donnée de façon si inconsidérée. Je me suis beaucoup intéressé à lui. J’ai réussi à retrouver d’autres notes et papiers grâce auxquels j’ai pu reconstituer cette affaire. Que vous m’apportiez la « Régente » aujourd’hui représente beaucoup pour moi. Une espèce de couronnement. Elle est si belle !

La perle reposait au creux de sa main et il la caressait d’un doigt léger. Aldo gardait le silence, respectant cet instant d’évident bonheur mais ce fut Maître Lair-Dubreuil qui rompit le charme en soupirant :

— Malheureusement je vais la reperdre ? Si vous êtes ici, c’est que vous désirez que je la vende ?

— À moins que ne vouliez l’acheter personnellement ? fit Aldo en souriant.

— Ma femme ne me le pardonnerait pas ! Elle est aussi une rareté, car elle déteste les bijoux. Puis-je vous demander qui vend cette pièce d’exception ? Vous-même ?

— Non. Et le vendeur souhaite garder l’anonymat. Vous n’y voyez pas d’inconvénient ?

— Dès l’instant où vous le représentez, les meilleures conditions sont requises. Il se trouve justement…

Il s’interrompit pour choisir sur sa table de travail un épais dossier qu’il se mit à feuilleter :

— … que nous avons dans dix jours une vacation regroupant plusieurs bijoux d’une certaine importance provenant de deux écrins dont les propriétaires sont décédées depuis peu. La « Régente » pourrait en être la pièce maîtresse… À moins que vous ne préfériez qu’elle soit vendue seule ?

— Non. Je souhaite qu’elle soit vendue le plus vite possible. Voilà plus d’une semaine que j’ai quitté Venise et j’ai hâte d’y rentrer…

— Alors nous allons faire en sorte de ne pas vous retenir trop longtemps. Je vais vous demander quelques signatures et ensuite je m’occuperai d’organiser une publicité discrète auprès de quelques collectionneurs…

En quittant l’étude de Maître Lair-Dubreuil, Morosini se sentait plus léger. La « Régente » reposait à présent dans le coffre-fort ultra-perfectionné du célèbre commissaire-priseur et il ne lui restait plus, à lui, qu’à rentrer tranquillement chez Adalbert… et à téléphoner à Vienne. Entendre la voix de Lisa et peut-être les piaillements joyeux de ses poussins était ce dont il avait le plus besoin ! Après il anticipait avec plaisir un bon dîner, une soirée paisible au coin du feu à évoquer des souvenirs ou à parler archéologie et ensuite une bonne nuit… sans soucis, sans musique tzigane, sans policiers et même sans rêves ! Il y avait longtemps qu’il n’avait éprouvé une telle sensation de fatigue…

Peut-être était-ce trop demander ? Quand, après une attente de trois heures, il obtint enfin sa communication, ce fut pour entendre au bout du fil la voix compassée de Joachim le maître d’hôtel qui lui déversa les nouvelles du jour : non, Madame la princesse n’était pas là, ni d’ailleurs Madame la comtesse ! Non, elles ne rentreraient pas ce soir ! Ni demain ou après-demain… Ces dames s’étaient rendues à Salzbourg chez des amis qui donnaient une série de concerts Mozart terminée par un grand bal.

— Et quand doivent-elles rentrer ?

— Je ne sais pas, Excellence ! Ces dames ont emporté des bagages assez… importants.

— Et les jumeaux ? Elles les ont emportés aussi ?

La voix déjà crispante se chargea de réprobation :

— Bien entendu ! Madame la princesse est une mère admirable et…

— Je le sais aussi bien que vous ! Puis-je vous prier de mettre un comble à vos bontés en me confiant chez qui elles sont ?

Il y eut un temps de silence coupé d’une petite toux sèche qui agaça prodigieusement Aldo :

— À quoi réfléchissez-vous ? S’agirait-il d’un secret d’État ?

— N… on ! Non… mais on ne peut pas leur téléphoner.

— Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— Il n’y a pas de téléphone dans un palais voué entièrement à la musique où ces sonneries énervantes seraient malvenues.

— On peut quand même y recevoir du courrier ou bien les lettres font-elles aussi trop de bruits discordants ? Alors où sont-elles ?

— Chez S. A. S. le prince Colloredo-Mansfeld, ce qui dit tout ! annonça le maître d’hôtel avec l’emphase qui convenait à tant d’illustration. On ne saurait déranger inconsidérément une si haute maison !

— Dites-moi, mon bon Joachim, je suis quoi moi ?

— Je… Évidemment ! Et je prie Votre Excellence de pardonner un regrettable oubli. Je voulais seulement dire…

— Vous avez très bien dit ce que vous vouliez dire !

Aldo raccrocha avec tant d’énergie que le téléphone faillit rendre l’âme. Il était furieux. Pas parce que Lisa s’offrait quelques jours de villégiature en compagnie de Mozart – encore qu’il n’aimât guère les Colloredo, auxquels il reprochait d’en faire un peu trop pour un génie de la musique à qui leur ancêtre avait fait mener une vie impossible ! – mais elle aurait pu l’en avertir au lieu de laisser à l’insupportable Joachim la délectation de le lui annoncer.

— Tu lui en veux ? dit Adalbert qui venait d’entrer porteur d’une pile de livres qu’il déposa sur le bureau.

— À qui ?

— À mon téléphone. Qu’est-ce qu’il t’a fait pour que tu le malmènes ?

— Il m’a mis en communication avec cet imbécile de Joachim. Lisa, sa grand-mère et les jumeaux sont à Salzbourg, chez les Colloredo et ce pompeux crétin m’en a fait tout un plat parce que sont des princes médiatisés…

— Alors que tu n’es, toi, qu’un pauvre petit prince vénitien pas médiatisé du tout et boutiquier par-dessus le marché… Tiens ! On vient d’apporter pour toi ce poulet – et il pécha sur le tas de livres une longue et étroite enveloppe bleutée ! Une dame sans doute : il sent diablement bon !

Il embaumait, en effet, et le nez d’Aldo identifia celle qui lui écrivait avant même d’avoir jeté un œil sur la signature.

— La comtesse Abrasimoff ! commenta-t-il à mi-voix. Comment a-t-elle eu mon adresse ? Ou plutôt la tienne ?

— D’où la connais-tu ?

— Je l’ai rencontrée cet après-midi chez Youssoupoff.

— C’est simple : il la lui a donnée.

— Alors il est voyant parce que je ne me souviens pas de la lui avoir confiée. Pour quelle raison l’aurais-je fait ? Il n’a aucune envie de nous revoir moi et la « Régente ».

— Alors c’est elle qui est voyante… Que te veut-elle, si je ne suis pas indiscret ?

— Elle m’invite à prendre le thé demain parce qu’elle déplore la trop grande brièveté de notre entrevue de tout à l’heure. Elle dit aussi qu’elle me connaît de réputation et qu’elle a grand besoin de conseils…

— C’est vague. Que vas-tu répondre ?

Aldo replia la lettre et la mit dans sa poche :

— Il n’y a pas de réponse. Apparemment cette belle dame ne doute pas de mon acceptation. Elle m’attend, un point c’est tout.

— Ah, ah !… Et elle est belle ?

— Insolemment. Elle doit être géorgienne, circassienne ou quelque chose comme ça…

— Et bien sûr, tu vas y aller ?

— Tu n’irais pas, toi ? Ne fût-ce que par curiosité ?

Adalbert haussa les épaules et entreprit de ranger ses bouquins dans la bibliothèque :

— Poser la question, c’est y répondre…

CHAPITRE IV

UN SOUPER CHEZ MAXIM’S

La belle Circassienne – en fait c’en était une ! – habitait près du Trocadéro(6) dans une rue tranquille, un petit appartement au troisième étage d’un immeuble haussmannien pourvu d’un ascenseur aux vitres gravées et d’escaliers réchauffés d’un chemin de tapis rouge sombre fixé aux creux des marches par des tringles de cuivre brillant. La porte en fut ouverte devant Aldo par une créature hybride qui aurait pu être la fille de Gengis Khan et de Bécassine. Il vit une figure lunaire, enserrée dans un châle de soie noire agrafé d’une épingle d’or sous le menton. Un petit nez rond y voisinait avec de cruels yeux mongols, noirs comme des pépins de pomme. Quant à la bouche elle semblait inexistante, on ne s’apercevait de sa présence que lorsque la femme parlait : une simple fente dans une boule de suif. Et qui ne s’ouvrait pas souvent.

— Je suis le prince Morosini, annonça Aldo.

— Madame la Comtesse attend Monsieur le Prince…

Elle l’introduisit dans un salon dont la banalité le surprit : un ensemble de chaises et de fauteuils couverts de soie bouton d’or entourant un canapé du même Louis XVI de grand magasin, des rideaux de velours assortis, une copie de tapis persan, un lustre à cristaux que l’on retrouvait sous forme de chandeliers de chaque côté de la cheminée sur laquelle trônait une pendule en marbre blanc. Deux tableaux de paysages sans intérêt aux murs et, tout de même, sur un guéridon, un grand vase de cristal contenant des roses à longues tiges d’un beau pourpre foncé.

C’était la seule note vivante dans cette pièce où rien n’indiquait la présence d’une jeune et jolie femme. Et encore ! Dans les salons de n’importe quel palace on en aurait trouvé autant. Il pensa que la belle Tania avait dû louer cet appartement meublé. Mais, quand elle apparut le décor sembla s’éclairer par la magie de son extrême beauté.

Comme la veille elle était vêtue de noir – Aldo devait découvrir qu’elle ne portait jamais de couleurs –, ce qui était une gageure pour une brune aussi profonde mais l’éclat de ses yeux bleus, son teint de camélia, diffusaient leur propre lumière. Elle portait une robe en crêpe de Chine qui devait venir de chez Jean Patou. Grâce à Lisa, qui faisait autorité en la matière bien qu’elle s’habillât de préférence chez Jeanne Lanvin, Aldo connaissait les caractéristiques de presque tous les couturiers parisiens. Le drapé d’une robe en apparence simple, était pour lui révélateur mais il s’intéressa aussi à la broche de saphirs clairs et de diamants qui semblait fixer ce drapé à l’épaule. Cependant, la jeune femme s’avançait vivement vers lui les mains tendues :

— Félix ne nous a même pas laissé le temps de faire connaissance ! dit-elle avec un éclatant sourire. Pourtant, vous êtes peut-être l’homme au monde que je souhaite le plus rencontrer !

Il prit les mains offertes, en baisa une et rendit sourire pour sourire :

— Puis-je savoir ce qui me vaut une attention aussi flatteuse ?

— La modestie ne vous va pas, mon cher prince ! Comme si vous ne saviez pas que pour un grand nombre de femmes, en Europe et aussi ailleurs sans doute, vous représentez toutes les fulgurances des plus beaux diamants, des rubis rares, des émeraudes les plus sublimes, tous ces joyaux qui ont paré des souveraines ou des empereurs. Vous appartenez un peu aux Mille et Une Nuits !

— Je vous jure que je ne possède ni lampe merveilleuse ni tapis magique et, pour celles qui aiment les parures exceptionnelles, un joaillier comme Chaumet ou Boucheron est infiniment plus passionnant que moi. Seuls les joyaux historiques m’attirent…

— Et collectionneur ! Cela se sait aussi. Mais, je vous en prie, asseyez-vous et causons !… Ou plutôt, allons prendre le thé ! Je crois qu’il nous attend…

Dans une salle à manger aussi banale que le salon, le décor n’était réchauffé que par le samovar placé au centre d’une table garnie de pâtisseries et des ingrédients nécessaires à un thé à la russe. La fille de Gengis Khan était là elle aussi mais elle s’esquiva sur un signe de sa maîtresse… Après avoir goûté le thé servi par de fines et expertes mains blanches ornées d’un seul diamant, Morosini demanda :

— Comment avez-vous eu mon adresse actuelle ? Ce n’est pas à cet endroit que j’habite en général lorsque je viens à Paris.

Par-dessus le bord de la tasse elle leva sur lui un regard plein d’innocence :

— Je l’ai demandée à Félix. Un passage chez votre concierge a confirmé.

Un concierge étant fait pour renseigner autant que pour garder, Aldo se résigna à n’exercer quelques représailles que ce soit sur celui d’Adalbert :

— C’est en effet bien naturel, marmotta-t-il en essayant de se souvenir s’il avait vraiment donné cette adresse à Youssoupoff. À présent me direz-vous en quoi je peux vous être utile ?

Elle essuya délicatement ses jolies lèvres avec une minuscule serviette brodée puis enveloppa son visiteur d’un sourire ensorcelant :

— Vous pourriez m’aider à retrouver certains joyaux de famille disparus à la suite de la Révolution. Mon défunt époux était un diplomate qui a senti venir le vent et a eu la prudence d’investir des capitaux en Europe de l’Ouest. Ce qui me permet de vivre convenablement. C’était un homme d’âge mûr et plein d’expérience et je le remercie chaque jour d’avoir ainsi veillé à ma sécurité future mais nous possédions aussi des bijoux de grand prix. Malheureusement ils nous ont été volés quand nous avons fui Saint-Pétersbourg. Aussi je souhaiterais…

— Permettez-moi un instant, comtesse ! fit Aldo en l’interrompant d’un geste de la main. Je dois vous mettre en garde contre une information peut-être un peu sommaire. Je suis avant tout antiquaire et, si je porte aux bijoux un intérêt que j’avoue bien volontiers passionné, c’est pour leur beauté, bien sûr, mais aussi pour leur histoire. Or je sais que la Russie impériale renfermait une fabuleuse collection de joyaux répartis chez de nombreux particuliers en dehors du trésor des tsars mais je n’ai pas vocation à rechercher tel ou tel bijou de famille, infiniment précieux sans doute pour ses possesseurs mais qui me laisserait indifférent.

Le ton était ferme, un peu sec peut-être mais c’était volontaire. Ce n’était pas la première fois qu’une jolie femme le priait de lui rechercher sa rivière de diamants ou son sautoir de perles subtilisé par un valet indélicat ou simplement perdus. Il n’était ni policier ni détective privé et ce genre d’investigations ne le regardait pas. Aussi préférait-il annoncer sans tarder la couleur et couper court à un entretien sans objet. Tant pis si la belle Tania se fâchait !

Or elle n’en fit rien, lui servit une autre tasse de thé et sourit de nouveau tandis que sa voix atteignait d’étranges suavités :

— Mais je ne vous demande pas de courir après n’importe quoi ! Nous possédions quelques pièces historiques. D’abord une paire de bracelets de rubis ayant appartenu à la reine Marie-Antoinette…

Aldo retint un soupir excédé. Marie-Antoinette ! Encore elle ! Si la superbe et pauvre reine avait possédé les bijoux qu’on lui attribuait, elle aurait du transformer la moitié du château de Versailles en coffre-fort. Il se contenta de murmurer :

— La reine ne portait jamais de rubis. Elle aimait presque exclusivement les diamants et les perles. Les saphirs aussi qui s’accordaient si bien à ses yeux… comme vous le faites d’ailleurs !

— Vous croyez ? Mon époux cependant était formel. Il disait en avoir les preuves. En somme il pouvait s’agir d’un présent fait par un souverain étranger par le truchement de son ambassadeur…

— Un ambassadeur digne de ce nom commençait par se renseigner sur les goûts de la personne destinée à recevoir un présent de son maître, surtout lorsqu’il s’agissait d’une femme aussi célèbre que Marie-Antoinette.

— N’importe qui peut se tromper. Ce qu’il reste est que j’ai porté jadis ces deux bracelets qui sont proprement fabuleux, vraiment dignes d’entrer dans un trésor royal. En outre je sais où ils sont.

— En ce cas je ne vois pas ce que peut être mon rôle.

— Celui de négociateur. J’ai vu il y a quelques jours mes bracelets chez le maharadjah de Kapurthala. Ils étaient aux bras de la princesse Brinda…

Morosini sauta moralement en l’air :

— Et vous voulez que j’aille lui demander de vous les vendre ? Que ne l’avez-vous fait vous-même ?

— Les femmes sont de peu d’importance chez les Hindous, même si le maharadjah les aime beaucoup. Un homme de votre réputation réussirait mieux que moi. Et il ne s’agit pas d’acheter mais de me faire rendre ce qui m’appartient…

Tout simplement ! Aldo en avait assez entendu. Cette femme devait être folle. Il se leva, s’inclina :

— Désolé, comtesse, mais il ne faut pas compter sur moi pour une entreprise dont le bien-fondé n’est pas vraiment établi. Au surplus vous demandiez un négociateur alors que c’est un récupérateur qu’il vous faut. Enfin, avant la guerre, mes parents ont beaucoup connu au château de Chaumont, chez la princesse de Broglie, le maharadjah, qui est un homme charmant et un grand ami de la France. Je n’ai aucune envie que des retrouvailles avec lui se présentent sous des auspices aussi déplaisants.

— Allons ! Ne nous fâchons pas et restez encore un peu ! Oublions les bracelets ! Je tiens à ce que nous devenions amis.

Ses beaux yeux suppliaient, pleins d’une repentance qui semblait sincère et, à moins de se conduire comme un goujat, Aldo ne pouvait que se rasseoir.

— Je ne demande pas mieux, madame, à condition que vous ne me demandiez plus l’impossible. À propos, ce que vous venez de me dire m’étonne : le maharadjah est déjà arrivé à Paris ? En général il arrive plus tard.

— Oui, il a avancé son séjour à cause des fêtes de son jubilé qui doivent avoir lieu à l’automne. Il a passé des commandes importantes à des joailliers parisiens et il vient voir ce qu’on lui prépare. Mais changeons de sujet ! Savez-vous ce que vous devriez faire pour sceller notre amitié ?

— J’espère que vous allez me le dire.

— M’inviter à dîner ce soir dans un endroit agréable ! Je suis libre pour une fois et j’ai envie de sortir avec vous. Ne fût-ce que pour faire enrager quelques-unes de ces femmes dont je vous parlais tout à l’heure !

— Je pense qu’il vous suffit de paraître pour atteindre ce but.

— Peut-être, mais avec vous ce sera plus amusant ! Venez me prendre à huit heures. Si j’étais un peu en retard Tamar vous ferait patienter…

— Je préférerais vous attendre dans une voiture. Elle n’est pas très divertissante…

— Mais tellement dévouée !… Faites comme il vous plaira…

— Eh bien, je monterai dire que je vous attends !

— Tu sors avec une femme, toi ? s’écria Vidal-Pellicorne, scandalisé. Tu as songé à Lisa ?

— Lisa est à Salzbourg où elle prend un bain de Mozart et certainement pas en la seule compagnie de sa grand-mère. En outre elle sait très bien que lorsque je voyage je ne vole pas de monastère en monastère. Enfin ce n’est pas moi qui ai formulé l’invitation. C’est elle qui m’a demandé de l’emmener dîner. Difficile de refuser, n’est-ce pas ?

— Quelque chose me dit que si elle avait été affreuse tu te serais arrangé pour te défiler. J’ai bien envie de vous accompagner !

— Et quoi encore ? Tu veux jouer les duègnes ?

— J’ai toujours rêvé d’être le frère aîné de quelqu’un…

— De Lisa, par exemple ? Eh bien, ce soir je sors sans mon beau-frère. D’ailleurs, rassure-toi, j’ai changé le programme…

Il avait réfléchi, en effet, à la trop longue promiscuité que représentait un dîner en tête à tête qu’il fallait prolonger, si l’on savait vivre, par une visite à un cabaret élégant. Ce qui signifiait boire peut-être un peu trop et, en conclusion, se voir invité à prendre un dernier verre chez la dame. À moins d’être amoureux, on se lasse de la contemplation d’un visage, si ravissant soit-il. En consacrant une partie de la soirée à l’art on gagnerait un temps appréciable.

— J’espère que vous n’avez pas trop faim ? déclara-t-il gaiement quand le colonel Karloff ouvrit devant eux la portière de son taxi.

Le hasard avait voulu que Morosini tombe sur lui en rentrant chez Adalbert et il avait décidé de s’assurer de ses services en priorité, ce qui était possible en téléphonant dans certain bistrot de la place Clichy.

— Je vous emmène à l’Olympia, après quoi nous irons souper chez Maxim’s.

Si elle éprouva une déception, elle n’en montra rien.

— Qu’allons-nous voir à l’Olympia ?

— L’Argentina, voyons ! J’espère que vous aimez le flamenco ?

Elle se mit à rire :

— Vous pensez que je suis saturée de danses russes et qu’un changement de décor me fera du bien ? Ce n’est pas une mauvaise idée.

Son entrée dans la célèbre salle de spectacle ne passa pas inaperçue. Sur une robe de velours noir à manches longues montant jusqu’au cou mais laissant le dos pratiquement nu, elle portait une sorte de domino court, de même tissu, que fermait sous le menton un gros nœud de satin noir. Une broche de diamants et de perles éclairait la robe, assortie à une série de bracelets qui s’entrechoquaient à son poignet droit, sa main gauche ne portant que le diamant remarqué dans l’après-midi par Aldo.

« Elle est vraiment très belle, pensa-t-il en considérant un instant le fin profil penché sur le programme. Mais pourquoi si triste ? »

Il aurait juré, en effet, que les jolies lèvres si tendrement ourlées tremblaient un peu. Lui aurait-il fait de la peine en l’emmenant à ce spectacle ?

Le rideau se levait sur un décor de rue espagnole brûlée de soleil, où des passants allaient et venaient et où bientôt s’inscrivit la longue silhouette rouge et noire de la célèbre danseuse encore prolongée par la traîne aux volants multiples de sa robe sévillane. L’Argentina n’était pas vraiment belle avec ses grandes dents éclatantes où elle se plaisait à planter une rose rouge mais, quand se mirent à crépiter les castagnettes répondant au martèlement de talons qui entraînait le corps de la femme dans l’envol de sa jupe à multiples étages, Morosini oublia sa compagne pour se laisser emporter par le rythme de la danse. Cette femme avait le don de fasciner les foules et chacun des numéros de son programme soulevait des tonnerres d’applaudissements…

Quand les lumières de l’entracte se rallumèrent, force fut à Aldo redescendu de son nuage de constater que son invitée n’avait pas applaudi et même qu’elle avait l’air de s’ennuyer :

— Vous n’aimez pas ? demanda-t-il.

— Non, soupira-t-elle avec un haussement d’épaules lassé. Je ne comprendrai jamais pourquoi cette femme fait courir les foules. Elle est laide…

— Je vous l’accorde mais son immense talent le fait oublier !

— À condition d’aimer sa musique et moi je ne l’aime pas.

Aussitôt, Aldo fut debout, lui tendant la main pour l’aider à se lever :

— Partons ! Mais vous auriez dû me le dire plus tôt. Jamais je ne vous aurais amenée ici. Je pensais seulement vous faire plaisir, ajouta-t-il en manière d’excuses.

— Nous ne nous connaissons pas encore assez pour que vous sachiez mes goûts. Et puis j’ai très faim !

— Alors, allons souper !

— N’est-ce pas un peu tôt ?

— C’est sans importance. On ne nous jettera pas pour autant à la rue et notre table est retenue. Nous aurons un peu moins de monde, voilà tout !

— Personnellement je ne m’en plaindrai pas. J’aurais même préféré un petit bistrot dans un coin tranquille…

— Habillée comme vous l’êtes ? Votre coin tranquille se changerait vite en meeting. Mais si vous n’aimez pas Maxim’s nous pouvons aller ailleurs ?

Elle serra contre elle le bras de son compagnon auquel elle s’appuyait et sourit :

— Non, c’est très bien ! Ne faites pas attention : il y a des moments où je deviens un peu folle, je crois…

— Cela vous va si bien !…

C’est apparemment ce que pensa Albert, le célèbre et bedonnant, l’universel maître d’hôtel du fameux restaurant quand il les accueillit. Son regard, discrètement appréciateur, pétilla à la vue de la jeune femme et il salua Aldo en homme qui sait son monde, puis il les guida vers l’une des tables les plus en vue de la salle qui avec ses acajous sculptés, ses cuivres et ses sièges de cuir rouge était l’un des chefs-d’œuvre du modern style. Morosini chuchota :

— La comtesse préférerait un coin tranquille, Albert !

— Comme c’est dommage ! J’ajoute que les coins tranquilles sont rares ici.

Il les mena cependant à une table d’angle où Tania s’installa avec un soupir de satisfaction.

— Maintenant je boirais bien un peu de champagne ! soupira-t-elle en faisant glisser ses longs gants noirs qui montaient plus haut que le coude.

Pendant qu’Aldo établissait leur menu, elle caressait tour à tour ses bracelets et le diamant de son annulaire mais semblait à nouveau absente.

— Vous aimez vraiment les bijoux, n’est-ce pas ? fit Morosini qui l’observait depuis un instant.

— Je les adore ! Ils sont ce que la terre et les hommes font de plus beau !

— Vous êtes dure pour l’espèce humaine. Et si vous me parliez de ceux que vous recherchez ?

— Plus tard, s’il vous plaît. Il y a une question qui me brûle les lèvres depuis cet après-midi : cette perle que j’ai vue chez Félix, qu’en avez-vous fait ? Vous l’avez littéralement escamotée…

— Elle a regagné son coffre tout simplement.

— Vous l’aviez apportée à Félix pour qu’il l’achète ?

— Pas vraiment. Pour la lui montrer.

— À qui appartient-elle ? À vous ?

— Pas à moi, non. Quant au propriétaire, je ne suis pas autorisé à le nommer. C’est, vous le savez peut-être, l’une des lois de notre profession : le secret absolu sauf si l’on nous en délie, ce qui n’est pas le cas.

— Dommage ! Je n’ai fait que l’entrevoir et j’aurais aimé pouvoir la contempler à mon aise. Je ne pensais pas qu’en dehors de la Pérégrine il en existe une autre de cette taille. Elle a un nom ?

— Oui. La « Régente » !

— C’est joli…

Elle avait choisi des huîtres mais, avant de les attaquer, elle soulevait d’une petite fourchette délicate chacune de celles disposées dans son assiette.

— Vous cherchez les perles ? fit Morosini amusé.

— Un coup de chance est toujours possible. C’est arrivé à l’une de mes amies, un jour.

La salle se remplissait peu à peu d’hommes en habit ou en smoking et de femmes très parées, Tania se résignait à manger ses huîtres quand, soudain, elle se mit à tousser et son visage disparut dans sa serviette. En même temps, elle se levait :

— Excusez-moi ! fit-elle d’une voix étouffée. Je… je reviens !

Et elle disparut en direction des toilettes, si vite qu’Aldo eut juste le temps de se lever aussi comme le voulait le code des bonnes manières. Décidément cette soirée n’était pas une réussite ! Tout semblait marcher de travers à plaisir ! Abandonnant lui aussi son assiette, il alluma une cigarette et attendit…

Il attendit même un bon moment avec une nervosité croissante. Deux cigarettes se consumèrent sans que Tania reparût. Plus agacé qu’inquiet – il n’était pas possible qu’elle fût malade avec ce visage rayonnant de beauté ! –, il se disposait à aller voir ce qu’il en était quand Albert s’approcha pour lui dire que sa belle compagne le priait de l’excuser, que prise d’un malaise qui se prolongeait, elle choisissait de rentrer :

— Le chasseur lui a cherché un taxi et elle est partie.

Il n’avait pas besoin de chuchoter, le bruit de l’orchestre et des conversations les isolant suffisamment.

— Pourquoi ne pas m’avoir fait appeler si elle était souffrante à ce point ?

Albert toussota, visiblement gêné :

— En fait elle est partie depuis quelques minutes et ne s’est rendue aux lavabos que pour se laver les mains et laisser sa serviette à Madame Yvette. Elle semblait très pressée de s’en aller. Au point d’attendre son taxi sur le trottoir… Je vais faire changer les huîtres de Votre Excellence : elles vont être chaudes…

— Non. Enlevez seulement les siennes ! Je n’ai pas l’intention de lui courir après et je vais souper, parce que figurez-vous, Albert : j’ai faim !

— Si Votre Excellence le permet, je lui confierai que j’en suis enchanté, les visites de Votre Excellence sont trop rares. Je vais veiller personnellement à ce que ce repas soit… inoubliable.

— C’est gentil mais, Albert, connaissiez-vous déjà la comtesse ?

Cette fois le maître d’hôtel se pencha pour répondre à voix contenue :

— Son visage est de ceux que l’on oublie difficilement. Je crois qu’elle est venue deux fois, il y a de cela plusieurs mois et il me semble bien qu’elle était accompagnée d’un des invités de M. Van Kippert, le milliardaire américain qui est arrivé peu avant le malaise de madame la comtesse.

— Lequel ?

— Celui qui est en face de lui. Un noble espagnol, le marquis d’Agalar. Très riche lui aussi à ce que l’on dit…

— Eh bien, voilà de quoi me distraire ! Merci Albert ! J’essaierai de me faire moins rare… ajouta-t-il sans en penser un mot.

Tout en achevant son souper Aldo observa le groupe d’une dizaine de personnes qui entourait l’Américain : quelques très jolies femmes fort endiamantées dont Morosini attribua la provenance aux États-Unis et des hommes qui lui étaient inconnus. La plus jeune de ces femmes, une jeune fille sans doute, semblait la cavalière attitrée du marquis en question sur lequel il concentra son attention : très brun avec des yeux sombres d’oriental – le sang des anciens rois maures devait couler dans ses veines –, un profil acéré, une bouche dédaigneuse au sourire de loup. Aldo l’étiqueta aussitôt d’une brève formule :

— Un beau type mais une très sale gueule ! Doit tout de même plaire à certaines femmes…

C’était le cas certainement de la jeune fille en robe de tulle blanc. Elle était très blonde avec de jolies épaules encore frêles et riait de tout ce que lui disait le beau marquis en le buvant des yeux. Difficile de croire pourtant qu’il pût être si drôle !

Un moment plus tard, en quittant la salle, une cigarette au bout des doigts, Aldo fit signe au maître d’hôtel de le rejoindre.

— Votre Excellence nous quitte déjà ?

— Oui, Albert, et le souper était parfait en tous points. Dites-moi ! Que savez-vous de ce marquis d’Agalar ? Est-il marié ?

— Non. Il est de ceux qui cueillent les femmes, les respirent puis les rejettent. Parfois en les écrasant du talon, dit-on. Très noble famille, belle fortune. La famille tout au moins, et on le dit généreux avec ses conquêtes. Cependant je crois qu’il envisagerait volontiers un mariage avec la petite Van Kippert, qui, elle, se verrait bien marquise.

— Je ne suis pas certain que ce soit une bonne idée !…

Sur le seuil du restaurant, Morosini hésita, consulta sa montre ; il n’était guère plus de minuit : une heure encore décente pour rendre visite à une jolie femme ? Peu désireux de donner l’adresse au chasseur pour qu’il la communique au taxi, il partit en direction de la Madeleine, du pas nonchalant de qui a bien soupé et s’accorde une petite marche digestive. Une fois hors de vue il héla un taxi en maraude et ne fut qu’à peine surpris de reconnaître le colonel Karloff. Du coup, au lieu de monter à l’arrière, il voulut s’installer auprès de lui mais le vieux bougon s’y refusa :

— Pas question de vous faire cadeau de la course ! marmotta-t-il. Et si le drapeau est mis, c’est que j’ai un client. Alors montez derrière !

— Ça va pas être commode pour causer ! Au fait, je vais rue Greuze.

Il se résigna à s’asseoir sur un strapontin et ouvrit la vitre de séparation.

— Comment ça va ? fit-il aimablement.

— Comment voulez-vous que ça aille ? La police est continuellement à mes basques.

— Ils ont pourtant retrouvé le corps ? Que veulent-ils de plus ?

— Est-ce que je sais, moi ? Toujours est-il qu’ils ne se lassent pas de me faire raconter cette foutue fin de nuit. À croire qu’il s’agit du Petit Chaperon rouge, que je suis leur grand-mère et eux mes petits-enfants ? Comme si je n’avais rien d’autre à faire !… Et le gamin est dans le même cas que moi mais lui, ça lui ferait plutôt plaisir : vous pensez ! ça le pose auprès des copains. Et lui au moins il a quelque chose à dire… même si c’est toujours pareil.

— Que peut-il dire de plus ?

— Vous oubliez qu’il a vu les ravisseurs ? Les « chaussettes à clous » espèrent encore lui tirer un petit détail supplémentaire. Que voyez-vous de drôle là-dedans ? aboya-t-il en réponse à l’éclat de rire de son client.

— Vos étonnantes facultés d’adaptation, mon cher colonel. Vous parlez comme un vrai chauffeur de taxi…

— Que je suis ! J’attrape très vite le langage du milieu dans lequel je vis. Si vous m’aviez entendu avec mon cheval ! ajouta-t-il avec une note de tristesse dans la voix.

Pour toute réponse, Aldo posa sa main sur l’épaule du vieil homme et la pressa. Puis pour changer de sujet :

— Connaissez-vous la comtesse Abrasimoff ?

— Elle non, mais j’ai connu son mari. Il était beaucoup plus vieux qu’elle et affreusement riche. Il avait la passion des bijoux et elle, je ne l’ai vue qu’une fois : à tomber à genoux tellement elle était belle ! On lui prêtait d’ailleurs des aventures…

— Pas étonnant ! Elle est vraiment ravissante mais je ne suis pas sûr qu’elle soit très heureuse…

— C’est difficile de l’être quand on est russe et de nos jours. Elle au moins a de quoi vivre, il me semble ?

— On dirait mais ce qu’elle voudrait retrouver, ce sont ses bijoux qui lui ont été volés…

— Vraiment ? Eh bien, le gars qui a fait le coup n’a pas perdu sa journée ! Le vieux Sergueï la couvrait littéralement de diamants, de saphirs, d’émeraudes et de perles. Jamais de rubis : il disait que leur couleur ne s’accordait pas avec ses yeux. Je crois bien qu’elle avait plus de bijoux que la tsarine.

— Jamais de rubis ? Vous en êtes sûr ?

Karloff haussa les épaules :

— Je vous dis ce qu’on m’a dit. Tenez, voilà votre rue Greuze.

— Arrêtez-moi au numéro 7.

— Je vous attends ?

— Très volontiers ! Je n’en aurai pas pour longtemps. Au fait, ajouta-t-il avec un sourire, c’est là qu’habite la comtesse.

L’ancien colonel de cosaques se retourna pour considérer son passager :

— Là ? Il n’y a pas longtemps alors ? Dans le milieu des taxis on sait tout et j’ai entendu dire qu’elle habitait une des plus belles maisons du quai d’Orsay.

— Elle a dû déménager. À tout à l’heure ! On ira prendre quelque chose pour se réchauffer avant que vous ne me rameniez…

Il eut quelque peine à se faire ouvrir. Le concierge devait avoir le sommeil dur ! Enfin le système d’ouverture daigna se déclencher et il put pénétrer dans la maison en criant le nom de la comtesse comme il était d’usage dans les immeubles parisiens… Mais se faire ouvrir la porte de l’appartement fut une autre histoire. Une voix rude bien que féminine répondit assez vite à son coup de sonnette mais Aldo dut parlementer tant bien que mal jusqu’à ce que la voix de Mme Abrasimoff se fît entendre derrière le vantail :

— Que voulez-vous ? demanda-t-elle sur un ton où vibrait la colère.

— Savoir comment vous allez. Vous avez disparu si brusquement !

— Je vais bien, merci. Et ne me dites pas que vous vous souciez de ma santé. Vous avez mis du temps à vous en inquiéter…

— Quand une femme désire s’écarter, il peut être indiscret de lui courir après.

— C’est pourtant ce que vous faites… à retardement. Alors allez-vous-en et laissez-moi dormir.

Une sorte de sourd grondement se faisait entendre, signe certain que l’aimable Tamar n’était pas loin et prête à jouer les chiens de garde.

— Je voudrais vous parler. Est-ce si difficile ?

— Très. Qu’avez-vous à me dire ?

— Rien à travers la porte… mais je suis peu disposé à en bouger.

Il y eut un petit conciliabule entre les deux femmes et, finalement, le bruit d’une chaîne qu’on retirait se fit entendre : la porte s’ouvrit.

— Entrez ! grogna la fille de Gengis Khan.

L’entrée était obscure mais la fine silhouette de Tania se découpait sur le seuil éclairé du salon. Elle était encore tout habillée et ne sortait certainement pas de son lit. Aldo la suivit.

Elle alla se pelotonner près de la cheminée, où le feu était allumé, sur un amoncellement de coussins jetés au pied d’un des absurdes fauteuils Louis XVI. Un verre embué contenant un liquide transparent qui ne devait pas être de l’eau était posé à côté. Elle s’en empara aussitôt et le vida d’un trait :

— C’est une mauvaise habitude de boire seule ! remarqua doucement Morosini. Cela donne en général de tristes résultats.

— Vous en voulez ?

Se retournant sur son lit de coussins, elle pécha derrière elle une bouteille de vodka, ordonna à son visiteur d’aller se chercher un verre dans un cabaret posé sur une table et le remplit avant d’en faire autant pour le sien :

— Cul sec ! intima-t-elle en joignant le geste à la parole avant de jeter le verre et de se laisser aller dans ses coussins avec un étirement plein de lassitude et de grâce.

— Alors ? Qu’avez-vous à me dire ?

Aldo ne répondit pas immédiatement. Il la regardait en pensant que c’était une bonne chose d’être marié – et marié à Lisa ! – parce que cette femme était diablement séduisante avec ses grands yeux pâles embrumés par l’alcool et cet allongement de son corps qui en accusait le galbe et laissait voir à la limite de la peau, une jambe ravissante dans un bas de fine soie noire.

— Eh bien, soupira-t-elle. Vous ne dites rien ?

Elle le tentait délibérément et en d’autres temps il eût peut-être cédé. Faire l’amour est une excellente façon d’oublier un moment ses soucis mais quelque chose lui disait qu’avec cette femme ceux-ci pourraient s’en trouver aggravés. Et puis le respectable père d’Antonio et d’Amelia ne se roulait pas par terre – même avec des coussins ! – en compagnie d’une belle inconnue douteuse !

— Je me posais une question, répondit-il enfin, mais le mieux est que je vous la pose à vous : pourquoi avez-vous tellement peur du marquis d’Agalar ?

L’effet fut magique : aussitôt la sirène retrouva la terre ferme et tous ses dangers. Elle pâlit et ses doigts minces s’entrelacèrent, se serrèrent, bien qu’elle essayât de donner le change :

— Pourquoi pensez-vous que j’en ai peur ? Et d’où le connaissez-vous ?

— Je ne le connais pas, fit paisiblement Aldo, mais vous allez y remédier. Quant à en avoir peur : dites-moi donc pourquoi vous avez simulé une quinte de toux dès l’instant où il a pénétré dans le restaurant.

— C’était une vraie quinte de toux !

— Opportune, alors ? Elle s’est arrêtée pile quand vous êtes sortie. Vous avez confié votre serviette à la dame-pipi et vous avez réclamé un taxi que vous êtes allée attendre dans la rue. Vrai ou faux ?

— Vrai…

Elle admettait en ne disant rien de plus. Assise à présent dans ses coussins elle jouait nerveusement avec l’un de ses bracelets. Aldo s’assit près d’elle mais sur le tapis et en tailleur. Il prit, dans son étui d’or, une cigarette qu’il alluma et plaça d’autorité entre les lèvres de la jeune femme avant de se servir.

— Si vous me disiez la vérité, Tania ? Il me semble que cela vous ferait du bien. Qui est ce type d’abord ?

Elle tira quelques bouffées avec une sorte d’avidité puis soupira :

— Mon amant jusqu’à ces temps derniers. Et aussi mon ami. Du moins je le croyais…

— Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?

Elle raconta alors sa rencontre avec José d’Agalar à l’une des grandes soirées de Paris organisées au bénéfice du Comité de secours aux réfugiés russes. Un ami commun les avait présentés et, pendant des semaines, ils ne s’étaient plus quittés. Agalar se disait passionnément amoureux et il avait faite sienne la quête de son amie à la recherche des bijoux envolés.

— J’étais tellement heureuse ! exhala la jeune femme. Il m’en a retrouvé deux. Pas les plus importants, bien sûr, mais c’était déjà un début. Et il a réussi à les avoir pour un prix vraiment doux…

— Parce qu’il vous les a fait payer ?

— Quoi qu’on en dise, il n’a guère de fortune. C’est sa famille qui est très riche. Quant à moi, il était normal que je dédommage un peu les innocents possesseurs de ces bijoux volés. Et puis je l’aimais à un point que vous n’imaginez pas. Je songeais même à l’épouser quand il m’a fait comprendre qu’il n’y tenait pas, préférant rester célibataire pour ne pas offenser les siens qui lui tenaient en réserve une fiancée quasi princière…

— Première blessure ? fit Aldo.

— Bien entendu. Je suis, moi aussi, de noble maison et je ne voyais pas pourquoi le duc, son père, ne m’accepterait pas. Je l’ai dit et pendant un temps il s’est écarté de moi : il boudait. Mais je le répète, j’étais folle de lui. Et puis, un jour, il a levé pour moi un coin du voile quand il m’a demandé de l’aider, personnellement, dans le recouvrement de mes trésors… et de quelques autres. Il m’indiquerait les maisons intéressantes et je devrais m’y faire recevoir – ce qui évidemment m’est très facile ! –, y nouer des liens d’amitié, ce qui me permettrait de lui communiquer tous les renseignements dont il pourrait avoir besoin sans que jamais il apparaisse lui-même…

— ... après quoi, une belle nuit, vos « amis » se verraient dépouillés de leurs plus belles pièces, conclut Aldo pour qui ce récit un peu embarrassé devenait limpide. Autrement dit, le beau marquis est un simple cambrioleur.

— C’est ce que j’ai pensé aussi et c’est pourquoi j’ai refusé. Il m’a expliqué alors qu’il fallait que je sache ce que je voulais : ceux qui refusaient toute tractation pour me rendre ce qui m’appartenait ne méritaient, selon lui, aucune considération morale. Je lui ai alors fait observer que la grosse émeraude dont Mme Pecci-Blunt déplorait la perte ne m’avait jamais appartenu. Il m’a répondu qu’il avait bien le droit de penser à lui et que l’émeraude en question venait de sa propre famille et qu’un ancêtre, compagnon de Cortez, l’avait prise jadis dans le trésor de Montezuma.

— Il a réponse à tout, le bougre !

— Plus encore que vous ne l’imaginez ! Il m’a dit encore que désormais nous étions associés et que bon gré mal gré il fallait que je continue à l’aider parce que, au cas où je l’abandonnerais, il s’arrangerait pour que tout retombe sur moi. Même chose si je prévenais la police. Et il m’a conseilla de réfléchir le temps du séjour qu’il allait effectua chez les siens, en Andalousie. D’évidence il vient de rentrer.

— Et sa première visite n’a pas été pour vous ?

— Donnez-moi une autre cigarette !

Cette fois il la laissa l’allumer elle-même et tirer, comme précédemment, deux ou trois bouffées avant de poursuivre :

— Cela eût été difficile ! Dès qu’il a eu le dos tourné, j’ai loué en hâte cet appartement et je suis venue m’y installer. Auparavant j’habitais quai d’Orsay et j’ai laissé là-bas beaucoup de beaux objets, mais je ne songeais qu’à une chose : lui échapper.

— Vous n’avez fait que traverser la Seine. Pourquoi n’êtes-vous pas partie plus loin ? En Angleterre, en Suisse, en Amérique ?

— Je n’aime que Paris. En outre l’idée de mettre une trop grande distance entre moi et les pierres que je cherche me crève le cœur.

— À propos de cœur, où en est votre grand amour pour don José ?

— Je ne sais pas vraiment, parce que je ne me suis pas posé la question. Mais je crois bien qu’il n’en reste pas grand-chose ! À présent, vous comprenez, j’ai peur de lui.

— Hum !… Admettons ! Mais en ce cas vous devriez vivre cachée, ensevelie sous des châles, des manteaux, des voiles. Que faisiez-vous chez le prince Youssoupoff et habillée à ravir ?

— Félix est un ami, un vrai et je suis chez lui en parfaite sécurité. En outre, José n’est pas admis dans le monde russe ou ce qu’il en reste. Il est arrogant, brutal et il a tué en duel le jeune Wronsky après la plus stupide des altercations.

— Que n’a-t-il vécu au temps d’Anna Karénine ! La pauvre femme n’aurait jamais fini sous un train et la terre aurait été privée d’un beau livre ! Dites-moi maintenant pourquoi vous avez voulu sortir avec moi ?

— Parce que je ne le savais pas rentré… et aussi parce qu’en vous rencontrant j’ai eu l’impression que le ciel répondait à mes questions angoissées concernant l’homme idéal…

C’était peut-être flatteur mais Morosini ne put s’empêcher de trouver cela inquiétant. Il se releva aussitôt pour reprendre place sur un fauteuil :

— Merci bien, mais comment l’entendez-vous ? En quoi suis-je idéal ?

— En ce que vous êtes celui qui connaît le mieux les pierres, qui dispose de grands moyens, qui est admis… et même recherché dans n’importe quelle société et que vous représentez la meilleure garantie possible si vous me prenez sous votre protection…

— Cela fait beaucoup tout ça et je crois qu’il est temps de mettre les choses au point. Je ne demande pas mieux que de vous aider… dans certaines limites toutefois…

— Quelles limites ?

— Celles de la légalité. Pas question avec moi de se procurer des bijoux en les volant ! En outre, il faut que vous admettiez que je ne suis pas parisien, que j’habite Venise et que cela met entre nous une grande distance kilométrique. Enfin, si devenir votre… protecteur officiel est infiniment flatteur pour la vanité d’un homme, il ne peut en être question quand cet homme est marié et qu’il aime sa femme !

Elle ferma à demi ses longues paupières en esquissant la plus jolie moue qui soit :

— Presque tous les hommes intéressants sont mariés et tous sans exception prétendent aimer leur femme… Cela ne tire pas à conséquence.

— Sans doute êtes-vous mieux placée que moi pour en juger mais ce n’est pas chez moi une parole en l’air, un terme convenu. Et si je dis que j’aime celle qui porte mon nom, c’est la vérité du bon Dieu ! Aucun de ceux qui la connaissent n’en douterait un seul instant. Mais changeons de sujet, voulez-vous ? Et montrez-moi plutôt les bijoux que votre José vous a « aidée » à retrouver !

D’un mouvement souple, elle se releva, quitta le salon et revint au bout d’un instant, portant un écrin de cuir fatigué griffé d’armoiries dédorées qu’elle ouvrit en le lui tendant : il contenait une croix d’émeraudes et de perles ainsi qu’une paire de pendants d’oreilles assortis. La facture en était ancienne, le style archaïque mais les pierres semblaient belles. Pour mieux les étudier, Aldo tira de sa poche la petite loupe de joaillier qui ne le quittait pas plus que son mouchoir, son étui à cigarettes ou son portefeuille, la coinça dans son orbite en s’approchant d’une lampe posée sur une table.

L’examen fut bref. Il ne l’avait entrepris que pour confirmer ce qu’il avait cru voir au premier coup d’œil : les montures d’or étaient anciennes mais émeraudes et perles étaient d’autant plus neuves qu’elles étaient fausses. Ainsi ce bandit d’Agalar avait osé revendre – à vil prix mais tout de même ! – à cette malheureuse des bijoux dont il avait remplacé le plus important et qui ne valaient plus que le poids de l’or qui les composait. Cependant il ne laissa rien paraître, garda pour lui ses réflexions, referma l’écrin et le rendit à sa propriétaire :

— Vous les portez quelquefois ?

— Jamais. José m’a bien recommandé de les garder secrets pendant quelque temps. Ils ne sont d’ailleurs plus très à la mode et il vaut mieux attendre que le temps passe pour les faire remonter…

« Ben voyons ! pensa Aldo. Le bonhomme n’est pas fou ! Mais cette pauvre petite est vraiment mal partie. Et moi, qu’est-ce que je viens faire au milieu de tout cela ? »

Il se sentait fatigué, un peu désorienté aussi parce qu’il devinait, derrière la belle comtesse, une affaire louche peut-être liée à une association de malfaiteurs qu’il préférait de beaucoup tenir à l’écart. Cependant Tania, après être allée ranger l’écrin, revenait vers lui avec dans ses beaux yeux une véritable imploration :

— Donnez-moi au moins un conseil ! Je suis si seule et j’ai si peur !

— Je suis prêt à vous en donner deux mais vous ne suivrez ni l’un ni l’autre, n’est-ce pas ?

— C’est selon. Dites toujours !

— Le premier est d’aller confier votre histoire à la police. Je peux, si vous le voulez, vous mettre en relations avec le commissaire principal Langlois et je serais fort étonné s’il ne vous débarrassait pas du marquis !

— La police ? Oh non ! À aucun prix ! Voyons le deuxième conseil !

— Je vous l’ai déjà donné partez ! Allez vous réfugier quelque temps en Angleterre – j’y ai un ami à Scotland Yard – ou encore en Suisse…

Un grand sourire éclaira soudain le beau visage :

— Pourquoi pas en Italie ? À Venise par exemple ? Ainsi vous pourriez veiller sur moi… discrètement ? Votre femme n’est certainement pas jalouse au point de vous interdire toute amitié féminine ?

Il eut un haut-le-corps et fronça le sourcil.

— Ma femme n’a jamais eu l’occasion d’être jalouse, fit-il sèchement en sachant parfaitement qu’il mentait et qu’au temps où elle jouait auprès de lui les secrétaires « hollandaises et fagotées », comme lors de son désastreux mariage polonais(7), Lisa avait eu plus que son compte d’occasions d’être jalouse. Aussi se refusait-il farouchement à lui en fournir d’autres. Il savait qu’elle avait confiance en lui et Lisa elle-même lui était trop précieuse pour risquer de l’écorner si peu que ce soit en installant à sa porte une aussi affriolante créature. Celle-ci d’ailleurs compléta sa pensée en constatant avec tristesse :

— … mais vous ne souhaitez pas la mettre à l’épreuve et je serais sans doute gênante.

— N’en croyez rien, dit-il gentiment, mais vous seriez déracinée chez nous, où nous subissons un gouvernement dictatorial, en dépit de la présence du roi. Les étrangers y sont tenus sous une surveillance peu agréable. Croyez-moi, l’Angleterre vaudrait mieux ! Sinon… le seul conseil que je puisse vous donner est de sortir le moins possible. À moins de chercher refuge auprès de votre ami Félix ? Et, à ce propos, pourquoi ne pas rejoindre à Londres la princesse Irina ?

— Elle ne m’aime pas et je ne suis pas sûre de l’aimer !

Aldo retint un soupir découragé :

— Alors restez chez vous ! N’en bougez pas et attendez de mes nouvelles. Je vais essayer de savoir ce que fait au juste votre bel ami…

Quelques minutes plus tard, Aldo retrouvait le colonel Karloff et son taxi avec une sensation de soulagement qu’il se reprocha comme indigne de lui. Lisa n’aimerait pas qu’il devînt égoïste et laisse dans la détresse une femme dont le seul tort était d’être trop belle !… Alors, bien sûr, il l’aiderait… mais à condition qu’elle s’aidât elle-même et consentît à écouter des conseils de sagesse !

En attendant et ainsi qu’il en avait émis l’idée, lui et Karloff s’attablèrent dans un petit café de la rue Saint-Dizier qui restait ouvert la nuit et qui, selon l’ancien colonel, faisait un très bon café. Naturellement, on parla de Tania Abrasimoff, Karloff représentant une assez bonne source d’informations. Par lui, Aldo eut une précision sur l’ancienne adresse de la jeune femme et sut du même coup que l’appartement était au nom d’Agalar et que, très certainement, il était revenu y habiter.

— Si ça vous intéresse, je peux le surveiller discrètement, moyennant une honnête rétribution bien entendu, car je n’ai plus, hélas, les moyens de faire de cadeaux…

— Cela va de soi mais j’aimerais mieux que vous me la surveilliez, elle. Cet homme la terrifie. Cependant je ne suis pas certain qu’elle se résignera à rester chez elle. Il faut avouer que l’appartement est sinistre…

— Oh, pour elle, vous devriez vous contenter d’acheter son concierge. Dans ces immeubles, même si les appartements sont lugubres, les pipelets ont en général le téléphone… Et dans ce couple, c’est lui le plus intéressant…

— D’accord. Je verrai demain. Un autre café ?

— Volontiers. Il est bon, n’est-ce pas ?

En réalité il n’était pas meilleur que les autres mais, en revanche, le calvados dont Karloff l’arrosait était excellent. En matière d’alcool on pouvait faire confiance à un Russe de bonne maison et Aldo se laissa facilement convertir à la religion du café-calva chère à presque tous les chauffeurs de taxi. C’était incontestablement revigorant. Aussi en rentrant rue Jouffroy se sentait-il plutôt optimiste et enclin à voir l’avenir sous les tendres couleurs de l’aurore. Après avoir rompu quelques lances afin de rendre la paix du cœur à la belle comtesse, il regagnerait les splendeurs de son palais vénitien où l’attendaient le sourire de sa femme… et les hurlements des jumeaux. L’instant présent l’attirait plus volontiers vers son lit pour y trouver les délices d’un sommeil réparateur. Force lui fut cependant de constater que ce ne serait pas pour tout de suite.

En dépit de l’heure tardive, Adalbert n’était pas couché. Vêtu d’une vieille veste d’intérieur en velours à brandebourgs, les pieds dans des charentaises, il arpentait son cabinet de travail en déclamant :

Corrige-toi devant tes propres yeux et

Prends garde de te faire corriger par un autre.

Si tu es un homme vertueux,

Fonde un foyer,

Épouse une femme forte,

Il te naîtra un fils.

Construis une maison pour ton fils

— Merci, grogna Morosini, c’est déjà fait. Qu’est-ce qui te prend ? Tu fais ton testament ou tu prends à retardement les bonnes résolutions que l’on décide au début de l’année ?

Arrêté dans son élan lyrique, l’œil accusateur sous sa mèche en désordre, Adalbert proféra :

— Barbare ! Comment peux-tu traiter avec cette désinvolture un superbe texte qui vient du fond des âges et que je viens d’avoir le bonheur de traduire !

— Du fond des âges ?

— La IVe dynastie, ignorant ! Il s’agit d’une partie de l’enseignement d’Hergedel, le fils du grand Khéops ! Un sage s’il en fut et dont chaque homme devrait s’inspirer…

— Mais c’est qu’il a l’air d’y croire ! Adalbert, mon bon, redescends sur terre et considère avec magnanimité les pauvres mortels qui la peuplent ! Et si cet « enseignement » te paraît tellement sublime, que ne t’en inspires-tu ? Marie-toi à… une femme forte et…

— Je les préfère fines et délicates. Je déteste les viragos ! Mais, au fait, d’où sors-tu à pareille heure ? Il est près de trois heures…

— Aussi n’ai-je qu’une envie, c’est d’aller dormir… si toutefois tu consens à mettre la pédale douce à ton lyrisme !

— Je crois que je vais t’imiter, fit l’archéologue en rejetant sur son bureau le papyrus qu’il avait à la main.

Mais ce fut pour y prendre un grand bristol superbement armorié :

— Tiens, je viens de recevoir des invitations pour nous deux…

— Pour nous deux ? Il faudrait que l’on sache que je suis chez toi. De qui ces invitations ?

— Du prince Karam, le plus jeune fils du maharadjah de Kapurthala. Son père donne une fête le 15 avril prochain dans son château du bois de Boulogne. J’y suis invité et le prince ajoute que son père et lui-même seraient infiniment honorés si tu consentais à m’accompagner. Ils croient savoir en effet que tu séjournes chez moi en ce moment. Il y a d’ailleurs un carton pour toi…

— Comment savent-ils que je suis ici ?

— Cela, le prince Karam ne le dit pas. Une sorte de mystère… et tu adores les mystères.

— Sauf ceux me concernant directement. Et puis le 15 avril j’espère bien être rentré chez moi.

— On ne peut jurer de rien et il faut répondre. Si j’étais toi j’accepterais. Une fête chez le maharadjah est toujours un grand plaisir et pour un homme comme toi c’est intéressant. Enfin, si d’aventure Lisa s’attardait à Salzbourg…

— Ah, je t’en prie ! Pas de pensées négatives ! Tu sais quelle hâte j’ai de la retrouver…

— Et superstitieux avec ça ! Écoute, tu peux toujours accepter, quitte à te décommander avec force lamentations si tu es déjà parti. À moins que tu ne reviennes ? Crois-moi, cela vaut le voyage !

— On verra ça !

 CHAPITRE V

UNE VENTE MOUVEMENTÉE

Comme toujours lorsque la vente était d’importance, la grande salle de l’hôtel Drouot faisait le plein. Il n’avait fallu que peu de jours à la presse pour s’emparer de la « Régente » et lui tisser, à grands fracas d’articles à sensation, une histoire – au plutôt des histoires – qui n’avaient pas grand-chose à voir avec la réalité. L’étude de Maître Lair-Dubreuil s’était contentée de signaler l’achat par Napoléon pour Marie-Louise, le passage chez l’Impératrice Eugénie et, lors de la vente des joyaux de la Couronne, l’achat par un joaillier qui l’avait revendue à un membre de la famille impériale russe sans autres précisions. Comme il le souhaitait le nom du prince Youssoupoff ne fut pas évoqué… jusqu’à la veille de la vacation cependant où, renseigné on ne sait comment, un journaliste du Matin, Martin Walker, avait titré sur quatre colonnes : « La Perle sanglante » avec, en sous-titre « Raspoutine venait la chercher chez Youssoupoff : il a trouvé la mort. » Suivait un article, pas mal fait d’ailleurs, où Morosini put lire avec une stupeur incrédule ce que lui avait raconté le prince Félix avec, naturellement, les « enjolivures » rituelles. Entre autres celle-ci : il était convenu entre Youssoupoff et Raspoutine que la princesse Irina – que le staretz brûlait d’approcher enfin ! – lui ferait elle-même l’hommage de la perle qu’elle porterait sur sa gorge, d’où il aurait le droit de la détacher…

— Seigneur ! s’écria-t-il en froissant le journal qu’il envoya rouler à terre, où diable ce type est-il allé chercher cela ?

— Comme tu dis : le diable seul le sait ! soupira Vidal-Pellicorne en ramassant le quotidien, mais ce genre de truc marche d’autant mieux que c’est mélangé à la vérité…

— En tout cas, si je peux mettre la main sur ce Martin Walker, il faudra bien qu’il me crache ses sources !

C’est donc animé des intentions les plus belliqueuses qu’Aldo se rendit à la salle des ventes, flanqué d’un Adalbert qui n’eût manqué le spectacle pour rien au monde.

Ils eurent quelque peine à atteindre le saint des saints et c’eût été impossible sans l’aide d’un des commissionnaires savoyards et musclés qui assuraient l’ordre et s’efforçaient de canaliser la ruée des amateurs de sensations fortes. Il y avait tellement de monde que ce n’était pas une mince affaire d’extraire de la foule les porteurs de cartes d’invitation, et la direction de l’hôtel Drouot dut faire appel à la police pour éviter l’émeute…

Elle était cependant déjà sur place et, en émergeant dans les premiers rangs des chaises disposées pour les acheteurs éventuels, Aldo se retrouva nez à nez avec le commissaire Langlois, toujours tiré à quatre épingles selon son habitude et qui feuilletait tranquillement le catalogue de la vente où l’on avait, en hâte, ajouté un feuillet pour la « Régente ». Les deux hommes se saluèrent avec, chez le policier, un rien d’ironie :

— Je constate avec plaisir que vous êtes toujours notre hôte, prince…

— Ce n’est pas une surprise, j’espère ? Ou bien n’ai-je pas reçu votre autorisation de rentrer chez moi ? À moins que vous ne m’ayez simplement oublié ?

— On ne vous oublie pas facilement mais il se pourrait que votre… quarantaine prenne fin aujourd’hui.

Puis sur un ton plus sec :

— C’est la curiosité qui vous amène ici ?

— Non, fit Aldo rendant sécheresse pour sécheresse. « Mon métier ».

— Vous venez acheter la fameuse perle ?

— Je n’aime pas beaucoup les perles et n’ai d’ailleurs aucun client pour celle-ci.

— Un joyau historique ? Vous le dédaignez ? C’est surprenant ! N’est-ce pas plutôt parce qu’il s’agit là de ce que les receleurs et les gens de la profession appellent un « bijou rouge » ?

— Oh, vous savez ! Presque toutes les pièces historiques en font partie. Serait-ce le cas de la « Régente » ?

— Comme si vous ne le saviez pas ! Allez-vous me faire regretter mes bonnes dispositions ?

— Vos bonnes dispositions ?

Le visage de Morosini était à cet instant un poème de candide indifférence. Langlois eut même droit à un beau sourire qu’il n’eut pas tellement l’air d’apprécier :

— Celles qui m’incitaient à vous laisser reprendre dès ce soir l’Orient-Express à destination de Venise. Voyez-vous, prince, je suis persuadé que c’est la « Régente » que le pauvre Piotr Vassilievich cachait dans sa cheminée et que vous le savez parfaitement, parce que c’est vous qui l’avez trouvée…

— D’où le prenez-vous ?

— Dans mes convictions et aussi dans certaines figures que j’aperçois parmi le public. Tenez ! Voyez-vous là-bas votre amie Masha Vassilievich accompagnée de deux de ses frères ? Cela m’étonnerait qu’elle vienne acheter. Alors pourquoi est-elle là ?

— Parce que l’on ne vend aujourd’hui que des bijoux russes. Une façon comme une autre de reprendre l’air du pays ! Du moins je suppose…

— Vous avez réponse à tout, n’est-ce pas ? fit le policier avec un petit rire. Mais, au fond, je ne comprends pas pourquoi vous me refusez si obstinément la vérité. Ce n’est pas vous l’assassin du tzigane. Vos raisons m’échappent, je l’avoue.

— Eh bien, je vais vous expliquer ma présence : il y a dans cette vente une émeraude dont on dit qu’elle a appartenu à Ivan le Terrible et je souhaite l’acquérir pour un collectionneur…

Un instant Langlois considéra l’homme élégant et désinvolte qui lui faisait face. Difficile de trouver la vérité sous ce beau masque à la fois aimable et impénétrable. Il haussa les épaules :

— Après tout, c’est peut-être vrai ?… Tiens, voilà le responsable de cette cohue !

L’œil inquisiteur, le cheveu blond en bataille, assez grand et solidement bâti sous le costume de tweed de bonne coupe quoiqu’un peu fatigué, un homme d’une trentaine d’années se frayait un chemin à travers la foule sans trop se soucier de ce qu’il bousculait. Mais sa méthode était énergique et il eut bientôt rejoint les deux hommes :

— Toujours à la recherche de votre assassin, commissaire ? Vous espérez le trouver ici ?

— Pourquoi pas ? Il doit aimer les bijoux et il y a ici de quoi flairer ! Je vous présente Martin Walker, prince, et j’espère que vous avez apprécié son article à sa juste valeur.

— « La Perle sanglante » ? Efficace, sans doute… mais pas très nouveau. Ce qui l’est davantage, c’est la belle imagination dont vous avez fait preuve…

Le journaliste fronça le sourcil :

— À qui ai-je l’honneur… oh non, inutile de me dire qui vous êtes ! Le prince Morosini, je présume ?

— Vous présumez bien. Je fréquente peu la presse cependant.

— Mais elle vous apprécie. Vous êtes de ces gens précieux grâce à qui nous pouvons parfois faire rêver des millions de lecteurs ! L’homme qui connaît le mieux au monde les bijoux historiques ! Vous venez acheter la perle ?

— Non. Rien qu’une émeraude.

— Tout aussi sanglante si, comme le prétend le catalogue, elle a appartenu à Ivan IV ?

Ce fut au tour des sourcils d’Aldo de remonter avec un rien d’insolence :

— Comment ? Vous qui aimez tant les titres à sensation, vous lui donnez platement son matricule !

Walker se mit à rire, ce qui lui enleva une quinzaine d’années.

— Me voilà pris en flagrant délit de culture historique ! Pardonnez-moi !… Ah, on dirait que les choses commencent à s’arranger et nous allons pouvoir démêler les personnalités du menu fretin.

Peu à peu, en effet, le désordre refluait et la salle, si elle restait bruyante, prenait son habituel visage policé. Naturellement et comme ses deux compagnons, Aldo s’intéressa à ceux qui la composaient et parmi lesquels il fallait distinguer les curieux qui n’achèteraient rien mais formeraient le fond du tableau, de jolies femmes actrices de théâtre ou de cinéma qui, elles, venaient se montrer et peut-être se laisser tenter, les représentants de deux ou trois grands joailliers, des membres de la colonie russe venus cultiver leur nostalgie. Parti pour son domaine de Corse le prince Youssoupoff n’y était pas mais Aldo reconnut une de ses proches, la princesse Murat(8) qu’il se promit d’aller saluer tout à l’heure, elle qui ne manquait jamais une vente proposant des souvenirs napoléoniens. Ce qui était le cas de la « Régente ». Des collectionneurs enfin : deux Rothschild, Nubar Gulbenkian et quelques autres de moindre importance mais l’attention de Morosini les oublia vite pour se fixer sur un groupe de trois personnes qu’il n’eut aucune peine à reconnaître : le milliardaire Van Kippert, sa fille et le marquis d’Agalar, sombrement beau à son habitude, qui courtisait de toute évidence la jeune Muriel et son imposante dot. Aldo n’aurait jamais cru que cet arrogant visage put produire autant de sourires. Il est vrai que cela lui permettait de montrer l’éclat neigeux de ses dents. La jeune Américaine semblait fascinée…

Adalbert, qui s’était attardé auprès d’un grave personnage barbu orné d’une énorme rosette de la Légion d’honneur, rejoignit à cet instant la place qu’Aldo lui gardait.

— Je me demandais si tu allais le quitter un jour, murmura celui-ci. C’est un parent ?

— Penses-tu ! C’est un académicien et c’est lui qui m’avait présenté La Tronchère. Je voulais apprendre de lui s’il savait où se trouve actuellement ce sacripant car, bien entendu, il n’y a plus personne rue du Mont-Thabor…

— Et il le sait ?

— Mon voleur serait à Bagdad.

— Patrie de tous les voleurs bien nés depuis le fameux film de Douglas Fairbanks ! fit Morosini en riant. Ton académicien va trop au cinéma.

— Ça pourrait être vrai, grogna Adalbert. Je te l’ai dit, ce truand serait « mésopotamologue », seulement quelque chose me dit aussi que Fructueux n’est pas parti si loin. Je le sens…

— On en reparlera plus tard. La vente commence.

Le commissaire-priseur entamait en effet un petit discours destiné à mettre en valeur les pièces qu’il s’apprêtait à vendre. Après quoi les enchères commencèrent sur une parure de très beaux camées enrichis de diamants ayant appartenu à une princesse et qui atteignit rapidement une somme rondelette, puis l’on passa à des sautoirs de perles dont Aldo se désintéressa. Son regard ne quittait le noble espagnol que pour fouiller le public tant il craignait de repérer le visage de Tania parmi les autres. Jusqu’à présent, elle se tenait tranquille mais Aldo, qui était allé la voir la veille, n’était pas certain que cette sagesse dure encore longtemps. Réduite à la seule compagnie de Tamar qui lui tirait les cartes quand elle ne se prosternait pas devant les icônes, la belle comtesse s’ennuyait et ne le cachait pas :

— Je ne vais pas rester enfermée toute ma vie ?

— Cela ne fera jamais que cinq jours. Soyez un peu patiente. Si Agalar mène ses projets à bien, il partira pour les États-Unis et vous pourrez faire des plans d’existence…

Le bruit courait en effet d’un prochain mariage entre miss Van Kippert et le beau marquis, et s’il en jugeait par ce qu’il voyait, la rumeur – rapportée par Gilles Vauxbrun – pourrait bien avoir raison.

Au bout d’un instant, il fallut revenir aux mouvements du marteau d’ivoire : un assistant de Maître Lair-Dubreuil apportait la grande émeraude carrée à laquelle Aldo était censé s’intéresser.

C’était, en vérité, une admirable pierre et l’amateur passionné de joyaux se réveilla. À sa manière nonchalante, il suivit d’abord le jeu des enchères puis le mena quand il ne resta plus en face de lui que le baron Edmond de Rothschild. Le duel passionna la salle et elle éclata en applaudissements quand le prince-antiquaire l’emporta : le baron se retira avec un sourire et un geste aimable de la main.

— Tu es fou ? souffla Vidal-Pellicorne. J’espère que tu as un client ?

— Pourquoi pas moi ? Je collectionne, tu sais ? Et celle qui ne quitte pas l’annulaire de Lisa est au moins aussi belle si elle est plus moderne.

— Tu vas la lui offrir ?

— Oh, que non ! Si elle a vraiment appartenu à Ivan, ce n’est pas un cadeau à faire à la femme qu’on aime. Il se trouve que j’ai un client. Inattendu d’ailleurs. Avant de partir j’ai reçu un courrier du palais de Venise(9) : le Duce, qui m’a tout l’air de se prendre pour Néron, désire que je lui trouve une émeraude ayant appartenu à un personnage illustre…

Adalbert émit un petit sifflement :

— Difficile de dire non. Et… tu es sûr que tu seras payé ?

— Je pense, oui. Nous avons encore un roi et Mussolini ne peut pas se permettre, tant qu’il est là, de jouer les bandits de grands chemins…

Vint enfin le moment que tous attendaient. La « Régente » fut apportée au commissaire-priseur qui d’abord la fit présenter, escortée de deux Savoyards, à ceux des acheteurs éventuels qui le souhaitaient. Un murmure, où Aldo décela du respect, parcourut ces gens sur qui semblait s’étendre l’ombre de l’Empereur. Les enchères s’égrenèrent dans un grand silence et opposèrent d’abord cinq prétendants. Elles montèrent vite, décourageant l’un après l’autre plusieurs acheteurs. Il en resta trois puis deux : cette fois il s’agissait de Gulbenkian et de Van Kippert qui ne cachait pas que la grande perle était l’unique but de sa présence. Ce fut lui qui l’emporta mais, dès que la « Régente » lui eut été adjugée, il se dressa debout, les bras levés dans un geste de victoire. Un coup de feu éclata. Il s’écroula tandis que la salle entière se levait en criant.

Un instant, le tumulte fut indescriptible. Tout le monde voulait voir et le commissaire Langlois dut jouer des poings pour s’ouvrir le passage jusqu’au corps étendu sur lequel Muriel s’était abattue secouée de sanglots.

Sur l’estrade, Maître Lair-Dubreuil s’était figé, le marteau d’ivoire toujours en main, ne songeant même pas à préserver la perle. Vivement, Aldo s’avança pour la protéger. Ce faisant, il vit une femme accourir d’un des côtés de la salle. Elle se précipitait vers la « Régente », les mains tendues mais le prince fut plus rapide et se saisit d’elle quand elle allait atteindre sa proie. Il eut, devant lui, un visage crispé, des yeux flamboyants qu’il reconnut d’autant plus aisément que la femme portait les mêmes vêtements que chez Piotr Vassilievich : c’était Marie Raspoutine.

Elle se débattit comme une diablesse mais il tenait bon et elle gémit sous sa poigne :

— Lâchez-moi !… Laissez-moi !… Je ne vous ai rien fait !…

— À moi, non, mais ce pauvre Piotr ne pourrait en dire autant !

— À lui non plus je n’ai rien fait… Je voulais… seulement reprendre mon bien !

— Votre bien ? Vous avez une étrange façon de voir les choses. La « Régente » ne vous a jamais appartenu…

— Ce démon de Youssoupoff l’avait promise à mon père ! Lâchez-moi, vous dis-je !

— Pas question ! Nous allons d’abord voir la police…

— Non… Non vous ne pouvez pas faire ça !… J’ai assez souffert ! Par pitié, si votre mère vous a aimé, ne me livrez pas à la police ! Mes petites en mourraient peut-être…

Il y avait tant de douleur dans cette voix, tant de larmes dans les yeux noirs qu’Aldo sentit le doute s’insinuer en lui.

— Laissez-la aller. C’est une pauvre fille ! murmura-t-on derrière lui. Tournant la tête, Aldo vit Martin Walker qui lui souriait d’un air encourageant. Le journaliste répéta :

— Laissez-la !… Je vous dirai où la retrouver et vous pourrez causer avec elle… Voilà qui est mieux ! ajouta-t-il en constatant que Morosini laissait retomber ses mains. Filez vite, vous ! On ira vous voir et vous pourrez raconter votre histoire…

— Merci… Merci beaucoup !

Vivement la femme se pencha, prit la main de Walker, la baisa et se perdit dans la foule qui, après s’être agglutinée autour du groupe tragique, cherchait maintenant à vider les lieux. Le commissaire Langlois venait en effet de donner l’ordre de fermer les portes afin de pouvoir interroger tout le monde sans se soucier des protestations des gens connus, se contentant de lâcher, après qu’ils avaient donné leur nom, ceux qui ne pouvaient être mêlés à l’assassinat de l’Américain : la princesse Murat et les deux Rothschild, Gulbenkian, des comédiennes célèbres et quelques autres. Mais il fut bientôt évident qu’aucun de ceux qui composaient le public de cette vente ne pouvait avoir tiré sur Van Kippert. La balle l’avait atteint de face et en plein front, ce qui signifiait que le tireur devait se trouver derrière l’estrade du commissaire-priseur. Mais, naturellement, personne n’avait rien vu.

Aldo et Adalbert cependant se rapprochaient de Maître Lair-Dubreuil, qui venait de chercher dans son fauteuil un appui plus solide que des jambes ayant tendance à se dérober sous le coup de l’émotion. Il tenait à la main un papier et semblait sur le point de s’évanouir. La « Régente » avait disparu et ce fut d’elle que Morosini s’inquiéta en premier :

— Où est la perle ?

Le commissaire-priseur leva sur lui un regard éteint :

— Dans ma poche, rassurez-vous !… Tenez ! lisez cela !

Il tendit la feuille de papier sur laquelle on avait écrit en lettres majuscules : « Inutile de poursuivre la vente ou d’en organiser une autre. Quiconque osera acheter la perle de Napoléon aura le même sort, parce que la Grande Perle ne peut appartenir qu’à moi. Ainsi le veut le Seigneur et je saurai m’en emparer en temps utile… » La signature était assez effarante et Morosini la lut à haute voix :

— Napoléon VI ? D’où sort-il, celui-là ?

— Comment voulez-vous que je le sache ? s’exclama le commissaire-priseur. Un demi-fou ou un fou complet ?

— Ou simplement un type pourvu d’une aïeule qui a eu des bontés pour l’Empereur ? avança aimablement Adalbert. Comme pour Louis XV, on ne connaît pas exactement l’étendue de sa descendance. C’est facile d’en rajouter. Vous savez bien qu’on ne prête qu’aux riches…

— Quel qu’il soit, cela n’apporte pas la solution à mon problème. Voulez-vous me dire à présent ce que je vais faire de cette foutue perle ?

Il fallait que Maître Lair-Dubreuil soit vraiment perturbé pour employer un terme aussi grossier, lui qui personnifiait si bien le grand style. Il ajouta avec un nouveau soupir :

— Le mieux serait que je vous la rende, mon cher prince.

Aldo n’eut pas le temps de répondre. Soudain, Georges Langlois fut à ses côtés :

— C’est donc bien vous… « mon cher prince »… qui l’avez mise en vente ? C’est ce que je pensais. Et de là à imaginer qu’elle n’est autre que le trésor disparu de Vassilievich, il n’y a qu’un pas, fit-il narquois.

— Et vous l’avez naturellement franchi ? Inutile de finasser davantage, concéda Aldo. C’est bien moi qui l’ai confiée à Maître Lair-Dubreuil.

— Et elle vient de la cheminée de la rue Ravignan ?

— Elle en vient.

— Voulez-vous me dire de quel droit vous vous l’êtes appropriée ? Cela a un nom, « mon cher prince », outre qu’il s’agit aussi d’une dissimulation de pièce à conviction.

Le ton devenait menaçant mais Aldo n’en avait cure. Maîtrisant de son mieux la colère qui montait, il se fit glacial :

— Personne n’a jamais osé encore m’appliquer le qualificatif que vous avez dans l’esprit, « mon cher commissaire ». Et je ne me suis pas approprié la Régente. Je suis allé la porter à son légitime propriétaire le prince Félix Youssoupoff qui n’en a pas voulu, m’a demandé de la garder et de la mettre en vente…

— Et bien entendu le prince n’est pas là pour confirmer vos dires ?

— Il est en Corse. Ce n’est tout de même pas le bout du monde ? Demandez-le-lui !

— Je n’y manquerai pas mais ça ne me dit pas pourquoi vous avez décidé une démarche contraire à la loi : la perle devait m’être remise !

— Et qu’en auriez-vous fait ? Vous l’auriez enfermée dans un coffre d’où elle ne serait sortie qu’aux calendes grecques. Or le désir de Youssoupoff est que le produit de la vente serve à améliorer le sort des malheureux…

— Elle vient de servir à tuer un homme. Vous trouvez que c’est mieux ?

Ce fut Lair-Dubreuil qui se chargea de la réponse en tendant le message :

— Et si j’en crois ceci, elle en tuera d’autres. Alors j’en reviens à ma première question : qu’est-ce que j’en fais ? ajouta-t-il en tirant le joyau de sa poche pour l’offrir sur sa paume étendue.

Le policier prit le papier, lui jeta un coup d’œil puis l’empocha avant de cueillir la « Régente » qu’il mira un instant sous la lumière crue de la salle :

— Il manquait à cette histoire un mégalomane ! Et je n’arriverai jamais à comprendre pourquoi, depuis des siècles, on s’est entre-tué pour des objets comme celui-là…

— Admettez au moins que c’est une merveille ! protesta Maître Lair-Dubreuil atteint dans ses amours secrètes.

— Oh, je vous le concède !…

Il prolongea sa contemplation pendant un instant :

— Les coffres de cette maison sont solides, j’imagine ?

— Nous possédons ce qui se fait de mieux. Même la Banque de France n’est pas mieux équipée…

— Alors enfermez-la, cette belle meurtrière, et cela jusqu’à ce que nous réussissions à mettre la main au collet du candidat empereur ! Ensuite nous verrons ce qu’il convient d’en faire car, naturellement, la vente à M. Van Kippert est caduque.

— L’adjudication a eu lieu. Son héritière peut décider de verser la somme convenue et la prendre.

— Elle doit avoir d’autres chats à fouetter mais si le fait se produisait, montrez-lui donc le message de Sa Majesté et dites que, quoi qu’il en soit, la France a droit de préemption puisque la perle fait partie des Joyaux de la Couronne.

— Parfait ! conclut Morosini. Et que faites-vous de moi ? Vous m’arrêtez ou je peux rentrer chez moi ?

— Ni l’un ni l’autre, « mon cher prince », fit Langlois avec l’ombre d’un sourire. Vous êtes un témoin d’importance et j’ai encore besoin de vous. Alors prenez votre mal en patience et profitez un peu du printemps parisien !

— Mais j’ai une maison de commerce, une épouse… sans parler de deux enfants !

— Je suis désolé… mais pourquoi donc la princesse ne vous rejoindrait-elle pas ? Les collections d’été sont paraît-il très réussies. À présent, si vous voulez bien m’excuser, l’enquête commence et je dois voir la famille.

En le regardant s’éloigner vers le groupe, dans lequel se distinguait Martin Walker, qui entourait le cadavre caché sous une couverture, Aldo espéra, pour le bien de la jeune Muriel, que la famille se compose d’autres membres que du « fiancé ». En se penchant sur la jeune fille qui sanglotait assise un peu plus loin, il se donnait déjà des airs de propriétaire fort déplaisants…

— Si on rentrait ? proposa Adalbert. Je ne sais pas ce qui m’arrive mais j’ai faim.

— On peut toujours aller grignoter quelque chose mais, si tu es d’accord, je t’emmène souper ce soir au Schéhérazade.

— Caviar, vodka, blinis, chachliks et tout ce qui s’ensuit ? Te sentirais-tu saisi par la débauche comme ce pauvre Vauxbrun ?

— Non. Je voudrais bavarder un peu avec Masha. Elle et ses frères sont partis dans les premiers.

— Alors va pour les délices de la vieille Russie ! Mais que penses-tu de la suggestion du commissaire ?

— Faire venir Lisa ? Est-ce que tu imagines que cela signifie aussi les jumeaux et leur nounou suisse ? Si tu as le goût du martyre, Théobald ne l’a sûrement pas !

— Mme de Sommières ?

— Tante Amélie ? Aux dernières nouvelles, elle n’est pas encore rentrée. Et puis je n’ai pas envie de mêler Lisa à cette aventure sulfureuse.

— Dommage ! soupira Adalbert qui cultivait un faible pour la jeune femme.

— Je le pense aussi. Tu n’imagines pas comme elle me manque… Et je ne peux même pas lui téléphoner pour éviter de mettre en fuite l’ombre du divin Mozart !

Mais si les Colloredo étaient hostiles à la bruyante sonnerie, Lisa savait depuis longtemps apprécier ses commodités car, le soir même, elle appelait son époux.

— Comment as-tu deviné que j’avais tellement envie de t’entendre, mon cœur ? s’écria celui-ci.

— Peut-être parce que moi aussi j’en avais envie Dis-moi, quand penses-tu rentrer à la maison ?

— Pas maintenant, hélas, soupira Aldo. Cette désagréable affaire dont je t’ai parlé a eu aujourd’hui un prolongement : un milliardaire américain a été abattu en pleine salle des ventes au moment où il achetait la « Régente ». La police veut que je reste encore…

Au lieu d’une amère protestation, Aldo eut la désagréable surprise d’entendre ce qu’il crut bien être un soupir de soulagement :

— Ce n’est pas grave en ce qui me concerne mon chéri. Cela va nous permettre de prolonger notre séjour ici. C’est ce que je voulais te dire…

— Vous restez à Salzbourg ? Vous n’en avez pas encore assez des concerts et autres oratorios ?

— Non, nous ne sommes plus chez les Colloredo Je t’appelle de Rudolfskrone, où nous nous sommes installés hier. Nous avons rencontré à Salzbourg des amis anglais charmants, dont l’un est explorateur et aussi chasseur bien entendu. Grand-mère qui les aime beaucoup veut leur faire les honneurs de son château. On organise une chasse et un grand bal.

— En cette saison ? grogna Morosini qui n’aimait pas le ton allègre de sa femme… Ne devrait-elle pas mourir d’ennui sans lui ?

— Pourquoi pas ? Le printemps est ravissant à  Ischl et la saison des eaux commence à Pâques. En outre le temps est superbe !

— Et les jumeaux là-dedans ?

— Eux ? Ils sont ravis. Tu penses : ils ont une grande maison pour eux seuls, sans compter nos gens qui sont déjà à leurs pieds. Mais, au fait, si on te libère bientôt tu pourrais venir nous rejoindre ?

— Par pitié n’emploie pas ce terme de libéré ! Je suis pas en prison ! Pas encore !

— Ne dis pas de sottises, mon chéri. Tu n’es quand même pas un repris de justice ?

— Quand même pas, non ! Et ils s’appellent comment ces Anglais charmants ?

— Sir William Salter et sa femme Sarah… qui est cousine de Mary Winfield, la marraine d’Amelia…

— Je sais qui est Mary Winfield, fit Aldo de plus en plus rogue. Et l’homme de l’aventure, c’est ce Salter ?

— Non, c’est son demi-frère, Francis Trevelyan. Mais tu as déjà dû voir sa photo dans les journaux : il est remonté aux sources de l’Amazone… Un personnage extraordinaire !

— Peut-être… oui. C’est possible…

En fait il se souvenait parfaitement de l’explorateur : un grand type tout en os avec une belle gueule en ciment armé et des dents que les clichés de presse n’avaient pas réussi à noircir. Juste le genre de type que l’on n’aime pas voir tournailler autour d’une jeune femme un rien romanesque ! Et moins encore quand la note lyrique vibre dans la voix qui en parle ! Aldo n’eut pas le temps de développer son opinion car juste à cet instant la communication fut coupée tandis que, inquiète de son soudain silence Lisa au bout du fil multipliait les « Allô ! Allô !... Ne coupez pas, mademoiselle ! ». Il raccrocha le combiné.

— Eh bien ? commenta Adalbert. Tu en fais une tête !

— Tu ferais la même si ta femme se mettait à délirer à propos d’un chasseur de têtes retour d’Amazonie…

Les yeux d’Adalbert s’arrondirent :

— Lisa ? Délirer pour un coureur des bois ? Je ne croirai jamais ça !

— J’aurais dû te passer l’écouteur !

Et il restitua l’essentiel de ce qu’avait dit Lisa mais s’il s’attendait à rencontrer de la compassion il se trompait : Adalbert se mit à rire. Ce qui acheva d’exaspérer Aldo :

— En plus tu trouves ça drôle ?

