« J'ai été enchanté de notre petite conversation. Je vais vous faire envoyer à la Compagnie anglaise une invitation à la chasse royale du mois prochain.
— Votre Excellence est trop généreuse », répondit Phaulkon, ravi. L'escorte du général se leva à son tour et s'avança courbée en deux, à distance respectueuse derrière lui. Petraja remercia courtoisement son hôte et, croisant Maria dans l'escalier, il inclina la tête devant elle et fit galamment observer combien elle lui faisait regretter de n'être plus un jeune homme.
L'infatigable mestre Phanik se retrouva aussitôt au côté de Phaulkon. « Un personnage impressionnant, hum ? Il aime prétendre n'être qu'un simple vieux soldat, mais il est aussi rusé qu'un renard à trois têtes et c'est un vrai patriote. » Mestre Phanik baissa la voix. « De vous à moi, je ne crois pas qu'il aime les farangs. Mais il faut que je vous raconte la dernière. » Mestre Phanik poursuivit, passant un bras sur les épaules de
Phaulkon et l'entraînant vers un coin plus discret du jardin. « La sœur du général n'est rien moins que la première concubine de Sa Majesté. Voilà des années qu'elle est la doyenne du harem royal. » Il baissa encore le ton. « Son nom est Thepine et elle fait des galipettes avec un officier portugais ici même, en plein quartier portugais. Vous imaginez? Une concubine royale! Nos musiciens ont déjà commencé à composer sur elle des chansons gaillardes. Attendez un peu que le général l'apprenne. Surtout s'il est bien vrai qu'il n'aime pas les farangs... Mais voici Rachid », dit mestre Phanik, changeant rapidement de sujet en voyant s'approcher d'eux un homme de haute taille, à l'air indien, doté d'une épaisse barbe noire. « Je ne l'aurais pas invité, mais ces Maures commencent à devenir un peu trop puissants pour qu'on les ignore.
— Mestre Phanik, quelle merveilleuse soirée », dit Rachid en siamois en les abordant. Ses yeux sombres passèrent de son hôte à Phaulkon.
« Vous êtes fort généreux, répondit mestre Phanik. Mais permettez-moi de vous présenter un vieil ami, M. Constantin Phaulkon. Voici Luang Mohammed Rachid. C'est dangereux d'inviter Luang Mohammed à une réception car il est le chef du service des Banquets de Sa Majesté et il n'est que trop bon juge de la qualité d'un repas. » Luang Mohammed se mit à rire. Luang, Phaulkon le savait, était un titre de noblesse, comme Lord, que seul le roi pouvait conférer.
Rachid était loin d'être le seul Maure à avoir été ainsi honoré. Ces musulmans, dénommés Maures d'après le portugais Mouros, les fidèles de la côte bar-baresque qui pendant des siècles avaient occupé le sud de la péninsule Ibérique et bâti l'Alhambra de Grenade, étaient solidement installés dans tous les rouages du gouvernement : certains vivaient même dans l'enceinte du palais comme conseillers du roi. Au nombre de quatre mille environ, ils ne possédaient pas de quartier à eux comme les Portugais, les Japonais ou les Malais.
« Je vous assure, doutor, vous n'avez rien à craindre. Une des raisons qui m'ont fait accepter volontiers votre invitation, c'était l'espoir de vous voler l'un de vos cuisiniers. D'autant plus que nous avons appris l'arrivée d'un distingué ambassadeur de la Grande Sophie. Sa Majesté a demandé qu'on le reçoive avec tous les honneurs. »
Phaulkon avait l'air surpris : le savant docteur vint à son aide. « Bien sûr, Constant, vous le connaissez sous le nom de shah de Perse. Reprenez-moi si je me trompe, Luang Mohammed, mais Sophie, ne serait-ce pas une déformation du mot Soufi, la grande dynastie qui règne depuis deux cents ans sur la Perse ?
— Effectivement, je vois que votre réputation d'érudit est bien fondée. C'est le grand shah Soliman qui règne maintenant en l'an deux cent quarante-deux de la dvnastie Soufi.
— Je me souviens, remarqua Phaulkon poursuivant la conversation en siamois. Quand j'étais en Inde, on appelait le roi de Delhi le Grand Moghol.
— Précisément, acquiesça le Maure en l'observant avec attention. Et, pour compléter la trilogie, nous avons le sultan de Turquie connu sous le nom de Grand Turc. Autant d'illustres souverains, élus d'Allah, dont le pouvoir s'étend des rives d'Europe jusqu'aux frontières du Siam, déclara-t-il.
— Et si le grand roi de Siam lui-même allait rejoindre les rangs des fidèles? », observa un petit homme qui venait de se mêler à eux. Il avait l'air d'un Indien du Sud, le teint plus sombre qu'un Siamois et plusieurs bourrelets de graisse sous le menton. « La parole de Dieu s'étendrait alors de la Méditerranée à la mer de Chine. Puisse Allah bénir Sa Majesté et la guider jusqu'au sein de l'islam. »
Auprès du nouveau venu, Luang Mohammed, qui était grand, avait la peau claire et était sans doute d'origine persane, avait presque l'air d'un Européen. Pourtant, malgré les différences de teint, les deux Maures avaient les mêmes traits dominants aryens. Ou bien ils étaient arrivés récemment, ou bien leurs ancêtres n'avaient connu que peu de mariages avec les Siamois.
« Permettez-moi de vous présenter M. Abbas Mali-patam, déclara Luang Rachid. J'ai pris la liberté de l'amener avec moi. C'est mon nouvel assistant au service des Banquets royaux. Voici votre hôte, mestre Phanik et monsieur... je suis désolé, je n'ai pas retenu votre nom?
— Constantin Phaulkon, à votre service, monsieur. » Le nouveau venu porta la main à son cœur pour le saluer à la musulmane et Phaulkon lui répondit à la mode siamoise.
Par-dessus l'épaule de son interlocuteur, Phaulkon aperçut le nez crochu bien reconnaissable ainsi que les bras en ailes de moulin à vent de son ami, le père Morin. Le petit jésuite français, qui gesticulait avec animation, était manifestement lancé dans l'une de ses harangues. Il n'avait pas encore remarqué la présence de Phaulkon.
« Ainsi, messieurs, souligna mestre Phanik, le service des Banquets de Sa Majesté est bien représenté ici ce soir. Vous allez me faire honte. » Comme pour permettre de vérifier sa déclaration, un serviteur en livrée, presque plié en deux, apporta un plateau d'argent chargé de mets délicieux : crevettes à l'ail et petites pâtisseries portugaises fort en vogue dans l'aristocratie siamoise.
« Délicieux, observa Luang Mohammed en en goûtant une. Peut-être, mestre Phanik, accepteriez-vous de louer les services de vos cuisiniers, si vous refusez absolument qu'on vous les vole ?
— Mais Luang Mohammed, répliqua mestre Phanik en souriant, reviendraient-ils après avoir travaillé pour les Banquets royaux ?
— Quand anive donc Son Excellence, l'ambassadeur de Perse? » demanda Phaulkon, intrigué. La visite de l'ambassadeur faisait-elle partie du vaste plan musulman visant à amener à Allah le roi de Siam, songeait-il? Ou bien l'ambassadeur avait-il été invité par le roi Naraï pour démontrer la solidarité asiatique face à l'expansion hollandaise?
« Nous l'attendons d'un instant à l'autre, répondit le grand Maure. Sa Majesté, ajouta-t-il avec insistance, a exprimé le plus vif intérêt pour les enseignements du Prophète. »
De grands éclats de rire leur parvinrent d'un groupe bruyant, non loin de là. C'étaient des marchands farangs un peu pris de boisson : tous les regards, dont certains ne dissimulaient pas leur désapprobation, se tournèrent vers eux. À cet instant, les yeux du père Morin croisèrent ceux de Phaulkon et, avec un petit cri de joie, il se précipita vers lui.
« Mon cher Constant, dit-il en étreignant chaleureusement Phaulkon, vous voici donc de retour de vos voyages. Quelle surprise! Nous allons devoir poursuivre notre petite mission pour vous ramener à votre foi d'antan. » Depuis quelque temps, les Jésuites s'efforçaient de rapprocher Phaulkon de la foi catholique de son enfance, mais son indifférence en matière de dogme religieux leur donnait peu de chances d'y parvenir. Pourtant, malgré leurs incessantes tentatives, Phaulkon les aimait bien, surtout le petit jésuite planté maintenant devant lui.
Mestre Phanik présenta le père Morin à la ronde puis, avec un sourire malicieux, dit rapidement quelques mots au prêtre en portugais. « Ces messieurs viennent d'exprimer l'espoir qu'Allah ne tardera pas à révéler à Sa Majesté la vraie lumière. » Comme s'y attendait le Japonais, le jésuite se hérissa et se redressa de toute sa petite taille. Se tournant d'un air agressif vers les Maures, il s'adressa à eux en siamois avec un fort accent.
« Je dois vous informer, messieurs, que 1 evêque de Beryte, à qui Sa Majesté siamoise a accordé récemment une audience alors qu'il se rendait en Chine, nous a fait part de la bonne nouvelle : Sa Majesté de Siam est fort bien disposée envers la religion chrétienne.
— Il ne s'agit là, monsieur, que d'une coïncidence, répliqua Luang Mohammed en regardant de haut le père Morin. Nous croyons savoir que Sa Majesté est favorablement disposée envers l'islam. Elle a d'ailleurs écrit au grand shah Soliman qui a répondu en lui envoyant son ambassadeur. Cet illustre envoyé est maintenant en route et j'ai l'honneur, monsieur, d'être chargé des festivités d'accueil. On m'a donné pour ins-truction, précisa le Maure, de préparer une réception qui ne puisse se comparer qu a l'accueil réservé aux ambassadeurs de l'empereur de Chine. » Aucun ambassadeur n'était reçu avec plus de fanfare que ceux du puissant Empire du Milieu, au nord.
« L'hospitalité de Sa Majesté est proverbiale, riposta le jésuite en s'inclinant. Cela vous intéressera peut-être de savoir, monsieur, qu'un portrait de Sa Majesté le roi Louis XIV de France, défenseur de la foi catholique, est accroché dans les appartements privés de Sa Majesté siamoise?» À ces mots, Phaulkon tendit l'oreille. « Sa Majesté admire beaucoup notre noble roi.
— Êtes-vous depuis longtemps dans notre pays? demanda Abbas au prêtre.
— Six ans, monsieur.
— Alors, vous n'avez pu manquer de remarquer que l'administration chez nous est entre les mains des fidèles d'Allah. Sa Majesté, dans sa sagesse, a cru bon de nommer aux postes de responsabilité dans tout le royaume d'authentiques fidèles et aucun autre. Les fidèles du Christ, à ce que l'on me dit, s'intéressent davantage au profit. »
Le jésuite se hérissa de nouveau. « Voilà longtemps que vous autres êtes installés ici, dit-il en s'efforçant de contenir son indignation. Mais il n'empêche que la vraie parole de Dieu se répand.
— Les Portugais disciples du Christ étaient ici avant même l'époque de mon arrière-grand-père, lança Abbas, ses yeux noirs flamboyants. Mais monsieur, Sa Majesté, que je sache, n'en a jamais nommé un seul à de hauts postes du gouvernement.
— Messieurs, interrompit mestre Phanik, pardonnez-moi de ne pas participer plus longtemps à cette passionnante discussion. Mais il semble que certains de mes invités prennent congé.
— Nous allons en faire autant », répliqua Luang Mohammed en se tournant brusquement pour partir. Les deux Maures saluèrent courtoisement Phaulkon et inclinèrent à peine la tête devant le prêtre.
« Voilà une conversation bien révélatrice, mon
Père », dit Phaulkon. À peine les autres partis, il était revenu au portugais. Le père Morin parlait couramment le français aussi bien que le portugais. « Ce que vous avez dit du portrait de Louis XIV est-il vrai ?
— Tout à fait. Sa Majesté de France est représentée à cheval. Je ne peux malheureusement pas vous révéler comment je suis au courant du grand intérêt que Sa Majesté siamoise porte à notre Roi-Soleil. Disons seulement que nous autres, Jésuites, avons nos sources d'informations », conclut fièrement le père Morin.
Ils étaient en effet, Phaulkon le savait, extraordi-nairement capables — et déterminés. Au cours des cent cinquante ans écoulés depuis la fondation de leur ordre par saint Ignace de Loyola et son approbation par le pape, les Jésuites avaient constitué le plus grand ordre missionnaire du monde. La formation sévère et minutieuse de leurs recrues avait produit quelques-uns des esprits les plus disciplinés, les plus résolus et les plus doués intellectuellement qui soient au service de Dieu. Le père Morin lui-même avait étudié pendant neuf ans les humanités et les Écritures avant de prononcer ses vœux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance. Une fois ordonné, il avait été nommé trois ans maître d'école dans un petit bourg de Gascogne pour acquérir une expérience pratique dans la diffusion de la connaissance. Puis, pour parfaire sa formation, il avait passé un an dans un isolement total, à méditer sur les Écritures et les questions spirituelles.
Au Siam, avec ses collègues jésuites, il étudiait la langue, répandait la parole de Dieu, enseignait l'Évangile au séminaire et tenait le rôle de médecin, voire d'ingénieur. Les Jésuites réconfortaient dans leur cellule les prisonniers torturés et sauvaient d'une mort prématurée les bébés malades. Contrairement à d'autres ordres, comme le père Morin aimait à le souligner, ils ne perdaient pas un temps précieux en cérémonies liturgiques solennelles ni en exercices de pénitence. Ils étaient simplement vêtus de la tenue ordinaire des ecclésiastiques, refusaient titres et honneurs et vaquaient tranquillement à leurs affaires.
Aujourd'hui, après six ans passés au Siam, le père Morin était poussé par une suprême ambition : obtenir la conversion du grand roi Naraï de Siam.
« Mais, dites-moi Constant, Maria m'a annoncé qu'à son avis vous auriez bien pu abandonner pour toujours votre foi catholique? » Le jésuite avait l'air surpris. « Ce n'est pas possible.
— Je crains qu'elle n'ait raison, mon père. Je suis devenu protestant quand j'étais un jeune garçon en mer. Mes maîtres anglais m'ont persuadé d'adopter leur foi. » Il y eut un silence.
« Ah, heureusement, il n'est pas trop tard pour arranger tout cela, Constant. J'espère que vous viendrez m'en parler. Et je suis certain que cela ferait grand plaisir à Maria de savoir que nous discutons de ce sujet. Elle a tenu à m'en faire part.
— Comment vont ses études ? » demanda Phaulkon. Il était surpris de découvrir l'intérêt de Maria pour ses croyances religieuses.
Le père Morin réfléchit un moment. « Bien sûr, elle est extrêmement intelligente mais, même si elle étudie avec assiduité, elle n'est absolument pas disposée à accepter tout ce que nous enseignons. Elle exige des raisons et des explications pour tout, et nous devons lui donner satisfaction. Ce fut un véritable défi que de l'instruire. Vous savez que nous autres Jésuites n'avons pas pour habitude d'éduquer les femmes, mais, en raison du passé exemplaire de la famille, nous avons obtenu une dispense spéciale de l'évêque. »
Phaulkon accepta un autre verre de vin rouge et, du coin de l'œil, remarqua que la plupart des Siamois s'étaient maintenant retirés. Il aperçut mestre Phanik en haut des marches, occupé à faire ses adieux aux invités qui s'en allaient, le général Petraja ayant manifestement été le plus important d'entre eux. Phaulkon avait repéré quelques visages connus parmi les Siamois — surtout des fonctionnaires subalternes du ministère du Commerce —, mais il n'avait pas le sentiment d'avoir manqué quelqu'un d'important.
Un grand marchand français bourru et qui sentait désagréablement la transpiration s'approcha et se présenta au père Morin. Phaulkon s'arrangea pour éviter d'être présenté, trop heureux d'avoir quelques instants de tranquillité. Plusieurs jeunes Siamoises — dans le monde masculin des négociants d'Avuthia on ne permettait la présence d'aucune femme farang — bavardaient gaiement avec Maria, dans un coin du vaste jardin. Non loin d'elles, le même bruyant groupe de marchands farangs riait encore, poussait de temps en temps des acclamations et certains, observa Phaulkon, commençaient à vaciller nettement sur leurs pieds. Des serveurs, qui avaient cessé de se prosterner humblement depuis le départ des dignitaires siamois, continuaient à circuler parmi la foule clairsemée des invités, proposant des confiseries et s'inclinant bien bas en passant.
Phaulkon remarqua un farang, manifestement un nouveau venu dans le pays, qui tendait la main pour saluer un Siamois déconcerté. Ne tendre qu'une main était considéré comme grossier : c'était comme si l'on ne voulait donner qu'une partie de soi-même. Le Siamois réagit donc en plaçant ses deux mains sous celle du farang pour indiquer qu'il se livrait entièrement au pouvoir de son interlocuteur.
« Ah, les farangs, les farangs! Vous pourrez les voir plus tard. » Mestre Phanik était revenu auprès de Phaulkon. « De toute façon, ils restent toujours les derniers pour finir mes liqueurs. J'ai essayé de faire partir tout le monde afin que nous puissions avoir une bonne conversation. J'ai hâte de tout savoir de vos voyages. Pourquoi ne pas nous éclipser dans mon bureau ? Il ne reste plus personne d'important. » Us montèrent à l'étage et s'installèrent confortablement dans deux fauteuils.
« Maria m'a bien recommandé de ne pas vous laisser partir, dit mestre Phanik à Phaulkon. Elle va nous rejoindre dans un moment. » Il eut un petit gloussement. « Elle pensait que nous avions peut-être à discuter de choses qui ne convenaient pas aux oreilles d'une femme. » On le sentait très fier de la jeune fille.
« Alors, comment pourrons-nous justifier ses soup-çons? demanda Phaulkon en souriant. Tout d'abord, il faut que je vous dise que notre navire a fait naufrage au large de la côte de Ligor, que j'ai disputé là-bas un combat de boxe et que le gouverneur, qui adore le sport, m'a décoré de l'ordre de l'Éléphant blanc de troisième classe. »
Le doutor, d'abord incrédule, s'aperçut que son ami était sérieux : il applaudit en poussant des cris ravis. « C'est la meilleure nouvelle que j'aie entendue de toute l'année. Et vous avez assurément choisi le bon gouverneur. C'est l'un des favoris du roi. Mais voyons un peu. Pour plus de sûreté, montrez-moi la médaille. »
Phaulkon la retira de la bourse de cuir qui pendait à son cou. Le doutor la contempla respectueusement.
« Les pires canailles ont toujours de la chance », conclut-il en secouant la tête.
Phaulkon lui raconta alors toute l'histoire, en n'omettant que l'affaire des canons. Mestre Phanik continuait à hocher la tête.
« Une véritable fable, répéta-t-il. Alors, amigo, quelles sont maintenant vos intentions ?
