L’AFFAIRE PIKESTAFFE
I
La remarquable longévité des gouvernantes mériterait d’éveiller l’intérêt d’un physiologiste : peut-être pourrait-il proposer des explications. Il y a longtemps que les garçons, les filles, confiés à leur garde sont parvenus à l’âge adulte, mariés, pères et mères de famille, et elles sont toujours en vie. Cinquante années après que l’une de ces femmes eut commencé son éducation, son ancien élève disait : « C’est à croire qu’elle s’accroche à l’existence… Oh ! nous nous occupons d’elle, bien sûr. Elle ne manque de rien ! »
Les « enfants distingués » d’une « famille distinguée » avaient ainsi continué à s’occuper de leur ancienne gouvernante, miss Helena Speke. Sa santé était toujours aussi florissante. Ils s’étaient cotisés pour l’installer dans une charmante petite maison où elle pouvait prendre des pensionnaires – du sexe masculin, de préférence. Ceux-ci trouvaient là une chambre, l’usage d’une salle de bains commune, et le petit déjeuner du matin. Miss Speke gérait parfaitement sa petite entreprise ; elle faisait mieux que joindre les deux bouts, elle vivait gentiment.
Les candidats locataires, surtout ceux qui briguaient l’appartement du premier étage, devaient être recommandés. Miss Speke accueillait avec la plus grande froideur ceux qui se présentaient sans une lettre d’introduction. Elle ne faisait jamais aucune publicité. Elle n’en avait d’ailleurs pas besoin. Les deux étages supérieurs étaient occupés depuis des années par les mêmes locataires : un chef de bureau dans une banque, et un clergyman à la retraite. Il n’y avait guère que le plus bel appartement auquel il arrivât d’être libre de temps à autre. Son prix, qui était avant la guerre de deux guinées tout compris, avait été porté naturellement à quatre, et le locataire devait payer en supplément le gaz, l’électricité et le bain. Le petit déjeuner – elle était légitimement fière de ses petits déjeuners – était compris.
Il y avait à présent longtemps que cet appartement du premier était vacant. Le coût de la vie préoccupait miss Speke, comme il préoccupe tout le monde. Sa bonne ne touchait que des gages modiques, mais elle était incapable ; miss Speke s’était promis d’en changer dès qu’elle aurait pu louer son appartement. Les « enfants distingués » étaient dispersés dans le monde entier ; l’aîné avait été tué pendant la guerre ; une soeur mariée vivait aux Indes ; une autre était plongée dans les affres d’un divorce – une affaire qui coûte cher. Le dernier, le plus généreux des quatre, était traduit devant la Cour des Faillites et ne pouvait donc lui venir en aide.
Pour faire face à cette situation, miss Speke, dont le moral demeurait intact, décida de faire passer des annonces. Elle précisait que « des références seraient exigées », mais, dans son for intérieur, elle comptait bien juger par elle-même. Si un candidat ayant tous les dehors d’un gentleman se présentait, il était possible qu’elle l’acceptât d’emblée. Elle considérait le clergyman et le chef de bureau comme une protection. Elle disait : « J’ai au troisième un clergyman de l’Église anglicane. Il est chez moi depuis onze ans. À l’étage au-dessous, un banquier. Comme vous voyez, ma maison est très tranquille. » Ces paroles faisaient partie de ses formules rituelles pour accueillir les candidats ; elle les recevait debout sur le linoléum de l’entrée, à côté du portemanteau. Ce grand homme mince, pâle, aux cheveux clairsemés, y eut droit aussi. Son linge était impeccable. Il lui dit qu’il était précepteur, qu’il enseignait les Mathématiques supérieures aux jeunes gens de diverses familles dont il cita les noms, fort honorablement connus, à titre de références. Il poursuivait lui-même des études personnelles, écrivait pendant ses heures de loisirs. Il donnait ses leçons au domicile de ses élèves, dont l’un habitait Belgrave Square, l’autre l’Albany. Ce n’était guère qu’après l’heure du thé ou dans la soirée qu’il se livrerait à ses travaux. Tout cela était exposé en termes concis, mais extrêmement courtois.
M. Thorley s’exprimait avec aisance, d’une voix douce, aimable ; son regard était pénétrant ; il avait l’air abandonné de quelqu’un qui a besoin qu’on s’occupe de lui, au point de déclencher, dans le coeur desséché et plutôt méfiant de miss Speke, comme un élan de sollicitude. Il faisait homme de science jusqu’au bout des ongles, et c’était un gentleman, expliquait-elle ensuite à ceux qui s’intéressaient à lui. Ils étaient d’ailleurs nombreux, et parfois désagréablement insistants. Mais l’élément décisif qui avait joué en faveur de M. Thorley était le fait, évoqué dans la conversation, qu’il avait été en relations avec une famille distinguée de Portman Square où elle avait été gouvernante. Elle n’avait pas gardé de lui un souvenir précis, mais il disait avoir connu lady Araminta, la mère des enfants confiés à sa garde.
C’est ainsi que M. Thorley – John Laking Thorley, M. A. du Jésus College, Cambridge – fut admis par miss Speke comme locataire du plus bel appartement, au premier étage, aux conditions indiquées, petit déjeuner compris. Il avait si bien gagné sa confiance qu’elle ne se donna jamais la peine de vérifier les références qu’il lui avait données. Elle avait de la sympathie pour lui, elle avait confiance, et un peu pitié. Il n’avait pas marchandé, pour essayer de lui faire rabattre sur son prix. Il avait juste réfléchi un instant, puis avait dit d’accord. D’ailleurs, il se révéla comme un locataire exemplaire ; il se couchait de bonne heure et ne se levait pas trop tôt, il avait des habitudes régulières, il n’exigeait pas trop de la nouvelle servante qui coûtait si cher, il ménageait les serviettes, l’électricité, évitait de faire des taches d’encre, payait rubis sur ongle ; il ne l’importuna pas une seule fois de ses plaintes ou de ses réclamations, comme il arrivait aux autres locataires de le faire, le banquier et le clergyman tout comme les autres. Bien mieux, il était soigneux, il ne perdait jamais rien, car il mettait invariablement chaque chose à sa place et savait exactement où la trouver. Elle remarqua immédiatement à quel point il était méticuleux.
Surtout dans les premiers temps, miss Speke étudia son comportement comme elle faisait pour tous ses locataires. Elle examina sa chambre alors qu’il était sorti pour la matinée. Elle prit son temps, sachant parfaitement qu’il ne viendrait pas la déranger à l’improviste. Elle n’était pas indiscrète, mais simplement curieuse. « J’ai le droit d’être renseignée sur le compte des messieurs qui vivent sous mon toit », se disait-elle pour être d’accord avec sa conscience.
M. Thorley avait tous les vêtements qu’il faut avoir, y compris l’habit, les gants blancs, le chapeau de soie. Énormément de bottines et de souliers. Son linge était beau et en bon état. Dans l’ensemble, sa garde-robe, bien qu’ayant besoin de quelque entretien, surtout du côté des chaussettes, était celle d’un gentleman.
Miss Speke n’était intriguée que par une seule chose : de toute évidence, M. Thorley n’aimait pas le grand miroir en pied, sur son socle d’acajou – un cadeau de l’« enfant généreux », celui qui allait précisément comparaître devant le Tribunal des Faillites – ce meuble élégant qui constituait le plus bel ornement de l’appartement le plus coté. Un matin, le deuxième ou troisième après l’arrivée de M. Thorley, miss Speke était entrée dans sa chambre avant que la servante eût commencé le ménage, et elle avait constaté, à sa grande surprise, que le grand miroir en pied était tourné du côté du mur. On ne voyait que son envers, qui n’avait rien de décoratif.
— Ça m’a donné comme un choc, raconta-t-elle par la suite : un meuble si élégant !
Sa première idée fut qu’il l’avait brisé ; elle en eut froid dans le dos. Mais non, le meuble était intact. Elle resta là, stupéfaite, se demandant pourquoi son nouveau locataire avait fait cela. Elle remit l’objet dans sa position normale et sortit de la chambre. Le lendemain matin, il était de nouveau tourné du côté du mur. Le jour suivant, elle retourna le miroir pour le retrouver, encore une fois, le lendemain matin, tourné du côté du mur. Elle interrogea la bonne, qui n’était au courant de rien.
— Je pense qu’il aime mieux que ce soit comme ça, m’dame. Moi, je n’y ai jamais touché.
Elle ne put obtenir d’autre réponse de Sarah.
Après être restée longtemps perplexe, elle décida que cela devait avoir quelque chose à voir avec la lumière. M. Thorley, elle s’en souvenait, portait, pour lire, des lunettes à monture de corne. Elle eut l’appréhension d’un mystère qui lui donna une légère – oh ! très légère – impression de malaise. Allons ! s’il n’aimait pas ce beau miroir, elle n’avait qu’à le mettre dans sa propre chambre. Elle était un peu choquée de le voir ainsi dédaigné. Il n’y avait pas beaucoup de loueuses de chambres meublées qui pussent se vanter de posséder un miroir en pied. Quelques jours plus tard, elle rencontra M. Thorley sur le linoléum devant le portemanteau et elle lui demanda s’il était bien installé, si le petit déjeuner était à son goût. Celui-ci se montra poli, affable, même. Tout était parfait, il l’en assura. On ne s’était jamais aussi bien occupé de lui. Et la maison était si calme.