— Plutôt, oui ! Voyons, mon garçon, réfléchis un peu ! Voilà des jours et des jours que tu vis à Paris sous le prétexte que la police a besoin de toi…

— Le prétexte ?

— Lisa peut très bien imaginer que c’en est seulement un. Alors, elle te paie de la même monnaie.

— Mais c’est ridicule ! Elle a confiance en moi comme j’ai confiance en elle.

— On ne le dirait pas ! Écoute, si tu risques d’être coincé trop longtemps, je te propose d’aller faire un tour à Ischl pour remettre les pendules à l’heure. Moi, j’ai le droit de bouger…

Aldo se jeta dans un fauteuil en étendant devant lui ses longues jambes et alluma une cigarette.

— Elle aurait tôt fait de percer à jour ta démarche, mon bon ! Mais c’est gentil de le proposer. À présent va te préparer et allons faire la fête, ajouta-t-il d’un ton lugubre.

Chose extraordinaire, Gilles Vauxbrun n’était pas au Schéhérazade quand les deux amis y firent une apparition. Il était encore tôt d’ailleurs et la salle n’était pas pleine. Sous la conduite d’un maître d’hôtel qui aurait fait un succès dans Le Prince Igor, ils choisirent une table pas trop près de la piste d’où ils pouvaient découvrir la totalité de l’élégant cabaret. Les violons tziganes faisaient rage mais ni Masha ni la belle Varvara n’étaient encore visibles. Morosini pensa que le moment était peut-être favorable pour aller bavarder avec la chanteuse et, après avoir conseillé à Adalbert de commander pour eux deux, il se levait pour mettre son projet à exécution quand la tenture de velours se souleva pour livrer passage au commissaire Langlois. Impeccable dans un smoking coupé par un maître tailleur, il s’arrêta au seuil pour allumer un havane de belle importance. Morosini se rassit. Les yeux sur la carte, Adalbert demanda :

— Tu as changé d’avis ?

— Non mais l’instant me paraît mal choisi. Regarde !

Adalbert émit un petit sifflement admiratif :

— Peste ! Si on les habille comme ça cette année dans la police, je pose ma candidature tout de suite !

— Ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée étant donné tes… activités annexes ? Tu aurais là une bonne couverture…

Le policier cependant les avait repérés et vint vers eux. Aldo se leva pour l’accueillir :

— J’espère que vous n’êtes pas en service et que vous accepterez de souper avec nous ?

Georges Langlois ne souriait pas souvent, ce qui donnait à son sourire le charme de la rareté :

— Je suis toujours en service et je ne fais que passer… mais je vous remercie.

— Voulez-vous dire que vous partez déjà ? Sans avoir entendu Masha Vassilievich ?

— Je l’ai déjà entendue… autrement ! Et je ne peux pas me permettre de me laisser enchanter par une si belle voix. Ulysse au moins s’était fait attacher au mât de son navire. Mais… je reviendrai volontiers l’entendre quand tout cela sera fini.

— J’espère que ce sera bientôt. Votre Napoléon VI ne m’amuse pas.

— Moi non plus. Bonne nuit, messieurs !

Une brève inclination de la tête et de son pas nonchalant il s’éloigna vers le vestiaire :

— Qu’est-ce qui t’a pris de l’inviter ? bougonna Adalbert. J’admets qu’il a de la classe mais est-ce suffisant pour partager le pain et le sel ?

— Et pourquoi pas ? C’est un excellent limier, tu sais ? Tu aurais pu lui demander des nouvelles de ton bon ami La Tronchère ?… Oh non ! C’est une gageure !

Quelqu’un en effet venait de franchir à son tour la somptueuse tenture brodée d’or mais ce quelqu’un n’avait que de lointains rapports, sur le plan vestimentaire, avec le dandy du quai des Orfèvres : Martin Walker, lui, dédaignait les atours et restait fidèle à son tweed fatigué et à ses knickerbockers bouffant mollement au-dessus de chaussettes écossaises et de grosses chaussures à semelles de crêpe. Imitant Langlois il s’arrêta pour tirer sa pipe de sa poche mais l’imposant maître d’hôtel qui le considérait avec un dégoût quasi palpable se jeta sur lui à temps pour éviter à ses clients des miasmes aussi nauséabonds.

— Que vient-il faire ici ? fit Aldo. Il a dû repérer les Vassilievich à la vente…

Aussitôt il fut debout et fit un geste pour attirer l’attention du journaliste. Adalbert protesta :

— Ne me dis pas que tu vas l’inviter aussi à souper, celui-là ?

— Pourquoi pas ? Il m’a promis un renseignement capital… Je ne pensais pas vous revoir si vite, ajouta-t-il à l’intention de Walker qui accourait avec empressement. J’avais l’intention de me rendre à votre journal demain matin pour vous rencontrer. Mais asseyez-vous, je vous prie.

Walker ne se le fit pas dire deux fois et ne protesta pas quand Morosini réclama un autre couvert. Au contraire, son visage à la grande bouche moqueuse sous un nez un peu de travers, pas sans charme d’ailleurs, et que les yeux bleus au regard direct rendaient sympathique, s’épanouit en un sourire de gamin gourmand quand les premières bulles de champagne pétillèrent dans sa coupe. De même l’apparition du caviar l’enchanta :

— Si vous traitez toute la presse comme ça, pas étonnant qu’elle vous adore…

— Je vous traite en ami parce que j’espère que vous me rendrez la pareille. Vous m’avez fait une promesse cet après-midi…

— Je n’ai pas oublié et je vous remercie d’avoir laissé Marie s’en aller. Je vous l’ai dit, c’est une pauvre fille.

— Elle est cependant mêlée de près à l’assassinat de Piotr Vassilievich, car d’évidence elle a partie liée avec les meurtriers. N’oubliez pas que je l’ai vue chez la victime peu après l’enlèvement et que je l’ai suivie jusqu’au lieu du crime… d’où elle a disparu comme par enchantement avec eux…

— Je sais. Elle me l’a dit.

— Vous la connaissez si bien ?

— Pas mal ! C’est même moi qui lui ai trouvé un engagement aux Folies-Rochechouart pour l’empêcher de mourir de faim.

— Elle fait du théâtre ?

— Un bien beau mot pour ce qui n’est guère qu’un music-hall et pas des plus relevés. Elle est danseuse. J’admets qu’elle n’est pas bien belle mais elle est bien fichue et elle a des jambes magnifiques…

Puis se tournant vers Adalbert qui le fixait comme s’il s’attendait à le voir filer avec les couverts d’argent :

— Votre nom me dit quelque chose vous êtes archéologue, je crois ?

— Égyptologue, précisa celui-ci dont le front émergea un peu des nuages qui le couvraient. Je ne pensais pas être connu de ces messieurs de la presse.

— Pas de tous, bien sûr, mais moi je suis un cas à part. J’ai toujours eu une vraie passion pour les vieux trucs que l’on déterre et qui ont souvent une belle histoire à raconter. Alors je sais qui vous êtes…

Et pour laisser à Vidal-Pellicorne le temps d’assumer sa confusion, Walker se refit une tartine de caviar. Aldo reprit :

— Je voudrais lui parler. Et le plus tôt sera le mieux…

— Qu’espérez-vous entendre d’elle ?

— Des renseignements sur ses dangereux compagnons. Je veux bien admettre quelle n’ait pas participé au meurtre de Piotr mais elle en est complice. En outre, je suis persuadé de leur implication dans le crime de Drouot.

— Vous avez sans doute raison mais, même si elle était sur place, Marie n’y est pour rien. Quant à vous renseigner sur ce que vous appelez ses dangereux compagnons, soyez certain qu’elle ne pourra rien vous apprendre…

— Qu’en savez-vous ? susurra Adalbert.

Walker lui dédia un grand sourire un rien narquois.

— Vous devez bien penser que je l’ai déjà passée à la question sur le sujet ? Je suis intéressé, moi aussi, et au premier chef encore ! Imaginez le papier que je pourrais écrire sur ma rencontre avec Napoléon le Sixième.

— Vous savez ça ? fit Aldo sèchement. Comment est-ce possible ?

— Parce que Marie m’en a parlé… bien qu’elle ne l’ait jamais vu.

— Expliquez !

— Oh, c’est simple ! soupira Walker en tendant sa coupe vide pour qu’on la lui remplisse. Je ne vais pas vous raconter sa vie parce que ce serait du temps perdu et que, si vous la voyez, elle vous la narrera avec tant de détails que ça ferait double emploi. Sachez seulement qu’après des années confortables vécues à l’ombre de son cher papa, elle a épousé, en 17 je crois, un certain Boris Solovieff qui était un des pontes du syndicat des poissonniers et elle a fini par fuir Saint-Pétersbourg pour rejoindre son mari qui, selon elle – et il appuya sur les deux mots –, voulait monter une opération pour faire évader le tsar et sa famille. Une de ces histoires que l’on raconte quand il n’y a plus personne pour vous démentir ! Toujours est-il que les Solovieff ont au moins réussi à fuir jusqu’à Vladivostok après moult aventures – les Bolcheviks les auraient accusés d’avoir emporté et caché les bijoux de la tsarine ! – où ils ont été finalement rattrapés par la Révolution Départ à prix d’or sur un cargo à destination de Trieste, débarquement, séjour à Prague, puis à Vienne dans des conditions de plus en plus lamentables, pour atterrir finalement à Paris où Marie espérait l’aide d’un banquier nommé Rubinstein qui d’ailleurs s’est déguisé en courant d’air. Là, le mari est mort usé par les épreuves et les petits boulots acceptés pour faire vivre sa famille – le couple a deux gamines ! – et Marie, après avoir vendu ce qui pouvait lui rester d’objets précieux, s’est trouvée affrontée à la misère. D’autant plus cruelle, ajouta le journaliste d’une voix plus sombre, qu’elle savait n’avoir rien à attendre des autres réfugiés russes : la fille de Raspoutine n’était-elle pas marquée pour eux du sceau de la malédiction ? C’est alors qu’elle a répondu à une petite annonce demandant de jolies filles sachant danser. Elle s’est présenté mais l’homme qui l’auditionnait a sauté en l’air à la lecture de son nom et lui a dit que sa place n’était pas chez lui, qu’elle devrait partir en Amérique et faire du cinéma. Découragée, elle est allée s’échouer dans un bistrot du faubourg Montmartre où elle a bu quelques verres de cognac pour tenter d’oublier ses déboires. C’est à cet endroit que je l’ai rencontrée. Elle était pitoyable, la pauvre, et j’ai fait de mon mieux pour l’aider. D’où l’engagement aux Folies-Rochechouart pour parer au plus pressé. Là, son nom et aussi son talent – car elle n’est pas maladroite ! – lui ont valu quelques admirateurs parmi lesquels un certain Aaron Simanovitch qui avait été un temps secrétaire de Raspoutine. C’est lui qui l’a engagée à attaquer en justice le prince Youssoupoff, qui a fait paraître un livre sur son histoire avec le staretz.

— Elle a une chance de le gagner ?

— Je n’en sais rien. La justice française ne me paraît guère compétente pour juger une affaire russe vieille de dix ans mais on ne sait jamais. Comme elle demande vingt-cinq millions cela va donner lieu à une belle joute oratoire entre ténors du barreau. Elle est défendue par Maître Maurice Garçon et Youssoupoff par Maître de Moro-Giafferi, et nous verrons bien. À peu près au même moment elle a reçu de mystérieux messages. On lui proposait de la protéger contre les ennemis sans scrupules qui, selon la tournure que prendrait le procès, pourraient y mettre fin en les faisant disparaître, elle et ses filles. Une tentative d’enlèvement – heureusement avortée ! – l’a convaincue de s’en remettre à ces amis discrets et efficaces. Un échange, ces gens lui demandaient de les aider à récupérer les trésors impériaux de l’ancienne Russie… et de l’empire français…

— Rien que ça ! Je leur souhaite bien du plaisir ! Ils sont disséminés un peu partout sur la planète à l’heure qu’il est, sans compter ceux que les Soviétiques ont eu le bon esprit de conserver !

— C’est leur affaire mais vous qui venez d’acheter une émeraude historique, vous devriez y songer !

— Soyez sûr que je n’y manquerai pas. Merci du conseil. Mais pourquoi l’empire français et pour quoi Napoléon VI? Ça n’a pas de sens !

Walker attendit que l’on eût déposé sur leurs assiettes le contenu des chachliks que l’on venait d’apporter tout flambants pour continuer :

— En apparence seulement. Si l’on cherche bien ce n’est pas complètement idiot. Avez-vous déjà entendu prononcer le nom de Berechkoffskaïa ? On l’appelait aussi la « Grand-Mère de la Révolution ».

— Jamais.

— Moi si, intervint Adalbert. Elle a passé la plus grande partie de sa vie en Sibérie, je crois, d’où on l’aurait menée en Crimée et installée dans l’une des anciennes résidences de Livadia. J’ai lu son nom quelque part dans un article… allemand, il me semble.

— Bravo ! L’article disait-il qu’elle était la fille de Napoléon et d’une jolie marchande de Moscou ?

— Alors là ça me paraît difficile, fit Morosini en riant. En admettant qu’il se soit trouvé une femme assez hardie pour braver Rostopchine et ses incendiaires afin de venir offrir à l’Empereur ses charmes consolateurs, elle serait née en 1813, votre bonne femme, et quand elle a découvert les rives ensoleillées de la Crimée, elle aurait eu cent quatre ans ?

— Très juste ! approuva Vidal-Pellicorne. C’est même pour ça qu’elle a eu droit à cet article allemand mais ça ne parlait pas de Napoléon. Alors, le rapport avec ce « prétendant » inattendu ?

— Il serait son petit-fils tout simplement ! émit joyeusement le journaliste. Celui de ses « fidèles » qui est entré en relations avec Marie le lui a expliqué soigneusement. Du fond de la Sibérie où l’on avait fini par envoyer sa mère, la Berechkoffskaïa a eu un fils d’un des décembristes expédiés là-bas par Nicolas Ier et ce fils en a eu un lui-même vers la fin du siècle dernier. Moi je trouve cette histoire passionnante. Pas vous ?

— Intéressante en tout cas ! soupira Aldo. Mais pourquoi ce chiffre six ?

— Dans cette famille on a l’air de tenir ses comptes à jour. Si l’on part du principe que le prince impérial, fils de Napoléon III, avait droit au IV, le marmot du décembriste devenait Napoléon V et son fils a continué en bonne logique. C’est aussi simple que ça…

— Et Marie Raspoutine ne l’a jamais vu ?

— Non, et c’est compréhensible. Quand on a de si hautes prétentions il faut bien se protéger. Elle n’a affaire qu’à des comparses.

— Soit, je l’admets volontiers, fit Aldo en allumant une cigarette, mais ce que je ne comprends plus, c’est pourquoi cette femme revendique la « Régente » ? Elle n’a jamais appartenu à son père et je pense que votre Napoléon VI n’a aucune intention de la lui donner : elle doit représenter un symbole pour lui ?

— Exact, mais souvenez-vous qu’elle a vingt-six ans, qu’elle est veuve et qu’elle ne verrait aucun inconvénient à devenir Madame Napoléon. Comme les grands aventuriers, cet homme est sûrement célibataire !

— Et elle avale cette couleuvre ? Vous dites qu’elle ne le connaît pas ?

— Mais elle a entendu sa voix et elle ne désespère pas de leur rencontre, qui serait sa première récompense. Ensuite, il se pourrait qu’il en fasse une maîtresse.

— Où allez-vous chercher tout ça ? fit Adalbert moqueur. Vous ne savez rien des intentions de cet homme…

— Eh non, mais quand on est journaliste il vaut mieux avoir de l’imagination. Cela permet de boucher les trous. En outre, je sais assez bien ce qui se passe dans la cervelle de Marie…

— Et elle ne vous a rien dit concernant les meurtriers de ce malheureux Piotr ? fit Aldo un peu agacé par ce qu’il jugeait être une trop forte dose de naïveté chez ce garçon. Il me semble que vous devriez être intéressé par la capture de ces misérables. Cela vous ferait un bon papier, comme vous dites.

— Pas si bon que si j’arrive à atteindre le cerveau en pénétrant l’association. Amener Napoléon VI devant nos objectifs, voilà qui vaut la peine de se donner du mal. Mais il y faut de la patience.

— En ce qui me concerne je n’en ai plus guère, parce que je voudrais bien rentrer chez moi et que ce nouveau meurtre n’arrange rien…

Il se tut soudain sous l’impact des applaudissements qui saluaient l’entrée de Masha, dont la voix s’élevait réduisant au silence les soupeurs aussitôt sous le charme. Un charme auquel Aldo n’essaya pas d’échapper, bien au contraire. Il ne comprenait pas les paroles mais il y avait dans cette voix aux sonorités de violoncelle une sorte de magie qui lui faisait du bien. Pourquoi fallut-il que le journaliste chuchotât à son oreille :

— Vous connaissez cette chanson ? Elle s’appelle « La fin de la route » et elle est chargée de douleur. Je suppose que Masha la dédie à son frère ? Voulez-vous que je traduise ?

— Vous parlez russe ?

— Je parle cinq langues. C’est utile dans mon métier. Écoutez, elle dit :

Mes rêves se sont tus car tu es parti maintenant,

Nous ne faisons plus route commune,

Une simple intention mal interprétée

Et le regard s’est glacé de haine…

— Par pitié, taisez-vous ! intima tout bas Morosini, désagréablement impressionné parce qu’a cet instant il pensait à Lisa et au plaisir qu’ils auraient goûté si elle était auprès de lui en ce moment. Je préfère ne rien comprendre : cette voix est un poème à elle seule…

— Oh ! Je suis désolé ! Toujours cette manie de faire étalage de mes petits talents…

— Ne faites pas attention ! Mon humeur tend à la morosité ces temps-ci…

— Je peux comprendre et je ferai de mon mieux pour vous aider !

Leurs regards se croisèrent. Ce qu’y lut Aldo lui plut. Il sourit :

— J’espère ne pas vous donner trop de travail…

En quittant le Schéhérazade aux environs de trois heures du matin, il se sentait réconforté. Vers la fin de la soirée, il avait échangé quelques mots avec Masha. Celle-ci l’avait reçu avec des larmes dans les yeux en lui appliquant pour la première fois le tutoiement qui noue les liens :

— Il faut que tu me pardonnes ! J’ai peur de t’avoir entraîné dans une affaire non seulement grave mais dangereuse. Le meurtre d’aujourd’hui montre que nous avons devant nous des gens qui ne reculent devant rien…

— Ne culpabilise pas, Masha Vassilievich ! répondit-il en prenant dans les siennes une main singulièrement froide. Dans mon métier, ces dangers sont fréquents parce que tous les joyaux historiques sont plus ou moins dangereux. J’espère que ma chance tiendra bon !

— Dieu t’entende ! Mais moi je veux encore te dire ceci : le jour, la nuit, quelle que soit l’heure où tu auras besoin de nous, les Vassilievich ne te feront pas défaut. Mes frères parlent par ma voix. On se battra avec toi !

Elle l’attira contre sa vaste poitrine et l’embrassa, l’enveloppant d’une odeur d’ambre et d’encens qui sacralisait curieusement cette étreinte. Puis traça sur son front un signe de croix.

— Merci, murmura Aldo ému. Je ne l’oublierai pas !

Deuxième partie

DU SANG À LA UNE…

CHAPITRE VI

LES INVITÉS DU MAHARADJAH

Le bureau du commissaire Langlois, quai des Orfèvres, ne lui ressemblait pas en dépit des violettes de Parme, ornement de sa table, qui trempaient dans une attendrissante opaline azurée. Pour le reste, classeurs de carton vert bouteille, meubles d’ébène et moleskine fatigués par les âges, rien ne cadrait avec l’élégant maître des lieux. Si pourtant : un assez joli tapis persan, rouge et bleu, étendu sous le simple bureau occupé surtout par un épais dossier, réchauffait un parquet que l’on ne cirait certainement pas plus d’une fois l’an. Et encore ! L’atmosphère ambiante sentait bien un peu la poussière mais une subtile odeur de tabac anglais la rendait respirable. Aux murs tapissés d’un papier vert foncé à palmettes, une grande carte de Paris et trois ou quatre photos jaunissantes dans des cadres de bois sombre.

— Les bureaux de la Préfecture ne ressemblent sans doute pas aux vôtres, fit Langlois qui, adossé à un classeur, fumait une courte pipe en examinant son visiteur. Mais, que voulez-vous, la République n’est pas riche. J’ajoute que le tapis est à moi.

Il portait ce matin-là un costume de serge bleu marine avec une cravate d’un grenat discret. Pour la première fois Morosini remarqua à son revers une petite rosette de la Légion d’honneur.

— Les fleurs aussi je suppose ? Elles s’épanouissent rarement dans les locaux de la police…

— Pourtant dans cette pièce il y en a toujours eu et je ne fais que suivre les habitudes de mon prédécesseur qui fut aussi mon maître : le commissaire principal Langevin dont vous voyez ici un portrait. Un grand policier maintenant à la retraite.

— Oh, je connais M. Langevin !

Et comme les sourcils de Langlois se relevaient, il expliqua :

— C’est un vieil ami de ma grand-tante, la marquise de Sommières. Je lui dois même quelques bons conseils dans une affaire difficile. Si vous le voyez, voulez-vous le saluer pour moi ?

— Je n’y manquerai pas, soyez-en certain. À présent me direz-vous ce qui me vaut votre visite ?

— Ceci !

Aldo venait de tirer de sa poche l’écrin de cuir vert dans lequel, chez le commissaire-priseur, on avait logé la « Régente ». Il l’ouvrit et le posa sur le bureau.

— Je vous l’apporte, soupira-t-il. Faites-en ce que vous voulez !

Posant sa pipe, Langlois prit l’écrin pour l’approcher de la lumière froide dispensée par la lampe qui éclairait sa table de travail. Puis il saisit doucement la perle par son chapeau de diamants :

— Quelques grammes de splendeur et tant de sang versé ! C’est à peine croyable.

— Dans la profession que j’exerce c’est plus fréquent que vous ne le croyez, mais on dirait que cet objet est particulièrement redoutable. Ce matin j’ai été éveillé aux aurores par Maître Lair-Dubreuil…

— … qui a été victime cette nuit d’une tentative de cambriolage. Si on peut appeler ça comme ça ! Il s’agissait surtout de lui faire peur en lui laissant un message du fou qui ose signer Napoléon VI. S’il veut éviter d’en répondre sur sa vie, il doit remettre la perle à son propriétaire ou à celui qui l’a mise en vente. Alors il vous a appelé ?

— C’est exact et moi, maintenant, je viens vous voir parce que j’en ai assez de cette histoire, commissaire ! Mes affaires me réclament et je voudrais bien revoir Venise.

— Vous auriez pu le faire plus tôt. Il suffisait de me dire la vérité au lieu de jouer à cache-cache avec moi. Mais, pour la bonne règle, revenons un peu en arrière : c’est bien cela que les assassins de Piotr Vassilievich cherchaient chez lui ?

— En effet. Sa sœur voulait me la confier pour que je la vende. Nous l’avons trouvée ensemble et vous connaissez la suite. Sachant que son dernier propriétaire légal était le prince Youssoupoff, je suis allé chez lui pour la lui rendre mais il n’en a pas voulu. C’est un homme… extrêmement séduisant et un peu étrange…

— Je l’ai rencontré et je suis pleinement d’accord avec vous. Je sais aussi qu’il a vendu certains des joyaux emportés par lui de Russie et, si je vous suis bien, il a refusé celui-ci ? Mais pourquoi ?

— Il n’a pas voulu y toucher. Superstition ou prémonition, toujours est-il qu’il m’a dit de m’en charger et de le vendre au plus vite, l’argent récolté devant servir à alléger la misère de ses compatriotes et assurer le sort du petit Le Bret, le jeune garçon qui a osé suivre les ravisseurs du tzigane. Je suis donc reparti avec et je l’ai confiée à Maître Lair-Dubreuil. Et voilà où nous en sommes…

— Pourquoi n’achetez-vous pas vous-même on ne faites-vous pas acheter par votre beau-père ! Vous êtes tous deux collectionneurs et plutôt riches ?

— Parce que moi non plus je n’en veux pas. Traitez-moi de Vénitien superstitieux si vous voulez, mais je ne veux pas faire entrer la « Régente » dans la maison où vivent ma femme et mes enfants. Pas davantage chez Moritz Kledermann mon beau-père. Sa passion des joyaux historiques lui a coûté suffisamment cher et ce qui s’est passé hier me renforce dans ma conviction : quiconque possédera la « Régente » sera en danger. Tout au moins tant que vous n’aurez pas mis la main sur ce maniaque de la couronne !

— Soyez sûr que je m’y efforce. En attendant vous souhaitez que je la garde ?

— Exactement. Au fond c’est une pièce à conviction et je ne pense pas que l’assassin oserait s’en prendre à votre forteresse. Quant au petit Le Bret, je vais dès à présent me charger de son avenir. Les réfugiés, eux, attendront qu’il soit possible de monnayer ce damné bijou…

— Oh, je vous comprends. Cependant je ne peux le garder.

— Mais… pourquoi ? fit Aldo affreusement déçu.

— Je pourrais vous dire que nos coffres ne sont pas assez solides mais surtout la loi ne nous autorise pas à nous charger de ce qui n’est pas vraiment une pièce à conviction puisque l’assassin ne l’a pas eue en main. Vous pourriez la confier à la Banque de France avant de partir ? Parce que, bien sûr, vous souhaitez que je vous rende votre liberté, ajouta Langlois avec un demi-sourire.

— Vous voulez dire que j’en rêve !

— Eh bien partez ! Si j’ai besoin de vous, je saurais toujours où vous trouver ! Je crains même d’avoir un peu abusé de mes pouvoirs…

Emporté par une grande vague de soulagement, Morosini aurait volontiers embrassé le commissaire qu’il remercia avec chaleur. Du coup, il récupéra l’écrin sans se faire prier davantage.

— Vous allez suivre mon conseil ? demanda Langlois.

— Pour la Banque de France ? Peut-être, si je ne parviens pas à m’en débarrasser rapidement. À ce propos, je suis invité demain à une soirée chez le maharadjah de Kapurthala et…

Brusquement, le commissaire partit d’un éclat de rire :

— Hé là ! Doucement ! Je sais bien que vous feriez n’importe quoi pour vous débarrasser de ce sacré bijou mais je vous rappelle que c’est un vieil ami de la France et même un excellent ami. Vous ne voudriez pas qu’on nous l’assassine ici ? Si vous n’avez pas pitié de lui, ayez au moins pitié de moi ajouta-t-il en retrouvant son sérieux. Alors si vous emportez votre joyau maudit à la réception, tâchez que cela ne se termine pas dans un bain de sang. Cela dit, je vous souhaite bon retour dans votre merveilleuse Venise. Si d’aventure j’avais à nouveau besoin de vous je vous téléphonerais…

Langlois raccompagna son visiteur au seuil où ils se serrèrent la main :

— Au fond je suis très content de vous avoir rencontré, dit-il. À bientôt peut-être…

— Personnellement j’en serais ravi mais tout dépend des circonstances…

— Bien entendu. Ah, pendant que j’y pense encore une question si vous voulez bien ?

— Mais… je vous en prie !

— La femme que vous avez suivie jusqu’à Saint-Ouen, vous pourriez la reconnaître ?

— Oui.

— Et… vous n’avez aucune idée de son identité ?

L’espace d’un éclair, Aldo entendit Martin Walker plaider pour la malheureuse chargée d’un nom si pesant. Il revit de même les yeux suppliant de Marie. Si sympathique soit-il, Langlois restait un policier et on ne pouvait ajouter à une liste d’épreuves déjà longue :

— Aucune, dit-il fermement. À son accent je pense qu’elle est russe mais c’est tout ce que je peux en dire.

— Il faudra bien que je m’en contente !

Le maharadjah de Kapurthala habitait au bois de Boulogne un petit château blanc, construit sous le Second Empire près du champ de courses de Longchamp afin de permettre à son propriétaire d’alors de suivre les manifestations hippiques sans bouger de chez lui. Il se nichait dans la verdure, non loin du Moulin, et donnait un cachet d’élégance supplémentaire à cette partie du Bois. Ce soir-là il brillait dans la nuit comme une colonie de lucioles. Le temps, plutôt frais, était serein, le soleil ayant brillé presque toute la journée ce qui avait incité Adalbert à sortir son petit bolide rouge en dépit des réserves d’Aldo qui aurait cent fois préféré un taxi plus adéquat, selon lui, au port de habit de soirée.

— On va sortir de là fripés comme des vieilles pommes et le cheveu en bataille ! prophétisa-t-il en s’introduisant dans le siège de cuir voisin du conducteur.

— Tout le monde ne peut pas se promener en gondole, riposta son ami. Et nous aurons toujours meilleure allure qu’avec tes chers taxis qui font affreusement bourgeois et qu’on aurait du mal à retrouver à la sortie. Si tu ne veux pas refaire tes boucles à l’arrivée, mets ça ! ajouta-t-il en lui tendant un casque de cuir semblable au sien. Tu auras l’air d’un aviateur !

Parvenus à destination, Aldo admira en connaisseur la désinvolture de l’archéologue quand il arrêta son engin entre deux Rolls miroitantes, en sauta en arrachant le casque en question qu’il laissa tomber sur le siège et céda la place à un serviteur vêtu de blanc et enturbanné chargé de garer l’Amilcar. Un autre serviteur ayant ouvert la minuscule portière, Aldo descendit plus calmement et put constater avec satisfaction que sous l’ample cape noire son habit merveilleusement coupé ne présentait pas le plus petit faux pli.

Si Morosini s’attendait à évoluer dans un décor oriental, il put constater qu’il n’en était rien. À l’exception des fabuleux tapis de soie ancienne aux tons assortis qui couvraient le sol un peu partout, le mobilier appartenait tout entier au XVIIIe siècle français, et un XVIIIe siècle de qualité.

— Étonnant, n’est-ce pas ? murmura Adalbert en prenant place avec Aldo dans la file des invités qui attendaient leur tour de saluer le maître de céans. Mais le plus étonnant dans tout cela, c’est encore le maharadjah lui-même. Un personnage vraiment hors du commun ! Tel que tu le vois aujourd’hui, ajouta-t-il en désignant la haute et mince silhouette en habit orné de plusieurs décorations scintillantes et coiffée d’un turban blanc d’où partait une fusée de diamants couronnant une énorme émeraude, on a du mal à imaginer qu’à dix-huit ans il pesait plus de cent kilos et n’était qu’un petit rajah sikh assez obscur mais déjà assis sur son trône depuis l’âge de cinq ans.

— Et il est devenu maharadjah – ça veut dire grand roi, je crois ? – par l’opération du Saint Esprit…

— Le Saint-Esprit en l’occurrence s’appelait Édouard VII. Il faut te dire que Jagad Jit Singh de Kapurthala, ce petit rajah de rien du tout, est habité par une vaste intelligence, une grande ouverture d’esprit et qu’il fait de son État un modèle du genre. Il est venu très tôt en Europe où il a conquis presque tous les souverains, à commencer par la peu commode reine Victoria, et noué une véritable amitié avec le roi Georges de Grèce. Mais c’est en France, où il n’y a plus de rois cependant, qu’il a reçu l’illumination.

— Shiva lui est apparu ?

— Non. Louis XIV. En 1900 il est venu comme tout le monde voir l’Exposition ; il séjournait à Versailles, à l’hôtel des Réservoirs, et il a longuement visité le château. Ce sont d’abord les glaces de la fameuse galerie qui lui ont révélé son obésité mais la splendeur du lieu l’a émerveillé. Rentré chez lui, il a maigri de cinquante kilos en trois ans – c’est un sage ! – et il a entrepris la construction d’un palais à la française qu’il voulait digne du modèle, car il avait l’impression que Louis XIV se réincarnait en lui…

— Notre Roi-Soleil aurait pu plus mal choisir…, chuchota Aldo, car leur tour approchait, en contemplant le fin visage empreint d’une grande noblesse et d’une grande douceur qu’éclairaient un sourire charmant et de magnifiques yeux sombres. Un homme bien séduisant en vérité !

Son impression devint conviction quand les phalanges princières serrèrent les siennes et que Jagad Jit Singh se déclara vraiment très heureux et très honoré de le recevoir :

— M. Vidal-Pellicorne et moi nous connaissons depuis longtemps et je sais quelle belle amitié est la vôtre, et c’est une joie d’accueillir avec lui ce soir celui en qui s’incarnent non seulement la grande histoire mais aussi la splendeur de Venise. J’espère que tout à l’heure nous pourrons parler un peu…

Cela dans un français irréprochable servi par une voix ferme et bien timbrée qui donnait toute sa valeur au compliment auquel Morosini répondit – chose rarissime chez lui car il avait appris à se méfier des mouvements de son cœur – avec la chaleur d’une sympathie spontanée. Il ne savait pas pourquoi mais cet homme lui plaisait.

Un peu plus loin, une très belle jeune femme brune drapée dans un sari couleur d’aurore, un véritable déluge de perles autour du cou et aux oreilles, recevait à son tour les invités de son beau père : la princesse Brinda était en effet l’épouse du prince héritier Karam Jit Singh qui évoluait quelque part dans la foule des invités. Elle reçut l’hommage des deux amis avec l’aisance d’une parfaite maîtresse de maison parisienne jointe à la grâce innée des grandes dames indiennes. Aldo apprit ainsi que sa réputation était allée jusqu’aux Indes…

Tandis que le lent défilé se poursuivait – le maharadjah tournait un petit discours courtois à chacun de ses invités – Aldo et Adalbert se réfugièrent près des grandes compositions florales qui formaient le fond des salons. En saluant le maharadjah, le premier avait remarqué sur sa poitrine la plaque de la Légion d’honneur.

— Rien de plus normal, le renseigna Adalbert ! Outre qu’il est un ami personnel de Clémenceau, Jagad Jit Singh, qui est aussi un juriste de première force, a représenté l’ensemble des princes indiens à la Société des nations pendant les quatre ans de guerre, ce qui lui a valu de signer le traité de Versailles. Il faudra tout de même que j’aille un jour à Kapurthala. Il paraît qu’il a fait de son pays, grand comme le Grand-duché de Luxembourg, l’État le plus moderne et l’un des plus riches des Indes…

— En tout cas, s’il est habité par Louis XIV, il a du se tromper de roi. C’est du Louis XV ici ?

— Parce qu’il préfère les modes du Bien-Aimé. Là-bas il arrive que la Cour porte des costumes de l’époque et des perruques blanches par quarante-cinq degrés à l’ombre ! Et alors on parle français…

— Incroyable ! fit Morosini amusé. Quoi qu’il en soit, moi je me trouve bien chez lui… Que de jolies femmes !

— Ça, il les adore…

En effet, mêlées à des diplomates dont le plus important était l’ambassadeur d’Angleterre, quelques-unes des plus belles dames de Paris, françaises ou étrangères, réunissaient autour d’elles, dans les vastes salons, des petits cercles admiratifs. Il y avait la ravissante marquise de Chasseloup-Laubat, lady Mendl, la princesse de Faucigny-Lucinge, la comtesse de Mun, Mrs Daisy Fellows, la femme du couturier Lucien Lelong née princesse Paley et devenue vedette à Hollywood, ainsi que l’éblouissante Pola Negri présente elle aussi qui était désormais princesse Mdivani et propriétaire du château de Seraincourt. À elles deux, elles drainaient une bonne part des hommages masculins. Et d’autres dont Aldo connaissait certaines qu’il salua et avec lesquelles il échangea quelques mots. Toutes somptueusement parées et habillées à ravir.

Aldo se retrouva soudain en train de bavarder avec une dame, encore ravissante en dépit du temps passé, qu’il avait connue avant la guerre en Angleterre lorsqu’elle était duchesse de Marlborough. C’était avec une vraie joie qu’il retrouvait celle qui, née Consuelo Vanderbilt, avait tenté le pinceau du peintre Helleu et qui, tombé amoureuse pendant la guerre d’un des as de l’aviation française, le colonel Jacques Balsan, un héros, l’avait épousé après son veuvage et brillait à présent dans la haute société. Extrêmement généreuse, elle savait se pencher sur d’innombrables misères. La retrouver là, toujours aussi exquise malgré ses cheveux blancs, lui procurait un réel bonheur et tous deux évoquaient joyeusement leurs souvenirs communs quand, soudain, le regard de Morosini devint fixe : une jeune femme vêtue de velours noir et d’une grande étole de satin bleu pâle était en train de saluer le maharadjah à qui elle offrait un sourire ensorcelant : Tania Abrasimoff, qui était censée ne pas mettre le nez hors de chez elle, faisait, dans le château du bois de Boulogne, une entrée conquérante. Vite rejointe par deux jeunes gens visiblement à sa dévotion, elle s’avança ensuite dans les salons, souriant à l’un ou tendant la main à l’autre.

Laissant à regret sa place auprès de Mme Balsan à lord Nolham et à l’aimable prince Karam, quatrième fils de Jagad Jit Singh, Aldo se lança sur la piste de la comtesse et l’atteignit au moment où elle prenait place dans une sorte de niche creusée dans un buisson de jasmins et acceptait la coupe de champagne que lui offrait l’un des deux sigisbées visiblement décidés à ne pas s’éloigner d’elle de plus d’un mètre. Aussi Aldo eut-il droit à un double regard offensé quand, s’approchant du groupe, il pria courtoisement ces messieurs de bien vouloir lui permettre de s’entretenir un instant avec leur belle compagne. Ce qu’il fallut bien accepter. Ils s’écartèrent donc mais sans aller bien loin et en montrant moralement les crocs.

Différent fut l’accueil de Tania. Non seulement elle ne parut pas mécontente de la rencontre mais elle tendit spontanément ses deux mains à Morosini !

— Que je suis heureuse de vous voir ! J’ignorais que vous seriez ici ce soir.

En même temps elle le faisait asseoir près d’elle sur le canapé Régence encastré dans les fleurs.

— Moi aussi, soupira-t-il, l’œil sévère. Voulez-vous me dire ce que vous faites là alors que…

— … je devrais être en train de me morfondre dans mon triste logis en me faisant tirer les cartes par Tamar ? Vous n’avez donc pas lu Le Figaro ce matin ?

— Mon Dieu non ! J’ai assez de mes propres soucis sans me charger de ceux des autres…

— Eh bien, c’est dommage parce qu’il y avait, à la rubrique mondaine, un petit article très intéressant annonçant que, son deuil achevé, miss Muriel Van Kippert et le marquis d’Agalar rendraient officielles leurs fiançailles qui précéderaient de peu leur mariage. En conséquence me voilà, mon cher prince, aussi libre que l’air ! Ah, vous n’imaginez pas quelle joie j’éprouve depuis ce matin et, comme j’étais invitée de longue date chez le maharadjah, j’ai pensé que venir à cette réception allait être pour moi l’occasion rêvée de reprendre ma vie mondaine. N’est-ce pas merveilleux ?

— Si vous le dites, cela doit l’être. Cependant êtes-vous bien certaine que le mariage va inciter votre ténébreux ami à renoncer à vous manipuler ?

— Manipuler ? Quel vilain mot !

— La chose est encore plus laide. C’est pourtant bien le terme qui convient.

— Mais voyons, il n’a plus que faire de moi ! Si son Américaine ressemble aux autres, il ne doit plus pouvoir la quitter d’une semelle. Et je vous rappelle qu’elle est en grand deuil. Donc lui aussi et on ne les verra pas de sitôt dans les salons parisiens. D’ailleurs ils vont sans doute partir pour l’Amérique afin que le pauvre père repose dans sa terre natale…

— Je ne sais pas si c’est ma vue qui baisse mais il me semble bien que votre hidalgo n’est pas aussi en deuil que vous l’imaginez. Ou bien cette figure de loup distingué qui salue notre hôte en ce moment ne lui appartient-elle pas ?

Tania suivit des yeux le geste discret de Morosini et pâlit. Sa main, gantée de velours jusqu’au haut du bras saisit celle d’Aldo et se crispa :

— Par Notre-Dame de Kazan, mais comment est-il ici ?

— Voilà un petit mystère qu’il va falloir éclaircir mais en attendant, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de quitter les lieux immédiatement… et discrètement !

— Mais c’est impossible, voyons ! Le souper va être servi dans un instant…

— Rien n’est impossible à une jolie femme. Elle a toujours droit à quelques vapeurs et je vois là deux gaillards qui ne demanderont pas mieux que de vous ramener. Sinon au logis – afin de ne pas révéler votre adresse – mais dans n’importe quel palace où vous pourriez désirer passer la nuit parce que vous avez donné congé jusqu’à demain à vos serviteurs et que vous n’avez pas la clef…

— Vous croyez ? fit-elle d’un ton méfiant en retirant sa main. Ils connaissent José et ne comprendraient pas…

— Que vous vouliez l’éviter ? Mais s’ils sont amoureux de vous comme je le pense, ils comprendront avec enthousiasme. Croyez-moi, Tania ! Si cet homme vous effraie autant que vous me l’avez dit, il faut partir. Et vite !

C’était malheureusement plus facile à dire qu’à faire. Comme Aldo se levait pour laisser la place, l’assistance se figea. Deux jeunes aides de camp en tuniques miroitantes venaient de se ranger près de chacune des deux colonnes d’entrée tandis que le serviteur chargé d’annoncer les invités proclamait :

— Sa Grandeur le maharadjah d’Alwar !

— Nous sommes gâtés ce soir en matière de potentats orientaux, murmura Adalbert qui s’était rapproché d’Aldo avec le vague espoir d’être présenté à la ravissante dame brune. Mais celui-là, je n’en raffole pas…

Il n’en dit pas plus car un silence s’établissait à l’entrée du prince oriental au-devant de qui Jagad Jit Singh s’avançait les mains tendues. Un homme impressionnant en vérité !

Dédaigneux de l’habit occidental, son atchkan(10) de velours vieux rose ruisselait de diamants et de rubis mais, entre ce vêtement fabuleux et l’espèce de toque bordée d’un diadème scintillant qui le coiffait, le visage était d’un autre âge. Sous les traits d’une grande pureté le sang mongol transparaissait et les yeux étirés, striés de jaune, étaient ceux d’un tigre. Quant au sourire dont s’éclairait cette énigmatique figure, il donnait froid dans le dos…

— Tu le connais ? chuchota Morosini.

— Un peu, mais c’est surtout ton ami Youssoupoff qui le connaît. Il a eu toutes les peines du monde à le tenir à distance il y a deux ou trois ans. Je crois que Sa Grandeur était tombée amoureuse de lui…

Les deux princes s’étant donné une cérémonieuse accolade, l’ambiance un instant rompue se reformait. Aldo remarqua que le nouveau venu se faisait présenter surtout des hommes, les femmes semblant l’intéresser fort peu… Cependant, Adalbert réclamait, la bouche fendue d’une oreille à l’autre par un large sourire :

— Si tu me présentais à Madame ?

Aldo sursauta :

— Hein ?… Quoi ? Ah oui, mais je te préviens que Madame nous quitte. Ma chère Tania, voici mon ami Adalbert Vidal-Pellicorne, archéologue distingué. La comtesse Tania Abrasimoff.

— Nous quitter ? Pas si vite tout de même ! protesta Adalbert en baisant galamment les doigts de la jeune femme. On va bientôt servir le souper et si la comtesse n’y assiste pas il manquera de la lumière !

— Peut-être mais cette lumière risque de s’éteindre si l’on tarde trop : elle est en danger.

Il n’eut pas le temps d’en dire plus. Comme il se retournait pour faire signe aux deux amoureux transis qui l’assassinaient du regard, José d’Agalar se glissa dans son champ de vision.

— Permettez, je dois parler à la comtesse !

Puis se tournant vers la jeune femme avec un bref salut, il s’adressa à elle en russe, langue incompréhensible pour Aldo mais sur un ton d’agressivité qui ne laissait guère de doute sur le contenu des paroles et l’agaça immédiatement :

— Pardon, monsieur, mais êtes-vous proche parent de Madame ?

— Mêlez-vous de ce qui vous regarde !

— Il se trouve que la sérénité, le bien-être de la comtesse me regardent… comme tous ses amis, ajouta-t-il en constatant avec satisfaction que les deux cavaliers momentanément évincés s’étaient rapprochés et se rangeaient de son côté en approuvant vigoureusement. Or vous lui parlez sur un ton dont aucun gentilhomme ne saurait user envers une femme. Et j’ai entendu dire que vous êtes marquis ? C’est à peine croyable…

Le visage aigu, au teint légèrement olivâtre parut jaunir un peu plus. En même temps Agalar émettait un rire bref qui ressemblait au sifflement d’un serpent…

— Que pouvez-vous savoir du comportement d’un gentilhomme, mon garçon ? Je suis grand d’Espagne, sachez-le ! Et vous, vous êtes quoi ?

— Altesse Sérénissime ! Prince Aldo Morosini pour vous servir le traitement que vous méritez…

Le nom fit son effet. L’autre parut se calmer cependant qu’une lueur s’allumait dans son œil noir :

— Ah ! Vous êtes…

— Oui, je suis.

— Je voulais dire : vous êtes aussi l’amant de Madame ?

— Simplement un ami… respectueux. Et vous, si vous l’êtes, j’ajoute que vous êtes aussi un mufle !

Adalbert s’approcha aussitôt d’Aldo et posa la main sur son bras :

— L’endroit est mal choisi pour une querelle, fit-il remarquer. Le maharadjah pourrait ne pas apprécier. Allez dans le parc si vous voulez on découdre !…

Mais bien qu’il eût été insulté, la perspective d’un duel ne semblait guère tenter l’Espagnol. Il haussa les épaules :

— On ne se bat pas pour n’importe qui ou n’importe quoi. Si cette femme vous plaît, je vous la laisse bien volontiers ! J’ajoute que j’ai faim et que l’on vient d’annoncer le souper…

Et avec un geste dérisoire de la main, le beau marquis tourna les talons un peu trop hauts pour les critères de l’élégance masculine et se joignit aux autres personnes qui s’étaient intéressées au début d’altercation mais se dirigeaient à présent vers la salle du festin.

Pâle comme une morte, Tania ne bougeait pas de sa niche fleurie et levait vers les quatre hommes restés auprès d’elle un regard effrayé :

— Je… je crois que je préférerais rentrer chez moi…

— C’est trop naturel, dit Aldo. Je vais vous reconduire…

Mais à cet instant précis, le prince Karam qui avait l’air d’être en quête de quelqu’un s’approcha d’eux :

— Ah prince ! dit-il à Aldo. Je vous cherchais. Mon père souhaite vous avoir à sa table. Ainsi que M. Vidal-Pellicorne.

Aldo s’apprêtait à dire qu’il lui fallait d’abord s’occuper de la comtesse Abrasimoff souffrante, mais déjà les deux jeunes gens, réduits depuis un moment à une figuration intelligente, se hâtèrent de revenir sur le devant de la scène :

— Allez vite rejoindre le maharadjah, prince ! Nous allons, des Aubrais et moi, nous occuper de la comtesse, dit l’un. Soyez sûr que nous veillerons bien sur elle.

S’avisant de ce que ce La Royère pouvait être très sympathique, Aldo le remercia, lui tendit la main avant de s’incliner devant Tania :

— Je crois que vous pouvez leur accorder votre confiance, Tania ! Je prendrai de vos nouvelles demain…

Un judicieux mélange de civilisations orientale et occidentale faisait un lieu magique de la grande salle où l’on allait dîner. Nappes et serviettes étaient de brocart orange tissé d’or supportant l’apparat des chandeliers d’or massif où brûlaient de longues bougies ambrées, de cristaux gravé d’or, d’un admirable service de table exécuté spécialement à Sèvres dans les couleurs assorties à d’étonnants surtouts d’or dont jaillissaient des bouquets d’orchidées pâles mêlées à des roses flamboyantes et à des iris noirs. Plusieurs tables d’une douzaine de personnes étaient réparties dans la pièce et, en prenant place à celle que présidaient le maharadjah et la princesse Brinda, Aldo fut cependant surpris de se retrouver assez proche voisin de son hôte pour que la conversation fût possible puisque seule la princesse Marie de Broglie l’en séparait. Or il connaissait un peu l’originale châtelaine de Chaumont-sur-Loire, une amie de longue date de Jagad Jit Singh qui avait souvent séjourné chez elle et même lui avait fait présent d’un éléphant. Avec elle la conversation ne manquait jamais de saveur : c’était une femme un peu à l’emporte-pièce, franche, directe et presque toujours de belle humeur. Elle adorait les bijoux et on parla beaucoup de pierres, célèbres ou non et, bien entendu des fêtes que le maharadjah allait donner à l’automne pour son jubilé. Elles promettaient d’être magnifiques. Tant et si bien que Morosini fut à peine surpris quand, les femmes s’étant retirées à la mode anglaise pour laisser les hommes entre eux, le maharadjah l’invita à y participer ainsi que Vidal-Pellicorne dont il appréciait la culture universelle et les ouvrages d’archéologie.

— Je possède des trésors que j’aimerais vous montrer et dont certaines pièces n’ont jamais vu l’Europe. Naturellement, je serais particulièrement honoré si la princesse Morosini me faisait la grâce de vous accompagner. J’ai beaucoup entendu vanter son charme et son éclat…

Par qui, mon Dieu, mais après tout cela n’avait rien d’extraordinaire lorsque l’on connaissait le goût très vif de Jagad Jit Singh pour les jolies femmes de n’importe quel pays ! Au cours du repas, tandis que l’on dégustait un étonnant agneau au curry dans la sauce duquel scintillaient des parcelles d’argent, il avait écouté avec amusement les confidences de Mme de Broglie sur l’incessante chasse à la beauté qui était l’un des grands plaisirs de leur hôte.

— Il a même épousé coup sur coup une Espagnole et une Italienne, et comme je m’étonnais, étant donné sa passion pour la France, qu’il n’eût pas épinglé sur sa liste une de ses filles, savez-vous ce qu’il m’a répondu ?… « Je les aime trop ! Je n’arriverais jamais à choisir ! »

Il n’était donc pas tellement étonnant que le nom de Lisa ait volé un jour ou l’autre du côté de ses oreilles. N’était-elle pas en effet l’une des femmes les plus séduisantes de toute la planète ? Pour Aldo aucune autre ne lui venait à la cheville. Et il s’entendit répondre que lui et son épouse se rendraient avec joie dans un pays qui les fascinait depuis longtemps.

Tandis que l’ambassadeur d’Angleterre reprenait le dé de la conversation après une solide rasade de porto, Aldo, rendu à lui-même pour un instant caressa l’idée d’une seconde lune de miel dans les Indes fabuleuses. Si Lisa consentait à confier les jumeaux à leur arrière-grand-mère pour une dizaine de semaines, ce pourrait être magique. Perdu dans ses pensées, il laissait son regard glisser sur la salle somptueuse occupée seulement par les hommes et soudain il reprit contact avec la réalité, posa le verre dont il dégustait le contenu et se livra à un examen attentif de ceux qui se trouvaient là. Or, nulle part il ne vit José d’Agalar.

Quand on sortit de table, il rejoignit Adalbert tout joyeux lui aussi à l’idée de l’accompagner aux Indes et mit un frein à son enthousiasme :

— Tu as raison, le voyage va être formidable mais quelque chose me tracasse : as-tu vu le grand d’Espagne ?

— Ma foi non… Pourtant il est entré avant nous dans la salle à manger et il prétendait mourir de faim. Comment se serait-il volatilisé ?

— D’autant plus qu’il n’y a aucune raison. Mais on peut toujours essayer de savoir…

Retournant dans la vaste pièce où les serviteurs s’affairaient à remettre de l’ordre, Morosini alla trouver celui qui dirigeait la manœuvre en priant le Bon Dieu qu’il parle au moins anglais :

— Je cherche le marquis d’Agalar, lui dit-il dans cette langue. Sauriez-vous me dire à quelle table il était placé ?

L’hindou s’inclina et partit chercher des cartons où les tables étaient dessinées avec les noms de leurs occupants, les parcourut des yeux puis montra à Aldo celui qui l’intéressait. Celui-ci remercia et rejoignit Adalbert :

— Il était à la table présidée par le maharadjah d’Alwar. Comment se fait-il que je ne l’aie pas aperçu ? D’où j’étais il devait se trouver dans mon champ de vision…

Une voix onctueuse teintée d’accent oriental se fit lors entendre :

— Feriez-vous allusion à ce… personnage qui a eu l’indécence de s’étouffer en absorbant du curry et que l’on s’est hâté d’ôter de ma vue ? Un spectacle vraiment répugnant !

Jay Singh Kashwalla, maharadjah d’Alwar en personne, se tenait là, accompagné de deux hommes de sa suite. Il souriait benoîtement mais ce sourire n’atteignait pas ses yeux qui semblaient vouloir pénétrer jusqu’à l’âme d’Aldo. Celui-ci salua profondément comme l’exigeait le protocole :

— Si Votre Altesse le dit, ce doit être vrai. Cependant le marquis d’Agalar qui est un grand d’Espagne devrait savoir comment se comporter lorsque l’on a l’honneur de dîner à la table d’un prince souverain.

— Grand d’Espagne ? Fttt !… Qu’est cela ? fit Alwar avec un geste méprisant de sa main gantée et bosselée de rubis gros comme des œufs de caille. Ce n’est qu’un marquis. Vous, vous êtes prince, m’a-t-on dit ? Un grand d’Italie, je suppose ?

— De Venise ! Très honoré de l’attention qu’un souverain étranger veut bien me porter !

— Votre réputation est grande dans le monde des pierres précieuses et vous pouvez constater que je les aime aussi. Viendriez-vous en parler avec moi… en privé ?

— Il est à craindre que Votre Altesse n’en sache plus que moi sur ce sujet.

— Ne le croyez pas ! Venez plutôt déjeuner demain ! Nous comparerons nos sciences. J’habite le Claridge. Voulez-vous treize heures ?

Impossible d’échapper, quelque envie qu’il en eût, à une invitation aussi formelle. Morosini s’inclina :

— Ce sera un honneur pour moi…

— Alors donnez votre adresse à mes gens. Une voiture viendra vous prendre à midi et demi…

Le maharadjah tournait déjà les talons après un salut léger.

— Seigneur ! gémit Aldo en le regardant rejoindre leur hôte. Il ne me manquait plus que ça !

— Allons donc ! ironisa Adalbert. Tu as vu sa poitrine ? Il n’y a pas un joaillier au monde dont la vitrine puisse lutter avec elle. Tu vas nager dans les pierres précieuses, mon bonhomme !

— Sans doute, mais j’aimerais mieux nager avec quelqu’un d’autre parce que cette altesse-là ne me plaît pas. Surtout si j’y ajoute ce que tu m’as confié au sujet de ses relations avec Youssoupoff !

— Je n’ai dit que ce que l’on m’a raconté. Il ne s’agit peut-être que d’un simple potin…

— Auquel tu as cru. Cela me suffit.

— Pour refuser d’y aller ? Il ne va tout de même pas te violer entre la poire et le fromage ? Tu as une demi-tête de plus que lui, fit Adalbert en riant.

— J’ai accepté : j’irai. Seulement j’essaierai de faire en sorte qu’il n’y ait pas de seconde fois…

Le lendemain, habillé avec une élégance tout officielle – redingote noire, gilet gris, col à coins cassés et cravate-plastron en épaisse soie grise piquée d’une sardoine gravée à ses armes –, Aldo embarquait dans la Rolls argentée du maharadjah qui, en quelques silencieuses minutes, le conduisit à l’hôtel Claridge.

C’était le plus récent des palaces parisiens puisqu’il avait été inauguré en 1919 et, bien sûr, le Claridge drainait une bonne partie de la clientèle jeune issue du cinéma ou du sport grâce aux services spéciaux qu’il offrait : un hammam et une ravissante piscine gréco-byzantine où se retrouvaient quelques-unes des plus jolies femmes de Paris. Mais, quand la Rolls y déposa Morosini, celui-ci put se demander un instant si d’aventure on ne l’aurait pas transporté aux Indes car l’entrée en était gardée par deux des jeunes aides de camp dont le maharadjah d’Alwar semblait posséder une véritable collection. Choisie avec soin cependant car ces jeunes hommes étaient à peu près de la même taille, vêtus de robes fluides qui les faisaient ressembler à des jets d’eau et tous possédaient des yeux de gazelle craintive qui intriguèrent le visiteur tout en lui donnant l’envie d’en savoir plus : ce potentat oriental n’était-il donc attiré que par les garçons ? En tout cas, il aurait juré que ceux-là en avaient peur…

Cependant ils devaient être des guerriers, étant armés de longs poignards dont sans doute ils n’hésiteraient pas à se servir sur un geste du maître. Pour l’instant, ils semblaient avoir pris possession de l’hôtel car l’un d’eux s’improvisa son guide tandis que deux autres gardaient l’entrée des ascenseurs, deux autres la sortie et encore deux autres la double porte fermant l’appartement du prince. Celui-ci occupait tout un étage d’où les serviteurs habituels semblaient avoir disparu.

« Ce doit être amusant pour les autres clients de l’hôtel, pensa Morosini. Si toutefois il y en encore. »

Il n’en avait vu, en effet, aucun et, dans le hall les réceptionnistes avaient un curieux air figé.

Une table somptueuse, pour deux personnes était dressée dans le salon où l’on introduisit l’invité, un salon qui lui-même avait subi des transformations grâce à une infinité de coussins, de poufs et de tentures brodées d’or ou d’argent. Une odeur de vanille mêlée à celle du bois de santal y régnait, cependant qu’un invisible musicien faisait entendre un air de sitar à la fois aigre et envoûtant…

Enfin Alwar parut, les deux mains cordialement tendues et le visage éclairé d’un sourire éclatant, tel que l’on ne l’eût pas cru capable d’en produire.

— Mon cher ami ! Comme c’est aimable à vous d’avoir accepté ma modeste invitation !

— Comme c’est aimable à Votre Altesse de me l’avoir adressée !

— Oh, c’est naturel. Tout de suite vous m’avez été sympathique et je n’aime pas résister aux élans de mon cœur ! Prenez place, je vous prie, et causons ! Mais… par grâce, traitez-moi en ami et oubliez la troisième personne ! N’êtes-vous pas prince, vous aussi ?

— Certes, monseigneur, mais vous régnez sur des milliers de sujets et je ne règne que sur ma propre maison…

— Une maison que j’aimerais connaître ! Venise et ses palais sur l’eau sont fascinants. C’est la seule ville d’Europe où un homme d’Orient doit se sentir facilement chez lui. Mais déjeunons ! J’ai tant de choses à vous dire et les plaisirs de la table les accompagneront heureusement…

En fait et tout le temps que dura le repas – servi à l’occidentale et excellent –, ce fut surtout Aldo qui parla. Son hôte l’accabla de questions posées d’une voix douce et précise touchant sa famille, ses ancêtres, sa demeure, sa vie professionnelle, sa jeunesse, ses études, ses voyages, ses habitudes enfin. Parfois à la limite de l’indiscrétion. Ainsi, le fait que son invité soit marié n’eut pas l’air de l’enchanter :

— Un homme tel que vous devrait demeurer libre de ses mouvements. Avoir des enfants, c’est bien… mais pourquoi s’encombrer de la mère… ou des mères ?

— Je n’ai jamais considéré ma femme comme encombrante. Bien au contraire ! Je ne puis concevoir l’idée de vivre sans elle.

— Pourtant vous en êtes loin en ce moment. Dès lors que vous pouvez vous en passer huit jours ou huit semaines, vous pouvez l’ignorer indéfiniment. Le temps ne signifie rien pour les dieux, ni pour les hommes capables de les approcher. Est-elle belle au moins ? ajouta-t-il avec une nuance de dédain qui n’échappa pas à Morosini et lui déplut.

Mais il fallait répondre.

— Elle est mieux que belle ! Différente de toutes les autres femmes ! laissa-t-il tomber sèchement.

— Auriez-vous son portrait photographique ?

— Non.

— Pourquoi ? Les Européens ont toujours leurs poches bourrées des images des leurs et ils adorent les montrer !

— Pas moi ! Outre qu’il n’y a pas de poches dans le vêtement que je porte(11), une photographie ne saurait rendre l’éclat d’un visage. Seule la peinture le pourrait ! À condition que le peintre sache voir au-delà des traits et chercher l’âme.

— Et il en existe ? Vos peintres actuels barbouillent leurs toiles de couleurs violentes qui à mes yeux ne signifient rien, ne suggèrent rien…

Un œil sur les délicates peintures mogholes qui décoraient un pan du mur, Aldo excusa le jugement sans nuances de son hôte. Comment cet homme d’un autre âge pourrait-il comprendre quelque chose à un Derain, un Matisse, un Vlaminck ? Mais la conversation en étant venue à bout, il décida de s’y tenir. Aussi bien le déjeuner tirait à sa fin et le café était servi :

— Mais puisque nous en sommes aux beautés de la Création, je me permets de vous rappeler, Altesse, que vous m’avez promis de me montrer des merveilles…

Alwar sourit, frappa dans ses mains sur un certain rythme et deux des beaux jeunes gens aux regards craintifs surgirent, portant chacun un coffre d’assez belles dimensions qu’ils déposèrent sur une table basse. Puis, encore plus rapidement peut-être qu’ils étaient venus, ils s’inclinèrent, mains jointes, et disparurent. Le maharadjah se leva et souleva l’un des couvercles : des couronnes, des diadèmes apparurent. Parmi eux, Aldo repéra vite la bande de rubis et de diamants qui ceinturait, hier, la toque – héritage des Mongols et de Gengis Khan dont Alwar avait du sang – qui coiffait le prince. Aujourd’hui elle était d’un blanc candide avec un petit diadème de perles.

— Magnifique ! apprécia Morosini en examinant l’un après l’autre ces signes du pouvoir. Mais n’est-il pas imprudent de voyager avec un tel trésor ?

— Tout n’est pas ici. Je ne saurais emporter en voyage l’ensemble de mes joyaux et je me contente de ceux dont je me pare le plus souvent. Ceux que je préfère. Par exemple ceci.

Il ouvrait le second coffre et en tirait un collier de plusieurs rangs fait de diamants et d’énormes émeraudes. Les plus grosses sans doute qu’Aldo eut jamais vues. Il est vrai qu’elles n’étaient pas taillées mais seulement polies, en cabochons. Suffisantes pour réduire à l’état d’ornement modeste la pierre d’Ivan le Terrible achetée à Drouot. Au grand plaisir de son hôte, Aldo ne cacha ni sa surprise ni son admiration.

— Je ne crois pas en connaître d’aussi importantes.

Il se consolait un peu en constatant qu’en revanche il en avait vu de plus lumineuses.

— Oh, il en existe cependant ! soupira Alwar. Yadavindra Singh de Patiala en possède de plus belles encore. Vous les verrez sans doute si vous vous rendez à l’invitation de Kapurthala car il y sera sûrement. Auprès de lui je ne suis qu’un petit prince, ajouta-t-il avec une intraduisible amertume. Ses États comptent deux millions d’habitants alors que le mien n’en a guère plus de cinquante mille… Son palais Moti Bagh couvre quatre hectares à lui seul…

— La grandeur vraie d’un prince ne se mesure pas au nombre de ses sujets ni à la superficie de son palais, dit doucement Morosini. Ce sont ses actes, sa sagesse et la sérénité de ses États qui lui donnent sa dimension.

Il eut soudain l’impression que les yeux de tigre se mouillaient. Le maharadjah se leva et posa ses mains sur ses épaules :

— Tu as bien parlé ! fit-il d’une voix enrouée. Il faut que tu sois mon ami !

— Ce serait un grand honneur ! émit Aldo qui n’aimait pas beaucoup ce rapprochement subit et craignit même un instant qu’on ne l’embrassât. Mais Alwar se contenta d’ôter de son doigt un rubis taillé en fer de lance et de le passer au majeur de son invité :

— Voilà qui scellera mieux notre amitié ! dit-il. Cette pierre a la couleur du sang et le sang est le meilleur lien entre les hommes. Essaie de t’en souvenir quand tu regarderas ce bijou.

Aldo ne put que remercier avec tout de même un vague sentiment de honte. En venant à ce rendez-vous qui ne lui plaisait guère, il gardait une arrière-pensée : celle de proposer la « Régente » à ce prince visiblement richissime mais, après le don qu’on venait de lui faire, il était un peu difficile de parler boutique. D’autant plus que, les circonstances étant ce qu’elles étaient, Alwar pouvait très bien prendre cela pour un échange de bons procédés et la valeur de la perle était infiniment plus élevée que celle du joli rubis qu’il recevait.

— Je regrette, devant tant de générosité, de ne rien pouvoir offrir de comparable…

— Un peu de ton temps sera amplement suffisant. Je suis encore ici pour quelques semaines, Ensuite je me rendrai en Angleterre…

— C’est que moi je dois rentrer prochainement à Venise… Le temps est encore ce qui va me manquer le plus.

— Tu ne pars pas ce soir ?

— Non, bien sûr !

— Alors nous pouvons encore passer quelques moments ensemble ?

« Et dire, pensait Aldo en se retirant, que m’étais juré que cette visite n’en aurait pas de seconde ! »

Il fallait bien en prévoir au moins une, sinon l’homme aux yeux de tigre était bien capable de lui tomber dessus à la maison un jour prochain. N’avait-il pas dit qu’il aimait Venise ? Ou quelque chose d’approchant…

— Eh bien, dis-moi, s’écria Adalbert en le voyant rentrer. Vous avez eu des choses à vous dire ? Il est plus de six heures !

— Oh, le temps passe vite en sa compagnie ! Il m’a pratiquement confessé ! Et regarde ! ajouta Aldo en lui tendant la bague qu’il avait ôtée dans la voiture et mise dans sa poche. Il a décidé que nous étions quasiment frères !

— Peste ! Il a la fraternité généreuse, mais je me demande ce qu’aurait pensé ta mère d’un fils de cet acabit !… Bon ! Oublions-le pour passer à un autre sujet : on dirait que c’est aujourd’hui la journée des rubis ! Tiens, lis ça !

Il tendait le journal plié où figurait un article entouré au crayon rouge. C’était, sous la plume de Martin Walker dont la signature prenait de plus en plus de développement, un « papier » que la crainte de déplaire à un hôte illustre retenait visiblement à la limite du sensationnel : « Vol audacieux chez un grand ami de la France : des bijoux disparaissent chez le maharadjah de Kapurthala. »

Le texte disait qu’une paire de bracelets de rubis avait été subtilisée dans l’appartement de la princesse Brinda. Aucune autre parure n’avait été volée et, à la place, on avait découvert une petite carte portant simplement la lettre N. Suivait un long développement sur le mystérieux personnage dont on commençait à parler beaucoup en le rapprochant du fameux Arsène Lupin. À cette différence près que celui-là avait déjà deux meurtres sur la conscience et que le célèbre gentleman-cambrioleur ne tuait jamais.

— Alors ? fit Adalbert. Qu’est-ce que tu en penses ?

— Comme toi, je suppose. Notre Napoléon VI et le sombre marquis d’Agalar pourraient bien ne faire qu’une seule et même personne. Le malaise éprouvé hier soir a été simulé et notre homme a profité de ce que tout le monde était à table pour visiter les coffrets de la princesse.

— Il est certain que c’est la première pensée qui présente, mais je t’avoue que j’ai peine à y croire.

— Pourquoi ? Parce qu’il a un type beaucoup trop espagnol pour être petit-fils d’une Russe ? La loi de Mendel joue parfois de drôles de tours. Et puis pourquoi seulement ces deux bracelets alors qu’il y avait sans doute beaucoup d’autres colifichets passionnants ?

— Je vais te dire pourquoi. Parce que ce sont des bijoux russes et que notre empereur russo-corse ne s’intéresse qu’à eux et aux Français. Les bracelets ont appartenu à la comtesse Abrasimoff qui te plaît tant.

— Pas à toi ? émit l’archéologue, la mine innocente.

— Oh ! Elle est très belle et j’en conviens volontiers, mais tu sais qu’aucune femme ne saurait plus me plaire…

— C’est beau, la vertu !

— Tu peux dire l’amour, tu ne te tromperas dit Aldo gravement. Il n’empêche que je vais aller chez elle, et dès demain, parce qu’elle non plus n’a pas assisté au dîner.

— Tu la soupçonnes ?

— Pourquoi pas ? Elle a peur d’Agalar parce qu’elle craint son emprise mais d’autre part elle délire presque lorsqu’elle évoque les joyaux que les Bolcheviks lui ont volés. Ces bracelets, elle m’en a parlé.

— Sans doute mais tu as vu dans quel état elle était lorsqu’elle a reconnu l’Espagnol ? Il faut des nerfs solides pour un vol aussi audacieux. Car enfin si tous les invités étaient à table avec nombre de serviteurs, on doit en rencontrer certainement quelques-uns dans les appartements privés ?

— Oh, je ne dis pas qu’elle a fait le coup et je pense sincèrement que c’est don José ; mais ce que je veux savoir, c’est si elle a lu le journal, ce qu’elle pense et si, d’aventure elle n’aurait pas quelques nouvelles de son bel ami ?…

— Pour en revenir à lui, il y a quelque chose d’incompréhensible : voilà un homme qui s’apprête à épouser une milliardaire et il s’amuserait à venir jouer les monte-en-l’air pour voler des bijoux que sa fiancée a largement les moyens d’acheter…

— Très juste, mais alors explique-moi ce qu’il faisait hier soir au château de Longchamp quand il aurait dû tenir la main de Miss Van Kippert dans le silence feutré d’un petit salon du Crillon ?

Aldo n’eut pas le temps de répondre. Deux coups brefs furent sonnés à la porte de l’appartement et, l’instant suivant, Théobald, mi-respectueux mi-inquiet, introduisait le commissaire Langlois…

CHAPITRE VII

LA NUIT INSENSÉE

— Désolé de vous déranger à un moment que vous jugez peut-être inopportun, fit le policier avec un mince sourire dont il envoya la fin à Morosini. Vous alliez sortir, sans doute ?

— Oh, cette jaquette ? dit celui-ci traduisant le regard du visiteur. Je ne sors pas, je rentre. J’ai été invité à déjeuner par le maharadjah d’Alwar et cela a duré plus que je ne pensais !

— Quant à moi, je ne suis pas sorti du tout, émit Adalbert dont le vieux chandail et le pantalon de velours côtelé n’étaient guère adaptés aux mondanités. Mais asseyez-vous, monsieur le commissaire et dites-nous ce qui nous vaut votre visite. Un verre ?

Cette fois Langlois rit franchement :

— Question pertinente, monsieur Vidal-Pellicorne. Vous voulez savoir si je suis en service ? Eh bien j’accepte volontiers de boire quelque chose : cette journée a été éreintante !

Nanti d’une fine à l’eau, Langlois prit place avec un soupir de contentement dans l’un des bons vieux fauteuils en cuir de l’archéologue :

— C’est agréable de venir chez vous, apprécia-t-il. Mieux vaut sans doute que je n’en fasse pas une habitude…

— Pourquoi pas ? J’aime que l’on se trouve bien chez moi !

— Ne me tentez pas ! J’ai passé ma journée au château de Longchamp à entendre, avec un interprète, les serviteurs du seigneur de Kapurthala. Sans apprendre grand-chose d’ailleurs. Et puis en examinant la liste des invités d’hier j’ai vu vos noms et l’idée m’est venue de vous rejoindre dans l’espoir que, peut-être, vous en sauriez un peu plus. Auriez-vous remarqué un fait quelconque au cours de la soirée ?

— À part le malaise dont l’un des invités a été victime pendant le repas, dit Adalbert, je ne vois rien à signaler.

— Savez-vous de qui il s’agissait ?

— Un noble espagnol, le marquis d’Agalar, je crois ? Nous étions même surpris de le voir là, étant donné le deuil de sa fiancée…

— Ne vous étonnez pas : les fiançailles sont rompues.

— La jeune fille a compris qu’elle avait affaire à un faisan ? émit Aldo qui était allé changer sa jaquette contre un veston.

— Parce que vous pensez que c’en est un ?

— Disons que c’est une impression personnelle, sans plus !

— Pourquoi pas, après tout ! Mais ce n’est pas Miss Van Kippert qui a rompu, c’est lui…

— Tiens donc ! C’est inattendu : il a rompu un pareil mariage ?

— Les journaux de demain vous en apprendront plus. Moi je l’ai su par un ami journaliste : un oncle de la jeune fille serait arrivé de New York et le marquis a claqué la porte.

— C’est ça que vous appelez avoir rompu ? fit Aldo en riant. Disons que l’oncle en question a du dire des choses désagréables et que l’orgueil de notre hidalgo ne l’a pas supporté ; mais peut-être espère-t-il que la jeune Muriel va lui courir après.

— Ce serait étonnant : elle embarque après-demain à Cherbourg sur l’Île-de-France avec la dépouille paternelle. Mais revenons à nos moutons : vous ne supposeriez pas, par hasard, qu’Agalar soit notre Napoléon cambrioleur ?

La question était posée sur un ton négligent mais le regard attentif de Langlois démentait l’apparente désinvolture. Aldo en eut conscience et choisit la même attitude :

— Difficile à croire : il n’y a pas un Espagnol qui ne haïsse l’Empereur…

— Il n’y a pas non plus beaucoup de Russes qui l’aiment. J’admets qu’il n’a pas vraiment le type pour un descendant d’une marchande de Moscou mais comme il n’y a pas de limites à la folie humaine… C’est tout ce que vous pouvez me dire sur Agalar ?

Morosini, bien sûr, aurait pu dire bien des choses. Parler de Tania et de la terreur que le beau marquis lui inspirait, mais il répugnait à mettre la jeune femme en contact direct avec la police même au travers de l’homme courtois qu’il avait en face de lui. En outre ce serait révéler une cachette dont le secret subsistait peut-être encore. Aussi se contenta-t-il de hausser les épaules :

— À l’exception d’un souper chez Maxim’s où je l’ai aperçu en compagnie des Van Kippert, je ne l’ait jamais tant vu qu’hier soir.

C’était l’exacte vérité ; pourtant Aldo eut l’impression de mentir effrontément. Le commissaire, grâce à Dieu, n’eut pas l’air de s’en rendre compte. Il était en train de s’extraire de son confortable fauteuil et de remercier Adalbert de son hospitalité. Celui-ci, cordial à souhait, l’invita à y recourir quand il le souhaiterait. Cet échange de politesse n’empêcha pas Langlois de poser, au moment où il allait sortir, une dernière question à Morosini :

— Vous qui êtes un spécialiste des joyaux, vous n’êtes pas surpris du choix étrange fait par le voleur de la princesse ? Pourquoi deux bracelets seulement alors que nombre d’autres bijoux s’offraient à sa convoitise ?

— Comment voulez-vous que je réponde à cette question ? Ses motivations me sont complètement étrangères…

— Sans doute, sans doute ! Pourtant la princesse Brinda a bien voulu me confier que ces pièces étaient les seules à ne pas être de provenance indienne, ou commandées à des joailliers de la rue de la Paix ou de la place Vendôme. Son époux, sachant sa passion pour les rubis, les a achetés pour elle à une vente russe. Étrange, non ?

Le ton des dernières paroles s’était fait curieusement sévère et, quand le policier eut disparu, Aldo se tourna vers son ami :

— Qu’est-ce qu’il s’imagine ? Que c’est moi qui les ai volés ?

— Non, mais je me demande si tu ne devrais pas lui dire ce que tu sais à propos de la belle comtesse. Il est de ceux qui savent se renseigner…

— Et moi, je me demande si je ne devrais pas prendre le premier train pour Venise ! J’en ai par dessus la tête de ces histoires !

— Ce ne serait pas une bonne idée !… Crois-moi ajouta Adalbert en se servant un autre verre, tu devrais mettre un peu de côté tes sentiments chevaleresques et lui toucher deux mots de Tania. Après tout elle s’en trouverait peut-être plus heureuse ?

— Peut-être, en effet !… J’irai la voir demain matin et nous déciderons ensuite. Allons dîner, je meurs de faim !

Théobald venait de s’encadrer dans la porte de la salle à manger pour annoncer que le dîner était servi, mais il était écrit sur les tablettes d’un espion particulièrement contrariant que Morosini aurait toutes les peines du monde à le digérer car, lorsqu’il rentra dans sa chambre avec l’intention de s’offrir une longue nuit de repos, il vit soudain accroché au bras de la Fortune de bronze doré demi étendue sur le cadran de la pendule, placée sur la cheminée, quelque chose qui lui coupa le souffle : les deux bracelets de rubis de la princesse Brinda !

Sans oser y toucher, il contempla d’un œil incrédule les larges cercles d’or pavés de magnifiques pierres calibrées qui devaient peser chacune entre deux et trois carats. Elles étaient superbes et leur couleur « sang de pigeon » admirable ; mais ce fut pourtant avec une horreur rétrospective qu’il les contempla. Si d’aventure Langlois avait émis l’intention de visiter sa chambre… La seconde pensée fut d’ordre plus pratique : comment ces sacrés bijoux étaient-ils arrivés chez lui ? Il ouvrit la porte pour appeler Théobald qui ne devait pas encore être couché quand un léger courant d’air fit battre la fenêtre derrière son dos, attirant son attention. Or, quand il faisait chaque soir les couvertures, Théobald avait l’habitude de fermer soigneusement les fenêtres et de tirer les rideaux. Ceux-ci étaient en place mais la croisée était bel et bien ouverte.

Elle donnait comme celles des autres chambres de l’immeuble déjà ancien sur un petit jardin intérieur dont le centre était un jet d’eau qui apportait en été une agréable fraîcheur. Et, comme l’appartement d’Adalbert était au premier étage sur entresol il n’était pas difficile de deviner par quel chemin on avait apporté le cadeau empoisonné : les architectes du baron Haussmann s’étaient parfois donné du mal pour ornementer à profusion ces constructions « modernes ». Cela offrait de vrais boulevards à un cambrioleur un peu agile ! L’instant suivant, Aldo déboulait chez Adalbert qui se disposait lui aussi à se coucher.

— Viens voir ! fit-il sobrement.

— Voir quoi ?

— Viens toujours !

Mis en face de la Fortune si somptueusement parée, Adalbert émit un « ah ! » consterné ; puis tirant de sa poche un crayon, il s’en servit pour ôter les bracelets sans y mettre les mains, alla jusqu’au qu’au secrétaire Empire qui était l’un des plus beaux meubles de la chambre, y prit deux enveloppes, glissa les bracelets dedans et colla les rabats du mieux qu’il put, puis exhala un soupir de satisfaction :

— Voilà !… Au fait, tu n’y avais pas touché ?

— Je ne suis pas fou.

— Dans ce cas il ne restera plus qu’à porter ceci dès demain, à notre ami Langlois qui n’aura qu’à les rendre à leur propriétaire, mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi on s’est donné la peine de te les apporter ?

— Justement pour accréditer un peu plus les soupçons dudit Langlois contre moi. J’ai mis du temps à lui avouer que je détenais la « Régente » Il supposera que je lui rapporte ces bracelets parce que j’ai pris peur après son passage. Je n’ai pas aimé ses dernières paroles ce soir…

— Peut-être, mais par pitié ne dramatise pas ! Encore un peu et tu vas me dire qu’il te prend pour Napoléon ?

— Va savoir !… J’en viens à me demander s’il n’aurait pas l’idée de me faire surveiller ?

Adalbert considéra un instant son ami sans rien dire, le sourcil soucieux. Puis, tournant les talons il rejoignit les pièces de façade où les lumières étaient éteintes, s’arrêta dans son cabinet de travail, sans rien allumer, et souleva l’un des rideaux en prenant bien soin de rester en retrait. La rue était vide, silencieuse. Pas une âme ! Pas même un chat sur la chaussée ou sur les trottoirs mouillés par une petite pluie en fin de journée. Mais Vidal-Pellicorne possédait cet œil d’archéologue capable de déceler dans un amas de décombres le fragment de bronze ou de poterie annonçant quelque chose de plus important. À regarder attentivement il devina une forme plus sombre dans le renfoncement d’une porte cochère presque en face de lui…

— Je crois que tu as raison, dit-il. Il y a là quelqu’un…

Pour s’en assurer, il ouvrit doucement la fenêtre puis la claqua violemment comme sous l’effet d’un coup de vent et au risque de faire tomber les vitres, mais le résultat fut intéressant : un mouvement involontaire permit de distinguer un peu mieux un homme emballé dans un imperméable et coiffé d’un chapeau mou au bord rabattu. Adalbert alors alluma son bureau et vint refermer ostensiblement la croisée du geste agacé de quelqu’un que l’on vient de déranger. À cet instant, le téléphone sonna…

Aldo qui était le plus proche de l’appareil décrocha. Aussitôt une voix de femme se fit entendre. Une voix affolée :

— Allô !… Allô ! Monsieur Morosini, s’il vous plaît ! Vite !

— C’est moi, voyons ! Qui est là ?…

Mais il le savait avant même qu’elle l’eût dit :

— C’est Tania ! Venez, je vous en supplie ! Venez vite !… Il va arriver dans un instant et j’ai peur. Oh, j’ai tellement peur !

— Que se passe-t-il ? Expliquez-moi !

— Je ne peux pas ! Je n’ai pas le temps ! Vous seul pouvez me sauver ! Il va arriver, vous dis-je ! Il vient de me l’annoncer au téléphone…

— Enfermez-vous bien et dites à votre Tamar de n’ouvrir à personne !

— Elle n’est pas là ! C’est la nuit de Pâques. Rien ne peut l’empêcher d’aller à l’église cette nuit là !

— Eh bien ! Quelle gardienne ! Écoutez…

Un véritable hurlement lui répondit et, presque aussitôt, un timbre masculin remplaça la voix terrifiée de Tania, un timbre dont l’accent léger désignait le propriétaire :

— J’espère, cher monsieur – et le ton était curieusement aimable –, que vous ne prenez pas au sérieux les braillements de cette jeune folle ! Je n’ai rien fait d’autre qu’entrer chez elle sans avoir pris la peine de sonner. C’était inutile puisque j’avais annoncé ma visite.

— On ne crie pas comme cela pour rien. Que lui avez-vous fait ? Je l’entends pleurer…

— Rien, je vous assure… sinon lui avoir un peu tordu le bras pour lui ôter le téléphone. Elle va on ne peut mieux, mais…

— Mais ?

— Mais il se pourrait que ça tourne mal pour elle si vous n’exécutez pas les ordres que je vais vous donner.

— Des ordres ? À moi ?

— Pourquoi pas ?… Évidemment, si le sort de cette pauvre sotte vous est indifférent, vous n’avez qu’à raccrocher et nous n’en parlerons plus ; mais si vous avez d’elle quelque souci vous viendrez nous rejoindre… sans oublier la perle de Napoléon. Elle est très importante pour moi…

— Un souvenir de famille peut-être ?

— Qui peut savoir ?… Alors je vous conseille de me l’apporter et le plus vite sera le mieux. Pour Tania, s’entend !

— Sinon ?

Aldo entendit au bout du fil un éclat de rire métallique incroyablement cruel qui lui fit froid dans le dos puis sa conclusion logique :

— Je la tuerai mais je peux vous assurer qu’elle mettra très longtemps à mourir… Voyez-vous, elle m’a trahi en s’acoquinant avec vous et cela mérite une punition…

— Elle ne vous a pas trahi. Nous sommes amis… et encore !

— Ce n’est pas beau de renier ainsi ses amours. Elle ne m’a rien laissé ignorer de vos… ébats ! J’avoue que vous avez des excuses. Elle est vraiment belle, n’est-ce pas, et moi je suis un artiste. De cette beauté je peux tirer quelque chose. Une œuvre toute différente. Il faut vous dire que j’ai fait jadis quelques études de chirurgie et que je manie le scalpel comme un maître. Elle le sait d’ailleurs. Écoutez !

Il dut déplacer l’appareil pour qu’Aldo ne perde rien du long gémissement que la menace arrachait à la malheureuse, mais elle n’articula aucune parole :

— Je l’ai bâillonnée, expliqua le marquis. Ses cris auraient pu alerter toute la maison. Aldo écoutez, mon cher ! Je vous donne… hum !… trois quarts d’heure pour arriver ici. Au-delà de ce délai je me mettrai au travail. Et, bien entendu, pas question de prévenir la police. Je ne suis pas un homme seul et si l’on s’aperçoit que vous êtes suivi je pourrais précipiter les choses. De toute façon on ne pourrait pas me prendre. Alors dépêchez-vous mon petit bonhomme, si vous voulez que votre belle amie soit encore… appétissante !… Ah, j’allais oublier ! Rapportez-moi donc les bracelets de rubis et l’émeraude d’Ivan le Terrible ! Il n’y aucune raison que je vous en fasse cadeau…

— Pourquoi les avoir mis chez moi alors ?

— Pour que vous sachiez qu’il n’y a pas un lieu où je ne puisse entrer et que, d’une manière où d’une autre, vous êtes dans ma main. Alors que décidez-vous ?