— Entrer au service du gouvernement, je l'espère. Ce pourrait bien être l'occasion que j'attendais. J'ai l'impression que le Barcalon va bientôt me convoquer.
— Le Barcalon? fit mestre Phanik en sifflotant entre ses dents. Mais où pourraient-ils employer un farang? » murmura-t-il, un peu comme s'il se parlait à lui-même. Il se redressa dans son siège. « Encore qu'avec votre connaissance du siamois ce devrait être au ministère du Commerce. Mais voilà, sapristi ! » Le doutor se donna une tape sur le genou. « Vous parlez la moitié des langues nécessaires pour le commerce à Ayuthia. Si vous pouviez juste mettre un pied dans la porte, vous réussiriez à vous rendre indispensable aux Siamois. Quelle magnifique occasion ! »
Phaulkon resta un moment silencieux. Puis il se pencha et dit sur le ton de la confidence :
« Quelles chances aurais-je de dénoncer les pratiques corrompues des Maures? Dans le commerce, par exemple ? Nous connaissons leurs méthodes.
— Certes. Mais les dénoncer? » Le doutor était horrifié. « Vous n'êtes pas sérieux ? Bien sûr, avec la mort d'Aqa Muhammad, ils n'ont plus de véritable chef. Mais il vous faudrait marcher sur des œufs. Votre vie serait entre les mains de Dieu. »
Aqa Muhammad était l'ancien Barcalon, un Maure d'origine persane dont la famille était installée au Siam depuis le xive siècle. En favorisant d'autres Maures et en les installant à des postes de confiance, il avait créé une puissante élite musulmane que les mandarins siamois, disait-on, s'acharnaient maintenant à renverser. Mais il faudrait manœuvrer avec prudence. Les Maures ne renonceraient pas facilement à ce pouvoir.
« L'actuel Barcalon est de pure souche siamoise, n'est-ce pas? demanda Phaulkon.
— Comme tous les autres avant lui, à l'exception d'Aqa. Je suis certain que vous pourriez vous gagner le soutien du nouveau Barcalon, mais je ne sais pas jusqu'à quel point il pourrait vous protéger des assassins maures. » Il marqua un temps. « Pourquoi, d'ailleurs, voudriez-vous les dénoncer?
— Parce que j'ai besoin de conduire moi-même une mission commerciale en Perse et que ce sont eux qui en détiennent le monopole. Si l'on m'en donnait la chance, je suis sûr de pouvoir multiplier par trois les revenus du Trésor siamois. Il me faut simplement l'occasion de donner la preuve de leurs détournements. »
Mestre Phanik semblait songeur. « Le seul élément en votre faveur, c'est qu'ils ont succombé à la paresse, faute d'être surveillés, depuis que les frères maures sont devenus les superviseurs. Ils font naturellement tout payer trop cher aujourd'hui et vous pourriez fort bien les prendre par surprise.
— Vous voulez dire : dans d'autres domaines que le commerce avec la Perse? demanda Phaulkon, dont l'excitation grandissait.
— Oh, oui! Par exemple pour l'organisation des banquets. Ils ont un monopole de traiteurs pour tous les banquets royaux. C'est ce nommé Rachid, que vous avez rencontré ce soir, qui s'en occupe. Vous ne croyez pas qu'il gonfle les factures ? Pour ma part, je suis prêt à en faire le pari.
— Pourquoi ne fait-on rien?
— Parce qu'il est responsable de ce service et qu'au Siam on respecte l'autorité. Mais sans doute les mandarins siamois commencent-ils à renâcler devant les abus des puissants Maures et à chercher une raison pour les déstabiliser. À cet égard, vous arrivez au bon moment. » Mestre Phanik plissa le front. « La preuve dont vous avez besoin est ici même, j'en suis sûr, enfouie dans l'amas des archives du ministère du Commerce. Mais comment la déterrer, voilà la question.
— Il n'y a qu'une façon, déclara Phaulkon. En obtenant un poste là-bas et en fouillant ces dossiers jusqu'à ce que je finisse par tomber sur quelque chose.
— Mais cela pourrait prendre toute une vie, Constant. Et même si vous parveniez à décrocher le poste, comment Burnaby réagirait-il en vous voyant employé par les Siamois? Après tout, vous êtes à la solde de la Compagnie anglaise des Indes orientales. »
Sans vouloir dévoiler l'affaire des canons, Phaulkon avait été forcé d'expliquer que Burnaby et Ivatt seraient libérés sitôt que le ministère aurait envoyé à Ligor une copie de leur autorisation de commercer avec les États malais. Le doutor ignorait donc tout des problèmes actuels d'Ivatt et de Burnaby.
« Burnaby va grommeler, comme d'habitude, répondit Phaulkon, jusqu'à ce que je lui montre les avantages que nous pourrions tirer en ayant quelqu'un infiltré au cœur du ministère dans le pays où nous travaillons. »
Mestre Phanik réfléchit un moment. « Mais n'est-ce pas précisément ce que redouterait le Barcalon — à supposer pour commencer qu'il veuille bien vous employer? À qui seriez-vous fidèle?
— Il me faudrait du temps pour prouver que je suis loyal envers le Siam, bien sûr. » Phaulkon regarda mestre Phanik droit dans les yeux. « Mais vous le savez, doutor, ils en conviendraient.
— Je vous crois, Constant. Vous aimez ce pays, je l'ai toujours senti.
— Je me sens étrangement attiré par lui. Un peu comme si c'était le mien et qu'il m'appelait. » Il marqua un temps. Son cœur se mit à battre plus vite quand il pensa au seul homme capable de le détruire — ou de lui donner l'occasion dont il avait besoin. « Avez-vous jamais rencontré le Barcalon ?
— Une fois, fit lentement mestre Phanik. Et, je peux vous l'assurez, c'est l'homme le plus rusé que j'ai jamais vu. Comme la plupart des Siamois, il est d'une politesse sans faille : mais il ne cesse de vous jauger, de vous tendre de petits pièges et, avant même que vous vous en soyez rendu compte, il a découvert exactement ce qu'iî voulait savoir. On dit même qu'il n'accepte pas de pot-de-vin, encore que j'aie des doutes sur ce point. C'est une pratique si courante ici...
— Mais pensez-vous qu'il verrait une objection de principe à employer un farang dans son ministère?
— Sans doute que non, même si cela ne s'est jamais produit. Les Siamois ont à cet égard une grande largeur d'esprit. Peu leur importe qui vous êtes, dès l'instant où vous faites du bon travail. Regardez les Maures : ils ne sont pas plus siamois d'origine que moi. Pourtant on les retrouve dans toutes les branches du gouvernement. Il s'agit plutôt de faire la preuve de votre loyauté. Au début, vous seriez désavantagé, bien sûr, car vous avez travaillé pour les farangs. Les Maures ont toujours travaillé pour le Siam — et pour leur propre bourse. Mais, avec le temps, vous pourriez surmonter ce handicap. » Mestre Phanik demeura quelques instants silencieux. « Qu'est-ce qui vous fait penser que l'on va vous offrir un poste?
— Je vais en demander un sans solde. Du moins jusqu'à ce que mon nouvel employeur soit rassuré sur mes intentions.
— Sans solde ? » Mestre Phanik était impressionné. « Voilà qui semble tentant. Mais de quoi vivrez-vous ?
— Je persuaderai Burnaby de continuer à me ver-ser mon salaire pendant que, du cœur du ministère du Commerce siamois, je fournirai des informations aux Anglais. »
Phanik se donna une grande claque sur le genou et éclata de rire. « J'aime ça ! Si je ne vous connaissais pas mieux, Constant, je dirais que vous êtes une canaille sans principes. En réalité, vous n'êtes sans doute qu'une canaille qui a des principes.
— Que font donc mes deux malicieux oncles à comploter? » Les deux hommes se retournèrent. Maria, debout sur le seuil, était radieuse. Son visage avait la même animation que les traits de son oncle, songea Phaulkon, mais elle était bien plus jolie. Il se prit à la dévisager avec curiosité. Quelle assurance elle avait soudain acquise ! Sa timidité de l'an passé avait disparu.
« Nous parlions de l'islam, de la chrétienté et du roi de Siam, ma chérie, dif mestre Phanik. Veux-tu te joindre à nous?
— Ce serait un honneur pour moi, dit-elle en s'ins-tallant dans un fauteuil auprès de son oncle. Malheureusement, le roi de Siam n'adoptera jamais la foi chrétienne. Et je ne cesse de répéter aux bons pères qu'ils se font des illusions, mais ils se cramponnent à cet espoir. C'est un objectif inaccessible.
— Pourquoi dis-tu cela, ma chérie ? » demanda mestre Phanik, intrigué.
Phaulkon se pencha à son tour.
« Pourquoi abandonnerait-il la foi que ses ancêtres pratiquent depuis deux mille ans — et avec succès? Dans quel but ? Pour faire plaisir à quelques jésuites de passage ? Le roi de France abandonnerait-il sa foi à la seule demande d'une délégation bouddhiste envoyée à Versailles ?
— Ma chère, il ne faut pas tenir des propos aussi frivoles, répliqua mestre Phanik, un peu choqué. Pense à ce qu'ont souffert nos ancêtres.
— Ils ont souffert courageusement pour leur croyance, mon oncle, mais c'était au Japon, où on leur refusait le droit de pratiquer leur religion. Au Siam, nous sommes libres de célébrer le culte que nous souhaitons.
— Mais tu es croyante, n'est-ce pas, mon enfant? fit le doutor, troublé.
— Bien sûr, mon oncle. Mais je ne vois pas en quoi cela devrait me rendre aveugle à la vérité.
— Et si la conversion de Sa Majesté permettait de sauver son royaume des griffes des Hollandais? demanda Phaulkon pour la mettre à l'épreuve.
— Ce serait une conversion politique, sans aucune valeur spirituelle, riposta Maria. D'ailleurs le roi de Siam est bien trop malin pour cela. Il donnerait simplement l'impression d'être prêt à se convertir, mais il n'irait jamais jusqu'au bout. »
Les deux hommes échangèrent un regard.
« Et puis, ne parlons pas religion : j'entends ça toute la journée, fit Maria en riant. Pourquoi pas un autre sujet passionnant, comme Luang Sorasak, par exemple? » Elle lança un coup d'œil espiègle à son oncle, qui mordit aussitôt à l'hameçon.
« Oh, cette canaille prétentieuse, attends un peu que je le rencontre, fit le doutor d'un ton pincé.
— Vous seriez aussi chaleureux et courtois que vous l'êtes avec tout le monde, mon oncle, fit Maria en le taquinant. Mais puis-je raconter l'histoire à oncle Constant ?
— Je pense que oui, répondit Phanik à contrecœur.
— Eh bien, commença-t-elle d'un ton enjoué, Luang Sorasak — qui n'est rien moins que le fils du général Petraja, lequel était présent ce soir — a écrit une lettre à mon oncle — du palais, qui plus est — me proposant de devenir concubine dans son harem. Vous auriez dû voir le visage de mon oncle ! Les rares cheveux qui lui restent sur la tête se sont dressés comme pour s'apprêter à la bataille ! »
Phaulkon éclata de rire. Il trouvait fort séduisant le style de Maria, cette étonnante combinaison de vivacité et de fine observation.
« Comment ? continua-t-elle en imitant son oncle. Doit-on nous traiter ainsi, nous, une des familles catholiques les plus anciennes et les plus respectées du royaume? Ils ne savent donc pas que les jeunes filles catholiques n'entrent pas dans des harems ?
— Où as-tu rencontré ce Luang Sorasak? interrogea Phaulkon.
— C'est cela qui est bizarre, je ne l'ai même jamais remarqué. Apparemment, il m'a repérée à une réception où j'accompagnais mon oncle, et je ne sais même pas qui c'était. C'est décevant !
— Elle adore me taquiner, dit mestre Phanik. Mais, c'est la vérité, j'étais absolument scandalisé.
— Vous vous êtes conduit en parfait rabat-joie, mon oncle. » Elle se tourna vers Phaulkon. « Il est si jovial et si large d'esprit avec tout le monde, déplora-t-elle. Mais quand il s'agit de sa petite nièce... Il y a une loi pour la pauvre Maria et une autre pour le reste du monde. »
Phaulkon avait également remarqué à quel point son ami se transformait chaque fois qu'il était question de Maria.
« Mon oncle, poursuivit-elle sans en démordre, vou-drez-vous admettre, maintenant qu'un mois tout entier s'est écoulé, qu'il a fait cette proposition dans des intentions tout à fait honorables ? Après tout, aux yeux des Siamois, être une seconde épouse représente une position très respectable. Et l'on me dit que toutes les concubines doivent être traitées équitable-ment. Chaque cadeau que l'on fait à l'une, il faut le faire à l'autre. C'est juste, n'est-ce pas ? » Elle fit une dernière tentative pour le provoquer. « Tenez, même les enfants nés de concubins sont considérés comme parfaitement légitimes. En vérité, ajouta-t-elle en se retournant vers Phaulkon, mon oncle est simplement agacé parce que Luang Sorasak ne m'a pas proposé la position de première épouse. » Cette fois, les deux hommes éclatèrent de rire.
Elle se leva et les serra l'un après l'autre dans ses bras.
« Alors tu l'as éconduit ? demanda Phaulkon.
— Je ne l'ai pas encore fait », répliqua-t-elle avec un sourire moqueur.
Il se faisait tard. Phaulkon se leva pour prendre congé. Il sentit alors le regard de Maria sur lui. Elle était d'une maturité exceptionnelle pour son âge, se dit-il de nouveau. Manifestement, elle avait appris beaucoup de choses auprès de son oncle, tout en gardant des opinions bien à elle. Il se promit de revenir bientôt leur rendre visite à tous deux.
Maria, de son côté, observait Phaulkon avec curiosité. Elle savait maintenant pourquoi son image n'avait cessé de la troubler depuis leur première rencontre. Il comprenait, comme elle, les deux faces du monde, l'Ouest et l'Est. Il était, au fond, aussi peu conventionnel et ambitieux qu'elle. De surcroît, il était très bel homme. Elle lui fit un grand sourire. Elle sentait monter en elle une excitation croissante et prenait étrangement conscience d'impressions nouvelles dans son corps. Aujourd'hui, elle avait seize ans, elle était enfin une femme. Maria se sentait à l'aube d'une période merveilleuse.
Pour le second jour consécutif, Thepine présenta son sauf-conduit et passa en claudiquant devant les gardes du palais surpris. Pour faire bonne mesure, elle glissa quelques coquilles de cauris dans la paume du capitaine et le vit sourire. C'était toujours utile de se faire un ami.
À mesure qu'elle s'éloignait du palais, son boitillement se fit de nouveau moins apparent : bientôt, elle franchit à grands pas la voûte qui marquait l'entrée du quartier portugais, brûlant du désir de retrouver Pedro Alvarez et sa façon brutale de faire l'amour. Elle savait qu'avec le robuste officier portugais elle avait rencontré son égal dans les joutes amoureuses.
Elle avait le cœur battant en pensant à leur rencontre de la veille. À peine avaient-ils échangé quelques civilités qu'il l'avait entraînée dans sa chambre : elle, tout aussi décidée, lui avait fébrilement arraché sa tunique pour enfouir ses lèvres dans la toison velue
qui lui recouvrait la poitrine. Ces farangs étaient comme des gorilles, se dit-elle. Et, Seigneur Bouddha, ils sentaient aussi comme eux, malgré tous leurs efforts pour dissimuler leur odeur sous des parfums. Mais plus forts étaient ces relents, plus cela semblait l'exciter. Devant le corps musclé du Portugais elle s'était déchaînée jusqu'au moment où, incapable de le supporter plus longtemps, elle s'était emparée de son énorme javelot d'amour pour s'y empaler, prête à subir l'inévitable douleur. Car il était monté comme un cheval et, à chaque fois, il lui faisait mal. Elle avait la sensation qu'on lui déchirait le corps en deux jusqu'au moment où elle ne pouvait plus distinguer ce qui était le plus exquis, du plaisir ou de la douleur.
Avec son ensorcelant déhanchement, elle traversa les étroites rues pavées du quartier portugais et passa devant ces étranges maisons badigeonnées à la chaux qui n'avaient pas de pilotis. Elle voyait avec orgueil tous les passants se retourner sur elle : les laquais de Goa à la peau sombre et aux traits européens, de fiers soldats portugais dans leurs belles tuniques, et même les sveltes métisses qui portaient en équilibre sur leur tête une cruche en terre. Tous, semblait-il, jetaient un coup d'œil dans sa direction. Était-ce sa seule beauté? Ou bien son bavard d'amant, malgré ses protestations, setait-il vanté d'avoir fait la conquête de la concubine royale, quitte à subir le même sort qu'elle si on les découvrait? Quoi qu'il en soit, malgré les risques qu'elle courait, elle savourait les attentions des passants. Un moment, elle envisagea de nouveau les terribles conséquences d'une découverte, puis elle chassa ces pensées de son esprit. Les moments d'extase avec son brutal amant étaient rares et inoubliables : qu'était donc la vie sans un homme pour satisfaire ses désirs?
Elle tourna ensuite à l'angle qui menait vers l'étroite rangée de maisons où il habitait. Puis elle se figea sur place. Un moment, elle resta là, pétrifiée. Ses veux lui jouaient-ils des tours? Elle cligna, mais l'image persista. À la porte même de la maison de son capitaine, il y avait deux hommes vêtus de l'uniforme rouge de
la garde du palais. Ils avaient une conversation animée avec le serviteur du Portugais. Ses jambes finirent par reprendre vie. Elle revint sur ses pas en essayant de marcher de l'air le plus nonchalant possible. Puis, prenant la première rue à droite, elle s'y engouffra en courant. Elle courut, sans se soucier de la direction qu'elle prenait ni de sa douleur à la jambe, jusqu'au moment où elle se trouva complètement perdue. Remarquant enfin les regards curieux des passants et se rendant compte qu'elle suscitait l'intérêt, elle reprit un pas normal. Elle s'engagea dans une large allée où elle était sûre que personne encore ne l'avait vue.
L'allée était bordée d'arbres et de grandes et spacieuses maisons de brique, aux jardins entourés d'une haie de bambous. C'était manifestement le quartier résidentiel des gens aisés. Contrairement à la plupart des autres, une demeure était bâtie dans le style siamois, mais en bois et avec un grand toit incurvé couvert de tuiles orange. Elle sentit qu'elle aurait là une chance de trouver des occupants parlant siamois.
Inquiète, elle gravit les marches de bois, tira le cordon de sonnette et attendit, hors d'haleine, impatiente d'être à l'abri de ces murs. Un serviteur vint ouvrir et Thepine demanda la dame de la maison. Elle était encore essoufflée, la sueur perlait sur son visage et sur son cou. Le domestique l'examina d'un œil méfiant. Il était très brun, avec des traits indiens.
« Est-ce que Madame vous attend ? demanda-t-il en siamois avec un fort accent.