— Et le lit, monsieur Thorley. Vous dormez bien, j’espère ?
Elle essayait de faire dévier la conversation du côté du miroir, mais avec précaution. Pour une raison ou une autre, elle éprouvait une certaine difficulté à entrer dans le vif du sujet. Il lui sembla tout d’un coup que sa façon de se comporter à l’égard de ce miroir en pied était un peu insolite. Cette miss Speke, gouvernante en retraite, n’avait aucun sens de la fantaisie. Un très léger soupçon, l’intuition de l’étrange, effleura son esprit, puis se dissipa. Mais elle sentait qu’il y avait quelque chose. Seulement, elle ne pouvait l’exprimer correctement.
— Il n’y a rien dans la chambre que vous voudriez voir changer ? demanda-t-elle avec un sourire… un arrangement différent ?
M. Thorley hésita un moment. Puis, une expression curieuse, triste, affligée, se peignit sur son visage pensif pour se dissiper aussitôt. En cet instant, l’idée qu’on aurait pu déplacer un objet semblait le révolter.
— Rien, miss Speke, répondit-il avec courtoisie et sans hésitation. Tout est exactement comme je l’aurais souhaité. Puis, en s’inclinant légèrement, il ajouta : « J’espère que ma machine à écrire ne dérange personne. Dites-le-moi, je vous prie, s’il en est autrement… »
Miss Speke lui donna l’assurance que nul ne se souciait de sa machine à écrire, que personne ne l’avait seulement entendue, et cela, en faisant à son tour, une charmante petite révérence accompagnée d’un sourire. M. Thorley sortit pour aller donner ses leçons de Mathématiques supérieures.
« Bon ! Et moi qui ne lui ai rien demandé ! » se dit-elle. Mais la chose s’était révélée impossible. Elle le regarda par la fenêtre, descendre la rue, la tête penchée, perdu dans ses pensées, ses livres sous le bras ; il avait, en tout point, l’aspect d’un vrai gentleman, d’un homme de science. La personnalité de son locataire avait fait sur miss Speke une profonde impression, mais celle-ci restait intriguée. Au moment où il tournait le coin de la rue, elle s’avoua deux choses : elle était soulagée de le savoir parti pour la journée, sans risque de le voir rentrer à l’improviste ; ensuite, elle avait envie d’aller voir quel genre de livres il lisait. Une minute après, elle était dans le salon de M. Thorley. Tout était déjà remis en ordre, le ménage était fait, le plateau du petit déjeuner enlevé. Une partie des livres se trouvaient sur la table, là où il les avait laissés, le reste sur la cheminée qu’il utilisait comme étagère. Elle était seule, la bonne en bas dans la cuisine. Elle se mit à examiner les livres. Cet inventaire la laissa intriguée et perplexe. « Je n’y comprends rien », reconnut-elle. C’étaient évidemment des livres d’un certain prix, et cela n’était pas fait pour lui déplaire. « Quelque chose à voir avec son travail, je pense, des mathématiques, des questions de ce genre », décida-t-elle après avoir feuilleté des pages et des pages couvertes de sortes d’hiéroglyphes (elle ne connaissait pas l’usage du mot « symbole » dans ce sens-là). Il n’y avait pas de phrases imprimées, rien qu’elle pût saisir ; ces figures étaient peut-être d’Euclide, ou bien avaient-elles un sens en astronomie. La plupart des noms propres étaient étranges et parfaitement inconnus d’elle : Gauss ! Minkowski ! Lobatchewski ! Certains étaient allemands, elle s’en montra un peu choquée. Un certain Einstein paraissait être l’un des familiers de son locataire. C’était dommage, elle avait tendance à voir là une faute de goût. Tout cela l’inquiétait bien un peu. Non, elle éprouvait plutôt ce vague respect voisin de la crainte qu’inspirent aux gens simples les choses qui dépassent leur entendement. À présent, elle avait hâte d’en avoir terminé avec cet inventaire, et ce qu’elle estimait être l’accomplissement d’un devoir.
« Il n’y a rien ici », se dit-elle, voulant signifier par là rien qui pût expliquer la désaffection de son locataire pour le miroir en pied. Avec un désappointement teinté d’un vague soulagement, elle se mit à examiner les papiers personnels de M. Thorley. Celui-ci, en homme méticuleux, les avait rangés dans un tiroir. Il ne laissait jamais rien traîner. Bien entendu, s’il s’était agi d’une lettre, miss Speke n’aurait pas songé à la lire. Mais il n’en allait pas de même des papiers, et, en particulier, des papiers scientifiques. Elle éprouva cependant un léger scrupule de conscience quand elle feuilleta l’une après l’autre de grandes pages de papier écolier couvertes de dessins, de courbes, de diagrammes tracés d’une encre encore fraîche, de cette encre dont il ne répandait jamais une goutte. Une chose lui sauta aux yeux, la saisit : au milieu d’une page, entouré d’hiéroglyphes griffonnés, de chiffres, de courbes, de lignes sans signification pour elle, se trouvait un croquis du miroir en pied. Des courbes y pénétraient, le traversaient, ressortaient de l’autre côté. Elle savait qu’il s’agissait bien du miroir ; sa forme était reconnaissable, et de plus, ses dimensions exactes étaient portées sur le croquis à l’encre rouge.
Qu’est-ce que tout cela pouvait bien signifier ? Elle examinait attentivement cette étrange feuille de papier comme si, à défaut d’intelligence, la persévérance pouvait lui permettre de comprendre. « Ça ressemble à une expérience, quelque chose dans ce genre-là. » Ça n’allait pas très loin, mais il lui était impossible de pénétrer le mystère plus avant.
Après avoir examiné la feuille de papier sous tous ses angles, et même sens dessus dessous, elle la reposa lentement à l’endroit où elle l’avait trouvée. Elle sentit passer, encore une fois, un léger frisson d’angoisse, comme si elle venait d’effleurer un mystère qu’il était préférable de ne pas tirer au clair. « C’est très étrange… » Elle referma le tiroir ; elle ne savait pas comment finir sa phrase : « Je n’aime pas cela… Mais, pas du tout… »
Au moment où elle s’apprêtait à sortir de la pièce, un fil aussi fin que s’il avait été emprunté à une toile d’araignée lui effleura la joue. En l’écartant, elle vit que c’était une soie extrêmement fine suspendue en l’air, comme ces fils de la Vierge qu’on voit, par les matinées ensoleillées, flotter au-dessus des pelouses. Sans y prêter plus attention, elle s’en fut vaquer à ses occupations.
II
Un malaise vague, difficile à identifier, s’était emparé d’elle. Elle avait des moments de distraction. « À quoi étais-je donc en train de penser ? » Elle revoyait l’image de son locataire du premier, et elle comprenait aussitôt. « Oh oui ! bien sûr, il s’agit de ce miroir, et de ces courbes. » C’était comme si un signal d’alarme s’était mis à vibrer au plus profond d’elle-même. Cette inquiétude s’apparentait aux terreurs enfantines devant les grands mystères que les parents ne peuvent expliquer parce qu’ils n’y comprennent rien eux-mêmes. « Dieu seul pourrait t’expliquer cela », disent le père ou la mère pour éluder un problème insoluble. Miss Speke se disait : « Il vaut mieux n’y pas penser. » Cependant, l’impression que la personnalité du nouveau locataire faisait sur elle devenait de plus en plus profonde. Il lui apparaissait comme un homme plein de pouvoirs, au-dessus des mesquineries de l’existence, ayant une vie spirituelle intense et mystérieuse. Il était constamment présent dans ses pensées, il les accaparait. Et rien que de songer à lui, la stimulait, il fallait bien le reconnaître.
Juste avant le déjeuner, au moment où elle rentrait du marché, la bonne attira son attention sur certaines marques qui apparaissaient sur le tapis du salon de M. Thorley. Elle les avait remarquées en passant l’aspirateur : c’étaient des lignes courtes et peu accentuées, tracées à la craie de couleur ou au crayon, ayant à peu près la forme de cet angle droit qui constitue le haut et le bas d’un crochet typographique. Il y avait par endroits une toute petite flèche et çà et là, de ces marques que miss Speke appelait des hiéroglyphes ou des gribouillages. La patronne et sa servante se mirent à quatre pattes pour les examiner de plus près. Elles découvrirent d’autres lignes sur le tapis de la chambre, mais celles-là n’étaient pas rectilignes, elles étaient courbes. Il y en avait beaucoup autour des pieds du grand miroir : des fragments de cercles très nombreux, les uns grands, les autres plus petits. Ces traces étaient, sensiblement plus grandes, celles qu’aurait laissées sur le tapis quelqu’un qui aurait taillé des cheveux ondulés ou se serait coupé les ongles. Elles étaient si ténues qu’on ne les pouvait apercevoir qu’en se mettant en pleine lumière.
— Quand j’ai vu que ça ne partait pas avec la poussière, j’ai compris que c’était dessiné, dit Sarah, intriguée, mais fière de sa découverte.
— J’en… parlerai à M. Thorley, répondit miss Speke sans pouvoir en dire davantage. Je le lui dirai.