— Je viens !

Et il raccrocha le téléphone tandis qu’Adalbert reposait l’écouteur dont il s’était emparé.

— C’est un fou ! fit-il d’une voix blanche.

— J’ai surtout peur que ce soit un piège, dit Adalbert. Je ne te demande pas si tu vas y aller ?

— Je n’ai pas le choix. Tu hésiterais, toi ?

— Non. Va te préparer, je vais chercher cette damnée perle. Mais j’y pense : qu’allons-nous faire de l’ange gardien qui se trempe les pieds de l’autre côté de la rue ?

— Il y a une solution. Nous sommes à peu près la même taille. Tu vas mettre mes vêtements et sortir pour me débarrasser du policier.

— Et je l’emmène où ? Au quai des Orfèvres ?

— Non, fit Aldo traversé par une idée soudaine. Tu vas aller au Matin. Tu demanderas Martin Walker… et tu lui raconteras l’histoire. Je ne dois pas prévenir la police, mais un journaliste ça peut être aussi efficace qu’un policier et celui-là rêve de rencontrer le fameux Napoléon VI…

— Entendu ! Je vais chercher ta perle !

En matière de protection de ses trésors personnels, ceux qui ne demandaient guère de place comme les bijoux, Vidal-Pellicorne avait, depuis longtemps, fait preuve d’imagination. Dans son cabinet de travail, il avait fait installer un coffre-fort plutôt décevant pour un éventuel cambrioleur car il n’y aurait trouvé que des rouleaux de papyrus, des poteries et de menus objets mais aucun qui soit de matière précieuse. En revanche, le principal ornement de son fumoir était une statue d’Osiris sous l’aspect d’un pharaon du Moyen-Empire. Le dieu, en grès épais peint de couleurs ocrées, était représenté assis sur un socle de basalte, vêtu d’une tunique blanche sur laquelle se croisaient ses bras qui, comme le visage et les jambes, étaient noirs, avec d’énormes yeux bicolores. La couronne rouge de Basse-Égypte coiffait sa tête ornée de la barbe osirienne. C’était une œuvre assez impressionnante mais d’une authenticité douteuse. Elle pouvait donner le change à un regard insuffisamment exercé. Adalbert l’avait trouvée dans l’une de ces boutiques du Caire où s’entassent des copies cachant parfois un objet d’époque. Elle l’avait séduite par l’ingénieux mécanisme, à peu près invisible, qui permettait de l’ouvrir. Ainsi le dessus de la couronne, qui ressemblait à une toque de juge surmontée d’une sorte de gouvernail, pouvait se soulever, révélant à l’intérieur de la tête entière un espace appréciable où reposaient de menues statuettes d’or, des boucles d’oreilles, deux pectoraux d’or émaillé orné de turquoises, de cornalines et de lapis-lazuli. La « Régente » les avait rejoints ainsi que l’émeraude.

Après avoir remis à Aldo le sachet de peau qui les renfermait et les deux enveloppes contenant les bracelets, il y ajouta, sans dire un mot, un revolver peu encombrant, puis endossa le manteau d’alpaga noir, le chapeau et l’écharpe de son ami :

— J’aurais pourtant bien voulu aller avec toi ! fit-il en lui serrant la main. Fais attention, je t’en prie ! Ce type m’a l’air aussi dangereux qu’un serpent à sonnette !

— Tu peux être sûr que je ferai de mon mieux.

Caché à son tour derrière le rideau, Morosini épia la sortie d’Adalbert qui se dirigea vers le boulevard Malesherbes en s’efforçant de copier l’allure nonchalante du prince antiquaire. Il n’avait pas parcouru dix mètres que l’ombre se détachait de la porte cochère et se lançait silencieusement sur trace. Pensant que le chemin était libre à présent Aldo s’enveloppa de son vieux Burberry’s, coiffa une casquette de tweed et quitta l’appartement.

La rue Jouffroy était bien déserte maintenant. Enfonçant les mains dans ses poches, il partit dans la direction opposée à celle prise par Adalbert, c’est-à-dire vers la place des Ternes. Il lui restait environ une demi-heure pour arriver chez Tania. L’exigence formulée par Agalar de le voir arriver à pied le contrariait. Cela ne lui laissait pas le temps de faire quoi que ce soit : par exemple essayer d’appeler Karloff à son bistrot favori. En traversant l’Étoile il pensa un instant arrêter un taxi pour au moins se faire rapprocher, mais à cette heure avancée il n’en trouva pas et poursuivit son chemin à longues enjambées rapides. Paris, cette nuit, lui offrait un visage hostile, voire inquiétant…

Quand il entra dans la rue Greuze, sa montre bracelet consultée sous un réverbère lui apprit qu’il lui restait quatre minutes.

Plus lentement, alors, regardant autour de lui, il avança vers la maison de Tania en s’efforçant de ne pas penser à ceux qu’il aimait, car son sixième sens lui soufflait qu’il allait vers un danger réel, mais, au fond, livrer la grosse perle qui lui causait tant de soucis ne l’attristait pas. Bien au contraire, car même si ce n’était pas la manière qu’il eût choisie, il en serait malgré tout débarrassé et peut-être que le sort funeste qui semblait s’y attacher jouerait contre celui qui allait s’en emparer.

Il y avait de la lumière aux fenêtres et une grosse limousine était arrêtée à quelques mètres en avant de la porte. Un chauffeur se tenait sur le siège et Aldo pensa qu’il devait faire partie de la bande. Il n’en continua pas moins son chemin, passa près de la voiture. Une portière s’ouvrit devant lui si brusquement qu’elle le frappa de plein fouet. En même temps une main invisible lui assenait sur la nuque un coup violent qui le précipita à terre sans connaissance.

Un instant plus tard, deux hommes le jetaient sur le tapis de l’arrière, puis ils montèrent. La voiture démarra sans bruit et disparut sous les arbres de l’avenue Henri-Martin…

Les fenêtres de l’appartement de Tania étaient toujours éclairées…

Pour sa part, Adalbert avait eu plus de chance que son ami. En sortant de la rue Jouffroy, il avait trouvé un taxi en maraude et, sans se soucier du coup de sifflet à roulette qui avait fait surgir comme par magie deux « hirondelles(12) » pourvues de mollets bien musclés, il s’y était engouffré. Ils n’eurent d’ailleurs pas à forcer l’allure car, sûr de son bon droit, Adalbert n’essaya pas de les semer en se montrant pressé. Mais les rues étant vides on ne mit pas longtemps à atteindre le boulevard Poissonnière où, au coin de la rue du Faubourg du même nom s’élevait l’immeuble du Matin enduit d’une belle couleur rouge.

Comme il l’espérait, l’archéologue trouva Martin au travail : installé devant une machine à écrire haute comme un lutrin, environné des nuages de fumée que sa pipe crachait sans discontinuer, le journaliste concoctait l’un de ces articles à sensation dont il avait le secret. De temps en temps il s’arrêtait pour s’octroyer, au goulot, une rasade d’une canette de bière posée à côté de lui au milieu d’un fatras de papiers. Répartis dans la vaste salle de la rédaction comme des îlots éloignés, deux confrères étaient censés lui tenir compagnie, sauf que l’un dormait les pieds sur son bureau et que l’autre, l’œil extatique, faisait des vers…

L’arrivée tumultueuse d’Adalbert – car à peine débarqué il se rua dans le bâtiment après avoir ordonné à son taxi de l’attendre – lui arracha un regard courroucé :

— Je suis sur un papier important et je ne veux pas qu’on me dérange !

— Ce que je vous apporte est encore plus important. Alors laissez tomber et venez avec moi !

— Où ça ?

Lâchant le journaliste qu’il avait saisi par la manche, Adalbert planta un regard bleu fulgurant dans celui, tout aussi bleu mais ulcéré, de sa capture :

— Rencontrer Napoléon VI, ça vous intéresse toujours ?

Aussitôt les yeux de Walker retrouvèrent leur vivacité :

— Qu’est-ce qui vous fait croire que c’est possible ?

— Venez toujours ! J’ai une voiture en bas ; je vous expliquerai en chemin.

— Et on va où ?

— Près du Trocadéro ! Eh là, doucement !...

Le jeune homme avait jailli de son siège, pêcha une casquette sur une chaise et courait déjà vers la porte où il se retourna :

— Remuez-vous un peu ! fit-il sévèrement. Je croyais que vous étiez pressé !

Tandis que l’on roulait vers la rue Greuze, Adalbert, après avoir vérifié que son compagnon n’ignorait rien de ce qui s’était passé chez le maharadjah, lui raconta comment s’était déroulée la soirée avec Morosini, l’apparition des bracelets de rubis et finalement le coup de téléphone terrifié de Tania ainsi que ce qui s’en était suivi. Naturellement il fallut lui en dire un peu plus sur les relations d’Aldo avec la belle Circassienne.

— Il y tient à ce point-là, votre ami ? questionna le journaliste. Parce qu’il faut bien avouer que le piège se sent d’une lieue et qu’il court de gros risques.

— Si vous entendiez une femme hurler et vous supplier de l’aider, grogna Adalbert, vous raccrocheriez le téléphone pour aller tranquillement vous mettre au lit ?

— Non, admit Martin en riant, mais pour moi le danger serait moindre. Je ne suis qu’un petit reporter, pas un expert en joyaux historiques doublé d’un collectionneur, d’un prince et d’un type bougrement séduisant ! Autrement dit, de quoi vous attirer pas mal d’ennuis !...

— Ça fait beaucoup de doublures mais j’admets que vous avez raison.

— Ainsi, le Napoléon russe serait en fait un Espagnol ? Intéressant ! En tout cas une qui vient de l’échapper belle, c’est la petite Van Kippert ! Je suis persuadé qu’à peine mariée, il lui serait arrivé un accident quelconque… Ah, je crois que nous arrivons !

On arrivait, en effet. Le taxi vint se ranger devant l’immeuble de Tania. À l’exception des becs de gaz qui brûlaient encore à cette heure toujours noire qui précède le jour, tout était éteint, tout était silencieux.

— C’est bougrement calme ! remarqua Martin sans bouger de son siège.

— Qu’est-ce que vous croyez ? gronda Vidal-Pellicorne. Que lorsqu’on se livre à ce genre d’action, on ouvre les fenêtres, on illumine et on fait marcher un gramophone ?

— Non, vous avez raison. Allons-y !

— Et moi qu’est-ce que je fais ? demanda le chauffeur. Il faut encore que je vous attende ?

— J’aimerais mieux, répondit Adalbert.

— Mais moi j’aimerais mieux pas. Ma nuit est finie et je vais rentrer à Levallois-Perret ! Alors si ça vous fait rien, payez-moi !

Il fallut bien s’exécuter. Adalbert paya tandis que Martin se pendait à la sonnette et parlementait avec la concierge pour se faire ouvrir.

— Je suis médecin ! clama-t-il. Mme Abrasimoff, c’est bien ici ?

— Troisième étage droite ! lui répondit une voix ensommeillée. Tâchez moyen de crier moins fort et d’pas me réveiller toute la maison.

— On fera de son mieux.

Aucun bruit non plus derrière la porte aux cuivres rutilants de la belle Tania. Adalbert sonna, resonna, sonna encore sans éveiller le moindre écho.

— La fidèle servante n’en a peut-être pas encore fini avec la Pâque russe ? bougonna-t-il. Mais que personne ne réponde est inquiétant. Il faut savoir ce qu’il a pu advenir de la comtesse et de Morosini bien sûr !

Tout en parlant, il évaluait du regard la solidité de la porte. Comme celles des beaux quartiers en général, c’était de la belle qualité, difficile à enfoncer. Il n’eut pas le temps de se poser davantage de questions : Martin venait de tirer d’une de ses vastes poches un couteau à lames multiples et commençait à s’occuper de la serrure. Assez versé dans l’art d’ouvrir des portes qui ne lui appartenaient pas, Adalbert admira en connaisseur les gestes doux et précis du jeune homme. En peu d’instants celui-ci obtint le résultat désiré et ils pénétrèrent dans l’antichambre, trouvèrent un bouton électrique à main droite. La lumière se déversa de deux appliques de faux cristal placées de part et d’autre d’une grande glace qui dominait une étroite console en bois doré.

Les poings sur les hanches, Martin examinait les lieux :

— C’est drôlement calme pour un endroit où un drame vient de se dérouler ! remarqua-t-il.

— J’ai de plus l’impression qu’il n’y a personne fit Adalbert qui, la mine sombre, était en train d’entrer dans le salon.

L’éclairage révéla une bien banale réalité : pas la moindre trace de désordre. Même le vase d’iris posé sur un guéridon léger était en place et n’avait pas perdu une goutte d’eau. La pendule sur la cheminée égrenait imperturbablement des heures tranquilles.

— Ou bien votre bonhomme est un pur esprit, dit Martin qui le rejoignait, ou bien c’est la fée du logis. Étes-vous sûr qu’il s’est passé quelque chose ici ?

— Je suis sûr de ce que j’ai entendu au téléphone, sûr du lieu – ici même ! – où l’on convoquait Morosini. Que voulez-vous que je vous dise plus ? Continuons la visite !

— Histoire de voir s’il n’y a pas un cadavre dans salle de bains, un pied encore mal brûlé dans la tisanière ou un grand couteau abandonné sur table pleine de sang ?

— Vous êtes trop jeune pour avoir connu Landru, grogna Adalbert, sinon je penserais que c’est l’une de vos références préférées. Quelle imagination !

— Dans mon métier c’est indispensable !… Oh ! Venez voir !

Ouvrant une porte après l’autre, le journaliste venait de pénétrer dans la chambre principale qu’il n’eut pas besoin d’allumer parce qu’une petite lampe de chevet emballée de soie rose la baignait d’une douce lueur. À la faveur de laquelle apparut la comtesse Abrasimoff. Draps de soie blanche, chemise de nuit d’indiscrète dentelle, masse luxuriante de noirs cheveux dénoués, Tania dormait, immobilisée par le sommeil dans une pose infiniment gracieuse. Martin jura entre ses dents :

— Cré nom d’un chien ! La belle poupée !... On dirait que j’ai eu une bonne idée de m’annoncer comme docteur ! L’auscultation va être un vrai bonheur ! Eh bien, que faites-vous ?

— Vous le voyez : je la réveille ! Cette jolie poupée comme vous dites a des comptes à nous rendre !… Ou plutôt j’essaie de la réveiller.

En effet, il avait d’abord posé une main légère sur l’épaule de la jeune femme, mais n’obtenant aucun résultat il accentuait sa pression jusqu’à la secouer carrément.

— Rien à faire ! dit-il en laissant Tania retomber dans ses oreillers soyeux. Elle a dû prendre un somnifère…

— Costaud, alors ! fit Martin en se penchant pour soulever l’une des douces paupières. Elle est droguée, oui ! ajouta-t-il en se redressant. Et je parierais qu’elle en a encore pour un bout de temps ! Que faisons-nous ?

— Je n’en sais rien, mais je voudrais tout de même qu’elle me dise où est passé Morosini.

— Ce n’est pas ici qu’on le trouvera !

— Où alors ? émit Adalbert partagé entre la colère et l’inquiétude.

Le journaliste haussa les épaules :

— Comment voulez-vous que je le sache ? Dans la Seine peut-être, comme le pauvre Vassilievich… Ou ailleurs. Qui peut le dire ?

— Ça vous est facile à vous ces suppositions ridicules ! gronda Adalbert atteint soudain d’une furieuse envie de boxer le journaliste. Moi, c’est mon ami… et j’ai besoin, vous entendez, besoin de savoir où il est !

— Calmez-vous ! Je m’en doute bien, mais il ne sert à rien de rester ici. Il vaudrait même mieux filer. Demain, sous un prétexte quelconque, je viendrai enquêter dans la rue, interroger les gens de l’immeuble, ceux d’en face…

Adalbert passa sur ses yeux une main lasse, insistant sur la racine du nez comme il le faisait quand quelque chose le tourmentait :

— Vous avez raison. Pardonnez-moi !

— Je n’ai rien à vous pardonner…

Par acquit de conscience, ils visitèrent une fois de plus l’appartement de fond en comble, essayèrent de nouveau de réveiller Tania, mais, comme disait Martin, elle en avait encore pour un bout de temps. Ils ressortirent, refermèrent la porte soigneusement. Et se figèrent. En bas quelqu’un entrait dans l’ascenseur qui se mit en marche aussitôt… Quelqu’un qui devait bien connaître la maison parce qu’il ne jugea pas utile d’éclairer l’escalier. Quelqu’un enfin qui devait être de bonne humeur car à mesure que progressait l’appareil élévateur, l’écho d’une chanson montait avec lui. Un cantique plutôt et en russe. Martin agrippa la manche d’Adalbert :

— C’est la servante ! chuchota-t-il. Montons un demi-étage !

Tapis dans l’escalier, les deux hommes virent en effet l’ascenseur s’arrêter au troisième et une forme ténébreuse en sortir. C’était bien Tamar, comme le leur révéla la minuterie que la femme fut obligée d’allumer pour glisser la clef dans la serrure. La porte se referma derrière elle avec un bruit sourd et la résonance du chant se perdit dans les profondeurs de l’appartement.

— Filons à présent ! fit Martin Walker. Je reviendrai demain l’interroger.

— Ça va être commode si elle ne parle que russe !

— J’en sais assez pour me débrouiller, les langues étrangères, moi, c’est ma passion ! Venez !

Dédaignant la cabine de verre arrêtée à l’étage ils descendirent sans faire de bruit, le tapis d’escalier assourdissant leurs pas, et, quelques instants plus tard, ils se retrouvaient dans la rue. Le jour n’était plus loin et les balayeurs faisaient leur apparition. Sans mot dire il gagnèrent la place du Trocadéro où ils se séparèrent :

— Je rentre au journal, dit Walker. Il faut que je finisse mon travail mais, si j’en apprends un peu plus, je vous téléphonerai. Donnez-moi votre numéro… et aussi votre adresse ! Appelez-moi si vous avez du nouveau.

Adalbert griffonna les renseignements demandés sur une page de son calepin, l’arracha et le remit au jeune homme.

— Entendu ! Je ne bougerai pas de chez moi de la journée !

Les deux hommes se serrèrent la main et se séparèrent après avoir hélé chacun un taxi.

Tandis que la voiture roulait vers la rue Jouffroy dans la grisaille de l’aube, Vidal-Pellicorne, fidèle à sa nature optimiste, laissait monter en lui un espoir qui prenait sa source dans le sommeil de la belle Tania. La lumière de la veilleuse ne révélait aucune trace de violence sur sa peau ni de larmes sur son visage. Il ne s’agissait peut-être que d’une comédie bien montée pour obliger Aldo à remettre enfin au pseudo-descendant de l’Empereur le joyau si ardemment convoité. Auquel cas, celui-ci pouvait fort bien être rentré et lui, Adalbert, allait le retrouver tout platement en train de fumer cigarette sur cigarette, assis dans le fauteuil qu’il affectionnait…

Saisi d’une hâte soudaine, il frappa au carreau de séparation pour prier son chauffeur de forcer l’allure. L’autre se contenta de hausser les épaules mais obtempéra et, en quelques minutes, Adalbert fut à destination. Le ciel était rose à présent et les fenêtres ouvertes sur l’aurore annonçaient que Théobald avait déjà commencé sa journée. Ce n’est pas ce qu’espérait Adalbert. Il paya généreusement son chauffeur soudain débordant d’amabilité et se dépêcha de rentrer chez lui.

En claquant la porte derrière lui, il fit sursauter Théobald qui, au bout de la galerie desservant les pièces de réception, transportait sur un plateau les objets nécessaires au petit déjeuner. Habitué cependant il n’accorda qu’un regard distrait à l’arrivant :

— Bonjour, Monsieur le Prince. Je ne vous savais pas sorti…

Adalbert se rappela alors qu’il portait les vêtements d’Aldo et suivit son serviteur dans la salle à manger :

— C’est moi, Théo ! dit-il. Cette nuit j’ai emprunté les habits du prince pour lui permettre de sortir sans traîner après lui la sentinelle dont le commissaire Langlois nous avait honorés. Est-ce qu’il est rentré ?

— Qui ? Son Excellence ?

— Qui d’autre, idiot ?

— Très juste ! admit Théobald sans s’émouvoir. Ma foi, je n’en sais rien… mais je peux aller voir.

— Inutile ! J’y vais…

Hélas, la chambre d’Aldo était exactement dans le même état que lorsqu’il l’avait quittée. Adalbert les jambes fauchées, se laissa choir sur le lit dont la couverture avait gardé le pli impeccable donné par Théobald. Celui-ci, qui le suivait, tira les rideaux :

— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’exclama-t-il en découvrant l’ouverture pratiquée dans la vitre. Aurions-nous été cambriolés ? Rien n’a l’air de manquer pourtant…

— Non. Au contraire, on nous a apporté quelque chose.

Et Vidal-Pellicorne retraça pour son fidèle serviteur ce qui s’était passé au moment où lui-même et Morosini se préparaient à se coucher. À mesure qu’il parlait, le visage de Théobald prenait les couleurs d’un vif mécontentement.

— Voilà où nous en sommes, conclut son maître. Morosini a disparu et tout porte à croire qu’il a été enlevé. Sinon pire !

Théobald alors explosa :

— Et moi, qu’est-ce que je faisais pendant ce temps-là ? Je dormais là-haut dans ma chambre et Monsieur n’a même pas eu l’idée de sonner pour que je vienne lui donner un coup de main ! Moi qui pensais avoir sa confiance ! Oh, c’est indigne !

Il ne manquait plus que ça : il allait falloir consoler Théobald.

— Ne dis pas de sottises ! émit Adalbert d’un ton las. Tu sais très bien quelle confiance j’ai en toi, mais les choses se sont passées très vite et nous n’avons pensé ni l’un ni l’autre à t’appeler. Pour quoi faire d’ailleurs ? Sans compter que tu travailles dur et que tu as besoin d’un minimum de repos !

— Voilà que j’ai besoin de repos maintenant ? Suis-je un vieillard cacochyme ? Suis-je un frêle adolescent ou un malade convalescent ? En outre Monsieur oublie que si j’étais incapable d’assurer son service pour une raison ou pour une autre, il y a toujours Romuald, mon jumeau toujours prêt à me remplacer. Et grâce à Dieu je suis solide.

— Je n’oublie rien ! hurla soudain Adalbert. Mais pour l’instant mets un peu de côté ta susceptibilité pour ne penser qu’à la catastrophe qui nous arrive : je te répète que Morosini a disparu et que l’on peut tout craindre de cet Agalar ! Vu ?

— C’est vrai, admit Théobald qui baissa aussitôt pavillon. Je vous fais mes excuses ! Mais M. Adalbert sait que j’ai horreur de le voir courir une aventure sans moi…

— Je sais, mon vieux, je sais ! Je te demande pardon moi aussi, mais maintenant tu devrais bien aller me faire du café ; beaucoup de café !

— Monsieur ne préfère pas dormir un peu ? Il a une mine affreuse.

— Dormir ? J’en suis bien incapable ! Je ne pourrais même pas tenir dans mon lit !

— Alors que Monsieur aille se rafraîchir et se changer ! Je vais finir de préparer un solide petit-déjeuner.

Un moment plus tard, douché, rasé et enveloppé dans sa robe de chambre, Adalbert s’installa devant un vrai breakfast à l’anglaise. Il n’avait pas faim et la chaise vide de l’autre côté de la table lui donnait envie de pleurer mais, planté auprès de lui comme une gouvernante devant un gamin têtu, Théobald l’obligea littéralement à manger ses œufs au bacon et les toasts qu’il lui beurra avant de les enduire d’une mince couche de marmelade d’orange en affirmant qu’il fallait toujours bien caler l’estomac dans les situations difficiles afin de préserver ses forces. Pour se consoler Adalbert avala une pleine cafetière puis tira sa pipe et s’en alla la fumer dans son cabinet de travail avec le téléphone à portée de main. Théobald l’y suivit :

— Monsieur ne croit pas qu’il faudrait appeler la police ?

— Je ne sais pas. Hier l’homme a dit qu’il allait tuer la comtesse si la police était prévenue…

Théobald secoua la tête en couvrant son maître d’un regard apitoyé, et en se demandant avec angoisse si cette belle intelligence n’était pas en train de se dissoudre dans le chagrin. Avec une douceur bien inhabituelle chez lui, il suggéra :

— Si j’ai bien compris Monsieur, non seulement cette dame n’est pas morte, mais elle dormait tranquillement dans son lit, peut-être sous l’effet d’une drogue et sans la moindre trace de sévices tandis que le prince Aldo a disparu. Donc le contrat me semble caduc et ne serait-il pas temps d’en toucher un mot au commissaire Langlois ?…

— Tu as sans doute raison, pourtant je voudrais attendre encore un peu. Presque aussi bien que moi tu sais par quelles aventures nous sommes passés, Morosini et moi. Il y a eu des cas où une intervention prématurée de la police aurait causé de graves dégâts. Donnons-nous quelques heures et s’il ne reparaît pas, alors je téléphonerai au commissaire…

Il n’ajouta pas qu’il espérait avoir dans la journée des nouvelles de Martin qui certainement, à cette heure, devait avoir commencé son enquête. Malheureusement la matinée s’écoula sans ramener Aldo et sans que le journaliste donnât signe de vie. Toujours vissé dans son fauteuil, Adalbert qui s’efforçait au calme obtenait exactement le contraire et le tabac n’arrangeait rien. Jamais encore il n’avait ressenti, lui toujours si calme, qu’il avait des nerfs comme tout le monde. Il essaya de lire, de travailler. Peine perdue ! Les plus belles énigmes égyptiennes perdaient tout intérêt en face de celle qu’incarnait alors Aldo…

Incapable de rester là plus longtemps à se ronger les sangs, il tendait la main vers le téléphone quand on sonna. Persuadé que c’était Walker, il se précipita et arriva dans l’antichambre au moment où Théobald faisait entrer le commissaire Langlois escorté de deux inspecteurs. Vidal-Pellicorne fut tellement content de le voir qu’il ne prit pas garde à l’appareil officiel dont il s’entourait ni à la raideur voulue de son attitude :

— Commissaire ! Je suis si heureux de votre visite ! C’est le bon Dieu qui vous envoie…

— Cela m’étonnerait ! Le nommé Aldo Morosini est-il ici ?

— Le n… ? Qu’est-ce que ça veut dire ? dit Adalbert choqué par l’appellation vulgaire.

— Que je viens l’arrêter. Fouillez partout, vous deux ! Et sans oublier les chambres et l’escalier de service…

Les deux séides s’éclipsèrent et l’appartement retentit bientôt des protestations indignées de Théobald. Cependant Adalbert reprenait esprits :

— L’arrêter ? Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— Il a assassiné cette nuit la comtesse Tania Abrasimoff qui selon toute probabilité était sa maîtresse. Et mieux vaudrait pour lui qu’il n’oppose pas de résistance.

— Il en serait bien incapable ! Selon toutes probabilités, pour employer votre expression, Morosini été enlevé cette nuit et peut-être est-il déjà mort !

— N’essayez pas d’inventer n’importe quoi pour protéger votre ami. Les preuves sont contre lui.

— Les preuves ? Vous me la baillez belle ! Et quelles preuves, s’il vous plaît ?

— Une lettre que l’on a trouvée dans la main de la morte et aussi deux témoignages. La bonne qui a vu s’enfuir l’assassin et la concierge qui l’a vu entrer vers trois heures du matin.

— C’est impossible ! fit Adalbert catégorique. La bonne ment. Quant à la concierge, si elle a vu quelqu’un entrer c’était moi, revêtu des habits d’Aldo. Et je n’étais pas seul !

— Qu’est-ce que vous me racontez là ? Une histoire de fous pour protéger votre ami ? Cela ne lui servira à rien.

— Faites-moi crédit de quelque intelligence s’il vous plaît ! Comme jusqu’à présent je vous en faisais crédit. Je viens de vous le dire, Morosini a disparu depuis la nuit dernière et donc vous ne le trouverez pas. En revanche, si vous vouliez bien prendre la peine de m’entendre, vous pourriez trouver matière à réflexion…

— D’accord ! Allons dans votre cabinet…

— Patron, fit l’un des deux inspecteurs qui resurgissait à cet instant, voulez-vous venir voir ?

Il conduisit le commissaire dans la chambre d’Aldo et lui montra le trou du carreau :

— Qu’est-ce que c’est, à votre avis ?

— Un trou fait avec un diamant, vous devriez le savoir !

— Oui, mais qui l’a fait et pourquoi ?

— Ça aussi je peux l’expliquer, émit doucement Adalbert. C’est l’œuvre d’un bien étrange cambrioleur qui s’est introduit ici non pas pour voler mais pour apporter quelque chose…

— Quoi ?

— Deux bracelets de rubis !

Il y eut un silence. Langlois considéra une minute cet homme échevelé qui puait le tabac dont le visage tiré parlait de nuit sans sommeil mais surtout d’angoisse. Avec un soupir, il ôta chapeau, son manteau et les jeta sur un coffre ancien.

— Venez me raconter votre histoire. Allez m’attendre en bas, vous autres !

Dans le cabinet de travail d’Adalbert l’air était irrespirable à cause de la fumée. Langlois se dirigea vers la haute fenêtre qu’il ouvrit en grand.

— Vous permettez ? Moi aussi je fume, mais pas à ce point-là !

Puis, se laissant tomber dans le fauteuil de cuir qu’il avait tant apprécié la veille au soir, il étendit devant lui ses longues jambes et soupira :

— Racontez !

— Voulez-vous boire quelque chose ?

— Non, merci. Ne vous y trompez pas, je suis toujours en service. À présent, parlez et tâchez d’être convaincant !

— Je vais surtout essayer d’être clair… en admettant que ce soit possible ! Mais commençons par l’épisode des bracelets…

Les phases du récit s’enchaînèrent sans hâte superflue mais aussi sans lenteurs. Adalbert, qui était à ses heures un excellent conférencier, savait raconter et là il s’appliqua à livrer une sorte de rapport dépouillé de tout artifice littéraire que le policier écouta de bout en bout sans ouvrir la bouche. Pourtant la référence à Martin Walker lui avait levé les sourcils et, quand ce fut fini, il déclara :

— Votre histoire est tellement invraisemblable que j’hésiterais à vous croire s’il n’y avait pas la présence du journaliste. Son témoignage va être capital. Même s’il ne m’aide guère à comprendre comment une femme que vous avez vue si profondément endormie a pu se retrouver la gorge tranchée une heure plus tard…

— C’est comme ça qu’on l’a tuée ? fit Adalbert avec une grimace de dégoût. Mais c’est horrible !

— Oui. Elle baignait dans son sang. Une vraie boucherie. Rien d’étonnant à ce que la Russe se soit évanouie en la découvrant…

— Où était le corps ?

— Sur la descente de lit, un lit complètement chamboulé d’ailleurs. La femme était nue et le médecin légiste dit qu’elle a été violée…

— Et vous osez accuser Morosini de cette monstruosité ? Mais c’est de la démence ! hurla Adalbert. Vous ne le connaissez pas et si c’est là votre opinion…

— Peut-être bien qu’il est fou. Qui peut se vanter de jamais connaître à fond même ses meilleurs amis ?

— Moi, et dès qu’il s’agit de lui je me sais infaillible ! De toute façon, je ne vois pas pourquoi je m’indigne ainsi car vous savez bien au fond de vous-même que ce n’est pas lui. Commencez donc par entendre Martin Walker. Il vous racontera notre expédition chez cette pauvre jeune femme… Mais vous avez parlé d’une lettre ?

— Oui. On l’a retrouvée serrée dans sa main. Aux termes de celle-ci – et des termes singulièrement passionnés – votre ami suppliait Tania Abrasimoff de ne pas mettre fin à leur liaison. Il se disait prêt à tout pour la garder. À divorcer, fuir avec elle, la couvrir de joyaux…

— … et comme elle l’a repoussé, il l’a massacrée après lui avoir fait subir les derniers outrages. Comme c’est vraisemblable ! Aldo adore sa femme…

— Mais celle-là était belle à damner un saint ! Et ce ne serait pas la première fois qu’un mari exemplaire « adorant sa femme », comme vous dites tomberait dans les filets d’une enchanteresse. D’ailleurs, si mes renseignements sont exacts, il s’agit d’un second mariage ? La première princesse Morosini serait morte intoxiquée par des champignons…

— Qui ont coûté la vie à la vieille cuisinière de la famille ainsi qu’à une cousine… Écoutez commissaire, j’ai le regret de constater que votre siège est fait et que vous tenez Aldo pour coupable envers et contre tout.

— Certainement pas. Mais comprenez que j’essaie d’en savoir plus. Votre ami est italien et comme tel nous sommes mal renseignés sur lui. Je n’ignore pas qu’il est une importante personnalité et croyez bien que je n’entends user d’acharnement en aucune façon. Pour l’instant, nous avons un cadavre, des témoins et une lettre accusatrice. En outre, votre ami a disparu. Enlevé, dites-vous ? Et si les choses s’étaient passées autrement ? S’il était revenu après votre passage ?

— Pour la tuer ? Comme c’est plausible ! Et vous oubliez aussi que lorsque nous avons vu la comtesse, Walker et moi, elle était sous l’influence d’une drogue et ne tenait aucun papier à la main.

— Qui me dit qu’elle était droguée ?

— Moi… et Martin Walker. Cherchez-le !

Mais il fut impossible de mettre la main sur le journaliste. Au Matin son rédacteur en chef apprit à Langlois que, vers la fin de la matinée, il avait reçu un message à la suite duquel il était parti en toute hâte et tout bouillant d’enthousiasme, en disant qu’il venait de dénicher « un truc énorme » et qu’il fallait qu’il « aille voir ça de près ». Sans rien vouloir dire de plus…

Le lendemain, les journaux se baignaient avec délectation dans le sang de Tania et dans la chasse au « prince assassin », dont une mauvaise photo s’efforçait de reproduire les traits…

CHAPITRE VIII

LE CAUCHEMAR

— C’est à n’y pas croire ! L’histoire la plus insensée, la plus démente, la plus abracadabrante, la plus invraisemblable, la plus incohérente, la plus délirante, la plus… la plus… Donnez-moi un verre d’eau, Plan-Crépin !

À bout de souffle et d’adjectifs, bien mièvres pour traduire la fureur qui l’habitait, la marquise de Sommières cessa d’arpenter son jardin d’hiver en brandissant un journal froissé et se laissa tomber dans le fauteuil vers lequel on s’efforçait de la guider depuis un moment. Là elle parut reprendre un peu de calme, surtout après avoir bu le verre que lui tendait Marie-Angéline du Plan-Crépin, sa demoiselle de compagnie, cousine éloignée et esclave quotidienne. Elle reprit en même temps du souffle :

— Aldo ! « Mon » Aldo ! Le prince Morosini descendant d’une des dix familles fondatrices de Venise sur laquelle deux doges de son nom ont régné ! Mon neveu enfin – petit-neveu eût été plus exact ! – soupçonné d’avoir égorgé sa maîtresse avant de prendre la fuite comme un vulgaire marlou qui a fait la peau de sa gonzesse ? Mais où allons-nous ?

Les dernières paroles furent noyées dans le hoquet horrifié de Marie-Angéline :

— Oh !… Mais où sommes-nous allée chercher des mots pareils ? s’écria-t-elle employant comme d’habitude la première personne du pluriel quand elle s’adressait à la vieille dame.

— Chez Francis Carco ! Vous qui êtes en principe ma lectrice, vous n’avez jamais lu Francis Carco ? Vous avez tort c’est un génie ! Voilà un homme qui a une langue vivifiante ! Lisez donc Jésus la Caille ! Ça vous dépoussiérera !

En dépit des heures tragiques vécues par lui depuis le meurtre, Adalbert ne put retenir un éclat de rire qui lui fit grand bien. Ce n’est jamais bon de plonger toujours plus profond dans les ténèbres du désespoir. Il y avait cinq jours à présent qu’Aldo s’était volatilisé – ainsi d’ailleurs que Martin Walker ! – et, en recevant, la veille au soir un télégramme de Nice lui enjoignant de venir chercher « Tante Amélie » à l’arrivée du Train Bleu en gare de Lyon, il avait commencé à éprouver un peu de soulagement. Nul n’était plus dynamique, plus combatif que la vieille dame née sous le Second Empire et dont, souventes fois, il avait pu apprécier l’énergie, le courage et l’humour. Une très grande dame en vérité, cette marquise-là, et le langage des barrières dans sa bouche distinguée n’en était que plus savoureux.

Elle braqua sur lui un face-à-main serti de petites émeraudes et un regard indigné :

— Vous trouvez ça drôle ?

— Oh oui ! Pardonnez-moi ! Mais c’est la première fois qu’il m’arrive de rire depuis…

— Mon pauvre ami ! C’est à vous de me pardonner ! Venez-vous asseoir près de moi ! ajouta-t-elle en désignant un petit fauteuil en osier garni de coussins de cretonne fleurie qui se trouvait à côté du sien.

Là elle le regarda mieux :

— Vous avez une mine à faire peur, mais maintenant que nous voilà tranquilles ici, racontez-moi tout ! Plan-Crépin, allez dire à la cuisine qu’on nous prépare un petit déjeuner convenable. Le café des wagons-lits est imbuvable !

Marie-Angéline n’avait pas attendu la fin de la phrase. Elle était déjà partie, en courant même tant elle craignait de perdre une miette de ce qu’allait raconter l’archéologue. Ce qui arracha un mince sourire à Mme de Sommières :

— Attendons qu’elle revienne ! décida-t-elle. Cela m’évitera de répéter. Depuis qu’hier matin elle m’a mis sous le nez cet abominable torchon, elle a entendu sonner en elle toutes les trompettes de la croisade. Elle s’est jetée sur les valises sans attendre que je lui en donne l’ordre et, quand j’ai décidé de rentrer à Paris, elle avait déjà retenu les billets. Elle brûle de se lancer à la recherche d’Aldo, dont elle est persuadée qu’il est captif quelque part. Ou alors elle fait semblant de le croire pour me ménager…

— J’aurais plutôt confiance dans son jugement et aussi dans son flair. Elle nous a bien souvent donné un fichu coup de main dans l’affaire du Pectoral comme dans celle des Sorts sacrés et sous son air de vieille fille timorée, elle est loin d’être idiote…

— Et comme Aldo et vous êtes devenus ses héros préférés, elle va me faire une vie impossible, mais peut-être efficace. J’ajoute qu’elle aime aussi beaucoup Lisa et les petits…

Puis le timbre de sa voix baissa presque au murmure :

— Avez-vous de ses nouvelles ? L’information a bien dû arriver à Venise ?…

— Je n’en sais rien. Elle n’est pas chez elle en ce moment, mais à Ischl auprès de sa grand-mère…

— Eh bien, il faut espérer que les montagnes du Salzkammergut ont formé un barrage contre cette abominable nouvelle. Il y a de quoi la rendre folle…

— Ravagée d’inquiétude, oui, mais folle je ne crois pas. Lisa, en bonne Suissesse, est un caractère solide et elle connaît bien son Aldo. Souvenez-vous du temps où pour devenir sa secrétaire, elle s’était transformée en une sorte de quakeresse hollandaise…

— C’est bien ça qui me fait peur. Elle a su à peu près tout de sa vie sentimentale de célibataire et, surtout, l’espèce de passion funeste dont il s’était pris pour cette Polonaise qu’il avait été contraint d’épouser.

— Et vous craignez qu’il ait pris feu une fois de plus ? J’ai peine à y croire…

— Moi je n’y crois pas ! claironna Marie-Angéline qui revenait, précédant Cyprien, le vieux maître d’hôtel attelé à une table roulante nappée de blanc et chargée d’argenterie, dont il releva les deux côtés pour disposer le couvert.

— Laissez, Cyprien ! Je vais le faire moi-même. Monsieur Vidal-Pellicorne, vous pouvez parler.

Ce qu’il fit.

Tout en parlant il regardait tour à tour ces deux femmes si différentes en dépit du fait qu’elles appartenaient au même monde, désuet en cette ère des années folles, mais qui ne s’y dessinaient qu’avec plus de force. À plus de soixante-quinze ans, Amélie de Sommières était encore une belle vieille femme de haute taille – pas si vieille que ça après tout ! –, qui ressemblait toujours à Sarah Bernhardt, portant comme elle ses cheveux blancs marqués de roux en une sorte de coussin mousseux ombrageant des yeux verts comme de jeunes pousses d’arbre et tout aussi vifs. Elle restait obstinément fidèle à la mode des robes « princesse » chère à la reine Alexandra d’Angleterre, qui mettait en valeur une taille restée mince en dépit du champagne que la marquise s’octroyait chaque soir aux lieu et place du « five o’clock tea ».

Quant à Marie-Angéline, elle était, la quarantaine dépassée, le prototype de la vieille fille à l’anglaise portant souliers de tennis et casque colonial agrémenté d’un voile dès que l’on atteignait le midi de la France. Silhouette longiligne et nez pointu, elle chaussait de lunettes un regard gris-bleu singulièrement brillant qu’abritait une toison frisée qui l’apparentait à un mouton jaune. Au demeurant intelligente et cultivée, habile dessinatrice, parlant plusieurs langues et versée dans les antiquités presque autant qu’Aldo. Enfin, elle pratiquait avec une belle régularité la gymnastique suédoise et la messe de six heures à l’église Saint-Augustin, qui était pour elle une précieuse mine de renseignements.

Quand Adalbert eut fini son récit, elle ne posa qu’une seule question :

— Mais enfin, ce journaliste qui était avec vous l’autre soir, il n’y a vraiment pas moyen de savoir où il est passé ? Son rédacteur en chef devrait en avoir une petite idée.

— Pas la moindre, mais il paraît que c’est courant chez lui : quand il lui arrive une information qu’il juge intéressante, il prend sa casquette et disparaît pendant des jours sans dire où il va et ramène en général un reportage sensationnel. Il faut attendre.

— Attendre, attendre ! coupa la marquise. C’est très joli, mais moi je ne suis pas patiente et je voudrais bien revoir mon neveu avant de mourir !

— Grâce à Dieu, nous ne sommes pas en train de mourir ! s’écria Marie-Angéline en se signant précipitamment. Mais pourquoi ne ferions-nous pas appel à notre vieil ami le commissaire principal Langevin ?

— Il est à la retraite depuis belle lurette !

— Ce qui ne l’a jamais empêché de se tenir au courant des affaires les plus importantes. C’est le cas de la nôtre et M. Langevin sait les liens qui nous attachent au prince Morosini…

Mme de Sommières se leva et fit, dans la cage de verre peint qui abritait une collection de plantes, quelques pas rapides qui firent cliqueter les nombreux – et précieux ! – sautoirs qui ne la quittaient jamais.

— J’aurais dû y penser plus tôt. C’est une excellente idée, Plan-Crépin. Allez téléphoner !

Marie-Angéline partit en direction de la loge du concierge. En effet c’était le seul endroit de son hôtel où Mme de Sommières tolérât un ustensile qu’elle jugeait incompatible avec sa personne. Née au temps des belles manières, elle n’accepterait jamais l’idée que l’on puisse la sonner comme une domestique. Pendant ce temps-là Adalbert prenait congé avec l’assurance que, s’il y avait du nouveau on le préviendrait immédiatement…

Il repartit chez lui à pied. Le chemin n’était pas long entre la rue Alfred-de-Vigny, où Tante Amélie habitait une demeure de style troubadour bourrée de passementeries Second Empire héritée d’une tante par alliance, Anna Deschamps, qui avait été une « grande farceuse » (traduisez une dame de petite vertu) en vogue au temps où Offenbach régnait sur Paris, et la rue Jouffroy. Il suffisait de traverser le parc Monceau sur lequel ouvrait le jardin privé de la marquise et par ce joli matin encore frais mais ensoleillé la promenade tentait Adalbert. Ne sachant plus où chercher son ami, il vivait enfermé chez lui, près du téléphone, fumant comme une cheminée d’usine et ne quittant son fauteuil que pour se laver, se nourrir – en chipotant beaucoup ! – et rejoindre, fort tard, un lit qui lui semblait aussi confortable que le gril de saint Laurent. Découvrir des rhododendrons fleuris et des feuilles toutes neuves aux arbres lui fit du bien. Il s’arrêta même sur un banc, près de la Naumachie, pour regarder les cygnes évoluer. C’est alors qu’une idée lui vint. Tellement simple qu’il se traita d’imbécile de n’y avoir pas songé plus tôt. Aldo ne lui avait-il pas raconté ses bizarres relations avec la fille de Raspoutine ? Or, celle-ci était l’une des marionnettes que manipulait le mystérieux Napoléon VI. Elle devait donc avoir quelques lumières sur les endroits qu’il était susceptible de fréquenter. Avec ses idées de chevalerie d’un autre âge, Morosini s’était refusé à faire mention d’elle devant la police parce que, selon l’histoire racontée par Walker, elle était plus à plaindre qu’à blâmer et qu’elle avait des enfants, mais le temps n’était plus aux délicatesses excessives quand il s’agissait de retrouver le disparu. Un seul ennui, et de taille : il ignorait où elle habitait. Tout ce qu’il avait retenu est qu’elle dansait quelque part mais où ? Aldo l’avait mentionné mais l’information avait dû tomber au moment où son ami pensait à autre chose et il ne s’en souvenait plus.

Un instant, il caressa l’idée de retourner rue Alfred-de-Vigny pour savoir si Mme de Sommières avait pu joindre l’ancien policier, mais il hésita à la déranger au milieu d’une nuée de malles et de valises. Si ce soir il n’avait rien trouvé il pourrait toujours téléphoner et confier l’affaire à Marie-Angéline.

Rentré chez lui, il alla trouver Théobald qui épluchait des légumes à destination d’un pot-au-feu.

— Toi qui sais tout, est-ce que tu connais les music-halls de Paris ?

— Ben… oui. Monsieur aussi, je suppose ?

— Cela n’a jamais été ma tasse de thé. Dis un peu pour voir !

Théobald leva les yeux au plafond pour y puiser l’inspiration et commença à réciter :

— … Il y a le Casino de Paris… l’Olympia… le Bataclan… les Folies-Bergère… le Moulin-Rouge… le…

— Attends ! C’étaient des folies mais elles n’étaient pas bergères…

— Ah ! Ça devient plus difficile. Je vous ai cité, je crois, le dessus du panier. Après il y a le tout venant que je connais encore plus mal… Mais si Monsieur consultait le Bottin ? Il doit bien y avoir le téléphone dans ce machin-là ? En cherchant à Folies…

— Excellente idée ! Heureusement que je t’ai. Je pense que je commence à me rouiller.

— Une impression fugitive, Monsieur !

Un moment plus tard, Adalbert avait trouvé ce qu’il cherchait : les Folies-Rochechouart, et se promit d’y aller le soir.

Situé dans la rue du même nom, qui depuis qu’elle existait avait vu éclore une quinzaine de cabarets, le théâtre des Folies-Rochechouart, s’il n’égalait pas les établissements cossus évoqués par Théobald, n’en offrait pas moins des spectacles honnêtes plus à la portée des bourses modestes, mais où il n’était pas rare de voir s’aventurer des fêtards élégants et argentés, surtout depuis que le nom de Marie Raspoutine s’étalait sur les affiches. C’était le cas ce soir-là et les habitués ne prêtèrent pas plus d’attention au smoking d’Adalbert qu’à celui des autres.

Sachant que la jeune femme – vedettariat oblige ! – passait en seconde partie du spectacle, Adalbert arriva à l’entracte et réussit à trouver une bonne place dans les premiers rangs d’orchestre. Ce qui lui permit d’apprécier en connaisseur les jambes de Marie lorsqu’elle apparut pour son numéro. Elle portait un costume plus ou moins traditionnel : foulard bariolé de paysanne, robe de plusieurs tons de rouge, bottes bleu azur et, sur la tête le fameux « kokochnik », ce diadème qui ressemble à un éventail déployé, scintillant de pierreries et de perles fausses.

En dépit des longues jambes et de la silhouette agréable, Adalbert ne la trouva pas belle : le maquillage trop poussé accentuait la lourdeur des traits. Elle chanta et dansa pas plus mal qu’une autre, mais pas mieux non plus, ne justifiant guère le tonnerre d’applaudissements qu’elle recueillit et qui s’adressait surtout à ce qu’elle représentait pour ces gens : le symbole d’une Russie décadente, fastueuse et perverse. Leurs yeux voyaient à travers elle l’ombre sulfureuse de son père, le paysan de Sibérie qui avait fait son jouet d’une orgueilleuse tsarine que doublait, par malheur, une mère ravagée d’angoisse…

Tous ces hommes au regard allumé qui l’ovationnaient ne rêvaient que de passer un moment dans son lit. Aussi, quand le rideau se baissa, se produisit-il une sorte de ruée vers les coulisses mais la porte en était étroite et il suffisait d’une paire de vigoureux machinistes pour repousser le flot. Qui changea de direction et se précipita dans la rue pour assiéger la petite porte de côté baptisée « entrée des artistes ». Adalbert, plutôt contraint suivit le mouvement en se demandant comment il allait bien pouvoir obtenir l’entretien en tête à tête qu’il était venu chercher.

Il constata vite que sa déception serait partagée. Lorsque Marie parut, chapeautée et vêtue de son manteau garni de singe, les deux gaillards qui l’accompagnaient n’eurent guère de peine à repousser les amateurs trop pressants. La jeune femme passa au milieu d’eux en distribuant sourires et baisers du bout des doigts dans la meilleure tradition hollywoodienne, mais se laissa pousser dans la voiture qui s’était rangée le long du trottoir, déchaînant une marée de protestations…

— Ça se complique ! murmura Adalbert qui soliloquait volontiers lorsque quelque chose n’allait pas.

Cependant, Dieu était avec lui car il avisa aussi tôt un taxi qui passait au ralenti et se précipita dedans :

— Suivez cette voiture ! ordonna-t-il en tendant un billet au chauffeur.

— Allons, bon ! Ça recommence ? émit le chauffeur en tournant vers son client un visage barbu qu’Aldo eût identifié sans peine.

— Quoi, ça recommence ? Filez, vous dis-je !

— J’entends par là que ce n’est pas la première fois qu’on me fait pister la fille Raspoutine. Vous allez être déçu, d’ailleurs ! Elle ne va pas loin. On va juste faire un petit tour avant de la déposer chez elle. Alors je peux vous donner son adresse si ça vous arrange ?

— Ma foi non, j’aime autant faire cette promenade avec vous. Est-ce que par hasard vous ne seriez pas le colonel Karloff ?

— Vous me connaissez ?

— Je n’ai pas encore cet honneur, mais mon meilleur ami a déjà couru l’aventure avec vous il n’y a pas si longtemps.

— Vous voulez dire ce pauvre Morosini ?

— Eh oui ! soupira Adalbert en pensant que cette épithète déprimante allait bien mal au descendant des doges de Venise. Ne me dites pas que vous le prenez pour un assassin, vous aussi. Sinon, vous me donnez l’adresse et je descends !

Le colonel-taxi haussa les épaules :

— Il faut être aussi idiot que la police pour croire même un instant que ce vrai gentilhomme a pu se vautrer dans le sang de la malheureuse Tania. Même moi qui ne le connais pas beaucoup, je parierais ma barbe sur son innocence. D’ailleurs, il n’a pas reparu et c’est plutôt inquiétant !

— C’est bien mon avis, mais cette disparition n’a pas l’air de les inquiéter beaucoup. C’est pourquoi il faut que je parle à cette Marie Raspoutine. Elle peut-être quelque chose à m’apprendre. Mais que faites-vous ?

En effet, Karloff venait de tourner carrément dans le boulevard sans plus s’occuper de la voiture qui s’en allait, elle, dans une autre direction. Et même, après quelques dizaines de mètres, il se rangea et s’arrêta. Puis il se retourna :

— Je vous économise de l’argent. Inutile de risquer de se faire repérer : il n’y a qu’à les attendre.

Puis désignant l’immeuble à porte étroite qui se situait après la cordonnerie devant laquelle on s’était arrêtés :

— La Raspoutine… ou plutôt la femme Solovieff puisque c’est son nom d’épouse, habite là !

Adalbert n’insista pas : ce bonhomme paraissait sûr de son affaire. Tirant alors un étui à cigares de sa poche, il en offrit un qui fut accepté avec un plaisir visible :

— Ah, des « Londrès » ! Il y a longtemps que je n’en ai vu !

Laissant la glace de séparation ouverte, on se mit à fumer chacun dans son coin, l’un avec béatitude l’autre avec une nervosité croissante. On attendit ainsi un bon quart d’heure et Adalbert commençait à s’inquiéter quand la voiture reparut, s’arrêta devant la maison indiquée. L’un des deux hommes en descendit, fit sortir la jeune femme et l’entraîna dans l’immeuble dont la porte se referma sur eux.

— Il habite avec elle ? demanda Adalbert.

— Oui. Je ne sais pas si c’est son amant ou un simple garde du corps, mais il va rester la nuit entière. Et vous avez vu les dimensions du gars ?

— Ce n’est pas ça qui me tourmente : simplement il est difficile de parler calmement en s’administrant des coups de poing. Il doit bien y avoir un moyen de la voir seule ?

— Dans la journée, elle vit comme tout le monde, je crois. C’est seulement la nuit qu’on la garde pour éviter sans doute qu’elle ne tombe dans des mains… dangereuses. Que faisons-nous ?

La voiture, en effet, redémarrait :

— On va suivre cette charrette ! Le conducteur doit faire partie de la bande. Autant savoir où il va…

— C’est comme si c’était fait !

Et on repartit à travers les rues du Paris nocturne. Chemin faisant, on causa.

— Comment se fait-il que je vous aie trouvé devant les Folies-Rochechouart et que vous en sachiez si long sur Marie Raspoutine ?

— Oh, je n’y suis pas tous les soirs. Ça dépend des courses que je fais avec mes clients, mais, quand je le peux, je viens avec l’idée qu’une nuit peut-être il se passera quelque chose qui me mettra sur la voie de l’assassin de Piotr. J’ai essayé une fois de parler avec elle, mais c’est une drôle de femme ! En même temps craintive, méfiante et têtue. Je me suis même demandé si, sous la torture, elle laisserait échapper un mot sur l’homme pour qui elle travaillait la nuit de Saint-Ouen…

— Et cette voiture ? Vous n’avez jamais tenté de la suivre ?

— Si, bien sûr, mais je commence à me faire vieux. J’ai des rhumatismes et je ne suis plus aussi solide qu’autrefois. Alors je vous avoue que risquer ma vie – et je ne suis pas seul, il y en a qui ont besoin de moi – pour tomber peut-être dans une embuscade ne me dit vraiment rien.

Il hésita un instant, puis reprit :

— Je dois vous dire qu’un soir j’ai pris la piste Jusqu’à la porte Maillot seulement. Quand je l’ai vue plonger dans le plus épais du bois de Boulogne j’ai fait demi-tour…

— Eh bien, ce soir on ne fera pas demi-tour. Vous êtes armé ?

— Toujours ! La nuit on ne sait jamais sur qui on tombe et ça, c’est très dissuasif, ajouta Karloff en tirant de dessous son siège un ancien pistolet d’ordonnance.

— Comme j’ai moi aussi ce qu’il faut, nous voila parés ! s’écria joyeusement Adalbert. En avant toute !

Suivre une automobile dans des rues désertes sans se faire repérer n’est pas un exercice facile. Le colonel Karloff semblait y exceller, laissant à l’adversaire une distance suffisante pour ne pas attirer son attention. On alla ainsi jusqu’à la porte Maillot encore éclairée par les lumières de Luna-Park et quand la grosse Renault s’engagea dans l’allée menant à Longchamp, le taxi de Karloff s’y glissa à son tour, mais, à la surprise d’Adalbert, éteignit ses phares :

— Vous allez nous perdre…

— Aucun danger ! Il suffit de ne pas quitter de vue son feu arrière, et puis moi je suis comme les chats : j’y vois très bien la nuit !

— Un talent précieux, apprécia Adalbert en se rejetant dans le siège.

On traversa ainsi le Bois sur toute sa largeur pour rejoindre à Boulogne le quai de la Seine que l’on suivit jusqu’au pont de Saint-Cloud et même au-delà, car on s’engagea dans la rue Dailly, qui escaladait en forte pente le coteau en formant, à mi hauteur, un grand virage. Or, quand le taxi atteignit ce virage, force lui fut de constater que le véhicule avait complètement disparu. Karloff s’arrêta à raser un mur et descendit, suivi d’Adalbert, pour examiner les alentours et l’entrée des différentes artères dont les unes montaient vers l’église et les autres se dirigeaient vers Suresnes, mais l’œil rouge du feu arrière ne brillait nulle part.

— Eh bien, on l’a perdu ! soupira Adalbert en s’asseyant sur le marchepied du taxi. Au point où nous en sommes, il faudrait fouiller tout Saint-Cloud !

— Et là, j’avoue que je ne connais pas !

— Moi si ! J’ai une maison, dans ce coin, un peu plus bas.

— Une maison ? On pourrait peut-être y aller ?

— Pour quoi faire ? bougonna l’archéologue, l’œil désabusé. Elle est vide comme ma main ! J’ai été cambriolé…

— Ça c’est triste ! Et ils ne vous ont rien laissé ? Pas même une bouteille de vin ? déplora Karloff en venant s’asseoir près de son client qui lui offrit un nouveau cigare en guise de compensation.

— Pas même, non ! Mais vous savez, je n’y venais pas souvent. Elle me servait plutôt… d’entrepôt. Je suis archéologue et tout ce que j’ai pu rapporter de mes campagnes n’entrait pas dans mon appartement de la rue Jouffroy !

Les deux hommes fumèrent un moment silence, attendant Dieu sait quoi peut-être que l’automobile reparaisse…

— Dites donc ! reprit Vidal-Pellicorne. Il y quelque chose que je m’explique pas.

— Quoi ?

— Le mal que se donnent ces gens pour ramener chez elle cette petite théâtreuse de rien du tout…

— Mais qui s’appelle Marie Raspoutine et dont le prince Morosini, vous et moi savons qu’elle est plus ou moins à la dévotion de Napoléon VI. Seule la police l’ignore parce que Morosini est un vrai gentleman et, selon moi, ce qu’ils voulaient éviter c’est ce qui allait se produire ce soir : qu’un admirateur l’approche, lui fasse du plat, l’emmène souper, par exemple, et avec quelques verres de champagne lui tire les vers du nez. Alors ils ont fabriqué la légende d’un riche protecteur qui vient la chercher tous les soirs pour l’emmener finir la nuit ailleurs, mais qui en fait la ramène chez elle entre un quart d’heure et une demi-heure plus tard…

— …Et le protecteur qui n’est peut-être pas riche reste avec elle pour une surveillance rapprochée tandis que la voiture, un peu trop « chic » pour le quartier, s’en va remiser à Saint-Cloud ? compléta Adalbert. Ça me paraît un peu compliqué. Ce serait évidemment plus simple d’installer Mme Raspoutine dans un meilleur quartier et de lui faire avoir un engagement dans un beau music-hall ?

— Plus simple mais sûrement plus cher. Or je ne suis pas certain que votre Napoléon roule sur l’or. Quelque chose me dit qu’il a de gros besoins d’argent. Au fait, est-ce que je vous ai dit que la voiture qu’on vient de suivre est la même que celle de Saint-Ouen ? Avec un autre numéro…

— Non, vous ne me l’avez pas dit, mais au fond ça ne nous avance guère… sinon à nous prouver que les protecteurs de Marie sont bien les assassins du tzigane.

Karloff fuma un moment sans rien dire, uniquement attentif au plaisir d’un tabac de luxe. Puis, se levant :

— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

— Je ne vois pas ce qu’on pourrait faire d’autre que rentrer. Si vous voulez bien me ramener chez moi ?

— Bien sûr ! Cependant, si j’étais vous et que j’aie ici une maison, même vide, je crois que j’y ferais un petit séjour. Ne serait-ce que pour observer les environs.

— J’y pensais, mais ça ne peut pas se faire cette nuit. Cependant, à y réfléchir, il me vient une autre idée. Pour laquelle j’aurai besoin de vous.

— Dites toujours…

— Au lieu de pister la voiture, pourquoi ne pas venir l’attendre au tournant ? Une expression très juste en l’occurrence. On vient ici, on cache le taxi et on fait le guet ! Qu’en dites-vous ?

— Que ça pourrait marcher ! fit Karloff avec enthousiasme. C’est une rudement bonne idée Allez, je vous ramène.

En rentrant chez lui, Adalbert trouva Théobald qui l’attendait en faisant des réussites sur la table de la cuisine.

— Pourquoi n’es-tu pas encore couché ? Je t’avais dit de ne pas m’attendre.

— Je sais, mais j’ai un message urgent à délivrer.

— Tu sais écrire, non ? Donne-moi un verre d’eau, j’ai la gorge comme du papier buvard !

— Monsieur fume trop ! décréta Théobald en se mettant en devoir de servir ce qu’on lui demandait.

Adalbert but avidement non pas un, mais deux verres de Vichy :

— Alors, ce message ?

— Mlle du Plan-Crépin a téléphoné. Madame la Marquise veut voir Monsieur dès qu’il rentrera même si c’est très tard.

— Il est très tard ! protesta Adalbert. Ça veut dire qu’il faut que j’y aille malgré tout ?

— Hé oui !

— Mais le parc Monceau est fermé à cette heure. Je vais être obligé de faire le détour.

— Monsieur peut prendre sa voiture ?

— Elle est fantastique, mais elle fait un boucan d’enfer : je vais réveiller le quartier !

— Alors Monsieur va à pied… et je vais accompagner Monsieur. À deux on se sent moins seul !

— Signé La Palice ! grogna Adalbert en s’octroyant un troisième verre, mais cette fois c’était du bordeaux. Il avait besoin de reprendre des forces.

Un moment plus tard, tous deux trottaient en direction de la rue Alfred-de-Vigny et Adalbert, qui commençait à avoir sommeil, songeait avec nostalgie au confortable taxi du colonel Karloff ou aux sièges de cuir dur de sa petite Amilcar, en se demandant pourquoi la marquise tenait absolument à le voir d’urgence sans attendre que le jour se lève. Il était en outre mécontent de n’avoir pu convaincre Théobald de rester à la maison quand, au coin de la rue Cardinet, deux ombres suspectes qui se détachèrent du renfoncement d’une porte pour se dissoudre dans la nuit lui firent comprendre que la précaution n’était peut-être pas vaine. Fatigué comme il l’était, il aurait mis doute eu le dessous en cas d’attaque, et la silhouette de Théobald, raide comme un parapluie sous son long pardessus noir, le melon enfoncé sur sa tête jusqu’aux sourcils, évoquait non seulement la force tranquille mais vous avait un petit air de policier nettement dissuasif.

Ils trouvèrent Marie-Angéline debout et Mme de Sommières dans son lit, où sa lectrice l’avait convaincue de s’installer plutôt que de tourner en rond dans le jardin d’hiver ou dans sa chambre. Bien étayée sur de nombreux oreillers garnis de dentelles, le buste habillé d’une liseuse de batiste mauve à multiples et minuscules volants de valenciennes, un bonnet du même style posé sur sa mousse de cheveux, la vieille dame évoquait les agréables habitudes du Grand Siècle où l’on pouvait recevoir ses amis au lit sans être à l’article de la mort. Mais ce qu’elle avait à dire l’était moins.

— Désolée de vous faire galoper jusqu’ici alors que vous préféreriez dormir, mais si vous n’étes pas prévenu, vous risquez de patauger lamentablement quand le commissaire Langlois viendra tirer votre sonnette dès potron-minet rien que pour voir quelle tête vous allez faire !

— Chère marquise, émit Adalbert, je n’ai pas l’esprit très vif à cette heure et votre discours est peu près aussi clair que l’évangile de saint Jean !

— Allez lui préparer du café, Plan-Crépin. J’explique !

— Avec votre permission, Théobald est venu avec moi. Il va s’en charger très bien.

— En ce cas j’en prendrai aussi. Et écoutez-moi. Hier, comme promis, j’ai eu la visite de mon vieil ami Langevin qui était naturellement au courant de l’affaire et qui s’est mis volontiers à mon service. Pour cela il s’est rendu quai des Orfèvres chez Langlois qui a été, paraît-il, son élève préféré. C’était à la fin de la journée et tous deux étudiaient les faits quand les Mille et Une Nuits ont envahi le quai des Orfèvres sous les espèces d’un prince hindou habillé de velours rose et dégoulinant de perles, escorté d’une suite presque aussi chamarrée que lui…

— Seigneur ! Le maharadjah d’Alwar ? émit Adalbert abasourdi, mais pour qui cette description désignait le personnage. Et qu’est-ce qu’il venait faire ?

— Offrir à Aldo un alibi en or massif.

— Mais Aldo n’a pas besoin d’un alibi ! Il a besoin qu’on le retrouve. Et vite !…

— Tout à fait d’accord, mais Sa Grandeur pense autrement. Aussi a-t-elle expliqué avec une dignité douloureuse qu’Aldo n’avait pas pu assassiner la malheureuse comtesse Abrasimoff parce que cette nuit-là, ils l’avaient passée ensemble.

— Quoi ? Mais il est fou !

— C’est possible. Quoi qu’il en soit, rien n’a pu l’en faire démordre : il est prêt à jurer devant la terre entière qu’Aldo et lui ne se sont pas quittés avant l’aube.

— Incroyable ! Et ils ont fait quoi pendant ce temps ?

— Ils ont… causé !

— Causé ? fit Adalbert dont l’œil noircissait. Et de quoi ?

— De sujets touchant à la plus haute philosophie, de réincarnation, d’union des âmes… que sais-je ? Il a dit qu’Aldo était un être de lumière et qu’il éprouvait pour lui une… vénération. Je crois que c’est le mot employé…

— Ça ne tient pas debout ; Morosini avait déjà passé toute la journée avec lui. Il n’y serait pas retourné… Rien que ça devrait suffire à Langlois !

— Il n’y est pas retourné. Le maharadjah dit qu’il est venu le chercher chez vous après l’avoir appelé au téléphone. Vous veniez de partir. Quant au prince, à peine Aldo l’eut quitté qu’il a senti un vide immense et le besoin de se réchauffer à cette lumière qu’il venait de découvrir. Il a bien essayé de lutter mais c’était impossible. Alors il est allé chercher…

— Et Aldo se serait laissé emmener ainsi par un homme qui lui déplaît… souverainement ?

— Eh bien… pas à ce point ! D’après Alwar, il serait même né entre eux une de ces communions comme en connaissent seulement les grandes âmes. Cependant l’horreur du crime a d’abord laissé Sa Grandeur pantoise, puis, dans une illumination, la vérité lui est apparue et il a reçu l’ordre de se porter au secours de ce frère aux prises avec la sottise des hommes.

— Et Langlois a avalé tout ça ?

— Non. Bien sûr que non, mais il est obligé de tenir compte d’une déposition faite par un prince souverain étranger. Le ministère a été formel à cet égard : on ne peut pas renvoyer le maharadjah à ses petits plaisirs comme n’importe quel pékin.

— Est-ce qu’il a aussi expliqué ce qu’il a fait de Morosini à l’aube de cette grande nuit ? Il ne l’a pas fait reconduire dans sa Rolls ?

— Non. Aldo paraît-il éprouvait le besoin de marcher un peu dans la fraîcheur du matin. De sa fenêtre, le maharadjah l’a vu descendre les Champs-Elysées en direction de la Concorde…

— … dans la gloire d’une aurore qui l’habillait de rayons roses ! s’écria Adalbert saisi par la colère. Mais quel incroyable tissu d’âneries ! Si on lit entre les lignes, Aldo a le choix entre un meurtre sordide suivi d’une fuite qui ne l’est pas moins, ou être convaincu d’avoir passé la nuit dans le lit d’Alwar. Parce que les illuminations, les âmes sœurs, la méditation transcendantale, à d’autres ! Tout le monde optera pour ma version et Aldo passera soit pour un assassin, soit pour le mignon du maharadjah ! Autrement dit, il sera de toute façon déshonoré !

— À condition qu’il soit encore vivant ! émit une pauvre voix enrouée et la vieille dame éclata soudain en en sanglots dont la violence donna la mesure de son angoisse et de sa douleur.

Adalbert, lui, se calma net.

— Pardonnez-moi ! murmura-t-il en se penchant sur elle. J’ai laissé parler ma colère, ma peur aussi ! Mais je ne voulais pas vous blesser. Vous semblez toujours si forte que l’on finit par oublier votre fragilité de femme, votre…

— Ajoutez « votre âge » et je ne vous revoie de ma vie ! Et retirez cette saleté, Plan-Crépin, ajouta-t-elle en repoussant le flacon de sels que Marie-Angéline approchait de son nez. Je ne suis pas en train de m’évanouir. Je pleure, vous comprenez, je pleure !

— C’est que… c’est tellement inhabituel ! fit la pauvre fille affolée. Je crois bien que je ne vous ai jamais vue pleurer !

— Eh bien, voilà qui est fait ! C’est d’un ridicule !

Mais elle se remit à pleurer de plus belle tandis que Marie-Angéline s’asseyait précautionneusement sur le lit en se demandant visiblement ce qu’elle devait faire : prendre la marquise dans ses bras ou la laisser à son chagrin…

— Laissez-la ! conseilla tout bas Adalbert, mais restez près d’elle. Je vais rentrer et voir, au matin le commissaire Langlois sans attendre qu’il m’appelle.

Il avait hâte à présent de rentrer chez lui pour essayer de voir un peu clair dans cette histoire qui semblait s’embrouiller à plaisir. Mais il n’était qu’à mi-chemin du vestibule quand Marie-Angéline le rejoignit dans l’escalier.

— Est-ce que vraiment je ne peux rien faire pour vous aider ? demanda-t-elle. C’est terrible de rester là à tourner en rond sans savoir quoi faire.

— Je n’en doute pas, ma pauvre amie, mais je suis à peu près dans le même cas que vous. L’histoire d’Alwar n’arrange rien et, tant que Martin Walker n’aura pas reparu, ceux qui ont fait disparaître Aldo auront la vie belle. Lui seul peut confirmer ce que nous avons vécu, lui et moi, la fameuse nuit…

— Et la servante russe de la comtesse ? Elle s’obstine à accuser le prince du meurtre ? Je ne peux pas essayer de lui parler ?

— En quelle langue ? Vous parlez russe ?

— Non, hélas !

— De toute façon, elle ne quitte pas l’appartement du drame où la police la surveille. Rien à faire de ce côté…

Et soudain une idée traversa l’esprit d’Adalbert :

— Mais peut-être pourriez-vous réussir là où moi je n’arrive à rien. Mme de Sommières a-t-elle des relations dans la colonie russe de Paris ?

— Je… ne crois pas. Au fait, je n’en sais rien.

— Il faut savoir ! Venez, on remonte ! ajouta-t-il en la prenant par la main pour regrimper l’escalier pour réintégrer la chambre de la marquise où celle-ci était levée et buvait tristement une tasse de café froid.

Il expliqua son idée : envoyer Marie-Angéline chez Marie Raspoutine sous l’étiquette de secrétaire d’une dame russe membre de l’Assistance aux réfugiés, venue s’enquérir charitablement de son état.

— Raspoutine n’est guère en odeur de sainteté chez, ces gens-là, remarqua Mme de Sommières. Et puis en quoi cette femme est-elle mêlée à notre affaire ?

Il le lui dit sans oublier d’expliquer ce qu’il avait tenté au début de la nuit ni comment la jeune femme était surveillée vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

— Un homme n’a aucune chance de l’aborder, mais une femme… surtout aussi… habile que Marie-Angéline pourrait…

— Pas de flagorneries ! bougonna l’intéressée. Si vous me pensez aussi terne, aussi visiblement éloignée du style des grandes aventurières, vous n’avez qu’à le dire tout net ! J’ai le type idéal pour ce rôle. Reste à savoir de qui je peux être la secrétaire parce que, si ces gens sont aussi méfiants que vous le dites, ils voudront savoir si je suis vraiment ce que je prétends être.

— Aucun doute là-dessus ! Alors, marquise, connaissez-vous quelqu’un ?

— Ouuuui ! Seulement je ne sais pas si elle est encore vivante. Il s’agit de la vieille princesse Lopoukhine avec qui, avant la guerre, j’allais prendre les eaux à Marienbad. Je l’ai revue à Paris mais il y a un bout de temps. Elle avait un fichu caractère et, si je me présente chez elle, elle risque de me recevoir à coups de pierres… Cependant il y a peut-être un moyen. Plan-Crépin et moi irons tout à l’heure à l’office de l’église russe. Si elle vit encore, elle y sera…

— Magnifique ! s’écria Adalbert. Je vais vous apprendre ce que je sais de Marie Raspoutine. À commencer par son adresse…

Un moment plus tard, soulagé d’un poids appréciable et confiant dans les talents de Plan-Crépin, Adalbert regagnait enfin son logis et son lit. Où il put d’ailleurs dormir tout son soûl car, au contraire de ce que pensait Mme de Sommières, le commissaire ne se manifesta pas.

Adalbert le regretta presque. La journée, en effet, parut s’étirer indéfiniment dans la morosité en dépit d’une visite au Matin où l’on était toujours sans nouvelles du journaliste, et d’une autre au quai des Orfèvres où, vers la fin de l’après-midi Adalbert décida d’aller voir ce qui se passait, mais ne trouva qu’un planton : Langlois n’y était pas et ne rentrerait certainement pas avant plusieurs heures…

La nuit ne fut pas plus réconfortante. Comme convenu, le taxi du colonel Karloff conduisit Adalbert à Saint-Cloud où l’on se dissimula au mieux pour attendre le passage de la Renault mais les heures s’écoulèrent sans qu’elle parût. En rentrant à Paris au petit jour, Adalbert avait le moral au plus bas…

Moins cependant que celui d’Aldo Morosini qui, lui, vivait l’enfer…

Quand il ouvrit péniblement les yeux après un temps indéterminé, ce fut pour les refermer aussitôt avec l’horrible impression d’être devenu aveugle. Devant ses paupières il ne trouvait qu’une obscurité totale. En même temps il ressentit les élancements d’un furieux mal de tête joint à une forte nausée provoquée par l’odeur du chloroforme attachée à ses habits. Il rouvrit les yeux, y porta les mains et s’aperçut qu’elles étaient enchaînées : à chacune d’elles un bracelet de fer relié à une double chaîne lui laissait une certaine liberté de mouvements mais, en suivant les anneaux, il découvrit qu’elle était scellée dans la muraille. Et certainement depuis longtemps parce qu’elle était rouillée.

Il crut d’abord à un cauchemar : le temps n’était plus des forteresses médiévales où l’on enchaînait les prisonniers dans des culs-de-basse-fosse. Pourtant la réalité s’imposa à lui degré par degré. L’endroit où il se trouvait était froid et humide, et en se redressant il sentit sous lui une paillasse posée à même un sol en terre battue. Comment avait-il pu en arriver là ?

Au prix d’un pénible effort, il rassembla quelques souvenirs. Le coup de téléphone… la voix terrifiée de Tania… l’échange de vêtements avec Adalbert… le parcours jusqu’à la rue Greuze, une violente douleur… et puis plus rien ! Mais vraiment rien. Aucun souvenir de ce qui avait pu se passer depuis qu’on l’avait frappé et anesthésié ensuite. Aucune idée non plus du temps écoulé.

D’un geste machinal il chercha sa montre, bien qu’il fût incapable d’y lire l’heure, mais de toute façon il ne l’avait plus. On la lui avait ôtée, comme d’ailleurs la sardoine gravée à ses armes qu’il portait toujours à l’auriculaire, comme aussi son alliance !… Pour la première fois depuis bien longtemps il eut peur. Cette geôle qu’il ne pouvait pas voir était aussi noire, aussi sourde qu’un tombeau ! Et si c’en était un, après tout ?… Perdu au bout du monde dans un lieu désert, loin de la vie et des hommes ? Une tombe où il allait pourrir lentement jusqu’à ce que Dieu le prenne en pitié et le délivre. Lorsqu’on l’avait jeté, deux ans plus tôt dans la prison d’Istanbul, même derrière les murs énormes de Yédi Koulé, il pouvait percevoir autour de lui la vie, l’activité des autres, la respiration du monde extérieur. Ici rien ! Jamais il n’aurait imaginé que se trouver captif pût éveiller dans son cœur un sentiment d’abandon aussi total. Jamais le sang n’avait battu dans ses oreilles au rythme désordonné d’une vraie terreur…

Alors quelque chose se déclencha en lui et il pleura. Et les larmes, en relâchant ses nerfs tendus par l’effroi, lui firent du bien, le rendirent à ce qu’il avait toujours été : un homme sachant affronter le pire. Et le pire, il semblait l’avoir atteint, mais ce n’était pas une raison pour accepter ce naufrage au fond de lui-même. En cherchant un mouchoir dans sa poche – cela au moins il l’avait encore ! – il sentait le poids, la gêne des fers à ses poignets et en tira de l’assurance : pourquoi enchaîner quelqu’un, sinon pour l’empêcher de fuir ? Et on ne s’enfuit pas d’une tombe. Donc ceci n’en était pas une et il devait exister un moyen d’en sortir. Il se leva, tâta le mur près de l’attache des chaînes et acquit ainsi la certitude qu’il était fait de grosses pierres et que l’endroit avait une forme ronde qu’il put suivre sur une certaine distance grâce à la longueur de ses entraves. Il sut qu’il était dans une sorte de puits et son cœur manqua un battement : rien ne ressemble plus à un puits qu’une oubliette. Pourtant son pied heurta sans le renverser un seau dans lequel il y avait de l’eau, Cela lui rappela qu’il avait soif et, s’agenouillant près du seau, il y plongea son visage pour y boire. C’était froid, mais un peu revigorant car il ne s’agissait pas d’eau croupie. Il en conclut que, si on lui donnait à boire, on lui donnerait peut-être aussi de quoi manger. En attendant, il trempa son mouchoir pour en tamponner son front douloureux, revint s’asseoir sur sa paillasse et attendit…

Quoi, il n’en savait trop rien, n’ayant plus aucun moyen de compter le temps ; mais petit à petit, il fit moins noir dans sa prison et ce n’était pas seulement parce que ses yeux s’accoutumaient, c’était parce que le jour se levait et glissait un mince rayon de lumière entre deux pierres. Mince en vérité, mais suffisant pour qu’Aldo sût qu’il n’était pas au fond de la terre comme il le craignait, mais peut-être dans une de ces tours féodales comme il en existait encore aux environs de Paris. Malheureusement ses chaînes étaient trop courtes pour lui permettre d’aller coller son œil à cette bienheureuse fissure.

Voyant mieux, il put examiner son logis, qui était rond en effet et d’à peu près trois mètres de diamètre. Seulement il n’y avait pas de porte. Quant au mobilier, il se composait de la paillasse, du seau contenant de l’eau et d’un autre destiné sans doute à l’hygiène ; mais pas la moindre nourriture en vue, hélas ! Et il se sentait affamé…

Cherchant l’issue par laquelle on l’avait fait entrer, il regarda au-dessus de sa tête, mais les ombres étaient épaisses là-haut et ne permettaient pas de distinguer quoi que ce soit. Pourtant, ce fut de là-haut que soudain la lumière lui arriva après qu’un bruit de tôle se fut fait entendre et il sut qu’il était bien au fond d’un puits ou d’une citerne dont il évalua la hauteur à cinq ou six mètres.

Il y avait un homme qui se tenait accroupi au bord du trou, un homme qui portait un masque grimaçant de carnaval :

— Eh bien, mon cher prince, ricana-t-il, que pensez-vous de votre nouveau logis ? Un peu austère peut-être ?

L’oreille d’Aldo était trop sensible aux sons pour qu’il ne reconnût pas cette voix bien timbrée et somme toute agréable :

— Il m’est déjà arrivé d’être prisonnier, répondit il avec une désinvolture qu’il était bien loin d’éprouver mais qui était chez lui une seconde nature. Toutes les prisons se valent. Il est vrai qu’on pourrait attendre mieux de l’hospitalité d’un grand d’Espagne.

— Parce que vous pensez que j’en suis un ?

— Hélas oui ! Ôtez donc ce masque, mon cher marquis ! Vous êtes ridicule !

— Dans quelques jours vous me trouverez moins ridicule, messer Morosini. Quand vous apprécierez mieux les agréments de votre séjour. Il se peut que vous me suppliiez à genoux de vous en tirer. Seulement cela ne servira à rien tant que…

— Tant que quoi ?

— Tant que je n’aurai pas reçu ce que je veux !

— Et que voulez-vous de plus ? Vous avez déjà la « Régente », les bracelets de la princesse Brinda et l’émeraude d’Ivan… sans compter ma montre, mon alliance et ma chevalière.

— J’admets que c’est intéressant. La perle surtout qui ne quittera plus les Joyaux de la Couronne. Le reste va entrer dans mon trésor de guerre ainsi que ce que j’attends de vous.

— Là où j’en suis, je ne vois pas très bien ce que je pourrais vous donner. Ma chemise ? Si ça peut vous faire plaisir.

— Il faudra qu’elle vous serve encore un bout de temps. Non, ce que je veux, c’est votre collection de bijoux. On dit que vous avez des pièces magnifiques…

— Pas mal, oui, mais j’aurais quelque peine à aller vous la chercher. C’est loin, Venise !

— N’exagérons rien ! L’un de mes serviteurs y est justement parti. Je l’ai chargé de déposer chez vous, sous l’aspect anodin d’un commissionnaire un petit paquet contenant votre sardoine ancestrale et une lettre. Le tout adressé à votre femme…

— Ma femme n’est pas à Venise !

— C’est contrariant, mais comme le paquet va arriver en urgence, il y aura bien quelqu’un pour lui faire parvenir mon message ? Votre séjour risque seulement de se prolonger un peu plus !

— Et que dit ce message ?

— Qu’elle doit, si elle veut vous revoir vivant m’apporter elle-même ces babioles là où je le lui indiquerai. Si elle tardait trop, d’ailleurs, j’ai spécifié qu’elle pourrait recevoir votre alliance… et le doigt qui va avec !

Si quelque chose trembla dans le cœur d’Aldo ce ne fut pas à la pensée de la mutilation annoncée, mais bien à l’évocation de Lisa invitée à se jeter dans les griffes de ce fou. Sa voix cependant resta ferme :

— Pourquoi elle-même ? J’ai un fondé de pouvoir qui peut sortir de mes coffres ce que je veux…

— Je préfère que ce soit elle. D’abord parce qu’elle est, paraît-il, une fort jolie femme et que rien ne me plaît plus qu’un joli visage. Ensuite, parce que j’ai des projets pour elle.

— Vous voulez la couronner impératrice ? Je vous signale qu’elle est déjà mariée…

— Cessez de me prendre pour un imbécile ! gronda Agalar. Je me marierai lorsque le souci de la dynastie sera à l’ordre du jour. Quand je parle de projets pour votre femme, ils sont de tout autre nature.

— On peut savoir ?

— Pourquoi pas ? Cela va vous permettre d’apprécier. Si mes renseignements sont bons, la princesse est la fille de Moritz Kledermann, le banquier suisse ?

— Tout le monde le sait ! fit Aldo en haussant les épaules.

— Et une fille unique ? Eh bien, mais c’est très simple : lorsqu’elle m’apportera ce que je veux, je l’inviterai à un petit séjour dans ma demeure jusqu’à ce que son père ait payé la rançon que je me ferai un plaisir de fixer… assez haut ! Mais rassurez-vous, continua-t-il en réponse au grondement sourd qui monta du puits, elle sera traitée en… impératrice. D’ailleurs… il se pourrait que je l’épouse quand vous aurez disparu. Ce qui pourrait se produire dans un laps de temps assez court.

— Vous êtes un fier misérable ! s’écria Morosini envahi de dégoût. Ainsi, rançon payée, vous me tuerez, simplement ?

— Je n’en aurai même pas besoin : il suffira de sceller l’entrée de ce puits désaffecté et de vous y oublier. Personne n’aura l’idée de vous y chercher : il est au fond du parc et à flanc de coteau où un éboulis s’est produit, dénudant la muraille à moitié de sa profondeur. Vous n’y manquerez donc jamais d’air. Évidemment, quand on aura cessé de vous nourrir et de vous abreuver, le séjour sera moins agréable… Et je vous préviens que crier ne vous servirait à rien : il n’y a pas une âme à moins de deux cents mètres…

— Il serait plus simple de me tuer tout de suite.

— Que non pas ! Je tiens à vous montrer vivant à votre charmante épouse. Vous serez extrêmement convaincant. Et, à ce propos, voici de quoi vous nourrir pendant deux jours, ajouta-t-il en lançant dans le puits un gros pain de campagne qui manqua la tête d’Aldo d’un centimètre. Pour ce qui est de l’eau, vous en avez assez jusque-là.