— Dis-lui, je te prie, qu'il faut que je la voie. C'est urgent. Je suis chrétienne », assura-t-elle sans vergogne. On pouvait supposer qu'en plein quartier portugais la dame de la maison serait chrétienne.
Le serviteur hésita. « Attendez ici, je vous prie », dit-il en refermant la porte sur elle. Thepine resta dehors, jetant des regards anxieux de part et d'autre de la rue. Elle était blottie près de la porte, les pensées se bousculaient dans son esprit. On la recherchait maintenant, c'était clair. Quelqu'un avait dû la voir la veille. Elle frémit à l'idée de ce qu'on allait lui faire.
Elle trouvait stupéfiant d'avoir laissé son désir l'emporter sur sa peur d'être découverte, d'autant plus qu'elle avait toujours su quelles pourraient en être les conséquences.
Elle trembla en voyant la porte s'ouvrir de nouveau. Puis une voix douce l'invita : « Entrez, je vous en prie, et asseyez-vous. Vous semblez désemparée. En quoi puis-je vous être utile ? »
Thepine se glissa rapidement par l'entrebâillement de la porte, tout en examinant la femme qui allait peut-être lui sauver la vie. Elle était jeune, sans doute guère plus de seize ou dix-sept ans. Elle n'avait pas l'air d'une Portugaise et pas davantage d'une Siamoise, même si elle était habillée à la mode du pays et parlait couramment le siamois. En tout cas, elle était résolument jolie et elle avait un air décidé. Thepine allait devoir la persuader de faire venir ici le chirur-gien hollandais : c'était son seul espoir. Il serait trop risqué maintenant de s'aventurer dans les rues sans lui et il était le seul à pouvoir l'escorter jusqu'au palais. Elle avait eu déjà deux fois recours à ses bons offices, juste avant le départ de son amant pour Pattani : elle savait au moins qu'il ne refusait pas de se laisser acheter. Peut-être pourrait-il l'aider encore. Elle suivit la dame dans une antichambre et s'assit sur le siège qu'on lui offrait.
« Vous avez l'air angoissé, Pi. Vous devriez vous reposer un moment, dit la dame de la maison. Qu'est-il arrivé à votre genou ?
— J'ai eu un accident, ma Dame. Je suis tombée sur une pierre acérée.
— Vous devriez voir un médecin.
— Je vais le faire, ma Dame. Je vous en prie, ne vous inquiétez pas.
— Laissez-moi faire venir des rafraîchissements.
— Merci, ma Dame. » Thepine était contente que la fille l'eût appelée Pi, ou sœur aînée. C'était en tout cas un signe de respect. Elle jeta un coup d'œil gêné à sa tenue : sa blouse blanche trempée lui collait à la peau, accentuant la courbe de ses seins, et les pans de son panung étaient desserrés.
Elle se leva et rajusta sa toilette. Puis, du mieux qu'elle put, elle remit son corsage en place et sourit à la jeune fille qui était allée demander des rafraîchissements.
« Voudriez-vous que je vous trouve des vêtements propres ? proposa son hôtesse. Je crois que j'ai quelque chose qui vous ira.
— C'est très aimable à vous. J'accepte volontiers. Il fait si chaud dehors », expliqua Thepine. Elle avait besoin de temps pour réfléchir et le départ de la jeune fille lui laisserait au moins quelques instants de répit.
« Bien sûr, Pi, je reviens dans un moment. »
Thepine suivit du regard la jeune fille : elle avait une démarche gracieuse, même si la concubine royale aurait pu la rendre rapidement plus majestueuse. Thepine se demandait qui elle était. Son physique exotique et l'exquise pâleur de sa peau auraient pu sans mal lui ouvrir les portes du harem du palais.
Quelle serait la meilleure attitude à adopter envers elle? se demanda Thepine. La flatterie? Le repentir, que les chrétiens semblaient adorer?
Une servante apporta du thé, avec les célèbres gâteaux portugais au kanom, si populaires maintenant au Siam, tout comme le chile épicé, introduit précédemment par les Portugais, et qui avait désormais sa place dans la cuisine siamoise. Même si Thepine n'avait guère d'appétit, mieux valait faire tous les efforts nécessaires pour plaire à son hôtesse.
Celle-ci revint bientôt avec une blouse et un panung propres. Thepine la remercia et fit lentement glisser de ses épaules son échaipe, révélant ses seins bien ronds. Elle fut stupéfaite de voir la jeune fille baisser les yeux. C'est délicieux, songea Thepine, ce doit être une vraie farang. Seuls les farangs trouvaient honteux de montrer ses seins. La prude attitude de la jeune fille l'excita. Quand celle-ci lui montra un paravent japonais au bout de la pièce, comme si elle redoutait de voir maintenant Thepine se dépouiller également de son panung devant elle, cette dernière fut ravie. Quelle joie ce serait de la séduire, celle-là !
« Vous pouvez vous changer là-bas, Pi, dit précipitamment la jeune fille.
— Je vous en remercie, ma Dame. » Thepine traversa la pièce : son regard se posa sur un crucifix en bois accroché au mur du fond et ce détail lui dicta l'attitude qu'elle devait adopter.
Elle allait s'adresser en confiance à cette enfant, lui confesser ses péchés d'un air grave et repenti et la supplier de garder le silence sur toute l'affaire : elle avait entendu son amant dire que les chrétiens agissaient ainsi quand ils se confessaient à leurs prêtres. Oui, elle allait la supplier en pécheresse repentie.
Thepine sourit en se glissant derrière le paravent pour draper autour d'elle le panung propre et boutonner la blouse que la fille lui avait donnés. Elle avait l'impression d'avoir les seins emprisonnés dans cette tenue inhabituelle et l'envie la prit un moment d oter de nouveau la blouse. Mais mieux valait ménager cette petite chrétienne, surtout si cela devait lui permettre de faire venir le docteur Daniel.
« En quoi puis-je vous aider? » demanda son hôtesse tandis que Thepine revenait s'installer sur le siège en face d'elle.
Celle-ci parut hésiter. « Je vois, ma Dame, que vous êtes une bonne chrétienne. Et j'ai péché gravement. Je ne sais pas si Dieu me le pardonnera jamais.
— Il n'est rien que le Dieu tout-puissant ne pardonne à qui se repent vraiment, répondit la fille d'un ton convaincu.
— Mais même si Dieu devait me pardonner, ma Dame, je doute que le bourreau du palais en ferait autant. » Thepine baissa les yeux et se mit à sangloter doucement.
La jeune fille se leva et posa sur son épaule une main apaisante. « Alors, vous êtes employée au palais ?
— Oui, ma Dame. » C'était le moment de se lancer. « Puis-je me confier à vous totalement?
— Cela dépend de ce que vous avez à me dire. »
Ce n'était pas tout à fait la réponse qu'attendait
Thepine. Elle n'allait pourtant pas changer de tactique.
« Je suis amoureuse d'un capitaine portugais et je me suis échappée pour le rejoindre. Maintenant, les gardes du palais me recherchent. Mon sort est entre vos mains, ma Dame. » Elle jeta à son hôtesse un regard éperdu.
La fille l'observait en silence, comme si elle essayait de se rappeler quelque chose.
« Quelle est votre position au palais ? » demanda-t-elle.
Thepine marqua un temps. « Je suis une des concubines de Sa Majesté. » Elle baissa la tête, comme si elle reconnaissait la gravité de son crime.
La jeune fille se raidit un peu. « Et quel est votre nom ? demanda-t-elle.
— Thepine, ma Dame. »
La fille la dévisageait maintenant avec une curiosité accrue. « Moi, c'est Maria de Guimar. »
Maria se rappelait maintenant. Bien sûr, Thepine. Cela faisait quelque temps que des bruits circulaient dans le quartier portugais sur cette scandaleuse affaire. Voilà plusieurs mois, son nom était sur toutes les lèvres. Puis, brusquement, les rumeurs avaient cessé. On supposait qu'elle avait été exécutée. Et pourtant, elle était là, comme si elle avait ressuscité. Que c'était excitant! Et quel agréable changement après le pieux ennui du couvent. Tout cela, songea-t-elle, ne faisait que montrer à quel point les communautés siamoise et portugaise gardaient leurs distances. Sa Majesté ignorait manifestement le comportement de sa scandaleuse concubine. Et si l'on s'apercevait de sa présence dans cette maison ? Maria éprouva un malaise en songeant à tout ce qu'impliquerait une telle découverte. Thepine avait de la chance qu'oncle Phanik ne fût pas là. Il l'aurait renvoyée sur-le-champ au palais sous escorte. Une voix soufflait à Maria qu'elle devrait peut-être agir de même.
« Ne feriez-vous pas mieux de regagner le palais avant qu'on vous trouve ici ? » suggéra-t-elle, espérant en son for intérieur que la femme allait repousser sa proposition. Quand une autre occasion aussi excitante se présenterait-elle?
« J'aimerais bien, ma Dame, mais c'est trop dangereux. Les gardes me recherchent en ce moment même. Je les ai aperçus il y a quelques instants.
— Où cela?
— Devant la maison du capitaine Alvarez.
— Êtes-vous certaine qu'ils ne vous ont pas vue entrer ici?
— Tout à fait sûre, ma Dame.
— Alors, vous feriez mieux de rester un moment. Maintenant, je veux que vous me racontiez tout sur la vie au palais. Depuis combien de temps êtes-vous une concubine royale?
— Depuis l'âge de quatorze ans, ma Dame : toute ma vie d'adulte.
— Et quand avez-vous commencé à voir votre capitaine?
— Je l'ai rencontré voilà près d'un an, ma Dame, mais je ne l'ai pas vu plus d'une demi-douzaine de fois. Il est très difficile de quitter le palais.
— Je croyais que les concubines royales ne pouvaient jamais en franchir les murs.
— Officiellement, elles ne le peuvent pas, répondit Thepine en souriant. Mais quelques-unes d'entre nous y parviennent. » Puis, se rappelant sa stratégie, elle prit aussitôt un air contrit. « Je ne le reverrai plus, ma Dame. Je veux reprendre ma vie vertueuse. » Elle jeta à Maria un regard implorant. « Allez-vous donner une autre chance à cette pécheresse ? »
Maria sourit. Qui donc cette femme essayait-elle de duper? Elle n'avait pas la moindre intention de reprendre une vie vertueuse, pas plus que Maria ne comptait prendre le voile.
« Peut-être, Pi, si vous me dites tout ce que j'ai envie de savoir.
— Je ne garderai aucun secret pour vous, ma Dame.
— Alors très bien. Pour commencer, pouvez-vous me dire tout ce que vous savez sur Luang Sorasak? Qui est-il et est-il beau? »
Thepine hésita. « C'est... mon neveu, ma Dame. Je n'ose pourtant affirmer qu'on puisse le qualifier de
beau. » Thepine décida de ne donner aucun détail supplémentaire. Le moment ne lui semblait guère venu d'évoquer par le menu son caractère méchant et vindicatif, sa soif de pouvoir et ses fugues pour aller boxer incognito dans les campagnes.
Maria ouvrit de grands yeux. « Alors, vous êtes apparentée au général Petraja? » Voilà qui devenait intéressant.
— C'est mon frère, ma Dame. »
Mon Dieu, songea Maria, si les compositeurs de chansons du quartier portugais pouvaient mettre la main sur cette femme! Et dire que pendant tout ce temps ils avaient écrit des couplets sur une simple concubine du palais. En voilà, une nouvelle! Elle se demanda si même son oncle était au courant.
Elle se tourna vers Thepine. « Mais, dites-moi Thepine, où habite Luang Sorasak?
— Dans une aile du palais, ma Dame.
— Au palais ? » Maria l'ignorait. Dire qu'elle aussi, comme Thepine, aurait pu se retrouver enfermée comme les autres, sans jamais plus revoir le monde extérieur, prisonnière et complotant de temps en temps une évasion pour aller retrouver son amant portugais ! Certes, de toute façon elle n'aurait jamais accepté l'offre de Sorasak. Pas étonnant que son oncle eût été si furieux de la proposition de ce dernier.
« Le palais ! répéta-t-elle. Mais comment se fait-il qu'il habite là-bas ? »
Thepine hésita. Ce serait de la haute trahison que de révéler de tels secrets. Mais cette fille semblait prête à l'aider : si elle était aussi friande de ces révélations qu'elle en avait l'air, peut-être serait-elle disposée à la remercier en faisant venir le docteur Daniel.
« Madame, Luang Sorasak est officiellement mon neveu. Mais, en vérité, il est le fils du Seigneur de la Vie lui-même, né d'une femme du Nord qui a partagé la couche de Sa Majesté durant les campagnes de Birmanie. Elle était de trop basse extraction pour qu'on la reconnût comme étant la mère : on a donc remis l'enfant à mon frère pour qu'il l'élève comme le sien. Vous comprendrez évidemment, ma Dame, que je vous dise tout cela sous le sceau de la plus stricte confidence. Je pourrais être exécutée pour avoir divulgué de tels secrets. »
Maria battit des mains avec ravissement, comme elle avait souvent vu son oncle le faire. « Soyez rassurée sur ce point, Pi. Je ne raconterai rien. » Elle adressa un grand sourire à Thepine. Quel intéressant après-midi! Cela compensait presque toutes ces monotones journées au couvent. Elle priait que son oncle ne rentrât pas trop tôt pour venir lui gâcher cette occasion.
« Mais, dites-moi, Pi, comment passez-vous vos journées au palais ? » Maria s'imaginait toujours que toutes les autres femmes avaient une vie plus brillante et plus excitante qu'elle, même ces dames emprisonnées derrière les murs du palais.
Thepine réfléchit un moment. Devait-elle révéler sa mission de former Sunida? Elle ne le pensait pas. N'avait-elle pas juré de ne rien en dire ? Même si cela pouvait amener cette fille curieuse à être davantage prête à l'aider.
Maria remarqua son hésitation. « Encore un petit renseignement, dit-elle d'un ton enjôleur, et vous avez ma parole que je vous aiderai. Mais il faudra que ce soit intéressant. »
Thepine décida de tenter sa chance. « Si je vous le dis, demanderez-vous au docteur Daniel de passer ici ?
— Le chirurgien hollandais?
— Oui. Il est autorisé à panser ma plaie et j'ai un laissez-passer du Palais pour le voir. Ce serait très dangereux pour moi de quitter cette maison sans lui. » Elle jeta un coup d'œil par la fenêtre. « La nuit va bientôt tomber.
— Très bien, Pi. Je vais le faire. Mais vous devrez dire que vous vous êtes perdue et que vous avez sonné chez moi pour demander votre chemin. Le docteur Daniel est un ami de la famille et il se demandera comment vous êtes arrivée ici. Je vais tout de suite envoyer un messager chez lui. Heureusement, le quartier hollandais n'est pas loin.
— Oh, je vous en remercie, ma Dame, fit Thepine, sincèrement reconnaissante. Je vous suis profondément redevable. Vous pourrez me demander n'importe quel service : je ne vous le refuserai pas. »
La servante de Maria, prosternée à ses pieds, écoutait ses instructions. Thepine, cependant, se demandait une nouvelle fois si elle devait vraiment révéler la mission qu'on lui avait confiée de former Sunida. Elle doutait de pouvoir inventer assez vite une autre histoire, et c'était de toute évidence le genre de révélation qui comblerait d'aise cette fille. D'ailleurs, en ne mentionnant aucun nom, pareille information serait inoffensive et ce ne serait pas payer cher le fait qu'elle l'ait sauvée des gardes du palais.
« Maintenant, dites-moi, Pi, s'empressa de demander Maria, sitôt la servante sortie, quelle sombre intrigue allez-vous me révéler? »
Thepine observa soigneusement Maria. Elle était jeune et brûlait de la curiosité de la jeunesse, mais elle lui semblait quelqu'un de sûr.
« On m'a choisie pour former une nouvelle fille aux arts de la séduction.
— Vraiment! fit Maria, aussitôt intriguée. Comment vous y prenez-vous ? »
Thepine la regarda d'un air songeur. « Oh, ma Dame, on ne saurait expliquer ces choses-là par des mots. Il faut en faire l'expérience. Peut-être en une autre occasion pourrai-je... »
Maria l'interrompit aussitôt. « Mais je veux tout savoir. Qui devez-vous former? Est-elle belle? D'où vient-elle? » C'était ce qu'elle avait toujours soupçonné. Même la vie confinée d'un harem était plus excitante que celle qu'elle menait.
« Ma Dame, je ne l'ai jamais vue. Elle n'est pas encore arrivée. Mais je sais qu'elle est du Sud et on m'a dit qu'elle était d'une exceptionnelle beauté. » Thepine en ronronnait presque de délice en repensant à la belle novice provinciale.
« La destine-t-on au harem de Sa Majesté?
— Non, ma Dame. Chose étrange, on la destine à un farang. Pour l'espionner. C'est tout à fait inhabi-tuel. » Il y avait à Ayuthia des milliers de farangs de toutes nationalités : Thepine n'avait donc guère le sentiment de révéler un grand secret.
« Un farang ? Comme c'est bizarre. Je me demande qui ça pourrait être... » Ce devait être un personnage important pour que le Palais veuille l'espionner, se dit Maria.
« Vous m'avez dit que je pourrais vous demander n'importe quel service?
— Tout à fait, ma Dame.
— Alors, j'aimerais connaître le nom de ce farang. Pouvez-vous découvrir cela pour moi ?
— Je ferai de mon mieux, ma Dame.
— Et quel est le nom de cette fille que l'on vous a chargée de former? »
Thepine hésita. Ce serait aller trop loin. « Je ne sais pas, ma Dame.
— Comment cela ?
— Je ne l'ai pas encore rencontrée.
— Au palais avez-vous entendu parler de farangs ?
— J'ai entendu le Seigneur de la Vie parler à mon frère, le général Petraja, d'un farang qui avait été honoré par le gouverneur de... une des provinces du Sud, je crois bien.
— Nakhon si Thammarat? » suggéra Maria, essayant de réprimer l'excitation qui la gagnait. Son oncle lui avait raconté le grand honneur décerné par ce gouverneur à Constant.
« C'est cela ! s'exclama Thepine. Je crois que vous avez raison. Comment le savez-vous ? »
Maria ignora la question. « Et que disait de lui le Seigneur de la Vie ?
— Je n'ai surpris que des fragments de leur conversation, ma Dame, mais le Seigneur de la Vie semblait fort intrigué. J'ai entendu Sa Majesté dire qu'elle allait ordonner au Barcalon de convoquer ce farang à une audience.
— Voulez-vous me promettre de me tenir au courant ? Ce farang est un ami de ma famille et nous nous intéressons à ce qui lui arrive.
— Certainement, ma Dame. Maintenant que je connais votre intérêt, je vais m efforcer de découvrir tout ce que je peux sur lui. »
On sonna à la porte. Maria et Thepine se levèrent aussitôt. Ce devait être le docteur Daniel. Il n'avait pas perdu de temps. La porte s'ouvrit toute grande, mais voilà que mestre Phanik entra, son chapeau à la main.