Sa voix n’était pas très assurée, mais la bonne ne parut pas s’en apercevoir.
— Et puis, dit cette dernière en désignant un tas de fils très fins qu’elle avait recueillis dans un journal avec la poussière destinée à la boîte à ordures, il y a aussi tout ça, m’dame. C’était fixé à la porte de l’armoire, aux murs, ça traversait la pièce, assez haut. Je l’ai vu par hasard, parce qu’un de ses fils est venu me chatouiller la figure.
Sans dire un mot, miss Speke regarda, palpa, examina. Elle se rappelait le fil qui lui avait effleuré la joue. Elle promena un regard inquisiteur tout autour de la pièce et, sur sa demande, la bonne lui indiqua les points où les fils étaient fixés, sur les murs et les meubles. Il ne restait aucune trace, il n’y avait pas de dégâts.
— J’en ferai part à M. Thorley, dit miss Speke pour en finir. Elle ne tenait pas à discuter plus avant avec sa nouvelle domestique, et encore moins à reconnaître qu’elle ne se sentait pas tout à fait à l’aise. « M. Thorley, ajouta-t-elle comme s’il s’était agi de quelque chose d’exceptionnel, est un grand mathématicien. Il effectue… des mesures… il fait des calculs dans ce genre… »
Elle ne contrôlait pas assez bien la fermeté de sa voix pour se permettre d’être plus explicite ; quand elle quitta la pièce, elle se rendit compte qu’elle tremblait, et elle ne savait pas pourquoi. Elle avait tout d’abord ramassé ces fils de soie avec l’intention de les montrer à son locataire, de lui demander des explications. Mais elle remit cela à plus tard car, pour dire les choses comme elles sont, elle n’osait pas formuler sa demande. Elle attendit le lendemain matin, puis le surlendemain, et finalement, décida de ne rien dire. « Après tout, je ferais peut-être mieux de laisser cela. » Elle essayait de se convaincre : « En tout cas, ça n’abîme rien. Il vaut mieux ne rien demander. » Mais, tout de même, elle n’aimait pas cela. Vers la fin de la semaine, elle put se féliciter de sa réserve, de son tact : les marques effacées sur le tapis par la bonne ne furent pas rétablies et elle ne trouva plus de fils de soie. M. Thorley avait évidemment remarqué leur disparition et avait cessé de se livrer à une activité qui semblait être mal vue. Il était un savant et un gentleman. Mais il était encore mieux que cela : il était franc et direct. Un matin, il demanda à parler à sa propriétaire et lui raconta tout.
À son entrée dans la pièce, il accueillit miss Speke de sa manière la plus affable et la plus dégagée.
— Miss Speke… je voulais justement vous parler de ces marques… À dire vrai, il y a longtemps que je me proposais de le faire. Vous savez… ces marques tracées sur votre tapis, ajouta-t-il avec un sourire gêné, ces fils que j’ai tendus en travers de la pièce. Je les utilise pour des mesures, pour des problèmes que je pose à mes élèves. Un matin, j’ai oublié de les faire disparaître. Ces marques s’en vont aisément, il suffit de frotter. Mais une autre fois, j’utiliserai des feuilles de papier. Je pourrai les épingler, et, si vous avez l’extrême bonté de prier votre incomparable servante de ne pas y toucher… euh… cela est très important pour moi…
Il sourit à nouveau avec une expression charmante et prit cet air désenchanté, comme affligé, qui l’avait déjà tellement touchée. Il avait les yeux étrangement brillants.
— S’il y avait le moindre dégât, bien que, je vous l’assure, je ne voie pas comment il pourrait y en avoir, je vous en tiendrais naturellement compte.
— Merci, monsieur Thorley.
Miss Speke ne trouva rien d’autre à dire. Des pensées troublantes, des questions qu’elle n’osait formuler, se pressaient dans sa tête, apportant avec elles la plus grande confusion.
— Parce que vous savez, ajouta-t-elle simplement, c’est mon plus bel appartement…
Entre eux, l’atmosphère était plaisante et amicale.
— Je me demandais précisément… est-ce que mes livres sont arrivés ? demanda M. Thorley au moment où il se disposait à sortir. « Ah ! les voilà ! J’en suis sûr ! » s’écria-t-il.
On voyait en effet un camion décharger devant la porte d’entrée grande ouverte une caisse d’emballage très volumineuse.
— Vos livres, monsieur Thorley ?… murmura miss Speke en remarquant avec consternation les dimensions de la caisse. Mais… je crains que vous n’ayez de la peine à les caser. Les pièces… euh… (Elle cherchait une formule qui ne dépréciât pas son appartement) ne sont pas tellement grandes, n’est-ce pas ?…
— Si vous le voulez bien, ne vous tourmentez pas pour cela, dit M. Thorley avec un sourire charmé. Je trouverai toute la place nécessaire, soyez-en sûre. Il suffit de savoir où, et comment ranger les choses.
Et il se mit à donner des instructions au livreur.
Quelques jours plus tard, arriva une seconde caisse.
— J’attends d’autre part quelques instruments, dit M. Thorley d’un air détaché : des instruments de mathématiques.
Il l’assura encore avec un sourire confiant qu’elle n’avait pas à se tourmenter pour le manque de place. Les murs ne seraient pas égratignés, ni les meubles éraflés le moins du monde. « Il y a toujours de la place pour qui sait bien ranger les choses », lui rappela-t-il avec douceur. Livres et instruments étaient indispensables à ses travaux. Miss Speke ne devait se faire aucune inquiétude à ce sujet.
C’était pourtant plus que de l’inquiétude, ce qu’elle éprouvait, c’était un malaise, comme celui qu’on ressent à l’approche d’un danger. Un ferment de détresse se développa rapidement dans son esprit.
Les caisses arrivèrent comme annoncé ; M. Thorley les déballa l’une après l’autre dans sa chambre sans faire le moindre désordre, sans causer de dégâts. La paille et le bois servirent à allumer le feu.
La crainte éprouvée par miss Speke, qui prenait peu à peu le caractère d’un véritable désarroi avait à présent une autre origine : en visitant en son absence l’appartement de M. Thorley, elle n’y avait pas trouvé trace des livres et des instruments qu’on avait livrés. Où les avait-il entreposés ? Comment pouvait-il les avoir dissimulés ? Toutes ces questions restaient sans réponse. Les livres, les objets avaient été livrés en telle quantité qu’ils auraient dû remplir tout l’appartement, interdire même qu’on pût s’y retourner. Ils avaient été introduits par la porte du salon et il était impossible de les faire ressortir. Du reste, on ne les avait pas faits ressortir. Et cependant on n’en voyait trace nulle part. C’était très étrange ; c’était même plus qu’étrange. Miss Speke était sur le bord de la crise de nerfs.
De minces bandes de papier, rectilignes, formant des angles ou des courbes, étaient épinglées sur le tapis ; des fils de soie très fins étaient de nouveau tendus, trop haut pour qu’on pût les toucher avec la tête ; ils réunissaient le haut du chambranle de la porte à la fenêtre, la haute armoire à la tringle du rideau. Le miroir en pied était toujours là, tourné vers le mur.
Ce mystérieux enchevêtrement de fils aériens aggrava l’inquiétude de miss Speke. À quoi pouvaient-ils bien servir ? « Dieu merci, se dit-elle, nous ne sommes pas en temps de guerre ! » Elle en savait tout de même assez pour comprendre qu’ils n’avaient rien à faire avec la « télégraphie sans fil ». Ils avaient un rapport avec les lignes tracées sur le tapis, les courbes, les diagrammes qu’on voyait sur les feuilles de papier. Cela, elle le saisissait vaguement. Mais quand il s’agissait de savoir ce qu’ils représentaient, elle était complètement perdue, elle se sentait devenir idiote. Et puis, où tous ces livres, tous ces instruments avaient-ils bien pu aller se cacher ? Cette question aggravait son émoi. Elle se sentait de plus en plus troublée : une crainte imprécise est pire qu’un danger défini auquel on peut faire face. Et puis, soudain, en fournissant d’ailleurs une excuse relativement valable, ce fut Sarah qui donna ses huit jours. Miss Speke ne chercha pas à discuter avec la jeune fille ; elle préférait que la véritable raison de son départ restât informulée. Elle la laissa partir, mais elle en fut secouée. Sarah lui donnait toute satisfaction, il n’y avait eu aucun signe de mécontentement, aucun grief exprimé, elle n’avait pas trop de travail, elle était bien payée. Non, simplement, la jeune fille préférait s’en aller. Miss Speke rendit M. Thorley responsable de ce départ et son désarroi s’en aggrava. De plus en plus, elle évitait son locataire ; cela lui était facile, car il avait des habitudes régulières, elle connaissait ses heures de sortie et de rentrée ; elle prit soin de ne pas se trouver sur son chemin et dès qu’elle reconnaissait le bruit de son pas, elle allait se cacher. La nouvelle bonne, une fille de la campagne, stupide, mais qui ne faisait pas mal son travail, ne manifestait aucune réaction, en tout cas rien de défavorable. Miss Speke donna ses instructions à cette Lizzie et celle-ci fit ce qu’elle avait à faire sans se plaindre à personne. Elle laissa en place papiers et fils, sans en parler. C’était l’abrutie campagnarde dans toute sa splendeur. Cependant, miss Speke avait des nuits agitées ; elle contracta une mauvaise habitude : rester couchée sans dormir, à écouter.