— La princesse Morosini exigera que vous me libériez.

— Croyez-vous ? Je vois les choses autrement : il me suffira de rendre votre situation encore plus pénible pour l’obliger à se plier à mes désirs. Eh oui, en vérité, je crois que je vais être très heureux !

— Vous n’oubliez qu’une chose : la police qui doit me chercher…

— Oh, mais je ne l’oublie pas et je puis même vous assurer qu’elle vous cherche déjà. Mais pas pour ce que vous imaginez.

— Ah non ? Et pourquoi donc ?

— Elle cherche un assassin. Vous êtes accusé mon cher, d’avoir égorgé la nuit dernière la belle comtesse Tania Abrasimoff qui était votre maîtresse depuis quelques jours mais voulait rompre. On a trouvé une lettre de vous… une bien belle lettre ! Débordante de passion… et de menaces.

Tétanisé d’horreur, Aldo ne réagit pas immédiatement. Ce ne fut qu’au bout d’un instant qu’il articula :

— Vous l’avez tuée ! Vous avez tué cette pauvre fille dont vous aviez fait votre complice et que vous terrorisiez ?

L’autre se mit à rire. Un rire grinçant, cruel. Un rire de dément bien qu’on ne pût vraiment assurer que cet homme en fût un. Il passa comme une râpe sur les nerfs tendus à l’extrême d’Aldo qui retint un gémissement tandis que son bourreau poursuivait :

— Terrorisée ? Vous en êtes sûr ? Elle n’en avait pas l’air, croyez-moi, quand je lui faisais l’amour. Il vrai qu’elle le faisait volontiers dès qu’il y avait un bijou en perspective. Vous auriez dû en profiter…

— Et vous l’avez égorgée ? Vous êtes décidément ignoble !

— Moi, l’égorger ? Vous rêvez, mon cher ! Je ne fais jamais le vilain travail de mes mains. J’ai, pour le faire, des exécuteurs. Cette brave Tamar, par exemple ! C’est elle d’ailleurs qui vous accuse : elle jure de vous avoir vu à l’œuvre…

— Et elle vous est dévouée ? C’est à peine croyable…

— Elle est surtout dévouée à l’opium que je lui donne et à quelqu’un d’autre. Eh bien, mon cher prince, je pense que vous en savez assez maintenant pour occuper votre esprit ces jours à venir. Quant à moi, j’ai eu le plus grand plaisir à cet entretien. Que je renouvellerai peut-être ? Ne fût-ce que pour vous tenir au courant… C’est la moindre des choses.

Le couvercle retomba avec une résonance lugubre, plongeant à nouveau le prisonnier dans des ténèbres d’autant plus cruelles qu’au mal-être physique allaient se joindre l’angoisse, la terreur de ce qui arriverait à Lisa quand elle viendrait s’engluer à son tour dans la toile de cette immonde araignée…

CHAPITRE IX

OÙ ADALBERT TROUVE CE QU’IL NE CHERCHAIT PAS…

L’arrivée de Marie-Angéline boulevard Rochechouart ne manqua pas d’allure… Il s’agissait d’ôter de l’esprit de celle que l’on allait visiter le moindre doute sur le côté quasi officiel de la démarche et, surtout la moindre idée qu’il pouvait s’agir d’une espèce de complot. Ce fut donc dans la Panhard-Levassor noire de la marquise – vieille mais toujours si admirablement entretenue qu’elle sentait sa bonne maison d’une lieue –, avec Lucien le chauffeur en livrée gris fer sur le siège, qu’elle se rendit chez la fille de Raspoutine, vêtue d’un tailleur simple mais bien coupé et le chef orné d’un chapeau à voilette qui estompait suffisamment son visage pour lui donner une rassurante impression de protection contre la curiosité, et qu’elle souleva lorsque Lucien, casquette à la main, lui ouvrit la portière et qu’elle mit son grand pied, chaussé de richelieus cirés à miracle, sur le trottoir grouillant d’activité entre les boutiques fixes et les petites voitures des marchands des quatre-saisons.

Avec dignité, la vieille fille s’arrêta un instant pour toiser l’immeuble – convenable d’ailleurs ! – pourvu d’une concierge dans la grande tradition. C’est-à-dire qu’elle passait la majorité de son temps à papoter avec les voisins et à regarder les passants… Impressionnée par l’équipage de Marie-Angéline, elle prit un ton olympien pour lui apprendre que « Mâme Solovieff logeait au troisième gauche mais qu’elle avait déjà une visite » :

— Feriez p’t-être mieux d’attendre qu’elle s’en aille ? prévint-elle. C’est pas vraiment vot’genre.

— Quel genre alors ?

— Une romanichelle ! Et qu’a pas l’air commode avec ça ! Comme j’voulais l’empêcher d’monter parce que ici c’est une maison convenable, alle m’a pointé deux doigts d’vant les yeux en marmonnant je n’sais quoi. Alors j’l’ai laissée passer. Alle t’nai toute la largeur ed’l’escalier.

— Raison de plus pour y aller ! fit vertueusement la visiteuse. Mme Solovieff peut avoir besoin d’aide et c’est la raison de ma venue.

Ayant dit, elle s’essuya ostensiblement les pieds sur le tapis-brosse et entreprit de gravir l’escalier à peu près ciré. Au troisième elle s’arrêta, s’approcha de la porte mais ne sonna pas : les échos d’une dispute lui parvenaient où deux voix de femmes alternaient, l’une assaisonnée de sanglots, l’autre avec des intonations de basse-taille qui évoquaient le tonnerre… Ce devait être intéressant, malheureusement les deux antagonistes s’exprimaient en russe et Marie-Angéline, polyglotte distinguée cependant, ne l’entendait pas. Pour ne pas être surprise en train d’écouter, elle sonna en insistant un peu.

Ce fut efficace. Arrachée plus qu’ouverte, la porte peinte en vert livra passage à une sorte d’énorme boulet de canon qui s’habillerait chez le costumier des Ballets Russes. Dalmatique pourpre brodée d’argent sous un châle bleu, rouge et noir, fichu à fleurs sur la tête, Masha Vassilievich interrompit sa sortie pour considérer la nouvelle venue.

— Vous êtes qui, vous ?

En dépit de la rudesse du ton, Marie-Angéline jugea préférable de répondre :

— Je suis envoyée par la Société d’aide aux réfugiés russes… Mais peut-être vous-même ?…

Le noir regard qui fusillait Marie-Angéline se fit plus noir encore :

— Moi je travaille et je n’ai besoin de personne !… Elle non plus d’ailleurs ! clama la tzigane en pointant un doigt vengeur vers l’intérieur de l’appartement où l’on entendait pleurer. Les dames charitables devraient s’occuper plutôt des gens qui en valent la peine. Pas de la complice d’un assassin !

— Vous… vous croyez ?

— Comment, si je le crois ? C’est mon frère qu’elle et ses amis ont tué après l’avoir torturé pour lui faire avouer où il cachait un bijou qui était sa seule fortune !

— Vous en êtes sûre ?

— Très sûre ! Il n’y a pas longtemps que je le sais mais, par Notre-Dame de Kazan, je sais qu’elle était avec eux ! Mais bien entendu, elle refuse d’en convenir !

— C’est cela que vous vouliez lui faire avouer ? hasarda Marie-Angéline sans trop avoir l’air d’y toucher…

— Pas seulement ! Ce que je veux, c’est savoir où se cachent les assassins ! Et il faudra bien qu’elle me le dise parce que je reviendrai… et pas seule !

La voilette dissimula le sourire de satisfaction de la vieille fille. Cette grosse femme lui fournissait une entrée en matière idéale sans s’en douter le moins du monde. D’ailleurs, sur cette menace elle s’engouffra dans l’escalier qui protesta sous son poids, sortit en bousculant la concierge et poursuivie par les imprécations de celle-ci, rejoignit le taxi du colonel Karloff arrêté de l’autre côté du boulevard près du métro aérien. Mais de ce dernier épisode, Marie-Angéline ne fut pas témoin occupée qu’elle était à pénétrer aussi discrètement que possible dans l’appartement resté grand ouvert. Après avoir posé les pieds sur les patins de feutre qui protégeaient le parquet ciré, elle navigua en se laissant guider par le bruit des sanglots, traversa une petite entrée obscure, une salle à manger ennoblie par le rituel samovar de cuivre et un palmier en pot, de cuivre lui aussi, et arriva au seuil d’une chambre dans laquelle une femme en larmes était assise dans un fauteuil, enveloppée dans une robe de chambre rose et un pied bandé posé sur un tabouret devant elle.

— Oh, mon Dieu ! s’écria-t-elle en joignant les mains. Vous êtes blessée, pauvre dame ! Et cette affreuse créature qui vous criait dessus ! Il y a vraiment des gens qui n’ont aucun sens de la bienséance… voire de la simple charité chrétienne !

L’entrée de cette nouvelle figure et son petit discours séchèrent d’un seul coup les larmes de Mme Solovieff.

— C’est bien aimable à vous de me dire cela, mais qui êtes-vous ?

— Je suis l’envoyée de l’Aide aux réfugiés.

— Lesquels ? Vous n’êtes pas russe.

— Non, mais la princesse Murat qui préside cette œuvre ne l’est pas non plus. Moi je suis Mlle du Plan-Crépin, secrétaire de la princesse Lopoukhine qui est trop âgée pour se déplacer. Je viens voir si nous pouvons faire quelque chose pour vous.

— Vraiment ? Je ne suis plus la pestiférée, alors ? On consent à regarder la fille de Raspoutine autrement que comme un paquet de boue ? Eh bien, je n’ai pas besoin de vous ! Je travaille, moi !

— Avec ce pied ? Vous êtes danseuse, m’a-t-on dit. Que vous est-il arrivé ?

— Une foulure stupide… Mais je suis aussi chanteuse et…

— J’en suis ravie, cependant je vous vois mal en scène avec ce gros pansement et une paire de béquilles. Soyez raisonnable, ma chère, et parlons un peu ! soupira Marie-Angéline en s’asseyant sans qu’on l’en eût priée.

Là, elle ôta ses gants, les posa sur ses genoux et se mit à les lisser comme si sa vie en dépendait, sous l’œil réprobateur de Marie.

— Je viens de vous dire que je n’ai pas besoin de vous. Allez-vous-en ! jeta celle-ci.

— On peut toujours parler. Est-ce que quelqu’un s’occupe de vous ?

— Ma voisine. Pour l’instant elle conduit mes filles faire une promenade. Et puis j’ai aussi mon compagnon. Et il n’aimerait pas vous voir ici !

— Pourquoi donc ? Je viens vous apporter du réconfort et un peu d’argent. Mais je suis surprise d’apprendre que vous avez des enfants. Est-ce que la femme qui vient de sortir le sait ?

— Je n’en sais rien et puis ça m’est égal.

— Vous ne devriez pas. Recevoir des menaces de mort, c’est fort ennuyeux, mais quand on a de la famille c’est encore pire.

— Comment savez-vous cela ?

— Elle m’a dit que vous êtes complice d’un meurtre et qu’elle entend vous le faire payer. Ne devriez-vous pas demander l’aide de la police ?

À la lueur d’effroi qui s’alluma dans les yeux noirs de la femme, Marie-Angéline comprit qu’elle touchait une corde sensible et que Marie n’avait aucune envie de voir les autorités s’inscrire dans son paysage familial.

— Je n’ai pas besoin de la police. J’ai assez d’amis pour me protéger.

— De vos ennemis peut-être, mais peuvent-ils aussi vous préserver justement de la police ?

— Que voulez-vous dire ?

— Que vous avez eu de la chance jusqu’à présent parce que l’homme qui vous a vue dans la maison de Piotr Vassilievich est un vrai gentilhomme incapable de livrer une femme. Mais il pourrait changer d’avis.

— Alors ce ne serait plus un gentilhomme, comme vous dites.

— D’autres pourraient s’en charger. La femme qui sort d’ici, par exemple ?

Marie Solovieff haussa furieusement les épaules :

— On voit bien que vous n’êtes qu’une occidentale ignare. C’est une tzigane et ces gens-là ne vont jamais voir la police. Ils règlent leurs affaires eux-mêmes. Mais comment savez-vous ça ? Vous êtes un flic ?

La mine offensée de Marie-Angéline en dit plus qu’un long discours :

— Pour qui me prenez-vous ? Je suis seulement une amie de celui qui ne vous a pas livrée mais qui souhaiterait avoir un entretien… sans témoin avec celui que vous servez.

— Moi, je sers quelqu’un ?

— Il n’y a là rien de honteux surtout quand la cause est belle, et la vôtre serait… impériale ?

La Russe rougit, ce qui lui allait bien d’ailleurs, et parut se détendre imperceptiblement :

— Comment s’appelle votre ami ? Celui qui n’a pas parlé de moi ?

— Le prince Morosini. Il est vénitien, antiquaire, collectionneur et expert en joyaux anciens. Il souhaite vivement rencontrer celui qui se fait appeler Napoléon VI. Mais le rencontrer… entre hommes, face à face et dans un lieu qui conviendrait au futur empereur.

— Que lui veut-il ?

— Je ne sais pas. Parler d’avenir et peut-être l’aider, si sa filiation était établie, à recouvrer une partie au moins des anciens Joyaux de la Couronne. Personne ne sait mieux que lui où ils sont. Ne pouvez-vous nous aider à arranger cette rencontre ? Tout au moins lui en parler ?

Le ton grave, chaleureux même et persuasif de Marie-Angéline changeait peu à peu l’atmosphère. Marie Solovieff parut tout à coup très ennuyée.

— Ce que vous dites est très intéressant et je suis heureuse d’apprendre qu’il se trouve des gens capables de se rendre compte de ce qu’il représente. C’est un grand homme, vous savez ? Ses plans d’avenir parlent de paix, d’entente entre les hommes. Même si, pour l’instant, les événements le contraignent à employer la violence…

— Nous n’en doutons pas un seul instant, ma chère. Et c’est pourquoi le prince appelle de ses vœux une entente…

— Je voudrais bien vous aider ! soupira Marie Solovieff. Seulement je ne sais pas où il est en ce moment.

— Oh, il n’y a pas le feu et nous pouvons attendre. Une entrevue de cette importance se prépare avec soin. Donnez-moi seulement son adresse…

— Je ne la connais pas.

— Vraiment ? C’est difficile à croire.

— Pour vous peut-être, mais pas pour moi. Il est normal qu’il s’entoure de quelque mystère sinon il n’aurait guère de chance de mener à bien son destin. Donc il se cache et c’est naturel…

— Croyez-vous ? Lorsque l’on a confiance dans ses fidèles…

— On peut faire confiance sans tout révéler. Ainsi, moi j’ai entendu sa parole, fit Marie d’un ton extatique, mais je ne l’ai jamais vu…

— Voilà qui est encore plus incroyable, dit Marie-Angéline en se demandant si cette femme ne se payait pas sa tête. Comment se vouer à quelqu’un sans le connaître ? Comment l’entendre sans le voir ?

— Ceux qui servent le Christ le font depuis des siècles, s’écria la fille de Raspoutine en se signant plusieurs fois à toute vitesse. Mais quand je dis que je ne l’ai jamais vu, ce n’est pas l’exacte vérité. En fait, je me suis trouvée plusieurs fois en sa présence, mais je n’ai jamais vu son visage. Je ne connais de lui qu’une haute silhouette noire, pleine d’élégance dans un pardessus au col toujours relevé, un chapeau noir au bord baissé… mais je sais, ajouta-t-elle d’une voix vibrante, qu’au jour de la victoire finale il se révélera à moi comme il me l’a promis car il m’a choisie…

Cette fois on nageait en plein mysticisme. Restait à savoir s’il était réel ou simulé.

— Choisie pour quoi ?

— Parce qu’il m’aime. Il me l’a dit.

— En ce cas pourquoi tout ce mystère ? Votre père aussi s’était tracé un destin, mais il le suivait à visage découvert.

— Ce n’est pas la même chose. Le chemin de mon père vénéré était celui de la lumière et de la victoire. Napoléon, lui, doit marcher dans l’ombre afin de se dérober à ses ennemis, mais la révélation n’en sera que plus éclatante… Et moi, il m’a choisie pour épouse !

Et voilà ! On nageait toujours en plein délire mystique.

— Vous ne vous prendriez-vous pas un peu pour sainte Thérèse de Lisieux ? marmotta Marie-Angéline agacée. Vous êtes prête à épouser un homme que vous ne connaissez pas, qui est peut-être laid comme les sept péchés capitaux…

— Oui, parce que j’ai entendu sa voix ! Elle ensorcelle comme une incantation. Une telle voix ne peut appartenir à un monstre. En outre, il sait si bien veiller sur moi et sur mes enfants ! Il nous entoure de tant de soins ! Ainsi je suis toujours escortée lorsque je sors…

— Comment vous êtes-vous fait cela ? fit Marie-Angéline en désignant le pied bandé.

— Le plus bêtement du monde ! Je suis tombée dans l’escalier… D’ailleurs je ne sais pas si je retournerai au théâtre. « Il » ne le souhaite pas.

— C’est compréhensible, dit Marie-Angéline qui se leva en soupirant. Eh bien, je crois que vous n’avez pas besoin de notre secours et je vais vous quitter.

Une lueur s’alluma dans les yeux noirs :

— N’avez-vous pas dit que vous m’apportiez de l’argent ?

— Je l’ai dit, en effet, mais ces dames du comité vous croyaient dans la misère, et puisque votre illustre protecteur ne vous laisse manquer de rien…

— Un petit supplément n’a jamais fait de mal à personne ! fit une grosse voix dont le propriétaire venait de s’encadrer dans le chambranle de la porte. Les petites aiment beaucoup les bonbons !

Les dimensions du personnage plaidaient en faveur de la conciliation, de même que sa figure aplatie par une fréquentation assidue des salles de boxe. Cependant Mlle du Plan-Crépin descendait des preux qui s’étaient illustrés aux croisades et savait faire face : elle toisa l’arrivant.

— Les secours de l’Aide aux réfugiés ne sont pas destinés à acheter des bonbons, déclara-t-elle.

— Et pourquoi pas ? Ça dépend des besoins qu’on a. Je suis sûr qu’il y en a qui transforment votre argent en pinard, ou en vodka si vous préférez…

En même temps l’homme dont l’accent faubourien n’était certainement pas né sur les bords de la Neva tendait une main large comme une assiette :

— Allons, un bon mouvement ! continua-t-il. Le patron est en voyage pour le moment et faudrait penser à acheter du charbon pour la cuisinière…

Marie-Angéline comprit qu’elle ne serait pas la plus forte. Ouvrant son sac à main elle en tira un billet de cent francs que l’autre considéra avec mépris :

— Sont pas très généreuses, vos bonnes femmes ! Y a pas que le charbon dont on a besoin…

Et, s’emparant du sac, il en tira quatre autres billets que Mme de Sommières avait mis à la disposition de la fausse dame d’œuvre.

— Ben voilà ! fit-il avec satisfaction. On va se sentir mieux, nous autres, et vous, ma petite dame, vous vous sentirez plus légère. À présent je vous reconduis, dit-il en la prenant par le bras pour la ramener à l’escalier sans lui laisser le temps d’un au revoir quelconque. Bien le bonjour chez vous et ne vous gênez pas nous revenir prendre de nos nouvelles…

Après quoi, la porte du palier claqua derrière Marie-Angéline.

Lorsque la Panhard-Levassor eut mis quelque distance entre elle et le boulevard Rochechouart, Marie-Angéline perdit son maintien digne pour se laisser aller sur les coussins, ôta sa voilette et s’éventa avec son chapeau. Elle se sentait déçue car elle espérait beaucoup de cette visite. Or, elle s’était fait délester de cinq cents francs en échange de quoi ? Absolument rien, sinon que la fille de Raspoutine était entièrement à la dévotion de « Napoléon VI », qui était sans doute fort intelligent car il avait su jouer sur l’attrait du mystère en même temps que sur les rêves de gloire et de richesse d’une femme passablement malmenée par la vie. Quant à son protecteur, le portrait qu’elle en avait fait était des plus vague : grand, silhouette élégante, voix charmeuse, le tout emballé dans un manteau et un feutre noir à bord baissé. Rien de très excitant. Le gardien de Mme Solovieff avait bien dit qu’il était en voyage, mais il n’y avait aucune raison de le croire. En fait, tous ces gens formaient une assez jolie bande de malfaiteurs, à l’exception sans doute de cette Marie dont on exploitait la naïveté et le besoin d’être reconnue. Maigre bilan ! Alors qu’elle espérait tant revenir débordante d’informations…

— Je dois vieillir ! murmura-t-elle avec un nouveau soupir. Et ce n’est pas gai…

Avant de rentrer rue Alfred-de-Vigny, elle se fit conduire au magasin des Trois Quartiers pour y faire quelques achats dont la marquise l’avait chargée. Pour cela, elle n’avait pas besoin d’argent, la marquise disposant d’un compte ouvert. L’atmosphère feutrée, peuplée de vendeuses discrètes et de clientes en général bien élevées la détendit un peu. Elle s’offrit même une visite au salon de thé où les vertus énergétiques d’un chocolat chaud lui rendirent un peu de tonus mais, quand elle rentra à la maison, il était déjà tard et elle trouva Mme de Sommières en train de faire l’ours en cage dans son jardin d’hiver où elle avait coutume de passer l’après-midi en compagnie d’une ou deux coupes de champagne.

Cette fois, elle en était à la troisième et sauta presque au visage de sa lectrice :

— Ah ça, Plan-Crépin, où étiez-vous passée ? Il vous a fallu tout ce temps-là pour confesser cette femme ?

— Non. Il m’a fallu moins de temps, mais est-ce que nous n’oublions pas que nous avions conseillé de passer aux Trois Quartiers pour y prendre diverses choses ?

— C’est vrai j’avais oublié. Mais ça pouvait attendre ! Alors que rapportez-vous comme informations ?

— Pas grand-chose, je le crains ! En outre, je me suis fait délester des cinq cents francs !

— Sans importance. Racontez !

Connaissant la vieille dame, Marie-Angéline s’efforça de donner le plus de détails possible afin d’éviter des questions à n’en plus finir mais cela ne changeait rien au résultat :

— J’ai fait chou blanc ! conclut-elle.

— Pas tout à fait ! Nous avons à présent un portrait – vague c’est entendu, mais au moins une silhouette. D’autre part, nous savons qu’il y a peu de chance que Marie Raspoutine retourne aux Folies-Rochechouart. C’est important parce que cela va nous permettre d’éviter à notre ami Vidal-Pellicorne de faire en vain le pied de grue dans la côte de Saint-Cloud…

— Mon Dieu, c’est vrai ! Et moi qui n’y pensais pas ! Seulement comment allons-nous faire pour retrouver la piste de ce Napoléon de pacotille ?

— Peut-être en surveillant l’homme qui assure la protection rapprochée de la danseuse. En attendant, allez donc téléphoner rue Jouffroy.

— J’y cours !…

Mais seule la voix distinguée de Théobald se fit entendre au bout du fil : Monsieur venait de sortir et l’on ne savait ni pour combien de temps ni où le joindre. Monsieur avait indiqué qu’il dînerait dehors…

— Ne vous désolez pas, Plan-Crépin ! fit la marquise en manière de consolation. À l’âge du cher Adalbert, on n’en est pas à une nuit blanche près. Vous lui direz tout cela demain…

En effet, ignorant le nouvel état des choses, Adalbert avait donné rendez-vous au colonel Karloff pour dîner dans un restaurant russe de la rue Daru afin de le mettre de bonne humeur avant d’affronter l’épreuve de l’attente nocturne dans la côte de Saint-Cloud. C’était faire preuve d’abnégation parce que lui-même n’aimait guère la cuisine russe, mais son invité se montra si heureux et si bon convive qu’il ne regretta pas d’avoir dû avaler du bortsch et les cornichons au sel qu’il détestait afin de lui tenir compagnie, se consolant toutefois avec un peu de caviar et un excellent koulibiak de saumon. Karloff dévora, but en conséquence et Adalbert craignit un instant qu’il n’eût trop forcé sur la vodka, mais l’ancien colonel de cosaques tenait bien l’alcool et son hôte put constater, quand tous deux prirent le chemin de Saint-Cloud, qu’il tenait aussi très bien la route. Il était seulement d’humeur exceptionnellement bénigne et quelque peu encline à la tendresse.

La séance de guet s’annonçait bien. La nuit de printemps était froide mais belle et, une fois installé dans l’endroit choisi, on ouvrit en grand les vitres du taxi afin de pouvoir respirer l’odeur des lilas et des feuilles nouvelles. Sans se priver pourtant du voluptueux parfum des cigares dont Adalbert ne manquait jamais de se munir.

Cependant il n’est si bonne chose dont on ne se lasse et, l’attente se prolongeant sans amener la voiture, les deux compagnons commencèrent s’inquiéter.

— On aurait peut-être dû passer d’abord au théâtre ? émit Adalbert, ce qui fit ricaner le colonel :

— Pour risquer de se faire repérer ? Non. La bonne méthode, c’est la nôtre. Peut-être a-t-on emmené la fille Raspoutine souper quelque part ?

— Auquel cas on pourrait en avoir pour deux ou trois heures de plus ? Et pourquoi pas ?

Il était, en effet, plus près d’une heure que de minuit et Adalbert admettait volontiers que plusieurs hypothèses pouvaient être avancées, mais plus le temps passait et plus il supportait mal d’être quasi réduit à l’impuissance. Aldo avait disparu depuis une semaine à présent sans que la moindre piste eût été relevée. Si celle-ci venait faire défaut, de quel côté pourrait-on se retourner ?

La longue côte courbe était déserte à cette heure de la nuit. Aucune voiture ne s’y aventurait plus Avec un soupir, Adalbert allait allumer un nouveau cigare quand le bruit d’un moteur se rapprocha.

— Enfin ! exhala l’archéologue.

— Tsst ! Tsst ! Tsst ! émit Karloff. Ce n’est pas celui que nous attendons. Celui-là est asthmatique. Il a du mal à monter. Je parie pour une petite voiture…

— J’ai une petite voiture et elle grimpe comme un ange ! En attendant, je vais voir…

Et descendant du taxi il alla s’embusquer derrière un providentiel tas de pavés destinés à une future réfection de la chaussée, mais d’où la vue était parfaite aussi bien sur la rue Dailly que sur la courbe. Deux phares ronds semblables à deux yeux jaunes s’agitaient spasmodiquement dans la pente comme si l’automobile avait le hoquet. Il fallut un certain temps avant qu’elle n’arrive à la hauteur d’Adalbert qui reconnut alors une petite 5 CV Citroën avec son derrière pointu qui ressemblait à un croupion. Sans doute à cause de l’air sec elle était décapotée et la silhouette de son conducteur était bien visible. Plus encore quand l’engin passa devant le réverbère qui marquait, dans le tournant, l’entrée d’une rue montant à flanc de coteau : celle-là même où Vidal-Pellicorne avait la maison qui lui servait naguère à entreposer ses trésors illicites…

Et soudain celui-ci eut un sursaut. Impossible de s’y tromper ! La lumière était suffisante pour qu’il puisse reconnaître le conducteur en question : c’était à n’en pas douter Fructueux La Tronchère !

Le sang d’Adalbert ne fit qu’un tour. Il courut au taxi :

— Restez là au cas où les autres arriveraient enfin ! Moi je suis la 5 CV…

— À pied ?

— Elle ne va pas vite et j’ai de grandes jambes ! Ne bougez pas !

Et il s’élança à la suite de son voleur, poussé par une force qui n’avait rien à voir avec la solide rancune qu’il nourrissait contre lui. C’était plutôt de la curiosité. Qu’est-ce que La Tronchère supposé gratter le globe entre le Tigre et l’Euphrate pouvait bien fabriquer à une heure du matin sur le coteau de Saint-Cloud et dans la rue même où il avait commis son forfait ? Éprouvait-il le besoin comme le voulait la tradition policière, de revenir sur le lieu de son crime ? Ledit crime n’était qu’un vol, son théâtre ne devait pas dégager une grande force d’attraction. Et, en fait, La Tronchère n’allait pas chez Adalbert. La voiture passa sans s’arrêter devant la maison où tout était fermé depuis des mois :

« Il faudra que je vienne aérer un de ces jours pensa Adalbert en sachant bien qu’il n’en ferait rien, la seule chose intelligente étant de mettre le tout en vente puisqu’il n’en avait plus besoin. Mais… où est-ce qu’il va ? »

Le peu scrupuleux confrère venait d’arrêter machine un peu plus loin, devant la grille de la propriété voisine. Vidal-Pellicorne le vit descendre de son véhicule, ouvrir ladite grille, remonter et se diriger vers une remise située sur la droite et contre le mur mitoyen. Après quoi il pénétra dans la maison en homme qui rentre chez lui. Peut-être après un voyage ? Il portait en effet à la main une mallette et un filet à provisions d’où dépassait une baguette de pain.

— Pas possible ! marmotta Adalbert qui parlait volontiers seul dans certaines occasions. Il habite là ? C’est à n’y pas croire.

Cela expliquait pourtant bien des choses et surtout pourquoi il avait été impossible à l’archéologue dévalisé de trouver la moindre trace des objets volés dans les différents endroits où il avait cherché leur trace. Simplement parce que La Tronchère s’était contenté de les installer dans la maison voisine qu’il avait dû acheter, ou louer, avant de commettre son forfait. Une brouette avait certainement suffi à transporter les pièces les plus lourdes. Jamais Adalbert n’aurait eu l’idée de les chercher là… Il voulut en avoir le cœur net et escalada la petite grille qui n’offrit guère de difficultés. Ensuite il fit le tour de la maison où il put voir le reflet d’une lumière.

L’allée qui y menait était sablée et ses semelles de crêpe lui permettaient de se déplacer en silence. Il approcha ainsi d’une fenêtre éclairée qui était celle de la cuisine. Son voleur était là, occupé à se faire des œufs au plat sur un fourneau à gaz. Sur la table une assiette dans laquelle une tranche de jambon voisinait avec un couvert, un verre, le pain et une bouteille de vin rouge déjà entamée. La Tronchère devait mourir de faim : sa valise, son pardessus et son chapeau étaient empilés sur une chaise. Mais son humeur, apparemment, n’en était pas affectée car, en faisant sa cuisine, il sifflotait… Ses œufs cuits, il s’attabla, avala un verre de vin et attaqua son petit repas avec un bel appétit.

La tentation de faire voler en éclats cette fenêtre et de jouer les trouble-fête fut presque irrésistible mais la pensée d’Adalbert en vint à bout sans trop de peine. Même si la chance de pouvoir enfin mettre la main sur son voleur lui procurait un vrai plaisir, elle ne devait pas lui faire oublier qu’il n’était pas à cet endroit pour rendre sa justice. La Tronchère pouvait attendre sa punition dès l’instant où Adalbert savait où le retrouver. Une conversation à cœur ouvert avec lui aurait pris trop de temps et il fallait penser au colonel Karloff qui devait se ronger les ongles en se demandant où il était passé.

Il repartit donc par où il était venu sans faire plus de bruit qu’à l’aller et prit ses jambes à son cou pour rejoindre le taxi. Et ne le trouva pas…

La surprise ne fut pas longtemps désagréable. Adalbert la traduisit rapidement en signal d’espérance : la voiture était enfin passée et Karloff l’avait suivie. Il ne restait plus qu’à attendre. Il s’assit sur un muret à l’ombre d’un grand arbre et reprit le cigare qu’il avait failli allumer précédemment et en tira quelques bouffées voluptueuses. Il commençait à faire glacial et cette chaleur était la bienvenue.

L’odorant rouleau de tabac cubain était à moitié fumé quand les phares du taxi apparurent dans le tournant de la gare. Adalbert sortit de sous son arbre pour se mettre dans leur lumière. Karloff rangea sa voiture sur le bas-côté et se pencha pour ouvrir la portière. Il semblait très excité :

— Je l’ai trouvé ! s’écria-t-il. Il habite là-haut une petite maison près de la ligne de chemin de fer… Nous y allons ?

— Cette question ! fit Adalbert en s’installant près de lui. Décidément c’est la nuit des surprises ! Le hasard m’a fait trouver ce que j’avais plus ou moins renoncé à chercher… Mais il va falloir que je revienne régler ce compte !

— À votre service si vous avez besoin d’aide !

— Je ne dis pas non.

Tandis que l’on remontait la côte, il raconta l’affaire La Tronchère que le colonel écouta avec un vif intérêt :

— Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi vous aviez besoin de cacher vos trouvailles dans ce coin perdu ?

— D’abord Saint-Cloud n’est pas un coin perdu. C’est près de Paris et la vue est superbe. Ensuite, nous autres archéologues sommes tenus de remettre le produit de nos fouilles à notre gouvernement d’abord, mais de plus en plus souvent à celui du pays fouillé. Ce qui revient pour l’Égypte à faire des cadeaux aux Anglais. En ce qui me concerne, c’est plus fort que moi : il y a des objets dont je ne peux me résigner à me séparer, ajouta-il d’un ton plaintif qui fit éclater de rire son compagnon :

— Prises de guerre, mon cher ! Prises de guerre ! Chacun pour soi dans ces cas-là ! Voilà ma devise, déclara l’ancien colonel de cosaques dont le rire homérique avait quelque chose de chevalin.

Il l’accompagna d’un coup de coude dans les côtes de son voisin qui ne put éviter de faire chorus :

— J’en ai fait bien d’autres moi qui vous parle... Ah ! Nous sommes arrivés.

Karloff arrêta son taxi peu avant une maison en pierre meulière entourée d’un jardinet. La Renault stationnait devant l’entrée et l’une des deux fenêtres de l’étage était éclairée.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Karloff.

— On entre, bien sûr ! fit Adalbert en faisant jouer la clenche fermant la barrière dont s’entourait la modeste propriété, après quoi on gravit les trois marches d’un petit perron.

— Qu’est-ce qu’on fait de la porte ? On la défonce ? proposa Karloff.

— Vous avez envie d’y laisser une épaule ? C’est solide, ces petites choses-là…

Et sous l’œil intéressé du colonel, Adalbert tira de sa poche un outil qu’il introduisit dans la serrure. Après quelques tâtonnements celle-ci s’ouvrit sans faire le moindre bruit :

— Où avez-vous appris ça ?

— Quand j’étais gamin, j’avais la passion de la serrurerie, expliqua Adalbert sans s’étendre davantage sur le sujet.

Ce dont le colonel eut le bon goût de se contenter.

Éclairés par la lampe de poche de l’archéologue ils se trouvèrent dans un étroit couloir carrelé au fond duquel partait un escalier en bois mal entretenu et dépourvu de tapis. Le monter sans le faire craquer demanda une infinité de précautions ; enfin on parvint au palier nanti de trois portes. Il n’y avait de la lumière que sous l’une d’entre elles. Adalbert posa des doigts légers sur le bouton et tourna, découvrant une chambre en désordre dans laquelle un homme en manches de chemise s’étirait en bâillant largement, mais le bâillement s’étrangla dans sa gorge quand il vit devant lui deux hommes dont l’un, armé d’un gros pistolet, portait la longue blouse grise et la casquette à visière vernie des chauffeurs de taxi et l’autre, habillé plutôt élégamment, tenait d’une main une lampe électrique et de l’autre un browning. Mais cet appareil n’eut pas l’air de l’émouvoir outre mesure. D’abord parce qu’il était un colosse, certainement sûr de sa force, ensuite parce que ce n’était sans doute pas la première fois qu’il se trouvait dans ce genre de situation :

— Qu’est-ce que vous voulez ? grogna-t-il en laissant lentement retomber ses bras levés.

— Que tu laisses tes mains là où elles sont pour commencer ! fit Karloff qui, à la surprise de son compagnon, poursuivit en russe et reçut une réponse dans cette langue.

— Qu’est-ce qui vous prend de parler russe ? protesta Adalbert.

— Parce que c’en est un. Je peux même vous dire qu’il vient de l’Oural. J’ai reconnu l’accent… Mais ce n’est pas étonnant puisque ce Napoléon de pacotille est russe lui aussi. Celui-là s’appelle Boris Karaghian, travaille au champ de courses et ne comprend pas ce qu’on lui veut.

— C’est simple : pourtant rien que l’adresse de ton patron, mon gros ! Moyennant quoi on ne te fera aucun mal, poursuivit Adalbert en agitant son arme sous le nez de l’homme. Qui se mit à rire à gorge déployée avant de libérer un nouveau flot de paroles dans la langue de Pouchkine.

— Restez avec lui ! dit Adalbert. Moi je vais visiter la maison. Cela me donnera peut-être une idée de l’endroit où se trouve Morosini. Il ne doit pas y avoir beaucoup de cachettes dans une petite baraque comme ça.

— Allez-y ! Nous, on va continuer à causer…

Quand il s’agissait d’inventorier un lieu quelconque, Vidal-Pellicorne en aurait remontré à un policier. Il fouilla d’abord la chambre voisine où quelqu’un devait habiter, puis le cabinet de toilette, descendit au rez-de-chaussée où une assez grande pièce et une cuisine tenaient toute la surface, descendit à la cave, n’y trouva que des bouteilles de bière, vides ou pleines, ressortit, fit le tour de maison, puis remonta avec un soupir en espérant que le colonel aurait obtenu un meilleur résultat… Un coup de feu alors éclata, aussitôt suivi par la ruée dans l’escalier d’une sorte de rouleau compresseur qui envoya Adalbert au bas des marches à demi assommé. Puis il y eut le claquement de la porte et le bruit d’un moteur mais, à cet instant, un second boulet de canon passa dans l’escalier, suivi du même bruit de porte claquée et du démarrage d’un second moteur…

Encore étourdi, Adalbert s’assit sur la dernière marche pour essayer de retrouver ses esprits. Il n’eut d’ailleurs guère de peine à reconstituer ce qui venait de se passer : Boris avait dû échapper au colonel qui à présent s’était lancé à sa poursuite sans plus s’occuper de lui. Il ne lui en fit aucun reproche : lui-même en aurait fait autant, mais maintenant il allait falloir rentrer à Paris par ses propres moyens. Heureusement la gare n’était pas loin…

Adalbert se releva, frictionna ses reins endoloris et se rendit à la cuisine pour boire un verre d’eau et voir s’il n’y aurait pas moyen de se faire une tasse de café : le premier train ne passerait sûrement pas avant deux bonnes heures.

Il trouva ce qu’il cherchait et mit de l’eau à chauffer sur le réchaud à gaz tandis qu’il actionnait le moulin à café coincé entre ses genoux, tout en s’efforçant de vider son cerveau afin de pouvoir y réintroduire des idées claires. Puis, tandis que le café passait en répandant une bonne odeur – on peut être un truand et aimer les produits de qualité ! – il passa une nouvelle inspection de la maison sans en apprendre davantage. Il venait juste de s’installer devant un bol fumant quand une voiture s’arrêta. Adalbert n’eut besoin que de tendre le cou pour voir qu’il s’agissait de son taxi et l’instant suivant le colonel Karloff débouchait dans la cuisine et se figeait devant le spectacle qu’il découvrait :

— Ne me dites pas que vous vous installez dans cette turne ?

— Je ne m’installe pas : j’attends l’heure du train parce que je pensais ne plus vous revoir. Vous en voulez ? ajouta-t-il en allant chercher un autre bol sans attendre la réponse. Si vous me disiez ce qui c’est passé ?

— Il s’est passé qu’on aurait dû ligoter ce type, maugréa Karloff en s’asseyant en face de lui. Et encore, je ne suis pas certain que cela aurait suffi : c’est une force de la nature ! Il a commencé par répondre à mes questions. De mauvaise grâce, mais enfin il répondait, quand soudain il s’est jeté sur moi. J’ai alors tiré et je l’ai blessé, car j’ai entendu un gémissement, mais il n’a eu aucune peine à m’aplatir. Vous savez la suite. À l’exception du fait que je lui ai couru après et qu’il m’a semé avant Versailles.

— Qu’avez-vous appris ?

— Pas grand-chose. Il s’est obstiné à répéter qu’il travaille au champ de courses, qu’il ignore tout de Napoléon – même le premier du nom – et que le copain avec qui il vit est en ce moment à l’hôpital pour avoir pris un coup de pied de cheval. Et vous à part le café, vous avez trouvé quelque chose ?

— Encore moins que vous ! Sauf si Morosini est enterré dans ce bout de jardin, il n’y a ici aucun endroit pour le cacher. On aurait pu s’en douter d’ailleurs. S’il est prisonnier il doit être bien gardé… Seigneur ! C’est à devenir fou ! Il y a des moments où je commence à croire qu’on me l’a tué ! fit-il d’une voix soudain enrouée en écrasant ses yeux sous ses poings.

Karloff laissa passer l’instant d’émotion en se contentant de reverser un peu de café dans le bol vide de son compagnon ; il y ajouta une giclée de calvados sortie d’une fiasque d’argent qu’il gardait toujours sur lui et qui devait être une précieuse relique de son ancienne splendeur. Puis s’en adjugea une lampée avant d’émettre :

— Ça ne sert à rien ni à personne de se démoraliser ! Ce qu’il faut, c’est agir… Jusqu’au bout. Même si au bout il y a le pire ! Alors écoutez-moi !

Libérant ses yeux rougis, Adalbert avala le breuvage avec un plaisir qui ramena une petite étincelle dans ses prunelles.

— Allez-y ! J’écoute.

— Si vous voulez m’en croire, on a assez joué aux petits soldats tous les deux. Il faut dire ce qu’on sait à la police et cesser de protéger cette Marie Raspoutine parce que je crois sincèrement qu’elle se moque du monde : elle est bel et bien la complice d’un assassin sans scrupules et pas la pauvre victime qu’on voudrait nous faire croire… Ce qu’il faut, à présent, ce sont les moyens d’investigation de la police ! Et tant pis pour les pots cassés !

— Même si l’un de ces pots est Morosini ?

— Tâchez de savoir ce que vous voulez ! Il y a deux minutes vous pleuriez sa mort… De toute façon, si vous ne parlez pas, moi je parlerai. On y va ?

— On y va !

Une heure plus tard le taxi s’arrêtait devant les portes en fer du Quai des Orfèvres.

À l’évidence le commissaire Langlois ne s’était pas couché cette nuit-là. Une grisaille de barbe ombrait son visage toujours si bien rasé et son humeur était exécrable. Les deux compères en firent les frais.

— Et c’est maintenant que vous venez me dire ça ? tonna-t-il en s’adressant particulièrement à Adalbert. Vous espériez quoi en vous lançant dans vos investigations solitaires sans m’en parler ? Démontrer que vous êtes les plus forts ?

— Bien sûr que non, mais essayez de comprendre, commissaire ! Morosini et moi avons déjà couru ensemble tant d’aventures plus ou moins dangereuses que nous avons pris l’habitude de compter avant tout sur nous-mêmes. Dans certains cas, il peut être prématuré de mêler la police à des histoires…

— … beaucoup trop délicates pour sa cervelle obtuse ? Je sais que c’est en général l’opinion que l’on a de nous, mais avouez que, lorsque les principaux témoins restent aussi muets que des carpes, ou des coupables, il y a de quoi sortir de ses gonds ! Je me demande ce qui me retient de vous coffrer tous les deux pour dissimulation de faits majeurs.

— Peut-être la pensée que ça ne vous servirait pas à grand-chose de nous mettre sous les verrous. Surtout le colonel Karloff ! S’il se trouve mêle cette histoire, c’est parce que je loue ses services de son taxi.

— Hé là, doucement ! protesta celui-ci. C’est bien gentil à vous de me mettre hors de cause mais je revendique ma part ! Pour le tsar et pour l’honneur de la Russie ! ajouta-t-il d’une voix forte en faisant le geste de brandir un sabre comme s’il chargeait à la tête de son régiment.

— Qu’est-ce que le tsar vient faire là-dedans grogna Langlois.

— Où qu’il soit, il est toujours notre père et nous, ses enfants, devons être dignes de lui, fit le vieil homme avec une immense dignité. J’entends démontrer à ce pays qui nous donne asile que nous ne sommes pas tous des terroristes ou des mendiants ! Et moi j’ai le droit d’avoir d’autres aspirations que celles d’un simple chauffeur de taxi !

Le commissaire ne répondit pas. Quant à Adalbert, il eût volontiers applaudi mais la porte s’ouvrit sous la main d’un jeune inspecteur aux joues rouges et à la moustache tombante qui apportait avec lui l’air vif du matin et une mauvaise nouvelle : la descente de police effectuée boulevard Rochechouart pour appréhender Mme Solovieff et l’homme qui la protégeait venait d’échouer lamentablement : en dépit de son pied foulé, la danseuse l’avait levé en compagnie de sa petite famille. La veille au soir, une grosse Renault noire était venue la prendre et tout le monde était parti sans oublier d’emporter les valises. D’après la concierge elle partait pour une tournée…

— Tournée ? Mon œil ! vociféra Langlois. Depuis quand va-t-on danser à cloche-pied ? On l’a mise à l’abri quelque part, oui !

— Et peut-être pas très loin ? avança Adalbert. Ce départ explique que la voiture soit rentrée plus tard que de coutume à Saint-Cloud. Sa Majesté a déménagé sa favorite. Reste à savoir où il l’a mise.

— Soyez sûr que nous nous y employons ! On va surveiller la maison de Rochechouart et celle de Saint-Cloud, rendre une petite visite à l’homme au coup de pied de cheval et tâcher de retrouver la voiture… si vous voulez bien nous confier son numéro. Car vous avez bien pensé à le relever, n’est-ce pas, messieurs ? fit le commissaire avec une douceur aussi suspecte qu’inattendue.

— Vous nous prenez vraiment pour des apprentis, ronchonna Karloff. Vous l’avez déjà puisque c’est la même voiture qu’on a suivie dans la nuit de Saint-Ouen, le prince Morosini et moi.

— J’aime qu’on me répète les choses ! Évidemment, si par hasard vous l’aviez oublié…

— Pas du tout !

Et Karloff donna le numéro de la Renault noire du ton dont il eût déclaré la guerre. Mais Adalbert avait encore quelque chose à dire :

— À propos de cette Marie Raspoutine, il paraît qu’elle a intenté un procès au prince Youssoupoff. Comme c’est important, il va lui falloir donner quelques nouvelles à son avocat. C’est…

— Maître Maurice Garçon ! aboya Langlois. J’y ai déjà pensé, figurez-vous, et soyez sûr que je prendrai contact avec lui. Seulement il n’est pas Paris actuellement : il plaide à Aix-en-Provence.

— C’est fou ce que les gens dont on pourrait avoir besoin éprouvent, eux, le besoin de changer d’air en ce moment ! soupira Adalbert découragé. Toujours pas de nouvelles de Martin Walker, bien entendu ?

— Si ! Son rédacteur en chef en a reçu. Il est à Varsovie.

— Pas plus loin ? Quelle chance ! Et qu’est-ce qu’il fait là-bas ?

— Secret professionnel ! Mais il ne devrait plus tarder à rentrer.

— Merveilleux ! Quand on retrouvera le cadavre de Morosini, il sera peut-être reconnu innocent. En attendant…

Brusquement, Georges Langlois abandonna son humeur noire et sa raideur officielle pour venir s’asseoir à côté d’Adalbert.

— Allons, ne désespérez pas ! Si cela peut vous aider, je suis à peu près persuadé qu’il n’a pas commis ce crime. C’est pourquoi je vous en veux de m’avoir caché des faits si importants. Pour bien faire mon travail j’ai besoin d’en savoir le plus possible. Vous comprenez ?

Adalbert fit signe que oui, mais ajouta :

— C’est bien soudain, cette idée d’innocence. D’où la sortez-vous ? De chez le maharadjah d’Alwar ?

— Je n’ai pas ajouté foi une seule seconde à sa déposition. Il a de la sympathie pour votre ami et il a voulu l’aider, un point c’est tout ! Non, si j’ai changé d’avis c’est parce que la Mongole a disparu.

— Vous voulez dire la servante de Mme Abrasimoff ?

— Et accusatrice de Morosini. Elle a quitté la rue Greuze sans que personne s’en aperçoive. Pour quelle raison ? Mystère ! Aucune trace d’enlèvement ou d’une quelconque violence. Elle a dû partir sur ses pieds, par l’escalier de service et la petite porte. La concierge – que je soupçonne d’ailleurs de forcer un peu sur la bouteille les soirs de cafard… et peut-être les autres aussi ! – n’a rien vu, notre factionnaire pas davantage.

— Et le marquis d’Agalar ? Pas de traces non plus ?

— Aucune. Il est… en voyage, d’après son serviteur, mais ce type a été incapable de nous dire où.

— Il fallait le boucler, le cuisiner ! lança Adalbert hargneux. Cela l’aurait rendu plus loquace…

— Je ne dispose ni des brodequins ni du chevalet ! fit sèchement Langlois. En outre, jusqu’à présent aucune charge n’a été relevée contre cet homme ou contre son maître.

— C’est beau la légalité ! soupira Vidal-Pellicorne en se levant avec l’arrière-pensée d’aller rendre visite à cet intéressant personnage. Peut-être en compagnie de Théobald et de son jumeau ! Ce dernier surtout s’entendait comme personne à opérer des cures miraculeuses sur les muets les plus confirmés.

— Encore un instant ! dit le commissaire. Avant que vous ne partiez je voudrais vous poser une dernière question. Avez-vous des nouvelles de la princesse Morosini ?

— Non, et c’est de beaucoup ce que je préfère. Elle n’a pas appelé une seule fois son mari depuis sa disparition.

— Un peu de brouille ?

— Peut-être. Elle doit lui en vouloir de prolonger son séjour à Paris et s’attarde au fin fond de l’Autriche dans l’espoir qu’il se décidera à venir la chercher. Pour le moment c’est très bien ainsi. Je prie seulement pour que les journaux français ne soient pas allés jusqu’à elle. En revanche, ajouta-t-il après une légère hésitation, j’ai eu des nouvelles de Venise.

— Qu’y a-t-il à Venise ?

— Guy Buteau, le fondé de pouvoir de Morosini qui a été aussi son précepteur. Lui est au courant depuis plusieurs jours, et complètement affolé, mais j’ai obtenu qu’il garde son calme et continue veiller aux intérêts de la maison comme si de rien n’était. Et surtout sans parler de quoi que ce soit à Lisa…

— Lisa ?

— La princesse Morosini. L’amour qu’elle voue à son époux pourrait la porter à des gestes… irréfléchis !

— Lisa !… Joli nom, fit Langlois soudain rêveur.

— Et plus jolie femme encore ! J’entends la garder à l’écart de cette horreur le plus longtemps possible ! s’écria Adalbert. Puis, empoignant Karloff par le bras, il l’entraîna hors du bureau du commissaire en oubliant de dire au revoir…

À sept heures trente-cinq du matin – à peu près au moment où Adalbert et le colonel quittaient le quai des Orfèvres –, le Simplon-Express entrait en gare de Lyon et arrêtait son chapelet de wagons-lits au quai n° 7. Il était parti de Venise vingt-deux heures plus tôt mais la longueur du trajet ne semblait pas avoir fatigué les voyageurs : le train était luxueux et son confort sans défaut. Les bagagistes s’empressaient au service de ces gens élégants et fortunés, ou les deux, mais personne ne prêta vraiment attention à une mince jeune femme sans autre signe distinctif qu’une paire de lunettes à verres épais. Elle portait, sous un cache-poussière de couleur neutre, un tailleur sévère dont la jupe descendait au-dessous du mollet et dont la jaquette évoquait vaguement la forme d’un cornet de frites. Une cloche en feutre gris emprisonnait ses cheveux dont pas un n’était visible. Des gants de cuir noir et des richelieus bien cirés complétaient son costume, et elle tenait dans ses mains une valise de taille moyenne et une grosse serviette de cuir.

Elle traversa la foule sans prêter attention à quiconque, sortit sous la verrière, héla un taxi et lui ordonna de la conduire à l’hôtel Continental, rue de Castiglione.

Arrivée à destination, elle ne parut pas s’apercevoir du regard vaguement dédaigneux du voiturier qui lui ouvrit la portière et lui commanda, sèchement, de prendre ses bagages.

À la réception, elle demanda une chambre pour une durée indéterminée sans se soucier de l’œil inquisiteur du préposé, mais sur un ton qui n’admettait pas de réplique. Après quoi, elle ôta ses gants et tira de son sac de cuir noir un stylo pour rédiger calmement sa fiche d’hôtel, puis se détourna et suivit le groom que le réceptionniste venait d’appeler d’un signe de la main. Ce fut seulement quand la voyageuse eut disparu dans l’ascenseur que celui-ci donna libre cours à sa curiosité. La petite fiche de papier ivoire annonçait : Mina Van Zelden. Secrétaire. Venant de Venise…

CHAPITRE X

DANS LA GUEULE DU LOUP

Parvenue dans sa chambre dont les fenêtres donnaient sur le jardin des Tuileries, la voyageuse en ouvrit une pour respirer un moment l’air joyeusement ensoleillé du matin puis défit sa valise, rangea ses vêtements, gardant seulement une rechange de linge, sonna pour demander qu’on lui serve un petit déjeuner, fit couler un bain et alla s’enfermer dans la salle de bains.

Quand elle revint enveloppée dans un peignoir en tissu éponge, son reflet dans le miroir ancien placé au-dessus d’une console la saisit et elle resta là un instant à se regarder, ce à quoi elle s’était refusée en faisant sa toilette. Elle eut peine à se reconnaître. Elle était si pâle que ses yeux ressemblaient à des trous d’ombre. Plus pâle peut-être à cause de ses cheveux bruns qu’elle venait de libérer du bonnet de caoutchouc. Et puis ce pli amer au coin de la bouche… Mais était-ce vraiment le temps de s’apitoyer sur elle-même ?

Brusquement elle tourna le dos à la déplaisante image et s’installa devant la table qu’on lui avait servie pendant son bain. Elle n’avait pas vraiment faim mais elle savait qu’elle allait avoir besoin de forces. Et puis le café était bon et sa chaleur lui fit du bien.

Restaurée, elle se rhabilla, se recoiffa en bandeaux avec un chignon tordu sur la nuque, remit son chapeau, son manteau, ses grandes lunettes qui la rassuraient comme si elle portail un masque, prit son sac, l’épaisse serviette de cuir, sortit de sa chambre et quitta l’hôtel…

Elle n’alla pas loin : simplement jusqu’au bureau de poste de la rue de Castiglione où elle demanda un numéro de téléphone. Ses instructions spécifiaient qu’elle ne devait en aucun cas appeler de l’hôtel. Le numéro dépendait du standard Marcadet, mais elle ignorait dans quelle demeure il aboutissait et devait se contenter de demander Luis. Elle l’obtint d’ailleurs presque aussitôt et le dialogue s’engagea :

— Vous venez d’arriver ? demanda une voix masculine à l’accent ibérique.

— Oui.

— Où êtes-vous descendue ?

— Hôtel Continental, rue de…

— Je sais où c’est. Sous quel nom ?

— Mina Van Zelden.

Elle entendit un ricanement désagréable :

— Vous n’auriez pas pu trouver plus simple ? Vous autres aristocrates, il vous faut toujours des noms à tiroirs…

— Je connais bien celui-là.

— Bon. Peu importe. Vous avez ce qu’on vous a demandé ?

— Oui.

— Tout y est ?

— Tout.

— Bien. Alors maintenant écoutez ! Vous allez rentrer à votre hôtel et y rester sans bouger jusqu’à ce soir. À neuf heures, vous sortirez sous les arcades de la rue de Rivoli en vous arrêtant au coin de la rue Rouget-de-l’Isle. Une voiture viendra vous prendre mais jusque-là vous ne communiquerez avec personne. Compris ?

— Si par personne vous entendez la police, soyez tranquille.

— Pas seulement ! Nous savons que vous connaissez du monde à Paris. Alors ne faites pas l’imbécile. Votre mari pourrait en pâtir : le moindre suspect à l’horizon et il ne revoit pas la lumière du jour.

— Comment va-t-il ?

— Comme on peut aller quand on est enchaîné au fond d’un trou avec un pain de quatre livres et un seau d’eau tous les deux jours. Il était temps que vous arriviez d’ailleurs, car on allait diminuer ses provisions de moitié. Vous allez le trouver changé !

De nouveau le ricanement pénible. Les doigts de la jeune femme se crispèrent sur l’appareil au point de blanchir aux jointures.

— C’est tout ce que vous avez à me dire ?

— Non. Comment êtes-vous habillée ? On a une belle photo de vous en robe du soir mais je suppose que vous ne vous baladez pas avec des kilomètres de satin blanc et une fortune en émeraudes ?

— Je porte un tailleur gris sous un cache-poussière, un chapeau de feutre gris… et des lunettes !

— Parfait. À ce soir… et tenez-vous tranquille hein ?

— Comme si j’avais le choix…

Elle raccrocha, paya sa communication et repris à pas lents le chemin de l’hôtel. Revenue dans sa chambre, elle s’adossa un instant à la porte refermée en laissant tomber la serviette et s’efforça de respirer à fond pour essayer de calmer les battements désordonnés de son cœur. Puis elle arracha son chapeau et se jeta sur le lit où elle éclata en sanglots désespérés. La tension subie depuis qu’elle avait reçu l’affreuse lettre était devenue intolérable, mais jusqu’à présent le bienfait des larmes lui avait été refusé. Or, si vaillante qu’elle fût, il y avait tout de même une limite à la résistance de Lisa Morosini…

Elle pleura longtemps mais, peu à peu, les sanglots, si douloureux au début, s’apaisèrent et l’épouse d’Aldo finit par sombrer dans un sommeil dont elle avait le plus grand besoin…

L’après-midi était avancé quand elle s’éveilla. Il y avait une éternité qu’elle n’avait aussi bien dormi et il lui fallut un moment pour réaliser où elle se trouvait, avant que la notion de ce qui s’était passé et de ce qui allait advenir ne lui revienne. Des jours de colère aboutissant à des jours d’angoisse pour en arriver à ce voyage dont elle ne savait trop comment il se terminerait…

La colère était venue quand, à Vienne, elle avait reçu ces lettres indignées de son cousin Gaspard Grindel qui dirigeait la succursale parisienne de la banque Kledermann. Il avait vu Aldo souper en tête à tête chez Maxim’s avec une ravissante créature, repartie d’ailleurs avant lui, mais qu’il avait suivie et chez qui, par la suite, il s’était rendu plusieurs fois. La première épître l’avait agacée bien qu’elle se fût refusé à lui attacher trop d’importance : elle savait que Gaspard, en bon Suisse, n’aimait guère celui qu’il appelait l’« Italien », mais c’était un homme honnête qui ne se serait pas amusé à affabuler. Du coup Lisa avait accepté cette invitation chez les Colloredo, puis le séjour inattendu à Rudolfskrone, afin d’exciter un peu la jalousie de son époux tout en l’incitant discrètement à la rejoindre. Mais il n’en avait rien fait, se cramponnant à cette histoire de meurtre dans lequel il était témoin… ce qui, selon Gaspard, ne justifiait nullement qu’il prolonge à ce point son séjour. Et puis il y avait eu cette abominable coupure de journal : la belle comtesse avait été assassinée, tenant dans sa main une lettre passionnée. Aldo était en fuite, accusé du meurtre pour lequel, malheureusement, il y avait un témoin…

À sa petite-fille, Mme von Adlerstein avait affirmé aussitôt que c’était impossible. Un coup monté, peut-être, une affreuse machination, mais Aldo était incapable d’une mauvaise action et d’un crime encore moins :

— Je connais les hommes, ma petite, et celui-là en particulier : je l’ai étudié attentivement. Jamais il n’aurait fait cela ! Jamais !

C’était bon à entendre même si Lisa savait, d’expérience personnelle, quelle influence une femme trop jolie pouvait avoir sur Aldo. Elle avait assez souffert de son premier mariage ! Cependant, elle non plus ne le croyait pas coupable du meurtre. Elle était alors rentrée sur-le-champ à Venise et cette autre lettre était arrivée, portée par un messager inconnu. Elle exigeait que la princesse Morosini apporte elle-même, en se soumettant des ordres bien précis, la collection de joyaux de son époux qui comportait aussi ses propres – et très beaux ! – bijoux.

Il avait fallu calmer la colère du vieux et charmant Guy Buteau, qui vouait au couple une affection paternelle :

— Je n’accepterai pas – et en cela je sais que je traduis la pensée d’Aldo – que vous vous engagiez dans une aventure aussi dangereuse ! Aldo ne manque pas d’amis dévoués à Paris. Je suis certain qu’ils font tous leurs efforts pour le retrouver…

— Moi aussi j’en suis certaine, Guy, mais vous avez lu : je dois venir moi-même…

— Pas difficile de deviner pourquoi : quand ils vous tiendront, ils ne vous lâcheront plus. N’oubliez pas de qui vous êtes la fille unique !

— Il y a peut-être un moyen. Nous allons laisser courir le bruit qu’il m’est arrivé un accident et je vais ressusciter Mina. C’est sous cette identité que j’irai à Paris. À moi de les convaincre que je suis vraiment ce que je prétends être. Et pour commencer je vais teindre mes cheveux…

— Lisa, Lisa ! Vous avez des enfants. Les oubliez-vous ?

— Les oublier ? Dieu me pardonne, Guy, mais vous déraisonnez ! Comme si vous ne saviez pas combien je les aime. Seulement ils ont autant besoin de leur père que de leur mère…

— Et s’ils n’ont plus ni l’un ni l’autre ?

— Il leur restera assez d’amour pour les entourer jusqu’à ce qu’ils soient un homme et une femme. Il y a ma grand-mère, mon père, vous.

— Alors je vais avec vous !

— Non, Guy. Je dois y aller seule et le plus vite possible : vous avez lu cette lettre ? Vous devez rester justement pour protéger les enfants. Ces gens sont capables de s’en prendre à eux…

Il avait bien fallu en passer par où le voulait Lisa et, nantie d’une fortune en joyaux tirés de leurs écrins et logés dans des sachets de peau de chamois, elle avait pris le train pour Paris…

Elle consulta sa montre. Il lui restait trois heures avant de gagner le lieu du rendez-vous. Que faire à présent au cœur de cette ville qu’elle aimait, où vivaient ceux qu’elle considérait non seulement comme ses meilleurs amis mais aussi comme sa famille : Adalbert le fidèle, Mme de Sommières et ce phénomène sympathique et déroutant qui avait nom Marie-Angéline, et puis, encore plus proche géographiquement parlant, Gilles Vauxbrun qui lui montrait toujours une respectueuse admiration. Ils étaient là, tout près, et cependant à des milliers de lieues. Il aurait été tellement réconfortant de pouvoir partager sa peur, son angoisse avec eux. Mais ne les partageaient-ils pas déjà et depuis plus longtemps qu’elle sans doute, eux qui vouaient à Aldo une amitié si vraie, une tendresse si pure ?

Haussant les épaules comme pour les débarrasser d’un fardeau, Lisa se dirigea à nouveau vers la salle de bains pour se rafraîchir et refaire le léger maquillage qui la différenciait davantage encore de sa propre image.

À ce moment-là, quelqu’un frappa…

La jeune femme se figea. Puis, comme on insistait, elle s’approcha de la porte :

— Qui est-ce ?

— Le service d’étage, Madame, fit une voix féminine. On a oublié de changer les serviettes…

Elle faillit dire que cela n’avait pas d’importance mais craignit de causer un tort quelconque à la femme de chambre.

Alors elle ouvrit…

Le premier mouvement d’Adalbert, en sortant de chez le commissaire Langlois, avait été de récupérer son Théobald et de filer vers cet autre quai de Paris où logeait fastueusement le marquis d’Agalar. Tous deux étaient décidés à employer les plus grands moyens, sinon les pires, pour extraire un renseignement quelconque du valet de chambre. Malheureusement là non plus il n’y avait personne.

— Il est parti hier soir pour la Bretagne où sa mère est malade, leur confia un concierge imposant comme un suisse d’église. Il a même laissé un petit mot pour Monsieur le Marquis au cas où il rentrerait pendant son absence…

— Et le marquis vous ne sauriez pas où il est ?

— Quand il part en voyage, il ne dit jamais où il va, maugréa l’homme. Même son valet Gontran ne sait pas toujours où il est. Et il voyage souvent…

— Il n’aurait pas une maison de campagne, un château, ou quelque chose d’approchant en province ?

— À part le château de famille en Espagne, je n’ai jamais entendu parler de ça. Et même en Espagne je ne sais pas où ça se trouve…

Il n’y avait vraiment pas de quoi pavoiser ! Quel résultat ! Étrange, d’ailleurs. Ces gens qui jugeaient utile de filer n’importe où dès que l’on avait le dos tourné !

— Je sens, émit Théobald, que Monsieur va être d’une humeur exécrable et j’aimerais mieux que Monsieur la passe sur quelqu’un d’autre que moi.

— Désolé, mon vieux, tu es tout ce que j’ai sous la main ! lâcha Adalbert en embrayant férocement pour rentrer chez lui. Ou alors trouve-toi un remplaçant…

— Pourquoi pas M. La Tronchère ? Monsieur m’a bien dit qu’il l’avait retrouvé cette nuit ?

— Ça, pour une idée, c’est une idée ! D’ailleurs, il ne serait peut-être pas mauvais d’aller voir ce qui se passe dans la maison près du chemin de fer ! Je te dépose chez nous et je file.

Tandis que la petite Amilcar rouge pétaradait sur la route de Saint-Cloud, Adalbert entendait dans sa tête des trompettes sonner la charge. Il avait besoin de se défouler et quiconque lui tomberait sous la main passerait un mauvais quart d’heure…

La vieille bâtisse de l’homme à la Renault noire se montra aussi décevante que le quai d’Orsay. Adalbert n’y vit rien qu’il n’eût déjà vu la nuit précédente. Personne n’y était revenu depuis que Karloff et lui l’avaient visitée… Aussi les roues de la petite voiture rouge le portèrent-elles tout naturellement vers le gîte de son ennemi. À des abords un peu distants, car le bruit et la couleur de l’Amilcar étaient trop aisément repérables. Adalbert choisit un bouquet d’arbres à l’entrée d’une propriété et s’en alla à pied vers la tanière du rat des musées privés.

Rien n’avait bougé là non plus. La rue était aussi déserte que la nuit précédente. On n’y entendait rien ; on ne voyait personne. En foi de quoi Adalbert escalada derechef la petite grille et fit le tour de la maison afin d’y pénétrer par la porte de la cuisine. Au cours d’une carrière déjà longue où il lui était arrivé d’entrer chez les autres sans y être invité, l’archéologue savait que les portes de service sont presque toujours moins bien défendues que les entrées principales. Il n’eut besoin que d’un seul petit outil pour venir à bout de celle-là et se retrouva bientôt dans la cuisine où il avait vu La Tronchère se faire des œufs au plat. Il n’y avait personne, mais tout était propre et bien rangé.

Ainsi renseigné sur les capacités ménagères de son ennemi, Adalbert entreprit la visite de la maison qui se composait, pour le rez-de-chaussée, d’un salon et d’une salle à manger de part et d’autre d’un couloir central d’où un escalier montait à l’étage. Mais, dès son entrée dans la première pièce, il eut l’agréable surprise de retrouver quelques-uns de ses chers trésors : de magnifiques vases canopes décoraient une salle à manger qui sans eux eût été banale. Quant au salon, il était orné de deux importants fragments de fresques, d’une statue d’Isis en basalte noir avec des ornements d’or, d’une admirable tête de la vache sacrée Hathor portant entre ses cornes le disque solaire, d’un très beau sarcophage thébain privé de sa momie mais encore en possession de son cercueil en bois de cèdre brillamment enluminé, d’une collection de statuettes en malachite, d’autres vases canopes et, dans la vitrine d’une autre collection de bustes, de fragments variés et de papyrus peints qui eussent fait le bonheur du Louvre ou du British Museum. C’était fort bien entretenu mais, dans ce décor d’une affligeante banalité, les plus belles pièces prenaient un air tristounet : elles avaient l’air en exil chez la concierge !…

Adalbert était en train de caresser la fière tête du dieu-faucon Horus quand il entendit bâiller. Presque aussitôt l’escalier grinça sous le pas pesant d’un homme qui vient de se réveiller, puis ce fut la porte de la cuisine qui grinça à son tour. Contrairement à ce qu’il pensait, La Tronchère était là mais il avait dû faire une longue grasse matinée. Il est vrai qu’il s’était couché fort tard.

Un sourire qui ressemblait à une grimace détendit le visage fatigué d’Adalbert qui mit la main à sa poche et tira son revolver : le petit déjeuner du voleur aurait du mal à passer… Pourtant, avant d’entrer dans la cuisine, il eut une autre idée : il alla à la fenêtre et arracha les cordons de tirage des doubles rideaux, les passa à son cou pour avoir les mains libres et reprit son chemin, s’arrêtant un instant pour écouter. Le bruit du moulin à café le renseigna sur ce que faisait La Tronchère. Alors il fit son entrée :

— J’espère que vous avez prévu large, mon cher confrère, fit-il aimablement. J’en prendrais bien une tasse !

La gueule noire de l’arme braquée démentait la bénignité des paroles et Fructueux La Tronchère accusa le coup : il émit une sorte de hoquet, leva des bras tremblants, écarta les genoux dans un réflexe machinal et laissa tomber le moulin dont le contenu se répandit sur le carrelage.

— Quel maladroit ! soupira Adalbert qui ajouta après un coup d’œil au paquet de café ouvert. Mais je crois qu’il n’y a pas à regretter : cette marque de café ne vaut pas grand-chose ! Et maintenant, cher ami, veuillez vous lever en gardant les bras en l’air et allez vous mettre face à ce grand placard.

L’autre obéit sans protester : visiblement il mourait de peur mais il trouva cependant la force de bafouiller

— Qu’est-ce… qu’est-ce que vous… me voulez ?

— Te mettre hors d’état de nuire, après quoi réglerons nos comptes…

Il palpa d’une main rapide le corps rondelet mais musclé de La Tronchère, qui était un faux gros trapu, explora les poches d’une attendrissante robe de chambre verte imprimée d’oiseaux roses, posa son revolver et, en quelques gestes prompts, saucissonna solidement sa capture qu’il ramena ensuite s’asseoir sur sa chaise. Puis, parodiant le baron Scarpia au second acte de la Tosca :

— Et maintenant causons d’amitié pure ! Je croyais vous avoir accordé une semaine pour me rapporter ce que vous m’avez volé. Or je m’aperçois que vous n’en preniez pas le chemin : mes biens décorent encore votre salon. Pas tous, d’ailleurs ! Il en manque…

— Il y en a là-haut, dans ma chambre, fit La Tronchère de mauvaise grâce. Et puis j’ai vendu deux ou trois pièces.

— Quoi ! Non seulement tu m’as pillé, s’écria Adalbert, renonçant définitivement à toute formule le politesse, mais en plus tu as osé vendre une partie de ton larcin ? Moi qui croyais que tu avais agi par pur amour de l’art ! C’est impardonnable !

— Oh, ce n’était pas de gaieté de cœur, mais je ne suis pas riche, moi ! Il faut que je vive et avec vous à mes trousses personne ne m’aurait employé !

Il oubliait peu à peu sa peur sous l’influence d’une colère qui finit par exploser :

— Et puis, après tout, je n’ai fait que prendre ce que vous aviez déjà volé ! Alors qu’allez-vous faire de moi ? Me livrer à la police ? Vous aurez du mal à expliquer votre position. Me tuer ?…

— Je ne suis pas un assassin… mais en ton honneur je pourrais peut-être me forcer, puis creuser un trou dans ton jardin. Je manie la pelle et la pioche comme un dieu !

— Vous n’allez pas faire ça ? Je n’ai tué personne…

— C’est vrai, concéda Adalbert. Mais avant de décider ce que je vais faire de toi, il faut que j’effectue un tour là-haut. Voir ce qui s’y trouve.

Remettant le revolver dans sa poche, il grimpa l’escalier en quelques enjambées, explora deux chambres qui n’avaient à lui offrir qu’un mobilier sans intérêt, puis une troisième qui était celle du maître si l’on en jugeait par le lit en désordre. Il n’y avait à cet endroit que deux objets, mais admirables : deux têtes de femme en bois polychrome de la XIIe dynastie où paraissaient encore des traces de peinture et qu’Adalbert aimait particulièrement. Posées sur des sellettes, elles faisaient face au lit, encadrant de leur splendeur une fenêtre qui n’en avait certainement jamais espéré autant. Adalbert eut une explosion de joie :

— Mes belles ! Quel idiot j’ai été de vous laisser dans ce trou perdu ! Mais je tenais tellement à vous garder pour moi seul !

Tout en débitant cette sorte de déclaration d’amour, il s’était approché de l’une d’elles et caressait sa noire chevelure quand, soudain quelque chose au-dehors attira son regard.

La fenêtre de cette chambre donnait sur le côté de la maison dominant le mur qui la séparait de la grande propriété voisine : une énorme bâtisse démodée qui avait dû voir le jour à la fin du siècle précédent. Elle était flanquée de tours, de clochetons biscornus et de balcons disposés de façon irrégulière. En fait, un vrai cauchemar mais un cauchemar mal entretenu : l’un des clochetons menaçait ruine, il y avait deux ou trois fenêtres brisées et l’herbe envahissait les allées de ce qui avait dû être un parc.

Ce n’était pourtant pas l’aspect bizarre de la grande « villa » qui avait attiré l’attention d’Adalbert, mais bien une grosse femme vêtue de noir, coiffée d’un fichu noir attaché sous le menton, qui sortait d’une porte de service et qui, tournant le coin de la maison, se dirigeait vers les profondeurs du jardin pour se dissoudre dans l’épaisseur des arbres. Or, cette femme, c’était Tamar, la Mongole, et elle était étrangement équipée d’un seau dans lequel il y avait quelque chose sous un chiffon.

Oubliant ses belles Égyptiennes, Adalbert dégringola l’escalier comme la foudre, sortit dans le jardin et se rua sur le mur de clôture qu’il escalada sur sa lancée, mais où il s’arrêta, un peu calmé, à l’abri de la grosse vague de clématites qui en couvrait une partie. Et où il s’aplatit. D’où il se trouvait il pouvait voir un homme vêtu de cuir, une sorte de colosse jaune qui faisait les cents pas derrière la maison. Un fusil à l’épaule, deux pistolets et un poignard à la ceinture, un autre dans ses bottes et pourquoi pas des grenades dans ses poches, cet homme devait avoir la puissance de feu d’un croiseur et Adalbert se demanda, tout juste un instant d’ailleurs, ce qu’il pouvait bien garder. La réponse lui sauta à l’esprit aussitôt : si c’était Aldo ? Il allait falloir voir ça de plus près mais à une heure moins claire.

Il se tapit plus étroitement dans ses clématites : la Mongole revenait et adressait quelques mots au garde dans une langue inconnue. Mais celui qui l’observait put remarquer que ses mains étaient dans les poches de son tablier et qu’elles étaient débarrassées du seau. Où avait-elle pu le laisser ?

Adalbert attendit qu’elle fût rentrée, descendit de son mur et partit rejoindre son prisonnier. Toujours ligoté sur sa chaise de cuisine, celui-ci n’avait pas bougé d’un pouce. Il semblait résigné à son sort mais n’en leva pas moins sur son vainqueur un regard plein de rancune :

— Qu’est-ce que vous allez faire de moi ? Je ne vais pas rester ficelé là toute ma vie ?

— On en parlera plus tard. Pour l’instant j’ai d’autres chats à fouetter…

— Mais c’est que j’ai faim !…

— Réponds d’abord à quelques questions. Les gens d’à côté, tu connais ?

— Quel côté ? fit l’autre avec une évidente mauvaise volonté.

— Pas à droite bien sûr, puisque c’est moi, ou plutôt c’était moi. À gauche, et si tu a aussi faim que ça, je te conseille de ne pas faire l’imbécile !

— Ce que vous pouvez être devenu grossier tout d’un coup, mon « cher confrère » ! Est-ce que je vous tutoie, moi ?

— Je ne fais que prendre un peu d’avance sur la police. Elle est très égalitaire dans ses relations…

— Parce que vous voulez appeler la police ? suffoqua La Tronchère. Vous n’avez pas peur de ce que je dirai ?

— T’occupe pas et réponds-moi ! Qui sont les gens d’à côté ? Cette fois ne fais pas le Jacques, il s’agit de meurtres… au pluriel !

— Dans ce cas… Eh bien, à vrai dire, je n’en sais pas grand-chose parce qu’il n’y a pas longtemps qu’ils sont là. Cette maison est restée vide pendant des années et, comme vous avez pu vous en apercevoir, elle commence à avoir besoin de réparations. Elle appartenait paraît-il à un grand-duc ou quelque chose d’approchant. On n’y voyait jamais âme qui vive mais, depuis quelques semaines, elle a repris un peu d’activité. Des gens s’y seraient installés. Pas trop difficiles sans doute, parce que la baraque ne doit pas manquer de courants d’air. Ça a excité ma curiosité et j’ai un petit peu observé. Une fois j’ai même aperçu celui qui doit être le propriétaire : un bel homme très brun avec de l’allure mais l’air mauvais. Il est arrivé dans une grande voiture noire…

— Une Renault ?

— Non. Une vraie belle voiture. Une Delage, je crois. Et avec un chauffeur. Il n’est resté que quelques heures puis il est reparti, mais il a laissé du monde là-dedans…

— Des domestiques chargés de remettre de l’ordre, peut-être ?

— Drôles de domestiques ! Je ne les ai jamais vus avec un balai ou un plumeau. Quand il ne pleuvait pas ils jouaient aux boules derrière la maison et, le reste du temps, quand une fenêtre s’ouvrait c’était pour faire partir les fumées de tabac.

— Il y a une femme avec eux ?

— Non. Tout au moins je ne l’ai jamais vue. Il est vrai, ajouta-t-il, que je viens d’être absent…

— C’est vrai. Vous êtes rentré cette nuit, fit Adalbert, revenant à un vouvoiement plus diplomatique.

— Ah ! Vous savez ça ?

— Je sais beaucoup de choses. En arrivant, vous vous êtes fait des œufs au plat. D’où veniez-vous ?

— De Londres. J’étais… j’étais allé vendre… une babiole.

— Quel genre de babiole ?

— Le… le petit scribe aux yeux d’émail de la XVIIIe dynastie, émit doucement La Tronchère, qui s’attendait à une réaction violente ; mais Adalbert ne broncha pas, ou si peu…

— On réglera ça plus tard ! Pour le moment je cherche un de mes amis qui a disparu depuis… des jours ! Je ne sais même plus combien et je commence à me demander si on ne l’a pas amené ici. Vous avez le téléphone ?

— Pour quoi faire ? Vous ne l’avez pas non plus vous, à côté ? Parce que vous n’aviez pas plus que moi envie de vous retrouver dans le Bottin. Pour téléphoner il faut aller à la poste…

— Bon. Alors j’y vais…

— Vous n’allez pas me laisser comme ça ? En robe de chambre et mourant de faim ? Je vous jure que je vous attendrai ! Et… et même que je vous aiderai parce que… chaparder de-ci de-là, passe encore… Mais un meurtre ! Ça non !…

Indécis, Adalbert considéra son prisonnier, sa figure poupine de bon vivant, son crâne chauve et son corps replet boudiné dans la robe de chambre verte et rose. Presque attendrissant !

— Qu’avez-vous à craindre ? reprit celui-ci. Que je me volatilise avec… avec ce qu’il y a ici ? Vous en avez pour une demi-heure à tout casser, et il m’a fallu deux nuits pour vous déménager ! En outre, je ne vois pas très bien où je pourrais aller. À part à Montauban, chez mon père, et ce n’est pas la porte à côté. Faites-moi un peu confiance ! Dans cette histoire je ne demande qu’à vous aider. Et même, tenez ! Pendant que vous allez téléphoner, je vais nous préparer à manger, parce que je suppose que vous n’allez pas rester là qu’un moment. Et j’ai à la cave quelques bocaux de confit d’oie que j’ai rapporté de chez moi… C’est… c’est à la police que vous voulez téléphoner ? conclut-il d’une toute petite voix.

— Non. À mon domicile ! Je dois faire venir de l’aide…

— Alors, déliez-moi, je vous en prie ! En m’habillant, je surveillerai un peu la maison d’à côté et je me mettrai en cuisine…

Il débordait d’une si évidente bonne volonté qu’Adalbert n’hésita plus. Prenant un couteau, il coupa les cordons de tirage, ce qui lui valut un grand sourire reconnaissant :

— C’était un peu serré, vous savez ? Et je n’ai pas une très bonne circulation… Vous êtes venu comment ? À pied ?

— Non. J’ai laissé ma voiture un peu plus loin.

— Si c’est la petite chose rouge qui fait tant de bruit, vous feriez mieux de la rentrer dans le jardin. Elle est un peu voyante. Je vais vous ouvrir la grille.

— D’accord, je la rentrerai en revenant…

Et Adalbert partit téléphoner tandis que La Tronchère, qui avait tout à coup l’air heureux comme un collégien, se précipitait vers sa cave avec un panier pour en rapporter les fameux pots auxquels, généreux, il ajouta une boîte de foie et deux bouteilles de vin. Il déposa le tout sur la table de la cuisine puis galopa au premier pour revêtir une tenue plus conforme à une nuit qu’il espérait passionnante. C’est très joli de veiller jour et nuit sur un trésor mal acquis – avec de loin en loin une escapade pour se procurer de l’argent –, mais à la longue on se lasse. Et Fructueux, fondamentalement sociable, commençait à entrevoir un agréable changement d’existence…

La nuit tombait.

En s’habillant, il jeta un coup d’œil à la maison voisine, vit qu’il y avait de la lumière dans les pièces de derrière mais aucun autre signe d’activité. Pensant qu’il avait mieux à faire, il redescendit à la cuisine, s’enveloppa d’un vaste tablier blanc et se mit à préparer le repas en chantonnant…

Dans la limousine noire qui l’avait cueillie au coin de la rue Rouget-de-l’Isle, « Mina » ne pensait à rien sinon à jouer de la meilleure façon son personnage. Elle ne voyait rien non plus, excepté l’homme qui lui tenait compagnie, car on avait tiré les rideaux sur les vitres, y compris celle de séparation avec le chauffeur. Celui-là devait être de bien belle humeur : elle l’entendait siffloter. Quant à son compagnon, il ne représentait guère qu’un amoncellement de vêtements : pardessus sombre à col relevé, chapeau mou à bords baissés et, entre les deux, une écharpe de couleur indécise remontant jusqu’aux yeux. Il n’avait pas dit un mot non plus, se contentant de récupérer sans douceur excessive la grosse serviette de cuir qu’il tenait à présent contre son cœur avec une sorte de tendresse. Il respirait lourdement avec, de temps en temps, un petit rire qui donnait la juste mesure de sa satisfaction. Celui-là devait entrevoir un avenir aussi brillant que les bijoux enfermés dans le sac. Sa prisonnière espéra sincèrement que cela lui donnerait l’envie de se laver plus souvent : il répandait une odeur de vieux tabac et de sueur que le balancement de la voiture n’arrangeait pas : c’était à vomir !

Incommodée, elle chercha dans les poches de son tailleur – on lui avait aussi pris son sac ! –, trouva un petit mouchoir qui avait été imprégné de parfum et le mit sous son nez pour en respirer l’odeur fraîche et boisée.

Le voyage dura environ trois quarts d’heure.

Vers la fin, le puant écarta légèrement le rideau de son côté puis, sortant un bandeau noir, ôta les lunettes de sa voisine, les glissa dans la poche de poitrine du tailleur – non sans vérifier au passage la fermeté d’un sein, ce qui lui valut une gifle qu’il évita – et noua solidement le bandeau à leur place.

La voiture quitta les pavés, tourna à droite roula sur des graviers qui semblaient présenter quelques aspérités et enfin s’immobilisa. La prisonnière – elle ne s’illusionnait guère sur son statut – en fut extraite par une main vigoureuse guidée jusqu’à un perron dont on lui fit gravir les marches puis, à travers un vestibule dallé, introduite enfin dans une pièce qui sentait très fort la poussière, un peu le moisi et dont le parquet dépourvu de tapis grinça sous ses pas. Là on lui enleva le bandeau et on lui remit ses lunettes. Elle vit alors qu’elle se trouvait dans une sorte de salon pourvu de rideaux de peluche rouge tirés devant les fenêtres, de quelques fauteuils disparates, d’un canapé, de deux guéridons et d’une table à usage de bureau. La lumière pauvre et triste tombait d’un lustre en bronze doré où seulement trois ampoules électriques sur six brûlaient. Derrière le bureau il y avait un homme mince, très brun et entièrement vêtu de noir dont le visage était caché sous un foulard blanc qui ne laissait voir que des yeux très sombres. Elle poussa un soupir et attendit.