« Oh, qui avons-nous là ? » demanda-t-il d'un ton jovial en portugais.
Il étreignit Maria et tourna vers Thepine un regard interrogateur. La courtisane arrangea sa coiffure et arbora son sourire le plus ensorcelant.
« Heu, mon oncle, cette dame s'est perdue en cherchant le docteur Daniel. J'ai donc envoyé Kowit le chercher. J'espère que vous ne m'en voulez pas ?
— Pas du tout. Tu as bien fait. » Mestre Phanik s'adressa à Thepine en siamois. « Vous vous êtes certainement éloignée de votre chemin, madame. Puis-je demander où vous habitez?
— Près du palais, mon Seigneur, mais je crains de m'être perdue. Je ne connais pas très bien les quartiers européens. »
Maria lança à Thepine un bref coup d'œil pour l'avertir de se tenir sur ses gardes. Mestre Phanik examina le genou bandé de leur visiteuse. « Êtes-vous sérieusement blessée, madame?
— Seulement une petite chute, mon Seigneur, rien que le docteur Daniel ne puisse soigner, j'en suis sûre.
— Oui, il est très compétent. C'est d'ailleurs un vieil ami. Vous le connaissez?
— Je l'ai rencontré une fois, voilà longtemps », répondit Thepine d'un air grave.
Mestre Phanik l'observait avec curiosité.
« N'est-ce pas la blouse de ma nièce que vous portez? demanda-t-il.
— Mais si, répondit Thepine. Je suis navrée. J'allais partir avec. Cette aimable personne me l'a prêtée en voyant combien j'avais transpiré après mon long détour. » Sans laisser à Maria ni à son oncle le temps de l'en empêcher, Thepine avait ôté le corsage. Tous deux détournèrent les yeux mais Thepine remarqua la fugitive expression d'admiration sur le visage de mestre Phanik lorsqu'elle exhiba sa poitrine parfaite.
La sonnette retentit de nouveau. Thepine se tourna vers Maria. « Il faut que je parte. Je suis très en retard. Merci de toutes vos bontés, ma Dame. » Elle salua mestre Phanik et se dirigea vers la porte.
« Oh, demandez au docteur Daniel d'entrer un moment, insista mestre Phanik. Je ne l'ai pas vu depuis une éternité. Je ne vous retiendrai pas longtemps ni l'un ni l'autre, je vous le promets.
— Mais, mon oncle, cette dame est pressée », répliqua Maria, qui tenait à éviter une confrontation.
Thepine n'avait pas encore gagné la porte qu'un domestique avait fait entrer le chirurgien hollandais. Il ôta son chapeau, révélant une crinière de cheveux blonds et un visage rougi par le soleil des tropiques.
« Bom dia », dit-il en portugais avec un fort accent. Puis, apercevant Thepine, il la dévisagea un moment, fort déconcerté.
« Godverdorie, murmura-t-il en hollandais, encore vous ! Vous allez me faire tuer cette fois ! »
Mestre Phanik les regarda tour à tour d'un air intrigué.
« Vous vous êtes déjà rencontrés tous les deux ? » demanda-t-il en portugais au médecin.
Thepine ne comprenait rien aux langues des farangs mais, à en juger par les expressions qu'elle percevait autour d'elle, elle se trouvait dans une situation délicate.
Le chirurgien allait répondre quand elle tira d'une petite bourse en coton un bout de papier qu'elle tendit à Maria. « Je vous en prie, informez le docteur que j'ai la permission de lui rendre visite. » Elle désigna son genou. « Pourriez-vous lui demander de m'examiner dès que possible ? Il faut que je rentre avant le coucher du soleil. Il se fait tard. »
Maria lut le document et le traduisit en portugais pour le docteur qui ne parlait pas deux mots de siamois. Elle omit seulement de préciser que l'ordre venait du Palais. Elle avait promis à Thepine de l'aider à rentrer sans encombre et elle ne pouvait pas maintenant laisser son oncle tout gâcher. Elle entreprit de pousser le chirurgien vers la porte.
« Laisse-moi voir ce papier », dit mestre Phanik, reconnaissant dans la traduction les nobles tournures du siamois royal.
Avant que Maria ait pu l'en empêcher, il lui avait pris des mains le document et le parcourait. « Je croyais avoir entendu la dame dire qu'elle vivait à proximité du palais, non pas à l'intérieur de l'enceinte, dit-il en se tournant d'un air méfiant vers Maria.
— C'est ce que j'avais compris aussi, mon oncle. Peut-être n'a-t-elle pas voulu nous intimider. »
Mestre Phanik semblait de plus en plus méfiant. Maria priait le Ciel qu'il ne reconnaisse pas le nom de Thepine.
Elle se tourna vers le docteur Daniel. « L'ordre est signé de Son Altesse Royale la princesse Yotatep en personne, insista-t-elle. Et la nuit commence à tomber, docteur. »
En entendant citer le nom de Yotatep, Thepine prit dans sa bourse deux pièces d'or qu'elle avait préparées tout exprès.
« Son Altesse Royale m'a demandé de donner ceci à l'Honorable Docteur en récompense de ses services », expliqua-t-elle à Maria.
Tout en écoutant la traduction, le chirurgien lorgnait les pièces d'un air de convoitise. C'était bien plus que ne valait un examen. Mestre Phanik allait demander de nouvelles explications quand le chirurgien pivota sur ses talons en faisant signe à Thepine de le suivre.
« Si nous devons être de retour avant le coucher du soleil, il nous faut partir », dit-il en s'inclinant brièvement devant mestre Phanik et Maria. Thepine salua bien bas Maria et suivit le docteur, laissant derrière elle mestre Phanik qui tentait vainement de les rappeler.
Le jeune garde en faction à la porte du palais fut le premier à la repérer. « Mon capitaine, cria-t-il, tout excité, je vois arriver une dame. Il y a un farang avec elle. Ce doit être elle. » Le capitaine accourut aussitôt.
« Tu as raison. C'est elle. Va la chercher. »
Le jeune se précipita et accosta Thepine.
« Quelque chose ne va pas ? demanda-t-elle en dissimulant son angoisse.
— Vous feriez mieux de parler vous-même au Seigneur Capitaine, ma Dame. Suivez-moi, je vous prie. » Thepine se tourna rapidement vers le chirurgien et lui fit signe.
Le docteur s'éloigna à grands pas, trop heureux de pouvoir partir. Il avait nettoyé la plaie, puis refait le pansement et, malgré les pièces d'or, il avait juré que c'était la dernière fois qu'il voyait Thepine. Les risques étaient trop grands.
Le capitaine de la garde attendait Thepine à la porte. Il la salua. « Le Seigneur de la Vie a donné l'ordre que vous regagniez immédiatement les appartements royaux. » Thepine sentit son cœur s'arrêter de battre. « Des messagers sont venus deux fois vous chercher », ajouta-t-il d'un ton menaçant.
Au prix d'un grand effort, Thepine redressa la tête et traversa la succession de cours qui menaient aux appartements royaux. Quel tour le destin lui avait-il joué, juste au moment où elle se croyait de retour saine et sauve ? Aurait-elle la force, se demanda-t-elle, de jouer l'innocence outragée, en demandant avec colère de connaître le nom de l'ennemi qui l'avait bassement calomniée? Ou bien implorerait-elle seulement miséricorde en insistant sur ses années de services et en demandant seulement une mort rapide et sans souffrance?
Elle s'arrêta net. Quel que dût être son sort, elle n'allait certainement pas l'affronter avec la mine qu'elle avait. Presque toute sa vie, elle avait été la première courtisane à la cour du Grand Roi Naraï : elle ne devait pas avoir l'air de perdre de voie son rôle. Elle fit demi-tour et se dirigea vers ses appartements : elle allait se parer de ses plus beaux atours pour sa dernière rencontre avec le Maître de la Vie.
Un page royal en élégant uniforme rouge aborda
Thepine à l'entrée des appartements du souverain : il lui annonça que Sa Majesté était occupée à juger un concours de poésie et qu'il ne pourrait pas la recevoir tout de suite. En attendant, qu'elle aille vaquer à ses occupations. Une jeune dame l'attendait dans l'antichambre.
Le page ouvrit la porte et la fit entrer. Thepine s'arrêta sur le seuil, stupéfiée. Elle apercevait une beauté féminine, debout près de la fenêtre, comme elle ne se souvenait pas en avoir vu depuis vingt ans qu'elle était en fonction au palais. La jeune femme était d'une taille exceptionnelle et avait de longues jambes pour une Siamoise. Elle avait les pommettes saillantes et de grands yeux en amande dans un visage d'une extraordinaire beauté. Elle sourit timidement à Thepine.
«Honorable Maîtresse?» se risqua-t-elle à dire modestement. Comme Thepine, muette de saisissement, demeurait silencieuse, la jeune femme se prosterna sur le sol avec la grâce d'une biche qui se blottit dans un coin d'ombre.
« Quel est ton nom ? demanda Thepine, en s'effor-çant de retrouver son sang-froid.
— Sunida, Honorable Maîtresse. Le divin Seigneur de la Vie m'a ordonné de vous attendre ici. Les messagers de Son Infinie Majesté vous ont cherchée partout. Je ne voulais pas être la cause de tant d'ennuis », ajouta-t-elle, l'air soudain inquiet.
Une vague d'espoir déferla en Thepine. Peut-être était-ce la raison de la convocation du roi ? La fille du Sud était arrivée. Défaillant de soulagement, Thepine s'appuya contre la porte.
Le visage de Sunida prit aussitôt une expression soucieuse. « Vous ne vous sentez pas bien, Honorable Maîtresse ?
— Je vais bien, merci. C'est juste la chaleur et la fin d'une journée épuisante. » On entendit un froissement venu d'en haut. On aurait dit qu'il provenait d'un endroit du mur lambrissé, vers la gauche. Thepine se demanda si c'était l'un des espions de Sa Majesté, ou peut-être même le Seigneur de la Vie en personne qui observait la scène par un petit judas. Dès l'abord, le Maître de la Vie avait manifesté un intérêt inhabituel pour toute cette histoire.
Au prix d'un effort, elle se reprit.
« Sunida, on t'a choisie pour une mission royale, commença-t-elle d'un air important. Le Seigneur de la Vie lui-même, le plus grand roi sur terre, a demandé à être informé de tous les détails. Je n'ai guère besoin de te dire l'honneur qui t'est échu. »
Sunida s'aplatit encore davantage et reprit d'une voix frémissante : « Le Seigneur de la Vie en personne s'est déjà adressé à ce grain de poussière, Honorable Maîtresse. Son Infinie Majesté m'a confié que j'avais été choisie pour servir le pays. Si je n'ai pas l'air aussi reconnaissante que je le devrais, c'est seulement parce que je suis étonnée qu'un tel honneur arrive à l'indigne esclave que vous voyez devant vous. Mais sachez bien, Honorable Maîtresse, que ma vie, ma loyauté et mon amour appartiennent à mon souverain. »
Thepine sourit et s'approcha d'elle. « Eh bien, alors, petite souris, dit-elle en la prenant par la main, nous allons faire de toi une vraie courtisane. »
Il faisait chaud dans la pièce et l'eau étincelait sous la lumière qui pénétrait par la fenêtre ouverte. Thepine souleva le couvercle de bois de la grande jarre en terre dont les côtés étaient couverts de dessins de dragons. Par une telle chaleur, l'eau semblait d'autant plus appréciable. Thepine se pencha, ramassa une coupe d'argent et la remplit d'eau pour s'en asperger copieusement. Elle eut un soupir voluptueux en sentant la fraîcheur du liquide ruisseler sur son corps nu et la ranimer peu à peu. Pendant dix bonnes minutes, elle se lava longuement, puis se frictionna d'huile par-fumée : quand elle eut terminé, elle se sentit purifiée, absoute enfin des épreuves de la ville.
Du coin de l'œil, elle observa Sunida, qui se tenait debout auprès de la petite commode laquée à l'autre bout de la pièce. Elle détournait timidement les yeux du recoin qui servait de lieu de bain.
« Viens, petite souris, à ton tour maintenant. Tu dois apprendre à baigner un homme. Les hommes adorent être dorlotés, tu sais. »
Sunida s'approcha à petits pas. Elle s'arrêta près de la jarre, toujours vêtue de son panung, en se demandant quand Thepine allait s'éloigner et la laisser se dévêtir en paix. Ce n'était pas l'idée de se trouver les seins nus qui troublait Sunida : il était normal de ne pas se couvrir la poitrine. C'étaient les régions inférieures et secrètes qui devaient toujours rester cachées sous le panung, même pendant le bain. À moins, bien sûr, d'être totalement seule. Toute la modestie d'une femme résidait dans ces régions inférieures.
« Ôte ton panung, petite souris. Il ne faut pas que tu sois timide avec ton professeur. Nous avons tant d'expériences à partager. »
Thepine sourit et un léger frémissement lui parcourut le corps lorsqu'elle vit Sunida commencer à dénouer son panung.
Sans cesser de jeter de timides regards à Thepine, comme si elle espérait que sa maîtresse allait peut-être changer d'avis et la laisser seule, Sunida se déshabilla. Mais Thepine restait là, à la contempler calmement, jusqu'au moment où le panung eut glissé sur le sol et où Sunida se tint nue devant elle, la tête baissée.
« Tu dois apprendre à n'utiliser la timidité que comme une arme, petite souris. Dans les moments d'intimité, un homme aime qu'une femme n'éprouve aucune honte. Tu vas apprendre à vivre sans ton panung. »
Thepine maintenant la dévorait des yeux tout à loisir. La peau lisse, couleur de miel, n'avait pas un défaut, pas une tache de naissance. Les courbes sculpturales de sa taille et de ses seins, semblables à celles d'une statue khmère, se déroulaient jusqu'aux longues jambes sensuelles et jusqu'au doux petit duvet qui recouvrait son céleste jardin. C'était un parfait échantillon de féminité, attirant et admirable.
Thepine sentit un frisson la traverser en songeant aux jours d'instruction qui allaient suivre, sous sa direction. Elle avait laissé Sunida se reposer la première nuit après son long voyage, d'autant plus volontiers qu'elle-même avait besoin de se remettre des émotions causées par son escapade. Mais aujourd'hui l'éducation allait vraiment commencer et, peu après le lever du jour, elle avait fait venir Sunida de la petite chambre qui jouxtait la sienne. Plus tard, à mesure que l'éducation avancerait, songea Thepine avec plaisir, elle n'aurait plus besoin de la convoquer : Sunida partagerait ses appartements dans le cadre des ultimes préparatifs pour le farang à qui elle était destinée.
Son élève avança d'un pas hésitant dans le petit réduit à ablutions et entreprit de se verser sur le corps des flots d'eau. Au bout d'un moment, elle s'habitua au regard de Thepine et son esprit, maintenant plus détendu, se mit à vagabonder. Elle repensait à son destin : elle entendait la voix divine venue d'en haut qui retentissait encore à ses oreilles. Dire que le Seigneur de la Vie lui avait bel et bien adressé la parole ! Que de choses étranges et excitantes lui étaient arrivées depuis que ce merveilleux homme venu d'un autre monde était brièvement entré dans son existence. Elle se demanda si elle le reverrait jamais. Elle se rappelait comment son oncle l'avait convoquée, presque aussitôt après le départ de son farang bien-aimé. Elle se rappelait le voyage clandestin sous escorte jusqu'à Ayuthia et sa teneur quand elle était restée prosternée tout au long de l'audience royale. Et voilà que cette maîtresse lui faisait également un peu peur. Tout cela était si intimidant et si excitant à la fois! Qui allait-elle servir, une fois son éducation achevée? se demanda-t-elle. Elle, une humble danseuse, au service de la nation? Et pourquoi loin de chez elle ? Mais elle n'avait pas à poser de question, se persuada-t-elle. Il suffisait que le Seigneur de la Vie eût ordonné.
Elle s'attarda encore avec délice à s'asperger d'eau fraîche puis, d'une main hésitante, elle prit la bouteille d'huile parfumée posée sur une étagère. Le doux arôme du jasmin monta à ses narines. Elle s'apprêtait à s'en frictionner, comme elle avait vu sa maîtresse le faire, lorsqu'une main s'empara du flacon.
Quelques instants plus tard, deux mains commencèrent à masser tout son corps avec une grande douceur : d'abord la nuque, puis les épaules. Ensuite elles descendirent lentement le long de son dos avec des détours jusqu'à ses côtes et sa taille. Elle avait beau sentir juste derrière elle la présence de son professeur, aucune partie de son corps, sinon le bout de ses doigts, ne venait toucher le sien : Sunida se concentra alors sur leur pouvoir quasi magique. Elle frissonnait en les sentant progresser vers le bas, lui effleurer les fesses et frôler lanière de ses cuisses. Puis, partant de l'arrière de ses chevilles, les mains remontèrent peu à peu, parcourant à l'envers le même chemin. Mais cette fois Sunida sentit sur sa peau le souffle de Thepine, un filet d'air chaud qui montait délicieusement le long de son corps en le traversant de courants de désir. Puis, sans avertissement, le corps tout entier de sa maîtresse vint se fondre avec le sien et elle sentit contre son dos les pointes des seins gonflés de Thepine. Deux mains habiles vinrent encercler ses propres seins pour leur prodiguer des caresses sensuelles.
À son grand embarras, Sunida sentit à son tour sa poitrine se durcir. Ce fut à peine si son professeur lui accorda quelque attention : elle avait déjà retiré ses mains et tout son corps s'était éloigné. Elle disparut soudain et Sunida entendit la porte de la pièce se refermer derrière elle. Elle se sentait étrangement abandonnée — presque frustrée. Elle ne voulait plus être seule : elle désirait la présence de son amant. Si seulement il était là! Oh, comme elle avait envie de lui!
Étonnamment abattue, elle prit une serviette sur l'étagère du dessus et commença à se sécher. Puis, résistant à l'envie de remettre son panung, elle s'allongea nue sur le mince tapis de jonc en songeant à son professeur. Pourquoi était-elle partie si brusquement, sans même un mot? Où s'en était-elle allée?
Le Seigneur de la Vie lui avait dit qu'elle ne devrait éprouver aucune honte d'être éduquée par une femme et que dame Thepine était le meilleur professeur que l'on pût trouver. Il était pourtant difficile d'obéir totalement aux ordres du Seigneur de la Vie sans éprouver la moindre honte, surtout après s'être rendu compte qu'elle n'avait nullement souhaité que son professeur s'arrêtât. Mieux valait ne plus penser à tout ça. Elle regarda autour d'elle, impressionnée comme toujours par le décor : la superbe commode d'Ayuthia, la tapisserie exotique de Birmanie, le paravent de soie japonais. La chambre de son professeur était presque aussi grandiose que l'antichambre du gouverneur de Ligor. Quant à la salle d'audience du Seigneur de la Vie... elle tremblait à ce seul souvenir. Jamais elle n'avait imaginé qu'il pût exister quelque chose d'aussi beau, surtout après avoir contemplé les flèches dorées d'Ayuthia. Pourtant, alors qu'elle gardait la tête enfouie dans la douceur du tapis, osant à peine relever les yeux, elle avait vaguement aperçu les magnifiques murs lambrissés, les rayures étincelantes de laque rouge et or, et les rangées de parasols dorés. Une beauté sans pareille.