III
Après l’une de ces nuits presque sans sommeil, elle aboutit à une conclusion : elle serait plus heureuse si M. Thorley s’en allait. Il fallait trouver le courage de le lui dire. Mais elle n’osait plus lui adresser la parole. Comment lui signifier son congé, même en termes aimables ?
Elle dressa un plan, fruit d’interminables réflexions ; il lui paraissait susceptible d’atteindre le résultat recherché. Elle fit parvenir à son locataire une lettre dont les termes avaient été soigneusement pesés ; il y était dit, que le coût de la vie augmentant sans cesse, elle se voyait dans l’obligation de majorer ses loyers. La « majoration » était plus que considérable, elle était déraisonnable ; cependant, M. Thorley paya la somme demandée ; il envoya même un chèque représentant trois mois d’avance, avec ses hommages. Elle en trembla d’émotion. Pour la première fois elle s’aperçut qu’elle éprouvait autre chose que du malaise et de l’inquiétude. Cet « autre chose » était difficile à exprimer, car il n’était plus question de peur, mais le résultat était clair : après tout, elle ne tenait pas tellement au départ de M. Thorley. Ses « hommages » amicaux, son refus d’« accuser le coup », lui causèrent une joie secrète. Ce n’était pas ce chèque d’un montant tellement plus élevé que ce qu’elle attendait qui lui causait cette joie : c’était le fait que son locataire tenait à rester. On aurait pu aller jusqu’à imaginer l’éveil d’un certain romanesque tardif, mais ce n’était pas vraiment le cas. Son plaisir avait une autre origine, parfaitement obscure et très étrange. Elle avait peur de M. Thorley, elle appréhendait sa présence, elle craignait par-dessus tout d’avoir à pénétrer dans sa chambre, et pourtant, rien que le fait de penser à lui la transportait. On peut bien le dire tout de suite : elle continuerait à entrer dans la chambre terrifiante pendant l’absence de son locataire, elle y flânerait à sa guise. Elle éprouvait dans cette pièce un sentiment étrange, plutôt agréable qui lui procurait presque du bonheur. Entourée des énigmes posées par ce curieux personnage, des lignes et des courbes tracées sur du papier blanc épinglé au tapis, du réseau de fils de soie s’entrelaçant au-dessus de sa tête, des livres mystérieux et des diagrammes incompréhensibles contenus dans le tiroir, elle oubliait, grâce à la curieuse sensation de bonheur éprouvée du simple fait qu’elle s’asseyait dans cette chambre, la perplexité où la plongeaient le miroir retourné et les objets volatilisés. Sa peur se pimentait d’une sensation peu commune de joie et de liberté. Elle en était tout exaltée[2].
Elle ne pouvait l’expliquer, et elle ne s’y hasardait pas. Il lui arrivait de commencer par trembler en arrivant dans cette chambre, puis de se sentir, quelques minutes plus tard, saisie par cet étrange bonheur, cette détente, cette véritable jubilation. Son âme, cette plante desséchée, s’était, semblait-il, mise à bourgeonner au beau milieu de l’hiver ; après avoir rampé toute sa vie, elle sentait soudain des ailes lui pousser.
Sous la même influence, la rue triste sur laquelle donnait sa pauvre maison meublée devint presque radieuse. La porte de cette maison s’ouvrait désormais sur des flots bleus, des sables d’or, des montagnes émaillées de fleurettes. Sa vie, faite de désirs refoulés, d’aspirations comprimées sous le poids d’un service sans gaieté chez des personnes insignifiantes et conventionnelles, s’épanouit en couleurs, en mouvement, en aventure. Rien ne venait plus limiter son horizon. Elle pouvait s’élancer dans toutes les directions, vers les étoiles, vers l’évasion. On essayait de lui faire apercevoir ce qu’elle n’aurait jamais pu imaginer par elle-même.
Il y avait ensuite une réaction douloureuse. Sa vie passée de gouvernante, à peine un peu mieux qu’une servante ; sa vie présente, gérante de maison meublée – tous les tracas : difficultés avec la domestique, soucis des impôts, des dépenses quotidiennes. Elle savait qu’aucun avenir ne s’ouvrait devant elle, qu’elle vivoterait ainsi jusqu’à la tombe. Le contraste de ces réalités avec ses rêveries lui causait une dépression profonde. Au moins, dans sa chambre, elle avait le parfum de la liberté, le merveilleux d’une existence entièrement nouvelle, inconnue.
Bref, tandis que miss Speke aspirait au départ de M. Thorley, elle était peu à peu gagnée par la crainte obsédante de le voir un jour partir pour de bon. La nuit, elle n’était plus seulement agitée, elle souffrait de véritables insomnies. « D’où vient cette terreur ? » se demandait-elle inlassablement à ces moments-là. « D’où vient cet étrange enchantement ? » se demandait-elle d’autre part.
Un nouveau motif de perplexité lui vint à l’esprit. Elle respectait, on l’a vu, les droits, la propriété d’autrui. Cependant, à la faveur de cette euphorie que l’atmosphère de la chambre faisait naître en elle, se développa le sentiment vague et fugitif que le respect des choses intimes, personnelles, devait perdre un peu de sa rigidité. Les cachotteries, les petits secrets n’avaient plus à ses yeux la même signification. Il lui vint à l’esprit que, dans la vie, la plupart des choses doivent être mises en commun. « Garder un secret », à ses yeux devenus plus accommodants, prenait maintenant l’aspect d’une attitude puérile.
En tout cas, c’est en flânant dans le captivant appartement de son locataire – c’était devenu une habitude – qu’elle fit une découverte surprenante. Elle en eut un choc. Il y avait sur la table une lettre ouverte – ou plutôt une note, un mémorandum. Elle se mit à lire.
Le document débutait par une suscription : « A J. L. T. » Suivait un message tracé par une main enfantine, dont le sens lui échappa entièrement. Ces mots étranges n’avaient pas plus de sens pour elle que les phases de la lune, mais elle leur trouva une mystérieuse beauté.
A J. L. T.
J’ai suivi vos instructions au prix d’un effort intense et de grandes difficultés. Je me suis éveillé à 4 heures. Dix minutes plus tard, comme vous m’aviez dit que cela pouvait se produire, je me suis éveillé une seconde fois. Quand j’ai eu atteint le second état, le changement était aussi marqué que le passage du sommeil à l’état de veille, dans le sens habituel de ces mots. Mais je n’ai pu me maintenir « éveillé ». Je me suis rendormi au bout d’une minute environ. Je veux dire par là que je me suis retrouvé à l’état de veille habituel. Une description utilisant des mots est impossible, comme vous savez. Ce que j’ai ressenti était trop terrifiant pour pouvoir durer longtemps. La nouvelle énergie n’aurait pas tardé à me consumer entièrement. J’ai eu peur – comme vous m’en aviez prévenu. Et cette peur, sans aucun doute, fut la cause de mon « ré-endormissement » si rapide. Ne pourrions-nous pas arranger dans l’avenir un appel au secours en prévision de cas semblables ?
En marge de cette note, M. Thorley avait griffonné de curieuses remarques ; des hautes mathématiques, supposa miss Speke. De l’autre côté, toujours de l’écriture de son locataire, il y avait ces mots : « Nous devons nous mettre d’accord sur une formule à utiliser quand on a peur. « Au secours ! » semble la meilleure. Elle doit être proférée de toutes les forces de l’être. » M. Thorley avait encore ajouté quelques annotations sans aucun sens pour elle. Elle les lut sans y comprendre un traître mot, mais elle fut parcourue d’un frisson délicieux : « Cela ressortit, bien entendu, à une nouvelle direction, perpendiculaire à toutes celles que nous connaissons, nouvelle en soi, nouvelle dans la vie. Mais peut-être est-il possible de la traduire en formules mathématiques. Cependant, en mettant les choses au mieux, cela n’a que la valeur d’une comparaison. Impossible d’expérimenter dans cette voie. Une expérimentation réelle n’est concevable que par un changement de conscience. Mais il est bon de s’y habituer par le raisonnement mathématique. Les expériences mathématiques ont leur valeur. En tout cas, elles habituent l’esprit à se fixer sur la nouvelle direction. Cela aide… »
Miss Speke reposa le mémorandum à l’endroit exact où elle l’avait trouvé. Elle n’éprouvait aucune gêne. Elle savait que « G. P. » étaient les initiales de Gerald Pikestaffe, l’un des meilleurs élèves de son locataire, celui qui demeurait à Belgrave Square. À la faveur de sa mystérieuse exaltation, elle ne se souciait plus guère de futilités telles qu’affaires privées, petits secrets dérisoires. Elle avait lu une lettre personnelle sans éprouver de remords. Elle avait eu simplement une émotion, assez banale : elle avait été se figurer, tout en lisant cette lettre que son locataire était là, derrière elle, en train de l’observer et de regarder par-dessus son épaule. Il observait ses gestes, il scrutait son état d’esprit, ses plus intimes pensées, mais il se gardait d’intervenir.