L’homme au foulard blanc sortit de derrière la table, vint jusqu’à elle et, de deux gestes synchrones, ôta les lunettes et arracha la cloche de feutre gris. Aussitôt ses yeux noirs flambèrent de colère :

— Vous n’êtes pas la princesse Morosini ! gronda-t-il.

— Je n’ai jamais prétendu l’être, répondit-elle tranquillement. Je suis Mina Van Zelden, la secrétaire du prince…

— J’avais exigé que la princesse vienne elle-même !

— Elle serait venue bien volontiers mais, avec une jambe dans le plâtre et deux côtes cassées, ce n’est pas très commode. Il faudra vous contenter de moi… et de ce que je vous apporte ! fit-elle en désignant de sa main gantée la serviette que le puant avait l’air de bercer.

Sans mot dire, l’homme au foulard enleva la lourde sacoche de cuir, la posa sur la table et entreprit de l’inventorier. Les sacs de peau révélèrent l’un après l’autre leur contenu : une parure d’améthystes et de diamants ayant appartenu à la Grande Catherine, le ravissant bracelet de Mumtaz Mahal(13), deux colliers de diamants dont l’un avait orné – brièvement – le cou de Christine de Suède et l’autre celui de Mme de Pompadour, des pendants d’oreilles de toutes sortes et de différentes provenances, d’autres bracelets, des bijoux destinés à épingler un chapeau, des perles aussi quand elles étaient associées à des pierres précieuses, et puis des bijoux plus modernes mais somptueux, ceux qui appartenaient à Lisa Morosini. Bientôt s’amoncela sur la table un tas scintillant qui s’emplit de fulgurances quand l’homme alluma au-dessus une forte lampe de bureau.

Il les caressait avec une avidité que « Mina»  jugea écœurante. Il en prenait un, le reposait, en prenait un autre, revenant au premier comme s’il s’agissait pour lui de choisir. Une femme chez un bijoutier devait se conduire de cette façon-là.

— Vous êtes satisfait ? reprit la voix brève de « Mina ». Alors maintenant rendez-moi mon patron !

L’homme s’arracha à sa contemplation et vint vers elle en faisant tourner autour de son index un bracelet d’opales et de diamants qui avait appartenu à l’impératrice Joséphine :

— Désolé, mais je n’ai que la moitié de ce que j’ai demandé. La collection est là et je vous remercie de me l’avoir apportée, mais je veux aussi la princesse…

— Mais je vous ai dit que…

— Qu’elle est clouée au lit pour quelque temps. Eh bien j’attendrai !… Lui aussi d’ailleurs, ajouta-t-il avec une intonation haineuse qui fit frissonner la fausse secrétaire. Évidemment, dans la position qui est la sienne, il vaudrait mieux que sa femme guérisse vite. Si solide qu’il soit, un organisme humain peut toujours flancher mais, étant donné la preuve de bonne volonté que l’on vient de me donner, je ne mettrai pas à exécution ma menace de diminuer la nourriture en proportion du temps écoulé.

— Je veux le voir !

— Cela ne me paraît pas indispensable. Je tiens à ménager votre sensibilité, ma chère. Je ne l’ai pas vu depuis un moment mais il ne doit pas être agréable à contempler… Alors, voilà ce que nous allons faire : le prochain train pour Venise part…

Il alla chercher un indicateur des Chemins de fer et le feuilleta jusqu’à ce qu’il ait trouvé ce qu’il cherchait :

— Voilà ! Il part demain soir de la gare de Lyon. Alors, en attendant, nous allons vous garder ici afin que vous puissiez prendre quelque repos et demain nous vous ramènerons à la gare et resterons avec vous… ou plutôt quelqu’un vous accompagnera jusqu’à Venise : une femme, soyez tranquille, et qui nous est toute dévouée. Elle pourra ainsi veiller aussi sur la princesse quand ses médecins lui permettront le voyage. Que pensez-vous de cet arrangement ?

— Que vous êtes un homme malhonnête et un monstre !

Il haussa les épaules avec un petit rire méchant :

— Mais non, je suis très humain ! Ainsi, félicitez-vous d’être aussi laide, sinon je vous aurais peut-être proposé une façon plus agréable de passer le temps… Timour ! appela-t-il en élevant la voix et en frappant dans ses mains.

Ce qui fit apparaître un personnage inattendu : un petit homme trapu aussi large que haut avec un cou de taureau et un faciès résolument mongol. Il n’était pas grand mais sa force devait être redoutable. L’homme au foulard lui désigna « Mina » en lui donnant un ordre dans une langue inconnue.

Le Timour en question approuva de la tête et coinça aussitôt un bras de la fausse secrétaire dans une poigne qui lui donna l’impression d’être prise dans un étau. Impossible de se dégager de cette pince-là !

— Dormez bien, ma chère ! dit l’homme au foulard. Nous nous reverrons demain, avant votre départ ! En attendant, soyez tranquille, on vous apportera de quoi ne pas mourir de faim… Vous m’avez apporté de trop belles choses pour que je lésine sur votre nourriture !

Resté seul, il retourna vers la table, ôta son foulard et plongea ses longues mains avides dans la masse scintillante… Son regard noir brûlait de tous les feux de l’enfer.

Il était plus de dix heures du soir quand le taxi du colonel Karloff pénétra tous feux éteints et avec une sage lenteur dans le petit jardin de La Tronchère. Adalbert, qui ne tenait plus en place, se précipita à la portière :

— Vous y avez mis le temps ! émit-il dans un souffle indigné. Qu’avez-vous bien pu fabriquer ?

— D’abord il a fallu qu’on me trouve, fit la voix de basse taille de l’ancien cosaque. Et ne rouspète pas ! On a fait aussi vite qu’on a pu !

— On a perdu beaucoup de temps en cherchant Romuald, renchérit Théobald. Et malheureusement on ne l’a pas trouvé !

— Il est parti où, celui-là ? En vacances ? Chez sa mère malade ? En reportage ?

— Ça, c’est moi que ça vise ! dit Martin Walker qui sortait du taxi par la portière opposée. Il est vrai que je vous dois un tas d’excuses.

— Ce n’est pas à moi que vous les devez ! gronda Adalbert. D’où sortez-vous ?

— De chez vous dans l’immédiat et avant de chez le commissaire Langlois. Mais est-ce que cette conférence ne pourrait pas se tenir à l’intérieur ? Il fait frisquet !

Adalbert approuva d’un signe de tête et l’on entra dans la maison au seuil de laquelle attendait La Tronchère. Chemin faisant, Théobald expliquait :

— M. Walker était chez nous quand Monsieur a téléphoné. Il a tenu absolument à m’accompagner et, comme je ne trouvais toujours pas mon frère, j’ai pensé qu’un homme jeune et sportif comme lui pouvait être utile.

— Tu as bien fait. Pouvez-vous me dire, vous, pourquoi vous avez disparu au moment où l’on avait réellement besoin de vous ? Grâce à vous Morosini est accusé d’un meurtre horrible et tous vos confrères l’ont traîné dans la boue.

— Mon excuse est que j’ignorais la mort de la comtesse. J’ai reçu tôt le matin une nouvelle qui pouvait nous donner une piste…

— En Pologne ? C’était peut-être un peu loin ?

— Pour découvrir un assassin on ne va jamais trop loin. On m’a prévenu que l’on venait de découvrir à Varsovie des manuscrits de Napoléon Ier et qu’ils allaient être vendus aux enchères. J’ai pensé que notre Napoléon à nous n’y résisterait pas et que j’avais une chance de le pincer là-bas. Alors je suis parti…

— Et qu’avez-vous trouvé ?

— Rien. À la réflexion, le gouvernement polonais a interdit la vente au dernier moment. Alors je suis rentré et, comme j’avais pu me procurer un ou deux journaux français, je me suis précipité au quai des Orfèvres pour raconter notre nuit.

— On vous a cru, j’espère ?

— Oh oui ! J’ai tout de même écopé d’une engueulade : Langlois était furieux que je ne me sois pas manifesté plus tôt. Comme vous ! Enfin demain, la Presse entière rendra justice à votre ami. Et moi, je vous offre mes excuses bien sincères. Comme je les lui offrirai quand on le retrouvera…

Le jeune homme était visiblement ému et bourrelé de remords. Adalbert lui tendit une main et de l’autre, lui assena une tape sur l’épaule.

— À condition qu’on le retrouve vivant ! Je suis presque persuadé qu’il est ici…

— Racontez !

Les cinq hommes étaient à présent réunis dans le salon si étrangement orné de merveilles pharaoniques dont la vue avait soulevé jusqu’au milieu du front les sourcils broussailleux du journaliste :

— Nous sommes chez un de vos confrères ?

— En quelque sorte. J’ajoute que de la fenêtre du premier étage nous avons vu arriver une voiture qui s’est arrêtée derrière la maison avant de se rendre au garage. Tout était éteint mais il nous a semblé qu’il y avait dedans une femme…

— Ils sont nombreux là-dedans ?

— Aucune idée ! Il y a au moins les deux hommes qui viennent d’arriver et dont j’ignore si l’un deux est notre Napoléon, il doit y en avoir deux autres puisque notre hôte ici présent en a vu quatre jouer aux boules. Sans compter notre amie Tamar qui est aussi costaude qu’un mâle, si ce n’est plus… Vous n’avez pas prévenu la police ?

— Bien sûr que non. D’abord nous ne sommes pas certains d’avoir trouvé l’endroit où est détenu le prince, ensuite, s’il y est, l’apparition d’uniformes pourrait signifier sa mort… On y va ?

— Venez d’abord au premier pour reconnaître le terrain.

Dans la chambre obscure ils observèrent un moment la maison voisine, et ce qu’ils virent n’était pas réjouissant. La voiture avait été rentrée au garage mais il y avait un homme armé en sentinelle aux deux entrées, celle du perron et celle de l’arrière, et pour les atteindre il fallait avancer en terrain découvert.

— Il faudrait pourtant entrer là-dedans, fit Walker.

— Il y a une solution, dit tranquillement Adalbert. Par le toit !

— Ce hérissement de clochetons, de créneaux et de pentes ardoisées ? Vous êtes fou !

— Clochetons ou pentes ardoisées ont des petites fenêtres ou des lucarnes, donnant sur des greniers en général. Jamais fait d’alpinisme ?

— Jamais, non. J’ai le vertige !

— Gênant ça ! Moi si ! J’ai commencé avec les Pyramides et la Vallée des Rois.

Il n’ajouta pas que, lorsqu’il travaillait pour le Deuxième Bureau, il lui était arrivé de grimper le long de bâtiments tout aussi rébarbatifs. Et même plus ! Dire qu’il y avait des gens pour dire du mal du style « troubadour » ! Escalader cette horreur tarabiscotée ne devait pas être au-dessus de ses moyens.

— On va se partager le travail ! Moi je grimpe là-haut et vous vous postez dans les fusains que vous voyez là-bas, de façon à surveiller la sentinelle de l’arrière. Quant à Théobald il va rester sur le mur pour garder l’échelle que je vais demander, la tenir à disposition et faire le guet.

— Et moi, grogna Karloff, je ne fais rien ?

— Vous tenez compagnie à notre hôte et vous gardez votre taxi prêt à démarrer au cas où il faudrait prendre le large. Et maintenant, Messieurs au travail ! La Tronchère, trouvez-moi une échelle !

L’échelle servit à franchir le mur mitoyen à peu près à égale distance des angles de la maison, de façon à être hors de vue des gardiens. Adalbert passa le premier, sauta à terre sans faire le moindre bruit. Martin le suivit courageusement étant donné sa tendance au vertige et, pour le combattre, se laissa tomber bravement les yeux fermés. Théobald ferma la marche plus calmement en prenant soin de tirer l’échelle côté La Tronchère. Après quoi chacun s’en alla, en prenant mille précautions et sur la pointe des pieds, vers l’objectif qui lui était assigné. Du haut du mur, Adalbert avait déjà examiné le versant de la maison qu’il voulait escalader, repéré au-dessus des grosses pierres en relief qui formaient la base, ici une corniche, là un balcon, qui lui simplifieraient la tâche, sans compter un superbe tuyau de descente des eaux. Mais, une fois à pied d’œuvre, il vit les choses autrement et se demanda si ce serait aussi facile qu’il l’avait imaginé. Pourtant un atout supplémentaire se présentait : au second étage – le premier était très élevé – une tourelle vitrée venait de s’allumer. Elle lui éclairait du même coup le chemin. Après avoir enfilé des gants de daim qui protégeraient ses doigts, il s’élança à l’assaut de la maison.

Le début fut encourageant : les parpaings de la base se montrèrent conciliants et le grimpeur atteignit sans difficultés majeures le premier balcon d’une large fenêtre obscure qui devait donner sur une pièce de réception quelconque, mais au-dessus le mur était lisse en dépit des tarabiscotages prétendument médiévaux qui ornaient ladite fenêtre. Heureusement, il découvrit une haute colonne proche du tuyau de descente, destinée sans doute à le rendre moins laid en l’aidant à se fondre dans l’ensemble. Alors il enjamba la colonne, s’arc-bouta entre les deux « ornements » et, conscient qu’un faux mouvement pouvait le précipiter à terre, il reprit son ascension. Elle se fit plus lente, plus pénible aussi parce que la peur s’y mêlait. Il devait choisir soigneusement les points d’appui de ses mains et de ses pieds. Il eut l’impression que cela allait durer l’éternité avant d’atteindre le second balcon orné de trèfles évidés comme sur les rambardes de Notre-Dame de Paris. Il voyait de mieux en mieux à mesure qu’il approchait de la tourelle éclairée mais cet avantage présentait l’inconvénient qu’il devenait, de ce fait, beaucoup plus visible. Enfin son calvaire prit fin. Il atteignit la corniche où reposait le petit balcon et s’y laissa tomber avec un soupir de soulagement. Le plus dur était fait. Atteindre le toit n’occasionnerait guère de difficultés grâce à la surabondance de galbes, de pignons, de sculptures dont certaines n’avaient d’ailleurs pas grand-chose à voir avec le Moyen Âge : tel l’angelot joufflu qui le regardait en rigolant et en agitant une trompette. Il se trouvait à présent à la hauteur de la tourelle – plutôt une échauguette en forme de lanterne – bâtie en surplomb et dont le séparait seulement quelque deux mètres de corniche.

Reposé, il allait reprendre son ascension quand il aperçut une silhouette de femme : celle qui était arrivée tout à l’heure sans doute et qui, maintenant, jetait un coup d’œil à l’extérieur, essayait d’ouvrir la fenêtre de façade puis, n’y parvenant pas, reculait dans la pièce avec un haussement d’épaules découragé.

D’où il était, Adalbert la distinguait mal, surtout à cause de la saleté qui couvrait les carreaux, mais dans cette silhouette entrevue, quelque chose accrocha son attention et il pensa que cette femme était peut-être prisonnière. Le mieux étant, selon lui, d’y aller voir, il enjamba le balcon et, le dos au vide, progressa sur la corniche. Il atteignit celui des trois panneaux vitrés qui était le plus proche de lui, nettoya un morceau de carreau avec son mouchoir et, en se tordant le cou, réussit à voir l’intérieur de la chambre. Ce qu’il vit alors le sidéra tellement qu’il faillit dégringoler en bas de la maison. C’était bien une femme qui était assise là, presque en face de lui, dans un fauteuil et une attitude découragée, mais cette femme c’était Marie-Angéline du Plan-Crépin.

Il ne perdit pas de temps à se demander ce qu’elle faisait dans ce lieu et, envahi d’un espoir tout neuf, il se mit à tambouriner doucement, puis un peu plus fort, contre la vitre. Il la vit tressaillir, lever la tête puis se précipiter vers la fenêtre qui, d’ailleurs, était dépourvue d’ouverture, y coller son visage puis réprimer un cri de joie. Presque aussitôt suivi d’un geste d’impuissance affolée. Pour la calmer il appliqua sa main sur la vitre, paume à plat, puis fouilla dans ses poches où se trouvait un assortiment d’outils de petite taille fort utiles à qui souhaite s’introduire chez quelqu’un sans sa permission. Parmi eux, il y avait un diamant de vitrier à l’aide duquel il entreprit de découper le carreau sur son pourtour afin de se frayer un passage. Comprenant son idée, Marie-Angéline partit chercher un oreiller et l’appliqua sur la vitre pour diminuer le bruit. Ce fut un travail long et plutôt fatigant étant donné la position instable d’Adalbert mais, finalement, le carreau fut enlevé, déposé sur le tapis, et la fausse Mina put aider son ami à franchir l’ouverture. À l’intérieur de la maison rien n’avait bougé.

— Éteignez ! chuchota Adalbert. Ils croiront que vous dormez et on peut aussi bien causer dans l’obscurité. À présent, dites-moi ce que vous faites là ? ajouta-t-il en se laissant tomber sur le pied du lit pour éponger la sueur qui lui coulait du front et d’un peu partout.

— Je remplace Lisa. Elle devait apporter toute la collection de joyaux d’Aldo.

Elle apprit alors à Adalbert le chantage auquel Lisa avait été soumise et les ordres qui lui avaient été donnés par les ravisseurs, précis et féroces. Elle devait venir sous un nom d’emprunt et ne prévenir aucun des amis d’Aldo ni des siens propres sous peine de mort pour son époux. Elle était donc partie, emportant la collection et sous son ancienne apparence de Mina Van Zelden, la fidèle et peu attrayante secrétaire d’autrefois.

— Mais, continua la vieille fille, une fois qu’elle été embarquée sur le Simplon-Express, M. Buteau resté à Venise, n’a pas supporté l’idée de la savoir seule aux prises avec des gens aussi dangereux. Il fallait qu’il fasse quelque chose : alors, afin d’être certain que sa communication ne soit pas surprise, il est allé chez le pharmacien Franco Guardini l’ami d’enfance d’Aldo, et il a appelé chez nous. Ce qu’il voulait, c’est que la marquise prévienne son ami l’ancien commissaire Langevin, mais nous avons eu une autre idée. Connaissant le plan que devait suivre Lisa, je suis allée la rejoindre au Continental et j’ai réussi, non sans mal, à la convaincre de prendre sa place. Ce rôle-là je pouvais le jouer sans difficultés…

— Ce qui m’étonne, c’est que vous ayez réussi ! Telle que je la connais… Elle ne vous a pas flanquée à la porte ?

— Oh, elle a essayé, mais je suis plus forte qu’elle. En outre je crois qu’elle a éprouvé un soulagement à voir enfin devant elle un visage ami. Elle a relâché la tension en pleurant d’abord, puis en ne se faisant pas trop prier pour me dire ce qu’elle allait devoir faire. Seulement quand j’ai dit que je voulais y aller à sa place, elle est devenue intraitable c’était elle qui devait y aller et nulle autre. Alors j’ai employé les grands moyens…

— Et c’est quoi, les grands moyens ?

Marie-Angéline rougit furieusement – un spectacle qui se perdit dans l’obscurité ! – baissa la tête et soupira :

— Je lui ai envoyé un uppercut au menton.

— Un quoi ?

— Un coup de poing ! Il faut vous dire que je fais beaucoup de gymnastique et que j’ai un peu étudié la boxe… Avec un adversaire non prévenu je me débrouille assez bien.

— Je me demande s’il y a quelque chose au monde que vous n’ayez pas essayé ! exhala Adalbert sidéré. Et après ?

— Je l’ai déshabillée, ligotée avec les ceintures des peignoirs de bain, bâillonnée avec un mouchoir et enfermée dans la salle de bains. Rassurez-vous, elle ne manque pas d’air. Là-dessus j’ai pris ses vêtements… et sa place au rendez-vous. Seulement nous ne sommes pas au bout de nos peines : le démon que j’ai vu à l’étage en dessous veut Lisa sinon il ne relâchera pas Aldo.

— Pas difficile de comprendre pourquoi : tenant Lisa il espère faire chanter son père pour obtenir une nouvelle rançon.

— Vous croyez ? C’est un gros morceau que Moritz Kledermann.

— Oui et assurément il ne se laissera pas manipuler aisément, mais en attendant tous ces délais risquent de coûter la vie à Aldo.

— J’en suis persuadée. Que fait-on maintenant ?

— On essaie de sortir d’ici pour pouvoir ouvrir ceux à qui sont en bas. Rallumez et criez aussi fort que vous pouvez… et aussi longtemps qu’il faudra pour que quelqu’un vienne.

Tout en parlant, Adalbert s’emparait du tisonnier placé près de la cheminée et se plaçait derrière la porte. Marie-Angéline, pour sa part, prit une longue respiration et se lança dans une série de cris perçants tout à fait convaincants : ceux d’une femme à qui on fait subir les pires sévices. Le résultat ne se fit pas attendre. Après un cliquetis frénétique de clefs la porte fut violemment rejetée et un homme au physique nettement ibérique parut :

— Qu’est-ce qui se passe ici ? Mais…

Il se figea devant une Marie-Angéline qui debout au milieu de la pièce, le regardait surgir avec un doux sourire. Il n’eut cependant pas de temps pour d’autres points d’interrogation : manié de toute la force d’Adalbert, le tisonnier s’abattit sur son crâne et il s’écroula sans un soupir.

— Allons-y ! fit Adalbert. Il fit sortir sa compagne, ferma la porte à clef, mit la clef dans sa poche et, saisissant d’une main son revolver et de l’autre le bras de « Mina », il l’entraîna dans un couloir poussiéreux et entièrement dépourvu de meubles qui débouchait sur le dernier palier d’un large escalier de bois. Là, ils s’arrêtèrent pour écouter les bruits de la maison. Elle leur parut silencieuse ; pourtant elle n’était pas endormie car il devait y avoir, au rez-de-chaussée, une pièce allumée dont la lumière se reflétait dans la cage d’escalier.

L’un derrière l’autre, en rasant les murs pour éviter le plus possible de faire crier les marches, ils descendirent prudemment, s’arrêtant cependant au premier étage où ils virent un rai lumineux sous une porte.

— On va voir ? souffla Marie-Angéline.

— Non. D’abord ouvrir en bas. Il nous faut de l’aide…

Ils continuèrent à glisser le long des degrés jusqu’à atteindre le sol dallé d’un grand vestibule, vide à l’exception d’une antique chaise à porteurs. Adalbert se dirigea vers l’endroit éclairé, vit qu’il n’agissait d’un salon mal meublé avec des rideaux de peluche rouge mais où il n’y avait personne. D’un geste il entraîna alors son amie vers la porte de derrière qui donnait sous l’escalier, et chuchota quelques mots à son oreille. Elle fit signe qu’elle avait compris, ouvrit la porte et interpella l’homme qui faisait les cent pas devant :

— Dites-moi, mon brave ! fit-elle sur un ton terriblement snob. Pouvez-vous me dire… ?

L’effet de surprise joua pleinement. L’étonnement paralysa l’homme un court instant. Très court mais suffisant : jaillissant de nulle part, Martin Walker lui tombait dessus, l’assommait d’un maître coup de poing et, quand il s’écroula, Martin exerça sur son cou une prise qui le laissa inerte et sans connaissance.

— Que lui avez-vous fait ? demanda Adalbert surpris.

— J’ai appuyé sur ses carotides. Il en a pour un moment : j’ai appris ça au Japon. Mais faudrait peut-être essayer de le cacher ?

— On a ce qu’il faut !

Un instant plus tard, le garde, bras et jambes ligotés au moyen des bas de Marie-Angéline, bâillonné avec deux mouchoirs, était déposé dans la chaise à porteurs.

— Il y a celui de devant, chuchota Adalbert. On ferait peut-être bien de s’en occuper ?

— Hé là ! Je n’ai plus de bas, moi ! gémit la vieille fille qui, assise par terre, était occupée à se rechausser.

— Vous avez peut-être une combinaison ? proposa obligeamment Martin. En la déchirant en bandes…

— Vous n’êtes pas un peu malade ? Pour peu qu’il y en ait encore deux ou trois à mettre hors de combat, je n’aurai plus rien sur le dos ?

— Bah ! C’est pour une bonne cause, fit le journaliste avec un sourire si charmant qu’elle se mit à rougir :

— S’il n’y a pas moyen de faire autrement…

— On n’a pas le temps pour le badinage ! grogna Adalbert. Mettons déjà celui-là hors de service, on verra après.

Le même scénario se reproduisit mais cette fois les deux hommes tombèrent sur le garde avec un bel ensemble : le poing d’Adalbert l’envoya au tapis pour le compte, après quoi les doigts de Martin opérèrent comme sur son complice.

— Il y a là un placard ! proposa Marie-Angéline qui explorait fébrilement les boiseries du vestibule. Et il a l’air solide : mettons-le là !

— C’est beau, la pudeur ! ironisa Adalbert. Ça rend ingénieux.

Le placard refermé sur le garde tassé dedans, on tint un rapide conseil pour essayer d’évaluer le nombre des occupants de la maison.

— On n’est pas au bout, expliqua Marie-Angéline. Il y a encore l’homme qui m’a embarquée rue de Rivoli, le chauffeur et le Mongol… ou quelque chose qui y ressemble.

— La Mongole ! rectifia Adalbert.

— Pas du tout. J’ai bien dit « un homme ». Une sorte de tank jaune fort comme un ours. Pourquoi avez-vous dit « la » ?

— Parce qu’il y a ici la servante de la comtesse Abrasimoff et que c’est même ça qui m’a fait comprendre qu’il fallait s’intéresser à cette maison…

— N’oubliez pas non plus le patron : Napoléon VI ; il est mauvais comme un serpent à sonnette !

— Oh je ne l’oublie pas ! C’est même par lui qu’on va commencer. Il doit être au premier étage.

— Allez-y ! dit Martin. Moi je fais venir Théobald et on va explorer le sous-sol. La cuisine doit y être et les domestiques aussi. Si vous entendez tirer, ne vous affolez pas ! Je n’ai pas l’intention de faire de quartier ! ajouta-t-il en fourrant dans sa ceinture le pistolet récupéré sur le second garde, Marie-Angéline ayant déjà fait main basse sur celui du premier. Quant aux fusils, trop encombrants en combat rapproché, on les avait glissés sous les premières marches de l’escalier.

Aussi prudemment qu’à la descente, Adalbert et Marie-Angéline remontèrent et s’approchèrent de la porte sous laquelle filtrait la lumière. L’archéologue se pencha pour regarder par le trou de la serrure mais la clef était dedans et il ne vit rien : le bandit avait dû s’enfermer… En effet, quand avec d’infinies précautions il appuya sur la poignée de la porte, celle-ci résista. Adalbert se rapprocha de son associée :

— Ça vous fait peur de rester là à surveiller cette porte ?

— Avec ça, non ! fit-elle en élevant son pistolet. D’autant que je tire bien. Que voulez-vous faire ?

— Passer par la fenêtre. Le balcon qui y correspond est facile à atteindre puisqu’il est au-dessus du perron et qu’il n’y a plus de garde. Mais si vous êtes amenée à tirer, faites attention : il me le faut vivant afin qu’il me dise où est Morosini…

Elle fit signe qu’elle avait compris. Adalbert redescendit, sortit de la maison et examina le porche qui soutenait le balcon, très Roméo et Juliette d’ailleurs avec ses groupes de colonnettes sculptées de motifs différents comme aux portails de certaines églises. Mais là – don du Ciel lui-même sans doute ! –, un lierre grimpait gracieusement jusqu’à la balustrade gothique. Adalbert se sentit des ailes et, en moins de cinq minutes, il avait atteint son but et s’approchait de la porte-fenêtre ogivale flanquée de deux étranges ouvertures à meneaux. Sûr de lui, l’occupant de la chambre n’avait même pas jugé bon de tirer les rideaux ou de porter son foulard blanc. L’archéologue eut tout loisir de reconnaître le marquis d’Agalar. Assis sur une chaise en bois sculpté placée près d’une table sur laquelle était posée une grosse serviette de cuir ouverte, il contemplait un bijou qu’il tenait sur la paume de sa main. Un bijou qui n’était autre que la «  Régente »… Le temps, cette nuit, était doux et Adalbert considéra que sa chance tenait bon en constatant que la porte-fenêtre était simplement poussée. Divine imprudence des gens qui se croient invulnérables ! En dépit de sa fatigue, Adalbert s’offrit un sourire, assura son revolver et poussa doucement du pied le battant de verre.

— Désolé de troubler les délectables méditations de Votre Majesté, fit-il goguenard, mais je crains que son trésor de guerre ne lui échappe dans un bref délai. Les mains en l’air !

Pas autrement effrayé, l’air agacé plutôt, l’autre obéit :

— Qui êtes-vous et que voulez-vous ?

— Un ami du prince Morosini. Je viens le chercher et récupérer du même coup tout ce que vous lui avez volé. À commencer par ça ! ajouta-t-il en s’emparant de la perle qu’il glissa dans sa poche de poitrine. On ne vous a pas dit que ce n’était pas correct de toucher une rançon et de ne pas rendre son prisonnier ?

— Je n’ai pas reçu la totalité de ce que j’attendais. Je n’ai donc aucune raison de libérer votre ami. J’avais dit la princesse Morosini en personne !

— Pas difficile de deviner pourquoi : on l’enfermait, on faisait chanter son papa, on ramassait la collection Kledermann… et pour finir on tuait tout le monde afin d’être sûr de n’être reconnu par personne. C’était bien imaginé mais c’est raté ! Alors maintenant, vous allez me montrer le chemin ajouta-t-il avec rudesse. Debout et passez devant !

— Où voulez-vous aller ?

— Chercher Morosini ! Un peu vite, s’il vous plaît !

— C’est inutile : il est mort !

Le cœur d’Adalbert manqua un battement et il dut serrer les dents, mais sa détermination n’en fut que plus ferme :

— Alors conduisez-moi à sa tombe ! Et je vous préviens qu’il faudra creuser ! Je suis quelqu’un dans le genre de saint Thomas moi, je ne crois que ce que je vois !

— Il n’y a pas de tombe. Nous l’avons jeté à la Seine !

— Tiens donc ! Il aurait déjà refait surface.

— Pas avec une gueuse de fonte aux pieds…

Le sang d’Adalbert se glaçait de plus en plus. Ce misérable semblait affreusement sûr de son fait.

— Si vous avez fait ça, vous n’êtes qu’un fou, parce que moi, à présent, je n’ai plus aucune raison de vous ménager…

Au bout de son bras tendu, l’arme vint presque toucher le visage d’Agalar. Celui-ci lut sa mort dans les yeux soudain opaques de cet homme. Il allait tirer. D’une main qui tremblait, le marquis écarta le revolver :

— Je vous ai menti. Il vit ! Et… et je vais vous conduire à lui.

— J’espère qu’il est en bon état. Sinon, il ne restera pas grand-chose de vous à livrer à la guillotine ! Marchez ! Je vous suis… Et pas un geste de trop sinon vous êtes mort !

— Je ne suis pas stupide…

La porte franchie, Adalbert fronça le sourcil : il s’attendait à se trouver en face du pistolet de Marie-Angéline mais elle n’était pas là. Ce qui le surprit un peu, mais pas trop : il connaissait assez le caractère fantasque de la dernière des Plan-Crépin. Quelque chose avait dû attirer son attention et elle était allée voir.

L’un derrière l’autre, on descendit l’escalier à pas comptés.

En atteignant le vestibule, Adalbert pensa que l’atmosphère était bizarre : tout était désert, silencieux. Or, si Martin et Théobald avaient surpris les gens de la cuisine, un certain vacarme aurait dû s’ensuivre, et l’on n’entendait rien. On ne voyait personne. La porte du salon éclairé était toujours ouverte comme celles donnant sur le jardin.

Adalbert pensait que l’on allait se diriger vers celui-ci mais Agalar marcha vers le salon :

— Pas par là ! gronda Adalbert. Je suis sûr qu’il n’est pas dans la maison.

— Sans doute, mais je dois prendre des clefs et elles sont dans cette pièce…

— Dans ce cas…

Toujours l’un derrière l’autre on pénétra dans la zone éclairée. À cet instant quelque chose siffla dans l’air et une douleur brûlante envahit le poignet d’Adalbert. La lanière d’un long fouet venait de s’y enrouler. Et ce fouet était manipulé par un poussah mongol. L’arme s’échappa de sa main dont il eut l’impression qu’on la lui arrachait, et il se retrouva sur le tapis usé.

— Bravo, Timour ! fit Agalar avec satisfaction. Je me demandais où tu étais passé.

— Femme embusquée là-haut. L’ai assommée et jetée dans un coin.

Adalbert demanda mentalement pardon à « Plan-Crépin », coupable seulement de s’être laissé surprendre, et sentit un pincement à la pensée que cette brute l’avait peut-être tuée…

— Où sont les gardes ? demanda le marquis.

Timour fit signe qu’il n’en savait rien.

— On finira bien par les retrouver. Où sont les autres ?

— Ici, don José ! fit une voix à l’accent espagnol. Nous avons été attaqués à la cuisine et Pablo a été tué, mais j’ai assommé celui-là en lui lançant un fer à repasser à la tête, ajouta-t-il en jetant à terre un homme ficelé troussé comme un poulet dans lequel Adalbert, en qui montait le désespoir, reconnut Martin. Le journaliste était blême, inconscient, et du sang coulait de sa tempe.

— Il était seul ? grinça Agalar en allongeant au corps inerte un coup de pied chaussé d’un soulier pointu.

— Non. Il y en a un autre qui a réussi à s’échapper mais il n’ira pas loin. Tamar était allée… là-bas avec les chiens. En revenant elle a vu l’homme qui s’enfuyait et elle les a lâchés. Il ne doit pas être beau à voir à l’heure qu’il est.

Cette fois Adalbert ne put retenir un gémissement douloureux. Théobald ! Son fidèle, son irremplaçable ! Son ami !… Cette fois tout était fini, et par sa faute ! Quelle stupidité de ne pas avoir prévenu la police dès l’instant où il avait reconnu Tamar. Tout ça parce qu’il craignait qu’une arrivée massive ne précipite la fin d’Aldo… et aussi parce que, attaché à leur pacte d’autrefois, il se croyait assez fort pour le sortir de ce piège trop bien monté !

Cependant son léger signe de douleur ramenait l’attention d’Agalar sur lui, débarrassé de la lanière de cuir mais toujours à plat ventre sous le pied du Mongol qui lui maintenait la nuque à terre.

— Ça fait mal, hein, de perdre de bons compagnons, éructa-t-il. Seulement moi aussi j’en ai perdu et j’ai bien l’intention de vous faire payer le prix fort…

— Si c’est la mort que vous appelez le prix, vous faites erreur. Dès l’instant où mes amis sont morts, je n’ai plus guère envie de vivre. Alors allez-y ! Tuez-moi !

— Soyez sûr que je n’y manquerai pas, mais si vous pensez vous en tirer avec une balle dans la tête, vous faites erreur. La nuit est loin d’être achevée et nous avons tout notre temps ! En outre cette maison est suffisamment isolée pour que personne ne vous entende crier… Déshabillez-le attachez-le au pilier de l’escalier, vous autres. Quant à vous, mon cher, vous allez pouvoir apprécier avec quel art Timour peut découper un homme en lanières avec celle d’un fouet…

Un instant plus tard, l’archéologue était attaché solidement, le torse nu, à l’épais pilier de chêne dont ses bras faisaient à peine le tour…

CHAPITRE XI

OÙ LE MONDE SE MET À TOURNER À L’ENVERS

Tandis qu’on l’attachait à ce poteau de torture d’un nouveau genre d’où il ne devait pas sortir vivant, les idées d’Adalbert tournaient éperdument dans sa tête. Un léger, un très faible espoir venait d’y poindre du fait que le marquis croyait vides les maisons voisines, ce qui faisait grand honneur à la discrétion de La Tronchère. Pourtant il y était, lui, et aussi Karloff, dont le courage et l’esprit de décision ne faisaient aucun doute. Il fallait essayer de les alerter et, pour cela, sa seule chance – si l’on pouvait l’appeler ainsi dans une telle situation – était de hurler aussi fort que possible sous la torture qu’il allait subir.

Le premier coup de fouet lui fit comprendre qu’il n’aurait pas à se forcer. La dure lanière en cuir d’hippopotame, l’enveloppant d’une intolérable brûlure, lui arracha un cri, et le deuxième fut un véritable hurlement : le malheureux avait l’impression qu’on lui arrachait la peau du dos. Le ricanement d’Agalar le révolta :

— Comment osez-vous vous prétendre du sang de Napoléon alors que vous n’êtes qu’un fou criminel et sadique…

— N’oublie pas mon sang asiatique, pauvre imbécile ! Continue, Timour !

— Un jour… Un jour vous paierez vos…

Un troisième coup lui coupa la parole et la souffrance fut si rude qu’il faillit perdre connaissance et l’espéra… Que vienne la bienheureuse inconscience avant que le quatrième n’entame davantage sa chair ! Mais il était solide et il en fallait hélas plus pour qu’il s’évanouisse. Deux autres coups l’atteignirent sans obtenir ce résultat. Il ferma les yeux, attendant une recrudescence de souffrance, ouvrit la bouche… Un cri jaillit, mais ce n’était pas lui qui l’avait poussé, et le fouet ne s’abattit pas.

Tournant péniblement la tête il vit le Mongol tomber, un couteau dans la gorge. Un couteau qu’une main sûre venait de lancer de la porte arrière. En même temps des hommes vêtus de couleurs vives envahirent son champ de vision. L’un d’eux vint à lui pour trancher ses liens. Il se laissa glisser à terre et le spectacle qu’il eut sous les yeux lui parut relever du rêve, d’autant qu’un admirable contralto féminin se faisait entendre. Malheureusement il ne comprit pas les paroles car Masha Vassilievich s’adressait à Agalar en russe. Dressée en face de lui dans ses oripeaux rutilants, la grosse femme apostrophait le marquis avec une violence qui n’avait pas besoin d’interprète, tant elle exprimait la haine et le mépris. Médusé, celui ci l’écoutait sans faire le moindre geste pour l’écarter mais ce fut quand, à son tour, il cria qu’Adalbert comprit : elle venait de lui enfoncer dans la poitrine le poignard quelle tenait devant elle. Agalar tomba à ses pieds et elle leva le bras pour frapper encore.

— Non ! gémit Adalbert. Il faut qu’il parle ! Il faut qu’il dise où est Morosini…

Il essaya de se relever, ne réussit qu’à se mettre à genoux.

— Aidez-le donc, vous autres ! ordonna la tzigane. Vous voyez bien qu’il est plein de sang ! Soignez-le !… Mais toi, petit frère, tu as raison : il faut qu’il parle.

D’une seule main, elle empoigna Agalar par son vêtement pour le hisser jusqu’à ses genoux :

— Tu as entendu, assassin ? Où est le prince ?

— Je ne le dirai pas… Je sais que je vais… mourir mais il mourra aussi… plus lentement… voilà… tout !

Le poignard que Masha avait retiré de la blessure s’approcha de son œil droit :

— Tu parles ou je te fais sauter cet œil… puis l’autre ! Tu as tué mon frère, tu n’as aucune pitié à attendre de moi. Allons, parle, au moins pour sauver ton âme si c’est encore possible !

— Fais… ce que tu… veux ! Tu… tu n’auras pas le temps…

Il eut un spasme qui le rejeta en arrière. C’était la fin. Le comprenant, la tzigane le laissa retomber.

— Il faut pourtant que quelqu’un nous dise où il est !

Elle regarda autour d’elle, vit que l’Espagnol qui gardait Martin toujours inconscient était mort. Mort aussi Timour.

— Il y a les hommes que nous avons enfermé se souvint Adalbert. L’un dans une chaise à porteurs… L’autre là, dans le placard.

On les en tira mais Martin avait fait du trop beau travail : ils n’étaient plus que des corps sans vie…

— La femme ! s’exclama alors Adalbert. La Mongole ! Elle doit savoir…

— La femme aux chiens ? dit l’un des frères. Aliosha a tué les deux bêtes qui attaquaient un homme. Elle s’est enfuie.

— Et l’homme ? Comment est-il ?

— Amoché ! fit le tzigane qui n’ignorait apparemment rien des finesses de la langue française. Mais il s’en tirera !

— Je veux le voir !

À ce moment, Agalar, que l’on croyait bien mort cependant, ouvrit des yeux terrifiés. Une larme en coula et on l’entendit murmurer avec une horrible tristesse :

— Sur le salut… de mon âme ! Je… je n’ai pas tué le tzigane… ni l’Américain ! Ce n’est pas moi... Napoléon ! Pas moi !… Dieu… Dieu me pardonne !

Les yeux se fixèrent dans leur épouvante et le corps se raidit une dernière fois pour ne plus bouger. Cette fois c’était bien fini. Masha ferma les paupières d’une main qui tremblait un peu et se signa avant de murmurer avec un chagrin poignant :

— Devant la mort on ne ment plus !… Tout est à recommencer !

Elle se signa et se mit à prier.

— Pendant qu’il y était, sa contrition aurait pu lui inspirer de libérer Aldo ! s’écria Adalbert furieux. Il faut fouiller cette maison de la cave aux toits ! Il faut aussi retrouver Marie-Angéline ! ajouta-t-il, se souvenant de sa compagne de tout à l’heure.

— Vous allez surtout rester tranquille ! ordonna Masha. Je dois laver vos blessures…

— On les lavera plus tard ! fit Adalbert en réendossant sa chemise et sa veste. Occupez-vous des autres blessés ! lui dit-il en lui désignant Martin qui revenait lentement à la conscience et Théobald qu’Aliosha ramenait avec un bras enveloppé dans un torchon de cuisine.

Il devait souffrir beaucoup si l’on en jugeait par son visage pâle et crispé, mais il réussit à grimacer un sourire :

— Que Monsieur ne se tourmente pas !… Ça ira ! Mais il faudra que Monsieur cire ses souliers pendant un moment ! J’en demande bien pardon à Monsieur !

Adalbert se dirigea vers lui, le prit dans ses bras pour une chaude accolade :

— Ne dis pas de sottise ! C’est moi qui vais cirer les tiens.

Et il partit avec les quatre frères Vassilievich pour visiter chaque pièce de la maison qui n’en manquait pas. On allumait au fur et à mesure et bientôt la bâtisse brilla comme si une fête y était donnée, sans révéler la moindre trace de Morosini.

En revanche, Mlle du Plan-Crépin fut retrouvée presque par miracle dans l’un des clochetons du toit. On l’y avait bourrée comme un ballot de linge sale et elle pouvait à peine respirer mais, entendant du bruit, elle réussit à pousser des gémissements qui attirèrent l’attention d’Adalbert :

— Comment se fait-il qu’on ne vous ait ligotée ni bâillonnée ? s’étonna-t-il en l’aidant à regagner le grenier.

— Parce que vous trouvez que je n’en ai pas subi assez ?

Tandis qu’ils redescendaient vers le vestibule, elle lui raconta les derniers événements, mais elle eut un haut-le-corps en découvrant tant de cadavres sur le sol. Martin Walker, enfin ranimé, considérait lui aussi le carnage d’un œil désabusé, tout en fourrageant dans ses cheveux blonds. Sa tempe s’ornait à présent d’un hématome bleu gros comme un œuf de poule. Mais ses préoccupations étaient d’un ordre différent :

— Dire que j’ai manqué tout ça, moi ! Il va falloir m’expliquer… Toujours pas de Morosini ?

— Toujours pas ! On a retourné la maison entière sans relever la moindre trace.

— Qui est-ce ? demanda-t-il en désignant Marie-Angéline. Elle fait partie de la bande ?

— Non. C’est Mlle du Plan-Crépin, une cousine de Morosini. Elle a pris la place de Lisa au moment où celle-ci allait livrer la rançon et se livrer elle-même. Mais on vous le racontera plus tard ! Il faut…

— Prévenir le commissaire Langlois et un peu vite ! Au moins pour compter les cadavres et nous aider à fouiller le jardin.

— Vous pensez… qu’on l’y a enterré ? lâcha Adalbert la gorge serrée.

— Ce n’est pas à ça que je pense, fit Walker avec impatience. Réveillez-vous, mon vieux ! Avez-vous oublié ce que vous avez vu depuis la maison d’à côté ? La Tamar qui partait herboriser avec un pain et un seau, et qui revenait avec le seau vide.

— Comme je n’ai pas vu ce qu’il y avait dedans, j’ai pensé qu’elle allait jeter des ordures…

— … ou porter de la nourriture à quelqu’un ! Il doit bien y avoir des dépendances à cette foutue bicoque ?

— Vous avez raison ! Allons voir ! Mais quel malheur que cette damnée bonne femme ait réussi à s’enfuir ! Je vous jure qu’elle parlerait…

La voix paisible du colonel Karloff retentit soudain :

— Vous avez perdu quelque chose ?… Ça ne serait pas ça, par hasard ?

Ça, c’était Tamar qu’il menait en laisse comme un chien hargneux à l’aide d’une corde passée à son cou. Un autre bout lui liait les poignets dans le dos. Elle ne soufflait pas un mot et son visage plat suait la haine mais, quand elle vit son congénère étendu raide mort sur le sol, elle poussa un cri qui ressemblait à celui d’une louve, éclata en un déluge d’imprécations et de sanglots, voulut se jeter sur le corps mais Karloff la retint à l’écart :

— Si j’en crois ce qu’elle dit, c’était son homme, traduisit-il. Autrement dit, elle appartenait beaucoup plus à Agalar qu’à la pauvre Tania. Elle était chargée de la surveiller, tout simplement : la malheureuse aurait pu déménager autant qu’elle l’aurait voulu, dès l’instant qu’elle traînait ce boulet après elle…

— On la laissera pleurer tant qu’elle voudra quand elle nous aura dit où est Morosini ! coupa Adalbert. Demandez-lui où elle allait avec son seau et son pain l’autre jour ! Et avec un peu d’énergie, s’il vous plaît ! Sinon je m’en charge…

— Il vous faut un interprète : elle ne connaît que quelques phrases en français. Juste ce qu’il faut pour le service minimum d’une domestique.

Mais, sous le feu roulant des questions, la Mongole resta muette, ses lèvres serrées ne formant plus qu’une ligne mince dans son visage cireux. Pendant ce temps, les frères Vassilievich étaient allés explorer le parc à l’aide des lampes électriques dont pratiquement chacun s’était muni. Au bout d’un moment, Aliosha revint seul tandis que ses frères continuaient à battre le terrain :

— On n’a rien trouvé parce qu’il n’y a rien. Le jardin est composé d’une étendue d’herbe mal tenue, d’un petit bois et, derrière, d’une terrasse envahie par des broussailles qui domine d’assez haut une petite route… Mes frères cherchent encore, plus par acquit de conscience que pour autre chose. Le prisonnier n’est pas ici… et dans ce cas où chercher ?

Une véritable fureur s’empara d’Adalbert qui voulut se jeter sur Tamar en criant :

— Je vous jure qu’elle va parler ! Cette femme sait  où il est. J’en suis sûr ! Et il faut qu’elle parle ! Il le faut ! sanglota-t-il, à bout de nerfs.

On la lui arracha, ce qui ne parut pas émouvoir Tamar plus que son attaque. Agenouillée près du corps de son époux et les mains toujours liées, elle avait entonné une sorte de mélopée murmurée, plus obsédante que les cris. Masha intervint alors : — Laissez-moi faire ! dit-elle calmement. Je crois savoir ce qu’il faut dire…

Elle s’agenouilla auprès de Tamar… et se mit à chanter.

Un frisson parcourut alors ceux qui l’écoutaient. Jamais sa voix n’avait été si chaude, si prenante. Pourtant le fil mélodique ne ressemblait en rien à ce qu’elle tissait d’habitude. Il y avait dedans quelque chose de plus sauvage, de plus héroïque et de plus désespéré à la fois…

— Qu’est-ce qu’elle chante là ? chuchota Karloff. Je ne comprends pas…

— Ce doit être du mongol, laissa tomber Aliosha. Mais j’ignore d’où elle le sort…

Une chose était certaine en tout cas. Tamar avait tourné la tête vers la tzigane et elle écoutait avec une attention tellement tendue que tous la ressentaient. Au bout d’un moment et sans cesser de chanter, Masha défit la corde qui liait les poignets de Tamar et, se levant, lui tendit une main, sans la lâcher quand la femme se fut relevée à son tour. On aurait dit que la vie de celle-ci était suspendue à cette voix, à ce regard… Main dans la main, elles se dirigèrent vers la porte et sortirent de la maison… Adalbert et Martin s’apprêtaient à s’élancer à leur suite mais Aliosha les retint :

— Suivons, mais à distance !

La nuit, si sombre auparavant, commençait à céder devant le jour et, dans ces deux femmes qui s’en allaient à pas lents à travers les écharpes de brume venues du fleuve et qui se glissaient sous les arbres, il y avait quelque chose d’envoûtant. Masha chantait toujours… Ceux qui venaient derrière assourdissaient leurs pas, retenaient leur souffle, conscients de la fragilité du lien entre la chanteuse et celle qui l’écoutait…

Enfin on sortit du bois. On déboucha sur la terrasse dont avait parlé Aliosha, d’où l’on découvrait la Seine, les moutonnements obscurs du bois de Boulogne et les lumières de la ville. Soudain Tamar s’accroupit dans les herbes hautes commença à déblayer de la terre et des herbes mêlées, puis, se redressant, regarda Masha. Celle ci se tut et tendit les bras pour envelopper Tamar mais, avec un cri qui était aussi un sanglot, la Mongole lui échappa, courut vers l’extrémité de la terrasse et se jeta dans le vide… Sans qu’elle fît un geste pour la retenir.

Seulement, par trois fois, Masha se signa.

Déjà les hommes étaient devant la place ainsi dégagée. Ils virent une tôle ronde munie d’une poignée, la soulevèrent. Déjà Adalbert était à genoux au bord et plongeait sa lampe dans les ténèbres d’où s’élevait une odeur pénible. Ce qu’il aperçut l’épouvanta :

— Bon Dieu ! s’écria-t-il à demi étranglé. Il est là au fond de ce trou… On dirait… on dirait qu’il est mort !

Cependant, des profondeurs du puits, une voix faible lui parvint :

— Adal… C’est toi ?

— Oui, mon vieux, c’est moi. Comment es-tu ?

— C’est… c’est sans importance ! Lisa ! Où est Lisa ?

— Elle va bien, sois tranquille ! J’arrive ! (Puis, s’adressant à ceux qui l’entouraient :) Comment descend-on là-dedans ? Trouvez-moi une corde… une échelle !

La corde n’était pas loin. On la trouva dans les herbes avec un crochet permettant de descendre et de remonter un seau : la seule communication, depuis près de trois semaines, entre l’enterré et le monde des vivants. Fédor, le plus solide des Vassilievich, se l’attacha autour du corps et s’assit par terre pour permettre à Adalbert de rejoindre son ami tandis que deux autres frères le retenaient.

— On ne le remontera pas comme ça, observa celui-ci. Il faudrait au moins une échelle ! Appelez donc les pompiers ! Ils sauront faire ça mieux que nous s’il est blessé. Sans oublier la police !

— Ni un serrurier ! gronda Adalbert du fond du trou. Il est enchaîné à la muraille !

Il fallut tout cela en effet, plus une bonne heure et les efforts de trois hommes pour que la civière descendue dans le puits remonte en glissant le long de l’échelle et soit déposée dans la tendre lumière d’un soleil qui se levait sans hâte.

— Mon Dieu ! exhala le policier. Quel monstre était donc ce pseudo-Napoléon ?

Morosini, en effet, aurait suscité la pitié de son pire ennemi : amaigri, blême sous les poils de barbe qui lui mangeaient le visage, les yeux creux et brûlants de fièvre, les bras enflés et les poignets couverts de croûtes dont certaines saignaient encore, sale à faire peur et répandant une odeur méphitique, il ne restait plus grand-chose de l’homme séduisant et désinvolte qui avait quitté la rue Jouffroy par une froide nuit d’avril pour s’enfoncer dans une nuit encore plus profonde. En outre, il émettait par quintes épuisantes une toux sèche qui fronça les sourcils d’Adalbert : il savait son ami sensible au froid et ce printemps ressemblait comme deux gouttes d’eau à un début d’hiver. Sans compter l’humidité du puits !

— Il faut le ramener tout de suite à la maison ! s’écria Marie-Angéline qui avait rejoint les hommes et qui pleurait dans son mouchoir. Il recevra les meilleurs soins !

— Pas question ! coupa Langlois. Il lui faut l’hôpital et nous allons le conduire à l’Hôtel-Dieu.

— Il a raison, approuva Adalbert. Il a besoin d’un examen minutieux. Après quoi on pourra le récupérer…

— Belles paroles ! ricana Langlois. Vous voilà saisi par la sagesse ? Un peu tard, on dirait ? Mais vous allez avoir des comptes à me rendre ! C’est bien la première fois que je vois faire appel à des tziganes plutôt qu’à la police pour régler les comptes d’un criminel !

— C’est moi qui ai téléphoné au Schéhérazade avant de venir ici, intervint Martin Walker. Vous appeler eût été trop risqué !

— Tandis qu’à présent vous avez lieu d’être satisfait ? Quel tableau de chasse ! Un vrai massacre…

— Vous n’auriez pas fait mieux ! Peut-être même pire, car tout le monde est entier dans notre camp. Sauf sans doute le dos de Vidal-Pellicorne. Au lieu de rouspéter, vous feriez mieux de vous pencher sur le problème qui vous reste : Agalar n’était pas Napoléon VI. Il l’a avoué avant de mourir en demandant pardon à Dieu et en jurant qu’il n’avait tué ni Piotr Vassilievich, ni Van Kippert ! Somme toute vous devriez nous remercier parce qu’on vous a éliminé une belle bande de truands sans que ça coûte un sou à la justice française !

— Je me disais aussi que j’oubliais quelque chose ! ricana Langlois. Eh bien, merci, monsieur Walker ! Tâchez au moins de ne pas en rajouter dans le papier sensationnel que vous allez pondre ?

— Allons, commissaire ! fit Walker avec un sourire désarmant. Comme si vous ne me connaissiez pas ?

— Justement, je vous connais.

— Alors, vous devez savoir que je vénère la police et que, pour rien au monde, je ne voudrais troubler sa sérénité.

Adalbert, cependant, s’était rapproché de Masha qui, à l’écart, contemplait ce qui se passait, immobile et droite, absente…

— Qu’avez-vous chanté pour cette femme tout à l’heure ?

Sans le regarder, elle répondit :

— Le chant de mort des guerriers mongols. Je l’ai appris un jour, très loin d’ici, d’un homme qui allait mourir… Cela évoque la gloire de ceux ont combattu dans l’honneur et qui s’en retournent, libérés de la haine, vers la steppe ancestrale que baignent l’Onon doré et le bleu Kéroulen… mais ne me demandez pas de traduire mot à mot : j’en suis incapable même si je comprends…

Et, ramenant sur sa tête le châle qui en avait glissé, elle s’en alla rejoindre ses frères…

Ainsi que Marie-Angéline l’avait précisé, Lisa n’eut aucune peine à se libérer de ses liens quand elle reprit conscience sur le tapis de la salle de bains où elle était étendue en chemise. Une situation parfaitement ridicule qui l’eût amusée si l’enjeu n’eût été aussi lourd. Elle aimait bien « Plan-Crépin », dont elle reconnaissait volontiers les aptitudes hors du commun, mais cette fois elle lui en voulait de s’être immiscée dans ce drame où la vie d’Aldo était en jeu.

Revenue dans sa chambre, elle constata d’abord qu’il était près de neuf heures et demie, ce qui signifiait que la machine était en marche et qu’elle ne pouvait plus rien pour l’arrêter. Que faire alors ? Rester dans cette chambre banale sans communication aucune avec qui que ce soit lui parut insupportable et, puisque l’indomptable Marie-Angéline avait pris sa place, elle allait se rendre rue Alfred-de-Vigny, certaine de s’y trouver au cœur du problème. Tante Amélie avait le réconfort vigoureux et singulièrement efficace.

Saisie d’une hâte soudaine de la retrouver, elle endossa les vêtements de Marie-Angéline, rassembla les quelques affaires sorties de sa mallette de voyage, prit son sac et descendit dans le hall pour régler sa note et demander un taxi. Il y avait réception, ce soir, au Continental et elle en fut un instant contrariée car dans ceux qui arrivaient elle pouvait reconnaître certains visages ; mais son déguisement était vraiment parfait, ainsi que la convainquirent son reflet dans l’une des hautes glaces de l’entrée et les regards sans poids de ces gens sur elle. Quelques instants plus tard elle roulait vers le parc Monceau…

Si elle s’attendait à créer une quelconque surprise, elle fut déçue.

— Enfin vous voilà ! exhala Mme de Sommières qui, depuis plus d’une heure, arpentait son jardin d’hiver dans un cliquetis de sautoirs.

— Vous m’attendiez ?

— Bien sûr ! Que pouviez-vous faire d’autre à présent que compter les heures avec moi ? On attend mieux à deux que seule en face de son imagination. J’aime bien Plan-Crépin, vous savez ?

— Pourquoi, alors, lui avoir laissé faire cela ?

— Parce que c’était la seule chose intelligente. Parce que vous avez deux petits enfants et qu’ils ont besoin de vous plus encore que de leur père Enfin parce que Plan-Crépin porte en elle le sang de ces fous qui traversaient les mers et les déserts pour récupérer un tas de pierres où le Christ n’a fait que passer.

Elle s’arrêta, regarda Lisa au fond des yeux puis la saisit dans ses bras pour la serrer contre son cœur :

— Ma pauvre petite ! Ce que vous avez dû souffrir ! Pardon de n’avoir pas d’abord pensé à vous. Pardon de cet accueil un peu abrupt mais… mais je suis comme ça ! Si je ne vocifère pas, je m’écroule !

— Je sais. Mon père est comme vous… et moi aussi je crois bien. Mais j’ai peur… J’ai tellement peur !

Se dégageant des bras de la marquise, elle se laissa tomber sur un pouf et, en dépit de ce qu’elle venait de dire, fondit en larmes avec la violence d’une rivière qui brise une vanne. Mme de Sommières la laissa pleurer un moment, se contentant de poser une main apaisante sur les cheveux teints de la jeune femme dont elle avait commencé à palper une mèche dans un geste plein de pitié. Alors, elle entendit :

— Pourquoi… pourquoi ne m’avez-vous pas dit qu’il s’était mis à aimer cette femme ? À l’aimer au point de la tuer.

Comprenant qu’un poison ajoutait sa brûlure à la blessure de Lisa, Mme de Sommières tira une chaise basse près du pouf et s’empara des mains de la jeune femme pour essayer de découvrir son visage :

— Qu’est-ce qui peut vous faire croire une pareille horreur ? Connaissez-vous donc Aldo aussi mal ?

— Je le connais bien, au contraire. Je sais qu’il est sujet à des coups de passion qu’il a du mal à contrôler. Avez-vous oublié Anielka et, avant elle, Dianora, la femme de mon père ?

— Pourquoi ne pas remonter au Déluge ? L’affaire Dianora, c’était avant la guerre. Quant à la Polonaise, il a vite compris…

— Pas si vite que vous le dites ! J’étais auprès de lui. Même si je me fondais dans le paysage. Après la Danoise et la Polonaise, pourquoi pas cette Russe ?

— Mais qui a pu vous raconter tout ça ?

— Quelqu’un en qui j’ai entière confiance : mon cousin Gaspard. Il a vu Aldo chez Maxim’s avec cette femme et ensuite il l’a suivie. Elle était, m’a-t-il dit, d’une rare beauté et…

— Et vous avez avalé cela sans vérifier ? Pourquoi ne pas être venue le rejoindre aussitôt au lieu de rester en Autriche ?

— Mais parce que j’aurais détesté ce rôle ! s’écria Lisa. La femme jalouse qui vient récupérer son époux pour le ramener au foyer en le tirant par l’oreille ? Vous, vous auriez dû m’appeler !

— Nous étions à Nice. C’est la lecture d’un journal qui nous a fait rentrer dare-dare… après le crime. Et ça vous l’en croyez capable aussi ?

Lisa haussa des épaules désabusées :

— Pourquoi pas ? Aldo a derrière lui des siècles de violence, de jalousie, de passions…

— … comme n’importe quel habitant de cette terre qu’il soit prince ou vilain ? En tout cas, au lieu d’écouter les délations – peut-être pas si innocentes ! – de votre cher cousin, pourquoi n’avez-vous pas appelé Adalbert ? Aldo habitait chez lui et il doit en savoir plus que quiconque !

— Son ami ? Le plus que frère ?… Il ne m’aurait rien dit.

— Je n’en suis pas certaine. Peut-être ne le savez-vous pas, mais je soupçonne notre archéologue d’être amoureux de vous depuis longtemps… Il ne serait pas resté les bras croisés devant un tel désastre.

Et comme la jeune femme gardait le silence Tante Amélie reprit :

— Lisa ! Lisa ! Ce que nous vivons ensemble ce soir est trop grave, trop douloureux aussi pour y mêler ce que je pense être au mieux un malentendu, au pire une infamie !

— Cela non ! Gaspard est un homme droit, honnête…

— Et il vous aime… Oui ou non ?

— Je ne sais pas…

— Mais si vous le savez ! En ce cas, sa vision des choses n’est peut-être pas tout à fait impartiale…

Cette fois Lisa ne répondit pas.

Le vieux Cyprien d’ailleurs venait d’entrer, poussant une table roulante sur laquelle il y avait disposé tout ce qui composait normalement un thé à l’anglaise, à cette différence près qu’il n’y avait pas de thé mais du café, du chocolat… et même un seau à champagne.

— Où allez-vous avec ça ? lui lança Mme de Sommières.

— J’ai pensé que si Madame la Marquise et Madame la Princesse veulent attendre Mademoiselle du Plan-Crépin, la nuit peut leur paraître longue… et froide.

Après quoi il alla tisonner le feu et remettre quelques bûches.

Elle fut longue en effet mais quand Cyprien revint au salon après l’avoir passée dans la loge du concierge près du téléphone, il trouva les deux femmes endormies, la plus âgée dans une chaise longue, la plus jeune dans une bergère, et resta là un instant à contempler ces deux visages fatigués que le sommeil n’avait pas réussi à rendre sereins. Allons, les nouvelles qu’il apportait seraient les bienvenues même si Monsieur Aldo était en route pour l’hôpital !

Il s’approcha de sa maîtresse, posa sur son épaule une main respectueuse et la secoua doucement…

En fait d’hôpital, Morosini n’effectua qu’un très bref séjour à l’Hôtel-Dieu : le temps, pour Mme de Sommières, d’apprendre qu’on l’y avait emmené et de passer – une fois n’est pas coutume ! – deux coups de téléphone : l’un à son « vieil ami » le professeur Dieulafoy pour exiger de lui une place dans sa clinique, l’autre au commissaire Langlois pour lui donner son point de vue sur la qualité des soins que l’on était en droit d’attendre du plus vieil hôpital parisien :

— Vous voulez qu’en plus de ce qu’il a subi, il attrape des poux, des puces et Dieu sait quoi ?

— Des cafards peut-être ? Nous ne sommes plus au Moyen Âge, Madame, et si l’Hôtel-Dieu accueille les indigents, les filles publiques et autres épaves de la rue, il a tout de même entendu parler de l’asepsie et de l’antisepsie.

— Il a une chambre particulière ?

— Non mais…

— Vous voyez bien ! En résumé, si vous l’avez mis là, c’est pour l’avoir sous la main. Encore une chance que vous ne l’ayez pas envoyé à l’infirmerie de la Santé !

— Je comprends votre émotion, Madame, mais je vous prie de vous calmer ! Il est vrai que j’ai encore plusieurs questions à lui poser, mais au titre de simple témoin : plus aucune charge ne pèse contre lui !

— J’aime mieux cela ! Bon, veuillez m’excuser, et comprendre qu’à mon âge je préfère ne pas avoir à traverser la moitié de Paris chaque fois que j’irai le voir. La clinique du professeur Dieulafoy n’est pas loin de chez moi…

— En ce cas, faites comme vous le désirez ! Je n’ai aucune raison de m’y opposer… Mais puisque j’ai le… hum !… plaisir de vous entendre, m’autorisez-vous une question ?

— Pourquoi pas ?

— Merci. On me dit que la princesse Morosini est chez vous ?

— Oui. Cependant, si vous désirez lui parler, je vous demande de prendre un peu patience. Elle vient de vivre un cauchemar dont elle n’est pas encore bien réveillée…

— C’est trop naturel. J’attendrai et je vais prévenir l’Hôtel-Dieu.

Une heure plus tard, couché au milieu de l’océan de blancheur d’une chambre dont la fenêtre donnait sur les arbres du parc Monceau, Aldo, que l’on avait nettoyé et pansé à l’Hôtel-Dieu, subissait le premier examen du professeur Dieulafoy. Sans en avoir d’ailleurs la moindre conscience. Depuis qu’on l’avait tiré du puits, la fièvre ne cessait de monter et, proche du délire, il ne se rendait compte de rien.

L’examen fut minutieux mais, quand il l’eut achevé, le « vieil ami » – qui n’avait guère plus de cinquante ans – ne cacha pas ses craintes lorsqu’il vint en personne rue Alfred-de-Vigny en donner le résultat :

— Il est atteint de broncho-pneumonie, expliqua-t-il. La sous-alimentation et l’eau, peut-être douteuse, qu’il a dû boire n’ont rien arrangé. Il était grand temps qu’on le tire de là.

— Mais enfin il est solide ? émit Lisa dont tout l’être protestait contre un bilan aussi dramatique. Il a toujours fait du sport…

— Cela ne l’empêche pas d’avoir des poumons fragiles. Cependant il jouit visiblement d’une excellente constitution et c’est sur elle que je compte pour le tirer d’affaire… Ne désespérez pas ! Le cas est grave mais pas extrême et je suis seulement venu vous donner le bilan…

— Je vais y aller ! Je veux le voir !

— Non, je vous en prie ! Pas maintenant ! Donnez-moi un jour ou deux ! Il n’aimerait pas, je crois, que vous le voyiez dans l’état où il est.

— C’est mon époux ! Et cela pour le meilleur et pour le pire. Et si le pire est là je dois y être aussi. Je viendrai… demain !

Dieulafoy haussa les épaules :

— Je ne peux pas vous en empêcher…

— Et moi je ne peux que vous donner raison, dit Mme de Sommières quand le médecin les eut quittées, mais peut-être devriez-vous faire quelque chose pour votre apparence ? Vous êtes méconnaissable ainsi.

Lisa se leva et se dirigea vers la glace de la cheminée qui lui renvoya l’image d’une femme dont la pâleur contrastait avec les cheveux d’un brun foncé aussi éloigné que possible de la somptueuse chevelure d’or roux qui l’enveloppait habituellement. Une femme très mal habillée, en outre, de vêtements sans grâce qui lui allaient mal.

— Vous voulez dire que je suis un véritable épouvantail ?… Il faut, au moins, arranger cela. Mais pour les cheveux je crains qu’une décoloration n’aggrave le mal. La solution sera peut-être de les couper court et d’attendre qu’ils repoussent…

— Aldo détestera. Il aime tant vos cheveux ! Ne coupez pas toute la longueur et faites éclaircir ce que vous garderez. Il y a grâce au Ciel d’excellents coiffeurs !

— Je sais mais d’ici demain je n’ai pas le temps, reste celui de téléphoner chez Lanvin où l’on a mes mesures pour demander que l’on m’apporte de quoi m’habiller convenablement.

Ce fut, bien sûr, plus que convenable. Le soir même, quand Adalbert vint dîner – il avait dormi toute la journée ainsi d’ailleurs que Marie-Angéline assommée de fatigue par sa nuit d’aventures ! –, il put embrasser une longue jeune femme brune, belle et pâle dans une robe de crêpe georgette bleu glacier dont le drapé en écharpe autour du cou faisait ressortir la rare couleur violet foncé des yeux.

— C’est assez surprenant, dit-il en tenant Lisa à bout de bras pour mieux l’examiner, mais c’est loin d’être laid. Et cette couleur vous va à ravir ! Je me demande ce qu’en dira Aldo ?

— Nous le saurons demain. Je ne veux pas attendre plus longtemps pour le voir. C’est moi qui devrais être auprès de lui. Pas des infirmières inconnues !

— Cela n’arrangerait rien. Je suis passé à la clinique avant de venir : la fièvre ne cède pas et il est toujours inconscient… C’est assez… impressionnant, même maintenant qu’on l’a débarrassé de sa crasse. Marie-Angéline qui l’a vu quand on l’a ramené au jour a failli s’évanouir…

Lisa eut un petit sourire et prit par le bras l’intéressée, qui devint toute rouge :

— Elle a fait preuve d’un courage extraordinaire, n’est-ce pas ? Pourtant je lui en voulais tellement lorsque je me suis retrouvée dans la salle de bains du Continental, ligotée avec des ceintures en éponge. À présent je ne sais que faire pour l’en remercier !

— Oh ! Je n’en mérite pas tant ! J’ai toujours adoré jouer la comédie, me déguiser, changer de personnage. Celui de Mina Van Zelden me plaît bien…

— Oui, eh bien vous vous contenterez dans l’avenir immédiat de celui de Plan-Crépin ! intervint la marquise. Il me suffit tout à fait, à moi : la comédie d’hier a bien failli tourner au tragique. Passons à table, en attendant, pour célébrer au champagne  la gloire de notre héroïne !

— Au champagne ! s’offusqua Marie-Angéline. Alors qu’Aldo est entre la vie et la mort ?

— Boire de l’eau ne le ramènera pas plus vite à la santé. Nous devons avoir des pensées constructives et, pour moi, le champagne en fait partie presque autant que les prières ! Nous boirons aussi à sa santé. Je suis sûre d’ailleurs qu’il va s’en sortir.

Et, prenant le bras d’Adalbert, l’indomptable vieille dame se dirigea vers la salle à manger ; mais il y avait des larmes dans ses yeux.

Ceux de Lisa étaient secs mais inquiets lorsque, le lendemain après-midi, elle franchit, accompagnée d’Adalbert, le seuil de la clinique du Pr Dieulafoy. L’infirmière-chef qui les reçut était grande, maternelle et compétente. Elle les emmena dans son bureau où elle offrit à Lisa un siège et une cigarette.

— Vous pensez que j’ai besoin de réconfort ? murmura celle-ci avec un regard incertain.

— On en a toujours besoin. La fièvre a baissé. Pas suffisamment encore et le malade reste faible, à peu près inconscient. Le professeur s’est montré plus optimiste ce matin mais, quand il s’agit d’un cas… préoccupant comme celui-là, j’ai l’habitude d’offrir aux proches, quand ils arrivent à la clinique, une halte entre la rue et la chambre. Cela leur permet d’aborder leur malade avec plus de sérénité et cela me donne parfois l’occasion de… modifier leur comportement, leur tenue aussi, car il faut songer à l’impression que ressentira celui qu’ils viennent voir.

— Que voulez-vous dire ? demanda Adalbert.

— Qu’un visage défiguré par les larmes, des cheveux en désordre, des vêtements déjà endeuillés sont d’un effet déplorable. Grâce à Dieu ce n’est pas le cas de Madame, ajouta-t-elle avec un sourire en détaillant l’ensemble de velours noir et de satin bleu clair-de-lune qui habillait si élégamment Lisa ; un turban où s’entrecroisaient les deux tissus casquait étroitement sa tête, ne laissant dépasser en haut du front que la racine des cheveux foncés. Elle est… parfaite !

— Vous n’exagérez pas un peu ? fit Adalbert en riant.

— Pas le moins du monde ! J’ai eu une malade qui au lendemain de son opération est tombée en syncope en voyant pénétrer dans sa chambre la soutane noire d’un prêtre. Un ami pourtant, mais elle a cru qu’il venait l’administrer ! Venez à présent !

Derrière elle, Lisa et Adalbert suivirent une galerie blanche qui sentait la cire et le désinfectant mais au bout de laquelle une baie vitrée donnait sur le jardin. L’infirmière ouvrit une porte, s’effaça : Aldo était en face d’eux.

Étendu sur le dos, les bras le long du corps dans ce lit aux draps bien tirés qui le faisait plus grand encore, Morosini, le teint cireux sous le hâle imprimé dès longtemps sur son visage, les lèvres décolorées et les yeux clos, avait triste mine. Lisa se glissa sur la chaise placée à son chevet et prit entre les siennes, qui tremblaient, la grande main brune de son époux ; elle regarda l’infirmière qui se tenait debout au pied du lit :

— Est-ce qu’il peut m’entendre ? demanda-t-elle.

— Je ne sais pas. Ce matin il s’est pas mal agité mais en ce moment il est calme.

— Il dort peut-être ?

— Cela m’étonnerait…

En effet, le visage immobile frémissait. En même temps, la main que tenait Lisa se crispait. Elle la serra plus fort en se penchant sur lui :

— Reste calme, mon chéri, murmura-t-elle. Je suis près de toi. C’est moi… C’est L…

Elle s’interrompit. Morosini venait d’entrouvrir les yeux et tournait vers elle leur opacité décolorée en même temps que tout son corps frémissait. Elle le sentit se cramponner à sa main.

— Tania ! exhala-t-il faiblement… Vous êtes là, Tania ?

Lisa recula si brusquement quelle faillit tomber, arrachant ses doigts comme si ceux d’Aldo les avaient brûlés. Frappée d’une horrible douleur, elle se jeta vers Adalbert qui, lui aussi, avait pâli :

— Emmenez-moi !… Emmenez-moi vite…

— Vous êtes souffrante, Madame ? s’inquiéta l’infirmière. Venez avec moi !

— Non… Non, merci ! Je veux seulement partir… tout de suite !

Elle semblait sur le point de tomber. Adalbert la prit sous les bras pour l’entraîner hors de la chambre dans laquelle l’infirmière resta, la fit asseoir dans l’un des fauteuils de rotin disposés près de la baie vitrée et prit entre les siennes pour les frotter ses mains qui se glaçaient. En même temps il essayait de percer l’espèce de transe qui s’emparait de la jeune femme. Mais elle ne l’entendait pas, ne le voyait pas. Son corps tremblait et il comprit qu’après ce qu’elle venait d’endurer, c’était la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Alors, le cœur serré mais résolu, il la gifla tout en lui demandant pardon…

Le remède opéra. Elle cessa de trembler, leva sur lui un regard qui revivait. Il voulut alors tenter de plaider :

— Lisa, Lisa ! Il est encore en proie au délire…

L’infirmière reparut à cet instant pour dire à peu près la même chose.

— Il n’est pas encore revenu à la conscience, Madame. Il ne faut pas tenir compte de ce qu’il dit.

Lisa les regarda l’un et l’autre tour à tour, et répondit :

— Quand on délire on ne ment pas. C’est l’inconscient qui s’exprime. Merci de votre bonté Madame ! Venez, Adalbert !

Et Lisa quitta la clinique avec la ferme intention de n’y plus revenir…

Sur le chemin du retour à la maison, elle refusa d’entendre le plaidoyer – passionné cependant d’Adalbert.

— Vous n’avez donc pas confiance en moi ? Sur mon âme, je vous jure qu’Aldo n’était pas l’amant de cette femme ! Il vivait chez moi : je l’aurais su tout de même ?

— Pouvez-vous jurer aussi qu’il ne l’aimait pas ? Ne s’est-il pas précipité chez elle quand elle l’a appelé ?

— Comme il aurait fait pour n’importe quelle autre personne en péril. Il a seulement été victime d’un coup bien monté qui permettait à Agalar de mettre la main sur une fortune tout en s’assurant que l’on n’appellerait pas la police, puisque Aldo était accusé de meurtre…

— Oh, cela, je veux bien l’admettre !

— Pourquoi alors ne pas admettre aussi qu’entre cette femme et Aldo il n’y avait rien ?

— À cause de ce que je viens d’entendre. À cause aussi de la lettre…

— Celle que l’on a trouvée entre les mains de la victime ? Rien que cette circonstance devrait vous la rendre suspecte. En outre vous savez aussi bien que moi qu’une écriture s’imite. Lorsque les bracelets de la princesse Brinda ont été déposés dans la chambre d’Aldo on a fort bien pu dérober un spécimen de son écriture. Il y avait sur le secrétaire les brouillons d’une lettre d’affaires qu’il était en train d’écrire.

— Vous avez vraiment réponse à tout, n’est-ce |pas ?

— Parce que c’est ma conviction profonde qui parle. Écoutez encore ceci : lorsqu’on l’a sorti du puits, c’est de vous qu’il s’inquiétait.

D’un doigt léger, Lisa caressa la joue de l’archéologue :

— Cher Adalbert ! Vous êtes vraiment le meilleur ami qu’un homme puisse avoir ! Pour Aldo vous iriez en enfer en chantant l’alléluia.

— Non, Lisa, fit celui-ci, soudain très grave. S’il avait fait quoi que ce soit dont vous puissiez souffrir, il m’aurait trouvé en travers du chemin. Je vous suis… trop attaché pour cela. (Puis, changeant de ton :) Vous n’allez tout de même pas l’abandonner alors qu’il est peut-être en train de…

— … de mourir ? Dieu ne le permettra pas. Quant à l’abandonner il ne saurait en être question. Encore moins divorcer, parce qu’il y a les enfants !

— Seulement à cause d’eux ? Soyez sincère, Lisa ! Pouvez-vous imaginer une vie à laquelle il n’aurait plus part ?

Elle ne répondit pas, tourna la tête vers la vitre de la portière derrière laquelle défilaient les arbres du bois de Boulogne. En effet, et bien que la distance fût courte, ils s’étaient rendus à la clinique dans la voiture de la marquise afin d’éviter le plus possible d’éventuels journalistes. Et à la sortie pour donner à Lisa le temps de se calmer Adalbert avait indiqué à Lucien le chemin de Longchamp.

— Répondez-moi, Lisa ! J’ai besoin de savoir.

— J’aimerais bien le savoir moi-même. Rentrons à la maison ! Ayant peu de goût pour le récit de Théramène, je vous dirai à tous en même temps ce que je pense faire.

Elle le dit, en effet, et en peu de mots :

— Si vous voulez bien de moi, Tante Amélie, je vais rester ici jusqu’à ce qu’Aldo soit hors de danger. Ensuite je retournerai à Ischl auprès des enfants.

— Et auprès de cet explorateur anglais si passionnant ? ricana Mme de Sommières.

Le sourire que Lisa lui offrit était plus triste que des larmes.

— Il n’est jamais venu à Rudolfskrone. Je l’ai rencontré à Salzbourg, chez les Colloredo et nous avons dansé ensemble. Mais j’avais déjà reçu une lettre de Gaspard. Elle m’avait agacée et j’espérais éveiller la jalousie d’Aldo pour qu’il me rejoigne. C’était stupide, complètement inutile… et tout à fait indigne de moi !

— … mais plutôt efficace, émit Adalbert. Je peux vous certifier qu’Aldo était furieux.

— Pas autant sans doute que vous le pensez ! Je sais comment il est dans ces cas-là. S’il l’avait été vraiment, il aurait pris le premier train pour Ischl, surveillance policière ou pas. Et moi, je me suis conduite comme une midinette.

— Ne vous faites donc pas de reproches ! Moi j’aurais fait bien pire, soupira la marquise. J’ai toujours rêvé d’une aventure avec un grand aventurier mais je n’ai rencontré que le père de Foucauld. Un saint ! En outre, je n’avais plus l’âge des galipettes. Cela dit, ne pouvez-vous lui accorder le bénéfice du doute ?

Pour toute réponse, Lisa embrassa la vieille dame et remonta dans sa chambre. Aussitôt celle-ci se retourna contre Adalbert :

— C’est une histoire insensée mais, moi, j’ai besoin de savoir la vérité. Pouvez-vous me jurer qu’il n’y a jamais rien eu entre Aldo et cette malheureuse ?

— Je n’ai rien su, rien vu, fit-il en haussant les épaules. On ne peut jurer de rien…

— Elle était vraiment belle ?

— Plus que ça ! Ravissante… envoûtante ! Pourtant je mettrais ma main au feu et ma tête à couper qu’Aldo n’y a pas touché. Il aime vraiment sa femme…

— Comme il aimait vraiment Anielka et, avant elle, Dianora Vendramin ! Mon pauvre ami, tout ce que nous pouvons faire, vous et moi, c’est de laisser passer le temps…

— Si Aldo nous le laisse, ce temps ! Je retourne à la clinique et je n’en bougerai plus jusqu’à ce que j’aie une certitude ! Quel qu’en soit le sens…

En fait, quarante-huit heures plus tard, le Pr Dieulafoy pouvait répondre de la vie de son patient mais décidait de le garder encore une quinzaine de jours pour assurer sa guérison et, surtout le mettre à l’abri des journalistes. Depuis la nuit de Saint-Cloud, la presse s’en donnait à cœur joie pour essayer de rattraper le retard pris sur Martin Walker, à qui sa situation de témoin oculaire assurait une place privilégiée. Les abords de la clinique étaient assiégés de jour comme de nuit en dépit du cordon de police que le commissaire Langlois avait établi pour préserver au mieux le malade.

En effet, outre Vidal-Pellicorne qui n’en bougea pas pendant trois jours, Gilles Vauxbrun, Mme de Sommières, Guy Buteau accouru de Venise, Marie-Angéline et quelques amis s’y rendirent, nombre de personnalités déposèrent leur carte, comme le maharadjah de Kapurthala qui allait repartir pour les Indes. Mais surtout il y avait le seigneur d’Alwar qui, depuis le premier jour, faisait prendre des nouvelles et que Langlois avait eu le plus grand mal à empêcher de faire garder la clinique par quelques uns de ses nombreux aides de camp…

Comme elle l’avait annoncé, Lisa repartit dès que la guérison fut assurée. Elle avait eu, auparavant, une longue conversation avec le vieux fondé de pouvoirs de son époux à qui elle vouait une sincère affection. Elle en traduisit la substance pour Adalbert quand il la conduisit au train pour Salzbourg où l’attendrait la voiture de sa grand-mère :

— Je n’ai nullement l’intention de divorcer ou de priver Aldo des petits mais je ne veux pas le voir avant un certain temps, parce que j’ai besoin de réfléchir. De toute façon, les jumeaux se trouveront mieux d’un séjour d’été en montagne plutôt que dans la touffeur humide de Venise. Dites-lui qu’il peut m’écrire mais en aucun cas venir me voir ! Cela n’arrangerait rien…

— Ça ne va pas être facile de lui faire avaler ça. Car enfin, Lisa, en admettant même – et moi je ne l’admets pas ! – qu’il ait eu un faible pour cette femme, elle est morte à présent.

— Justement ! Le souvenir d’une morte peut être difficile à effacer et je ne veux pas subir le temps des comparaisons.

Comme l’avait prévu Adalbert, la délivrance du message n’alla pas sans difficultés. Lorsqu’il était revenu à une conscience claire, les premières paroles d’Aldo avaient été pour réclamer sa femme. Adalbert s’en était tiré en disant qu’elle était malade mais vint le moment où Morosini eut retrouvé assez de forces pour entendre la vérité. Elle l’atterra :

— Lisa ne veut plus me voir ? Elle croit vraiment que j’étais l’amant de cette femme ?

— Elle croit que tu l’aimes : c’est pire !

— C’est surtout idiot ! Qui a pu lui faire croire va ?

— Le cousin Gaspard d’abord…

— Celui-là, je vais m’en occuper quand…

— Je ne te le conseille pas. Tu penses bien que je suis allé le voir. Il ne t’aime pas mais c’est un homme honnête et il n’a fait que dire ce qu’il a vu. Si tu t’attaques à lui, cela ne fera pas plaisir à Lisa. D’ailleurs le principal coupable, ce n’est pas lui mais toi…

— Moi ?

— Oui, toi. Quand elle est venue ici au lendemain de ton sauvetage, tu l’as appelée Tania. Je sais bien que tu délirais encore, mais le fait n’en est pas moins vrai : j’étais là.

Abasourdi, Morosini resta un moment sans mot dire puis, soudain, reprit :

— C’est insensé ! Je n’ai aucun souvenir de Lisa. En revanche je me souviens très bien d’avoir, à un moment donné, vu Tania dans une espèce de brouillard…

— Alors tu as vu un fantôme : tu sais bien qu’elle a été tuée !

— Je l’ai su ensuite, mais je te jure qu’à ce moment-là elle était pour moi bien vivante. Je la vois encore se penchant sur moi avec son visage pâle dans tout ce noir et ce bleu clair qui sont ses couleurs habituelles…

— Elle… elle portait toujours ces couleurs ?

— Toujours ! Elles convenaient si bien à ses grands yeux bleus.

— Tu as vu des yeux bleus ?

— Pas vraiment, peut-être… J’ai vu un ensemble un peu brumeux mais qui ne pouvait être qu’elle.

— Et qui pourtant n’était pas elle mais Lisa. Lisa qui a teint ses cheveux pour jouer le rôle qu’elle s’était attribué pour venir à ton secours et qui portait ce que lui avait conseillé la maison Lanvin : un ensemble de velours noir et satin bleu pâle avec un ravissant turban assorti qui lui emboîtait la tête. Je comprends tout maintenant : c’est un affreux malentendu…

— Mais bien sûr ! Alors écoute, mon vieux ! Tu vas courir à Ischl… ou plutôt non ! Tu vas lui téléphoner et lui raconter tout ça ! C’est trop bête en vérité !