La porte s'ouvrit; instinctivement, Sunida se couvrit de ses mains. Sa maîtresse entra, apportant un assortiment d'onguents et de lotions. Elle tenait aussi trois courtes baguettes de bambou aux extrémités desquelles étaient attachées des plumes de formes et de tailles diverses. Sunida frissonna. Cela faisait-il aussi partie de l'éducation ?
Thepine lui adressa un grand sourire. « Reste où tu es, petite souris. Quoi qu'il se passe maintenant, je veux que tu te détendes. Tout cela est peut-être nouveau pour toi, mais rien ne te fera mal. Tout au contraire... »
Sunida eut un sourire timide et garda le silence.
Thepine s'agenouilla auprès d'elle, vêtue de son seul panung.
« As-tu déjà connu l'homme, petite souris ? »
Sunida hésita. « Oui, Honorable Maîtresse. »
Thepine attendit qu'elle continuât, mais Sunida restait silencieuse.
« Juste un seul, petite souris? »
Nouvelle hésitation. « Deux, Honorable Maîtresse. »
Thepine posa nonchalamment sa main au creux du ventre de Sunida. « Et qui a été le premier à pénétrer dans ton céleste jardin ? »
Thepine fit glisser sa main un peu plus bas et promena doucement ses ongles sur le fin duvet.
La jeune femme se crispa. « C'était... c'était le Palat, Honorable Maîtresse. L'assistant du gouverneur.
— Et as-tu connu le plaisir avec lui, petite souris? »
Sunida secoua la tête. « Ce n'était pas par ma
volonté, Honorable Maîtresse.
— A-t-il souvent pénétré ton céleste passage?
— Seulement quelques fois, Honorable Maîtresse. Il m'a laissée tranquille peu après avoir constaté que ma réticence ne se dissipait pas.
— Je comprends, dit Thepine avec compassion. Et as-tu jamais connu le désir, mon enfant? »
Sunida resta un moment silencieuse. « Oui, Honorable Maîtresse, dit-elle en baissant les yeux non sans modestie.
— Avec le second homme? »
Sunida hocha la tête. « Seulement avec lui, Honorable Maîtresse.
— Était-ce comme ceci, petite souris? » Trois doux plumets commencèrent à caresser Sunida à différents endroits, faisant passer à travers son corps des vagues de plaisir. Thepine tenait les trois baguettes d'une seule main et les maniait avec dextérité comme des marionnettes au bout d'un fil, tandis que son autre main remontait entre les cuisses de Sunida et lui écartait les jambes avec douceur. Instinctivement, le corps de la jeune femme se crispa de nouveau.
« Il faut apprendre à te détendre, petite souris. C'est une des inhibitions qui gâcheront ton plaisir... tout comme celui de ton amant. »
Sunida se détendit. À cet instant, Thepine inséra d'un geste vif deux billes dans son céleste passage. « Contracte tes muscles de façon rythmée pendant que je parle, petite souris. Au début, tu ne vas pas sentir grand-chose, mais bientôt... maintenant parle-moi du second homme. Qui était-il ? »
Sunida hésita. Elle sentait maintenant sur ses seins les mains vagabondes de son professeur, occupées à la masser avec une lotion qu'elle faisait pénétrer dans les boutons de ses seins. Elle sentait là un picotement brûlant tandis que les plumes reprenaient leurs caresses provocantes et lui faisaient ainsi oublier la brûlure. Ces sensations alternées de chaud et de froid étaient exquises. Elle essaya de se concentrer sur la question que lui avait posée Thepine.
« C'était... c'était un farang, Honorable Maîtresse. »
Un bref instant, les plumes arrêtèrent leur manège et elle ne ressentit plus que la chaleur.
« Un farang, petite souris ?
— Oui, Honorable Maîtresse : j'ai dansé pour lui au palais du gouverneur et ensuite... » La voix lui manqua.
« Si tu préfères, tu pourras me le raconter une autre fois. » Elle allait garder pour plus tard ce morceau de choix. Seigneur Bouddha, les sujets de conversation n'allaient pas leur manquer! Un farang! Thepine était abasourdie. Où donc une fille comme ça avait-elle pu rencontrer un farang ? Et dire que maintenant c'était à un farang qu'on la destinait. La vie en vérité était pleine de surprises !
« Retourne-toi et allonge-toi à plat ventre, petite souris. Et n'oublie pas de te détendre. » Les plumes commencèrent alors à lui caresser le dos, chatouillant délicieusement son cou et ses oreilles en même temps qu'elles plongeaient entre ses fesses. Son corps alternativement se contractait et se détendait : les billes commençaient à faire leur effet. Sunida se mit à gémir et, au même instant, les doigts habiles de Thepine parcoururent le corps de la jeune femme : elle suivait les courbes de ce corps le plus sensuel qu'elle eût jamais connu — hormis le sien.
« Sache bien que le corps d'un homme et celui d'une femme réagissent de la même façon au toucher, petite souris. »
Sunida se mit à tourner la tête d'un côté puis de l'autre. Elle ouvrit les paupières et s'aperçut avec consternation que c'était sur elle-même que sa maîtresse utilisait maintenant les plumes. Sunida allait se redresser, mais une main douce la repoussa sur la couverture et une voix murmura à son oreille des paroles apaisantes. Puis elle sentit que de nouveau on lui écartait les jambes et que l'on frictionnait les alentours de son céleste jardin avec un onguent parfumé. Les plumes chatouillaient de façon exquise les régions les plus sensibles : lorsqu'elles commencèrent à explorer et à titiller ses cercles les plus intimes, l'envie la prit de crier de plaisir.
Soudain sa maîtresse vint s'allonger auprès d'elle : elle sentait son souffle chaud, ses bouts de seins dressés.
« Maintenant, petite souris, nous allons voir si tu as bien retenu ta leçon. Imagine simplement que je suis ce même farang dont tu m'as parlé. — Oui, Honorable Maîtresse. » Sunida ferma les yeux et se mit à penser à Phaulkon. Et tout devint merveilleux.
« Je vous en prie, monsieur Forcone, veuillez vous asseoir. »
Avec un sourire affable, le Barcalon désigna une simple chaise de bambou, la seule de la pièce, manifestement destinée aux visiteurs étrangers. Cette chaise basse, esseulée, entourée de paravents japonais aux peintures subtiles, de somptueux tapis persans et de meubles laqués noir et or de la première période d'Ayuthia, ressortait de façon incongrue au milieu de
la somptuosité de la salle d'audience lambrissée. Le Premier ministre lui-même, allongé sur un canapé de soie brodée à l'extrémité de la longue pièce et quelque peu dissimulé par le voile de fumée de son narguilé, semblait faire partie du décor.
La convocation était parvenue à l'aube, juste une semaine après la réception chez mestre Phanik : le messager avait attendu devant la maison de Phanik car il avait pour instruction de ramener le farang en personne jusqu'aux bureaux de Son Excellence. Phaulkon avait éprouvé un mélange de crainte et de soulagement à l'idée que la convocation avait fini par arriver.
Il ignora l'offre qu'on lui faisait de s'asseoir et préféra rester prosterné, appuyé sur les coudes et les genoux, le front touchant presque le sol et les mains jointes au-dessus de sa tête. Il se plaça de telle façon qu'en regardant furtivement entre ses paumes presque jointes il pouvait observer le Barcalon sans révéler son visage au regard du potentat. Deux glandes fenêtres ménagées dans un mur de la salle d'audience éclairaient la scène. Phaulkon sentait tous ses nerfs tendus et il avait l'estomac crispé. Il savait que de cet entretien dépendaient son destin, celui de ses compagnons et l'ensemble des projets qu'il avait imaginés pour les années à venir.
Le Barcalon se pencha pour tirer longuement sur le grand narguilé de cuivre posé auprès de lui. L'eau glougloutait plaisamment dans la pipe mauresque. Il exhala voluptueusement et contempla Phaulkon à travers un nuage de fumée gris-bleu. C'était un personnage corpulent, apparemment de petite taille, et ses courtes jambes dodues semblaient disparaître parmi les coussins qui l'entouraient. Il portait le traditionnel panung crème de tissu imprimé et une magnifique tunique de soie beige, somptueusement brodée d'oi autour du col mandarin et aux parements des manches. Il était de pure race siamoise : cheveu? noirs taillés en brosse et teint brun presque jaunâtre Son nez aux narines évasées se creusait au centre e ses veux au regard vif observaient Phaulkon à distance.
« Je vois, monsieur Forcone, que vous connaissez bien nos coutumes. Mais on me dit que les manières des Grecs ressemblent à celles des autres farangs. Nous avons bien des sujets à discuter et je suis sûr que votre corps n'est pas habitué à rester dans cette position pendant de longues périodes. Vous feriez mieux de vous asseoir comme vous en avez l'habitude. »
De nouveau, il désigna la chaise de bambou.
Phaulkon ne broncha pas. « Puissant Seigneur, je reçois vos ordres. Mais moi, un simple cheveu, je me sentirais mal à l'aise dans toute autre position devant le Grand Pra Klang. »
C'était la première phrase que Phaulkon énonçait, dans un siamois impeccable : il lorgna subrepticement vers le Barcalon pour en mesurer l'effet. Ce fut à peine si le potentat eut un haussement de sourcil en se tournant pour expectorer le jus rouge de sa noix de bétel dans un crachoir de cuivre disposé à son côté. À ses pieds, une ombre s'avança et un bras discret se tendit pour ôter le crachoir et le remplacer par un propre.
« Votre maîtrise de notre langue est absolument remarquable, monsieur Forcone. Tout à fait comme me l'avait annoncé le gouverneur. Pratiquement sans accent. Je dois vous en féliciter. Comme vous le savez sans doute, notre langue est tonale : la plus légère inflexion peut changer toute la signification d'un mot. Vos prêtres missionnaires n'ont malheureusement pas pleinement compris cette subtilité et il leur arrive de prononcer des phrases des plus comiques. Nos sujets se sont fort amusés d'un de vos saints hommes qui confond toujours le mot signifiant buffle avec celui qui désigne l'organe de la reproduction masculin. » Un éclat amusé s'alluma dans les yeux du Barcalon et, quand Phaulkon se mit à rire, il en fit autant, apparemment ravi de se trouver devant un farang capable d'apprécier ce genre de nuances.
« Mais, dites-moi, monsieur Forcone, comment en êtes-vous venu à apprendre notre langue ? Après tout, vous n'êtes ici que depuis... » Il marqua un temps : « Un an et onze jours, me semble-t-il ? »
Phaulkon s'était laissé désarmer un instant par l'amabilité du Barcalon ; il fut sévèrement rappelé à la conscience de son pouvoir par la précision des faits que ce dernier énonçait.
« J'ai surtout appris d'oreille, Puissant Seigneur, et en m'aidant d'une grammaire établie par les Jésuites.
— Ah, c'est vrai : les hommes de Dieu portugais sont ici depuis longtemps. Ils ont été les premiers farangs à visiter nos rivages. Il semble toutefois que la puissance de leur nation soit sur son déclin et que les Hollandais les aient remplacés. » Il sourit. « Saviez-vous, monsieur Forcone, que du temps de mon grand-père nous étions persuadés que les Hollandais étaient des pirates des mers sans terre d'attache? Voyez-vous, les Portugais craignaient de perdre leur influence auprès de nous : ils nous avaient persuadés que les Hollandais étaient une tribu nomade. Notre première délégation siamoise a mis le pied sur le sol européen il y a soixante-dix ans seulement. Imaginez leur surprise, monsieur Forcone, en constatant que les Hollandais avaient bel et bien une patrie, que la ville d'Amsterdam était aussi grande qu'Ayuthia et que c'était également un centre artistique et scientifique. » Il s'interrompit et ajouta, comme en passant : « Avec de magnifiques peintures et des canons de la fonte la plus pure. »
Dans le silence qui suivit, Phaulkon se demanda si les battements de son cœur pouvaient être perçus à l'autre bout de la salle. Était-ce un signe que l'interrogatoire avait commencé ? Durant la longue semaine où il avait attendu la convocation du Barcalon, il avait envisagé tous les scénarios imaginables et répété les réponses qu'il fournirait à toute une série de questions.
Le Barcalon tourna les yeux vers la boîte à bétel incrustée posée à ses pieds : aussitôt un esclave sortit en rampant de l'obscurité derrière lui et ouvrit le récipient, en offrant humblement le contenu à Son Excellence. Pour la première fois, Phaulkon distingua toute une rangée d'esclaves accroupis dans les recoins de la pièce. Son Excellence choisit une noix enveloppée d'une feuille verte et se mit à la mâcher.
« Mais vous-même travaillez pour les Anglais, je crois, monsieur Forcone ?
— Puissant Seigneur, moi, la poussière de vos pieds, suis employé par la Compagnie anglaise depuis ma prime jeunesse.
— Et votre loyauté va-t-elle aux Anglais ou au pays de votre naissance ? »
Phaulkon sentit que la question dépassait le cadre de la simple curiosité.
« Excellence, j'ai perdu tout contact avec mon pays. J'ai un nouveau maître maintenant. » C'était vrai. Depuis l'âge de dix ans, il avait été formé pour devenir un Anglais et, vingt ans plus tard, son île natale n'était qu'un lointain souvenir.
« Quelle expérience avez-vous des Hollandais ?
— Une grande expérience, Excellence. J'ai passé deux ans à Bantam. Et je parle leur langue.
— Ah oui, Bantam. Une triste épreuve pour nous et une amère leçon. » Le Barcalon devint pensif et, lorsqu'il reprit la parole, son ton s'était durci. « Il n'y a pas si longtemps, les Hollandais ont invité une seconde délégation siamoise à se rendre en Hollande. Pour cette occasion, nous avons envoyé à Bantam vingt dignitaires qui devaient embarquer à bord d'un vaisseau hollandais se rendant à Amsterdam. Le gouverneur hollandais de Bantam qui était, dirons-nous, un homme frugal, décida que vingt de nos compatriotes représentaient une trop grosse dépense à supporter pour son gouvernement. Estimant qu'il faudrait de déplaisantes explications s'il renvoyait chez elle une partie de notre délégation, il fit exécuter sur-le-champ dix-sept de ses membres. C'est seulement des années plus tard, quand les trois survivants rentrèrent de Hollande, que nous avons appris la vérité.
— C'est horrible, Excellence. J'imagine que vous avez exercé des représailles.
— Monsieur Forcone, nous ne sommes pas par nature un peuple violent. Ce n'est pas dans les mœurs bouddhistes. Bien sûr, nous avons exigé des excuses et une indemnisation : mais quelle somme peut compenser une telle perte ? On nous a assurés que le gouverneur depuis lors avait été congédié. Mais surtout, monsieur Forcone, cela nous a donné une leçon à propos des farangs. » Le Barcalon toisa longuement Phaulkon. « Dites-moi, monsieur Forcone, quels sont les sentiments des Anglais envers les Hollandais?
— Nous sommes rivaux, Excellence. Extérieurement, nous nous saluons comme des amis. Mais, au fond de nous-mêmes, chacun s'efforce de l'emporter sur l'autre et de prendre pied avant l'autre ici ou là. »
Le Barcalon tira sur son narguilé tout en continuant d'examiner Phaulkon.
« Par exemple, au Siam ? »
Phaulkon réfléchit rapidement. C'était peut-être là l'ouverture qu'il attendait.
« Moi, un cheveu, je pense que les Anglais s'intéressent surtout au commerce, Excellence. Quant aux Hollandais, l'histoire récente des Indes orientales est assez éloquente : Ambon, Célèbes, Bantam, Batavia, Malacca... la liste est longue.
— Vous voulez peut-être suggérer, observa le Barcalon, qu'il faut se fier aux Anglais et non pas aux Hollandais ? » Un pétillement amusé brilla dans son regard.
« Seulement dans la mesure où les Anglais pourraient mettre un frein à l'expansion hollandaise, Excellence.
— De quelle façon ?
— Moi, la poussière de vos pieds, j'estime que, si Votre Excellence continue à accorder de petites concessions aux Anglais, les Hollandais vont tenter de les faire annuler. Et les Anglais trouveront peut-être que ces concessions sont trop minces pour mériter que l'on se batte afin de les préserver. » Il marqua un temps. « Moi, un esclave ignorant, implore votre pardon pour tant de présomption. Mais si Votre Excellence allait s'allier ouvertement avec les Anglais et leur accorder des concessions plus importantes, eux à leur tour feraient tout ce qui est en leur pouvoir pour protéger ces intérêts, car les Anglais sont avant tout des négociants, Excellence. Et les Hollandais hésiteraient peut-être à déclencher contre eux une guerre qui pourrait s'étendre jusqu'en Europe. De cette façon, Votre Excellence aurait mis un frein au développement de leur influence.
— Mais à quel coût, monsieur Forcone? Quelles sont exactement ces... "importantes concessions" dont vous parlez?
— Tout d'abord, Excellence, une alliance ouvertement proclamée. Peut-être une base dans votre pays, avec un bon port où les Anglais puissent caréner leurs navires. Par exemple, Mergui, sur votre côte occidentale. Il fait face à l'autre côté du golfe du Bengale, à leur quartier général de Madras : cela leur donnerait beaucoup de souplesse dans le golfe.
— Et si on lui accordait de tels pouvoirs, l'honorable Compagnie britannique ne nourrirait-elle pas tout naturellement des ambitions sur le Siam ? » Un sourire s'esquissa sur les lèvres du Barcalon.
« Pas si la majorité des navires de commerce à quitter Mergui devaient arborer le pavillon du Siam et si seuls les capitaines étaient anglais, Excellence. »
Un bref instant, le Barcalon fut pris de court. Puis il demanda d'un air détaché : « Vous voulez dire que ces vaisseaux de commerce siamois auraient pour capitaines des Anglais à notre service?
— Précisément, Excellence. Après avoir annoncé une alliance depuis leur base de Madras, les Anglais pourraient équiper le Siam d'une flotte nouvelle. En retour, vous pourriez leur offrir un accès aux installations de Mergui : à partir de là vous et eux pourriez faire commerce dans le golfe et au-delà. » Il s'interrompit. « Non seulement vous doubleriez du jour au lendemain les revenus de votre Trésor, mais vous tiendriez les ambitieux Hollandais en échec. »
Le Barcalon tira sur son narguilé puis entreprit de disposer soigneusement son panung. Phaulkon, qui observait chacun de ses mouvements, ne trouvait pas que les pans du vêtement avaient besoin d'être ajustés : manifestement, le Barcalon était perdu dans ses pensées.
« Mais à qui irait la loyauté de ces capitaines anglais ? Au Siam ou à l'Angleterre ?