C’est alors qu’elle vint à se rappeler l’existence de son plus ancien locataire, le clergyman retraité du dernier étage ; elle éprouva soudain le besoin de lui demander son aide. Parler à quelqu’un, ce serait déjà une consolation. Cependant au début de leur entretien, tout ce qu’elle réussit à lui dire, ce fut que son esprit était troublé, que son coeur n’était pas comme il aurait dû être, et qu’elle ne savait que faire. On l’aurait tuée qu’elle n’aurait pu dire autre chose. Quant à citer seulement le nom de M. Thorley, cela se révéla soudain impossible.
« La prière », répondit le vieil homme en l’interrompant au milieu de son discours, « la prière, ma chère dame, la prière », répéta-t-il avec douceur, « est toujours le meilleur chemin à suivre quand on est dans l’ennui et l’embarras. Remettez-vous-en à Dieu. Lui sait. Et il vous répondra quand il estimera le moment venu ». Il lui conseilla la lecture de la Bible et de Longfellow. Elle fit ce qu’il lui disait, en ajoutant toutefois Florence Barclay à la liste des livres recommandés. Mais ces lectures ne lui apportèrent qu’un très faible réconfort.
Après quelques hésitations, elle fit une tentative du côté de son autre locataire. Mais le banquier l’arrêta beaucoup plus vite encore que le clergyman. M. McPherson était très rapide :
— Je puis vous donner dix shillings de plus, ou peut-être une demi-guinée, dit-il d’un ton sec. Les temps sont difficiles, vous le savez. Je ne peux donc faire davantage. Si cela vous suffit, je serai ravi de rester…
Coupant court à toute autre tentative d’explication, il esquissa un bref salut, un rapide sourire et passa la porte. Il descendit le perron, et, une seconde plus tard, il était en route pour son bureau.
Miss Speke ne pouvait évidemment compter que sur elle pour faire face à ses ennuis. La vie lui avait du reste appris qu’il en est toujours ainsi. Ce qu’il y avait en elle de courageux, de loyal, accepta la situation. Cependant, ces alternatives de bonheur et de dépression commençaient à l’épuiser. « Si seulement M. Thorley s’en allait ! Si seulement M. Thorley ne s’en allait pas ! » Pendant des semaines elle avait réussi à l’éviter. Il ne demandait rien, il ne se plaignait de rien. Ses habitudes étaient aussi réglées que le lever et le coucher du soleil, ses paiements de même. Jusqu’à la bonne, qui ne prononçait jamais son nom : il était devenu comme une ombre, dans cette maison.
Avec l’heure d’été, il rentra plus tôt. Il travaillait toujours de 5 h 30 à 7 h 30 et sortait alors pour aller dîner. Il prenait toujours le thé chez l’un de ses élèves. Il faisait encore grand jour, du fait de l’avance de l’heure, et miss Speke, installée à sa fenêtre pour raccommoder son linge, aperçut soudain sa silhouette qui s’approchait dans la rue. Elle le regardait venir, fascinée. Partagée entre deux tendances, se cacher ou essayer d’accrocher son regard, elle obéit à la seconde. Elle ne l’avait pas vu depuis de longues semaines, et elle se sentit gagnée par un intense frisson de bonheur. Elle remarqua sur-le-champ que sa démarche avait quelque chose de particulier : il n’allait pas droit. Sa silhouette mince et élancée décrivait sur le trottoir de longues courbes bien marquées, mais régulières. Il n’était pas ivre. Il se rapprochait ; il n’était plus qu’à cinq ou six mètres ; à trois mètres, elle vit nettement son visage, et reçut un choc. Ce visage était fatigué, amaigri, épuisé, mais il y brillait une lueur de bonheur, une lueur qui exprimait même plus que le simple bonheur. Il atteignait la balustrade de la cour d’entrée ; à ce moment, il leva les yeux. Il paraissait illuminé. Leurs regards se rencontrèrent ; lui ne paraissait pas la reconnaître, elle le fixait d’un air interrogateur. Elle se précipita dans le couloir, et avant que M. Thorley eût eu le temps d’utiliser son passe-partout, elle lui avait ouvert la porte. Elle était là tremblante sur le pas de la porte, sans se douter que ce seuil était celui d’une déconcertante aventure.
En se trouvant ainsi en face de lui, elle perdit toute présence d’esprit. Elle ne put que contempler ce visage usé et fatigué, des yeux heureux, sévères et brillants qui semblaient rongés par un désenchantement affligé, par un étonnement extraordinaire ou par quelque chose qui semblait ne plus appartenir tout à fait à ce monde. Elle n’avait jamais vu pareille expression chez un être humain. La lueur extraordinaire de ces yeux la transperçait. Elle restait là sans dire un mot, et elle eut soudain l’idée qu’il attendait quelque chose d’elle. Il avait besoin d’aide, d’une aide qu’elle était peut-être seule à pouvoir lui donner. Elle savait que cette interprétation était un peu forcée, mais c’était en elle une véritable conviction. Elle put ainsi entendre sans trop de dépit les étranges paroles qu’il allait prononcer :
— Ah ! merci, miss Speke, merci. » Ses lèvres minces esquissèrent un sourire, les yeux se mirent à luire avec plus d’éclat que pour accompagner une banale formule de bienvenue. « Vous ne pouvez pas savoir quel réconfort c’est pour moi de vous revoir. Vous êtes si authentique, si saine, si ordinaire, si… pardonnez cette expression… si… terre à terre… »
Il passa devant elle, gravit les marches de l’escalier ; elle l’entendit tourner doucement sa clef dans la serrure. Elle se rappela qu’elle n’avait pas fermé la porte d’entrée. Elle alla le faire et, tremblante, heureuse, effrayée, s’en fut dans sa propre chambre. Elle avait la curieuse et irrésistible impression, à la fois inquiétante et déroutante, qu’elle n’était pas dans cette chambre. Elle était pourtant encore assise au même endroit, deux heures plus tard, quand elle entendit M. Thorley descendre l’escalier et sortir. Elle était toujours là pour l’entendre rentrer, ouvrir la porte avec sa clef et entrer dans son salon. Il avait pu s’écouler deux minutes comme deux semaines, au lieu de deux heures. Et pendant tout ce temps, elle avait éprouvé une incroyable sensation : la pièce ne contenait pas son corps. Elle n’était pas retenue par les murs et le plafond. Elle était en dehors de la pièce, tout près de l’évasion. Elle était en dehors de la maison… en dehors d’elle-même, également…
IV
Elle alla se coucher de bonne heure et, cette fois, prit sa Bible. Ces étranges sensations s’étaient progressivement dissipées. Elle s’était fait une tasse de thé, elle l’avait prise avec un oeuf à la coque et du pain beurré. Elle était de nouveau dans son état normal, mais ses nerfs avaient gardé une sensibilité inusitée. C’était un réconfort de sentir dans la maison la présence de deux hommes de valeur, un clergyman et un banquier. La Bible, le banquier, le clergyman, sans oublier Mrs Barclay et Longfellow à portée de la main… il y avait, certes, de quoi être réconfortée.
Le bruit de la circulation s’éteignait peu à peu, le grondement lointain des autobus cessa et, à mesure que les heures passaient, la nuit devenait de plus en plus calme.
On était en avril. Elle avait ouvert son vasistas, elle respirait l’air frais, légèrement humide, qui annonçait l’approche du printemps. Engourdie par la lecture, elle sentit qu’elle s’assoupissait. Un coup d’oeil à la pendule – il était juste deux heures – et elle souffla sa bougie en s’apprêtant à s’endormir. Ses pensées se tournèrent automatiquement du côté de M. Thorley, qui dormait à l’étage au-dessus, au milieu de ses fils, de ses bandes de papier, de ses mystérieux diagrammes. Quand, soudain, le silence fut rompu par un appel au secours. Une voix d’homme, qui paraissait venir de loin. Mais elle l’avait instantanément reconnue : c’était M. Thorley, et il paraissait angoissé.
« Il est en difficulté… en danger ! Il a besoin qu’on lui vienne en aide ! Je m’en doutais ! ». Ces pensées défilaient rapidement dans son esprit pendant qu’elle allumait sa bougie avec des doigts qui ne tremblaient point. La pendule marquait trois heures. Elle avait dormi une heure. Elle ouvrit la porte et jeta un coup d’oeil dans le couloir ; il n’y avait personne. Personne dans l’escalier. L’appel ne se renouvela pas.
Elle cria aussi fort qu’elle put : « M. Thorley !… M. Thorley ! Vous avez besoin de quelque chose ?… » En entendant sa propre voix, elle se rendit compte à quel point celle de M. Thorley était tout à l’heure éloignée, étouffée. « Je viens… » dit-elle.
Elle attendit ; aucune réponse, aucun bruit. La nuit était d’un calme presque inhabituel. « M’avez-vous appelée ? » dit-elle à titre de deuxième tentative, mais en commençant à perdre confiance. « Puis-je faire quelque chose pour vous ? »
Toujours pas de réponse. Rien ne bougeait dans cette maison, aussi silencieuse qu’une tombe. Le linoléum lui parut froid sous ses pieds nus, elle remonta chercher des pantoufles et un peignoir. Pendant ce temps, une centaine d’hypothèses effleurèrent son esprit. Fait étrange, elle ne pensa pas un instant aux circonstances classiques qui font appeler à l’aide : incendie, cambrioleurs ; elle n’aurait su dire pourquoi. En tout cas, elle n’avait pas eu peur, au sens habituel du mot. Le souci de sa propre sécurité ne lui causait aucune inquiétude.