Adalbert ne discuta pas et alla téléphoner mais la réponse qu’il rapporta le lendemain était conforme à ce qu’il attendait :

— Eh bien ? s’impatienta Aldo. Qu’a-t-elle dit ?

— Que c’est le ton qui fait la chanson… et que tu avais l’air un peu trop heureux. Elle ne change rien à sa décision de ne pas te voir avant l’automne…

Affreusement déçu, Aldo laissa la colère l’emporter :

— Quelle tête de mule !… Qui lui dit qu’à ce moment-là j’aurai encore envie de la voir, moi ? Les femmes sont inouïes : on les aime, on ne sait que faire pour elles, on endure les tourments de l’enfer à leur sujet quand…

— Je peux placer un mot ?

— Lequel ?

Adalbert ouvrit la bouche pour émettre l’idée qui venait de le traverser puis la referma, pensant que ce qu’il allait dire pouvait ressembler à une trahison envers Lisa. L’épisode de la clinique n’avait fait que renforcer la volonté de la jeune femme de ne revoir son époux qu’à l’automne, c’est-à-dire dans six mois. Autrement dit quand ses cheveux repoussés lui auraient rendu son vrai visage… Une raison bien féminine mais tellement compréhensible !

— Eh bien ? aboya Morosini. Il vient, ton mot ?

— Non. Non, tout compte fait, continue donc de vociférer ! Ça te fait le plus grand bien…

Quelques jours plus tard, le Pr Dieulafoy autorisait Morosini à quitter la clinique afin de poursuivre sa convalescence chez Mme de Sommières. Le printemps changeait le parc Monceau, sur lequel donnait la fenêtre de sa chambre, en un énorme bouquet de senteurs et de couleurs. Ce qui fut comme une délivrance : Aldo ne supportait plus les contraintes médicales, le rythme immuable du thermomètre, des soins, des repas, des – rares – visites, du sommeil imposé à huit heures du soir. Et surtout, il s’offrit le luxe délicieux de pouvoir enfin allumer une cigarette.

Ce n’était sans doute pas ce qu’il y avait de mieux pour qui relevait d’une broncho-pneumonie mais le plaisir en fut si vif qu’Aldo se sentit tout à coup beaucoup mieux. C’était pour lui un premier pas vers la vie normale à laquelle il aspirait.

Évidemment l’image que lui renvoyaient les miroirs lui rappelait fâcheusement son retour de la guerre. Les blessures de ses poignets étaient cicatrisées mais il flottait dans ses vêtements et la peau de son visage semblait adhérer à l’ossature, le moindre mouvement un peu vif le fatiguait. Au fond – et même si par instants il étouffait du désir de revoir sa femme – l’espèce de quarantaine imposée par Lisa n’était peut-être pas une mauvaise chose. Affronter son regard dubitatif et sans doute apitoyé avec cette mine de déterré lui serait insupportable. Il lui fallait reprendre des forces, replonger dans la vie avec l’appétit de naguère et retrouver ses passions. Toutes ses passions !

La collection Morosini était repartie pour Venise avec Guy Buteau, discrètement escorté par deux policiers en civil ; le commissaire Langlois vint en personne annoncer à Aldo que, si les bracelets de rubis avaient repris leur place dans les écrins de la princesse Brinda, l’émeraude d’Ivan le Terrible et, bien entendu, la « Régente » avaient été restituées à Adalbert. Ce fut pour Morosini une bonne occasion de se mettre en colère :

— Passe encore pour l’émeraude que j’ai achetée le plus légalement du monde en salle des ventes mais je ne veux pas garder plus longtemps cette maudite perle ! Je vais en faire cadeau au musée du Louvre et voilà tout ! Dans la galerie d’Apollon, elle n’embêtera plus personne ! Ce qui ne saurait manquer d’arriver puisque, malheureusement, Agalar n’était pas Napoléon VI et qu’il n’y a aucune raison pour que le vrai renonce à ses prétentions !

— Vous oubliez que vous n’êtes que le mandataire. En fait, le propriétaire c’est toujours le prince Youssoupoff, si j’ai bonne mémoire.

— Il n’en veut pas ! Il m’a chargé de la vendre…

— Mais pas d’en faire cadeau puisque l’argent doit être employé à des fins charitables. Alors achetez-la !

— Ça jamais ! Elle dégouline de sang versé et elle a failli me tuer. Quant à la vendre, la mort de Van Kippert découragerait n’importe qui. Drouot en tout cas n’en veut plus. Et je ne suis pas certain qu’en Angleterre ça marcherait mieux…

— Essayez l’Amérique ! Van Kippert savait parfaitement ce qu’il achetait.

— Mais certainement pas qu’il allait être tué sur le-champ. Si vous voulez le fond de ma pensée commissaire, la meilleure solution pour moi serait que vous arrêtiez Napoléon VI. Celui-là s’est juré de l’avoir pour rien. Et maintenant que nous savons que ce n’est pas Agalar, il faudrait peut-être reprendre la piste ?

— Et que croyez-vous que je fasse d’autre ? Seulement j’ai peu de chose à me mettre sous la dent.

— Avez-vous retrouvé Marie Raspoutine ?

— Pas encore. On la cherche, bien sûr, mais nous n’avons rien contre elle. En outre, si j’ai bien compris ce que l’on m’a raconté, elle ne connaît de lui qu’une ombre, une voix… Ce qui ne l’empêche pas d’en être tombée amoureuse… Une grande imaginative, en résumé !

— Mais j’ai dans l’idée que lui aussi y tient. Il faut la retrouver et avec une surveillance étroite…

— Merci, je connais mon métier. Mais, j’y pense, ajouta Langlois en louchant sur le grand carton somptueusement armorié et gravé qui reposait sur une petite table auprès de Morosini. N’aviez-vous pas dans l’idée de vendre cette sacrée perle au maharadjah de Kapurthala ? Je vois là une superbe invitation. Vous allez l’accepter ?

— Une occasion pareille ne se refuse pas quand on exerce mon métier mais, pour en revenir à la « Régente », je n’ai aucune chance de ce côté. Ah, si elle avait appartenu aux Louis XIV, XV ou XVI ce serait déjà fait, mais Napoléon ne l’intéresse pas. Et puis, toujours la même rengaine : il y a trop de sang frais sur elle…

— Qu’allez-vous en faire alors ?

— Je ne sais pas. Sans doute la confier au coffre de la Banque de France en attendant des jours meilleurs. Et je ne peux pas m’occuper d’elle en exclusivité : il est plus que temps que je rentre à Venise. Ma maison peut tourner sans moi mais jusqu’à un certain point seulement…

Il n’eut pas le temps de développer davantage ce point de vue : Marie-Angéline, rouge et essoufflée, fit à cet instant irruption dans la chambre :

— Les Mille et Une Nuits débarquent chez nous, Aldo ! Il y a là un… un maharadjah ! Un vrai !… Il brille comme une aurore et sa suite brille presque autant que lui. Ses gens envahissent la maison et moi il m’a écartée de son chemin d’un geste dégoûté… C’est merveilleux !

Mais le policier avait déjà mis un nom sur cette apparition fabuleuse :

— Alwar, à tous les coups !… Est-ce que je peux sortir d’ici sans le rencontrer ?

— Il vous fait peur ?

— Non, mais si je me trouve en face de lui, je devrai sans doute le coffrer pour déclarations mensongères dans une affaire de meurtre et je n’ai pas le droit de déclencher un incident diplomatique. Alors, je sors comment ?

— Par le balcon, fit Marie-Angéline en ouvrant plus largement la porte-fenêtre. Il communique avec la chambre de la marquise.

— Elle va me prendre pour un malotru ?

— Elle va être enchantée, voulez-vous dire ! Je vous conduis…

Ils disparurent juste à temps : déjà Cyprien rouge d’essoufflement et de colère, était propulsé chez Aldo par deux magnifiques jeunes gens aux yeux de gazelle dont les tuniques brodées d’or scintillèrent dans la flaque de soleil qui décolorait le tapis. Le vieil homme ouvrait la bouche pour annoncer l’auguste visiteur mais la fureur étrangla sa voix dans sa gorge et ce fut l’un des deux jeunes gens qui annonça Jay Singh. L’instant suivant celui-ci fit une entrée de prima donna sous sa couronne de rubis. Il était tellement cousu d’or, de rubis et d’énormes topazes qu’il ressemblait à une éruption volcanique.

Ôtant ses gants de satin – sous lesquels il en portait d’autres, en soie si fine qu’elle était presque transparente, afin d’éviter le contact impur de l’infidèle –, il s’avança vers Aldo les mains tendues :

— Mon cher… si cher ami ! ! Quelle joie de vous revoir après cette abominable épreuve ! Mais… dans quel état ! s’écria-t-il sur un ton dont l’enthousiasme semblait décroître à mesure qu’il découvrait Morosini. Êtes-vous contagieux ? ajouta-t-il, se contentant de serrer les mains d’Aldo au lieu de l’accolade primitivement prévue.

— Nullement, Votre Grandeur ! fit celui-ci en se levant pour saluer son visiteur. Je ne l’ai jamais été et, en outre, je suis convalescent…

— J’en suis tellement heureux ! Quelle affreuse histoire ! Tous vos amis ont eu très peur. Et moi plus que quiconque, je pense : je ressentais comme une blessure l’impression que l’on avait enlevé mon frère !

— Votre Grandeur est infiniment bonne et je sais quelle aide généreuse elle s’est efforcée de m’apporter. Je ne saurais dire à quel point je lui en suis reconnaissant…

— En ce cas, fit le maharadjah en fermant à demi les yeux, ce qui ne laissa filtrer qu’un mince éclat de son regard jaune, pourquoi ne pas revenir à nos conventions d’avant cette terrible épreuve : laissons de côté la grandeur et appelez-moi Jay Singh !

— Ce ne sera peut-être pas très facile mais je promets d’essayer…

Ses beaux serviteurs disparus, le prince tira démocratiquement un fauteuil pour s’installer près d’Aldo en prenant soin de récupérer quelques coussins supplémentaires. Ce faisant, son regard, comme précédemment celui de Langlois, effleura le carton armorié et il sourit :

— Ah ! Vous avez reçu, je vois, l’invitation de Kapurthala ?

— En effet. Accompagnée d’une aimable lettre du prince Karam.

— Vous y viendrez, j’espère ? Cela nous permettra de nous retrouver sous le ciel de mon magnifique pays… Mais, j’y pense, pourquoi n’irions nous pas ensemble ?

— Ensemble ?

— Mais oui. Partez un peu plus tôt, venez avec moi à Alwar ! Cela me permettra de faire admirer à l’expert que vous êtes les quelques joyaux rares que je possède. Et Alwar renferme des trésors architecturaux. Ensuite nous irons ensemble chez Jagad Jit Singh. Mon train privé est plus confortable que celui du Vice-Roi…

— Je n’en doute pas mais cette invitation s’adresse aussi à ma femme et elle est habituée à être accueillie avec autant d’égards que moi-même. Je ne saurais imposer cela à…

— Laissez, laissez ! Ce n’est pas un inconvénient ! J’ai moi aussi des épouses qui ne quittent guère le palais. Recevoir la princesse Morosini sera une vraie joie pour elles. Je voyage beaucoup et elles se sentent évidemment un peu seules : une telle visite leur apportera bonheur et lumière… Oh, ne me refusez pas ! Nous passerons quelques jours charmants… En outre, ajouta-t-il après un léger temps d’arrêt, j’avais dans l’idée en venant ici aujourd’hui de conclure avec vous une affaire.

Dès que le mot fut prononcé, Morosini se sentit plus détendu. Voilà un terrain solide sur lequel il aimait à s’aventurer et, à contempler cet homme dont le moindre mouvement faisait jaillir des étincelles, il pensa que ce pourrait être fort intéressant. De toute façon cela lui changerait les idées…

— Quel genre d’affaire ? demanda-t-il.

— Je souhaite acheter la perle dont les journaux ont parlé avec tant d’abondance. Celle qui appartenait au grand Napoléon ! Pouvez-vous me la montrer ?

— Elle n’est pas ici. Cette maison appartient à ma grand-tante la marquise de Sommières. C’est une dame âgée qui vit avec des serviteurs plus très jeunes non plus et la « Régente » s’est révélée un joyau… dangereux. Je me dois d’ailleurs de vous en informer, Altesse.

Alwar eut un geste de la main qui balayait la mise en garde :

— Pouvez-vous me la décrire en spécialiste que vous êtes ?

C’était pour Morosini l’enfance de l’art. Il se surprit même à se laisser aller sur les pentes d’un certain lyrisme pour évoquer l’orient admirable, la forme, le doux éclat de la grosse perle, sans oublier la pureté et la qualité extrêmes des diamants qui la coiffaient. Le maharadjah buvait ses paroles et, quand ce fut fini, il se montra enthousiaste :

— Magnifique ! Je vois déjà exactement le collier que je ferai exécuter et dont elle sera la pièce maîtresse. Le prix importe peu et je l’achète !

Aldo en aurait crié de joie. Il avait l’impression que le ciel s’ouvrait au-dessus de lui pour lui permettre d’entendre chanter les anges ! La damnée perle allait partir pour les Indes, tout à fait hors de portée de « Napoléon VI » ! Et cette châsse ambulante ne discuterait même pas le prix ! Un prix grâce auquel la vie du petit Le Bret serait assurée et quelques misères soulagées.

— Je pense, dit-il en s’efforçant de contenir sa joie, que vous ne regretterez pas cet achat, Monseigneur ! C’est à ma connaissance l’une des deux plus belles perles du monde et si vous voulez bien me faire l’honneur de revenir demain, elle vous attendra.

— C’est que demain je ne serai plus là ! Je rentre chez moi par le premier bateau…

— Mais alors…

Après un geste apaisant, Alwar frappa doucement dans ses mains sur un certain rythme : un homme en bleu apparut, une serviette sous le bras.

— L’un de mes secrétaires, présenta Alwar. Voilà ce que je vous propose : il va vous remettre un chèque de la moitié du prix dont nous allons convenir…

— Un instant, Altesse ! coupa Morosini. Je vous demande pardon mais je n’ai pas l’habitude de travailler ainsi. Je n’accepte d’argent qu’en remettant à l’acheteur le joyau choisi. Vous pouvez avoir la perle ce soir même… dans une heure au besoin. En ce cas vous la payez et nous n’en parlons plus.

— Tstt ! Tstt !… Je ne vois pas les choses ainsi. Je vous l’ai dit, je n’ai pas l’intention de l’emporter et si je vous fais remettre la moitié du prix c’est afin de concrétiser notre marché. L’autre moitié de la somme vous sera remise… dès votre arrivée à Alwar. Quand, avant d’aller à Kapurthala, vous me l’apporterez vous-même ! Ainsi le plaisir que j’en aurai en sera centuplé… et cela ne vous fera jamais qu’un petit détour.

Les anges, tout à coup, avaient cessé de chanter…

Troisième partie

LES TRÉSORS DE GOLCONDE

CHAPITRE XII

LA PORTE DES INDES

Ce fut avec un vif plaisir que Morosini et Vidal-Pellicorne reprirent, à Bombay, contact avec la terre ferme. En dépit de son confort attentif, L’Irraouadi, le paquebot des Messageries maritimes qui les amenait depuis Marseille, les avait secoués sans ménagement presque tout au long d’une de ces traversées qui comptent dans la vie d’un homme. Sauf pendant la lente remontée du canal de Suez et la navigation en mer Rouge – un intermède apprécié ! – le père Neptune leur avait fait grise mine, pour ne pas dire plus. L’aimable Méditerranée, dans la seconde quinzaine d’octobre, s’était montrée hargneuse et, en débouchant dans l’océan Indien, ils avaient rencontré la queue du cyclone qui venait de dévaster une partie des côtes indiennes. Fort heureusement, le port de Bombay n’en avait pas souffert. Le grand paquebot blanc put venir à son quai sans autre difficulté et y déverser une cargaison humaine soulagée mais déjà transpirante dans la chaleur humide qui règne en permanence sur ce grand port.

— Qu’est-ce que ce serait si nous n’étions pas à la saison fraîche ! soupira Adalbert, à peine assis dans la voiture qui allait les conduire à l’hôtel, en ôtant son casque colonial pour s’en éventer. J’ai l’impression de tremper dans un bain de vapeurs.

— Cette nuit tu auras presque froid, fit Aldo pour qui la chaleur n’avait jamais posé de problème, en regardant d’un œil distrait les flèches du soleil qui perçaient la brume pour se briser sur l’eau plate.

Tout ici était tellement différent ! Il avait conscience d’être au seuil de ce monde inconnu dont il rêvait lorsqu’il était enfant : les Indes ! Deux tout petits mots mais tellement évocateurs qu’ils se passaient d’adjectifs tant ils étaient chargés de couleurs, du parfum des épices, du ruissellement des joyaux et des turbans empanachés de diamants voguant dans les herbes hautes sur des éléphants caparaçonnés d’or. La réalité de l’instant présent était tout autre : la grisâtre brume dont s’enveloppait la ville éteignait les couleurs et même si Morosini savait que les splendeurs rêvées l’attendaient quelque part dans cet immense pays, les odeurs aussi manquaient au rendez-vous, remplacées par des relents de vase, de pourriture et d’huile chaude où se mêlait par instants une vague senteur d’encens.

Pourtant, quand ils arrivèrent devant l’hôtel – un énorme caravansérail coiffé de quatre minarets à bulbe de ce style indéfinissable qui caractérise l’ère victorienne, avec sur le pavillon central une énorme coupole semblable à une grosse fraise –, la brume se déchira soudain pour libérer un grand ciel bleu où planaient des oiseaux blancs. En face, au bout d’une place ovale terminant le boulevard Maritime et dominant le port, apparut une sorte d’arc de triomphe en basalte jaune, arrogant à souhait et construit en 1911 pour commémorer le voyage aux Indes du roi George V et de la reine Mary. Imposant, un peu écrasant même, il semblait peser de son poids de pierre sur la foule de mendiants, de charmeurs de serpents, de devins, de vendeurs d’amulettes, de saints hommes nus à la chevelure couverte de cendres, de vaches bossues et de petits marchands de fruits : une humanité couleur de craie, ou de terre, d’où se détachait, parfois, la silhouette gracieuse d’une femme enroulée dans un sari aux couleurs tendres. Cet arc de triomphe s’appelait la Porte des Indes et en vérité il portait bien son nom…

Debout près de la voiture d’où les boys de l’hôtel extrayaient les bagages, Aldo s’attardait à contempler ce décor qui avait l’air planté là pour qu’on y joue Le Tour du Monde en quatre-vingts jours quand une jeune femme armée d’un Kodak sortit de la masse des « figurants » et entreprit de traverser la place en courant à la manière des photographes : c’est-à-dire que, sans trop faire attention où elle allait, elle se retournait fréquemment pour chercher des angles de prises de vue.

Elle atterrit ainsi au milieu des bagages, faillit tomber, se raccrocha à la première aspérité venue qui se trouva être l’épaule d’Adalbert, perdit son casque blanc et éclata de rire :

— So sorry! commença-t-elle, I am...

L’archéologue l’avait déjà reconnue :

— Lady Mary ?… Mais quelle agréable rencontre.

— Et inattendue, fit Aldo. Que faites-vous à Bombay, Mary ?

Rendue muette par la surprise, elle les regarda tour à tour comme s’ils tombaient du ciel et finir par articuler :

— Mais c’est à vous qu’il faut demander cela. D’où sortez-vous ?

— Du bateau, voyons ! fit Aldo qui, ravi de cette rencontre tellement inopinée, se penchait déjà pour embrasser la marraine de sa fille.

Mais celle-ci s’écria :

— Mon Dieu ! J’allais oublier… On se verra plus tard !

Et sans rien ajouter elle s’engouffra dans l’hôtel saluée par les serviteurs qui en ouvrirent les portes devant sa fougue. Les deux hommes qu’elle venait de planter là regardèrent Mary Winfield, qui était l’une des deux meilleures amies de Lisa, disparaître dans les profondeurs du palace où ils ne tardèrent pas à la suivre.

— Qu’est-ce qui lui prend ? émit Adalbert, un peu vexé par un traitement aussi cavalier.

Car, depuis le baptême des jumeaux, il se sentait un petit faible pour la jeune Anglaise dont il appréciait aussi bien l’humour et la vitalité que le joli visage toujours souriant, les boucles blondes aussi difficiles à discipliner que les siennes propres et les pétillants yeux noisette qui lui donnaient l’air d’un lutin à la recherche d’un mauvais tour. Aussi peu conformiste que Lisa – elle avait été la seule à connaître, à approuver, l’équipée de la fille du banquier suisse délaissant les palais familiaux pour se couler dans les habits sans grâce de Mina van Zelden, secrétaire émérite –, Mary, fille d’un membre du Parlement affreusement riche, avait choisi de s’établir à Chelsea pour y exercer ses talents de peintre. Un talent réel, d’ailleurs, qui exaspérait sa famille mais commençait à lui valoir des commandes flatteuses.

Aldo haussa des épaules indulgentes et philosophes :

— Mary ne fait jamais rien comme les autres. Il est inutile de se poser des questions à son sujet. Tu l’as entendue : on se verra tout à l’heure. Allons déjà prendre une douche et nous changer !

Les dimensions du « Taj Mahal » étaient celles d’un de ces palais princiers qui accumulent les passages, les cours intérieures, les salons immenses, les galeries surmontées de verrières et, en découvrant ses murs tendus de velours rouge, les grands ventilateurs de plafond dont les pales brassaient l’air, ses énormes lustres de cristal de Bohême et son armée de serviteurs vêtus de blanc et rouge, les deux voyageurs eurent l’impression – voulue d’ailleurs par l’architecte – de franchir une sorte de sas entre l’Occident et l’Orient, avec un penchant certain pour le second. Il y avait tant de monde dans le hall que l’on se serait cru sur un marché, à cette différence près que ceux qui s’y agitaient appartenaient à de nombreuses nationalités, à des ethnies différentes, l’ensemble relié par des moyens financiers parfois imposants. Au milieu de tout cela les serviteurs passaient, silencieux comme des ombres…

En pénétrant dans sa chambre, vaste comme un hall de gare, dans laquelle un énorme lit drapé dans une moustiquaire blanche paraissait minuscule, Aldo se précipita sur une sorte de secrétaire où du papier et des enveloppes invitaient à la correspondance, griffonna quelques mots, glissa le tout dans une enveloppe sur laquelle il inscrivit le nom de Lady Winfield et sonna un boy qu’il chargea de porter la lettre à sa destinataire.

— Je viens d’envoyer un mot à Mary pour l’inviter à dîner avec nous, confia-t-il à Adalbert qui venait voir comment son ami était installé.

— Ça me paraît une bonne idée ! Mais tu ne crois pas qu’on aurait dû prendre une seule chambre pour nous deux ? J’ai l’impression d’habiter au milieu du désert…

— Personne ne t’empêche de peupler ton désert. Je suis sûr que, sur un simple appel, on doit pouvoir te fournir toute une troupe de bayadères, fit Morosini en riant.

— Par cette température ? Tu veux ma mort. Et ce machin qui tourne au ralenti, fit-il avec rancune en désignant le ventilateur nonchalant qui battait mollement de l’aile au plafond.

— Sonne ! On te le fera marcher plus vite. C’est aussi ce que je vais faire…

Un moment plus tard, en effet, les pales brillantes créaient un tourbillon à peine plus efficace dans l’air humide et lourd. Seule la douche dispensait un peu de soulagement mais, en endossant son smoking après avoir mis un temps fou à nouer sa cravate, Aldo se prit à regretter de ne pouvoir opter pour les tenues locales. Il est vrai qu’il se voyait mal coiffé d’un turban.

La nuit tomba subitement comme un rideau de théâtre, apportant une fraîcheur légère mais suffisante pour que l’on puisse cesser de se préoccuper de soi-même. Lady Winfield ayant répondu qu’elle serait ravie de dîner avec ses amis, ceux-ci descendirent sur le coup de sept heures pour la rejoindre.

Ils la trouvèrent dans la grande véranda fleurie qui jouxtait le hall et servait de bar. Bien qu’elle fût presque pleine, il y régnait un calme de bonne compagnie orchestré par un fond discret de musique anglaise déversé par un orchestre invisible. Mary était déjà là. Vêtue d’une robe du soir en mousseline à volants couleur miel, des topazes au cou et aux oreilles, elle buvait tranquillement ce qu’il est convenu d’appeler un whisky bien tassé, qu’elle remplaça par un autre quand un boy s’approcha pour prendre les commandes. Elle semblait d’excellente humeur et commença par s’excuser de les avoir abandonnés devant l’hôtel avec un peu trop de brusquerie :

— J’ai aperçu dans le hall le préposé au courrier et je me suis rappelé brusquement que je n’avais pas descendu la lettre que j’avais préparée… À présent dites-moi un peu ce que vous faites à Bombay, vous deux ?

— Nous ne faisons que passer, répondit Aldo. Nous sommes invités aux fêtes du jubilé du maharadjah de Kapurthala.

— Quelle chance vous avez ! Ça va être le grand événement mondain de l’année. Mais… n’allez vous pas arriver un peu tôt ? Si j’ai bonne mémoire, c’est seulement le 24 de ce mois ?

— Nous allons traîner en chemin. J’ai une affaire à régler avec un autre prince mais… (Il hésita un court instant devant la question qui lui brûlait les lèvres et n’y résista pas plus longtemps.) Avez-vous-eu des nouvelles de Lisa ces temps-ci ?

Il la regretta aussitôt, comprenant qu’il allait lui falloir donner des explications, tout raconter sans doute, mais Mary ne parut pas autrement surprise et Aldo respira :

— Pas depuis le mois d’août, dit-elle. Je suis allée passer quelques jours à Ischl avec elle et les enfants…

— Comment vont-ils ? murmura Aldo sans pouvoir empêcher sa voix de trembler et une larme de lui monter aux yeux.

Elle eut pour lui un chaud sourire et sa main, solide et forte pour une main féminine, vint se poser sur sa manche :

— Tout le monde va très bien et les jumeaux sont de vrais petits diables à qui la présence d’un père sera toujours nécessaire…

— Puisque vous me semblez au courant, Mary, vous devez savoir que cela ne dépend pas de moi… même si je suis responsable de cette désolante situation. Lorsque je me suis retrouvé à Venise après ma convalescence chez Tante Amélie, j’ai écrit une lettre à Lisa. Une longue lettre mais sans obtenir de réponse…

— Moi aussi j’ai écrit une lettre, fit Adalbert, et si à moi elle a répondu, son épître n’encourageait guère une correspondance suivie. Avec beaucoup de grâce et de gentillesse, elle me priait poliment de me mêler de ce qui me regardait. C’était à peu près le sens général.

— Je connais le style de Lisa, fit Mary en riant. Elle n’est pas suissesse pour rien : elle tourne rarement autour du pot.

— Ce serait plutôt une qualité. Ce qui est fâcheux, reprit Adalbert, c’est qu’elle ait aussi l’obstination nationale. Pourquoi ne veut-elle pas admettre que nous ne lui avons jamais dit que la vérité ?

— Vous trouvez qu’elle était facile à avaler, votre vérité ? Inversez les rôles et essayez de vous mettre à sa place ! Elle sait mieux que personne les succès féminins que rencontre Aldo… et aussi qu’il peut s’y montrer sensible. En toute conscience je crois que je réagirais de la même façon…

— Ne pensez-vous pas que je puisse, moi aussi, être blessé ? Entre ma parole et celle de son cousin Gaspard elle n’a pas hésité un instant.

— Vous l’avez vu, le cousin Gaspard ?

— J’en étais bien incapable. C’est Adalbert qui est allé chez lui.

— Et le pire, soupira celui-ci, c’est que c’est un type bien. Il m’a regardé droit dans les yeux et m’a dit qu’il n’avait révélé que ce qu’il a vu. Et quand j’ai émis l’idée que les services d’un détective privé ne s’imposaient pas, il m’a répondu qu’il aimait Lisa depuis longtemps et qu’il considérait toute atteinte à sa souveraineté conjugale comme une offense personnelle. Évidemment, nous aurions pu continuer à coups de poing, mais ça n’aurait pas changé grand-chose…

— Vous avez aussi bien fait d’éviter un scandale. Au point où nous en sommes, je crois sincèrement Aldo, que le temps travaillera pour vous et qu’il vous faut seulement être patient… et sage !

Ayant dit, Mary vida son verre d’un trait et se leva :

— Si nous allions dîner ? J’ai très faim…

Tout en suivant la jeune femme dans la grande salle à manger où les ventilateurs faisaient saluer les fleurs dans leur vase, Aldo bougonnait :

— Sage, sage ! Ça veut dire quoi, ça ?

— Qu’il y a aux Indes des tas de femmes ravissantes avec de grands yeux de biche qui donnent aux hommes une irrésistible envie de les protéger, jeta Mary sans se retourner.

— Que n’est-elle venue s’en assurer ? Elle est invitée elle aussi à Kapurthala et elle n’a même pas daigné donner son sentiment là-dessus. Moi qui espérais qu’elle serait ravie de voir un spectacle assez exceptionnel.

— Vous êtes vous-même un spectacle assez exceptionnel, fit la jeune femme en riant tandis qu’Adalbert écartait le léger fauteuil de la table pour l’aider à s’asseoir. Elle est blasée, voilà tout !

— Vous êtes insupportable, Mary ! Vous tournez tout à la plaisanterie ! Pour changer, si vous nous disiez ce que vous faites vous-même ici, et seule ? Vous n’avez pas l’âge de jouer les vieilles exploratrices recuites au soleil.

— Oh, je suis comme vous : je ne fais que passer et je bénéficie d’un statut de personnage officiel parce que je me rends à Delhi chez la Vice-Reine. Lady Willingdon désire que je fasse son portrait.

— Bravo ! applaudit Adalbert. C’est ce qui s’appelle une consécration, Lady Mary ! Vous devez être enchantée ?

— Ouuuui… encore que les portraits officiels soient souvent ennuyeux. Je préfère de beaucoup faire ceux d’une chanteuse des rues ou d’une danseuse de Covent Garden, ou encore d’un vieux clergyman. Ils ont plus de choses à dire qu’une idole en robe de soirée figée sous une batterie de diamants. Mais grâce à Dieu, la Vice-Reine possède un visage sensible, intelligent et la passion du mauve dont moi je ne raffole pas, mais la pénitence ne sera pas trop rude et je vais revoir ce pays… à propos de voir du pays, n’avez-vous pas dit, Aldo, que vous comptiez vous arrêtez chez un prince avant d’aller à Kapurthala ?

— En effet…

— Lequel ?

Occupé à passer commande au maître d’hôtel, Morosini ne répondit pas. Ce fut Adalbert qui s’en chargea :

— Nous allons chez le maharadjah d’Alwar.

Mary eut une sorte de hoquet tandis que ses jolis yeux noisette s’effaraient :

— Oh non ! Vous n’allez pas vous rendre chez ce malade ?

— Vous le connaissez ?

— Personnellement non, encore que je l’aie vu une fois à une réception. J’admets qu’il soit séduisant à première vue, fastueux : l’un des plus riches peut-être parmi ses pairs. Il est beau, aussi, mais pour qui sait, comme moi, lire sous les apparences d’un visage, celui de cet homme reflète la plus froide cruauté. Savez-vous que l’un de ses passe-temps favoris, quand il est chez lui, consiste à faire traîner des jeunes garçons à moitié écartelés entre deux chars à bœufs et sur les plus mauvais chemins du pays ?

— Pouah ! fit Adalbert, le vilain bonhomme !

— Il se veut pourtant saint homme, observateur farouche de la loi religieuse. Il est intarissable sur le mysticisme hindou et la réincarnation.

— Ça je le sais, sourit Aldo qui se souvenait sans grand plaisir de sa longue journée passée au Claridge. Mais il sait aussi être généreux et amical. Il m’en a donné une preuve…

— J’ai dit qu’il était fastueux : ce n’est pas la même chose. Je vais vous raconter une anecdote qui a eu pour cadre la Résidence de Delhi où je me rends. La Vice-Reine tenait absolument à l’avoir pour je ne sais plus quelle fête à cause de sa réputation de magnificence. Il a commencé par refuser sous prétexte qu’on le ferait sans doute asseoir dans un fauteuil de cuir et que sa religion, suprêmement respectueuse des vaches sacrées et autres veaux, lui interdisait tout contact avec leurs peaux. Il alléguait d’ailleurs qu’il n’avait jamais touché de cuir et ne portait que des gants de soie.

— Il en porte même deux paires, observa Morosini.

— Vous savez déjà ça ? Pour lui plaire, la Vice-Reine a fait recouvrir tout son mobilier de chintz fleuri – il a une passion pour les roses ! – et le lui a fait savoir. Il est donc arrivé à Delhi dans une de ses Rolls dont, par surcroît de prudence, il avait fait capitonner l’intérieur avec des tapis, et n’en est guère sorti que le temps strictement nécessaire. Mais il a fait mieux avec elle : il l’a carrément humiliée.

« Invité à un grand dîner il est arrivé somptueusement paré, véritablement ruisselant de diamants, et, pendant le repas, Lady Willingdon a beaucoup admiré une bague de diamants qu’il portait sur ses fins gants de soie destinés à éviter les contacts impurs. Il l’a retirée, la lui a présentée. Naturellement, elle l’a passée à son doigt pour juger de l’effet produit. Or, cette noble dame a un petit défaut, qu’elle partage avec la reine Mary : lorsqu’elle se trouve chez quelqu’un et admire un objet ou un autre, il est… de bon goût de le lui offrir. Et cela Alwar le savait.

« On s’attendait donc à ce que la bague devînt la propriété de son hôtesse mais il ne l’entendait pas de cette oreille. Trouvant que ses diamants s’attardaient un peu trop à la main de la Vice-Reine qui s’admirait complaisamment, il l’a priée de les lui rendre. Si on peut appeler ça prier ! Ensuite il a appelé un serviteur pour lui ordonner de remplir d’eau pure un verre de cristal, il y a plongé la bague pour la nettoyer, avant de l’essuyer avec la nappe et de la remettre paisiblement à son doigt ganté. Tête de la Vice-Reine et des autres Anglais présents !

— C’est une incroyable muflerie, fit Aldo, mais ce n’est pas pendable. J’aime moins l’épisode des chars à bœufs…

— Je suis d’accord avec vous, mais tout ceci est destiné à vous dissuader de vous rendre à Alwar. Il ne peut vous y arriver que des catastrophes…

Adalbert se mit à rire :

— Pas à lui, ma chère ! Il adore Aldo et le traite avec une incroyable révérence…

— C’est bien ce qui m’inquiète le plus ! Il a cinq épouses mais sa pédérastie est notoire. Tous ses « aides de camp », dont certains n’ont pas plus de dix ou douze ans, y sont passés ou y passeront. Il les choisit toujours pour leur beauté !

Morosini posa sa main sur celle de la jeune femme dans un geste apaisant :

— Ma chère, je ne suis pas un perdreau de l’année. J’ai plus de quarante ans. Votre Caligula hindou ne me fait pas peur. D’ailleurs je ne resterai pas longtemps : nous devons nous rendre ensemble à Kapurthala.

— Eh bien justement ! Si vous avez une affaire à traiter, vous la traiterez mieux là-bas !

— Impossible ! Je dois livrer à Alwar le joyau qu’il m’a acheté. C’est la condition sine qua non.

— C’est une histoire de fous ! Renvoyez-lui son argent et vendez à quelqu’un d’autre !

— Eh non, ma pauvre amie ! Ce joyau est une vraie malédiction et je suis trop heureux de lui avoir trouvé un acheteur. Et puis j’ai donné ma parole. Ne vous tourmentez donc pas : tout se passera bien.

— Et puis je serai là ! conclut Adalbert avec un large sourire. À nous deux on devrait en venir à bout. On en a vu d’autres…

Mary Winfield ne répondit pas. Son regard méditatif s’attacha tour à tour à ces deux figures d’homme qui l’encadraient et se fixa sur celle de Morosini.

— Je voudrais comprendre, reprit-elle. Vous m’avez bien dit que Lisa était invitée avec vous à Kapurthala ? En admettant qu’elle ait accepté l’invitation, qu’en feriez-vous à cette heure ? Vous l’emmèneriez à Alwar ?

— Naturellement.

— Eh bien, soupira Mary en acceptant la cigarette que lui offrait Aldo, il vaut mieux qu’elle ait refusé. Votre femme, mon cher, n’aurait pas franchi la gare : on l’aurait remise dans un train à destination de Delhi, à moins qu’on ne l’ait renvoyée à Bombay.

— Vous plaisantez, je suppose ? Ce n’est pas ce que m’a dit Alwar.

— Pas le moins du monde. Aucune Européenne, jamais, n’a été autorisée à séjourner si peu que ce soit chez ce charmant garçon. Alors je répète ma question…

— Inutile ! Je serais reparti avec elle…

— Et votre affaire d’honneur ?

— Oh, vous êtes insupportable !… Grâce à vous je vais me réjouir que Lisa ne soit pas venue… alors que j’en étais tellement navré !

— Eh bien, je vous aurai au moins servi quelque chose. Quand partez-vous ?

— Demain soir. Mais vous-même ? Nous allons peut-être faire route ensemble jusqu’à Jaipur où nous changerons de train pour gagner Alwar tandis que vous continuerez sur Delhi ?

— J’aimerais beaucoup mais je reste ici quelques jours. J’y ai des amis et, comme on ne vient pas aux Indes tous les jours, je veux en profiter…

— C’est trop naturel. Au fait, le Vice-Roi se rendra à Kapurthala : on vous y verra peut-être ?

— À quel titre ? La Vice-Reine aura suffisamment de bagages pour ne pas s’encombrer de sa portraitiste… On se verra plus tard, mon cher... si vous sortez vivant des griffes du tigre.

— Ce que j’aime en vous, c’est votre optimisme. Vous n’avez rien de plus agréable à nous dire ?

Elle réfléchit un instant, rougit, puis, le regardant au fond des yeux :

— Si. Gardez-vous bien ! J’ai déjà vu pleurer Lisa. Je ne veux pas la voir sous des voiles de deuil. Cela la détruirait. Pensez-y !

Et, sans se donner le temps de respirer, Mary Winfield changea de sujet : ayant déjà voyagé dans le pays, elle entreprit de démontrer à ses deux amis qu’entre les trains indiens et l’Orient-Express il y avait des années-lumière…

Ce dont ils ne doutaient guère grâce à un ami d’Adalbert en poste à l’ambassade britannique de Paris. À l’exception des wagons spéciaux appartenant aux divers maharadjahs, nababs et autres illustrations, les trains indiens offraient à peu près autant de confort qu’une cellule de prisonnier au siècle précédent. Aussi convenait-il de les meubler si l’on ne voulait pas dormir sur une simple planche couverte de moleskine servant assez souvent de terrain d’entraînement aux puces et autres bestioles. En foi de quoi Aldo et Adalbert passèrent la plus grande partie de la matinée du lendemain dans un grand magasin spécialisé qui leur fournit matelas, oreillers, couvertures, draps, insecticide, plus un matériel de camping allant du verre à dents au réchaud pour faire bouillir de l’eau. De son côté l’hôtel leur fournit les indispensables «  boys » indigènes chargés de les servir et de simplifier pour eux les complications du voyage : par exemple de les faire descendre aux stations indiquées pour se rendre au wagon-restaurant, asperger les locaux d’insecticide et servir le thé du matin. L’un s’appelait Ramesh, l’autre Chandra, et on aurait pu les croire jumeaux bien qu’ils fussent des cousins éloignés : même sourire lunaire, mêmes yeux noirs et globuleux, même maigreur ascétique dans des pantalons bouffants blancs serrés au mollet, surmontés d’une vieille veste européenne et d’un turban, mais surtout même inlassable gentillesse qui en quelques heures donna aux deux voyageurs l’impression de les avoir à leur service depuis vingt ans…

Vers minuit, Morosini et Vidal-Pellicorne quittaient Bombay sans l’avoir visitée. Sans doute n’en avaient-ils guère le temps, mais surtout ils n’en avaient pas envie. Humide, grouillante, étouffante, la grande cité portuaire ne leur plaisait pas. Peut-être à cause des vautours, trop présents dans le principal centre de la religion parsie dont ils étaient en quelque sorte les fossoyeurs. On leur avait montré, surgissant des palmes d’un jardin sur les hauteurs de Malabar Hill, les Tours du Silence, ces tours de la mort où, deux fois par jour les cadavres des zélateurs de Zoroastre servaient de pâture à ces affreux oiseaux. Le principe en était hideusement simple : afin que la Terre-Mère ne soit pas souillée, les corps dénudés étaient exposés sur les terrasses concentriques et déclives de ces tours trapues, puis poussés dans un puits central quand il ne restait plus que des os… Cela avait suffi à les en dégoûter.

— Moi qui ne supporte déjà pas le crématorium du Père-Lachaise, avait soupiré Adalbert, je n’y tiendrais pas cinq minutes. Comment peut-on être parsi ?

Ce fut donc avec un certain soulagement que l’on prit possession des deux compartiments voisins mais sans communication dans lesquels on allait passer au moins deux jours, les horaires étant toujours assez incertains. La nuit était presque fraîche et, en dépit des protestations indignées de Ramesh, Aldo en s’installant tint à laisser ouverte, au moins pendant quelque temps, la triple défense de sa portière : vitre, treillage contre les insectes et volet de bois. Ce soir, le ventilateur du plafond lui semblait inutile et, tandis que le train commençait sa longue remontée vers le nord où il allait tracer son chemin jusqu’à Delhi, il resta accoudé à sa fenêtre, respirant l’air complexe de ce pays fascinant où, tel le père du Petit Poucet, il espérait perdre sans esprit de retour l’admirable mais encombrante merveille qui reposait dans sa valise à l’abri d’une de ses paires de chaussettes roulées en boule. Cette seule idée le ravissait. Tout au long de la traversée, en effet, il avait dû lutter contre son vieux fond de superstition qui le poussait à appréhender on ne savait quelle catastrophe et, quand la queue du typhon leur était tombée dessus, il n’avait pu s’empêcher de recommander son âme à Dieu. Ridicule mais combien révélateur !

Il fallut bien en venir à fermer la fenêtre : la locomotive crachait des nuages d’escarbilles. Sous l’œil sévère de son boy, Morosini consentit enfin à se coucher et découvrit qu’il se trouvait très bien sur ce lit un peu dur mais assez large pour deux personnes. Après avoir accepté avec un sourire la bonne nuit que lui souhaitait Ramesh – lequel occupait une sorte de niche dans la cloison du compartiment –, il s’endormit presque aussitôt et dormit comme un bébé jusqu’à ce qu’on le réveille avec une tasse de thé brûlant pour lui apprendre qu’il devait se préparer à rejoindre le wagon-restaurant pour le breakfast. Il y retrouva Adalbert qui, lui, n’avait pas dormi de la nuit. D’où l’humeur grisâtre…

— Est-ce que tu te rends compte que ce train s’est arrêté plus de dix fois ? C’est un omnibus, ma parole ! Comment dormir dans ces conditions, vociféra-t-il en attaquant son œuf à la coque comme s’il lui en voulait personnellement.

— Tu devrais peut-être demander à ton boy de te raconter des histoires ou de te chanter une berceuse ! Ici le train couvre de longues distances et dessert tous les points un peu importants du parcours. Tu t’y feras.

— Quel heureux caractère ! Et la poussière ? Tu t’y fais ?

Les ventilateurs l’écartaient des tables mais elle n’en volait pas moins d’un air innocent dans la belle lumière du matin.

— Lorsque l’on ne peut pas faire autrement ! Tu devrais essayer de dormir dans la journée. D’autant que, si j’en crois « l’horaire », on devrait arriver à Jaipur pour changer de train à trois heures du matin… Là, il faudra attendre deux heures celui pour Alwar…

— Où on arrivera en pleine nuit, j’imagine ? grogna l’archéologue. On dirait que dans ce pays départ et arrivée des trains ont toujours lieu entre minuit et l’aube. Peuvent pas faire comme tout le monde ?

— Quand on sait les températures que peuvent atteindre les journées à la saison chaude, ce n’est peut-être pas idiot.

— Ben voyons ! Surtout si on sait que la nuit il fait un froid de canard !

Décidément Adalbert se cramponnait à ses positions. Son déjeuner achevé, Aldo alluma une cigarette pour attendre le prochain arrêt. L’avantage des compartiments séparés, c’est que l’on pouvait profiter en toute tranquillité du voyage sans essuyer les récriminations de son voisin…

Étrange voyage en vérité, où le battement monotone des roues du train rythmait les séquences d’un film au ralenti où il ne se passait jamais rien. Assis derrière sa vitre Aldo regardait défiler un paysage morne où l’on ne retrouvait plus rien des luxuriances des environs de Bombay ni de leur touffeur de serre. Ici c’était une sorte de savane d’herbe sèche coupée parfois d’un bouquet d’arbres poudreux ou de buissons rabougris sur lesquels volaient des bandes d’oiseaux paresseux. Parfois, tout de même, un groupe de gazelles donnait une signification à l’image. La seule distraction c’étaient les haltes dans les petites gares où l’on pouvait voir des familles entières qui campaient là, dans leurs cotonnades poussiéreuses, attendant, assises à même le sol, le train qui leur conviendrait. Des vaches aussi s’aventuraient sur le quai, mâchonnant une poignée d’herbe d’un air blasé. De temps à autre une sorte d’oasis autour d’un étang immobile donnait envie de descendre pour aller s’y rafraîchir et de voir de plus près cette charrue attelée de bœufs aux cornes peintes, ou encore, surgi de la terre jaune, un piton rocheux ou s’accrochaient les murailles arrogantes d’un fort ressemblant à quelque guerrier solitaire figé dans une garde millénaire et dérisoire. Il suffisait alors de l’apparition de quelques turbans et d’un sari dans la gare la plus proche pour que Morosini imagine une histoire d’amour et de guerre, de princesses captives, de poètes amoureux et de conquérants sauvages ne trouvant plus, les portes forcées, que les cendres du bûcher où la belle s’était jetée pour leur échapper…

À la vérité son imagination n’avait pas grand chose à faire car il avait trouvé en Ramesh un guide, pas très loquace sans doute mais toujours capable de lui dire le nom de l’endroit et ce qui s’y était passé. Ainsi, entre les haltes des repas Aldo, fasciné malgré lui, ne bougea-t-il pas de sa fenêtre et atteignit-il Jaipur sans avoir seulement ouvert l’un des livres ou des journaux qu’il avait emportés.

L’arrêt en gare de Jaipur, où il fallait tuer le temps pendant deux heures au moins, l’agaça. Il savait que la ville, capitale du Rajahstan, sans doute le plus important centre de pierres précieuses des Indes, était des plus belles et des plus intéressantes. Pourtant il fallait se contenter d’y passer sans admirer le palais de la Lune, celui des Vents et le prodigieux observatoire en plein air construit par la volonté d’un prince astronome…

— Personne ne nous empêchera de visiter quand nous reviendrons des fêtes du Jubilé, émit Adalbert, philosophe. Nous aurons alors tout le temps.

C’était la sagesse même puisqu’il ne pouvait être question de ne pas suivre l’horaire prévu et risquer de faire attendre l’imprévisible maharadjah. N’avait-il pas pris la peine de minuter – à peu de chose près ! – le voyage de celui qu’il appelait son « frère » ? Ce qui ne laissait pas d’inquiéter quelque peu Adalbert :

— Dans les indications que tu as reçues il n’a jamais été question de moi et je n’ai pas l’impression qu’il m’ait inclus dans sa famille…

— Tu fais partie de la mienne et il le sait. Je lui ai dit que nous ferions ensemble le voyage aux Indes. Donc il doit s’attendre à ta présence…

Cependant, quand sur le coup de quatre heures du matin on descendit du train sous un vent glacial dans la ravissante petite gare en grès rose d’Alwar, on découvrit, plantée sur le quai, la mince silhouette enturbannée d’un aide de camp flanqué de deux ombres martiales, armées jusqu’aux dents, et d’un serviteur portant une tasse de thé fumante. Une seule… que Morosini refusa d’un geste de la main :

— Nous sommes deux, que je sache, capitaine ! Et Sa Grandeur le sait. D’où vient qu’il n’y ait qu’une seule tasse ?

— Cette coutume ne s’attache qu’aux hôtes d’honneur, expliqua l’officier. Votre Excellence peut voir que nous sommes venus attendre un autre invité du maharadjah, ajouta-t-il, désignant du turban un personnage qui, empaqueté d’une pelisse et d’un bonnet d’astrakan, venait de descendre du train et s’avançait vers eux en traînant une valise.

— Qui est-ce ? demanda Morosini en constatant que personne ne faisait mine de le débarrasser de son encombrant bagage.

— Un célèbre astrologue de Bombay, Shandri Patel. Veuillez m’excuser un instant, s’il vous plaît !

Il s’écarta, appela d’un claquement de doigts deux soldats que les voyageurs n’avaient pas remarqués et leur désigna le nouveau venu. Ils allèrent vers lui, prirent la valise puis l’empoignèrent chacun par un bras pour l’entraîner, sans s’occuper de ses protestations, vers une voiture militaire qui stationnait non loin d’une imposante Rolls Royce.

— Où l’emmène-t-on ? demanda Morosini sans cacher sa surprise.

— En prison, voyons ! répondit l’officier comme si c’était la chose la plus naturelle.

— Et il est venu se faire enfermer de son plein gré ? fit Adalbert qui se souvenait d’avoir vu au wagon-restaurant ce petit homme rondelet et olivâtre qui semblait tellement satisfait de lui-même et jouait au grand seigneur.

— Il est venu parce que Son Altesse l’a invité.

— Si c’est ainsi que Son Altesse reçoit, fit Aldo qui tournait déjà les talons pour remonter dans le train.

— Non, Excellence ! Le cas de cet homme est très différent. S’il est venu c’est parce que ce n’est pas un bon astrologue.

— À quoi voyez-vous cela ?

— Moi je ne vois rien. Le maharadjah, lui, pense. Ce n’est pas un bon astrologue parce qu’il aurait dû lire dans les astres qu’on le jetterait en prison à son arrivée. Veuillez me suivre, Messieurs !

— Eh bien, souffla Adalbert tandis qu’on lui emboîtait le pas, je crois que nous pourrions avoir des surprises… Ça commence bien !

— La seule chose à faire, c’est de ne pas traîner ici, fit Aldo même jeu. Je vais essayer de régler l’affaire dans la journée et on repart.

— On aura du mal. Il t’a annoncé une chasse au tigre, ne l’oublie pas !

— Je déteste la chasse quelle qu’elle soit !

On rejoignit la longue voiture dont la carrosserie argentée brillait doucement dans l’obscurité qu’éclairait à peine un mince croissant de lune. Un serviteur en ouvrit la portière armoriée devant Morosini, qui s’effaça aussitôt pour laisser monter son ami. C’était sans doute un accroc au protocole puisque celui-ci apparemment n’était pas classé hôte d’honneur, mais le Vénitien était bien décidé à faire admettre ses propres règles. L’aide de camp ne pipa pas, se contentant de déglutir avec un effort visible. Aldo eut pitié de lui :

— Votre maître me fait l’honneur de m’appeler son frère, expliqua-t-il avec son sourire le plus désarmant. Je saurai lui faire comprendre que ce grand honneur n’efface pas mes plus anciennes amitiés.

Et il rejoignit Adalbert sur les coussins qui, comme tout l’intérieur de la voiture, étaient recouverts en peau de tigre… Ce qui ne parut pas l’enchanter. Le plus redoutable des félins semblait être le symbole même d’un État dont le prince en avait les yeux et peut-être les instincts féroces. L’incident de la gare était assez révélateur d’un humour froid et cruel. « Sortir de là au plus tôt ! » pensa-t-il. Restait à savoir si ce serait facile. Un vague pressentiment lui soufflait que lui et Adalbert, en dépit du confort raffiné de la somptueuse voiture occidentale, venaient de pénétrer dans un temps reculé où les choses dépendaient du bon plaisir d’un seul homme. Adalbert devait en penser autant car Morosini entendit soudain :

— De toute façon, on ne lambinera pas ici au delà de la date fixée pour le départ pour Kapurthala.

— On dirait que tu n’es pas tranquille toi non plus ?

Adalbert fit la grimace :

— L’atmosphère n’est guère propice à la franche sérénité. Ce type aime un peu trop les tigres. J’ai tendance à en voir partout maintenant. Il y en a même un peint sur les portières, soutenant avec un taureau le blason du seigneur. Lequel se compose d’ailleurs d’un katar, le redoutable poignard hindou, sur champ d’azur. Pas rassurant, tout ça !

— Je te l’accorde, mais peut-être ne faut-il pas s’attacher trop aux apparences ? Comme dans tous les États de l’Inde depuis que le roi d’Angleterre en est l’empereur, il doit bien exister ici un quelconque résident britannique ? Oh, regarde comme c’est beau !

Oubliant ses craintes imprécises, Aldo venait de découvrir Alwar, que révélait le lever du jour, et son image n’était que beauté… Adossée à la chaîne des monts Aravalli qui séparent la région des arides plaines du nord de l’Inde, la vaste cité, dominée par un piton rocheux que couronnait une forteresse, enfermait derrière d’énormes murs d’enceinte doublés de douves profondes une nappe d’eau bleue où se perdaient de larges degrés de marbre blanc ponctués de gracieux pavillons à colonnettes sous des coupoles dorées. Au long de ce petit lac un quai étroit délimitait une ligne fabuleuse de palais et de temples coupés de jardins qui, de loin, paraissaient luxuriants. C’était un étonnant assemblage de couleurs allant du blanc à peine rosé jusqu’à un pourpre profond, le tout cerné, enchâssé, serti dans des fulgurances d’or et d’argent sous des vols de colombes blanches. Cela ressemblait à la Bagdad des Mille et Une Nuits, à la Jérusalem céleste. Sans la menace quasi tangible de l’antique forteresse, dont les murailles imprenables, vertigineuses, rappelaient qu’elles étaient là pour inspirer la peur et parlaient de despotisme, les deux visiteurs eussent pu croire qu’ils accédaient à une sorte de paradis.

Au pied de la montagne, adossé au lac bleu sur lequel ouvraient ses arrières et environné de jardins, le palais du prince, le Vinay Vilas Mahal, ouvrit ses grilles monumentales, où veillaient des gardes rouge et or armés de longues lances, devant la luxueuse voiture. Des allées sablées puis un dallage en damier de marbre rouge et ivoire glissèrent doucement sous ses roues.

Quand la voiture s’arrêta, une nuée de serviteurs vêtus de blanc poussa soudain entre les dalles, mais on ne descendit pas de voiture. Seul, le capitaine venu à la gare et qui avait pris place à côté du chauffeur s’esquiva en priant qu’on voulût bien l’excuser et disparut dans le palais :

— Ce type ne sait pas quoi faire de moi, grogna Adalbert. Il va aux ordres…

En attendant ils eurent le temps d’admirer l’immense cour, vraiment magnifique avec ses pavillons soutenus par des piliers en forme de lotus et ses multiples balcons à dômes. Sur le pavillon central flottait le drapeau du maharadjah, bleu, blanc, rouge et jaune, portant les mêmes armes que sur la voiture. Mais, ce matin là Adalbert n’était guère enclin à la patience :

— J’ai bien envie de demander au chauffeur de me conduire dans un hôtel. Il doit bien y en avoir un dans une ville de cette importance ?

Aldo n’eut pas le temps de lui répondre : l’officier reparaissait, flanqué d’un personnage petit et mince, au teint cuivré sous un turban blanc et au nez arrogant, portant une sorte de lévite noire fermée par des boutons de perle, que Morosini reconnut aussitôt : c’était le secrétaire du prince.

— J’ai le grand honneur de vous souhaiter la bienvenue, Messieurs, et de veiller à votre installation. Sa Grandeur vous confie à moi jusqu’à ce soir, où un grand dîner sera donné à l’occasion de votre venue…

— Le maharadjah est absent ? fit la voix brève de Morosini, contrarié parce qu’il pensait régler l’affaire de la perle le plus tôt possible. Je croyais que nous avions rendez-vous aujourd’hui ?

Le visage du secrétaire s’habilla d’un sourire laiteux tandis qu’il s’inclinait à nouveau, les mains jointes sur sa poitrine :

— Aujourd’hui, hier, demain… Qu’est-ce que le temps ? Il n’existe pas aux Indes, et ici encore moins que partout ailleurs ! Son Altesse chasse aujourd’hui, accompagné d’un hôte inattendu envoyé par le British Museum via la Résidence. Le train a traversé en venant la grande réserve de chasse de Sariska, qui est celle du prince…

— Peut-être. On n’y voit rien la nuit, dans vos trains. Il me semble en effet qu’en arrivant nous avons aperçu des collines boisées, des étangs…

— C’est très giboyeux, émit le secrétaire sur le mode lyrique. On y trouve le léopard, le chat sauvage, l’antilope et bien entendu le seigneur tigre. Sa Grandeur en est très fière et souhaitait la montrer à l’hôte inattendu.

— Un chasseur lui aussi ?

— Non. Un botaniste… mais on trouve toutes sortes de choses dans la réserve.

— Bien. En attendant nous aimerions nous reposer et surtout nous débarrasser de cette poussière…

— C’est trop juste ! Acceptez mes excuses !

Il frappa dans ses mains. Deux escouades de serviteurs aux pieds nus s’emparèrent des bagages des deux hommes… et partirent dans des directions opposées. Aussitôt Morosini protesta :

— Nous n’habitons pas la même partie du palais ? Il doit y avoir assez de place pour que nous soyons logés ensemble ?

— Ce n’est pas un hôtel ici. (Et le secrétaire cracha par terre !) Aussi les appartements des invités sont-ils répartis dans des endroits différents. Où serait l’honneur s’ils étaient côte à côte ? Les honorables hôtes se retrouveront au dîner de ce soir. Ils n’auront pas trop de la journée pour se remettre du long et pénible voyage…

Il fallut bien en passer par là. Après avoir échangé un regard exaspéré, ils suivirent le cortège de leurs bagages. Pour sa part, Morosini, ayant franchi une porte latérale, se retrouva dans un large couloir dallé de marbre noir dépourvu de meubles mais orné de fresques vivement colorées et menant à un enchevêtrement de jardins carrés rafraîchis de jets d’eau, de galeries ajourées, de cours et pour finir à un escalier aux marches raides en haut duquel une autre galerie s’ouvrit, au milieu de laquelle on poussa enfin devant le voyageur les battants sculptés et peints d’une double porte : il était arrivé, et un serviteur long et mince vêtu avec plus de recherche que les autres était déjà en train d’ouvrir ses valises.

La chambre, immense, s’agençait autour d’un prodigieux lit à pieds d’argent, drapé de brocart pourpre tissé d’argent, assez grand pour trois personnes et qui, posé sur de somptueux tapis de couleurs chaudes, régnait, solitaire, planté en plein milieu de la pièce sous un grand lustre de cristal de Venise rouge et or. Peu de meubles sinon quelques coffres anciens, peints comme des manuscrits, quelques fauteuils garnis de coussins pourpres et argent. Aux murs, placées dans de hautes niches, une collection d’exquises peintures mogholes protégées par des plaques de verre et, un peu partout, de grands vases posés par terre débordants de fleurs. La salle de bains attenante où s’activaient d’autres serviteurs était aussi somptueuse. C’était bien la première fois que Morosini voyait, creusée dans le sol, une baignoire de quartz rose avec des robinets et, au-dessus de la tête, un cercle, d’or lui aussi, qui faisait fonction de douche. Il y avait là, entre les murs où se retrouvait en motifs le quartz de la baignoire alternant avec de minuscules miroirs, une table de massage et, sur une sorte de coiffeuse, un assortiment de flacons portant tous la griffe de parfumeurs parisiens, plus un assortiment de produits de beauté que Morosini considéra d’un œil réprobateur.

En fait de parfums, Aldo ne supportait pour lui-même que sa chère lavande anglaise, et cette débauche de senteurs lui donnait l’impression de rentrer dans la salle de bains d’une courtisane. Surtout si l’on y ajoutait les piles de serviettes et les sorties de bain roses ornées d’un hiéroglyphe doré. Du geste il appela le domestique occupé à défaire ses valises, qui s’était présenté à lui en se nommant Amu et en ajoutant qu’il était à son service exclusif pour le temps de son séjour :

— Es-tu sûr que cet appartement m’est bien destiné ? Ces parfums, ces crèmes, ces objets délicats ! Je ne suis pas une femme !

Le serviteur ouvrit plus grands encore ses vastes yeux sombres.

— Cette chambre est la plus belle du palais après celle de Sa Grandeur, sahib, expliqua-t-il en zézayant. Elle est proche de celle du maître, sahib, et il la réserve aux invités qu’il aime. C’est dire qu’elle ne sert pas beaucoup, ajouta-t-il en baissant la voix. Mais s’il faut lui dire qu’elle ne plaît pas au sahib…

Cette fois une véritable angoisse se refléta dans les prunelles liquides et Morosini haussa les épaules :

— En ce cas nous ne lui dirons rien. J’ai déjà été plus mal logé, ajouta-t-il avec le nonchalant sourire qui avait déjà séduit tant de gens. En revanche, saurais-tu me dire dans quelle partie du palais est logé le gentleman qui est arrivé avec moi ?

Le geste d’ignorance d’Amu laissait entendre que cela lui semblait de peu d’importance et le sourire d’Aldo s’effaça :

— Il se trouve, dit-il, que c’est mon ami le plus cher et je veux savoir où il est. Quand tu l’auras appris tu me mèneras auprès de lui…

— J’ai peur que ce ne soit difficile, sahib…

Cependant, après s’être incliné, les mains jointes sur la poitrine, Amu s’éclipsa comme une ombre blanche, laissant Morosini en tête à tête avec le ravissant bassin que l’on avait d’ailleurs empli d’une eau sur laquelle flottaient des pétales de roses. N’ayant rien d’autre à faire et poussé par la nécessité, il s’y plongea avec béatitude pour se débarrasser de la collante poussière jaune qui adhérait à lui comme une seconde peau. Il s’y étrilla vigoureusement, se rinça sous la douche avec l’impression de renaître. Après une friction au gant de crin et un arrosage à l’eau de lavande, il ceignit ses reins de l’une des absurdes serviettes roses et entreprit de se raser, regrettant à cet instant la main si légère de Ramesh, son boy qu’il avait laissé à la gare muni d’assez de roupies pour attendre qu’il le reprenne au passage. Sa main à lui n’était pas aussi sûre que d’habitude et il se coupa :

— Si le sahib veut me permettre ?

Amu, que ses pieds nus rendaient parfaitement silencieux, était près de lui et, d’un geste doux mais irrésistible, s’emparait du rasoir avant de tamponner la petite blessure.

— Alors ? demanda Morosini. Tu sais où il est ?

— Je sais surtout où il n’est pas.

— C’est-à-dire ?

— Il n’est pas au palais. Tandis que l’on te conduisait ici, il est parti dans la voiture qui l’a amené avec toi… S’il te plaît, sahib, ne bouge pas sinon moi aussi je pourrais être maladroit… et ce serait pour moi la honte !

— Je ne comprends pas. Je l’ai vu partir à la suite de ses bagages de l’autre côté de la cour où se trouvait encore la Rolls.

— Elle l’a rejoint ensuite dans la partie des jardins…

— Inconcevable ! gronda Aldo, qui sentait la colère le gagner. Et saurais-tu où il a été conduit ? Quand même pas à la gare, j’espère ? Sinon, tu refais mes valises et j’y retourne dès que j’en aurai fini avec ton maître…

— Non, non, non, sahib ! gémit le malheureux, affolé. Le maharadjah n’aurait pas fait une chose pareille. On a conduit ton ami chez le Diwan sahib.

— Le Diwan sahib ?

— Le… le Premier ministre. Un homme très sage, très important. Ton ami sera bien chez lui. Et puis, se hâta-t-il d’ajouter, il sera au dîner ce soir et ton ami avec lui.

— Tu es sûr ?

— Sûr, sahib ! Tout à fait sûr ! Tu peux avoir confiance en Amu.

— Je ne demande pas mieux, mais peux tu encore m’expliquer pourquoi mon ami doit loger chez ce Diwan et non ici ? Ce n’est pas la place qui manque, pourtant ?

— Ce n’est pas cela, mais l’astrologue du palais a fait savoir que tu arriverais avec un personnage impur qu’il serait dangereux de loger… Cela n’empêche qu’il pourra venir dîner, mais, comme il n’y fera ni sa toilette ni… autre chose, ce sera beaucoup moins grave.

— Et le Diwan, lui, ne craint pas les impuretés ?

— Lui, ce n’est pas pareil il est musulman ! Il ne craint pas les mêmes.

Et sur ce, Amu s’en alla veiller à ravitailler son nouveau maître avant qu’il ne prenne le repos rendu nécessaire par le voyage.

Resté seul, Aldo pensa que ce séjour s’annonçait épineux et que, plus il serait bref, mieux cela vaudrait : il restait quinze jours avant de gagner Kapurthala, qui n’était d’ailleurs pas la porte à côté. Pas question de les passer ici !

« Deux jours ! décida-t-il. Je lui accorde deux jours, à ce malade. Ensuite départ pour Delhi. Cela nous donnera le temps de visiter la ville avant d’aller aux fêtes du Jubilé… »

Réconforté par cette décision, il passa une journée somme toute assez agréable avant que ne vienne le moment de se préparer pour la soirée…

À huit heures et demie, Amu vint le chercher pour le guider à travers le labyrinthe de galeries, d’escaliers et de cours jusqu’au salon de réception précédant la salle des festins, où les invités se réunissaient pour prendre un cocktail ou une autre boisson de leur choix.

C’était, comme les autres, une pièce immense, entièrement en marbre blanc sous un haut plafond voûté et ciselé avec un art consommé. Un bassin fleuri rafraîchi par une fontaine en marquait le milieu et le point de jonction de deux vastes tapis pour lesquels les fleurs du bassin semblaient avoir servi de modèle. À travers les larges fenêtres on pouvait apercevoir le parc illuminé à l’orée duquel l’orchestre du maharadjah faisait entendre de la musique anglaise. Sans doute en l’honneur du botaniste, dont les énormes lustres à cristaux faisaient briller doucement le crâne chauve au milieu des turbans variés des autres personnages présents. Il n’y avait là que des hommes, une vingtaine tout au plus, sur le fond chatoyant desquels le maharadjah se détachait comme un grand lys rose au milieu d’un champ de primevères : il irradiait les feux des diamants et des rubis qui constellaient les roses brodées sur sa tunique de velours et le diadème qui partait comme une auréole de fusées au-dessus de son visage hautain. Des serviteurs blanc et or circulaient parmi les invités, portant sur des plateaux d’argent des verres contenant des boissons aux couleurs variées.

L’entrée de Morosini arrêta net les conversations. Plantant là son botaniste, Alwar s’avança vers son invité d’honneur, les deux mains – gantées ! – tendues et le visage illuminé d’un sourire qui découvrait toutes ses dents. Très belles un demeurant.

— Mon ami !… Mon très cher ami ! Quelle joie me donne votre présence ! Voilà des semaines que j’attends cet instant. Avez-vous fait bon voyage ?

— Excellent, Altesse, mais je…

— Venez, venez que je vous présente ces gens qui vont avoir le privilège de dîner avec vous !

Il l’avait pris par le bras et l’entraînait vers ses autres invités, qui étaient en majorité de hauts fonctionnaires de l’État ou des militaires. Aldo salua d’abord le botaniste, sir Joshua Keating, occupé à décrire à un barbu enturbanné les étonnantes propriétés d’une nouvelle variété de la Prosopopis cineraria, plus connue sous le nom de Khejra aux Indes où elle jouissait d’un statut quasi sacré, mais dont il venait de découvrir, dans la réserve de chasse, une espèce inconnue jusque-là et dont les vertus devaient être étonnantes. Aldo n’eut de lui qu’une poignée de main distraite et un regard qui, faute de passer au-dessus de lui – question de taille ! –, se posa un bref instant sur sa cravate. Ensuite ce fut le tour du Diwan – sir Akbar Gohind – et instantanément Aldo sut que cet homme possédait une forte personnalité et qu’il allait lui plaire. Sous un étroit turban sans ornements, son visage mince, aux trais fins, aux yeux intelligents et méditatifs, s’encadrait d’une courte barbe grise. Pas très grand, il n’en portait pas moins avec élégance une tunique de soie noire fermée par des boutons de diamant. Ses mains étaient admirables et son sourire chaleureux.

Savoir Adalbert chez un tel homme avait quelque chose de réconfortant. Mais, au fait, où était-il, Adalbert ? Il ne le voyait nulle part.

Comme il le cherchait des yeux, le Diwan saisit son regard.

— Vous cherchez votre ami ?

— En effet, sir Akbar. Il m’est revenu qu’on vous l’avait envoyé et je vous remercie de l’avoir accueilli, mais j’avoue ne pas avoir bien compris…

— J’aurais préféré vous l’apprendre moi-même, mon ami, coupa Alwar visiblement contrarié. Mais dans nos palais les cancans vont si vite…

— Ils sont si vastes et si peuplés, il est normal que le vent les porte rapidement. J’ai souhaité, dans la journée, rejoindre M. Vidal-Pellicorne et l’on m’a dit qu’il… rendait visite au Diwan sahib…

— Ce qui m’enchante ! fit celui-ci avec un sourire et un petit salut. C’est un homme d’une grande culture avec qui je vais avoir plaisir à m’entretenir longuement…

Mais le maharadjah entendait terminer la question lui-même. Glissant son bras sous celui d’Aldo, il l’entraîna vers l’une des hautes fenêtres après avoir écarté d’un geste impatient un serviteur et son plateau.

— N’en veuillez pas à mon amitié de l’avoir éloigné momentanément de vous. J’aurais eu plaisir à le garder au palais en… d’autres temps, d’autres circonstances, mais je tenais beaucoup à ce que personne ne se glisse en tiers entre nous. Les astres d’ailleurs l’ont conseillé. Nous avons à parler de tant de choses touchant aux plus hautes aspirations de l’homme !

— Monseigneur, dit Morosini, je suis venu vous admirer dans votre cadre ancestral, contempler vos collections et, si vous ne l’avez pas oublié achever la conclusion d’une affaire, mais je crains que les plus hautes aspirations de l’homme me soient un peu étrangères. En d’autres termes, j’espère seulement passer quelques heures sous le toit d’un ami. Des vacances, en quelque sorte, dans le cadre enchanteur d’un véritable magicien.

La petite flatterie finale effaça le pli de contrariété qui était en train de se former entre les sourcils de Jay Singh. Après une légère hésitation, il éclata de rire :

— Des vacances ! Le terme est excellent et je l’approuve ! Vous aurez vos vacances, mon cher prince… et plus encore. Mais allons dîner !

Précédant Morosini, le botaniste un peu désorienté par l’arrivée de ce concurrent inattendu et le vieux Diwan qui se frottait doucement les mains, le maharadjah gagna la salle des festins où le couvert était dressé sur une interminable table en acajou verni, ce qui laissait une place considérable entre les invités. Somptueuse, bien entendu, la table, avec ses chandeliers de cristal alternant avec des plats d’or chargés de fruits et des buissons de fleurs. La vaisselle était aussi en or, ce qui fit se relever délicatement les sourcils de Morosini. C’était bien la première fois qu’il allait manger dans une vaisselle aussi précieuse. Le coup d’œil en était impressionnant mais, pour sa part, il eut préféré une belle porcelaine. Tout cela faisait un peu nouveau riche !

Jay Singh prit place au bout de la table, sur une sorte de trône garni de coussins de brocart qui lui mettait les pieds à hauteur de la table. Auprès de lui était placé un énorme plat d’or fermé par un couvercle cadenassé : son propre dîner, qu’il absorberait quand bon lui semblerait, car il n’était pas question qu’il mange la même chose que ses invités. Morosini et sir Joshua étaient placés de chaque côté de ce monument. Aldo avait le Diwan comme voisin de droite et le botaniste, l’un des commandants de l’armée d’Alwar. Derrière chaque invité un domestique en blanc se tenait, droit comme une colonne, prêt à répondre à son moindre désir.

Le ballet des grands plats chargés d’une multitude de hors-d’œuvre, dont la plupart étaient ignorés d’Aldo, commença. On avait décidé en effet qu’en l’honneur des hôtes étrangers le dîner serait servi à l’occidentale. Après avoir parcouru du regard l’assemblée des turbans multicolores qui composaient à la table une bordure quasi florale, Morosini se pencha vers le Diwan :

— Pouvez-vous me dire, sir Akbar, pourquoi, recevant un savant anglais, le maharadjah n’a pas invité d’autres Britanniques ? Il doit bien y avoir ici un Résident comme dans les autres États indiens ?

— Oh, nous en avons un, soupira le vieil homme en grignotant délicatement une cuillerée de caviar. Seulement il n’est jamais là. En ce moment, par exemple, il est à Delhi. Il y va souvent, ne laissant à la Résidence, un peu éloignée de la ville d’ailleurs, qu’une poignée de subalternes.

— Et Sa Grandeur lui autorise cette liberté ?

— Vous voulez dire qu’elle l’y encourage. Quand sir Richard Blount est là, il est en butte à tant de mauvaises plaisanteries qu’il se contente de faire acte de présence de temps en temps…

— Des mauvaises plaisanteries ?

— Oui, Son Altesse a beaucoup d’humour. Sir Richard aussi, entre parenthèses, mais quand il trouve dans sa salle de bains une nichée de scorpions ou quand l’un des bestiaires du palais permet à l’un des tigres de Son Altesse d’aller prendre le frais dans les jardins de la Résidence, sir Richard n’apprécie pas vraiment. Oh, les serviteurs coupables de négligence sont sévèrement châtiés mais c’est comme un fait exprès : dès que le Résident est ici, il se trouve affronté à de petits problèmes de ce genre.

— Vous dites que les serviteurs sont châtiés sévèrement ?

— Son Altesse les fait pendre aux arbres de la Résidence. Et envoie des excuses. Lady Blount, en tout cas, ne veut plus mettre les pieds à Alwar. Cela enchante Son Altesse qui déteste les femmes européennes. Il dit qu’elles sentent mauvais…

— Les femmes européennes ou toutes les femmes ? Je n’en ai pas vu autour de lui ni aucune dans ce palais…

— Il y en a pourtant, et pas loin.

Levant la tête, sir Akbar dirigea le regard d’Aldo vers le haut de la salle, dont une sorte de galerie fermée par des panneaux de marbre finement ajouré faisait le tour.

— Vous voulez dire qu’elles sont là-haut ?

— En effet. Ne vous y trompez pas, il existe bel et bien une maharani en titre et trois autres de moindre rang qui ont donné au prince des enfants. Il y a aussi des sœurs, des tantes. Croyez-moi, le zénana est bien fourni. Seulement le prince observe le purdah(14) avec une grande rigueur. Et ces galeries sont faites pour que ces femmes puissent assister aux cérémonies sans être vues…

Pendant le temps de ce court dialogue, le maharadjah entretenait une conversation avec le botaniste. Morosini en saisit la fin :

— Nous sommes heureux que vous ayez trouvé chez nous ce que vous cherchiez, sir Joshua. Rien ne s’oppose donc plus à ce que vous poursuiviez votre voyage d’études ?…

L’expression béate alors répandue sur le visage du savant s’éclipsa derrière un nuage d’incompréhension :

— Mon départ, Votre Grandeur ? Je n’y songe pas encore. J’ai trouvé certes des spécimens intéressants mais je suis persuadé de ne pas avoir extrait toute la substantifique moelle de cette admirable contrée et je compte dès demain repartir en campagne…

— Tsst, tsst, tsst… Vous n’y connaissez rien. Je vous dis moi que vous trouverez mieux chez mon voisin de Bharatpur. Ses terrains de chasse sont plus étendus que les miens et la végétation en est tout à fait remarquable ! Aussi vais-je donner des ordres pour votre départ… Non, non, ne me remerciez pas ! C’est un plaisir délicat pour moi d’aider la science…

La cause était entendue, il n’y avait rien à ajouter. Le maharadjah se désintéressait de l’hôte qu’il venait d’expédier si lestement pour s’apercevoir qu’il avait faim. Tandis que le ballet des plats se poursuivait pour ses convives, il fit déposer devant lui l’énorme plateau d’or dont le cadenas fut ouvert avec la clef qu’offrait un jeune serviteur aux yeux inquiets. Il n’y avait d’ailleurs autour de cet homme étrange que de jeunes serviteurs, relayant les aussi jeunes aides de camp vêtus de soies précieuses, mais tous, sans exception, avaient ce même regard d’animal traqué dont Morosini s’était déjà aperçu lors de son déjeuner au Claridge.

Autour de la table chacun fit silence tandis que l’on découvrait un dôme de riz éclatant de blancheur sur lequel étaient disposées toutes sortes de nourritures, volailles, boulettes de viandes, légumes, œufs, tandis qu’autour de ce dôme une multitude de petits plats offraient des épices et des assaisonnements aux couleurs variées. De sa main dégantée, Jay Singh prit un peu de riz dont il fit une boulette, à laquelle il ajouta un peu de volaille avant de la tremper dans une poudre rougeâtre. Les yeux mi-clos il porta le tout à sa bouche et presque aussitôt recracha en poussant un véritable hurlement suivi d’un déluge de paroles dont le Diwan traduisit le principal à l’attention d’Aldo :

— Poison !

— Quoi ? Il y aurait du poison dans cet amas de nourriture ?

Le vieil homme haussa des épaules désabusées :

— Si Sa Grandeur le dit, ce doit être vrai… Je ne crois pas que vous aimerez ce qui va suivre…

Ce fut à la fois rapide et terrifiant. Deux gardes s’emparèrent du serviteur qui avait apporté la clef et le traînèrent devant le haut siège du prince qui d’un geste s’était fait apporter une sorte de calice d’or muni d’un couvercle. Un autre garde prit un peu de riz avec une cuillère, la plongea dans le calice et la ramena couverte de fragments scintillants.

— Du verre pilé ! souffla le Diwan dont la voix fut couverte par les hurlements du malheureux qui fut obligé d’avaler trois cuillères de l’affreux mélange, après quoi, à demi étouffé et poussant des gémissements de douleur, il fut emmené hors de la salle où les conversations reprirent comme si de rien n’était. Le maharadjah, après s’être lavé les mains, remit ses gants, fit emporter d’un signe de la main le plat fatal et adressa un aimable sourire à Morosini :

— Oublions cet incident ! Nous autres princes sommes sans cesse en butte à des… complots de ce genre. Je prendrai seulement quelques fruits pour ce soir.

Tétanisé d’horreur et de dégoût, Aldo ne répondit rien. Son regard devenu d’un vert fulgurant s’attachait à ce bourreau d’un autre âge qui osait prétendre à son amitié.

— Allons, mon ami, remettez-vous ! reprit Alwar et, de sa voix redevenue soyeuse : Des accidents comme celui-ci se reproduisent souvent et il convient d’être vigilant. Nous allons boire ensemble un peu de cognac. Cela nous aidera à oublier ce misérable apprenti-assassin.

Aldo avala d’un trait le verre qu’on lui offrait puis se leva, s’inclina avec une raideur digne d’un officier britannique :

— Avec la permission de Votre Grandeur, j’aimerais me retirer. Je ressens soudain la fatigue du voyage…

— Bien, bien ! Allez vous reposer, cher Morosini. Nous nous reverrons demain. On va vous reconduire chez vous.

En quittant la table, Aldo saisit au passage l’air effaré du botaniste et le regard soucieux du Diwan, mais l’idée de rester une minute de plus dans cette salle somptueuse où un pauvre gamin venait de subir un sort horrible, et très certainement immérité, lui était intolérable. Il était partagé entre deux envies contradictoires : étrangler ce monstre avec son auréole scintillante ou fuir à toutes jambes ce palais, ce pays, retrouver la cage brinquebalante du train qui l’emporterait ailleurs, et le plus loin possible. L’un comme l’autre était irréalisable : tuer Alwar signerait son arrêt de mort et la présence d’Adalbert chez le Diwan lui interdisait de quitter la ville sous peine de l’exposer à la vindicte du maharadjah.

Revenu à sa chambre où il pensait retrouver Amu, il vit qu’un autre domestique se tenait à la porte, qu’il ouvrit avec un profond salut :

— Qui es-tu ? Où est Amu ?

L’homme releva une paupière lourde, découvrant une prunelle qui avait l’air de glisser dans de l’eau noire :

— Malade Amu. Moi je suis Rao… et à ton service, sahib !

— Merci. Pour ce soir, je n’ai pas besoin de toi. Tu peux te retirer.

Sans insister l’homme s’exécuta, laissant Morosini se demander ce que signifiait cette soudaine maladie d’un serviteur qui semblait en si bonne santé quelques heures auparavant. Et ce que signifiaient les événements de cette étrange soirée. À quoi rimait cette subite accusation d’empoisonnement d’un plat tellement vaste qu’il aurait fallu un kilo d’arsenic ou de strychnine pour le rendre vénéneux ? Un coup monté, sans doute, destiné peut-être à lui faire comprendre que son intérêt était de satisfaire en tout un homme pour qui la vie humaine représentait si peu de chose. Il y avait là un avertissement. Une menace peut-être…

Il prit une cigarette dans son étui, l’alluma et s’approcha de la fenêtre pour respirer la nuit fraîche. Elle donnait sur une cour intérieure aux murs de laquelle s’accrochaient des bougainvilliers rouges et blancs. Un parterre à la mode moghole y dessinait des motifs carrés où poussaient les soucis, les verveines et les roses. L’endroit eût été charmant s’il n’était si bien clos. Y descendre n’eût sans doute pas mené sans difficultés à l’extérieur d’un palais dont les dimensions démesurées réduisaient sa propre demeure ancestrale à l’état de modeste hôtel particulier. En outre, sous la galerie qui formait une sorte de cloître, la silhouette martiale d’un garde armé d’un long sabre courbe apparaissait entre les colonnettes.

Aldo resta là un moment à respirer la nuit, au fond de laquelle se faisait entendre, assourdis par la distance, les échos de l’orchestre du maharadjah jouant un air bizarre.

Sa cigarette achevée, Aldo décida de se coucher. Dormir lui éclaircirait les idées et d’ailleurs il se sentait vraiment las. Il se déshabilla, abandonnant ses vêtements un peu partout sur le tapis, puis se dirigea vers la salle de bains pour prendre une dernière douche et se laver les dents. Or, en prenant le verre préparé à cet usage et enveloppé d’un papier de soie rose pour l’hygiène, il trouva un mince rouleau de papier glissé à l’intérieur. Un mot y était écrit, un seul, mais aussi peu rassurant que possible :

« Partez ! »

CHAPITRE XIII

BALA QILA

Gardée par un chauffeur tout de blanc vêtu, la longue Bugatti bleue attendait devant l’entrée principale du palais quand Morosini la rejoignit, guidé par Rao. Le serviteur au regard fuyant semblait avoir définitivement remplacé Amu. Un mot de la main du maharadjah venait en l’éveillant, et alors qu’il faisait encore sombre, de le convier à une promenade en sa compagnie. Jay Singh lui-même apparut presque aussitôt et son invité faillit ne pas le reconnaître, habitué qu’il était à ses splendeurs vestimentaires. Simplement vêtu, cette fois, de jodhpurs blancs, d’une veste de tweed et d’une chemise de polo, coiffé d’un petit turban blanc sans ornements, des gants en peau de chamois gainant ses mains, il ne se ressemblait plus, paraissait plus jeune… et d’excellente humeur.

— Je vous ai fait vivre hier une soirée un rien médiévale, dit-il avec un sourire qu’il savait rendre charmant, et comme vous n’êtes pas au fait de nos us et coutumes j’ai pensé que, pour vous replacer dans notre siècle, rien ne serait mieux qu’une promenade matinale dans l’un de ces engins que j’aime conduire moi-même.

En effet, après s’être enveloppé la tête dans un voile bleu inattendu, il s’installa à la place du chauffeur tandis que celui-ci ouvrait symboliquement pour l’hôte la minuscule portière qu’il aurait pu enjamber facilement.

— Il fait un temps idéal, ce matin, reprit le maharadjah, et je vais vous montrer mon pays…

Il était tôt. Le ciel jouait une symphonie sur les tons de ce rose si cher au maître des lieux, mais devenait d’un rouge éclatant en rejoignant la terre. Dans peu d’instants le soleil allait bondir de l’horizon pour commencer son voyage diurne.

— Je ne vous ai pas fait réveiller de trop bonne heure ? s’enquit avec sollicitude l’altesse voilée.