— D'abord et avant tout à eux-mêmes, Excellence. En Asie, les marins britanniques sont établis pour enrichir leur bourse. Mais dès l'instant que cela servirait vos objectifs... »
Le Barcalon sourit. « Vous êtes un homme habile, monsieur Forcone. Et extrêmement persuasif, à en croire notre gouverneur de Nakhon Si Thammarat. Il s'est montré tout à fait charmé par vous. D'ailleurs, je n'ai pas encore eu l'occasion de vous féliciter de votre décoration. C'est un honneur fort rare pour un étranger.
— Votre Excellence est infiniment gracieuse.
— Mais, dites-moi, monsieur Forcone, j'ai cru comprendre que vos collègues ne vous avaient pas accompagné dans ce voyage ? » Le Barcalon avait brusquement changé de ton. « Sont-ils souffrants ? »
Phaulkon sentit son estomac se nouer : ce soudain revirement le prenait au dépourvu. Que savait vraiment le Barcalon? Les pensées se bousculaient dans sa tête. Le premier courrier à dos d'éléphant était manifestement arrivé pour informer le Barcalon de la récompense décernée à Phaulkon. L'éléphant blanc et son cortège, eux, n'étaient pas encore parvenus jusqu'à Avuthia. Le capitaine du vaisseau du gouverneur à bord duquel Phaulkon avait fait le voyage n'avait apparemment apporté aucune dépêche au Barcalon, mais peut-être un second courrier à dos d'éléphant avait-il atteint entre-temps la capitale? Et, dans ce cas, que révélait donc le gouverneur dans ce nouveau message? Il était plus prudent de supposer que le gouverneur avait informé le Barcalon de la découverte des canons : dans ce cas, il aurait expliqué par la même occasion que, pour plus de précautions, il retenait Burnaby et Ivatt.
« Ils sont restés à la demande du gouverneur, Excellence, répondit Phaulkon sans s'engager.
— Y avait-il à cela une raison particulière, vous semble-t-il, monsieur Forcone? » Le Barcalon jouait nonchalamment avec les boutons sculptés de sa tunique de soie.
Phaulkon se sentit contracté. « Je crois que Son
Excellence le gouverneur ne faisait que son devoir en retenant notre principal agent, puisque tous nos papiers ont coulé avec notre navire, Excellence.
— Et diriez-vous que vous ou vos collègues avez tenté, disons, d'influencer l'opinion du gouverneur? Grâce à des cadeaux, par exemple ? »
Nous y voilà, se dit Phaulkon. Les canons. Il doit être au courant pour les canons. À quoi d'autre pourrait-il faire allusion? Au prix d'un suprême effort, Phaulkon s'obligea à garder un ton uni.
« Des cadeaux, Excellence ? Tout ce que nous possédions a été englouti par l'océan.
— Absolument tout, monsieur Forcone ? »
Le Grec n'avait qu'un seul désir : s'éveiller très loin d'ici pour découvrir que tout cela n'était qu'un affreux cauchemar. Il s'obligea à se concentrer. S'il entendait impressionner le Barcalon par une preuve de son intégrité, le moment était venu de faire le plongeon.
« Absolument tout, Excellence. À moins, bien sûr, que vous ne vouliez parler du canon. Mais je n'ai jamais considéré cela comme un cadeau puisque le gouverneur l'a pratiquement réquisitionné et que nous n'avions guère d'autre choix que de le lui offrir.
— Le canon, monsieur Forcone? Il n'y en avait qu'un ? »
Phaulkon hésita à peine plus d'une fraction de seconde. « Un seul que nous ayons offert. Les quatre autres sont au fond de l'océan. »
Le Barcalon plissa le front. « Je vois. Malheureusement, il semble que nous ne trouvions aucune trace de l'entrée de ces canons dans notre pays. C'est bien étrange, étant donné que toutes les armes de guerre doivent être déclarées à l'arrivée. Peut-être, monsieur Forcone, pourriez-vous jeter quelque lumière sur cette affaire ?
— Avec plaisir, Excellence. » Il marqua un temps. « Vous comprenez, les canons n'étaient pas à nous. »
Le Barcalon haussa les sourcils, l'air surpris. « Et à qui appartenaient-ils donc ?
— Puissant Seigneur, ils appartenaient à la Hollande. De magnifiques produits des fonderies d'Ams-
terdam. » Malgré la tension, Phaulkon souriait intérieurement.
« Vraiment ? Et que faisaient-ils à bord d'un navire de la Compagnie anglaise ? »
Phaulkon feignit d'hésiter. « C'est une histoire extrêmement compliquée, Excellence. Et moi, la poussière de vos pieds, je répugne à révéler toute l'étendue d'une intrigue entre deux puissances farangs.
— Poursuivez cependant.
— Les Hollandais nous ont royalement payés pour acheminer leurs canons jusqu'à Pattani. Ils ne voulaient pas courir le risque d'être surpris eux-mêmes à les transporter. Comme l'a fait remarquer Votre Excellence, leur entrée au Siam n'a pas été enregistrée.
— Vous avez donc accepté de l'argent des Hollandais pour transporter à Pattani des armes de contrebande? Pour un vassal rebelle? Afin qu'elles soient utilisées contre les troupes siamoises ? » Le Barcalon semblait tout à la fois furieux et incrédule.
Phaulkon feignit l'indignation. « Si vous voulez bien me pardonner, Excellence, ce n'est pas la réalité. Ce n'était qu'un subtei*fuge. A peine les canons débarqués à Pattani, notre chef, M. Burnaby, devait en informer Votre Excellence; il aurait ainsi dénoncé l'appui des Hollandais aux rebelles. Ultime et indéniable preuve de leur plan pour renverser le Siam. »
Le Barcalon semblait fort peu convaincu.
« Intéressante histoire, monsieur Forcone, mais pourquoi les Hollandais, vos rivaux, n'auraient-ils pas prévu cette conclusion assez évidente? Ils devaient bien s'attendre à ce que vous les dupiez?
— Puissant Seigneur, je crois qu'ils nous ont donné les canons à transporter parce qu'ils estimaient qu'un navire anglais n'allait pas être fouillé peu après que l'on nous eut gracieusement invités à reprendre notre commerce au Siam. Et, en cas de mauvais tour de notre part à Pattani, les Hollandais auraient purement et simplement nié avoir joué le moindre rôle dans cette affaire.
— Quelle preuve auriez-vous eue du contraire? Quelle preuve avez-vous aujourd'hui qu'ils sont mêlés à cette histoire, monsieur Forcone?
— Puissant Seigneur, quatre des canons reposent au fond de l'océan, mais le cinquième se trouve dans la cour du palais du gouverneur de Nakhon si Tham-marat. Les marques de fabrique hollandaises sont la preuve évidente de son origine. Il a été fondu par De Groot lui-même à Amsterdam. Son sceau est gravé dans la fonte. Nous autres Anglais avons nous aussi de beaux canons. Nous n'avons pas besoin de modèles hollandais.
— J'entends bien, mais comment les Hollandais eux-mêmes auraient-ils expliqué ces marques de fabrique en admettant que vous ayez signalé l'arrivée des canons à Pattani ?
— Ils auraient évidemment prétendu que nous les avions volés, Excellence. »
Le Barcalon secoua la tête à plusieurs reprises comme pour signifier qu'il en avait assez.
« L'affaire se corse, monsieur Forcone, mais malheureusement la logique s'effiloche. Dites-moi plutôt pourquoi vous avez affirmé au gouverneur que c'était moi qui avais donné l'ordre de toute cette expédition. Je dois dire que vous ne manquez pas d'imagination.
— Puissant Seigneur, moi, un grain de poussière sur la plante de votre pied, implore l'indulgence de Votre Excellence. Après la découverte du canon, le gouverneur nous aurait certainement emprisonnés si nous ne lui avions pas assuré que c'était Votre Excellence qui était à l'origine de cette mission. Il nous fallait à tout prix gagner du temps. L'un de nous au moins devait être libre de retourner à Ayuthia pour exposer toute la vérité à Votre Excellence. » Phaulkon parut s'enfoncer encore plus profondément dans le tapis. « C'était terrible d'être obligé de dire une chose pareille, Excellence, et je vous assure, je ne l'ai fait que poussé par la plus absolue nécessité.
— Non, monsieur Forcone, ce n'était pas terrible. C'était criminel. » Le Barcalon avait un ton glacial et, dans le silence qui suivit, Phaulkon entrevit son exé-cution. La chose allait-elle être rapide et miséricordieuse ou bien allait-on d'abord le torturer pour lui faire avouer tous les détails du complot ? Les Siamois avaient une méthode qui avait fait ses preuves pour arracher des renseignements à des criminels : ils les attachaient nus à un poteau, au crépuscule, dans une région marécageuse. Les nuées de moustiques assoiffés mettaient en général toute la nuit pour sucer jusqu'à la dernière goutte le sang de la victime. Rares étaient ceux qui ne demandaient pas à passer aux aveux.
Le ton sévère du Barcalon vint interrompre l'horrible vision de Phaulkon.
« Et pourquoi, exactement, avez-vous caché au gouverneur que vous connaissiez le siamois ?
— Une précaution instinctive, Excellence. Pour mieux savoir quelle était notre position. » De tels aveux lâchés de temps en temps, songea Phaulkon dans un dernier sursaut d'espoir, contribueraient à rendre plus plausible le reste de son récit, surtout si ces aveux, dans une certaine mesure, l'accusaient lui-même.
« Et d'abord, pourquoi avez-vous appris notre langue, monsieur Forcone? Aucun des autres marchands ne semble avoir fait cet effort. Vous n'êtes pas un de ces missionnaires dévoués à leur tâche, j'en suis certain. » Il eut un sourire narquois. « Si vous voulez bien me pardonner, ce que je connais de votre mode de vie n'est guère compatible avec un sacerdoce. » Il dévisagea un long moment Phaulkon. « Ne seriez-vous pas par hasard un espion ? »
Le cœur de Phaulkon s'arrêta. Était-ce une allusion au rôle d'espion qu'il prétendait jouer pour le roi ? Il était pratiquement mort si le gouverneur avait révélé cette partie de son récit. Ce serait un crime de lèse-majesté que seule une longue torture et la mort pourraient châtier. Il s'obligea à garder un ton calme.
« Excellence, j'ai appris le siamois parce que je me sens attiré par ce pays comme par aucun autre auparavant. Et j'espère sincèrement être un jour en mesure de le servir.
— Alors que vous servez déjà les Anglais ?
— Puissant Seigneur, seule l'Angleterre m'a demandé de la servir.
— De quelle façon pensez-vous être utile à ce pays, monsieur Forcone ?
— En m'assurant que le pavillon siamois est connu et redouté de l'océan à la mer de Chine.
— Même si vous-même n'êtes pas siamois ?
— Les Maures ne le sont pas davantage, Excellence. Et pourtant ils servent votre pays.
— C'est une vieille tradition.
— Mais qui a eu également ses débuts, Puissant Seigneur. Et un apport de sang nouveau est vivifiant. Si Votre Excellence voulait bien m'offrir une chance, avec une cargaison je pourrais emplir les coffres de son Trésor au-delà de tout ce qu'elle a obtenu en un an avec les Maures.
— Ainsi, vous, un Grec au service de l'Angleterre, vous nous bâtiriez une nouvelle flotte et vous feriez de nous une redoutable puissance commerciale? fit le Barcalon d'un ton sarcastique.
— Je préférerais le faire en tant que Grec au service du Siam, Excellence.
— Vous distribuez votre loyauté avec beaucoup de libéralité, monsieur Forcone. D'abord c'est la Grèce, puis l'Angleterre, et voilà maintenant que c'est le Siam.
— Excellence, j'avais neuf ans quand j'ai quitté la Grèce. Ce n'était pas une question de loyauté. Je voulais voir le monde et c'était l'Angleterre qui détenait les navires.
— Et que détient donc aujourd'hui le Siam?
— Il offre les mêmes possibilités et exerce une forte emprise sur mon cœur, Excellence. On peut assurément estimer un autre pays sans être pour autant qualifié de déloyal. » Il marqua un temps. « Est-ce que le Seigneur de la Vie, Sa Grande Majesté de Siam en personne, ne garde pas dans son cœur une place toute particulière pour Louis, le roi français ? »
Frémissant, Phaulkon observa le Barcalon. Il jouait un jeu dangereux, il le savait. Et cette fois, incontes-tablement, il vit le Barcalon tressaillir. Un moment s'écoula avant que le potentat reprît la parole.
« Vous êtes un homme extrêmement persuasif, monsieur Forcone. En vérité, je préférerais vous avoir à mes côtés plutôt que d'être obligé de vous exécuter.
— Je... je ne vous suis pas, Excellence. »
Le Barcalon l'examina en silence. Puis lentement il égrena les mots. « Avant de mourir, votre ami, le capitaine Alvarez, s'est montré très bavard. »
Phaulkon pâlit. Mon Dieu, Alvarez! Le pauvre diable! Voilà un élément dont il n'avait pas tenu compte. Phaulkon s'était rendu chez lui trois jours seulement après avoir entendu raconter que le capitaine avait échappé aux griffes de la reine de Pattani : mais, à en croire ses serviteurs, le capitaine n'avait fait qu'une brève halte et il avait disparu de nouveau. On ignorait où il était allé. Phaulkon avait supposé qu'il se cachait ou qu'il était encore avec une femme, comme d'habitude. Mais si les Siamois l'avaient pris et interrogé...
Phaulkon se rendait compte que le Barcalon l'observait d'un regard d'aigle.
« Avant de vous accuser vous-même davantage, monsieur Forcone, je dois vous aviser que mes espions ont confirmé la présence récente à Pattani du capitaine Alvarez. Il vivait, dirons-nous, dans l'intimité de la reine au palais. À son retour à Ayuthia, des gardes ont été envoyés pour l'interroger chez lui. Quand nous l'avons arrêté, il a commencé par tout nier. Mais, au cours de l'interrogatoire, sa langue s'est vite déliée.
« La vente des canons — il y en avait cinq en effet, monsieur Forcone — vous aurait évidemment rapporté une petite fortune. Cela valait bien le risque d'être pris, à mon avis. Je regrette seulement que nos questionneurs aient fait montre... d'un excès de zèle dans leur tâche : le capitaine Alvarez a succombé avant la fin de l'entretien. J'aurais aimé vous faire entendre de ses lèvres ses aveux. Même si, avec le seul filet de langue qui lui restait pour articuler les mots, son élocution n'était pas parfaite. Les questionneurs ont maintenant hâte de vous rencontrer, monsieur Forcone, afin de compléter leurs dossiers sur le sujet. »
Phaulkon eut comme une nausée. Pauvre Alvarez, il imaginait sans peine ce qu'on lui avait fait subir. Il tenta un ultime effort pour maîtriser sa voix. Maintenant, c'était tout ou rien.
« Ce que vos questionneurs n'ont pas réussi à arracher au capitaine Alvarez, Excellence — pour la simple raison qu'il n'en savait rien —, c'est que, si la Compagnie anglaise souhaitait vendre les canons à la reine rebelle, c'était dans le but de se procurer assez d'argent pour acheter à votre Trésor une cargaison de marchandises. Afin de les expédier en Perse. » Phaulkon prit soudain un ton agressif. « Pour montrer à Votre Excellence comment les Maures vous dépouillent. »
Le Barcalon tressaillit. « Votre insolence est sans bornes, monsieur Forcone. Mais je dois admirer votre courage devant l'adversité.
— Puissant Seigneur, vous pouvez me torturer et m'exécuter, mais cela ne changera pas la vérité. Il est exact que la reine devait nous acheter les canons pour une somme importante. Cependant, Alvarez ne savait rien de nos autres mobiles. Par exemple, ce qui impliquait les Hollandais. C'était un Portugais, un étranger pour les Anglais. Il ne faisait que percevoir une commission sur la vente de quelques canons. »
Phaulkon remerciait sa bonne étoile de lui avoir fait prendre la précaution de ne pas raconter toute l'histoire à Alvarez. Le capitaine ignorait tout de la provenance des canons. Il savait seulement qu'ils étaient à vendre pour une grosse somme.
Le Barcalon dévisagea Phaulkon. « Votre récit, monsieur Forcone, a commencé par la livraison des canons à Pattani au nom des Hollandais. Nous en sommes arrivés à une vente à Pattani dont les profits iraient aux Anglais. Vous piquez ma curiosité. Où allons-nous maintenant ?
— Vous connaissez toute la vérité, Excellence. Nous comptions tout à la fois tirer de l'argent de la vente et compromettre les Hollandais. » Mestre Phanik avait raison, reconnut Phaulkon avec amertume. Ce rusé Barcalon lui avait lentement arraché la vérité jusqu'au moment où il en était arrivé à tourner pratiquement en rond.
Le Barcalon hocha la tête, comme devant un élève indocile.
« Monsieur Forcone, je vous en prie. Si les Hollandais avaient conclu précédemment des arrangements avec la reine de Pattani pour lui faire don des canons, pourquoi irait-elle les payer aux Anglais? »
Phaulkon s'était préparé à tout cela et il avait répété soigneusement ses réponses. « Nous avions rédigé une fausse lettre de la Compagnie hollandaise demandant à la reine d'effectuer le paiement à une tierce personne : Alvarez. Il vivait... il était dans l'intimité de la reine, Excellence. Elle n'aurait jamais mis en doute sa requête. Je parle et j'écris couramment le hollandais.
— Je le sais fort bien, monsieur Forcone. Cela figure dans le rapport du gouverneur. Combien de langues parlez-vous, au fait?
— Sept couramment, Excellence. Et cinq autres suffisamment bien.
— Possédez-vous des notions de comptabilité ? »
Phaulkon sentit monter en lui un vague espoir. Le
Barcalon n'aurait guère besoin de ce genre de renseignement pour l'envoyer à la mort.
« Certainement, Puissant Seigneur. Pendant deux ans, j'ai été chargé de tenir les comptes à la factorerie anglaise de Bantam. J'étais tout à la fois magasinier et responsable de l'inventaire. » Pourquoi ces questions si on n'allait pas lui accorder un sursis?
« Et vous sauriez examiner et vérifier les comptes aussi bien en siamois qu'en malais?
— Certainement, Puissant Seigneur, et dans cinq autres langues aussi. »
Phaulkon sentit son cœur se serrer : peut-être le Barcalon jouait-il avec lui au chat et à la souris, peut-être était-ce sa façon de le punir. Il ne le berçait de ce dernier espoir que pour mieux l'écraser en lui annonçant sa sentence.
« Vous comprenez, monsieur Forcone, notre société est une société agricole. Notre peuple n'a ni la tête ni le cœur à se lancer dans des entreprises commerciales. C'est pourquoi nous avons des étrangers, des Maures pour la plupart, qui occupent un certain nombre de postes administratifs. »
Les pensées de Phaulkon commençaient à errer en tous sens et il lui fallut un grand effort pour se concentrer sur les propos du Barcalon.