« Je me demande une chose… était-ce un rêve ? » se disait-elle en ramenant les pans de son peignoir. « Ai-je rêvé que j’entendais cette voix ? »
À cet instant, un cri à faire frémir retentit à nouveau ; elle faillit en lâcher son bougeoir : « Au secours !… À moi !… »
Bien qu’amorti par la distance, ce cri était assez net pour qu’on pût sans hésitation reconnaître la voix de M. Thorley. Elle comprit alors qu’elle n’était pas angoissée, mais simplement terrifiée. Ce cri avait été poussé à l’étage au-dessus ; c’était sans doute la porte fermée qui donnait cette impression d’éloignement.
Miss Speke franchit en courant le couloir dans toute sa longueur à une vitesse extraordinaire pour une femme de son âge ; en un clin d’oeil elle se trouva au milieu de l’escalier. À ce moment, tandis qu’elle parvenait au premier petit palier où donnait la salle de bains, et qu’elle tournait pour aborder la deuxième série de marches, elle entendit à nouveau la voix : « Au secours ! Au secours ! » Mais, cette fois, il y avait une différence, qui lui causa un choc fort désagréable. Il y avait maintenant deux voix au lieu d’une seule, et ces voix ne venaient pas du tout de l’étage supérieur. Elles surgissaient du couloir qu’elle venait à peine de quitter, au-dessous ; elles étaient tout près, derrière elle. De plus, l’une des voix n’était pas celle de M. Thorley. C’était le soprano aigu d’un petit garçon. Les deux voix appelaient au secours en même temps, avec une intonation terrifiée qui donnait des battements de coeur.
On ne peut donc qu’excuser miss Speke d’avoir perdu l’équilibre, de s’être plaquée contre le mur, d’avoir cherché la rampe pour s’y accrocher. Cependant son courage ne l’abandonna pas. Elle fit demi-tour, redescendit l’escalier en toute hâte… pour trouver le couloir absolument vide. Aucune silhouette en vue. Le silence, le portemanteau immuable, la porte de sa chambre entrebâillée, l’obscurité.
Elle se remit à appeler : « Monsieur Thorley !… » Mais sa voix n’avait plus la même force, la même assurance ; elle se rapprochait du chuchotement. Pas de réponse. Elle réitéra, à voix basse encore. Quelques échos qui s’attardaient, on se demande pourquoi, furent la seule réponse qu’elle obtint. Elle glissa un regard dans sa chambre et la trouva dans l’état où elle l’avait laissée. La salle à manger, située en face, était également vide. Pourtant, à peine un instant auparavant, elle avait distinctement entendu deux voix qui appelaient au secours, et qui provenaient d’un point situé à quelques mètres de l’endroit où elle se trouvait à présent. Deux voix ! Qu’est-ce que cela pouvait signifier ? Pour la première fois, elle remarqua la fraîcheur inusitée de l’air qu’elle respirait, et un parfum ; c’était un peu comme si toutes les fenêtres étaient restées ouvertes et si les effluves du printemps commençant avaient pénétré dans la maison.
La terreur était proche, mais n’avait pas encore pris possession d’elle. Elle crut un instant qu’elle était devenue folle, mais écarta cette idée : elle était en possession de toutes ses facultés. Le changement survenu dans la direction d’où lui parvenaient les voix restait pour le moment sans explication mais miss Speke, esprit positif, était persuadée qu’il y en avait une. Quant à l’étrange fraîcheur de l’air, eh bien ! elle s’en trouvait vivifiée. Non, vraiment, elle n’avait pas peur. Elle écarta l’idée d’appeler la bonne, le clergyman, le banquier. L’aide dont elle avait besoin n’était pas une aide ordinaire, ils n’auraient pu la lui apporter. Elle monta hardiment l’escalier et frappa à la porte de M. Thorley. À plusieurs reprises, assez fort pour le réveiller ; car il pouvait avoir appelé dans son sommeil. Mais pas au point de risquer de réveiller les autres locataires. Pas de réponse. Aucun bruit à l’intérieur, aucune lumière visible dans les interstices de la porte de la chambre, ni du salon.
La terreur était cependant en train de l’envahir et pour une seule raison : l’étrangeté de la seconde voix. Elle était maintenant glacée et frissonnante. Au bout d’un moment, elle redescendit lentement quand les cris se firent entendre une fois de plus : « Au secours ! Au secours ! À moi ! » Puis, le silence. Cette fois, les cris étaient plus faibles, les voix semblaient arriver de très loin, comme si ceux à qui elles appartenaient avaient été, on ne savait comment, entraînés à une grande distance. Elles étaient toujours empreintes de la même angoisse, de la même terreur. Cette fois, il était impossible de dire d’où elles venaient. Elles paraissaient, si l’on peut dire, à la fois proches et éloignées, au-dessus et au-dessous d’elle. Miss Speke ne pouvait traduire autrement ce phénomène stupéfiant : les voix venaient en même temps de toutes les directions. Elle était maintenant vraiment saisie d’une horreur étrange qui lui glaçait le sang. Ces deux voix, la terreur qu’elles exprimaient, l’extraordinaire impression qu’elles donnaient d’avoir été transportées au loin, à une distance incompréhensible, étaient venues à bout de sa résistance. Atterrée, elle se précipita dans sa chambre, s’effondra sur son lit et sombra dans l’inconscience.
V
Elle dormit tard, tant elle était nerveusement épuisée. Elle se levait d’ordinaire à 7 h 30. Quand la bonne se décida à venir la réveiller, il était plus de 9 heures. Elle se glissa à moitié hors du lit ; la bougie était tombée sur le tapis, en s’éteignant, heureusement. Les événements de la nuit lui revinrent en mémoire tandis qu’elle examinait le visage livide de la bonne, qui tremblait de tous ses membres.
— Vous êtes malade, mademoiselle ? demanda Lizzie à mi-voix. Puis, sans attendre la réponse elle se hâta de révéler ce qu’elle était venue lui annoncer : « Mademoiselle… M. Thorley… Je ne peux pas entrer dans sa chambre… Il ne répond pas… »
Lizzie paraissait terrifiée. M. Thorley prenait régulièrement son petit déjeuner à 8 heures et quittait la maison à 8 h 45.
— Il a peut-être été malade cette nuit, dit miss Speke. Qu’en pensez-vous ?
Elle ne pouvait pas en dire davantage ; elle cherchait simplement à savoir si la bonne avait, elle aussi, entendu des voix. Elle avait retrouvé toute sa maîtrise d’elle-même. Elle se leva ; elle avait toujours son peignoir et ses pantoufles.
— Pas que je sache, répondit alors Lizzie.
— Venez, dit miss Speke d’une voix ferme. Nous allons entrer.
Elles montèrent à l’étage au-dessus. La porte de la chambre était en effet close, mais celle du salon était ouverte. Miss Speke entra la première. Les fenêtres étaient fermées et pourtant la fraîcheur vivifiante de la nuit pénétrait dans la pièce. Sur le tapis, il y avait, comme d’habitude, les bandes de papier blanc fixées par de petites épingles ; de même, les fils de soie étaient tendus du chambranle à la commode, de la fenêtre à la console. Miss Speke en écarta plusieurs de son visage. Elle ouvrit la porte et pénétra courageusement dans la chambre ; la bonne la suivait, avec plus de circonspection.
— Il n’y a pas de raison d’avoir peur, dit miss Speke d’une voix ferme.
Le lit n’était pas défait. Tout était net, en ordre. Le grand miroir était tourné vers le mur, laissant paraître un dos affreux ; les quatre pieds du meuble étaient environnés de bandes de papier. C’était pour miss Speke un spectacle familier.
— Ouvrez les persiennes, Lizzie, dit-elle sans se départir de son calme.
À la lumière du jour, elle put tout voir en détail : les fils de soie tendus entre le lit et la fenêtre, par exemple. Les deux fenêtres avaient beau être fermées, il y avait toujours cette étrange douceur de l’air, comme si on s’était trouvé au printemps dans un jardin fleuri. Elle emplit ses poumons avec une étrange sensation de liberté, de détente. Lizzie n’avait, semblait-il, rien remarqué.
— Il y a son chapeau et son pardessus, murmura la jeune fille terrifiée, en désignant la patère fixée à la porte. Et le parapluie dans le coin. Mais je ne vois pas ses souliers. Il ne les avait pas sortis pour qu’on les lui cire.
— Que voulez-vous dire ? demanda miss Speke, en pleine possession d’elle-même.
— M. Thorley n’est pas sorti, mam’selle, répondit la bonne d’une voix tremblante.
À cet instant précis, on entendit un cri poussé au loin par une voix d’homme : « Au secours ! Au secours ! » Immédiatement après, une voix de soprano encore plus lointaine s’écria : « À moi ! » La direction de ce cri ne pouvait être déterminée. Il semblait provenir à la fois de l’intérieur de la pièce et d’un point situé très loin dans l’espace, au-dessus du toit. Un coup d’oeil à la bonne et miss Speke comprit qu’elle n’avait rien entendu.