— Absolument pas, Monseigneur. J’ai toujours aimé voir le jour se lever. Ici, le spectacle est particulièrement beau…

— N’est-ce pas ? Aussi nous avons coutume de saluer l’arrivée de l’astre du jour. Écoutez !

Des sons grêles se faisaient entendre, en effet, quelque part dans les jardins où des hommes chargés de l’arrosage se répandaient, courbés sous des outres ruisselantes d’eau.

— C’est le shenai, une sorte de flûte qui ne sert à peu près qu’à cela…

La fin de la phrase se perdit dans le vrombissement du puissant moteur et le bolide s’arracha dans un bruit de soie déchirée, faisant voler sous ses roues le fin gravier bleuté. Démarrage impressionnant qui mit en fuite les oiseaux… et les jardiniers. Jay Singh conduisait comme si lui et sa machine étaient seuls sur terre et Morosini, cependant amateur de vitesse, de belles voitures et, en bon Italien, sachant merveilleusement les conduire, se demanda s’il ne serait pas temps de dire une prière. À tout hasard…

Après avoir traversé les jardins comme une fusée, le maharadjah se dirigea vers les collines, pied au plancher, sans se soucier des nuages de poussière blanche qu’il soulevait et pas davantage de ce qui pouvait bien se cacher dessous. Plusieurs volailles perdirent la vie ce matin-là ainsi qu’un marcassin aventuré hors de la bauge familiale. L’auguste chauffeur grommela des choses indistinctes mais ne s’arrêta pas pour autant. Et pas davantage quand ce fut une femme portant sur la tête une cruche qu’il envoya au tapis d’herbe sèche.

— Arrêtez, Monseigneur ! protesta Morosini indigné. Vous venez peut-être de tuer cette femme…

— Oh ! Le mal ne serait pas grand, car je lui éviterais les douleurs qui menacent tout être humain et les affres de la vieillesse. D’ailleurs, elle est en train de se relever, ajouta-t-il après un bref coup d’œil dans le rétroviseur.

C’était vrai. La femme se relevait, mais avec peine, et sa cruche était en miettes.

— Je vous en prie, arrêtez, Altesse ! Je veux descendre…

— Pour que la tribu entière vous tombe dessus en piaillant et vous arrache jusqu’à votre chemise ? Vous plaisantez, mon cher ? Croyez-moi, je les connais mieux que vous !

Il riait, content de lui et donnant à son passager une furieuse envie de l’étrangler avec son absurde voile bleu, mais il était impossible de sauter de cette voiture sans risquer de se tuer et la course folle continua à travers une jungle accidentée faite de hautes herbes, d’épineux, coupée de loin en loin par ces lacs marécageux peu profonds que l’on appelait « jheels » et au bord desquels s’élevaient de vieux arbres aux branches tordues dont le feuillage, lavé par la saison des pluies qui venait de se terminer, luisait sous la lumière. On échappait au cirque montagneux où s’étalait Alwar et la route semblait fuir à l’infini. Jay Singh, tout à sa joie de conduire, un sourire immobile plaqué sur le visage, ne soufflait mot, ne donnait aucun renseignement. Si c’était sa façon de faire visiter le pays…

— Où allons-nous ? demanda Morosini.

La voiture s’arrêta si brutalement que le passager faillit passer par-dessus le court pare-brise.

— Ici. C’est la frontière de mes États, dit Jay Singh en désignant la ligne de chemin de fer flanquée d’un poteau affichant les couleurs d’Alwar. Nous rentrons par un autre chemin. Comme cela vous aurez tout vu.

Un demi-tour brutal qui fit protester le moteur et la course folle reprenait en sens inverse. Si l’on changea de chemin, Morosini ne s’en aperçut pas. Il y avait encore plus de poussière dans ce sens-là que dans l’autre. De temps en temps on entrevoyait les montagnes qui se rapprochaient, précédées de collines que, obliquant soudain vers la droite, la Bugatti se mit à escalader à son allure d’enfer, donnant à son passager l’impression d’être embarqué dans des montagnes russes. Jay Singh, lui, s’amusait franchement, riant comme un gamin tandis que sa voiture sautait une ornière, plongeait dans un creux, se ruait sur une côte pour retomber de l’autre côté.

— Vous ne trouvez pas qu’on se croirait à Luna-Park ? jeta-t-il en riant de plus belle. J’adore Luna-Park ! Lorsque je suis à Paris, j’y passe des heures. Cela m’enchante ! Pas vous ?

— Je ne me souviens pas d’y être allé.

— Eh bien, comme cela vous aurez une petite idée de ce que cela peut être. Bien que, là-bas, les émotions soient plus fortes !

Plus fortes ? Dans le fameux Scenic-railway parisien, on glissait sur des rails parfaitement lisses, ce qui n’était pas le cas de cette route où ornières et nids-de-poule se disputaient le territoire. Cet exercice faisait grand honneur au talent de conducteur du maharadjah mais n’en était pas plus rassurant. L’aventure d’ailleurs s’acheva après un virage un peu sec… dans l’une des grilles d’entrée du parc heureusement protégée par d’épais massifs d’hibiscus qui amortirent le choc.

Les gardes du palais accoururent pour sortir leur prince de son tas de feuilles et de fleurs, et reçurent en remerciement une bordée d’injures en hindoustani qui n’avaient pas besoin de traduction tant elles paraissaient évidentes. Après quoi Jay Singh arracha son voile et s’assit, bras croisés et œil mauvais, tandis que l’un des hommes filait vers le palais. Aucun des occupants de la Bugatti n’était blessé, mais Aldo estima que son hôte aurait pu se soucier de sa santé. Or il n’en fit rien, resta là sans sonner mot jusqu’à ce qu’une Rolls, imposante et belle en dépit des tapis roses qui en habillaient l’intérieur, fit son apparition. Se souvenant soudain de son invité, Jay Singh l’y fit monter et prit place auprès de lui en grommelant :

— Mauvais matériel ! Je ne sais vraiment pas pourquoi j’aime tant ces maudites voitures ! Celle ci est bonne à jeter !

— Elle n’est pas très abîmée, Altesse, et ce serait dommage…

— Quoi ? De garder un objet devenu imparfait ? Je ne saurais le supporter. Cette voiture sera enterrée dans les collines, comme les autres…

— Les autres ?

— Oui. Je fais toujours enterrer les automobiles qui ont eu le tort de me manquer.

— Quel dommage ! Votre Bugatti est une noble voiture…

— C’est pourquoi elle a droit à un enterrement au lieu d’être jetée à la ferraille. Rassurez-vous, j’en ai deux autres. Je les achète toujours par trois.

Tandis qu’un serviteur le ramenait vers son appartement, Morosini se livra à un petit travail de repérage destiné à lui permettre de retrouver facilement la sortie de ce labyrinthe de marbre et de grès rose. Le maharadjah lui ayant appris qu’il devait déjeuner seul parce que c’était pour lui jour de jeûne et qu’ils se retrouveraient à la fin de l’après-midi pour la visite de ses trésors, il forma le projet de s’en aller découvrir la ville qui semblait fort intéressante et, ce faisant, de se renseigner sur la résidence du Diwan afin d’y rejoindre Adalbert, dont la présence lui manquait singulièrement…

Il n’en fallut pas moins parlementer avec Rao. Le remplaçant d’Amu prétendait le suivre sous le prétexte qu’il risquait de se perdre ou de se faire voler par les innombrables mendiants que l’on trouvait à chaque pas.

— Je dois veiller sur toi, sahib ! C’est mon devoir.

— Eh bien, je t’en relève, de ce devoir. J’aime être seul pour découvrir une ville.

— En ce cas, permets au moins que je te guide à travers le palais afin que tu évites le long détour par le parc. Tu seras alors devant le bassin sacré qui est le cœur de la cité…

La proposition semblait honnête, même si Morosini n’arrivait pas à attacher la moindre confiance à ce visage trop souriant, au regard faux. Mais, après tout, connaître une autre sortie ne lui ferait aucun mal, bien au contraire : cela pourrait toujours servir… Cependant la traversée du palais mit sa mémoire à rude épreuve : il y avait trop de couloirs, trop de courettes, trop de montées et de descentes qui les annulaient, trop de pièces aux décors divers, mais enfin on déboucha sur les larges escaliers dont les marches luisantes descendaient dans l’eau bleuie par le reflet du ciel. La ville était là, ouverte devant lui, et il eut la sensation de mieux respirer que ce matin dans sa course à travers la campagne. Tout ici n’était que beauté et harmonie. Il y avait les silhouettes gracieuses de ces femmes vêtues et coiffées de voiles teints de couleurs tendres ou éclatantes : des pourpres, des oranges, des verts, des ocres, des bruns, des safrans qui animaient les nobles marches et recréaient les personnages des peintures et des fresques dont s’ornait le palais. Certaines, avec des colliers de fleurs, se dirigeaient vers un temple, d’autres vers l’animation des rues dont la principale coupait Alwar sur toute sa longueur. Un étonnant arc de triomphe, une sorte de porte moghole flanquée de tourelles et habillée de mosaïques turquoise, l’enjambait, évoquant Samarcande. Elle grouillait de vie et de couleurs, ressuscitant les anciens âges en une évocation fascinante. Des bœufs bossus, aux cornes peintes, passaient gravement entre les échoppes sans que quiconque s’occupe d’eux, ne s’écartant que pour le passage d’un éléphant portant sur son dos une howda peinte aux rideaux multicolores et un cornac au turban écarlate qui restituait l’échelle de la ville. Une chose cependant frappa Morosini. En dépit des couleurs, de la richesse de certaines demeures aux corniches peintes et sculptées, aux balcons ouvragés, aux fenêtres ornées de délicats écrans de marbre ajouré, la majeure partie de cette grande ville donnait une impression de pauvreté.

Il y avait, en effet, trop de mendiants, trop de maisons lépreuses entre les frondaisons des jardins et les fastes des riches demeures. Les rues étaient sales en dépit des nombreux balayeurs intouchables chargés de la voirie mais qui ne semblaient guère s’en soucier. Même l’artère principale, celle qui, passant sous l’arc moghol, s’en allait vers les escarpements de la montagne dominant le fort de Bala Qila, n’y échappait pas. Celui-ci, symbole des anciens princes, montrait des murailles épaisses, vertigineuses, surgissant d’un éperon rocheux et se prolongeaient en remparts étagés tendus comme une griffe vers la cité qu’ils enveloppaient… La guerre qu’ils évoquaient trouvait un contrepoint dans la rue même avec ce guerrier rajpoute vêtu de brocart, tenant dans une écharpe de soie son sabre courbe et dont le regard lourd pesait sur la foule qu’il n’avait cependant pas l’air de voir. Il menait d’une main gantée son puissant cheval presque aussi paré que lui…

Évitant de justesse une sorte de petit char genre Ben-Hur mené à fond de train par un mince jeune homme en tunique de soie aux couleurs d’Alwar qui ne pouvait être que l’un des nombreux aides de camp du maharadjah, Morosini entra par force dans l’échoppe d’un tisserand où s’étageaient des piles de tissus pour saris, allant de la simple cotonnade bleue aux précieuses mousselines ornées de « zari », ces broderies d’argent, d’or ou de galons scintillants. Ravi de cette rareté que représentait un Occidental, le tisserand l’entreprit aussitôt pour lui faire admirer son travail. En vérité étonnant parce qu’il savait tisser des saris réversibles ; une couleur d’un côté, une autre de l’autre :

— Une spécialité de chez nous, sahib ! déclama-t-il. Un véritable secret que l’on nous envie. Ici seulement on sait faire ces magnifiques étoffes ! Je suis fournisseur du palais : la maharani et les rajkumaris(15) m’accordent leur confiance…

Heureux de ce client qu’il devinait riche l’homme entamait une sorte de conférence tout en faisant surgir sur son comptoir, d’un geste de prestidigitateur, des flots de merveilles aux teintes tendres ou violentes. Aldo décida de jouer le jeu et d’acheter un sari pour Lisa. Elle porterait à merveille ce vêtement à la fois noble et ravissant. Il en choisit un d’un vert céladon dont les broderies en fils d’or se retrouvaient sur l’autre face d’un bleu pâle et délicat. N’était-ce pas le meilleur moyen d’engager la conversation ?

— Je suppose que vous fournissez aussi le Diwan sahib ? fit-il négligemment en passant une main caressante sur la douce mousseline qu’il espérait bien draper lui-même sur le corps de Lisa ; elle serait si belle là-dedans !

— En effet, mais le Diwan sahib est âgé, son épouse – il n’en a qu’une ! – l’est aussi et elle possède tant de belles choses qu’elle en achète rarement…

— À ce propos, reprit Morosini tandis que le marchand enveloppait son œuvre d’un morceau d’étoffe de soie comme il l’eût fait d’un papier, je voudrais lui rendre visite. Pouvez-vous m’indiquer sa demeure ?

— Bien sûr, sahib, bien sûr ! C’est très facile. Je vais vous montrer…

Après lui avoir remis son paquet, il conduisit Aldo jusque dans la rue, désignant, au-delà de la porte moghole, l’enchevêtrement luxuriant d’arbres fleuris qui débordait d’un haut mur blanc, simplement percé d’une porte basse en cèdre ouvragé.

— C’est là-bas ! Quelques pas seulement, sahib ! Avec tous mes remerciements, sahib ! Soyez certain que je garderai…

Morosini était déjà parti mais, quand il atteignit la porte indiquée, il se vit soudain encadré de deux gardes du palais qu’un officier accompagnait :

— Je crois qu’il serait temps pour Votre Excellence de regagner ses appartements, dit cet homme avec les marques du plus profond respect.

— Plus tard ! dit Morosini sèchement. Je désire auparavant rendre visite au Premier ministre.

— Il n’est certainement pas chez lui, Excellence, fit l’officier d’un air désolé. À cette heure le Diwan sahib est au palais auprès de Son Altesse… qui d’ailleurs attend Votre Excellence. Et elle n’aime pas attendre.

— Et moi je n’aime pas que l’on me dicte ma conduite ! L’heure n’est pas encore venue où je devais rejoindre votre maître. Et si le Diwan est absent, vous souffrirez peut-être que je poursuive ma promenade comme je l’entends !

L’officier prit un air désespéré :

— Le maharadjah m’envoie spécialement chercher Votre Excellence. Il s’est aperçu que le temps lui dure de vous retrouver…

Insister serait cruel, pensa Aldo qui, sous l’air navré du jeune homme, devinait une angoisse. La même angoisse toujours !

— Comme vous voudrez, capitaine. Nous rentrons, mais je vous demanderai de laisser vos hommes à l’arrière-garde. Je n’ai aucune envie de déambuler dans cette ville entre deux soldats…

— C’est bien naturel. Pour ma part, je vais vous guider… sans trop en avoir l’air.

Or, à ce moment, la porte devant laquelle on discutait s’ouvrit et le Diwan en personne fit son apparition. Du coup Morosini foudroya du regard le jeune capitaine :

— On vient de me dire que vous étiez au palais, Diwan sahib. Apparemment il n’en est rien ?

Le vieil homme d’État eut un fin sourire :

— Ce n’est qu’une question de temps. Je m’y rends de ce pas… Mais je suppose que vous vouliez des nouvelles de votre ami ?

— J’aurais voulu le voir, surtout !

— C’est impossible ! Vous savez qu’il m’est confié et Sa Grandeur n’aimerait guère que je transgresse ses ordres. Mais, rassurez-vous, se hâta-t-il d’ajouter devant le mouvement de colère ébauché par Morosini, il va très bien. Il est allé avec deux de mes fils chasser le sanglier. Ferons-nous route ensemble ?

Partant de ce principe qu’il y a toujours à s’instruire dans la conversation d’un homme intelligent, Aldo accepta et ils prirent le pas de promenade tandis que les militaires s’écartaient.

Ils trouvèrent le maharadjah dans l’une des cours du palais, celle sur laquelle ouvrait le « hakhi-kana », l’écurie des éléphants, une bâtisse haute comme une cathédrale où logeaient une dizaine des nobles animaux. Le prince, vêtu avec la même simplicité que le matin, parlait avec le chef de cette écurie d’un genre particulier, mais se détourna aussitôt en voyant arriver les deux hommes :

— Désolé, mon cher ami, de vous avoir fait chercher ! s’excusa-t-il avec ce séduisant sourire qu’il avait parfois, mais je me suis trouvé libre plus tôt que je ne l’espérais et vous me manquiez déjà…

Il échangea un bref dialogue avec le Diwan qui s’éloigna, après quoi Jay Singh prit le bras de son invité :

— Commençons notre visite ! Et puisque nous sommes dans cette cour, je vais vous montrer le plus étrange véhicule que vous ayez jamais vu…

Au fond de l’écurie il y avait en effet une sorte de monstre à deux étages abondamment peint et décoré, qui sans cette touche d’exotisme eût un peu ressemblé à un bus londonien :

— Cela a été fait pour y atteler quatre éléphants, expliqua Jay Singh. Cela permet d’emmener pas mal de monde dans des endroits un peu escarpés. Mais allons voir mes trésors ! Je crois que vous en serez content… Commençons par les garages…

Ils valaient le déplacement : quelques dizaines d’automobiles s’y alignaient, parmi lesquelles deux Bugatti bleues, sœurs jumelles de la condamnée du matin, six Rolls dont celle tapissée de peaux de tigre et celle habillée de tapis, plus trois ou quatre autres vêtues de soie, de velours ou de brocart, mais il n’y avait là rien de bien extraordinaire au pays des maharadjahs, si ce n’est une sorte de carrosse à moteur : une énorme Lanchester tout en or qui reproduisait exactement le carrosse du couronnement des rois d’Angleterre. Moins les chevaux évidemment : ils étaient remplacés par un capot dont le bouchon représentait les armes d’Alwar flanquées d’un tigre et d’un taureau.

— Aimeriez-vous faire un tour dedans ? proposa Jay Singh.

— Mon Dieu non, fit Aldo en riant. J’aime les voitures mais je leur préfère de beaucoup les joyaux…

— Alors nous n’allons pas vous faire attendre plus longtemps.

Morosini était habitué aux collections prestigieuses. Il en avait déjà rencontré beaucoup, à commencer par celle de son beau-père, mais en pénétrant dans les salles où s’entassait la richesse d’Alwar il eut un éblouissement et, repris par sa passion des pierres magiques, oublia pour un moment qu’il n’était pas là pour son simple plaisir. Plusieurs salles se faisaient suite en enfilade, fermées par des portes de bronze inviolables, éclairées par des fenêtres de marbre ajouré qui l’étaient pareillement. Dans la première, des armoires vitrées mais renforcées présentaient des merveilles : les nombreuses couronnes du maharadjah, ses colliers, bracelets, ornements de turban, présentés avec autant d’art et de sécurité que chez un joaillier de la place Vendôme. Ébloui, Aldo pensa que la fortune de l’étrange prince était fabuleuse et il ne savait où donner de l’admiration quand son regard accrocha, seule dans une niche vitrée creusée dans le mur épais et éclairée par en dessous d’une lumière diffuse, une coupe taillée dans une seule et énorme émeraude. Il se planta devant et ne bougea plus, saisi d’une émotion que son hôte ressentit. Sans un mot, celui-ci ouvrit la niche et, prenant la coupe, la déposa dans la main un peu tremblante de Morosini émerveillé :

— Auriez-vous découvert le Graal, le vase qui recueillit le sang du Christ ? La tradition dit qu’il était fait d’une seule émeraude…

— Il faudrait pour cela que le grand empereur Akbar, mon ancêtre, l’ait découvert, car c’est à lui qu’appartenait cette coupe fabuleuse. Elle semble vous émouvoir ?…

— Je ne pensais pas qu’il fût possible de voir pareille merveille, murmura-t-il tandis que ses longues mains fortes et délicates caressaient le prodigieux objet, dont il fallut bien finir par se séparer pour qu’il reprît sa place dans la niche de cristal. Il put ensuite admirer un collier d’énormes rubis taillés de façon divine, des joyaux de perles, de diamants et d’émeraudes. Seul le saphir en était absent car il passait pour être, sinon maléfique, du moins peu désirable ! L’ensemble était d’une grande beauté, même si les montures étaient trop lourdes ; mais dans les bijoux indiens l’or avait presque autant d’importance que les pierres.

Morosini vit aussi une étonnante collection de jades, dignes d’un empereur de Chine et dont la présence l’étonna : il aurait juré que la Chine seule pouvait en produire de pareils…

— Mais tout ceci n’est qu’apparence, soupira soudain l’homme qui cependant se couvrait toujours de ces apparences avec une telle profusion. Le grand Ramakrishna a écrit « Quand vous aurez reconnu que le monde est irréel et éphémère, vous y renoncerez et vous vous libérerez de tous vos désirs… »

— Je n’en suis pas encore là, fit Morosini en riant. Ni vous non plus, Altesse, car grâce à Dieu vous savez à merveille porter ces splendeurs et je crois que vous y trouvez plaisir. Ce qui est bien normal : ni vous ni moi n’avons l’âge des renoncements. À ce propos…

Il tira de sa poche le sachet de daim dans lequel il avait placé la « Régente » après l’avoir extraite de ses chaussettes, en sortit la grosse perle, la prit par son attache pour la déposer sur le coussin de velours placé là pour recevoir les joyaux quand on les sortait de leur vitrine :

— Voici la « Régente », la perle impériale que vous m’avez demandé de vous apporter. Qu’en pensez-vous ?

Les mains gantées de soie s’en emparèrent avec une avidité inattendue chez un homme si riche. Elles la palpèrent, la caressèrent, la mirèrent, la respirèrent même. Les étranges yeux de tigre luisaient comme ceux du fauve quand il guette sa proie :

— Admirable ! Plus belle encore que je ne le pensais ! Ah, je sens qu’une fois montée en collier elle sera l’un de mes joyaux préférés. Mais il faut lui trouver des compagnes dignes d’elle, des diamants aussi peut-être ? Je vais convoquer mes joailliers dès ce soir…

Il remit la perle dans le sachet, fourra le tout dans sa poche puis, empoignant Aldo par les épaules, il lui donna l’accolade :

— Merci, mon ami, merci ! Cette perle sublime sera le maillon qui nous unira à jamais ! Viens, j’ai encore d’autres petites choses à te montrer !

C’était sans doute très flatteur mais, en bon commerçant, Morosini se demanda si le maharadjah n’était pas en train d’oublier joyeusement qu’il lui devait encore la moitié du prix convenu, et qu’en tout état de cause lui, Morosini, ne tenait absolument pas à être uni à ce demi-barbare par quelque lien que ce soit, même une dette. Mais sans doute serait-il du dernier vulgaire de parler argent à cet instant ? Il serait toujours temps quand on quitterait Alwar pour Kapurthala.

La visite continua par une autre salle où l’on conservait des manuscrits qui eussent fait le bonheur de Guy Buteau. Il y avait là entre autres un Mahabahrata datant de plusieurs siècles, écrit sur un rouleau de papier mesurant 66 mètres et écrit si finement qu’il fallait une loupe pour distinguer les lettres, sorte d’exploit qui laissa Morosini assez froid. Il préféra de beaucoup un somptueux exemplaire du Gulistan, le « Jardin des Roses », du poète persan Saadi, datant du XIIIe siècle, richement enluminé et illustré d’exquises miniatures. Il se fût volontiers attardé à en déguster les délices mais, comme un gardien de musée qui voit arriver l’heure de la fermeture, Jay Singh se mit à presser le mouvement, passa en courant d’air à travers une collection d’instruments de musique, fit admirer ensuite quelques salons : celui des Miroirs, celui des Chasses où les murs disparaissaient sous les trophées et qu’habitait une impressionnante famille de tigres empaillés avec un grand réalisme, celui des Porcelaines, et ne consentit à s’arrêter qu’une fois parvenu dans l’imposante salle du Durbar, celle des grandes audiences, dominée par le trône d’or massif. Murs et plafonds étaient décorés d’arabesques d’or ne s’interrompant qu’autour d’un grand portrait représentant un prince pourpre et or, couvert de joyaux jusqu’à sa toque pavée de rubis d’où sortait une sorte de petit paratonnerre : une aigrette de rubis… Il s’appuyait sur un sabre courbe au fourreau de jade et de turquoises et, auprès de lui, on remarquait un grand bouclier rond orné de six émeraudes en cabochon. Incroyablement beau d’ailleurs à demi caché par une courte barbe en éventail, le visage avait la même pureté que celui du maharadjah :

— Mon grand-père, Banai Singh, présenta Alwar. C’était un grand prince rajpoute et un vrai guerrier : le Rajpoute ne se sépare jamais de son sabre ni de son cheval !

C’était peut-être vrai en réalité mais pas en peinture : il n’y avait pas le moindre cheval à l’horizon. Morosini n’en salua pas moins l’ancêtre comme le faisait Jay Singh lui-même.

— Puisque vous êtes sorti en ville vous avez dû remarquer au bord du lac intérieur ce magnifique monument de grès brun avec ses neuf dômes de marbre blanc : c’est son mausolée, mais on l’appelle Rani Musi Chatri par vénération pour sa veuve, la Rani Musi qui à sa mort s’est faite « sati ». Cela veut dire…

— Qu’elle est montée vivante sur le bûcher funéraire de son époux, traduisit Aldo. J’espère que Votre Grandeur a banni à jamais de ses États cette atroce coutume ?

— Les Anglais l’ont exigé mais… il est bien difficile, une fois mort, d’empêcher un peuple de suivre ses coutumes… et à une veuve inconsolable de chercher à suivre son époux et d’acquérir la sainteté… Venez maintenant ! J’ai encore quelque chose d’intéressant à vous montrer !

Morosini commençait à en avoir assez mais dut tout de même suivre son hôte dans une pièce, petite par rapport aux autres, une salle à manger dont le centre était une table ronde en argent massif dont le plateau s’ornait de scintillantes vagues gravées en trompe-l’œil. Au milieu il y avait un candélabre en argent, lui aussi orné d’une profusion de branches, de lianes et de fleurs étranges, un objet plutôt fantastique mais qu’Aldo ne trouva pas vraiment beau.

— Magnifique ! commenta-t-il sans se compromettre.

— C’est surtout quelque chose de très amusant. Essayez de soulever le chandelier !

Morosini se pencha presque à s’étaler sur la table, saisit le pied du candélabre… et s’en retrouva soudain prisonnier : déclenchées sans doute par le mouvement, deux des lianes venaient de se refermer sur ses poignets, l’immobilisant dans une position peu confortable. Jay Singh éclata de rire, ce qui le mit en colère :

— Qu’est-ce que cette diablerie ? Je ne trouve pas ça amusant !

— Allons, mon ami, ce n’est qu’une plaisanterie, un jouet, si vous voulez ! Mais bien utile : cela m’a toujours évité de me le faire voler. Vichnou seul sait pourquoi, mais il a souvent tenté plusieurs de mes jeunes aides de camp. Ils se retrouvaient alors captifs dans une position fort avantageuse pour qui se plaît à goûter la beauté d’un corps d’adolescent particulièrement bien fait !

Une brusque sueur froide inonda le dos de Morosini, dont la colère se mêla de dégoût : il n’avait que trop bien compris ce qu’évoquait Jay Singh… Sans aucun doute l’une des raisons de la crainte, pour ne pas dire plus, qui semblait habiter en permanence le regard de tous ces garçons. Il se maîtrisa cependant et ce fut d’une voix calme mais glaciale qu’il articula :

— Veuillez, s’il vous plaît, me libérer ! Je n’apprécie pas ce genre d’humour… et encore moins le commerce des hommes. Quels qu’ils soient !

Jay Singh cessa de rire et se hâta de libérer son hôte en se confondant en excuses. Ce n’était qu’une petite expérience divertissante. Jamais il n’avait voulu se moquer de celui qu’il considérait comme son frère…

— Allons boire ensemble pour effacer cette mauvaise impression. Tout ceci n’est que futilité indigne d’hommes tels que nous. Demain je te montrerai mon véritable trésor, qui n’a rien à voir avec les biens terrestres. Demain je te ferai connaître mon maître, l’homme qui ouvre devant moi les portes de la sainteté. Grâce à lui j’ai le droit de porter le titre de Raj Rishi, qui signifie « maître religieux » et « saint homme »… Demain je te montrerai la lumière…

En dépit de l’envolée lyrique dont on venait de le régaler, Aldo ne vit là-dedans rien de bien rassurant. Étant donné les étranges façons d’être de Jay Singh, il se demanda même à quel genre de cinglé il allait devoir faire quelques révérences… Sa décision était prise : après sa visite au « saint homme » il prendrait congé de Jay Singh, récupérerait Adalbert et prendrait avec lui le chemin de Delhi, où ils resteraient quelques jours avant de partir pour les fêtes du Jubilé. Sans oublier de réclamer l’autre moitié du prix convenu pour la « Régente » !… Décidément il ne se plaisait pas dans ce fastueux palais plein d’ombres glissantes qui n’étaient cependant rien d’autre que les innombrables serviteurs. Il est probable qu’il en trouverait autant à Kapurthala mais l’impression serait certainement différente.

Le lendemain, en rejoignant le maharadjah dans la cour du palais, il s’attendait à trouver une automobile ou peut-être un cheval pour se rendre chez le Maître, dont il imaginait qu’il devait habiter un temple ou l’une de ces constructions bizarres que l’on trouve dans les campagnes, mais ce fut dans le howda perché sur le dos d’un éléphant qu’il trouva Jay Singh, vêtu d’une sorte de robe de moine brune pourvue d’un capuchon et la tête couverte de son voile bleu. Il n’en portait pas moins des gants en peau de chamois.

— Le Maître habite là-haut, expliqua-t-il en désignant le fort de Bala Qila. Ainsi il est plus près du ciel et sa protection s’étend sur mon État tout entier…

Aldo acquiesça d’un sourire. Cette balade pouvait être agréable et c’était la première fois qu’il allait se promener à dos d’éléphant. Balancés au pas mesuré de l’animal, on traversa la ville peuplée d’échines inclinées puis on attaqua le chemin qui escaladait la montagne escarpée, bordée au début d’arbres poussiéreux où s’ébattait une colonie de singes, mais à mesure que l’on montait, il n’y eut plus qu’un désert de pierres, un amoncellement de rochers que délimitait une vieille muraille aux créneaux arrondis percés chacun d’une meurtrière. Le paysage s’élargissait à chaque pas de l’éléphant, creusant au bord du sentier une sorte d’abîme, tandis que l’on approchait le vieux fort et que ses flancs abrupts se faisaient plus rébarbatifs. Le silence l’enveloppait, les bruits de la ville ayant reculé. Et seul, de temps en temps, le vol lourd d’un vautour décrivait au-dessus des pierres antiques des cercles concentriques. Jay Singh ne disait rien. Les mains sur ses genoux écartés, il avait l’air de prier, le souffle de ses lèvres soulevant son voile sans qu’aucun son n’en sortît. Enfin on fut au pied des tours, qui en dépit de la taille du pachyderme paraissaient encore plus hautes que depuis la vallée. Un début d’écroulement ébréchait certaines d’entre elles mais d’autres portaient encore des pavillons de bois ajouré qui avaient dû servir pour le guet. De cette hauteur – plusieurs centaines de mètres au-dessus de la ville – on découvrait alors des kilomètres de remparts s’étendant à perte de vue : la muraille de Chine en plus mince et presque aussi rébarbative.

— Mes ancêtres s’entendaient à protéger leurs terres, émit Jay Singh, momentanément détourné de sa prière.

— Je vois. C’est impressionnant.

Mais déjà on arrivait. Une seule porte, monumentale, commandait l’entrée du fort. Elle s’ouvrit devant l’éléphant avec un grondement sourd et se referma aussitôt. Il y avait là une vaste cour donnant accès à un vieux palais. Il semblait désert, à l’exception de deux serviteurs qui se prosternèrent avant d’échanger quelques phrases avec le maharadjah. Celui-ci ôta son voile bleu.

— Chandra Nandu, le Maître, nous attend.

On traversa des salles, des cours, des galeries où demeuraient des vestiges de splendeur : des fresques rehaussées d’or, des plafonds dorés et sculptés, des balcons treillissés, des colonnettes de marbre, mais plus on avançait dans la partie la plus ancienne, le noyau du vieux fort remontant au Xe siècle, tout n’était que sévérité et dépouillement. Enfin, en haut d’une tour, au centre d’une salle ronde et vide, un vieil homme au crâne rasé, vêtu d’une robe semblable à celle portée par le maharadjah, était assis jambes croisées sur un tapis usé. Une jarre d’eau, une écuelle contenant des chappattis étaient posés près de lui, mais Morosini ne put le détailler davantage : déjà Jay Singh, à genoux au bord du tapis, se prosternait après l’avoir obligé à en faire autant.

— Il peut vous apprendre beaucoup, chuchota-t-il d’un ton pressant, mais il faut lui montrer le respect qu’il est en droit d’attendre car il est sans doute le plus grand saint de toutes les Indes…

Ensuite, assis en tailleur à quelque distance du vieil homme, un dialogue s’engagea en hindoustani et Aldo en profita pour mieux examiner celui que le maharadjah appelait son Maître. Le visage, entièrement rasé comme le crâne, était d’une surprenante beauté en dépit du réseau serré des rides. Cela tenait sans doute à l’ossature fine et ferme à la fois. Quant au regard profondément enfoncé sous d’épais sourcils blancs, il n’était pas noir mais d’un vert clair évoquant un haut-fond d’océan sous le soleil. La plupart du temps les paupières fripées le voilaient mais, quand Chandra Nandu les ouvrait – une ou deux fois seulement au cours de l’entretien ! –, il donnait à ce visage marqué par le temps une incroyable jeunesse…

Enfin, au bout de quelques minutes, le maharadjah se releva, et après s’être prosterné, se tourna vers son invité :

— L’honneur qui t’es fait est immense et grande ta chance. Le Maître accepte de te garder auprès de lui… quelques jours !

Aussitôt Morosini fut debout :

— Quoi ?… Mais il n’en a jamais été question !

— Je sais, je sais, mais je n’imaginais pas que Chandra allait voir en toi un être d’exception. Il souhaite te connaître mieux. Tu ne peux pas refuser, ajouta-t-il d’une voix soudain durcie, car ce serait lui faire offense… et à moi aussi ! Reste ici ! Tu verras qu’un jour tu me remercieras.

— Dites-moi que je rêve ? Nous ne parlons pas la même langue…

— Il parviendra à te faire entendre ce que tu dois savoir.

— Je suis fort satisfait de ce que je sais déjà et vous n’avez aucun droit sur moi !

— Moi non, mais lui si dès l’instant où il t’a reconnu comme digne de son enseignement. Ce que je savais depuis notre première rencontre. Je te l’ai dit : tu es mon frère et tu le seras davantage encore quand tu l’auras entendu.

— Il n’est pas question que je reste un instant de plus ! Je voulais vous annoncer, au retour de cette excursion, que je partais pour Delhi par le prochain train et c’est exactement ce que j’ai l’intention de faire. Je vais saluer ce vieil homme comme il convient et je redescends en ville…

Une lueur froide, féroce, s’alluma au fond des yeux de Jay Singh, capable d’effrayer un homme moins déterminé et surtout moins en colère que Morosini. Pourtant, dans les mots que prononça Alwar, la menace était claire :

— Tu resteras ici… parce que je le veux : ne t’y trompe pas ! Nous ne sommes pas venus aussi seuls que tu l’as cru. Quelques-uns de mes soldats nous ont suivis et vont garder les issues de cette partie du fort. À moins d’avoir les ailes de l’oiseau tu ne pourras pas sortir. D’ailleurs je ne te conseille pas d’essayer car, sache-le bien, si tu refusais la chance que je t’offre, tu disparaîtrais d’une façon que tu trouverais fort désagréable. Alors écoute ce que t’apprendra Chandra Nandu parce que c’est la plus grande chance que la vie puisse t’offrir ! Ensuite, devenu celui que, de tout temps tu as été destiné à être, tu partageras ma vie, mes richesses… et mon cœur.

— Je crois, en vérité, que vous êtes fou ! Avez-vous oublié que j’ai, en bas, un ami et qu’il va me chercher ?

Le sourire cruel réapparut sur le beau visage d’Alwar :

— Ton ami ne te cherchera pas, mon prince. Sur mon ordre, les fils du Diwan l’ont emmené à la chasse et, chez nous, c’est très dangereux, la chasse, quand on n’y prend pas garde. Des accidents peuvent se produire… en particulier quand il advient que l’on tombe sur un… tigre.

L’instant d’après, les deux mains d’Aldo se refermaient sur la gorge de Jay Singh qui, surpris, poussa un couinement de souris.

— Tu n’as pas fait ça, espèce de démon ? Tu n’as pas livré un homme tel que lui à une mort affreuse ?… Alors moi je vais te tuer, mon « frère », et sur l’heure ! Quelque chose me dit que tes fidèles sujets m’en seront reconnaissants…

Incapable d’articuler une parole, Alwar passait par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Il étouffait mais, soudain, l’un des poignets d’Aldo se trouva pris dans un étau qui l’obligea à lâcher prise : le vieil homme fragile qui semblait dormir venait au secours de son élève et, d’une irrésistible traction, le libérait. Sans articuler un seul mot. Puis retournait à sa torpeur méditative tandis qu’Alwar tombait sur les genoux en portant les mains à sa gorge douloureuse. Il se releva à la manière d’un cobra qui se détend pour frapper, mais n’en recula pas moins vers la porte.

— Tu resteras ici jusqu’à ce que tu aies appris la sagesse et le respect que tu me dois ! croassa-t-il en tendant un doigt menaçant. Et si tu n’y parviens pas, mes tigres pourront se repaître de ta chair impure…

Prévenant l’élan de Morosini qui se jetait sur lui, il disparut prestement derrière la porte dont le battant armé de fer se referma sur lui. Sur sa lancée Aldo y arriva juste pour comprendre qu’elle était fermée et bien fermée. Il courut vers les étroites fenêtres qui découpaient de minces et longues ogives de ciel bleu. C’est alors qu’il entendit :

— Quitte l’espoir de passer par là ! C’est beaucoup trop étroit ! En outre, la chute serait de plus de cent mètres.

Il sursauta, se retourna… C’était bien Chandra Nandu qui venait de parler. Grands ouverts à présent, les yeux couleur de jeunes feuilles vertes riaient.

— Vous parlez anglais ?

— Et aussi français si tu préfères. Plus quelques autres dialectes européens… Tu vois, je n’aurai aucun mal à t’enseigner la sagesse des Anciens Livres…

— Si c’est le genre de sagesse que vous avez inculquée à votre disciple, je ne vous félicite pas ! Si celui-là est un saint homme, Tamerlan approchait de la divinité.

Le vieil homme se mit à rire :

— Nous allons avoir tout le loisir d’en parler. Viens t’asseoir près de moi !

En même temps il frappait dans ses mains. L’un des deux serviteurs qu’Aldo avait vus dans la cour apparut, sorti d’une trappe qui venait de s’ouvrir dans le sol, et s’inclina très bas, les mains jointes sur la poitrine. Le vieil homme lui donna un ordre et il repartit par sa trappe, mais lorsqu’il revint presque aussitôt, portant un plateau sur lequel il y avait une jarre d’eau fraîche, des fruits et des chappattis, ce fut par la grande porte.

— Elle n’est donc pas fermée à clef ? s’étonna Morosini.

— Tu ne voudrais pas ? Tu es chez moi, ici…, même si, très certainement, les issues de cette partie de Bala Qila sont gardées militairement.

— C’est toujours le cas ?

— Non. Ces précautions sont déployées en ton honneur. D’habitude je me contente – et fort bien, crois-le ! – de mes deux disciples. À ceux-là je m’efforce d’apprendre le meilleur moyen d’accéder au Nirvana.

— Avez-vous éduqué Alwar de la même manière ? En ce cas je ne vous félicite pas.

— C’est un cas à part. Moi aussi ! J’habite ce vieux fort depuis que l’ancien maharadjah l’a quitté pour d’autres demeures plus confortables. Je m’y plais car je peux faire le bien que je veux. Les gens du pays viennent à moi librement. Aussi, quand le jeune Jay Singh s’est mis dans la tête d’accéder à la sainteté, j’ai mis tout en œuvre pour l’y aider sachant parfaitement qu’il n’y arriverait jamais. C’est toujours facile, quand on sait lire, de se gargariser des textes sacrés. La poésie en est attachante et Jay Singh est sensible à la beauté, mais il prend de mon enseignement ce qui l’arrange et rejette le reste. Avec toi les choses seraient sûrement plus faciles…

— Je ne crois pas. Je n’appartiens pas à l’Asie et le Christ est le maître devant lequel je m’agenouille. Pardonnez-moi !

— Je n’ai rien à te pardonner mais, si tu lisais certains passages de nos livres saints, tu verrais qu’entre les chrétiens – les vrais – et nous la distance n’est pas si grande. Sais-tu que les Upanishad disent : « Le monde est né de l’amour, il est soutenu par l’amour, il va vers l’amour et il entre dans l’amour… » ?

— Je l’ignorais. Jésus n’aurait pas mieux dit-Mais si vous enseignez cette doctrine, comment se fait-il que Jay Singh soit ce qu’il est, lui qui se proclame votre fidèle ? Et que vous l’acceptiez ?

— Je l’accepte comme une fatalité, comme l’orage contre lequel on ne peut rien sinon tenter d’adoucir le sort de ceux qu’il frappe. Quand il a commis un crime particulièrement odieux, il accourt vers moi, la tête couverte de cendres, et quand il s’est confessé je l’oblige à réparer si peu que ce soit le mal infligé… Tu veux un exemple ? Tous les ans, pour son anniversaire, il oblige son peuple – qui n’est pas riche, crois-le bien ! – à lui offrir son poids en argent… mais ensuite cet argent est distribué aux plus pauvres… Il se livre alors à de nouveaux forfaits, puis il vient demander sa pénitence et je m’arrange pour qu’elle bénéficie aux proches de la victime. Parfois, en le menaçant de m’éloigner de lui à jamais, j’ai réussi à l’empêcher de commettre une mauvaise action. Malheureusement, quand il vient pleurer à mes pieds, il est souvent trop tard ! Le mal est irréparable et je le chasse de ma vue pendant des mois.

— Il l’accepte ?

— Oui, parce qu’il redoute par-dessus tout que je m’éloigne. C’est arrivé par deux fois. Au cours d’une fête, l’un de ses beaux-frères, ivre d’ailleurs, le harcelait pour qu’il lui trouve une fille pour finir la nuit. Jay Singh a fini par lui dire qu’il lui livrerait la plus belle de ses concubines, mais à la condition que l’acte se passe dans le noir le plus absolu et sans échanger une seule parole. L’autre, en proie aux délires de la chair, était prêt à tout concéder : on l’a introduit dans une chambre obscure où l’attendait une jeune femme avec laquelle il a pris longuement son plaisir. Soudain la lumière est venue inonder la chambre et le malheureux a pu voir qu’il avait fait l’amour à sa propre sœur, l’une des épouses d’Alwar. Le lendemain, tous deux se sont suicidés… Je suis alors parti pour une solitude de la montagne et pendant six mois j’ai refusé la présence du maharadjah. Il en a vécu un entier devant la grotte où je vivais, implorant mon pardon, souffrant la faim, le froid, le soleil écrasant, pleurant, jurant qu’il ne recommencerait plus. Je lui jetais de la nourriture comme à un chien. Enfin nous sommes revenus ensemble ici et durant une année il a été pour son peuple le meilleur des princes. Jusqu’à ce qu’il recommence !

— La même chose ?

— Non. C’était… différent. Une princesse de sa famille a refusé de devenir « sati » : il l’a fait jeter à ses tigres avec son enfant.

— Oh non !… Il a fait ça ?

— Bien sûr, il l’a fait, et ce n’était pas la première fois. D’autres malheureuses ont subi ce sort affreux, mais je ne le savais pas…

— Vous êtes reparti ?

— Je n’en ai pas eu besoin. Le Vice-Roi a eu vent du drame et, pour éviter d’être destitué, Jay Singh s’est enfui à Londres… où il a un ami très puissant, sir Edwin Montagu, secrétaire d’État pour l’Inde. Comme par hasard on a changé de Vice-Roi. Et Alwar est rentré chez lui. À nouveau il est venu à mes pieds.

— Le tigre ! Jeter une femme et un enfant au tigre ! gronda Morosini qui n’écoutait plus… Il semble que ce soit sa manière favorite de faire disparaître ceux qui le gênent… Vous l’avez entendu ? C’est le sort qu’il a réservé à mon ami le plus cher… J’aurai le même si je ne me plie pas à sa volonté ! L’infâme salaud !…

— Calme-toi !… Il a donné, en effet, l’ordre au Diwan… mais le Diwan est un homme sage. Il a du s’arranger pour faire disparaître ton ami d’une autre façon… en le cachant, par exemple !

— Dieu vous entende ! Mais moi, je n’ai rien à faire ici ! cria-t-il brusquement. Je suis un homme normal, moi, un bon époux, un père, un chrétien, et jamais, vous entendez, jamais je n’accepterai la vie que ce monstre à décidé de m’offrir ! Je veux sortir d’ici… et vite !

— Ne crie pas si fort ! Je ne suis pas sourd et les gardes ne comprennent que leur langage à eux. Te révolter, hurler ne sert à rien.

— Si vous êtes un sage, vous devriez comprendre que je ne peux pas accepter, que tout ceci me révolte ?

— Je ne te conseille pas d’accepter je te conseille de te calmer. Tu dois… faire semblant.

— Faire semblant ?

— Mais oui. Jay Singh pense que si j’ai réussi parfois à attendrir son cœur, le tien ne devrait pas résister davantage. Il faudra sans doute y mettre le temps…

— Je n’ai pas le temps. Dans un peu plus d’une semaine je dois être à Kapurthala où je suis invité par le maharadjah ! Un homme de bien, celui-là !

— Un peu trop ami des fêtes, peut-être ? Je le connais.

— Il est venu ici ?

— Non. Je l’ai rencontré il y a de longues années à Paris… quand je n’étais pas encore un saint homme. Allons, mange un peu ! Ensuite nous aviserons…

Incontestablement, Chandra Nandu distillait une atmosphère apaisante. En partageant le frugal repas, Aldo se surprit à s’entretenir avec lui d’une infinité de sujets qui n’avaient pas grand-chose à voir avec la préparation au Nirvana. Le sage, plus âgé encore qu’il ne le paraissait, avait beaucoup voyagé, beaucoup lu, beaucoup vu et beaucoup retenu. Il n’eut aucune peine à confesser ce « disciple » forcé qu’on lui amenait. Si bien que, mis en confiance, celui-ci finit par demander :

— Je ne voudrais pas mettre votre vie en danger, mais quel conseil me donnez-vous ?

— D’abord de t’apaiser et de te résigner à passer trois ou quatre jours en ma compagnie. Tu trouveras peut-être mon hospitalité un peu austère, mais auprès de moi tu pourras au moins te détendre, dormir en paix, réfléchir…

— … aux moyens de fuir ? Vous m’aideriez ?

— Je ne demanderais pas mieux mais, à première vue, le problème paraît insoluble. Viens voir !

Ils allèrent à la porte que le vieil homme ouvrit. Aussitôt deux lances se croisèrent devant eux, ce qui eut le don de susciter chez le sage une réaction de colère traduite en quelques paroles très sèches sous lesquelles les gardes courbèrent la tête avant de se précipiter dans l’escalier.

— Des gardes devant ma porte ! gronda Chandra. Jamais encore il n’avait osé ! Il faut qu’il tienne chèrement à toi… et cela ne va pas te simplifier la tâche…

— Pourquoi ? Nous pouvons sortir ?

— Pas d’illusions ! Ces deux soldats ont seulement émigré au bas de l’escalier et je ne crois pas avoir le pouvoir de les en chasser, parce qu’ils ont encore plus peur de Jay Singh que de mes imprécations. Mais continuons !

Ils s’engagèrent à leur tour dans l’escalier de pierres pour atteindre la plate-forme sur laquelle des vestiges d’un pavillon de bois sculpté se délitaient. Une rafale de vent les y accueillit tandis qu’ils se penchaient à l’ouverture béante de ce qui avait été une gracieuse fenêtre de galerie. Un immense paysage de montagne s’offrit à leurs yeux, admirable avec ses lointains ensoleillés qui donnaient à la terre, aux rochers, des nuances d’automne où couraient des frissons d’or bruni. Mais ce qu’Aldo découvrait en dessous de ce qui avait été un appui était décourageant : le mur plongeait abruptement jusqu’aux rochers et buissons situés une quinzaine de mètres plus bas sur un rebord qui, lui, dominait d’une cinquantaine de mètres le ressaut montagneux où s’appuyait la forteresse…

— Comme je te l’ai dit à moins d’avoir des ailes… fit le vieil homme avec tristesse. C’est le seul endroit par lequel tu puisses sortir d’ici sans rencontrer de sentinelles. Et Jay Singh le sait bien.

— Mais cette trappe par laquelle est entré votre serviteur ?

— … donne sur une pièce sans autre ouverture que deux meurtrières. C’est là qu’ils vivent et entreposent ce dont nous pouvons avoir besoin. Au centre il y a un puits qui plonge dans les entrailles de la terre…

— D’où l’on remonte l’eau ? Par quel moyen ? Il doit bien y avoir une corde ?

— Il y a une chaîne, très longue et bien scellée. Elle a résisté à plusieurs siècles, à plusieurs sièges. Il est impossible de l’enlever pour en faire l’instrument de ton évasion…

— Mon Dieu !… Comment faire en ce cas ?

— Prier ce Dieu que tu invoques machinalement, le prier avec force et avec foi. Peut-être te prendra-t-il en pitié ? Moi je ne peux que t’offrir l’aide d’une âme compatissante.

— Ne pouvez-vous convaincre Alwar de me rendre ma liberté ? Vous auriez pu recevoir un ordre venu du ciel durant votre sommeil ?

Le vieil homme esquissa un sourire :

— Je pourrais en effet… mais pas maintenant ! Ton tourmenteur ne viendra pas avant une semaine. À ce moment nous verrons…

— Une semaine ! soupira Morosini, accablé, en se laissant glisser le dos appuyé au mur bas.

Quelle malédiction le poursuivait, qui ne l’avait arraché à une prison au fond de la terre que pour lui en donner une autre au milieu des nuages ? Cette fois, évidemment, le geôlier lui montrait une certaine sympathie et c’était un réconfort de ne pas être perpétuellement sur la défensive, mais Chandra rait-il jusqu’à l’aider à prendre la fuite ? En dépit de la vénération qu’il montrait au vieil homme, Jay Singh était très capable de le mettre à mort s’il laissait échapper sa proie. Et l’idée de causer la perte de cet être doux et courtois lui était plus que désagréable. Dans les pattes de Jay Singh, la mort ne devait pas être facile…

Le soir venu, tandis que le Maître montait sur le haut de la tour pour ses dévotions, Aldo examinait la grande salle qui allait lui tenir lieu de prison. La trappe avait livré passage à un matelas et à des couvertures pour qu’il ne souffre pas du froid nocturne, ces dernières étant une concession à sa fragilité occidentale. Le Maître, lui, se contentait d’une paillasse. En dehors de cela les murs étaient absolument nus. Le plus sévère des couvents était une thébaïde auprès du logement de Chandra Nandu…

Le repas du soir fut aussi frugal que celui du matin mais Aldo ne s’en plaignit pas : l’eau fraîche et les fruits comme les chappattis lui parurent les meilleurs du monde, mais il se sentait tellement nerveux qu’il doutait de pouvoir trouver le sommeil. Et le dit.

— Je vais t’aider, dit Chandra. Couche-toi seulement.

S’asseyant à la tête du lit improvisé, Chandra Nandu prit sur ses genoux la tête d’Aldo et se mit à la masser d’une certaine façon en murmurant d’inintelligibles paroles : peu à peu, Aldo sentit l’angoisse, l’agitation, la révolte l’abandonner. Il se détendit et plongea doucement dans le sommeil avant même que le vieil homme eût reposé sa tête.

Ainsi se passa la première nuit.

Les quatre jours suivants, Morosini n’eut rien d’autre à faire qu’écouter le Maître et parler avec lui. Son enseignement était simple, sa parole douce et pleine de foi. Il disait :

— Je me prosterne encore et toujours devant Dieu qui est dans le feu et dans l’eau, qui imprègne le monde entier, qui est dans les moissons annuelles comme dans les grands arbres…

Ou encore :

— C’est en donnant que tu recevras. Le sage ne naît jamais, ne meurt jamais…

Il disait aussi :

— La raison humaine qui est bornée ne voit pas assez loin. Elle n’a pas accès au pays des dieux…

Toutes paroles qui plongeaient son compagnon dans un étonnement émerveillé :

— À peu de chose près Jésus parle ainsi. Par quoi sommes-nous donc séparés ?

— Par beaucoup de choses dont l’homme n’a que faire, comme la couleur de la peau, la façon d’interpréter les paroles divines, et surtout la folie, le besoin de puissance et la certitude où chacun est de valoir mieux que son frère…

— C’est ce que tu as enseigné à Jay Singh ? Difficile à croire !

— Et pourtant c’est la vérité. Seulement ses oreilles n’entendent que ce qui leur convient. Il conclut de mon enseignement qu’il est sans doute valable pour le commun des mortels mais pas pour lui. Il pense qu’il fait dès à présent partie intégrante du domaine divin…

— C’est bien ce que je pensais : il est fou.

— Il ne l’est pas, cependant, quand il s’agit de ses intérêts. Nul n’est plus habile, plus rusé que lui. Il ne se met à délirer que lorsqu’il s’agit de sa vie future, qui devrait s’épanouir dans une si grande sainteté qu’elle lui épargnera le retour sur terre sous une apparence différente. Selon lui, le cycle de ses réincarnations va s’achever en apothéose…

— Quelle chance il a de ne se préoccuper que de sa vie future ! soupira Aldo. Moi, c’est ma vie présente qui me tourmente. Si je dois la passer en ce lieu…

La main desséchée de Chandra vint se poser sur celle d’Aldo :

— Je ne crois pas que tu sois destiné à rester. Une occasion devrait t’être donnée… bientôt.

— Vraiment ? Une occasion ? Laquelle ? Quand ?…

— Allons, calme-toi ! Je te dis ce qui me vient à l’esprit… ce que je sens venir… mais ne m’en demande pas davantage ! Viens plutôt avec moi contempler les étoiles ! La nuit devrait être belle…

Les deux hommes montèrent sur la plate-forme et Morosini emplit ses poumons du vent froid venu du nord qui le fit frissonner ; la journée avait été lourde, orageuse, et cette fraîcheur était bienvenue. La nuit en effet promettait d’être superbe : des myriades d’étoiles la paraient de diamants tels qu’il n’en existait pas au monde. L’impression que la Jérusalem céleste illuminée s’approchait d’une terre aveugle et désertique !

— Tu vois, dit le sage, lorsque le ciel revêt cette splendeur, il m’arrive de passer toute la nuit ici à m’imprégner de sa beauté, parce que…

Quelque chose, à cet instant, siffla à leurs oreilles, suivi d’un choc sourd. Une flèche venait de se ficher, presque à la verticale, dans la charpente du clocheton. Une flèche à laquelle un billet était attaché par une mince ficelle de coton dont le bout disparaissait dans le vide… Aldo le déroula et s’assit par terre pour allumer son briquet et lire sans risquer d’être aperçu :

« Tirez la ficelle jusqu’à ce que la corde qui est au bout soit dans vos mains. Ensuite, confiez-vous à un ami et à votre chance… »

Pas de signature, mais Chandra n’avait pas eu besoin de lire pour comprendre ce que signifiait cette ficelle : il était déjà en train de la tirer. Se penchant au-dessus du gouffre, Aldo distingua vaguement une silhouette sur le rebord rocheux qui formait comme une halte entre les deux parties du précipice.

— Il y a là un homme ? Sais-tu qui il est ?

— La providence peut-être… ou ton pire ennemi. À toi de choisir.

— Et vous, qu’adviendra-t-il de vous si je réussis ?

— Ne te tourmente pas pour moi. Jay Singh ne me touchera jamais : je suis pour lui une sorte d’assurance depuis le jour où il a appris qu’il pourrait mourir de ma mort…

La corde à présent était solidement fixée. Aldo prit le vieil homme dans ses bras :

— Merci !… De tout cœur merci ! Que Dieu vous garde !

Et il enjamba le parapet…

CHAPITRE XIV

UNE CHASSE PRINCIÈRE

Avoir une corde pour s’échapper est une belle chose mais, quand cette corde est lisse et que l’on n’a pas pratiqué ce genre d’exercice depuis l’adolescence, se lancer dans le vide sur ce frêle appui n’est guère rassurant ; cependant, taraudé par l’idée fixe de retrouver sa liberté, Aldo se fût jeté dans le feu sans hésiter. Détournant ses yeux de l’abîme ouvert sous ses pieds et que la nuit si bleue ne cachait pas assez, le regard vers les étoiles, il empoigna fermement le toron de chanvre et, les pieds appuyés au mur, commença la descente.

Elle lui parut interminable. Le haut de la tour reculait contre le ciel, mais pas assez vite à son gré. Pourtant, forcer l’allure eût été folie. Serrant les dents, s’efforçant d’oublier ses mains qui le brûlaient, fournissant un effort qui lui emballait le cœur, il poursuivit méthodiquement son évasion. Enfin des mains secourables le saisirent par la taille pour l’aider à prendre pied sur le rebord rocheux et broussailleux. En même temps une voix chuchotait :

— N’aie pas peur, sahib ! C’est moi, Amu… Tu ne m’as pas oublié, j’espère ?

— Amu ? Mais comment es-tu là ? Je te croyais…

— Mort, n’est-ce pas ? Comme mon pauvre frère Uday que le maharadjah a obligé à avaler du verre pilé ?… C’est parce que je l’ai su tout de suite que je me suis enfui en te conseillant d’en faire autant.

— Le papier dans le verre à dents, c’était toi ?

— C’était moi. Quand j’ai vu comment était celui dont on préparait si soigneusement la venue, j’ai compris ce qui t’attendait ; alors j’ai voulu te prévenir, mais il était déjà trop tard : tu ne pouvais plus lui échapper, à ce démon. Alors je me suis efforcé de surveiller et quand je t’ai vu partir pour Bala Qila avec l’éléphant, j’ai compris que l’on t’emmenait là-haut pour faire de toi un autre homme, un jouet obéissant. Alors j’ai fait ce que j’ai pu…

— Pourquoi ? Tu ne me connais pas vraiment.

— J’ai vite deviné que tu étais un homme bon et courageux… mais l’endroit est mal choisi pour parler et tu n’es pas au bout de tes peines il faut maintenant descendre jusqu’en bas. C’est un peu moins raide et l’on peut s’accrocher aux rochers… Mais d’abord donne-moi tes mains.

Elles étaient en effet à vif, la peau limée, écorchée, saignait. Amu prit dans sa poche un morceau de tissu, le déchira sur toute sa longueur et enveloppa les paumes saignantes. À ce moment, la corde tomba sur eux. Amu sourit :

— Je vois que le vieil homme est devenu ton ami. Elle peut encore nous être utile, cette corde… car nous allons pouvoir nous attacher. Tu vas descendre le premier et moi je te tiendrai…

— Et tu pourras descendre sans assurance ?

— Tant de fois déjà j’ai grimpé et descendu ces pentes ! Je suis un enfant du pays, tu sais…

Il constituait surtout une incroyable bénédiction. Aldo pensa qu’il lui faudrait songer, s’il s’en tirait, à remercier son ange gardien de lui avoir suscité ce dévouement inattendu. La seconde pente, en effet, était à peine moins abrupte que la première. La différence résidait dans les rochers et les buissons qui offraient de nombreuses prises. Enfin, après quelques centaines d’années et trois haltes qui permettaient à Amu de rejoindre Aldo, ils arrivèrent enfin sur un sentier, pas bien large sans doute et raide, mais sur lequel on pouvait marcher et non ramper. Arrivés près d’une grosse roche, Amu chercha dessous un paquet de vêtements assez semblables aux siens, pantalon, chemise ample formant tunique, vieille veste, sandales et longue bande de tissu destinée à confectionner un turban.

— Il faut que tu mettes ces choses, sahib, ensuite je teinterai ton visage, tes mains et tes pieds avec ce qu’il y a dans cette fiole. Puis je te conduirai à la gare et nous y attendrons le train pour Delhi, qui passe dans la nuit de demain…

— Mais encore une fois, pourquoi ?

— Parce que grâce à toi, peut-être, le Vice-Roi sahib apprendra la vérité sur Jay Singh Kashwalla. Tu es un grand sahib, il t’écoutera. Moi je suis un pauvre homme… et on a tué mon frère !

Tant de douleur s’exprimait dans cette voix désolée qu’Aldo sentit se lever en lui un profond désir d’aider Amu et les siens, de faire le maximum pour les délivrer d’un bourreau sans âme. Ses deux mains se refermèrent sur les épaules dont on sentait les os à travers le tissu :

— Si grâce à toi je m’en tire, Amu, sur mon honneur je te promets de tout faire pour que la justice règne ici…

— Merci, sahib ! Ce ne sera pas facile : il a de si grandes protections et il est si riche ! Mais qu’au moins il aille habiter le plus longtemps possible cette Europe qu’il aime tant. Quand il n’est pas là, nous vivons en paix parce que le Diwan sahib est un homme sage et juste…

— Je ferai en sorte de te rendre ce que tu viens de faire pour moi. Un jour, j’en suis certain, il ne reviendra pas d’Europe !

La transformation fut rapide. Le visage, les pieds et les mains passés à la teinture, vêtu des vieux habits procurés par Amu, Morosini, devenu semblable à nombre d’hindous misérables, put traverser la ville nocturne sans éveiller l’attention de quiconque. Comme il ignorait la langue, Amu lui avait recommandé de ne pas ouvrir sa bouche aux dents trop blanches et de tenir ses yeux à demi fermés sur leur couleur bleue si peu courante dans le pays… Les villes des Indes vivaient beaucoup la nuit, où l’on échappait à la chaleur du jour souvent insupportable, mais personne ne fit attention à eux et ils purent gagner la gare sans encombre.

Là, Amu guida son compagnon vers un buisson d’épineux et dit :

— L’attente va être longue. Nous allons rester là durant tout le jour et jusqu’à la moitié de la nuit prochaine. Autant se reposer. Fais comme moi !

Relevant alors le col élimé de sa veste, il se coucha sur la terre à l’abri du buisson en ramenant sur les yeux le pan flottant de son turban et s’endormit aussi tranquillement que s’il était dans un bon lit. Morosini l’imita en tous points : il était tellement fatigué qu’il aurait sans doute pu dormir sur une planche de fakir…

Un coup de pied dans les côtes le ramena brutalement à la réalité… En se retournant il reçut dans les yeux une flèche de soleil qui l’aveugla tandis qu’une poigne vigoureuse le remettait debout :

— Si Votre Altesse attend le train, fit une voix railleuse, elle risque d’attendre longtemps. Cela ne se fait pas de fausser ainsi compagnie à un prince aussi généreux que Sa Grandeur.

Sauvé de l’aveuglement par la taille gigantesque d’un des Sikhs qui escortaient le personnage, Morosini reconnut le secrétaire du maharadjah qui le contemplait avec une satisfaction méchante. Celui-ci poursuivit :

— Sa Grandeur va être fort déçue de revoir son invité en si piteux état…

— Voilà qui m’est égal parce que, moi, je n’ai aucune envie de la revoir. Aussi vais-je tranquillement attendre le train…

— Quoi ? En cet équipage ? Sans vos bagages ? Tsst ! Tsst ! Tsst !… Ce n’est pas raisonnable, voyons ! En outre, avant de s’en aller, il est d’usage de dire au revoir !…

Là-dessus il donna un ordre et deux soldats empoignèrent Aldo chacun par un bras pour le conduire jusqu’à une voiture militaire semblable à celle qui avait emmené le malencontreux astrologue quelques jours plus tôt. Une seule satisfaction pour Aldo dans le naufrage de ses espoirs : Amu n’était visible nulle part. Où pouvait-il être ? L’idée ne l’effleura même pas qu’il ait pu le trahir. Ce brave garçon s’était donné trop de mal pour le sortir de Bala Qila. Mais alors, comment avait-on pu le retrouver si vite ? Ce fut la question qu’il posa au secrétaire tandis que la voiture les emmenait vers le palais. Celui-ci se mit à rire :

— À dire vrai, on ne vous a jamais vraiment perdu de vue. On vit beaucoup la nuit chez nous et il se trouve toujours quelqu’un pour s’intéresser à ce qui se passe d’un peu étrange. Ainsi un brave sujet de Sa Grandeur a pu observer votre sortie… acrobatique du vieux fort et ce qui s’en est suivi…, jusqu’à la gare. Une fois certain que vous n’en bougeriez pas jusqu’à ce que passe un train, cet honnête homme s’est rendu au palais le plus vite possible… Malheureusement nous n’avons pas trouvé votre sauveur. Vous étiez seul auprès de votre buisson quand nous sommes arrivés. Mais je ne désespère pas de mettre la main dessus…

Ce fut un soulagement pour Aldo. Si le malheureux Amu était tombé dans les pattes de ces gens, il aurait peut-être déjà servi de petit déjeuner aux tigres du soi-disant saint homme… Restait à savoir quel sort on lui réservait à lui…

À son étonnement, on ne le jeta pas en prison et il ne comparut même pas devant Jay Singh. On le ramena tout simplement à son appartement… pour y prendre un bain et se changer car il n’était pas question d’offenser la vue et l’odorat du maharadjah en lui présentant son invité rebelle dans cet état. Mais cette fois une demi-douzaine de serviteurs étaient chargés du récurage. Ce fut long, minutieux, et prit une bonne heure car la teinture d’Amu résista courageusement ; après quoi on lui fit passer des jodhpurs, une chemise et une veste de toile kaki, on lui mit un casque sur la tête… et on lui lia les mains derrière le dos. Sans d’ailleurs qu’il proteste : cela aurait servi à quoi ?

En cet équipage on le fit descendre dans la cour d’honneur où attendait un éléphant et, déjà assis dans le howda, le maharadjah et son voile bleu. À l’aide d’une sorte d’escabeau on le fit monter auprès d’un Jay Singh aussi muet, aussi immobile qu’une statue. Exaspéré, Aldo attaqua :

— Quelle comédie êtes-vous en train de monter… mon frère ? gronda-t-il sans plus retenir sa colère.

— Une comédie ? répondit de sa voix soyeuse la statue voilée d’azur. Où voyez-vous une comédie ? Ne vous avais-je pas promis, à Paris, de vous faire chasser le tigre ? Je tiens parole, simplement…

— Chasser le tigre ? Les mains liées ? Vous me prenez pour un imbécile ?

— Je vous prends pour un traître… pour l’homme que je voulais conduire à la sainteté et qui m’a cruellement offensé. Mon cœur blessé crie vengeance. Pourtant, vous le voyez, je me contente de vous offrir un plaisir de prince… Évidemment cette chasse va se terminer de façon regrettable. Un accident… particulièrement navrant pour moi… et douloureux pour vous la terminera. Mais je veillerai à ce que l’animal laisse assez de votre corps pour être reconnaissable…

— Vous allez oser faire ça ? Tuer un hôte sur lequel vous n’avez aucun droit ?

— Je ne vais pas vous tuer. Vous allez être victime d’un accident, je le répète !… Il n’y a rien d’autre à ajouter.

Un signe de sa main gantée et l’éléphant se mit en route, environné de rabatteurs, de serviteurs et de gardes armés de lances. Morosini dédaigna de discuter davantage avec ce monstre et rassembla son courage devant la mort affreuse qui l’attendait, mais qu’il voulait affronter avec la dignité convenable quand on est prince Morosini. Il se mit à prier en silence pour éviter de se laisser envahir par les belles images de ceux qu’il aimait et ne reverrait plus. Surtout ne pas penser à Lisa qu’il ne serrerait plus dans ses bras ! Ne plus penser aux jumeaux qu’il ne verrait pas grandir ! Aux amis chers qui le pleureraient et à tout ce qu’un potentat féroce lui arrachait… Mais que c’était difficile, mon Dieu ! Les mots de la prière semblaient s’effilocher comme un brouillard sous la poussée des belles et douces images qu’il voulait fuir ! À présent, il souhaitait que cela aille vite… plus vite que le pas solennel de cet animal qui le menait au supplice.

Après avoir traversé le parc, on s’engagea dans une piste ouverte par des sabres d’abattis à travers une jungle d’herbes hautes et d’arbres enchevêtrés. Des hommes marchaient en avant de l’éléphant pour le guider. Le soleil était haut à présent mais, voilé par une brume laiteuse, il n’en était que plus pénible. Malgré lui, Aldo fouillait les herbes du regard, cherchant à deviner d’où viendraient la puissante silhouette jaune rayée de noir, les crocs acérés, les longues griffes qui allaient le lacérer... Mourir de cette façon était abominable et il lui fallait faire appel à tout son orgueil pour ne pas trembler alors qu’une peur horrible l’envahissait… Il lui parut que cela durait une éternité…

Enfin on rejoignit un groupe de rabatteurs réunis auprès d’un « jheel », un étang plat et peu profond dont l’eau luisait comme du mercure sous cette lumière trouble. On était arrivés.

Jay Singh échangea quelques paroles avec le chef de ces hommes, eut de la tête un geste approbateur et dit :

— Votre exécuteur n’est pas loin et votre attente sera brève. Descendez !… Et recevez mes adieux !

Avec un haussement d’épaules, Morosini lui tourna le dos et se remit aux mains des deux serviteurs qui l’aidaient à reprendre pied sur la terre.

— Marchez droit devant vous ! ordonna le maharadjah. On va vous y aider.

Deux gardes, en effet, se mirent à sa suite, tenant devant eux la pointe de leur lance à la hauteur des reins du condamné. Mais, brusquement, celui-ci se retourna pour faire face une dernière fois à son bourreau :

— La mort qui m’attend est cruelle mais je la préfère cent fois à celle que Dieu t’infligera et qui, elle, n’aura pas de fin, car c’est l’enfer qui t’attend ! Adieu… saint homme !

À nouveau il se retourna et, la tête haute, suivit le bord de l’étang en se dirigeant vers les hautes herbes qui le fermaient. Il allait y entrer quand il crut apercevoir à quelques pas une forme jaune ; il ferma les yeux, attendant le choc, priant pour que, sous la violence qui le renverserait, sa tête porte sur une pierre et lui évite le pire…

Il sentait que la bête était là, qu’elle allait bondir, et il y eut en effet un bruit d’herbes froissées… aussitôt suivi d’un coup de feu. Rouvrant les yeux, il vit, à quelques pas de lui, le tigre tué net. Il se retourna. Ceci n’était-il qu’une farce ? Il s’attendait à voir le maharadjah debout dans le howda, le fusil à la main et riant à pleines dents.

Alors il crut voir double : il y avait là un autre éléphant portant plusieurs hommes en uniforme. C’était l’un d’eux qui avait tiré. Un autre dégringolait des flancs de l’animal pour accourir vers lui… perdant son casque dans sa course et révélant un chaume blond et hirsute : un officier anglais aux longues jambes qui, tout en courant, clamait :

— Ça va, Morosini ? Vous n’avez rien ?…

Un instant plus tard ils étaient face à face et Aldo se mit à rire, un rire nerveux, proche des larmes, mais qui le soulageait :

— Mac Intyre ! Qu’est-ce que vous faites là ? Je vous croyais à Peshawar ?

Il n’eut pas le temps d’entendre la réponse. Soudain vide de ses forces, il perdit connaissance…

Pas longtemps. Quelques claques suivies d’une solide rasade de whisky le ramenèrent à la réalité. Elle se présenta dans l’immédiat sous les traits hilares de son ami Douglas Mac Intyre, officier au service de Sa Majesté le roi George V et parrain de sa fille Amelia, qui, à genoux sur l’herbe auprès de lui, le regardait tout de même d’un œil inquiet. Il lui sourit :

— On dirait que vous êtes arrivé à temps, mon vieux ! Beau coup de fusil ! ajouta-t-il en désignant du regard le magnifique fauve tué net.

— Oh, ce n’est pas moi ! Le tireur, c’est le major Hopkins, aide de camp du général Hartwell, lui-même conseiller du Vice-Roi, qui attend en ce moment au palais.

— Le Vice-Roi ?

— No… la général Hartwell, corrigea Mac Intyre qui adorait parler français, avec les risques que cela comportait. Vous a de la chance : Hopkins est le meilleur fusil de toute l’armée des Indes. (Puis, revenant à l’anglais parce que cela devenait un peu difficile :) Vous nous avez fichu une belle frousse ! Quand on est arrivés à Alwar et que le Diwan nous a dit que le maharadjah vous avait emmené à une drôle de chasse au tigre, on s’est dépêchés de courir derrière vous… mais à une minute près c’était trop tard…

— Une minute ? Vous voulez dire une seconde. Il faut que j’aille remercier votre major Hopkins, ajouta-t-il en se relevant avec plus d’élasticité qu’il ne s’en serait cru capable. Mais… où est passé Alwar ?

Il n’y avait plus là, en effet, qu’un seul éléphant.

— Oh, il est vite parti recevoir l’envoyé du Vice-Roi !

— Qu’est-ce qui va lui advenir ? Il vient d’être pris en flagrant délit d’assassinat, il me semble ?

— Aucun doute là-dessus… mais ne vous illusionnez pas trop ! Si vous étiez mort ce serait plus embêtant, mais Alwar va dire que vous êtes très imprudent, que vous avez voulu descendre pour abattre le tigre.

— Sans fusil et les mains liées derrière le dos ? Vous vous foutez de moi, lieutenant ?

— Capitaine ! corrigea l’Écossais. Il faut que vous sachiez que si lord Willingdon, le Vice-Roi, nous a envoyés vous chercher, c’est avec l’ordre d’éviter autant que possible une complication diplomatique. Le maharadjah a de grandes protections et il faut le ménager.

— Mais, bon sang, vous pouvez témoigner de ce que vous avez vu ?

Douglas renifla d’un air gêné, arracha une herbe qu’il se mit à mordiller, puis soupira :

— On ne pourra témoigner… que si on nous le demande. Et la version sera que vous avez été très imprudent et que…

— Et que vous m’avez sauvé ? Ça, je veux bien l’admettre, mais votre maharadjah avait un fusil, lui aussi. Il aurait pu me le prêter… ou au moins m’éviter le tigre ? On croit rêver, mon vieux ! C’est ça, la justice aux Indes ?

— Je sais, je sais, mais la justice est une chose et la politique en est une autre. Et du moment que vous êtes vivant et que…

Il s’arrêta, rougit devant ce qu’il allait dire. Que Morosini n’eut guère de peine à traduire :

— … et que je ne suis pas anglais ! C’est bien ça ?

— Oh, Alwar n’aurait jamais osé, avec un Anglais.

— Eh bien, me voilà averti, fit Morosini avec amertume. Au moins dites-moi par quel miracle vous êtes arrivés ici… juste à temps pour me voir défier Sheer Khan ?

— C’est le Diwan et Vidal-Pellicorne qu’il faudra remercier. Quand sir Akbar a compris que le maharadjah n’avait pas l’intention de vous laisser repartir, il a fait semblant d’envoyer Adalbert à la chasse avec ses fils. En réalité ceux-ci lui ont fait prendre le train pour Delhi à la station après Alwar et, en revenant, ils ont crié très fort qu’il y avait eu un affreux malheur et qu’ils avaient perdu notre ami. À Delhi, celui-ci a couru à la Résidence avec la lettre que le Diwan lui avait remise pour le Vice-Roi. Ça a été d’autant plus facile pour lui d’avoir une audience qu’il a rencontré Mary Winfield et que Lady Willingdon, qui exècre Alwar, l’a pris sous sa protection. Résultat, le Vice-Roi a donné l’ordre que l’on prépare son train pour la délégation qu’il envoyait à Alwar… et nous voilà ! Je suis bien content, mon vieux ! ajouta-t-il en une soudaine explosion de joie, allongeant une bourrade à Morosini. La chère princesse Lisa aurait eu trop de chagrin !

Aldo pensa qu’il n’en était pas si sûr mais le garda pour lui. À quoi bon troubler la joie de Mac Intyre qui, en dépit du fait qu’il était amoureux de Lisa depuis leur rencontre à Jérusalem, n’en avait pas moins montré à son époux une amitié sans faille et sans arrière-pensée… Il ne retint pas cependant une subite envie de le taquiner :

— Bah ! je pense que ses amis se seraient efforcés de la consoler ? Vous le premier ?

— On aurait tous perdu notre temps ! riposta le capitaine, l’œil sévère. La princesse Lisa n’est pas de ces femmes que l’on peut… consoler.

Ajouter quelque chose eût été de mauvais goût.

Le retour au palais ne manqua pas de pittoresque. Réintégré en un tournemain dans ses velours roses et ses diamants, le maharadjah recevait solennellement le major-général sir William Hartwell dans la grande salle du Durbar, lieu des audiences publiques où l’on se devait d’accueillir les hauts personnages. Lorsque Morosini et Mac Intyre les y rejoignirent, l’Anglais fit peser sur le Vénitien un œil chargé de recommandations muettes. En aucun cas, on ne devait évoquer les sujets qui fâchent, et Aldo rendit un hommage tout aussi muet à la clairvoyance de son ami Douglas : il n’était nullement question d’infliger même un blâme à ce satrape hindou qui venait de tenter d’offrir, en sa personne, un repas de qualité à son animal favori. Alwar d’ailleurs prit la parole, après qu’Aldo eut remercié – avec une évidente sincérité – le major Hopkins de l’avoir sauvé du tigre.

— Remarquable coup de fusil, major ! dit-il. Vous devez compter parmi les meilleurs tireurs non seulement d’Europe mais du monde occidental.

Le compliment fit plaisir. Le major devint rouge brique et serra chaleureusement la main de son rescapé :

— Je ne tire pas assez souvent à mon gré, fit-il avec bonne humeur. Les grands félins ne pullulent pas dans les jardins de la Résidence, mais le hasard a voulu qu’un bref instant la tête de l’animal se présente au bout de ma ligne de mire. Nous avons eu de la chance tous les deux.

— Moi surtout et je ne vous remercierai jamais assez…

— J’espère, coupa Jay Singh de sa voix la plus suave, que s’il vous est encore donné de chasser le tigre, vous n’aurez pas la malencontreuse idée de vouloir le tirer à terre. C’est très, très imprudent…

Morosini planta son regard – presque vert à cet instant – dans celui de l’impudent personnage :

— J’ai toujours été imprudent… voire téméraire, Altesse ! Sans ce défaut je ne serais jamais venu ici. Mais, venu simplement traiter une affaire, je n’imaginais pas que j’aurais les honneurs d’une chasse réservée généralement aux souverains ou autres chefs d’État.

— On a ce qu’on mérite, mon cher, et je regrette vivement de vous voir repartir déjà, mais sir William, qui a eu la bonté de se déranger en personne pour me porter une lettre de Son Altesse le Vice-Roi, ne souhaite pas s’attarder. Aussi ai-je donné l’ordre – en soupirant, croyez-le bien – de préparer vos bagages…

— Votre Grandeur ne doute pas, j’espère, de mon regret de la quitter si tôt ? Je n’oublierai jamais sa généreuse hospitalité.

Les visages souriaient mais les yeux jaunes brillaient d’un éclat féroce et ceux de Morosini étaient lourds de mépris. Avec une raideur quasi britannique, celui-ci salua de la tête et, suivi de Mac Intyre, regagna son appartement sous la conduite d’un serviteur.

En y pénétrant, Douglas resta un instant médusé puis éclata de rire :

— C’est chez vous, ça ? On se croirait chez une courtisane !

— N’est-ce pas ? À vrai dire, je crois que ce cher Jay Singh pensait m’amener un jour à assumer ce rôle. Accordez-moi un instant ! Je me change et je vous suis, ajouta-t-il en se rendant dans la salle de bains où il prit une douche rapide avant d’enfiler des vêtements propres.

Quand il en sortit, il vit que Mac Intyre n’était plus seul : le secrétaire était là, lui aussi, et tenait dans ses mains un écrin qu’il tendit à Morosini :

— Son Altesse m’a prié de vous rendre cet objet, Prince, dit-il avec une courbette. Il vous fait dire que, tout compte fait, il ne l’intéresse pas, et il espère que vous ne verrez pas d’inconvénient à lui rendre la somme déjà versée.

— Aucun inconvénient ! répondit Morosini avec un froid sourire.

Il prit son carnet de chèques, libella le chiffre demandé, signa et tendit le rectangle de papier blanc :

— J’ai reçu des francs mais j’ai préféré convertir en livres sterling. Votre maître aurait peut-être préféré des roupies, mais c’est une monnaie qui n’a pas cours en Occident…

Le secrétaire pinça les lèvres, salua et sortit tandis qu’Aldo, avec un soupir, ouvrait l’écrin : insolente et superbe, la « Régente », semblable à Argus, le contemplait de ses cent yeux de diamant… Mac Intyre salua son apparition d’un sifflement admiratif :

— Elle n’intéresse pas Alwar ? fit-il. Qu’est-ce qu’il lui faut ? Elle est splendide, cette perle ! Le trésor de la Tour de Londres n’en a pas d’aussi grosses ! Vous n’aurez sûrement aucune peine à la vendre à quelqu’un d’autre !

— Eh bien, ne croyez pas cela ! C’est beaucoup plus difficile que vous ne le supposez ! exhala Morosini en fourrant dans sa poche le malencontreux joyau qui semblait tenir tellement à lui.

Dans la petite gare de grès rose, le train du Vice Roi attendait, gardé militairement. Frappé aux armes d’Angleterre, laqué d’un blanc que le soleil rendait aveuglant, il était le symbole de la puissance britannique sur tout le réseau ferroviaire indien. Tenue à distance respectueuse, une foule bigarrée mais surtout misérable regardait, craintive, les grands Sikhs barbus, aux armes étincelantes, qui lui ressemblaient si peu. Hauts de six pieds en général, ils portaient en eux un sang mêlé d’arabe, de turc, de persan, d’afghan et de tartare qui n’avait rien d’hindou. C’étaient des soldats magnifiques, féroces, hautains, vivant la plupart du temps à cheval : la plus belle escorte qu’un souverain pût souhaiter… Ils contrastaient violemment avec ces gens qui les dévoraient des yeux. Morosini les effleura du regard, pourtant ce regard s’arrêta juste à côté de l’un d’eux, un peu en arrière. Il y avait là un visage d’homme si triste, si effrayé que son sang ne fit qu’un tour. Il se dirigea vers la foule, saisit Amu par le bras pour l’entraîner et, comme un Sikh tentait de s’y opposer, il jeta, impérieux :

— Cet homme est mon serviteur. Je le croyais perdu. (Puis, revenant à l’hindou dont la figure s’illuminait :) Va rejoindre les bagages !

— C’est votre domestique ? s’étonna Mac Intyre qui ne le lâchait pas d’une semelle. Il a une drôle d’allure !

— Si vous m’aviez vu au lever du soleil et à ce même endroit vous auriez trouvé que moi aussi j’avais une drôle d’allure. Si Amu reste ici il est mort. Et je lui dois la vie, car nous avons vécu ensemble une aventure peu ordinaire.

— Il va falloir que vous me racontiez ça. En attendant…

Il fit signe à Amu de le suivre, le conduisit jusqu’au wagon destiné aux bagages et aux domestiques, aboya quelques ordres et l’y laissa éperdu de reconnaissance.

Un moment plus tard, salué par le Diwan et les officiels d’Alwar, le beau train blanc s’enfonçait dans les montagnes pour rejoindre, à Rewart Junction, la ligne allant de Bombay à la capitale des Indes...

Moins vaste et moins bruyant que le « Taj Mahal » de Bombay, l’hôtel Ashoka, entouré d’un beau parc et construit à quelque distance des murs de la vieille ville de Delhi, n’en était que plus agréable et plus propice au repos. Morosini trouva Vidal-Pellicorne sur la terrasse abritée sous des parasols. Assis devant un verre à moitié vide, il écoutait avec un agacement visible les palabres entre une famille américaine installée sous le parasol voisin et un marchand de tapis probablement persans qui leur vantait sur le mode lyrique, encore que dans un anglais approximatif, les splendeurs d’une marchandise sortie tout droit d’une machine qui devait officier quelque part du côté de Manchester.

À l’apparition de son ami, Adalbert poussa une exclamation, se leva si brusquement qu’il renversa son verre, ce dont il ne se soucia pas, et, prenant Aldo par le bras, il l’entraîna à l’intérieur de l’hôtel.

— Enfin te voilà ! J’en arrivais à craindre le pire.

— Mais le pire a bien failli arriver, mon vieux ! À un petit cheveu près, je servais de lunch à un beau spécimen de tigre. Si la main du major Hopkins avait été moins sûre…

— Il n’a tout de même pas osé faire une chose pareille, cet Alwar de malheur ?