« Mais sont-ils de fidèles serviteurs de Sa Majesté votre roi ? » demanda-t-il.
Un sourire narquois plissa les lèvres du Barcalon.
« Disons qu'ils le sont, à peu près dans la même mesure où les employés de votre Compagnie des Indes orientales sont de loyaux serviteurs de votre roi anglais. »
La pièce commença à tourner autour de lui. Il ne fallait à aucun prix s'évanouir, se dit Phaulkon, tandis qu'un terrible vertige le prenait.
Le Barcalon examina longuement Phaulkon. Le rusé farang était toujours prosterné. Il supportait étonnamment bien l'interrogatoire, avec constance et assurance. Un homme remarquable, se dit le Barcalon. Il se rappelait les points essentiels du dossier de Phaulkon : trois mois passés dans un temple à étudier non seulement les écritures mais également le siamois royal. Stupéfiant! Où voulait-il en venir? Le Siam pourrait-il dompter une force pareille et l'utiliser à son profit? Après tout, l'homme était capable de traiter dans leur langue maternelle avec la plupart des grandes nations commerciales dont les navires faisaient escale au Siam. À condition, évidemment, que l'on pût compter sur sa loyauté. C'était là que résidait le problème. Jusqu'à quel point fallait-il se fier à un homme pareil ? À n'en pas douter, il voulait s'enrichir. Mais ses projets pour le Siam, une fois convenablement adaptés et surveillés, pourraient fort bien réussir. D'ailleurs, il fallait agir vite. La menace hollandaise était réelle et imminente. Les Maures commençaient à enfler sous l'effet de leur puissance.
Le Barcalon crut voir le corps prostré de Phaulkon secoué d'un spasme. L'homme finissait-il par craquer? Il regarda encore. Non, pas un geste. C'était peut-être son imagination. Il en faudrait assurément beaucoup pour briser le moral de cet homme-là, se dit le Barcalon. Bien sûr, il pouvait l'écraser maintenant, s'il en avait envie. Il n'aurait qu'à lire à Phaulkon quelques lignes de son propre rapport sur les découvertes qu'il avait faites dans la province de Ligor. Et quel brillant rapport, d'ailleurs! Il doutait qu'il y eût plus d'une poignée de ses meilleurs agents capables de rédiger un tel rapport. Un espion royal ! L'audace de cette idée n'avait de pair que le brio avec lequel elle avait été conçue. Non, décida le Barcalon, il n'allait pas détruire ce farang. Il fallait dompter ce capital d'intelligence et d'énergie pour les mettre au service du Siam. Il n'allait pas citer au farang le rapport écrit de sa propre main car révéler qu'il était au courant de la supercherie l'obligerait à faire exécuter l'homme. Le Barcalon frémit. Même Sa Majesté ne devrait jamais découvrir qu'un vulgaire farang avait osé prétendre avoir reçu mandat des lèvres royales.
Les contradictions ne manquaient pas dans le récit du farang, mais rien d'assez grave pour le contraindre à condamner à mort cet homme. Il éprouvait un certain soulagement à constater que le farang ne s'était pas totalement chargé lui-même durant l'entretien : le doute n'était pas permis, ses services pouvaient être précieux pour le Siam.
Une fois de plus, l'esprit du Barcalon revint au dossier. On y décrivait le mode de vie de Phaulkon comme profondément siamois, et tous les Siamois qui le connaissaient en avaient témoigné. Quel farang avait jamais fait un séjour dans un monastère et acheté à vie trois concubines? Celui-ci était assurément différent des autres. L'ensemble des témoignages décrivaient un homme sincèrement épris du Siam et de son peuple.
De toute évidence, le gouverneur de Nakhon le tenait en haute estime. Certes, le gouverneur n'avait pas la même expérience que lui des farangs, mais c'était néanmoins un bon juge des caractères. Il avait reconnu au farang des qualités de courage, de charme et d'esprit d'initiative. De cran aussi, songea le Barcalon, se rappelant la description du combat de boxe faite par le gouverneur. Cet homme sage avait eu la prévoyance d'envoyer sa nièce à Ayuthia avec la dernière dépêche. Le farang était apparemment fort épris d'elle et le gouverneur avait pensé qu'elle serait la personne idéale pour infiltrer la maison du farang si Ayuthia voulait obtenir un témoignage de première main sur les faits et gestes de son occupant. Excellente idée, se dit le Barcalon. En ce moment-même, la fille était au palais où on la formait comme espionne.
Et puis, l'homme était manifestement adaptable. Il était né dans une nation et en servait une autre. Pourquoi ne s'adapterait-il pas une nouvelle fois pour en servir une troisième? Cela traduisait peut-être un certain manque de loyauté, mais en réalité il n'avait servi qu'un seul pays : l'Angleterre. On ne pouvait pas dire qu'il s'était montré déloyal envers sa première patrie. Car comment pourrait-on en vouloir à un gamin de neuf ans qui désirait voir le monde? Quant à sa loyauté envers le Siam, eh bien, seul le temps apporterait une réponse.
Ce qu'il avait dit des Maures était certainement vrai. Bien sûr, ils volaient le Trésor. On les avait trop longtemps laissés n'en faire qu'à leur tête. Voilà longtemps que le Barcalon voulait étudier ce problème, mais il n'en n'avait jamais trouvé la disponibilité, ni personne pour les remplacer. Cet homme, ce Forcone, avec ses connaissances en comptabilité, serait-il capable aujourd'hui de révéler la vérité? Le Barcalon rit sous cape. Peut-être allait-on pouvoir tout d'abord utiliser les farangs pour saper le pouvoir des Maures. Grâce à d'habiles manœuvres qui leur feraient perdre leurs positions acquises, peut-être parviendrait-il à détourner la colère des Maures sur les farangs plutôt que sur lui-même. Cela en valait assurément la peine.
Une nouvelle fois, il tourna les yeux vers le farang prosterné à ses pieds. Si jamais l'heure était venue d'utiliser les services de cet homme, c'était maintenant. Le farang ne savait pas s'il allait vivre ou mou-rir, ses collègues étaient retenus en otages dans le Sud. Quand sa vie et celle de ses amis étaient suspendues à un fil, un homme devait être prêt à fournir les plus grands efforts.
« Monsieur Forcone, il est clair à mes yeux que votre récit comporte une trame bien mince — avec évidemment un ou deux moments de sincérité. Mais, heureusement pour vous, nous, au Siam, ne croyons pas qu'il faille punir les gens sans preuve absolue. Je m'en vais donc vous donner une chance de vous racheter en travaillant dur et en faisant preuve d'une loyauté sans défaillance. »
Il marqua un temps. La silhouette devant lui ne broncha pas.
« On va vous mettre au travail au ministère du Commerce. On vous assurera le gîte et le couvert. Rien de plus. Votre mission sera strictement confidentielle et c'est à moi seul que vous devrez faire votre rapport. Si vous révélez à quelqu'un la nature de votre travail, vous serez exécuté sur-le-champ. Vos collègues resteront en otages dans le Sud jusqu'au moment où je serai satisfait aussi bien des résultats que vous aurez obtenus que de la véritable nature de vos intentions à l'égard de ce pays. Nous garderons le secret sur le fait qu'on vous ait décerné l'ordre de l'Éléphant blanc de troisième classe. Vous pourrez rentrer chez vous le soir. Mais, chaque matin, à la première heure, vous ferez votre rapport soit à moi, soit à mes assistants au ministère. »
Phaulkon garda le silence. La pièce continuait à tournoyer autour de lui et il se sentait terriblement faible. Il avait entendu les paroles du Barcalon et les comprenait : il se sentait pourtant trop abasourdi pour réagir aussitôt. Il demeura immobile, en se forçant à retrouver son équilibre. Lentement, à mesure qu'il percevait ce qui venait de se passer, le sang revenait à son visage et, même si elle résonnait comme un écho lointain, sa voix réussit à se faire entendre au prix d'un ultime effort.
« La confiance que me témoigne Votre Excellence sera récompensée au-delà de tous ses espoirs. » Le
Barcalon inclina légèrement la tête. Le cœur fébrile, Phaulkon rampa lentement à reculons : même si son esprit était en éveil, il craignait de voir son corps lui faire défaut avant d'être arrivé à la porte.
Sunida suivait les interminables couloirs, le cœur battant à tout rompre. Au bout d'un mois passé au Grand Palais, les murs lambrissés, les magnifiques porcelaines et les légions d'esclaves l'impressionnaient toujours. Bien que personne ne lui imposât le silence, elle conservait une grande prudence, avec l'impression d'être encore une intruse, une visiteuse qui n'avait pas sa place en ces lieux. Elle se maintenait inclinée car elle avait conscience de sa taille et savait que, d'après les usages du palais, nul ne pouvait se tenir debout à l'intérieur des murs sauf pour se déplacer, et cela même quand le Seigneur de la Vie n'y résidait pas.
Malgré la grande bonté de son professeur et des deux esclaves qu'on lui avait attribuées, la danse lui manquait terriblement, tout comme la liberté de se conduire normalement, sans toutes les contraintes et les restrictions de la vie au palais. L'attrait de sa nouvelle situation commençait à s'effacer car, au fond, elle était une fille de la campagne, un esprit libre à qui on avait coupé les ailes. Mais elle volerait de nouveau, décida-t-elle et, à ce moment-là, elle rechercherait l'homme qu'elle aimait et qui lui manquait tant. Loin d'être banni de ses pensées, il se tenait chaque jour auprès d'elle, durant toutes les leçons d'amour et de maintien, sous l'apparence de Thepine. Si elle était devenue une courtisane aussi accomplie que l'affirmait sa maîtresse, c'était en grande partie grâce à lui. Car c'était l'image de son farang qui l'avait guidée et avait renforcé sa détermination à réussir. Un jour, si elle parvenait à le retrouver, ce serait lui qui bénéficierait de son expérience toute neuve. Elle sourit. Et, dès l'instant où elle se serait de nouveau allongée à son côté, jamais plus il ne consentirait à la laisser partir.
Son cœur se mit à battre plus fort tandis qu'elle suivait les instructions de Thepine et tournait à gauche dans une aile du palais. Jamais encore elle n'était parvenue jusqu'ici et cette mission l'emplissait de frayeur. Elle y avait pensé sans cesse, tout un jour et toute une nuit, depuis qu'on lui en avait parlé. Maintenant, le moment était venu. Si ce n'avait pas été un ordre du Seigneur de la Vie lui-même, elle aurait été tentée de désobéir, mais son premier devoir était envers Sa Majesté. Au cours des derniers jours, elle s'était renseignée aussi discrètement que possible et, à chaque fois, les réponses n'avaient fait que confirmer ses appréhensions. Personne n'avait eu un mot aimable à propos de cet homme. Alors pourquoi était-ce justement à lui qu'on l'offrait? N'y avait-il pas quelqu'un d'autre qui puisse mettre ses talents à l'épreuve? Au début elle avait supplié Thepine de lui épargner cette épreuve, mais sa maîtresse avait été inflexible. Elle n'était autorisée à résister que si l'homme devenait brutal.
« Petite souris, le Seigneur de la Vie, qui t'a manifesté un intérêt si particulier, a conçu cela comme ta dernière épreuve. Si tu la réussis, tu seras prête pour ta véritable mission. »
En vérité — sans s'en ouvrir toutefois à Sunida —, Thepine redoutait tout autant cette expérience, même si elle ne pouvait l'admettre ouvertement. Cela n'aurait fait qu'effrayer davantage Sunida. Mais, lorsqu'il s'agissait de Sorasak, Thepine le savait, le jugement généralement impartial du Seigneur de la Vie semblait faussé. Sa Majesté était si équitable et si lucide à tous autres égards que l'on ne pouvait expliquer son attitude envers Sorasak que par le remords qu'elle éprouvait à ne pas le reconnaître officiellement. Après tout, c'était sa chair et son sang, son seul fils. Thepine en était certaine : Sorasak était devenu, du moins en partie, le sadique et la brute qu'il était par frustration de ne pas être accepté. Car personne n'était par nature foncièrement mauvais. Thepine n'avait aucune raison sentimentale, aucun lien familial qui lui permît de justifier le comportement de Sorasak — qui, de plus, n'était pas vraiment son neveu. Mais, bien qu'elle n'eût jamais discuté ouvertement de cette question avec lui, elle était convaincue qu'il connaissait la vérité sur ses origines. Comment aurait-il pu en être autrement? C'était le secret de polichinelle du palais. Sorasak profitait pleinement de l'indulgence de Sa Majesté à son égard pour terroriser le harem : il attirait dans son repaire celles qui ne se méfiaient pas, il enlevait celles qui repoussaient ses avances et les contraignait à subir les plus redoutables épreuves. Les filles qui étaient revenues en gémissant de l'aile tristement célèbre du palais où se trouvaient ses quartiers répugnaient en général à parler de ce qu'elles avaient subi : les plaies et les cicatrices en étaient pourtant une preuve suffisante. Sa Majesté se déclarait régulièrement furieuse du comportement du jeune homme, mais le roi ne l'avait puni qu'une seule fois en lui faisant bastonner les épaules avec une canne de jonc. Dans l'intimité de ses appartements, Sorasak s'adonnait impunément à ses perversions — des perversions qui auraient provoqué l'exécution de tout autre courtisan.
Thepine elle-même n'avait jamais partagé la couche de Sorasak : non parce qu'elle était officiellement sa tante — cela ne l'aurait certainement pas arrêté —, mais parce qu'il était bien trop malin pour s'en prendre aux favorites du roi. Il les évitait avec soin, ne jetant son dévolu que sur celles dont Sa Majesté connaissait à peine l'existence. L'affront infligé à ces victimes anonymes semblait moins concerner le roi. Un jour, Thepine, scandalisée à la vue d'une fille rentrée au harem avec des vêtements en lambeaux et la peau lacérée, avait porté l'affaire devant le roi. Sa Majesté avait demandé : « Quel était son nom, disais-tu ? Est-elle au palais depuis longtemps ? »
Thepine maudit la malchance qui avait attiré sur Sunida l'attention de Sorasak. Cette intrigante de Kai, dans l'espoir de détourner les intentions de Sorasak à son égard, s'était empressée de satisfaire sa récente demande d'accroître les effectifs du harem du palais. Elle avait évoqué l'arrivée d'une fille du Sud que l'on gardait pratiquement cachée et qui, disait-on, était formée par Thepine en personne pour le plaisir de Sa Majesté. Cela avait piqué la curiosité de Sorasak qui avait chargé son page de surveiller les mouvements de Sunida. Ayant appris que chaque jour à une certaine heure elle allait se promener dans les jardins avec sa tante Thepine, il s'était caché toute la nuit dans un arbre dominant cette partie du parc et avait attendu sa venue. Il l'avait à peine aperçue, mais suffisamment pour se convaincre qu'il devait la posséder. Ce fut bientôt pour lui une obsession et, excité par un tel défi, il avait renoncé à sa tactique habituelle et s'en était allé trouver directement le roi, harcelant Sa Majesté pour qu'on lui permît de la prendre dans sa couche une seule nuit. D'abord inflexible, le souverain avait fini par céder quand Sorasak lui avait rappelé son prochain anniversaire et lui avait fait remarquer que, ce jour-là, Sa Majesté lui accordait toujours une faveur spéciale. L'anniversaire de Sorasak, pénible rappel de la naissance de son fils unique, était pour Sa Majesté un jour particulièrement sensible. Le Seigneur de la Vie avait donné son accord en prévenant seulement Sorasak qu'il ne devait faire aucun mal à la fille.
Thepine n'ignorait pas tout cela car c'était elle qui avait plaidé la cause de Sunida devant le roi. Elle savait que Sa Majesté évitait Sorasak tout autant à cause de son caractère pervers, qui s'était manifesté dès son jeune âge, qu'en raison de la basse extraction de sa mère. Elle avait conscience des hésitations de Sa Majesté à propos de Sunida et sentait qu'elle l'aurait emporté si Sorasak n'avait pas invoqué ainsi habilement l'argument de son anniversaire. Sa Majesté, ne souhaitant pas révéler la véritable raison pour laquelle elle avait cédé, avait dit à Thepine que le rendez-vous de Sunida avec Sorasak serait l'ultime épreuve qui montrerait si elle était prête à accomplir sa mission : si elle pouvait plaire à Sorasak, si elle était prête pour n'importe qui. Il avait en outre assuré à Thepine que Sorasak avait reçu la très stricte consigne de ne lui faire aucun mal.
Mais Thepine savait ce que Sorasak avait été capable de commettre impunément par le passé : elle était donc bien loin de se sentir rassurée. Elle avait tenté de minimiser le danger devant Sunida, tout en s'efforçant de la mettre sur ses gardes.
« Tu n'auras pas à passer plus d'une nuit avec cet homme et tout ce que tu devras faire, c'est de réussir à lui plaire. Souviens-toi de ce que je t'ai dit : ne lui résiste pas. C'est seulement quand on le contrarie qu'il peut devenir méchant. Utilise simplement les talents que je t'ai enseignés, et il sera comme un bébé dans tes bras. Je sais que tu ne vas pas décevoir ton professeur, petite souris. »
Malgré les encouragements de Thepine, Sunida était terrifiée. Après tout, l'homme était le neveu de sa maîtresse et celle-ci nourrissait peut-être des préjugés en sa faveur. Au palais la réputation du prince était telle que même les deux esclaves que l'on avait affectées au service de Sunida redoutaient de devoir un jour être admises dans son harem. On racontait qu'il pratiquait la sodomie, et sa cruauté sadique, disait-on, marquait ses victimes pour la vie.
Tout l'enthousiasme qu'avait jadis éprouvé Sunida à mettre en pratique son apprentissage — les séances d'essais avec les esclaves femmes, les massages sensuels, les préparations culinaires, les arrangements floraux —, tout cela s'évanouissait maintenant et elle ne pensait plus qu'aux épreuves que son esprit et son corps risquaient de subir entre les mains de cette brute.
On le disait fort comme un bœuf, le corps affûté par de constants exercices physiques, et surtout la boxe. Elle avait même entendu dire qu'il disparaissait parfois en pleine campagne pendant des semaines d'affilée, afin de suivre les tournois et de sauter incognito dans l'arène pour défier un vainqueur. Allait-il la rouer de coups comme un adversaire à la boxe, ou lui laisser des cicatrices indélébiles ? Une nouvelle fois, la vision de son merveilleux farang de Ligor se dressa devant elle. Si seulement c'était lui qu'elle allait rejoindre maintenant! Avec quelle joie elle s'abandonnerait dans ses bras, avec quelle ardeur elle mettrait en pratique ses talents récemment acquis! Où pourrait-elle le retrouver? se demandait-elle avec tristesse.
En entrant dans l'aire du palais occupée par Sorasak, elle rencontra plusieurs jeunes esclaves qui la dévisagèrent avec curiosité. Compatissaient-elles déjà à son sort?