— M. Thorley n’est pas ici, murmura miss Speke en s’appuyant d’une main à la barre de cuivre du lit.
Sans discussion possible, la pièce était vide.
— Laissez tout en place sans y toucher, dit miss Speke.
Elles sortirent. Les yeux emplis de larmes, miss Speke s’attarda un instant sur le seuil, mais on n’entendait plus rien.
— Laissez tout exactement en place, ne touchez à rien, répéta miss Speke.
Elle referma la porte de la chambre, puis celle du salon, tourna la clef dans la serrure de cette dernière et la mit dans sa poche.
Deux jours plus tard, M. Thorley n’étant pas revenu, elle avertit la police. M. Thorley ne revint jamais. Il avait disparu sans laisser de trace. On n’entendit plus jamais parler de lui, jusqu’au jour où… on l’aperçut.
À dire vrai, ce n’est peut-être pas tout à fait exact. En réalité, on le vit deux fois, c’est-à-dire qu’il fut aperçu par deux personnes. On cessa d’avoir de ses nouvelles, mais on l’entendit, cela est sûr. C’était sa voix qui arrivait jusqu’à miss Speke par moments, de jour comme de nuit. Une voix qui appelait à l’aide, toujours dans les mêmes termes : « Au secours ! Au secours… À moi ! » Qui paraissait venir d’une distance toujours croissante. Elle entendait aussi parfois la voix du petit garçon qui appelait en même temps que lui, mais jamais seul. Toutefois, ces deux voix avaient cessé d’être angoissées ou terrifiées. C’était plutôt comme un écho de ce qu’elle avait entendu tout d’abord. La voix – ou les deux voix – lui parvenaient à travers le brouhaha, la confusion, les tracas obsédants de l’enquête policière, mais elle ne s’en ouvrit jamais à âme qui vive, même pas à ses vieux locataires, le clergyman et le banquier. Ils conservaient leur chambre, elle n’en demandait pas davantage. Elle ne loua plus son plus bel appartement qui resta vide, les portes verrouillées. La poussière s’y accumulait. Quant au miroir, il resta tel qu’on l’avait laissé, tourné du côté du mur.
Cependant, l’intensité des voix diminuait sans cesse, la distance semblait augmenter. Bientôt on n’entendit même plus la voix du petit garçon ; le cri de M. Thorley, son locataire irréprochable, retentissait seulement de temps à autre aussi bien en plein jour que pendant les heures sombres et tranquilles de la nuit. Comme auparavant, la direction d’où provenait cette voix restait indéfinissable. Elle arrivait de partout, ou de n’importe où, d’au-dessus, d’au-dessous, de tous les côtés. Cette voix, d’autre part, était devenue enjouée, heureuse ; on n’aurait pu y déceler aucune trace de peur. Elle se faisait entendre à intervalles plus ou moins longs ; des jours se passaient, puis des semaines sans qu’on entendît quoi que ce fût. Et invariablement, quand miss Speke était restée longtemps sans entendre la voix, celle-ci lui parvenait ensuite avec moins d’intensité, comme si elle avait été affaiblie par une distance encore accrue. Avec les premiers jours attiédis du printemps, elle devint presque inaudible. Elle disparut complètement avec les grandes chaleurs de l’été.
La disparition de M. Thorley n’aurait causé par elle-même aucune émotion dans le public si elle ne s’était pas accompagnée d’une autre disparition, celle de l’un de ses élèves, le fils de sir Mark Pikestaffe. L’affaire Pikestaffe prit place parmi les mystères dont les quotidiens sont pleins. M. Thorley ne comptait pas, mais il n’en était pas de même de sir Mark, une personnalité pour le grand public.
L’enquête établit que la vie de M. Thorley ne recelait aucun mystère. Il avait laissé ses affaires en ordre. Il ne devait pas un sou à qui que ce fût. Il avait une grosse fortune en terres et en valeurs ; l’enseignement des mathématiques à des élèves spécialement choisis par lui pour leurs dons, semblait n’être qu’une distraction. Son demi-frère vint reprendre ses quelques objets personnels, mais les livres et les instruments qu’il avait fait apporter dans la maison meublée ne furent jamais retrouvés. Il était un savant et resta jusqu’au bout un gentleman. Il était aussi un homme d’une grande culture et l’un des plus grands esprits mathématiques que le monde eût jamais connus, à en croire les notices nécrologiques qui furent discrètement publiées. Puis son nom sombra dans l’oubli. Il ne laissait aucun compte rendu de ses recherches et de ses réalisations. Par une conception quelque peu mystérieuse de la loyauté, ou bien par prudence, miss Speke ne fit jamais allusion aux habitudes singulières de son locataire. Les bandes de papier, les fils de soie, avaient été soigneusement retirés par ses soins avant la première visite de la police.
Mais la disparition du jeune Gerald Pikestaffe fit énormément de bruit. Au bout de quelques jours, on avait établi une corrélation entre les deux disparitions qui s’étaient produites, cela était désormais prouvé, le même soir. Ce garçon très doué, promis au plus brillant avenir, l’élève favori de son précepteur également disparu, n’était même pas sorti de sa maison. Sa chambre était vide, un point c’est tout. Aucun indice, aucune trace. On fit naturellement toutes sortes d’hypothèses terrifiantes, mais on ne put trouver le moindre commencement de preuve pour les étayer. Le même soir, à la même heure, Gerald Pikestaffe et M. Thorley s’étaient envolés, avaient disparu de la surface de la terre. Cela s’arrêtait là. Le seul lien qu’il y eût entre eux était, semblait-il, un don étonnant, exceptionnel pour les mathématiques supérieures. L’affaire Pikestaffe vint s’ajouter à la liste déjà longue des mystères insolubles.
Un mois ou six semaines après ces événements, miss Speke reçut une lettre de l’un des fils de la famille où elle avait, en dernier lieu, été gouvernante ; c’était le plus généreux d’entre eux. Il en avait terminé de manière satisfaisante avec le Tribunal des Faillites. Il s’était honorablement libéré de ses obligations ; tout était arrangé. Il lui demandait si elle ne pourrait pas le loger pendant une ou deux semaines. « Et, je vous en prie, donnez-moi la chambre de M. Thorley » ajoutait-il. « Cette affaire m’a passionné et j’aimerais dormir dans cette chambre. J’ai toujours adoré les mystères, rappelez-vous… Or, il y a dans cette histoire quelque chose de très mystérieux. De plus, je connaissais un peu le jeune Pikestaffe : un génie étonnant, si quelqu’un a jamais mérité d’être ainsi qualifié. »
Après bien des hésitations, elle finit par accepter. Elle prépara l’appartement elle-même. Lizzie lui avait donné ses huit jours le lendemain de la double disparition et la femme entre deux âges qui assurait le service du clergyman et du banquier ne lui inspirait pas assez confiance pour être chargée de cette tâche délicate. Miss Speke entra dans la chambre sur la pointe des pieds, le coeur battant, mais en même temps pleine de courage. Elle releva les persiennes, essuya les meubles, fit le lit. Tout cela de ses propres mains. Seulement elle ne toucha pas au miroir. Des souvenirs trop affreux étaient restés associés à cette élégante pièce d’ameublement, à la fois magnifique et terrifiante. Les vestiges de son étrange expérience se cachaient dans les profondeurs de ce miroir, dont la surface échappait toujours aux regards. Elle n’osait y toucher, encore moins le changer de place. Ses mains – celles de M. Thorley – s’y étaient posées : le miroir était sacré.
Il est temps de rappeler que ce meuble lui avait été donné par le colonel Lyle, celui qu’elle attendait précisément, qui allait venir occuper cette chambre, fouler le tapis miraculeux, évoluer dans l’espace où avaient flotté les mystérieux fils de soie, dormir dans ce lit. Tout cela, il pouvait le faire, mais il n’était pas question de toucher au miroir. « Je lui donnerai quelques explications. Je lui demanderai de ne pas déplacer ce miroir. Il est très compréhensif », se disait-elle en allant chercher des fleurs pour les vases du salon. Le colonel Lyle était attendu dans l’après-midi. Elle se rappela que le lilas était sa fleur favorite. Cela lui prit plus de temps qu’elle n’escomptait pour en trouver du vraiment frais, et de la couleur qu’il aimait, si bien que lorsqu’elle se trouva sur le chemin du retour, il était temps de penser à lui faire préparer son thé. Les rayons du soleil illuminaient la rue maussade et donnaient aux maisons grisâtres de joyeux reflets dorés. Elle pensait à la théière qu’elle allait choisir, au vase qui conviendrait le mieux à ces fleurs. Quand elle suivit le passage recouvert de linoléum pour pénétrer dans la petite entrée, elle remarqua soudain un chapeau et un manteau inconnus sur les patères habituellement dégarnies. Le colonel Lyle était arrivé avant l’heure prévue. « Il est déjà là… » se dit-elle avec un léger sursaut. Immédiatement, une terrible frayeur s’empara d’elle. Elle tendit l’oreille un instant, les lilas dans les bras.
— Le monsieur est arrivé, mam’selle, dit la bonne en émergeant de l’escalier de la cuisine. Il est monté dans sa chambre.