— Il est capable de faire bien pire encore ! Allons boire quelque chose, j’en ai besoin !

Ils s’installèrent au bar, à peu près désert à cette heure de la journée. Ils commandèrent des « Mint julep » bien glacés qu’ils assaisonnèrent du récit de leurs aventures mutuelles ; Aldo conclut en soupirant :

— Et tu ne sais pas encore le plus beau !

— C’est déjà pas si mal. Que peut-il y avoir encore ?

— Ça !

Et Aldo déposa ouvert devant son ami l’écrin de cuir bleu dans lequel la « Régente » se prélassait, coquine à souhait sous son petit chapeau scintillant.

— Tu l’as reprise ? souffla Adalbert.

— Penses-tu ! Il me l’a rendue. Dès l’instant où je me refusais à faire partie de son cirque, elle ne l’intéressait plus. Elle n’était qu’un appât pour m’entraîner dans son repaire…

L’archéologue prit la perle et l’admira, posée à plat sur sa paume :

— Elle est pourtant bien belle… et bien chargée d’histoire ! D’ordinaire on s’arrache les joyaux royaux ou impériaux. Celle-là n’arrive pas à se trouver un port ! Personne n’en veut. Pas même toi !

— Tu oublies notre ami Napoléon VI ?… Je pense, vois-tu, que je vais en revenir à ma première idée : l’offrir au musée du Louvre ! Quant au petit Le Bret, j’ai déjà assuré son sort.

— Et toi, tu oublies les bonnes œuvres de Youssoupoff !

— Elles auront leur part. Je suis assez riche pour cela. Et puis rien ne dit que le Musée ne me donnera pas quelque argent en échange…

— J’aime ton optimisme ! Quand je pense que nous avons fait tout ce chemin et que tu as failli te faire tuer pour en arriver là ! C’est à pleurer !

Morosini haussa les épaules avec désinvolture :

— Cela fera des souvenirs à raconter à mes petits-enfants. Et puis, à Kapurthala, elle trouvera peut-être un acquéreur, ajouta-t-il, incorrigible. Quand devons-nous partir ?

— Demain. Tu vois qu’il était temps que tu arrives.

— En attendant, je vais prendre possession de ma chambre. Le train du Vice-Roi est peut-être blanc, mais les escarbilles sont toujours aussi noires !

Tandis qu’Aldo prenait l’ascenseur pour retrouver là-haut un Amu rayonnant dans les vêtements neufs achetés avec l’argent que lui avait remis son nouveau maître, Adalbert demandait au portier de lui appeler une voiture et quittait l’hôtel après s’être assuré qu’Aldo était bien arrivé à son étage.

Ils se retrouvèrent pour le lunch et, sans laisser à son ami le temps d’articuler une parole, Adalbert lui apprit qu’il était invité à prendre le thé chez la Vice-Reine. Ce qui ne lui fit aucun plaisir. D’abord parce qu’il n’aimait pas beaucoup ce type de réunions mondaines essentiellement féminines et bavardes, ensuite parce qu’il devinait sans peine ce qui lui valait une aussi flatteuse invitation : il allait jouer à coup sûr le rôle sans gloire de bête curieuse et devoir raconter son histoire à un escadron de femmes qui la plupart du temps devaient s’ennuyer à mourir.

— J’aurais préféré, dit-il, voir son époux. D’abord pour le remercier, ensuite parce que j’ai des choses à lui dire…

— L’un n’empêche pas l’autre ! Il arrive à lord Willingdon de prendre le thé chez sa femme. Allons, ne joue pas les ours ! Tu auras au moins le plaisir de voir Mary Winfield ! Le portrait est déjà commencé…

— C’est vrai. Je l’oubliais. J’aime bien Mary. Elle est, en ce moment, le seul lien qui me rattache à Lisa. Et c’est tellement précieux pour moi !

— Tu oublies les liens du mariage ? Ça compte aussi… et puis, ne va pas te démolir le moral ! Fais-toi beau ! Tu vas rencontrer un tas de jolies femmes…

— C’est bien ça qui me fait peur ! Enfin…

Un peu avant cinq heures, les deux hommes, tirés à quatre épingles, sortaient de la ville en longeant un affluent de la Jumna, la plus importante rivière du Rajputana… et se retrouvèrent en pleine jungle : en dehors de la route, plus aucun signe de civilisation n’était visible.

— Tu es sûr que nous allons à la Résidence demanda Morosini.

— Tout à fait. Ceci est un bout de pays sacré, le Holly Land. Si on le laisse ainsi, c’est pour honorer la mémoire des soldats britanniques tombés pendant la fameuse révolte des cipayes. Mais nous sommes presque arrivés.

En effet, quelques tours de roues plus tard, les broussailles s’ouvraient devant l’entrée d’un parc à ce point britannique, avec ses gazons d’un vert éclatant et ses massifs de fleurs, que Morosini ne put retenir une exclamation de surprise.

— On se croirait en Angleterre. C’est un peu inattendu !

— Mais très concevable ! Tu peux faire confiance aux Anglais pour s’éviter la nostalgie autant que faire se peut. Je les crois capables de recréer un jardin anglais au pôle Nord !

Rien n’y manquait : ni les tennis, ni le terrain de criquet, ni celui de football. Un peu partout étaient semés des pavillons, des cottages réservés au personnel et, au milieu de tout cela, une grande demeure de style colonial, simple et agréable avec ses vérandas habillées de plantes grimpantes où bavardaient des groupes de femmes en robes claires et d’hommes en tenues d’été. Seules les sentinelles veillant au pied du large escalier signaient la puissance de celui qui habitait là.

— Les Anglais, ajouta Adalbert, trouvent cette résidence un peu modeste et attendent avec impatience l’énorme palais qu’on est en train de construire dans la nouvelle Delhi. À la mesure de l’Empire sans doute, mais il me semble que j’aimerais mieux habiter ici…

L’atmosphère en effet était aimable, bon enfant même. Des bruits de conversations arrivaient jusqu’aux visiteurs sur un fond de musique anglaise. Adalbert glissa son bras sous celui de son ami :

— Viens ! fit-il joyeusement. Allons faire nos révérences… et ne fais pas cette tête-là ! Tu as l’air d’un chrétien qu’on va livrer aux fauves.

En pénétrant dans la partie réservée à la Vice-Reine, Aldo eut l’impression d’entrer dans un bouquet d’orchidées. Tout ici était mauve : les rideaux, les tapis, le chintz des sièges – ce fameux chintz destiné à séduire Alwar et qui avait si mal réussi ! – et Lady Willingdon elle-même offrait une symphonie de mousselines déclinées dans la même couleur et ornées d’un piquet d’orchidées à l’épaule. D’un âge difficile à définir, elle arborait, au-dessus d’un visage à la fois aristocratique et altier, une chevelure rousse qui arracha un soupir à Aldo tandis qu’il s’inclinait sur une main chargée de bagues d’améthystes.

— Ah ! s’exclama Lady Émily, voilà donc notre voyageur égaré chez ce vautour d’Alwar ! Mesdames ! ajouta-t-elle en élevant une voix normalement claironnante, je vous avais promis le prince Morosini ? Eh bien le voici ! Vous allez pouvoir lui poser toutes les questions que vous voudrez ! Tout à fait ravie de vous accueillir, prince ! Les visiteurs venus d’Occident sont trop rares ici ! J’espère que vous pardonnerez notre curiosité… mais après que vous aurez eu votre thé !

C’était exactement ce qu’Aldo redoutait le plus ! Assis auprès de la Vice-Reine, une tasse à la main, il subit le feu roulant de questions qui avaient l’avantage d’être bienveillantes et qui, à son soulagement, abandonnèrent assez vite les méfaits de Jay Singh Kashwalla pour s’orienter vers les joyaux, célèbres ou non, qui lui faisaient une réputation quasi mondiale. En fait, Lady Émily l’accapara si bien que peu de dames osèrent se mêler à leur dialogue et quand, enfin, elle l’abandonna pour accueillir l’ambassadeur de Belgique et sa femme, Aldo se trouva aussitôt subtilisé par Mary Winfield qui guettait l’occasion depuis un moment :

— Enfin nous allons pouvoir bavarder, Aldo ! soupira-t-elle. Dès que vous apparaissez quelque part toutes les femmes se collent à vous comme des abeilles sur un rayon de miel !

— Pitié, Mary ! Vous n’allez pas, vous aussi, me demander de vous raconter ma vie depuis Bombay ? Adalbert s’en chargera. Moi je ne vous dirai qu’une chose : vous aviez entièrement raison de vouloir m’empêcher d’aller là-bas. Un point c’est tout !

— D’accord ! On parlera d’autre chose… mais si vous voulez éviter certaines personnes qui vous guettent ici et là, venez donc voir l’ébauche du portrait de Lady Émily ! Moi, j’en suis assez contente, elle aussi d’ailleurs, mais j’aimerais l’avis d’un amateur éclairé…

Elle l’entraîna hors du grand salon vers une petite pièce au nord, donnant sur d’énormes buissons d’hibiscus mauves où son chevalet était disposé à quelque distance d’une petite estrade sur laquelle on avait placé un fauteuil. Sur le dossier une écharpe mauve brodée d’or était abandonnée là par le modèle…

Le portrait était plus qu’ébauché : sur un fond brumeux, le visage, dont l’artiste avait aimablement gommé les rides, s’enlevait avec une force extraordinaire alors que le reste du corps, la robe somptueuse – et mauve ! – n’étaient qu’esquissés, de même que le diadème posé sur les cheveux roux.

— Magnifique ! dit Aldo. Cependant vous avez fait quelques concessions, ajouta-t-il en riant. C’est Lady Willingdon à trente ans !

— Qu’importe si l’essentiel y est ? Mary a saisi à merveille ce mélange d’orgueil et d’innocence qui est le fond de son caractère. En ce qui me concerne, je pense, sincèrement, que ce portrait sera l’un des plus beaux réalisés par elle…

Médusé, Aldo s’était retourné au son de cette voix et, à présent, il contemplait, sans oser y croire encore, la longue jeune femme vêtue de mousseline vert Nil dont les boucles brillantes s’auréolaient d’une légère et souple capeline de même teinte. Elle cependant ne le regardait pas, poursuivant tranquillement la critique magistrale de l’œuvre de son amie.

— Lisa ! exhala-t-il. Dis-moi que je ne rêve pas !

Elle lui fit face et il vit que tout son être souriait, qu’elle était plus belle que jamais aussi, et son cœur fondit d’amour sans que pourtant il ose l’approcher :

— Si, dit-elle tu rêves. Nous rêvons tous les deux mais le cauchemar, lui, est terminé… Oh, mon amour, j’ai eu tellement peur ! Et je m’en suis tellement voulu…

Enfin elle était dans ses bras ! Enfin il pouvait à nouveau la respirer, l’étreindre, caresser de ses lèvres sa peau si douce ! Et, pendant une très longue minute, ni elle ni lui ne parlèrent. Leur baiser durerait peut-être encore si un toussotement bien élevé ne l’avait interrompu. Mary Winfield venait les prévenir qu’une horde de curieuses, menée par la Vice-Reine, allait les envahir :

— Vous devriez descendre au jardin, conseilla-t-elle. Il y fait délicieusement doux ce soir et en cherchant un peu vous trouverez des buissons de jasmins et de roses que personne n’a encore pu convaincre de se teindre en mauve…

En même temps elle leur ouvrait la porte-fenêtre donnant sur quelques marches. Lisa se mit à rire et prit la main de son époux :

— Tu sais toujours ce qu’il faut dire, Mary, et à quel moment il convient de le dire… J’espère que ta filleule te ressemblera.

— Sûrement pas ! Je suis un modèle unique… et c’est aussi bien comme ça… Allons, filez ! J’entends la volière qui arrive.

Se tenant par la main comme deux enfants, ils s’enfuirent dans la fraîcheur du jardin où un banc de pierre abrité sous une guérite de jasmin les accueillit… et pendant de longues minutes aucun bruit ne vint troubler la sérénité de l’endroit. Seule une fragile capeline verte, fleurissant le gazon encore plus vert et taillé à miracle, indiquait qu’il pouvait y avoir quelqu’un dans ce berceau fleuri…

Lisa la première se reprit :

— Tu sais qu’il est défendu de faire l’amour dans les jardins britanniques ? Ainsi en a décidé la reine Victoria !

— Qu’elle aille au diable ! Lisa, Lisa… j’ai trop envie de toi !

— Moi aussi, admit la jeune femme, mais la mousseline est un tissu trop fragile et je ne veux pas regagner en loques la Résidence !

— Alors rentrons ! Je te ramène à l’hôtel !

— Il faut tout de même attendre un peu, mon amour ! Nous avons déjà tant attendu…

— Justement ! Je trouve cette pénitence très suffisante et je t’annonce dès maintenant que je ne me sépare plus de toi ! Même si je dois un jour aller chercher le trésor des Incas au fond du Pérou ! Jamais plus, Lisa, jamais plus je ne te quitterai pour plus d’une journée !

Il la reprenait contre lui, cherchant ses lèvres, mais elle le repoussa en riant :

— Non, Aldo ! Pas maintenant !… D’ailleurs tu es un père indigne : tu ne m’as même pas demandé des nouvelles des jumeaux.

— Je suppose qu’ils vont bien, sinon tu me l’aurais déjà dit. Qu’en as-tu fait ? Tu les as emmenés avec toi ?

— Tu n’es pas un peu fou ? Dans ce pays où l’on peut attraper n’importe quoi au coin de chaque rue ? Ils sont à Zurich, chez mon père. Il ne va pas très bien, tu sais, ajouta-t-elle avec tristesse. C’est un homme solide pourtant, mais il se remet mal de la mort de sa femme. La présence de ces deux petits démons lui fait du bien : il les adore.

— N’empêche qu’on ira les rechercher dès notre retour. Si cela continue, tout le monde saura à quoi ils ressemblent sauf moi.

Du petit sac de mousseline pendu à son poignet, Lisa sortit deux photos :

— Ah ça ! dit-elle. Quand je suis partie, Père avait déjà engagé une solide fille des Grisons pour aider Trudi. Sans moi elle ne suffirait pas à la tâche et je n’ai pas envie qu’elle me fasse une dépression nerveuse.

— Ils sont si durs que ça ? fit Aldo, les yeux fixés sur les deux frimousses éveillées parées du même sourire coquin. Moi je les trouve adorables, soupira-t-il, prêt à fondre.

— Ils sont adorables ! affirma Lisa. L’ennui, c’est qu’ils commencent à le savoir et qu’ils ont un peu tendance à en abuser…

— Au fait, reprit Aldo en fourrant discrètement la photo dans sa poche, depuis quand es-tu arrivée ici ?

— En même temps que Mary. Nous étions sur le même bateau et…

— … et donc tu étais au « Taj Mahal » quand j’y étais ? découvrit Aldo en fronçant le sourcil.

Ce qui ne parut pas émouvoir autrement sa femme :

— Exactement ! Je t’ai même vu par la fenêtre de ma chambre. Où je me suis d’ailleurs copieusement ennuyée !

— Mais enfin, pourquoi ? Tu trouvais que ma pénitence n’était pas encore suffisante ? Oh Lisa ! Quand as-tu compris que je ne t’ai jamais trahie ? Que je n’ai jamais aimé cette femme ?

— Je crois qu’au fond de moi j’en étais persuadée et, quand je t’ai vu, j’ai bien failli descendre pour courir vers toi. Mais j’avais décidé de ne me montrer qu’à Kapurthala. Et puis Mary m’a dit que tu avais une affaire à traiter avec le maharadjah d’Alwar et j’ai pensé qu’il serait inutile, dangereux peut-être, de t’encombrer d’une femme…

— C’eût été surtout dangereux pour la paix de mon âme. Je n’aurais pas vécu, te sachant à portée de ce monstre…

— C’est moi qui ai cessé de vivre, mon cœur ! Nous sommes parties pour Delhi par le premier train afin de mettre Lady Willingdon au courant de l’imprudence grave que tu venais de commettre. Elle a partagé notre inquiétude et prévenu son mari. À qui tu posais un problème puisque tu n’es pas sujet britannique…

— J’ai vu ! fit Aldo avec rancune. Alwar a délibérément tenté de me tuer et il n’a même pas eu droit à un reproche. Tout juste si on ne lui a pas tapoté la joue en disant : « Tsst ! Tsst !… Un grand garçon comme vous ? Il faut en finir avec les enfantillages ! »

— N’exagère pas ! Après l’arrivée d’Adalbert et le récit qu’il nous a fait, basé sur les confidences du Diwan, il a tout de même envoyé son plus proche conseiller… et le meilleur fusil de l’armée ! À tout hasard.

— C’est juste, et j’ai tort de me plaindre puisque je suis vivant !… Et que je t’ai retrouvée ! Viens, rentrons !

Il fallut quand même patienter jusqu’au moment convenable pour prendre congé. Naturellement, la Vice-Reine trouva tout naturel que la princesse Morosini reparte avec son époux. C’était une Anglaise sentimentale et les retrouvailles réalisées sous son toit l’emplissaient de joie car elle se voyait assez bien dans le rôle d’une fée bienfaisante – la fée des Lilas, bien sûr – et cela l’enchantait. Plus pratique, Mary, en embrassant Lisa, lui glissa qu’elle avait mis dans la voiture qui allait emmener le couple une petite valise avec le nécessaire pour une nuit :

— Le reste de tes bagages embarquera avec nous dans le train pour Kapurthala, ajouta-t-elle. Quant à Adalbert, je le garde. Il connaît déjà tout le monde à la Résidence et il dînera avec nous…

Dîner, Lisa et Aldo n’y songeaient même pas. Ils se retrouvaient, dans cet hôtel du bout du monde, les mêmes qu’au soir de leur mariage dans la petite auberge des bords du Danube ou encore qu’à Jérusalem quand Lisa, emballée dans d’invraisemblables draperies, avait rejoint au « King David » un époux qui désespérait de la revoir. Encore, ce soir-là, l’état de grossesse avancée où se trouvait la jeune femme avait-il contraint le couple réuni à quelques précautions. Mais la femme qu’Aldo tenait dans ses bras était mince comme une liane et ne réclamait aucun ménagement, bien au contraire…

Vers minuit la faim les ramena à la surface du monde. Aldo commanda du champagne, des sandwichs et ils firent la dînette au milieu du lit dévasté mais assez grand pour accueillir une famille nombreuse.

— On a presque l’impression de faire un pique-nique ! remarqua Lisa en dégustant son champagne avec un plaisir visible.

— Parce que tu as déjà fait des pique-niques dans la tenue d’Éve ? Il faudra que je surveille tes séjours en Autriche !

— En Autriche on ne fait pas ces choses-là. Le pique-nique est une spécialité anglaise… et il vaut mieux être chaudement vêtue. Mais j’avoue qu’ici… au bord d’une rivière…

Elle s’étira avec une grâce voluptueuse qui fit bouillir le sang de son époux. Repoussant le plateau, il se jeta sur elle :

— D’accord, à condition que ce soit moi qui joue les crocodiles. Les rivières en sont pleines, mon cœur, mais pour l’instant c’est moi qui vais te croquer.

Le reste de la nuit et une partie de la journée passèrent sans que la notion du temps les effleurât un seul instant. Cependant l’heure approchait où il allait falloir se rendre à la gare. Tandis qu’Aldo prenait une douche, Lisa, en bonne épouse, remettait de l’ordre dans ses bagages. Ce faisant, elle tomba sur un sachet de peau de daim et l’ouvrit. La « Régente » glissa tout naturellement dans sa paume et la jeune femme resta là un moment à la contempler :

— Voilà donc la fameuse perle ! dit-elle. Quelle merveille ! Je n’en ai encore jamais vu d’aussi grosse…

Aldo, qui sortait de la salle de bains en nouant une serviette autour de ses reins, fronça les sourcils et la lui enleva doucement :

— J’aime autant que tu n’y touches pas, mon ange ! Depuis que cette merveille, comme tu dis, est entrée dans ma vie… dans notre vie, elle a failli tout démolir.

Elle le regarda avec stupeur :

— Mais tu es devenu superstitieux, ma parole ? Tu crois vraiment qu’une chose aussi ravissante puisse avoir une influence quelconque sur une existence… ou plusieurs ? Je ne te savais pas italien à ce point-là ?

— Un : je suis vénitien, pas italien ! Deux, je ne te savais pas, moi, suissesse à ce point-là ! Interroge donc ton père ! Il te dira qu’il n’y a pas un collectionneur de joyaux qui échappe à la règle : nous savons tous que certaines pierres sont maléfiques. Par exemple le Grand Diamant bleu de Louis XIV qui, même réduit et rebaptisé « Hope », – ce qui lui va on ne peut plus mal, entre nous ! –, continue à irradier la malfaisance jusque dans sa vitrine blindée du Smithsonian Institute. Je le sais : je l’ai éprouvée moi-même… Mais n’avons-nous pas déjà évoqué le sujet en d’autres lieux et d’autres temps ? Il est vrai que ce n’était pas avec toi mais avec une certaine Mina. Qui ne se montrait d’ailleurs pas beaucoup plus compréhensive. Tu sais pourtant ce que nous avons enduré quand nous cherchions, Adalbert et moi, les pierres du pectoral et ensuite les émeraudes du Prophète ?

— Vos ennuis venaient des hommes, pas des pierres elles-mêmes !

— Je n’ai jamais dit le contraire : c’est la convoitise qu’elles suscitent qui les rend maléfiques…

— En tout cas on dirait que cette jolie perle ne veut pas te lâcher ? Que comptes-tu en faire à présent ?

— Le musée du Louvre ! fit Aldo avec un haussement d’épaules découragé. Je sais bien qu’il y a d’autres musées au monde mais, comme elle devrait s’appeler normalement « perle Napoléon » et que je suis à moitié français, sa place est en France…

Et, pour clore la discussion, Aldo remit la « Régente » dans ses chaussettes…

La nuit suivante, dans le train blanc laqué comme un coffret et allongé de plusieurs wagons, on partit pour Kapurthala dans la suite du Vice-Roi.

CHAPITRE XV

FÊTES À KAPURTHALA

Bien que l’un des plus petits parmi les États indiens – environ 1 600 kilomètres carrés contre 130 000 pour le Cachemire et 132 000 pour Hyderabad –, le domaine du maharadjah de Kapurthala était l’un des plus prospères et des mieux tenus. Et que la ville rose était jolie avec ses petites maisons et ses somptueuses demeures plantées comme un décor de fête sur le fond des pentes violettes de l’Himalaya montant vers les neiges des sommets et la pureté d’un ciel sans nuages ! Les visiteurs devaient s’apercevoir que chez Jagad Jit Singh il n’y avait pas de mendiants : ceux qui étaient dans le besoin avaient à leur disposition un vaste bâtiment où l’on prenait soin d’eux. Un record aux Indes !

Arrivés dans la suite du couple vice-royal, les Morosini et Vidal-Pellicorne n’en reçurent pas moins un accueil particulier qui les sépara de l’escorte officielle. Alors que celle-ci s’embarquait dans les traditionnelles Rolls et Bentley, une superbe voiture française, une longue Delahaye bleu et argent, les emmena vers le palais où un appartement les attendait.

Surprenant, ce palais ! Alors que l’on pouvait s’attendre à l’habituel et gigantesque enchevêtrement de tours, tourelles, clochetons, fenêtres de marbre ajouré, cours et jardins, les voyageurs découvrirent, au milieu d’un parc évoquant l’œuvre impérissable de Le Nôtre, un palais typiquement français, dont l’intention première était d’offrir une copie de Versailles mais que son énorme pavillon central coiffé d’un dôme aplati éloignait vigoureusement de l’œuvre de Mansart. En outre il était rose ! Aldo et Lisa eurent un appartement composé d’une grande chambre, d’un petit salon et des commodités habituelles, le tout meublé en Louis XVI. Ils découvrirent aussi qu’ils avaient droit à quelques-uns des trois cents serviteurs du palais : préposés au bain, au massage, aux bagages, aux fleurs ou aux friandises et autres cigarettes… Il y en avait même un chargé d’annoncer le programme de la journée et de donner l’heure.

— C’est le triomphe de la spécialisation ! constata joyeusement Lisa, mais ça n’a pas l’air de plaire beaucoup à Amu, ajouta-t-elle en regardant leur nouveau valet de chambre s’emparer farouchement des vêtements de son époux et de ses robes à elle pour les repasser. Il devrait pourtant être habitué ?

— Non. Alwar était moins généreux avec ses invités, puisque je n’ai eu droit qu’à un seul serviteur. Ce dont je me félicite aujourd’hui.

— Tu crois qu’il s’habituera à Venise ?

— Beaucoup de ses semblables se sont habitués à l’Angleterre, voire à l’Écosse, et Venise est plus agréable question climat. Ce qui m’inquiéterait plutôt pour lui, c’est Zaccaria…

— Tu n’y connais rien du tout ! Amu est un garçon tellement gentil, tellement délicat ! En outre il t’a sauvé : notre vieux majordome va l’adorer… mais se gardera bien de le montrer ! En attendant, appelons le préposé au programme pour savoir ce que nous devons faire…

En fait, rien d’autre qu’assister en spectateurs, avec quelques amis français dont le charmant écrivain Francis de Croisset que Morosini ne connaissait pas, aux cérémonies : somptueux dîner, feux d’artifice, revue militaire et autres manifestations données en l’honneur du Vice-Roi et des ambassadeurs étrangers en poste à Delhi. L’aimable prince Karam et sa femme, la ravissante Sita, étaient particulièrement chargés de s’occuper d’eux afin justement de leur éviter de ne se sentir là qu’à titre décoratif. L’anniversaire du prince ne serait célébré qu’après…

En effet, deux jours plus tard le train blanc repartait, emmenant une Mary Winfield désolée de ne pouvoir assister à l’arrivée des princes et de leurs splendeurs. Si magnifiques que soient les uniformes britanniques, surtout ceux des déjà légendaires lanciers du Bengale, le peintre devinait bien que cela n’approcherait pas le fabuleux déploiement de couleurs et de richesses qui allait s’abattre sur Kapurthala. Mais elle était attachée à la Vice-Reine, ce qui n’était pas le cas des Morosini et d’Adalbert, invités personnels du maharadjah… Une consolation cependant : le capitaine Mac Intyre repartait aussi.

Ce ne fut pourtant pas sans une vague inquiétude qu’Aldo et Adalbert virent se vider les vastes et élégants pavillons de soie dressés sur deux kilomètres dans le parc du palais et les emblèmes des divers princes remplacer l’Union Jack. Ce fut Adalbert qui traduisit leur pensée commune tandis qu’en fumant un cigare ils faisaient une promenade dans les jardins momentanément paisibles :

— Tu crois qu’il va oser venir ?

— Tu penses à Alwar ?

— Qui d’autre ? Tu sais bien qu’il est invité, et ne devions-nous pas faire le voyage dans son train privé ?

— Veux-tu me dire ce qui pourrait l’en empêcher, puisque ses crimes n’ont pas encore décidé le gouvernement britannique à le destituer ? Tu peux être certain qu’il sera là.

Ni l’un ni l’autre n’en doutaient, et moins encore Amu, accouru au petit matin avec la première tasse de thé qu’il ne permettait à personne de leur apporter. Aldo et Lisa étaient d’ailleurs réveillés par le canon qui, depuis une heure au moins, ne cessait guère de tonner.

— Il est arrivé, Prince sahib ! Le maître de la peur vient d’arriver ici ! Tu n’as pas entendu le canon ?

— Tu veux dire qu’on n’entend que lui, fit Lisa, le nez dans sa tasse. Ne nous dis pas qu’il a droit à tout ça ?

— Non. Seulement à dix-sept coups(16), mais les trains des princes se succèdent à la gare. Ces pourquoi le canon n’arrête presque pas. Quant à lui, je viens de le voir dans la voiture aux peaux de tigre qu’il emporte toujours avec lui. Que va-t-il nous arriver ?

— Rien du tout, Amu ! fit Morosini avec un sourire apaisant. Il n’est plus chez lui et notre hôte n’est pas homme à souffrir que l’on moleste certains de ses invités…

— Mo… leste ? répéta Amu qui ignorait le mot.

— Que l’on fasse du mal. Quant à toi, tu n’es plus à son service mais au mien.

— Oh je ne crains pas pour moi ! Je suis trop petit pour qu’il connaisse ma figure, mais c’est pour toi que je crains, maître ! Tu lui as échappé et il n’oublie jamais…

— Ne te tourmente pas. Ici il ne peut plus rien.

Connaissant le pouvoir de malfaisance du personnage, Morosini n’en était pas si sûr, mais ne voulait pas inquiéter Lisa. Il se promit tout de même de veiller au grain. Adalbert, pour sa par se montra optimiste :

— Il va y avoir tellement de monde qu’il ne me verra même pas. J’ai passé la matinée à la gare voir arriver les princes. Il y avait tant de couleur et d’éclats de bijoux que j’en avais mal aux yeux.

— Alors tu l’as vu ?

— Mais oui. Rose comme un bonbon anglais, environné d’un corps de ballet de jeunes éphèbes aux yeux de biches dorés sur tranche, mais comme je me mêlais démocratiquement à la foule il ne m’a pas remarqué…

— Ce n’est pas une raison pour ne pas se montrer prudents…

En dépit de sa sérénité affichée, Aldo se sentait moins à l’aise depuis qu’il savait Jay Singh dans les mêmes murs que lui. Il s’y attendait pourtant et la sagesse aurait peut-être voulu qu’il emmène Lisa loin de ce concentré de serpents, mais il était incapable de résister à l’attrait du fabuleux spectacle dont il allait être le témoin : un fantastique rassemblement de pierres précieuses dont certaines comptaient parmi les plus belles du monde et, jusqu’à présent, rarement sorties des Indes. Une occasion qu’il ne retrouverait pas… Seulement il y avait Lisa ! Jamais il n’aurait dû permettre qu’elle reste ici sachant qu’Alwar allait y venir ! Ce démon haïssait les femmes, les méprisait et n’avait pas de plus cher plaisir que les faire souffrir. Quand il verrait Lisa il comprendrait qu’elle était le meilleur moyen de l’atteindre, lui, et d’en tirer vengeance…

— J’aurais dû l’obliger à partir avec Mary Winfield et Lady Émily ! pensa-t-il à haute voix. Seulement je suis un maudit égoïste. Et puis j’ai juré de ne plus me séparer d’elle plus de vingt-quatre heures !

— Tu as peur à ce point ? fit Adalbert, dont Aldo avait oublié la présence. Tu ne penses pas qu’Alwar oserait…

— Ne m’oblige pas à répéter sans cesse qu’il est capable de tout…

Apparemment il n’était pas le seul à penser ainsi. À cet instant parut le secrétaire du maharadjah venu prier le prince Morosini de bien vouloir le suivre auprès de son seigneur.

Aldo trouva Jagad Jit Singh dans la grande volière du palais, une immense serre où, au milieu d’une flore exubérante, voletaient des perruches multicolores, des oiseaux bleus de l’Himalaya, des perroquets du Brésil dont l’un criait « Vive la France ! » dès que son maître était en vue. Un monde de fleurs et de bassins joliment disposés où passaient des poissons-voiles de la Chine, des flamants roses, des ibis noirs, des cigognes blanches et des faisans dorés.

Coiffé d’un turban framboise sans aucun joyau qui mettait en valeur ses traits à la fois doux et énergiques et même sa soyeuse moustache grise, le maharadjah debout près d’un bassin jetait des petits morceaux de pain à ses poissons. Quand Morosini entra, il le prit par le bras pour le conduire vers un banc de pierre disposé près d’un buisson d’orchidées mauves :

— Depuis votre arrivée je n’ai guère eu le loisir de converser avec vous autant que je le souhaite et j’espère que vous ne m’en tenez pas rigueur.

— Certainement pas, Monseigneur ! Quand on reçoit autant de monde il est impossible de se livrer au moindre aparté.

— Pourtant il faut que je vous parle. Lord Willingdon m’a raconté certains faits… pour le moins désagréables, qui vous ont opposé à Alwar. Et ne m’ont pas tellement surpris parce que je ne garde pas beaucoup d’illusions sur lui. Depuis des siècles, l’Inde a souffert de potentats tels que cet homme mais je n’avais personnellement aucune raison de ne pas l’inviter. La politique veut parfois…

— Vous n’êtes pas, j’espère, en train de me donner des explications ou même de m’offrir des excuses ? coupa Morosini. Votre jubilé est une très grande fête à laquelle doivent participer tous les autres princes. Quant à moi, qui ne suis pas souverain régnant, je concevrais sans peine que Votre Altesse souhaite… que je m’éloigne si ma présence doit troubler, si peu que ce soit, un événement de cette importance.

— Mais pas du tout ! Je tiens au contraire à ce que vous restiez. Par amitié d’abord. Ensuite parce que l’expert que vous êtes rehaussera l’éclat de ces fêtes. Cela dit, je n’ai pas peur pour vous, je vous sais de taille à vous défendre, ainsi d’ailleurs que le cher Vidal-Pellicorne.

— En ce cas je ne vois pas où vous voulez en venir, Monseigneur.

— À la princesse Morosini. Vous savez quelle tendre admiration je voue aux jolies femmes – ce qui n’est pas le cas d’Alwar ! – et votre épouse est exquise. Aussi ma belle-fille Brinda, que vous connaissez déjà et qui n’a fait que l’entrevoir, souhaiterait la recevoir dans ses appartements… jusqu’à ce que les princes regagnent leurs États. Croyez-vous que la princesse Lisa – c’est bien son nom ? – accepterait ? Cela ne la privera d’aucune des fêtes puisque Brinda reçoit ici à mes côtés et à ceux de Tïkka, mon fils aîné, et que je n’applique pas le purdah. Simplement elle ne sera pas près de vous. Et Brinda est certaine qu’elle portera le sari avec beaucoup de grâce et d’élégance. Qu’en pensez-vous ?

— Que vous êtes, Monseigneur, l’homme le meilleur et l’hôte le plus délicat qui soit. Merci ! De tout mon cœur merci !

Lisa accueillit l’invitation avec un sourire qui cachait un certain soulagement. Depuis que l’on attendait Alwar, Aldo devenait nerveux et Adalbert presque autant que lui. La sachant à l’abri, ils se sentiraient mieux l’un et l’autre et, surtout, ils auraient les coudées franches et les mains libres pour faire face à l’ennemi.

— Après tout, nous ne nous quittons pas vraiment et ce n’est que pour peu de jours. Et puis c’est peut-être amusant de vivre au zénana… à condition toutefois que cela ne te souffle pas l’idée d’en installer un chez nous…

— Tu veux ma mort ? fit Aldo en l’embrassant d’une façon fort peu conjugale. Avec toi, Amélia, Lydia et nos autres dévouées servantes, je trouve qu’il y a déjà bien assez de femmes à la maison !

— Goujat !

Et elle suivit en riant les serviteurs qui venaient chercher ses bagages...

Délivrés de ce souci, il ne restait qu’à attendre l’inévitable affrontement. Il eut lieu le soir même…

Le palais, cette nuit, revêtait une livrée magique. Des milliers de petites flammes courtes dansant dans des coupes de verre rose et or illuminaient, à la mode indienne, les terrasses, les balcons, les toits et presque chaque détail de l’architecture. Pour ne pas rompre le charme, les ors et les couleurs des salons, dédaignant pour une fois l’électricité, reflétaient la flatteuse lumière de milliers de cierges et de bougies plantés dans les hauts candélabres. Chandeliers et bougeoirs scintillaient au milieu d’une débauche de roses et de jasmin. C’était sans doute aussi dans le même esprit d’harmonie et pour éviter la tache noir et blanc de l’habit occidental que, vers la fin du jour, Aldo et Adalbert avaient reçu des mains du tailleur du palais, des caftans de brocart doré, d’étroits pantalons assortis et des turbans d’un beau rouge pivoine comme ceux que l’on portait dans le pays. Un mot du maharadjah accompagnait le tout, priant ses invités de bien vouloir, pour cette soirée, lui faire la grâce de porter le costume national.

— Il doit penser qu’ainsi on se perdra dans la foule, conclut Adalbert en prenant des poses devant la glace. Heureusement que nous avons tous deux la peau suffisamment tannée pour ne pas détonner.

Évidemment, ils étaient plus grands que la moyenne des invités, mais le résultat n’était pas si mal ! À l’exception peut-être des turbans.

— J’ai l’impression de m’être écrasé une fraise sur la tête, grommela Adalbert. Même ma mèche ne peut pas retomber…

— Moi je trouve que nous sommes très bien ! fit Aldo avec satisfaction. Et c’est plus agréable à porter qu’un plastron glacé et un col à coins cassés ! Surtout dans ce pays !

— Oh toi, bien sûr, tu aurais de l’allure sous les guenilles d’un mendiant ! Tout ce que j’espère, c’est ne faire rigoler personne.

À l’entrée des salons, ils rencontrèrent le seul Français qui soit resté à Kapurthala. Les liens étroits de M. de Croisset avec la famille princière et le fait qu’il commençait là un long périple à travers les Indes expliquaient sa présence. Il portait exactement la même robe dorée qu’eux, mais son long, aristocratique et pâle visage – il relevait d’une maladie – s’accommodait assez bien d’un turban rajpoute à pan flottant dans les mêmes nuances que sa robe.

— Votre turban, remarqua Morosini, fait beaucoup plus vrai que les nôtres ! On voit que vous êtes un invité privilégié.

— Ce n’est pas cela du tout ! J’ai reçu moi aussi cette chose rouge mais, grâce à Dieu, le second fils du maharadjah de Bikaner m’a sauvé la vie en me posant lui-même le turban, expliqua-t-il en riant. Évidemment j’ai l’impression d’être coiffé d’une poule faisane, mais si vous m’aviez vu avant !

Tout en parlant il se tâtait les flancs d’un air anxieux.

— Vous cherchez quelque chose ? demanda Adalbert.

— Mes cigarettes ! Je sais qu’elles sont là-dedans mais je n’ai pas encore réussi à repérer dans quelle poche intérieure je les ai mises… Au fait, la princesse Morosini n’est pas avec vous ce soir ? Elle n’est pas souffrante, j’espère ?

— Non, je vous remercie. Elle est chez la princesse Brinda qui veut la garder près d’elle le temps des fêtes. Elle aussi, je pense, va être costumée…

— Seulement elle est beaucoup mieux réussie que nous, messieurs ! La voici !

Les dames en effet faisaient leur apparition et Aldo sourit de tout son cœur à sa ravissante épouse. Auprès de la princesse Brinda, sari corail clair tissé d’or sous une magnifique parure de rubis – elle portait les bracelets volés naguère par le défunt Agalar ! –, Lisa rayonnait dans ses voiles turquoise agrémentés d’un collier et de lourds pendants d’oreilles en émeraudes et diamants parfaitement assortis à la grosse pierre de ses fiançailles qui ne quittait jamais son annulaire gauche.

— Eh bien, commenta Adalbert avec un sifflement admiratif. Je ne te savais pas si fastueux !

— Du calme ! Cette parure n’est pas la sienne. Qui est un peu moins imposante mais qu’elle a préféré ne pas emporter pour un aussi long voyage.

Les trois hommes allèrent saluer Brinda et ses compagnes puis s’installèrent dans un angle de fenêtre pour ne rien perdre de l’arrivée des princes. Les premiers furent, bien entendu, le maître de maison suivi de son fils aîné et de son gendre, le jeune rajah de Bundi. Chacun s’inclina sur leur passage. Pour la première fois, Jagad Jit Singh arborait à son turban blanc l’admirable ornement commandé tout spécialement pour la circonstance au joaillier Chaumet : autour d’une énorme émeraude de 177,40 carats fusaient une flèche, d’autres pierres dégradées et deux virgules latérales à peine moins importantes. Même pour les Indes, le joyau était exceptionnel et occultait presque la robe d’or barrée d’un grand cordon d’azur pâle. Après un salut circulaire aux personnes présentes, le souverain et ses fils prirent leur place pour accueillir les princes qui allaient se succéder. Le temps était venu pour Morosini de contempler, bien plus vivants que dans des vitrines, les trésors fabuleux de l’Inde profonde.

— Il me semble que j’assiste à la « couturière » d’une féerie ! murmura Francis de Croisset qui, en homme de théâtre, savait de quoi il parlait. Je vais essayer de les baptiser. Oh ! voici l’Aurore sur la neige ! Cela fait penser à l’aube sur les glaces de l’Himalaya…

C’était en effet le maharadjah de Cachemire, précédé de ses aides de camp vêtus dans des tons pastel allant du rose pâle au mauve. Lui-même ne portait que des perles, en telle quantité que l’on ne distinguait pas la teinte de son vêtement. Pas une pierre ! Rien que des perles, et jamais Morosini n’en avait vu tant à la fois.

— Tu pourrais peut-être lui montrer la tienne, souffla Adalbert. Elle ne déparerait pas l’ensemble. Bien au contraire…

— Pourquoi pas, après tout ? Mais attendons la suite…

Le nabab de Palanpur n’inspira pas l’écrivain : il portait de belles émeraudes sans doute, mais il y en avait tant d’autres ! En revanche, le suivant lui arracha un petit sifflement discret :

— Celui-là a l’air d’un sorcier impérial ! Regardez cette canne de rubis et cette robe qui a l’air d’une coulée de lave ! Incroyable !

Celui qui vint ensuite arracha aux trois hommes le même « oh ! » admiratif. Le maharadjah de Patiala, l’un des deux ou trois plus riches souverains des Indes :

— Il ressemble au Roi de pique et à François Ier ! souffla Croisset.

Très grand et le visage cerné d’une barbe noire retenue en éventail par un filet invisible, il semblait tout entier habillé de diamants. Il lui en coulait de partout, jusque sur les yeux. Mais là Morosini savait à qui il avait affaire et n’eut aucune peine à reconnaître, au milieu d’autres rivières, un somptueux collier de diamants échappé, comme la « Régente » des joyaux de la couronne de France :

— Regardez, messieurs ! Vous voyez au cou de ce prince une merveille bien de chez nous : les larmes de diamant offertes par Napoléon III à l’impératrice Eugénie au moment de la naissance du Prince impérial…

— Seigneur ! murmura Adalbert. Comment ce joyau si féminin a-t-il atterri sur cette poitrine résolument virile ? Toujours la stupide vente de 1887 ?

— Bien entendu ! Et celui-là, pas question de le récupérer ! Il disparaît presque au milieu de cette débauche de diamants !

À demi aveuglés, les trois hommes accueillirent avec plaisir l’entrée en scène du maharadjah de Bikaner et de ses fils :

— Mon sauveur ! soupira Croisset. Admirez l’élégante simplicité de ces princes du désert ! Avec leurs ors brunis et leur pourpre assourdie, ils ressemblent à des coqs de bruyère. Ou aux dieux de l’automne ! En vérité je les trouve superbes ! Et quelle élégance !

— Je partage votre avis ! Le maharadjah de Patiala est éblouissant, mais j’avoue un faible pour ceux-là !

Les deux hommes causèrent quelques instants pendant ce qui ressemblait à un entracte. En dépit de sa mauvaise mine l’écrivain était le charme même et sa conversation, pleine d’humour, un vrai régal. Mais soudain il s’exclama, tandis qu’un silence s’établissait :

— Mon Dieu ! Celui-là me fait froid dans le dos !

C’était, bien entendu, Alwar qui faisait son apparition.

« De petits lustres de diamant brillent à ses oreilles. Un sourire ironique et féroce éclaire son pur visage de barbare. Pas de turban mais une toque bleue cloutée d’étoiles et une robe nocturne semée d’astres. Des pierres rouges et vertes bossellent ses doigts gantés. Il émane de lui comme une sombre lumière(17)… »

D’un pas lent, quasi solennel, Jay Singh s’avançait vers son hôte mais sans le regarder. Ses yeux jaunes, mi-clos, fouillaient l’assemblée scintillante.

— Il te cherche, chuchota Adalbert. Il doit déjà savoir que tu n’as pas renoncé à venir…

— Qu’il cherche ! fit Aldo avec un mouvement d’épaules dédaigneux. Il y a peu de chance qu’il me reconnaisse sous cet accoutrement.

Il n’avait pas fini de parler que les inquiétantes prunelles se fixaient sur lui. Au sourire qui s’accentua Morosini comprit qu’il était démasqué, pourtant Alwar ne fit pas la moindre tentative d’approche. Pendant ce temps d’autres princes faisaient des entrées plus ou moins fastueuses, suivies avec une attention qui se relâchait. Un peu comme si, dans un feu d’artifice, on avait tiré le bouquet avant les fusées de moindre importance. Ce qui ne signifiait pas que ces princes n’étaient pas tous somptueusement parés mais, même pour Aldo, il y en avait un peu trop et son regard se fatiguait… Vint le dîner.

Il était servi dans le Durbar-hall, une immense salle rectangulaire entourée en surplomb d’une galerie interrompue par des moucharabiehs. L’ensemble ruisselait de lumière sur les très longues tables servies avec tout l’appareil que devaient avoir les dîners de Versailles. Le maharadjah restant fidèle à ses amours pour la France, d’inestimables pièces d’orfèvrerie les jalonnaient, alternant avec des pyramides de fruits et des jaillissements de fleurs. Autour, une centaine de serviteurs en tunique bleu roi ceinturée d’argent et turban framboise. Inoubliable coup d’œil mais qui ne détourna pas Morosini de son sujet d’inquiétude. Grâce à Brahma cependant il se trouvait suffisamment éloigné d’Alwar pour pouvoir dîner tranquille. D’autant plus que Lisa, assise entre le prince Karam et le maharadjah de Bikaner, n’en était pas proche elle non plus. Avertie par Adalbert qui lui avait montré discrètement le personnage, elle jouait à merveille son rôle d’invitée particulière de Brinda en évitant de regarder son mari.

Le festin fut, comme il se devait, long et solennel, mais pas trop ennuyeux pour Aldo grâce à Croisset qui, assis entre deux des fils du maharadjah, entretenait avec eux une alerte conversation en français dont Morosini prenait volontiers sa part. Mais les meilleures choses ont une fin et, après que les dames se furent retirées, les hommes quittèrent les tables pour sacrifier à la tradition du café tout en admirant le feu d’artifice qui allait embraser le parc.

Le maharadjah s’approcha alors de ses hôtes français pour recevoir leurs félicitations et s’offrir le plaisir de parler leur langue un instant mais, soudain, une voix trop connue d’Aldo se fit entendre, en français, elle aussi :

— Je ne comprends pas, disait-elle, comment mon frère Jagad Jit a pu convier à une si grande fête un homme sans honneur…

L’aimable visage du prince se ferma :

— Ce que je comprends mal, moi, c’est que sous mon toit tu oses porter une aussi grave accusation. Aussi je te prie de t’éloigner. Je n’en entendrai pas davantage.

— Avec votre permission, Monseigneur, je veux moi en savoir un peu plus. De quoi suis-je accusé ?

— De m’avoir volé. Cet homme est venu chez moi apporter un joyau dont j’avais, en Europe, payé la moitié. Je l’ai reçu comme un frère et cependant, en partant, il a emporté l’inestimable perle que j’avais acquise. Il est peut-être prince mais ce n’est qu’un marchand indélicat et…

Il n’acheva pas la phrase : la gifle retentissante que lui appliqua l’accusé lui coupa la parole et même, un instant, le souffle.

— Vous en avez menti et vous allez m’en rendre compte sur l’heure ! Monseigneur, ajouta-t-il à l’attention de son hôte, j’ai horreur de troubler l’éclat d’une si belle fête et d’une si noble maison mais, après avoir tenté de m’assassiner, cet homme m’a insulté et je suis en droit de demander réparation… par les armes !

— Le ridicule duel occidental, où l’on s’égratigne avec des épées juste bonnes pour des femmes, n’existe pas chez nous, grinça Alwar. Et cet homme le sait bien ! C’est moi, au contraire, qui viens d’être souillé par sa main impure, moi qui suis Raj Rishi ! Et j’exige qu’on le chasse… après avoir fouillé son appartement bien sûr. Je suis certain qu’on y trouvera ma perle.

Aldo allait répliquer mais le maharadjah de Kapurthala s’interposait avec une froide autorité, après s’être assuré d’un coup d’œil que l’altercation était presque passée inaperçue de ses invités captivés par la féerie du parc embrasé :

— On ne fera rien de tout cela ! Vous êtes dans ma maison et dans mes États, où les lois de l’hospitalité vous protègent mais aussi vous contraignent l’un et l’autre. Pas de duel… et pas de fouille offensante !

— … et bien inutile ! fit Morosini. La perle est bien chez moi : ce misérable personnage me l’a rendue en disant qu’il n’en voulait plus et en redemandant la somme déjà versée. Ce que j’ai fait. Et cela, je le jure sur la mémoire de mes ancêtres et l’honneur de mon nom !

— J’apporte aussi mon témoignage, si Votre Altesse en exprime le désir, ajouta Adalbert. Il est bien dommage que le Vice-Roi soit reparti et, avec lui, le général Hackett et le major Hopkins ! Ils pourraient dire comment le prince Morosini a réussi, grâce à eux, à quitter Alwar autrement que dans un cercueil !

Un léger sourire reparut sur les lèvres du maharadjah :

— Soyez sans crainte, cher ami ! Je suis moins ignorant que le seigneur d’Alwar l’imagine. Lord Willingdon m’a appris certaines choses. À présent faites-moi tous la grâce de revenir à cette fête !

Aldo s’inclina mais Alwar, furieux, quitta la terrasse sans ajouter un mot… Adalbert le regarda disparaître avec la souple rapidité d’un fauve dans la jungle dorée qui les entourait. Il ne remarqua pas un homme habillé aux couleurs du maharadjah de Patiala, barbu et basané, dont les paupières bistre dissimulaient à demi des yeux bleu clair et qui s’esquiva discrètement sur ses traces…

— Que crois-tu qu’il va faire ? demanda-t-il un moment plus tard à son ami tandis que, la soirée terminée, ils regagnaient leur appartement. Rentrer chez lui ?

— Non, je ne pense pas. Pas avant, du moins, la date fixée pour son départ, c’est-à-dire dans quarante-huit heures. N’oublie pas que demain est le grand jour, celui du jubilé, où notre prince va recevoir l’hommage de son peuple et celui de ses pairs. Alwar ne peut s’en aller sans perdre la face.

— Tant pis ! Son attaque de ce soir ne manquait pas d’audace. Je me demande ce qu’il nous réserve encore ?

— Qui vivra verra ! fit Aldo avec un haussement d’épaules résigné. L’important est que Lisa soit à l’abri de ses coups tordus !

Une surprise les attendait : Amu, qui avait l’habitude de dormir sur le tapis du salon à la porte d’Aldo, était étendu de tout son long dans l’ouverture de cette porte, si magistralement assommé que l’on eut du mal à le ranimer. Ce qui s’était passé était évident : il avait voulu défendre l’accès à la chambre de son maître où tout était retourné. Celui qui avait fait cela pouvait être satisfait : la « Régente » avait disparu…

Ce que le brave garçon put dire, une fois revenu à la conscience, n’éclaira guère la situation : alors qu’il préparait la couverture du lit, il avait entendu du bruit dans le salon et naturellement était allé voir, et c’est en y pénétrant qu’il avait reçu sur la nuque un choc violent. Autrement dit, il n’avait rien vu. Quant à l’examen des lieux, il n’apprit pas grand-chose aux deux hommes : l’agresseur n’avait pas eu la courtoisie d’abandonner sur place un bouton, un bout de turban, une boîte d’allumettes ou un mégot de cigare, comme cela se fait dans les bons romans policiers. En outre il n’avait emporté que la perle.

— Si tu veux mon avis, on n’a pas besoin d’indices, soupira Adalbert en se laissant choir dans un fauteuil pour se verser un verre de whisky. Le vol est signé : le cher Alwar a envoyé un ou plusieurs de ses sbires pour récupérer la perle, un point c’est tout !

— Une chose m’étonne : depuis que nous sommes ici, nous avons à notre service une nuée de domestiques, tous spécialisés à l’extrême. Veux-tu me dire, en ce cas, pourquoi Amu se trouvait seul pour faire face au voleur ?

— Pour deux raisons : d’abord l’homme portait sans doute la livrée du palais et il a dû profiter du moment où tout le monde admirait le feu d’artifice. Les hindous en sont friands et c’est en outre l’une des manifestations de la vie mondaine à laquelle les serviteurs peuvent prendre part à égalité avec leurs maîtres : il suffit pour cela d’avoir des yeux.

— D’accord, mais ils pourraient être revenus ? Les fusées sont éteintes depuis un moment déjà.

— Il est tard et leurs journées sont longues. De plus, tu oublies qu’Amu jouait volontiers les chiens de garde. En tout cas, le coup n’est pas si mal agencé : tu as déclaré hautement avoir repris la « Régente » et si, ce soir, tu vas dire à Jagad Jit Singh qu’on te l’a volée, il pourrait penser, si Alwar revenait à la charge, que tu as choisi un moyen tout simple d’éviter son arbitrage : tu n’as plus la perle, donc il n’est plus possible de la rendre à cette sombre brute.

— Je me vois mal courant me plaindre à cette heure auprès de notre hôte. C’est dans la matinée que commence le grand défilé vers la ville et le Durbar du Vieux Palais. Jagad Jit Singh n’a pas beaucoup de temps pour se reposer, en admettant qu’il rejoigne son lit. Je l’imagine plutôt se recueillant avant cette solennité à laquelle nous allons avoir le privilège d’assister. Seuls Européens avec Croisset ! Je ne jouerai pas les trouble-fêtes !

— En d’autres termes : tu laisses tomber ?

Aldo fouilla dans sa robe, réussit à trouver son étui à cigarettes, en alluma une, tira quelques bouffées méditatives et finalement sourit :

— Oui.

— Mais ça te coûte une fortune ?

— Je ne dis pas non, mais je suis tellement content d’être débarrassé de cette foutue perle sans espoir de retour ! Si elle cause à Alwar seulement la moitié des emmerdements que je lui dois, je serai le plus heureux des hommes ! Malheureusement je n’en saurai rien !

— Mais on peut toujours imaginer ? fit Adalbert, sa bonne humeur retrouvée et s’extrayant de son fauteuil. En attendant, allons donner un coup de main à Amu pour remettre ta chambre en ordre !

Le lendemain la petite ville de Kapurthala était plus rose que jamais. Dans l’attente du cortège d’éléphants qui amènerait bientôt le maharadjah, son héritier et les princes jusqu’à la cour d’honneur du Vieux Palais où l’attendaient vassaux et notables, les femmes de la cité, dans leurs voiles de fête déclinant toutes les nuances du rose et du rouge, se rassemblaient sur les terrasses.

Sur une autre, dans l’enceinte même du palais et placée en face du trône d’or, un vélum bleu et or abriterait les invités des ardeurs du soleil. C’est là que, réintégrés dans leurs austères jaquettes de cérémonie, Morosini et Vidal-Pellicorne rejoignirent Francis de Croisset qui les accueillit avec cordialité. La veille, occupé à faire un doigt de cour aux princesses, l’écrivain n’avait rien vu de l’altercation.

— Je crois, dit-il, que nous allons assister à quelque chose d’extraordinaire, mais j’ai très envie de redescendre dans la rue pour voir arriver le cortège.

— Il y a un monde fou. Vous allez vous faire étouffer, remarqua Aldo.

En effet, sur toute la longueur de l’artère principale coupant la ville en deux comme à Alwar, les soldats bleus et blancs contenaient fermement une foule impatiente qui n’aurait pas demandé mieux que de les déborder.

— Le spectacle vu d’ici n’est déjà pas si mal, ajouta Adalbert.

La vaste cour s’emplissait d’hommes portant presque tous des robes dorées et des turbans framboise qu’un protocole sévère menait à des places bien définies.

— Peut-être vais-je quand même m’y risquer. Je pars très tôt demain matin pour Amritsar et Lahore, et j’ai demandé mon dîner de bonne heure.

— Mais la fête ici ne finira que tard ce soir. Vous n’y serez pas ?

— Non hélas, car j’ai un programme très chargé et je suis attendu demain soir chez le gouverneur de Lahore !

— Nous vous regretterons, dit Morosini, sincère.

— Moi aussi mais nous nous reverrons à Paris. De toute façon je vais remonter dans un moment.

Et il se dirigea vers l’escalier menant à l’entrée du palais.

L’attente fut longue. Enfin le premier coup de canon se fit entendre : le cortège venait de franchir l’enceinte de la ville. Éblouissant ! Cinq éléphants peints et caparaçonnés d’or et de pourpre, de longues chaînes d’or autour du cou et des pierreries aux oreilles, s’avançaient, majestueux, portant fièrement les howdas de vermeil aux parasols d’or. Dans le premier, impassible comme une idole sous un déluge de diamants et de rubis, trônait le maharadjah. Seul.

La première salve avait dressé les personnages de l’immense cour. Ils restèrent debout tant que dura la marche triomphale de leur prince, acclamé avec tellement d’enthousiasme que les voix étouffaient celles des canons. Enfin « il » parut et tous se courbèrent comme des fleurs sous le vent tandis qu’il gagnait son trône. Puis la longue cérémonie commença avec la remise des présents : chacun s’approchait pour, en s’inclinant, remettre son offrande, opulente ou aussi modeste qu’une corbeille de fruits, mais également accueillis avec un sourire, quelques mots aimables et une accolade. Il y eut des chants, des danses, des prières. Vint enfin le discours du prince, prononcé en hindoustani et donc incompréhensible pour des oreilles européennes, qui dura jusqu’à ce que le soleil couchant habille d’incarnat les sommets enneigés de l’Himalaya.

Pendant la plus grande partie de la cérémonie, Aldo avait observé son ennemi. Arrogant sous sa couronne scintillante, aussi immobile qu’une statue, Alwar ne parla à personne, ne manifesta aucun intérêt pour ce qui se passait autour de lui. Il était là, cela se sentait, pour tenir son rang, mais son cœur plein de haine devait être ailleurs… Morosini en eut la conscience aiguë quand, un instant, son regard croisa les prunelles de tigre. Il y eut, dedans, un éclair de joie mauvaise qu’il attribua naturellement à la satisfaction de lui avoir repris la « Régente ». Le magnifique joyau était à lui, à présent, et sans que cela lui coûte même une roupie… C’était assez misérable au fond et, à ce regard, Morosini répondit par un sourire méprisant. Un bref instant, alors, Alwar se mit à rire. Renonçant à comprendre ce que signifiait cette brusque hilarité, Aldo s’en désintéressa…

Il comprit mieux quand, les cérémonies terminées, il rentra au Palais Neuf où la princesse Brinda était restée avec ses femmes. Le grand Durbar étant affaire d’hommes, elles n’auraient pu y assister que derrière les moucharabiehs du Vieux Palais et Brinda détestait tout ce qui, de près ou de loin, rappelait le purdah. Naturellement, Lisa était demeurée auprès d’elle. Aux approches du soir et selon l’habitude, elles étaient descendues dans les jardins pour voir le soleil à son couchant embraser les neiges de l’Himalaya tout en respirant les parfums de la terre, des plantes et des arbres qu’il avait chauffés durant le jour.

Les deux princesses marchaient doucement sur le sable rose, qui sous les arbres devenait violet, quand un serviteur avait surgi d’une allée ombreuse et s’était précipité sur Lisa :

— Madame, Madame, s’était-il écrié en français, votre mari… oh, je vous en prie, venez vite !

Et aussitôt il repartit par où il était venu, suivi immédiatement par la jeune femme persuadée qu’il venait d’arriver malheur à Aldo, et qui ne s’était pas donné le moindre temps de réflexion. Mais, soudain, parvenue à un petit carrefour, elle ne vit plus l’homme, s’arrêta en étouffant un cri dans sa gorge : sorti d’un panier abandonné, un serpent se dressait devant elle, un cobra royal dardant sa langue bifide, prêt à l’attaquer…

D’instinct, elle fit un pas en arrière, ses mains pressées contre sa bouche pour étouffer l’appel au secours qui ne manquerait pas de déclencher la détente de la bête. Une folle terreur emplit les yeux de la jeune femme. Elle avait si peur que l’idée de la mort cependant si proche ne s’imposait pas : elle se trouvait paralysée, incapable d’une pensée cohérente.

Mais l’heure de Lisa n’était pas venue. Sa chance voulut qu’un jardinier, portant sur sa tête un lourd panier de légumes destiné aux cuisines du palais, ait choisi de passer par le bosquet ombragé. Il aurait pu fuir mais c’était un homme courageux : il vit cette jeune femme, si belle dans son sari vert d’eau, le serpent qui allait frapper. Alors il se porta en avant, jetant sur le reptile le panier tout entier dont il le coiffa, y ajoutant son propre poids et poussant des appels au secours retentissants. Ils firent accourir les dames mais aussi les gardes du palais dont on n’était pas très éloignés. On emporta Lisa évanouie tandis qu’à travers le panier l’un des gardes tirait sur le cobra.

Au moment du retour d’Aldo, le médecin du maharadjah – un Français – était auprès de Lisa, aux prises avec une crise de nerfs bien naturelle.

— Vous la verrez plus tard, conseilla la princesse qui venait de raconter ce qui ne pouvait être qu’un attentat. Et, en vérité, je ne parviens pas à comprendre qui a osé une chose pareille. Et pourquoi ? Lisa n’a ici que des amis…

— Sans doute, Madame, mais moi j’ai des ennemis. Et je sais où trouver l’assassin. Avec votre permission…

Il s’inclina brièvement et partit au pas de course, immédiatement suivi, bien sûr, par Adalbert qui n’avait pas plus de doutes que lui sur le responsable réel. Après un court passage chez eux pour y prendre une arme, et à travers le parc à présent illuminé, ils gagnèrent celui des fastueux pavillons de soie où logeaient Alwar et sa suite. Aldo était décidé à abattre le criminel dès qu’il serait devant lui et sans lui laisser seulement le temps d’ouvrir la bouche.

— Tu ne crains pas les réactions de ses hommes ? fit Adalbert sans ralentir l’allure.

— Non. Si ça se trouve, ils vont nous porter en triomphe. Si ce n’est pas le cas, on se défendra, voilà tout !

Aucune des deux éventualités ne se présenta. Quand ils arrivèrent devant le camp où flottaient encore les couleurs du prince rajpoute, ils trouvèrent seulement quelques serviteurs du palais occupés à un premier ménage avant d’enlever les meubles et de rouler tapis et tentures sous la surveillance d’un des intendants du maharadjah. Celui-ci leur apprit que le départ de l’occupant était annoncé depuis le matin et qu’il avait dû rejoindre son train aussitôt après le Durbar. À cette heure il devait déjà être loin…

— Tu comprends maintenant pourquoi il riait, cette immonde larve ? fit Morosini avec rage. Il s’était arrangé pour que je perde ce que j’aime le plus au monde. Et je ne peux rien.., rien ! Il est à jamais hors d’atteinte…

— Tant qu’il est dans ses États, sans doute. À moins que tu n’aies envie d’y retourner ?

— Tu n’es pas fou ?… Vois-tu, il y a des moments où je regrette le Moyen Âge. À cette époque on pouvait lever une armée, aller assiéger son ennemi, l’acculer dans ses derniers retranchements et enfin lui faire subir la mort qu’il méritait…

— Après avoir tout démoli et passé la population au fil de l’épée ? Tu as de drôles de rêves, mon vieux !… Un bon duel ne t’aurait pas suffi ?

— Deux pouces de fer ou une balle dans le corps ? C’est beaucoup trop doux pour un monstre pareil !

— Je suis assez d’accord avec toi mais pour en revenir à une… suite éventuelle, je te rappelle que ce satrape oriental adore l’Occident et qu’un jour ou l’autre il reviendra bien traîner ses guêtres de notre côté. À ce moment-là on verra…

— Les lois républicaines le protégeront. Tu as envie de finir sur l’échafaud ?

— Jamais de la vie… mais je nous verrais bien le descendre au fond d’un puits, par exemple ? fit Adalbert, la mine gourmande. Un puits que l’on scellerait pour être bien sûrs qu’il n’en sortirait plus. Voilà une vengeance qui me plairait ! Le supplice chinois des dix mille morceaux est vraiment trop salissant…

— Tu as raison on peut toujours rêver ! Allons rejoindre Lisa et nous préparer au départ, nous aussi. J’en ai un peu assez des Indes fabuleuses…

Lisa dormait à présent. Le médecin lui avait fait une piqûre calmante et se montra rassurant. S’il arrive qu’on puisse mourir de peur, ce n’était certes pas le cas de cette belle jeune femme pleine de santé.

— Peut-être aura-t-elle quelques cauchemars mais je peux vous certifier que, dans deux jours, elle pourra reprendre le chemin du bateau…

Forts de cette assurance, les deux hommes regagnèrent leurs appartements pour s’y débarrasser de l’étouffante tenue officielle, demander leur dîner et prendre un peu de repos, mais ils y trouvèrent le secrétaire du maharadjah en conversation avec Amu.

— Son Altesse vous demande, Messieurs ! leur apprit-il. Il vient de se passer quelque chose de grave…

— Ma femme a failli mourir, je le sais, fit Morosini.

— Euh… quelque chose d’autre. Son Altesse est très contrariée. Le maharadjah de Patiala est auprès d’elle.

Il n’avait apparemment pas l’intention d’en dire davantage. Et il eût été inutile de l’interroger.

— Bien, soupira Morosini. Nous vous suivons.

Ils trouvèrent en effet les deux princes dans l’un des petits salons de l’appartement privé du maharadjah, dont la stature de Patiala écrasait les fragiles marqueteries et les soies tendres des meubles Louis XVI. À ce géant convenaient mieux les trônes massifs et les vastes divans encombrés de coussins. Adossé à une colonne de stuc, bras croisés sur sa poitrine couverte de ses célèbres émeraudes, il retenait visiblement une colère furieuse et n’accorda qu’un regard distrait aux arrivants. Ce fut la voix douce du maharadjah qui les renseigna :

— J’ai appris, mon ami, le malheur qui vient d’être évité, dit-il à Morosini, mais, si vous le voulez bien, nous en reparlerons plus tard. Voici l’un de mes plus chers amis, qui vient de subir un vol inexplicable.

— Un vol ? s’étonna Aldo. Comment est-ce possible ? Les pavillons des princes sont gardés militairement et la suite de Son Altesse est des plus imposantes…

— Sans doute, mais quand, en vue du retour à Patiala, les serviteurs du prince ont procédé au rangement des coffres à bijoux, ils se sont aperçus que l’un d’eux, et non des moindres, manquait.

— C’est incroyable et désolant sans doute, mais en quoi pouvons-nous être d’une aide quelconque ? Je suis expert… pas policier.

— Aussi est-ce ma police qui a pris l’affaire en main, mais je crois que ce vol va vous rappeler quelque chose. Il s’agit du collier de diamants de l’impératrice Eugénie…

— Un joyau splendide que j’aime particulièrement ! rugit Patiala. Si on retrouve le voleur… et j’espère bien qu’on le retrouvera, je l’étrangle de mes propres mains !

— Une pièce française, fit Morosini avec un sourire insolent. Vous ne pensez tout de même pas que…

— Non, non, non, ne croyez pas cela ! intervint Jagad Jit Singh. Si je vous ai demandé de venir jusqu’à nous, c’est parce que ce vol va vous en rappeler un autre. À la place du collier il y avait ceci.

Et il offrit à Aldo un rectangle portant quelques mots seulement : « Permettez que je reprenne ce qui m’appartient ! » Et c’était signé : Napoléon VI…

Un silence stupéfait régna pendant un instant dans l’élégante pièce dont les fenêtres ouvertes sur le jardin nocturne laissaient entrer la fraîcheur et le murmure cristallin des jets d’eau.

— C’est inouï ! souffla Adalbert. Comment a-t-il pu arriver jusqu’ici ?

— Mêlé sans doute aux autres invités ! grogna Patiala.

— Vous savez bien que non, coupa Kapurthala avec fermeté. De votre aveu, aucun étranger ne s’est approché de votre pavillon. Il faut donc que ce soit l’un d’eux…

— Ou n’importe quel hindou portant la livrée du prince, avança Morosini.

En dépit de la mine sombre de son invité, Jagad Jit Singh se mit à rire :

— Je vois mal un homme de couleur revendiquant un nom aussi illustre que celui de l’Empereur.

— D’autant qu’on le dit d’ascendance russe, reprit Aldo. Ce qui n’empêche que pendant un moment on l’a cru espagnol. Si les recherches ne donnent rien ici, il va falloir prévenir le commissaire principal Langlois, au Quai des Orfèvres, puisque jusqu’à présent le voleur ne s’est jamais manifesté qu’à Paris… Il faut que Langlois sache que son gibier est venu se promener jusqu’ici. Il pourra au moins faire surveiller les arrivées de bateaux, de trains…

— Encore faudrait-il savoir à quoi ressemble Sa douteuse Majesté, corrigea Adalbert.

— Langlois est un type méthodique, organisé, intelligent. C’est un excellent policier et je suis persuadé qu’il réussira à mettre la main dessus, parce que notre homme va sûrement regagner Paris…

En attendant on fouilla le palais, la ville, le parc, d’où les princes invités partaient les uns après les autres. Ce qui ne simplifiait pas les choses. Entre le palais et la gare s’établissait une incessante noria de voitures qui compliquait encore la tâche des enquêteurs, la plupart des princes ayant catégoriquement refusé que l’on explore leurs bagages, à la grande fureur de Patiala. Soudain Morosini eut une idée :

— Et s’il était parti avec Alwar ? Cet homme semble remarquablement renseigné sur l’endroit où chercher les joyaux dont il veut s’emparer. Il doit bien savoir que Jay Singh nous a repris la « Régente » ?

— Auquel cas il vaudrait mieux pour lui n’être jamais né ; je ne donnerais pas cher de sa peau. Et d’ailleurs, c’est peut-être bien lui qui a cambriolé ta chambre, émit Adalbert.

— Il est trop poli pour n’avoir pas laissé un carton de remerciements. Tu connais ses habitudes…

— Oui, mais c’eût été révéler trop tôt sa présence et je te rappelle qu’il visait quelque chose de beaucoup plus important que les diamants d’Eugénie…

Effectivement, on ne trouva rien. Le voleur et son fabuleux butin s’étaient dissous dans l’atmosphère scintillante mais, par force, un peu confuse d’une fête à laquelle tant de gens divers avaient participé. Il fallut bien en prendre son parti…

Pendant que Patiala courait à Delhi pour mettre le Vice-Roi en demeure de faire intervenir Scotland Yard, les Morosini et Vidal-Pellicorne restèrent encore quelques jours à Kapurthala dans la paix retrouvée. On put visiter le lycée français, l’hôpital moderne, le palais du Trésor où l’on gardait les joyaux de la Couronne, des armes anciennes, des meubles orfévrés et une admirable collection de peintures mogholes et tibétaines. Mais seuls les deux hommes eurent le droit de visiter la salle proche des appartements de Jagad Jit Singh dont les murs s’ornaient de portraits, tous superbes, mais d’un genre particulier : une très éclectique collection de femmes nues…

Au même moment la princesse Brinda emmenait Lisa rendre visite à la première épouse du maharadjah, celle qui ne sortait jamais du ravissant palais semé de jardins pleins de fleurs brillantes et de chants d’oiseaux où elle résidait, à quelque distance de la ville. N’ayant jamais pu donner d’enfants au maharadjah, elle avait elle-même choisi de s’appliquer le purdah en dépit des représentations d’un mari qu’elle venait visiter une fois l’an.

— L’âge venant et les maharanis qui lui ont succédé n’étant plus de ce monde, elle pourrait reprendre sa place auprès de mon beau-père, expliqua Brinda, mais elle s’y refuse…

— Elle a dû être très belle !

— Elle l’est encore, mais elle est très attachée aux traditions. Le Palais Neuf lui déplaît et elle s’y sentirait perdue. Ici elle vit comme ont vécu toutes celles qui l’ont précédée et j’espère sincèrement qu’elle mourra avant son époux. Sinon elle serait très capable de revendiquer sa place sur le bûcher funéraire.

— Et de se faire brûler vive ? fit Lisa horrifiée.

— Oui. Elle est ainsi. C’est pourquoi nous considérons tous comme une bénédiction qu’elle soit atteinte d’une grave maladie et que mon beau-père jouisse d’une santé de fer…

— Mais enfin, elle ne pourrait réaliser ce projet insensé ! Votre mari et ses frères s’y opposeraient. Ici c’est un État moderne…

— Elle a pour elle les prêtres, les brahmanes, qui réprouvent ce modernisme. Vous avez raison, on ne lui permettrait pas de s’immoler publiquement, mais nous sommes persuadés qu’elle accomplirait son sacrifice à l’abri des murs de son palais… C’est cela, les Indes, voyez-vous. Un étonnant mélange d’hommes qui veulent aller vers l’avenir et d’autres qui souhaitent ressusciter le passé… Vous autres Occidentaux, vous ne pouvez pas comprendre.

— Son accueil, cependant, a été charmant ? Et je suis une Européenne ?

— Oui, mais vous avez à ses yeux deux qualités : vous êtes princesse… et vous n’êtes pas anglaise. Cela compte beaucoup…

— Et je suis, moi, heureuse de l’avoir rencontrée…

Lisa savait qu’elle garderait longtemps dans sa mémoire l’image de cette femme drapée dans ses voiles gris et argent, de la couleur même de ses cheveux. Bien quelle fût de petite taille, mais modelée avec la délicatesse et la perfection d’un tanagra, elle paraissait grande. Sans doute était-ce parce qu’elle se tenait très droite, avec l’aisance d’une femme dont les pieds n’ont jamais été martyrisés par des chaussures européennes. Mais aussi à cause de ces générations de princesses dont le sang sauvage et raffiné coulait dans ses veines.

— J’aimerais être comme elle quand je serai vieille, confia-t-elle le soir à Aldo. En dépit de l’âge, sa peau est à peine ridée, son ossature parfaite et, d’ailleurs, lorsque l’on rencontre ses yeux on ne voit plus qu’eux. Ils sont si longs, si sombres, qu’elle a l’air de porter un masque…

— Mais c’en est un, tu peux en être certaine ! Ne l’envie pas : je suis persuadé que tu seras une merveilleuse vieille dame ! Et comme nous vieillirons ensemble, nous ne remarquerons pas les stigmates du temps parce que nous n’aurons jamais cessé de nous aimer…

Le lendemain, le train particulier du maharadjah – une symphonie de cuivres et de bois précieux – ramenait à Delhi les trois derniers invités des fêtes de Kapurthala. Ils n’y restèrent que deux jours, le temps d’une visite au Fort Rouge et d’un dîner à la Résidence. Le temps aussi d’apprendre que Mary Winfield et Douglas Mac Intyre avaient décidé de se fiancer. Le mariage aurait lieu au printemps, en Écosse, et l’on n’aurait pas bien loin à aller pour trouver les témoins.

Ensuite ce fut le long voyage jusqu’à Bombay mais pour Aldo et Lisa, enfermés dans leur compartiment sous la garde vigilante d’Amu, il parut étonnamment court. Ils étaient ensemble, ils rentraient chez eux et ils allaient enfin revoir les jumeaux.

— Tu crois qu’ils vont me reconnaître ? émit Aldo, inquiet. S’ils ont continué sur leur lancée, ils sont capables de me jeter dehors…

— C’est toi surtout qui risque de ne pas les reconnaître ! Quant à eux, lorsque je suis partie, ils embrassaient ta photo matin et soir.

— Pas toi ?

— Si, admit Lisa en se lovant dans les bras de son mari. Moi aussi. Il fallait bien donner l’exemple…

ÉPILOGUE

Pour une fois la communication téléphonique entre Paris et Venise était étonnamment claire. Aldo entendait la voix nette et précise du commissaire Langlois comme s’il était assis en face de lui dans le grand cabinet de travail aux boiseries anciennes, de deux tons de gris, encadrant une fresque inachevée de Tiepolo. Et ce que disait cette voix était passionnant :

— Cela s’est passé au château de Grosbois, près de Paris, où la princesse de la Tour d’Auvergne, née Wagram, donnait une fête russe en l’honneur de je ne sais plus quel grand-duc ; pour l’animer elle avait retenu la troupe des Vassilievich. Je ne sais pas si vous le savez, mais la Princesse possède des bijoux offerts jadis par Napoléon à son ancêtre, la maréchale Berthier, princesse de Wagram.

— Elle a surtout réussi à racheter une paire de pendants d’oreilles en diamants ayant appartenu à l’impératrice Joséphine, précisa Morosini à qui personne n’était capable d’en remontrer sur le sujet.

— En effet et je lui avais demandé, discrètement bien sûr, de ne pas les porter ce soir-là mais de les laisser dans sa chambre, pas trop bien cachés, en ajoutant que j’allais m’en servir pour tendre un piège à notre ami. Ce que la Princesse a eu la grâce d’accepter.

— Vous preniez un gros risque. Le bonhomme est habile, nous en savons tous les deux quelque chose…

— Sans doute, mais je ne suis pas complètement stupide ; j’étais persuadé que Napoléon VI ne résisterait pas à l’attrait de pièces aussi exceptionnelles, d’autant plus qu’il devait y avoir beaucoup de monde, donc des serviteurs supplémentaires, quelques photographes de presse, la gendarmerie aux grilles du château, bien entendu des hommes à moi disséminés dans le personnel, et enfin votre serviteur qui, en tenue de soirée, s’était mêlé aux invités pendant un moment avant de monter, sans me faire remarquer, afin de surveiller la chambre de la princesse. Ce que j’avais prévu est arrivé : durant le souper où, comme au Schéhérazade, les Vassilievich se sont fait entendre, notre voleur s’est introduit chez la Princesse, déguisé en valet de chambre. Il n’a eu aucune peine à trouver les fameux pendants d’oreilles mais j’étais là et je lui ai sauté dessus. Nous nous sommes battus et… je l’avoue, j’ai eu le dessous. Il m’a échappé et s’est enfui par la fenêtre tandis qu’à coups de sifflet j’alertais mes hommes. Je vous passe la poursuite dans le parc, elle a été épique… et sanglante, car il n’a pas hésité à tirer sur ses poursuivants, qui ont répliqué bien sûr mais, comme jadis Raspoutine, cet homme semblait à l’épreuve des balles. Si finalement il s’est écroulé, la gorge ouverte, c’est un couteau lancé par Masha Vassilievich qui l’a eu…

— Est-ce qu’elle n’était pas en train de chanter ?

— Vous pensez bien que les coups de sifflet ont fait quelque bruit. Tout le monde s’est précipité dehors…

— Bravo ! Mais ne me faites pas languir, commissaire ! Me direz-vous enfin qui il était ?

— Oui. Martin Walker. Il s’appelait en réalité Boris Kouliakoff et était le petit-fils de la Berechkoffskaïa. Je ne vous cache pas que je m’en doutais parce que j’avais fait la relation entre quelques petits faits, sa longue absence du journal pour un reportage en Asie et le vol du collier du maharadjah de Patiala. Que d’ailleurs nous avons retrouvé chez lui avec pas mal d’autres choses. Il s’était constitué un vrai trésor…

— Vous dites « était » ? Il est mort ?

— Tout à fait. Masha lance le couteau encore mieux que ses frères. Je l’ai laissée en liberté surveillée car en tuant Walker elle a sauvé la vie de mes hommes. Elle devra répondre devant la Justice mais elle s’en tirera avec un sursis. J’ajoute qu’elle est tellement heureuse d’avoir pu abattre l’assassin de son frère qu’elle serait allée à l’échafaud en chantant… Une femme extraordinaire ! Allô… Allô ! Je ne vous entends plus !

— Je suis toujours là pourtant mais, je vous l’avoue, je suis un peu triste. J’aimais bien ce garçon, qui n’a pas hésité à prendre des risques pour me tirer des pattes d’Agalar.

— Moi aussi, figurez-vous, je l’aimais bien. Si encore il s’était contenté de voler, mais c’était aussi un assassin sans scrupules et…

Le téléphone, fatigué sans doute d’une aussi longue perfection, se mit à crachoter et à émettre des bruits qui ressemblaient à des borborygmes. Au bout d’un moment Aldo raccrocha et se laissa aller dans son fauteuil en cherchant machinalement une de ces cigarettes si propices à la rêverie. La fin tragique de l’histoire lui laissait dans la bouche un goût amer. Les hommes décidément l’étonneraient toujours, avec les multiples visages que pouvait révéler leur moi profond…

— Tu rêves ? fit la voix amusée de Lisa qu’il n’avait pas entendue entrer. Tiens, la poste vient d’apporter ce paquet pour toi. Il vient de Paris.

C’était un assez gros paquet, de la taille d’une boîte à chaussures, enveloppé de papier fort et de ficelle solide. Aldo prit sur son bureau – un superbe « mazarin » signé Charles Boulle – un stylet vénitien, trancha les liens et défit le papier. Il s’agissait en effet d’une boîte à chaussures – de chez Weston s’il vous plaît ! – qui contenait un autre paquet plus petit servant de protection à un autre, puis un autre encore à la manière des poupées russes.

— C’est une blague ? fit Morosini dont le bureau était à présent couvert de cartons et de papiers. Sûrement une bonne plaisanterie d’Adalbert !... Ah, tout de même !

Au fond de tous ces emballages, il venait de découvrir une petite boîte en bois blanc liée d’une solide ficelle rouge fixée par des sceaux de cire rouge.

— Mon Dieu ! Mais qu’est-ce que cela peut être ? fit Lisa qui suivait ce déballage avec intérêt. À propos, je te signale que si ça vient d’Adalbert il a pris un pseudonyme. Il s’agit d’un certain Gallois.

Mais Aldo ne l’écoutait pas. Il venait d’ouvrir la caissette et se laissait retomber dans son fauteuil :

— Oh non ! gémit-il, accablé.

Merveilleusement ronde et pure, coquette et ravissante sous son petit chapeau de diamants, la « Régente » semblait lui sourire, couchée voluptueusement sur son lit de velours noir.

Saint-Mandé, juin 2001

POUR CEUX QUI VEULENT EN SAVOIR PLUS...

Disparue en Russie pendant la révolution d’Octobre, la « Régente », que l’on appelle aussi « Perle Napoléon », a refait surface à Genève, chez Christie, dans les années 1980 après une disparition totale de soixante-dix ans sans que l’on puisse savoir qui la vendait. Elle a été alors achetée par un jeune banquier koweitien de trente-cinq ans qui souhaitait l’offrir à sa sœur pour son trentième anniversaire.

Quant au maharadjah d’Alwar, il a été détrôné en 1933 à la suite d’un acte particulièrement odieux qui dressa contre lui son peuple ainsi que les Anglais : à la suite d’un match de polo où il avait particulièrement mal joué, il en rendit responsable son poney, l’arrosa d’essence et y mit le feu.

Ayant choisi Paris comme lieu d’exil, il y vécut avec vingt-cinq serviteurs, ne se nourrissant guère que de porto et de cognac, rejeté par la haute société française comme par celle d’Angleterre. Ce que d’ailleurs il ne comprenait pas. Ainsi il piqua une terrible colère pour n’avoir pas été invité au couronnement du roi George VI, père de la reine Elizabeth. Ses fureurs étant fréquentes, c’est à la suite de l’une d’elles qu’il fit une chute dans un escalier de marbre et s’y brisa la colonne vertébrale. Transporté à l’hôpital, il y mourut le 20 mai 1937 après de longues souffrances. Selon ses volontés dernières, son cadavre embaumé fut transporté à Alwar où il fit sa dernière apparition assis à l’arrière de sa Lanchester d’or au volant d’ivoire, habillé de rose, ses yeux morts cachés derrière des lunettes de soleil et ses mains gantées de soie posées sur le pommeau d’or de sa canne. Après cette parade sinistre, son corps disparut dans les flammes du bûcher et son âme, sans doute, dans les feux de l’enfer…

1  Voir L’Opale de Sissi.

2  Grand magasin d’ameublement où l’on pratiquait la vente à crédit.

3  Voir L’Étoile Bleue

4  Un ouvrage sur les cocktails est paru sous sa signature

5  Voir L'Etoile bleue.

6  Le palais dont le palais de Chaillot a pris la place.

7  Voir L’Étoile bleue.

8  Voir Les Émeraudes du prophète.

9  Résidence de Mussolini à Rome.

10  Tient le milieu entre la veste longue et la robe.

11  Une jaquette n’en a pas.

12  Agents de police à vélo. Ils portaient une pèlerine bleu foncé qui évoquait un peu des ailes.

13  Voir Le Boiteux de Varsovie, tomes I et II.

14  Littéralement « rideau » : la vie cloîtrée des femmes.

15  Princesses.

16  Selon leur importance, les princes avaient droit à un nombre codifié de coups de canon.

17  Francis de Croisset : Nous avons fait un beau voyage, Grasset, 1930.