Le cœur tremblant, elle s'arrêta devant la porte marquée de l'insigne noir d'un taureau et frappa timidement.
Sorasak dut faire un effort pour se contrôler. Comment son père pouvait-il rester aussi calme? Le boxeur au cou de taureau observait le général, les yeux plissés.
Ils étaient dans les appartements du général Petraja, à quelques portes de ceux qu'occupait Sorasak dans la même aile du palais. Par contraste avec l'austère ameublement de Sorasak, chez le général les murs étaient omés d'épées et de dagues incrustées de joyaux, et couverts de tableaux représentant des éléphants de guerre dans des scènes de bataille. Un poème chantant les victoires du général trônait dans un cadre d'argent au centre d'une paroi et, dans chaque coin de la pièce, sur des coffres en or s'étalaient toutes sortes de médailles et de décorations gagnées lors des campagnes de Birmanie et du Cambodge.
Le général considérait son fils adoptif d'un air impassible et soutenait son regard en maîtrisant son impatience. Après tout, c'était aujourd'hui l'anniversaire de ce garçon.
« Mais où tout cela finira-t-il, père ? Voilà que nous avons maintenant un de ces farangs employé au ministère du Commerce! N'avons-nous donc rien appris de l'expérience hollandaise, avec leur blocus du Menam et leur conquête du Sud ? » Voyant que son père continuait à le dévisager, Sorasak secoua la tête. « Je n'arrive toujours pas à croire que le Pra Klang ait pu permettre aux farangs d'infiltrer un de leurs espions au ministère. Qui plus est, cela n'aurait pu se faire sans l'approbation de Sa Majesté. »
Quand il serait roi, songea Sorasak, de telles choses ne se produiraient plus. Car un jour il serait roi, il l'avait juré, quand son véritable père aurait la décence de reconnaître son nom et de proclamer sa légitime parenté. Seuls les frères du roi, il en était convaincu, obligeaient Sa Majesté à garder secrète aux yeux du monde l'identité de Sorasak : ces oncles fourbes et terrifiés à l'idée de perdre leurs droits au trône. Ils savaient qu'ils n'étaient pas de taille devant lui, en matière de force physique ou de ruse. Ils étaient incapables de chasser, de boxer, pas plus que de se jouer de l'envahisseur farang comme lui-même y parviendrait. Ses oncles! Il ricana. L'un d'eux était un être anormal et un ivrogne, l'autre un eunuque efféminé cramponné au panung de Yotatep dans l'espoir de faire valoir ses prétentions. Non, quand il serait roi, il chasserait jusqu'au dernier tous les farangs du pays, débarrassant une fois pour toutes le Siam de leur influence empoisonnée et de leurs projets sournois.
« Bien sûr, mon fils, cela s'est fait avec l'approbation de Sa Majesté, confirma le général. Les farangs constituent une menace parce qu'ils sont plus avancés que nous sur le plan scientifique. Certes, leurs coutumes et leurs habitudes sont tout à fait répugnantes : ils mangent le corps d'autres animaux, ils n'ont pas appris, comme nous l'avons fait depuis mille ans, à dominer leurs émotions. Pourtant, ils constituent un danger que nous devons détourner en apprenant d'eux ce qu'ils connaissent parfaitement. Et comment mieux nous y prendre qu'en gardant parmi nous l'un des leurs et en étudiant ses méthodes?
— Mais pourquoi ne peuvent-ils pas rester dans leur pays? interrogea Sorasak. La vie n'est-elle pas suffisamment agréable là-bas ? Est-ce que nous allons les ennuyer chez eux ? Est-ce que nous envoyons nos moines convertir leur peuple à la foi bouddhiste ?
— Non, répondit le général, parce que nous sommes plus tolérants. Nous acceptons que plusieurs voies puissent conduire à Dieu, alors qu'ils croient que seule la leur peut mener au salut. Comme je te l'ai dit, sur le plan spirituel ils ont du retard. C'est seulement dans la science qu'ils excellent : c'est sur ce point que nous devons faire des efforts. Par exemple, en ce qui concerne les armes de guerre.
— Précisément, fit Sorasak. Regardez leur façon d'opérer. Tout d'abord, ils envoient leurs prêtres puants et leurs marchands pour infiltrer le pays. Une fois qu'ils ont évalué la force de notre patrie, ils signalent à leurs armées que le moment est venu. Voilà comment ces Hollandais pourris ont bâti leur empire dans le Sud. Ne voyez-vous pas que c'est maintenant le tour du Siam, père? »
Le roi commettait une erreur terrible en recevant ces prêtres de façon aussi libérale, songea Sorasak. Il aurait bien mieux valu leur fermer toutes les portes. Il n'était pas encore trop tard. Sa Majesté vieillissait et si lui, Sorasak, héritier légitime, devait bientôt monter sur le trône, il serait peut-être encore temps de procéder aux changements nécessaires.
« Il est possible que ce soit le tour du Siam dans leurs plans, Sorasak, mais qui dit que, de notre côté, nous ne serons pas prêts à les accueillir? »
Plus que tu ne peux t'en douter, mon garçon, pensait le général. Il avait négocié en secret avec le prince Daï, le chef macassar et le plus vaillant guerrier du Siam, qui avait dû abandonner son pays aux Hollandais. Deux marchands espagnols venaient de partir pour Bantam afin d'acheter ostensiblement des canons hollandais et renforcer ainsi les garnisons espagnoles des Philippines. Sitôt les canons discrètement acheminés jusqu'au Siam, les Espagnols instruiraient ses meilleurs capitaines sur la manière de s'en servir. Entre les canons et les intrépides Macassars, les Hollandais allaient avoir une belle surprise.
Mais pas question de confier ces choses-là à Sora-sak, même pour son vingt-huitième anniversaire : il était trop présomptueux et trop imprévisible.
« En quoi sommes-nous prêts à les affronter, père ? interrogea Sorasak, cachant à peine son mépris. Avec des arcs et des flèches contre leurs canons?
— Avec des effectifs plus importants et une ruse plus grande », répondit patiemment le général.
Combien de fois Petraja n'avait-il pas regretté de ne pouvoir publiquement désavouer ce garçon dont les tristes exploits rejaillissaient sur lui en tant que père et n'arrangeraient pas ses affaires pour l'accession au trône. Mais c'était un engagement qu'il avait pris voilà longtemps envers le roi : la chose était irréversible.
Sorasak remarqua l'expression du visage du général et devina ses pensées. Pourquoi Sa Majesté refusait-elle de le reconnaître? se demanda-t-il une nouvelle fois, comme il l'avait déjà fait si souvent. Simplement parce que sa mère était une paysanne? Sa Majesté allait-elle au moins se rappeler que c'était aujourd'hui son anniversaire ? Cette date anniversaire apparaissait toujours à Sorasak comme un jour sombre et honteux, trop déshonorant pour qu'on ose l'évoquer, et a fortiori pour qu'on le fête. Il fut envahi d'une brusque tristesse, d'un terrible sentiment d'isolement en songeant aux dizaines de jeunes enfants que chaque année on recevait au palais, envoyés de tous les coins du pays par des sujets en adoration, afin qu'ils soient élevés sous la tutelle royale. Tout ce que ces enfants avaient à faire, lorsqu'ils posaient pour la première fois leur regard sur Sa Majesté, c'était de sourire : ils gagneraient ainsi le privilège de passer les sept premières années de leur vie au palais, sous l'œil bienveillant des nourrices royales. On ne les renvoyait chez eux que si leur première réaction consistait à exprimer leur mauvaise humeur ou à pleurer. Tous les anniversaires de ceux qui avaient eu la chance de montrer un visage souriant étaient célébrés avec beaucoup d'éclat, alors que le sien — lui qui était de la même chair et du même sang que le roi — était un jour qu'il fallait enterrer et oublier. L'un de ces pupilles avait à ce point conquis le cœur du roi que Sa
Majesté ne l'avait pas renvoyé à l'âge de sept ans chez ses parents, comme des dizaines d'autres, mais l'avait gardé et élevé comme son propre fils. Il avait maintenant vingt ans. Sorasak serra les poings en pensant à Pra Piya.
« Mais, dis-moi, demanda le général d'un ton plaisant, qu'aimerais-tu recevoir comme cadeau en ce jour faste? »
Sorasak réfléchit un moment. Ce qu'il préférerait pour l'instant, ce serait se venger de ces détestables prêtres farangs, de ces espions sournois qui, en invoquant leur fichue religion, avaient empêché que cette jolie petite Japonaise ne vienne rejoindre son harem. Nul n'avait jamais osé s'opposer à lui auparavant et c'était une insulte qu'il n'était pas près d'oublier. Elle avait la peau d'une blancheur exquise, contrairement à ces dragons de Circassiennes au corps lourd et aux membres épais qui étaient arrivées en guise de présent du shah de Perse à Sa Majesté. Il avait suffi à Sorasak d'un coup d'œil : il ne les désirait pas, malgré la blancheur de leur peau. En revanche, cette Japonaise — ou cette Portugaise — avait l'habituelle délicatesse d'une Siamoise jointe à une beauté farang tout à fait désirable. « J'aimerais, père, que vous usiez de votre influence pour me faire obtenir comme concubine cette petite Portugaise dont je vous ai parlé. Elle s'appelle Maria.
— Tu parles de la nièce du marchand Phanik?
— Oui, père. Je suis très sérieux à son égard.
— Mais je croyais que tu lui avais écrit et qu'elle avait repoussé ton offre?
— Mais peut-être que si vous la présentiez... éner-giquement à l'oncle... »
Petraja se rembrunit. « Ce sont des catholiques, Sorasak : voilà de toute évidence pourquoi elle t'a repoussé. Sinon ç'aurait été un honneur pour la famille, j'en suis sûr. »
Et une terrible tragédie pour elle, songea le général, en se rappelant la gracieuse jeune beauté qu'il avait rencontrée à la réception de mestre Phanik.
« Mais, père, si vous faisiez pression sur son oncle...
— Je ne puis forcer personne à se marier contre sa religion. Notre pays s'est toujours vanté de tolérer les croyances d'autrui. »
Sorasak sentait croître sa frustration. « Mais ce sont ces prêtres fanatiques qui l'ont corrompue en lui faisant croire qu'elle ne peut se permettre de partager un homme avec d'autres femmes. Je la ferai vite changer d'avis. Après tout, ce n'est que la nièce d'un marchand, alors que je suis le fils de... (il hésita) le fils du héros le plus décoré du pays. Comment ose-t-elle m econduire ? Et pourquoi me demandez-vous ce que je désire, père, si vous n'êtes pas disposé à me l'accorder?
— Parce que je m'attends à ce que tes requêtes soient raisonnables, répondit Petraja en réprimant sa colère.
— Raisonnable? éclata Sorasak. Qu'y a-t-il de déraisonnable à proposer à la nièce d'un marchand une place au palais? C'est une proposition plus qu'honnête, dirais-je, et que ne justifie même pas la situation de cette fille. Elle devrait en être honorée.
— Si elle n'était pas catholique, à n'en pas douter elle le serait, répliqua Petraja en se demandant combien de temps encore il allait pouvoir garder son calme.
— Mais c'est mon anniversaire, insista Sorasak en élevant la voix. Et si vous étiez vraiment mon père, vous vous préoccuperiez davantage de mon bonheur. » Il regarda le général d'un air de défi. « Il est vrai que vous n'êtes pas mon père, n'est-ce pas ? Vous croyez que je ne le sais pas ? »
La rage fit éclater le général qui gifla violemment Sorasak. « Ne t'avise jamais de me parler encore une fois sur ce ton, misérable ingrat. »
Sorasak se frotta la joue, furibond, tous ses muscles secoués par une fureur rentrée. Puis il tourna les talons et quitta la pièce. Au diable son prétendu père, jura-t-il en descendant le couloir qui menait à ses appartements. Au diable son hvpocrisie. Combien de fois n'avait-il pas entendu le général déclarer que, si l'on ne s'opposait pas à eux, ces maudits prêtres ne tarderaient pas à décréter à Sa Majesté qu'elle ne pouvait avoir plus d'une épouse ? Il savait que le général considérait les farangs comme une menace dont il fallait se débarrasser. Il avait même affirmé à Sorasak qu'une faction de plus en plus importante parmi les courtisans du roi partageait cette opinion. Alors, pourquoi son prétendu père n'affichait-il pas ouvertement ses opinions? Il y attachait suffisamment d'importance. Qu'attendait-il donc?
Sorasak fit jouer ses muscles : il sentait tout son corps tendu vers l'action. Dans ces moments-là, il n'aimait rien tant que disparaître dans la campagne pour s'adonner à son sport favori, la boxe. Et plus d'une fois, l'organisateur du combat lui avait remis deux ticals pour avoir remporté la victoire, sans se douter de son identité. Il décida de partir au matin; mais il allait d'abord regagner ses appartements pour voir si le roi avait pensé à lui envoyer pour son anniversaire cette superbe nouvelle concubine.
Tendu et furieux, Sorasak poussa la porte.
Sunida attendait, haletante, dans un coin. La pièce était sommairement meublée : d'un côté, une table basse en rotin, des murs nus et sur le sol des nattes de feuilles de bambou. Au-dessus de la porte était accroché quelque chose qui ressemblait à ces robes de prêtres, ces longues robes brunes qu'elle avait vu porter par les hommes de Dieu farangs. Se pouvait-il que Sorasak fût chrétien? Elle n'avait jamais entendu dire...
Il y avait une petite fenêtre tout en haut d'un mur, mais elle était fermée et la chaleur était étouffante. Dehors, la nuit tombait et deux petites bougies éclairaient chichement les recoins sinistres de la pièce. Sunida se sentait mal à l'aise, son cœur battait à tout rompre. Elle serait heureuse une fois que cette épreuve serait terminée.
Soudain la porte s'ouvrit toute grande et son cœur s'arrêta. Sorasak se tenait sur le seuil, les bras croisés sur la poitrine. Il bombait les muscles de ses jambes et de ses avant-bras et sa grosse tête carrée reposait comme un bloc sur ses épaules. Il la contempla et un sourire s'épanouit lentement sur son visage.
Sunida le salua en souriant bravement.
« Alors, dit-il, tu es la fille qui vient de Nakhon ?
— Oui, mon Seigneur. »
Il referma la porte et poussa le verrou. Il aperçut la robe de jésuite pendue au mur et la décrocha.
« Ôte tes vêtements et passe ceci », ordonna-t-il en lui tendant la robe.
Sunida eut un regard inquiet : instinctivement elle était intimidée, voire effrayée, à l'idée de porter une tenue religieuse, surtout celle des prêtres farangs.
« J'ai dit : passe-la ! » Il parlait d'une voix dure aux inflexions menaçantes.
Il la regarda avec intérêt se dépouiller tout d'abord de l'écharpe qui recouvrait ses seins charmants, puis se tourner vers le mur pour dénouer les pans de son panung.
« Tourne-toi par ici », ordonna-t-il. Elle pivota vers lui d'un air gauche et enfila prestement la robe. Un moment, il la toisa du regard puis son sourire s'élargit. Elle était parfaite dans cette robe brune, ses longs doigts minces émergeant des manches et le contour de ses seins superbes nettement visible sous les plis de letoffe.
« Dénoue tes cheveux et resserre la ceinture », dit-il.
Elle défit son chignon et laissa ses lourds cheveux sombres ruisseler sur ses épaules. Puis elle resserra autour de sa taille la cordelière, ce qui fit ressortir les courbes de son corps.
Il la contemplait avec admiration. « Désormais, tu vas être un prêtre farang. » Il marqua un temps. « Voyez-vous, mon Père, je suis venu pour être baptisé. Et vous devez me préparer. »
Les effets conjugués de la chaleur et de la crainte faisaient perler des gouttes de sueur sur le front de Sunida. Elle se sentait le ventre et les reins moites. Levant les yeux vers Sorasak, elle vit la transpiration ruisseler sur la poitrine nue de l'homme, tandis que la lueur dansante des chandelles projetait des ombres sur son visage grimaçant. Pourquoi profanait-il la tenue des prêtres farangs? Une angoisse superstitieuse l'étreignit, mais elle était en son pouvoir et elle jugea qu a ce stade il était préférable de satisfaire ses caprices.
« Tu veux devenir chrétien, mon fils? » demanda-t-elle. Elle ne savait pas trop quel rituel suivre et espérait que les dieux farangs lui pardonneraient.
« Oui, mon Père. Mon frère s'est converti l'an dernier. Dois-je me dévêtir maintenant pour que vous puissiez laver mon corps dans l'eau bénite ?
— Allonge-toi sur la natte là-bas. » Elle improvisa, désignant la partie de la pièce la plus proche de la porte. Mieux valait être près de la sortie, lui avait conseillé un jour Thepine. On ne savait jamais.
Sorasak ôta son panung et s'allongea sur la natte. Elle prit une serviette et la plongea dans la grande jarre d'eau posée dans la partie réservée au bain. Puis, avec les longs mouvements sensuels que Thepine lui avait enseignés, elle commença à baigner le corps de Sorasak. Il fallait absolument qu'elle garde le contrôle de cette brute, elle le savait. Elle remarqua que sa lance d'amour se dressait rapidement et qu'il avait maintenant les yeux fermés.
« Vous devez être un prêtre de haut rang, mon Père », observa-t-il tandis qu'elle continuait.
Sunida était horrifiée de voir à quel point il devait détester les prêtres farangs pour souiller ainsi leurs rites. Une fois de plus, elle implora le pardon de tous les dieux, les dieux farangs aussi bien que les siens.
« J'ai fait de nombreux convertis, mon fils, c'est vrai », ajouta-t-elle.
Il eut un sourire mauvais. « Mon frère m'a dit que votre saint livre parle du Paradis sur la terre et que c'est le devoir du prêtre de montrer ce que cela veut dire. Voudrez-vous m'initier, mon Père, quand je serai baptisé ? »
Sorasak était maintenant très excité, elle le voyait bien, et les veines de son cou de taureau étaient gonflées. À quel genre d'initiation pensait-il ?
« Bien sûr, répondit-elle nerveusement.
— Où est le vin, mon Père? interrogea-t-il. L'avez-vous apporté? »
Elle hésita.
« Vous avez de la chance, mon Père, car j'en ai. Dans le recoin, là-bas. » Il désigna une cruche posée sur une table basse. « Allez le chercher. »
Sunida se leva, manqua trébucher dans les plis de sa lourde robe et alla chercher la cruche, les narines pincées devant la forte odeur de l'alcool.
Il s'assit et but une gorgée. « Mon frère m'a dit que c'est le sang de notre Seigneur Dieu. Il faut que vous en buviez aussi, mon Père », fit-il en lui tendant la cruche.
Sunida était profondément choquée. Elle porta la cruche à ses lèvres, bien décidée à ne pas en avaler une goutte. C'était la religion de l'homme qu'elle aimait et elle refusait de participer à toute cette plaisanterie blasphématoire.
« Tu ne bois pas », dit-il en fronçant les sourcils.