Miss Speke lui tendit les fleurs en lui donnant quelques instructions ; elle s’efforçait de paraître calme.
— Mettez-les dans l’eau, Mary, je vous prie. Dans le grand vase.
Elle regarda la femme saisir les fleurs, lentement – beaucoup trop lentement à son gré. Son esprit était ailleurs, elle était toujours aux aguets. Et quand la domestique eut repris lentement – si lentement – le chemin de sa cuisine, elle resta encore quelques minutes sans bouger, à écouter attentivement. Aucun bruit ne venait rompre le calme de ce tranquille après-midi. On entendait seulement le vacarme que faisait au-dessous, dans la cuisine du sous-sol, la bonne, bruyante et maladroite. À l’étage au-dessus, tout restait silencieux. Miss Speke s’engagea dans l’escalier.
Elle reconnaît maintenant avec franchise qu’elle était « dans tous ses états ». Son coeur bondissait, elle écoutait, regardait avec toute l’attention dont elle était capable ; ses mains étaient, elle s’en souvient, un peu froides, sa démarche hésitante. Cependant, elle nie absolument que cet état d’excitation nerveuse ait été de nature à provoquer des visions ou des hallucinations. Elle a vu ce qu’elle a vu et rien ne pourrait ébranler cette conviction. En outre, le colonel Lyle est là pour confirmer l’essentiel de ses dires ; quand il est entré pour la première fois dans la chambre, il n’était certainement pas dans « tous ses états », quelles que soient les excuses qu’il ait pu mettre ensuite en avant pour la réconforter. De plus, quand elle eut ouvert toute grande la porte qui était restée entrebâillée, miss Speke fut à nouveau gagnée par cette espèce d’allégresse dont elle avait déjà eu l’expérience. Du même coup, son humeur en fut complètement transformée. Elle se sentit joyeuse, elle oublia en un instant qu’elle avait eu « ses nerfs ».
— Ce que j’ai vu, je l’ai bien vu. J’ai tout vu. Telle était sa déclaration invariable. Elle restait inébranlable.
La première chose qu’elle aperçut ne peut être mise en doute : le colonel Lyle gisait, recroquevillé sur lui-même, la moitié du corps appuyée à la boiserie, l’autre moitié étendue sur le tapis. Il avait perdu connaissance. Un bras était tendu dans la direction du miroir, une main cramponnée au socle d’acajou. Le miroir avait été déplacé, il était légèrement tourné vers la chambre.
Ce tableau suffisait à rendre compte de ce qui s’était passé. Après avoir repris connaissance, le colonel Lyle eut souvent l’occasion d’en faire le récit. Il avait été surpris de trouver le miroir – son miroir – tourné vers le mur ; il s’était avancé pour le remettre dans une position normale ; ce faisant, il avait regardé dans la glace ; il avait vu quelque chose… Tout ce qu’il se rappelait ensuite, c’est miss Speke en train de s’efforcer de le faire revenir à lui.
Celle-ci expliqua ensuite qu’un désir insurmontable de regarder dans le miroir, comme le colonel Lyle l’avait fait, l’avait évidemment retardée dans les premiers secours à porter à ce dernier. Au lieu d’agir comme elle aurait dû, elle avait traversé la pièce, enjambé cette forme inerte, tourné le miroir un peu plus vers elle, et regardé…
L’oeil enregistre apparemment beaucoup plus de choses que le cerveau n’en perçoit sur le moment. Miss Speke affirme avoir tout vu. Mais certains détails n’ont affleuré sa conscience que beaucoup plus tard. Sur le moment, ses impressions, bien que très vives, se limitèrent à quelques traits essentiels : son reflet dans la glace n’était pas visible, aucune image d’elle-même ne se montrait. M. Thorley et un jeune garçon – elle reconnut le jeune Pikestaffe d’après les photographies des journaux – étaient par contre tout à fait visibles, et toutes sortes de livres et d’instruments étaient amoncelés au premier plan. Derrière, dans toutes les directions, s’étendait, elle l’affirme, un espace vide qui lui donnait l’impression du firmament par une belle nuit claire. Cet espace avait quelque chose de prodigieux, mais n’était nullement inquiétant. Il était dans un certain sens, plutôt réconfortant, stimulant. Une lumière douce et diffuse éclairait cet immense panorama. Il n’y avait ni ombres, ni lumières vives.
Ce qu’il y a de curieux, cependant, c’est que le fait de ne pas apercevoir son image dans la glace ne lui parut pas tellement extraordinaire. Elle nota le fait, rien de plus. Le choc violent qu’elle avait éprouvé à voir ainsi M. Thorley et le petit garçon l’avait laissée probablement fascinée. Glacée de la tête aux pieds, elle avait perdu soudain l’usage de toutes ses facultés.
M. Thorley se déplaçait le corps penché, la main tendue ; il allait de-ci de-là, son aspect était naturel, tout à fait celui de la vie. Sa progression était régulière ; il se rapprochait, s’éloignait, toujours penché comme s’il avait veillé sur quelque chose qu’il aurait tenu dans les mains. Le petit garçon se déplaçait, lui aussi, mais, d’un mouvement plus doux, moins vif, qui faisait un peu croire qu’il flottait. Il restait attaché aux pas de l’autre ; de temps en temps, il levait la tête, comme si son compagnon lui avait adressé la parole. Il avait une expression calme, paisible, heureuse, attentive. Il était absorbé par ce qu’il était en train de faire. Puis, soudain, M. Thorley se redressa, se tourna ; miss Speke vit son visage pour la première fois. Il fixa son regard. Sa figure s’illumina. Le regard était direct, l’oeil clair. Il la reconnaissait ; il lui sourit.
Tout cela, au moins dans les grandes lignes, elle le vit en quelques secondes. Elle vit ces silhouettes vivantes se déplacer au sein de cet espace stupéfiant. La surprise qu’elle éprouvait l’empêcha de penser à un danger quelconque pour elle-même ; au premier abord, elle n’eut pas peur, c’est certain. Mais lorsque M. Thorley la regarda, lorsqu’elle vit ces yeux brillants, ce sourire resplendissant, son coeur sursauta violemment, manqua un ou deux battements, puis se mit à lui marteler les côtes comme une machine qui s’emballe. L’expression de bonheur triomphant de ce visage émacié, transparent, qui n’était déjà presque plus de ce monde, ne lui échappait pas. Alors, tout en continuant à lui sourire, il s’avança vers elle, lui fit signe en tendant les deux mains. Le petit garçon le regardait faire.
La façon que M. Thorley avait de se déplacer présentait deux particularités troublantes : en se rapprochant, il ne se déplaçait pas en ligne droite, mais suivant une courbe ; comme un patineur qui fait des « dedans » et des « dehors », avec la différence qu’il se déplaçait sur deux pieds au lieu d’un. Il se balançait ainsi avec grâce, en fonçant vers elle à une vitesse incroyable. La seconde particularité était celle-ci : à chaque pas qu’il faisait dans sa direction, la silhouette de M. Thorley diminuait de hauteur. Il paraissait, à dire vrai, se déplacer simultanément dans deux directions.
Ce spectacle aurait dû la paralyser. Au contraire, il lui procurait une sorte d’inexplicable jubilation. Cette merveilleuse euphorie réapparut. Non seulement toute velléité de résistance s’évanouissait avant d’avoir pris corps, mais elle éprouvait bien au contraire une grande envie d’aller le rejoindre. Les mains minuscules étaient toujours tendues vers elle pour l’attirer, l’accueillir, lui souhaiter la bienvenue ; le sourire de ce visage qui s’amenuisait sans cesse, à mesure qu’il approchait, était enchanteur. Elle entendit alors sa voix qui disait :
— Venez ! Venez avec nous ! Ici, nous sommes plus près de la réalité, ici, nous avons la liberté !…
La voix était proche, aussi forte que dans la vie, mais elle ne lui parvenait pas de face ; elle venait dans son dos. Le visage était presque contre son oreille et la voix venait de la région située derrière elle. Elle se sentit aspirée vers cet espace glorieux. Il y avait dans tout son être un changement indescriptible.
Les effets cumulés de ces événements déroutants, tous si contraires à l’ordre naturel des choses, auraient dû être destructifs pour sa raison. Ces chocs répétés auraient dû porter atteinte à son système nerveux et l’abattre complètement. Mais il semble que le point de rupture change avec les individus. Son système nerveux était, certes, ébranlé, un peu plus, et elle allait être complètement à bout, mais ce n’était pas la conséquence de l’apparition de M. Thorley, d’avoir entendu sa voix, d’avoir vu sa progression glissante. C’est une poussée d’égoïsme mesquin qui triompha de sa résistance. À cet instant, en effet, elle constata pour la première fois que son image ne se reflétait pas dans le miroir. Ce fait avait certainement été enregistré, mais n’avait pas encore atteint le niveau de sa conscience. À partir de cet instant, c’était fait. Les bras qu’elle levait en signe de bienvenue n’avaient aucune réplique dans le miroir. Sa silhouette, elle s’en aperçut avec effroi, n’y était pas non plus. Elle s’effondra comme un animal frappé à mort, en essayant de se rattraper au cadre du miroir.
— Dieu Tout-Puissant ! s’entendit-elle crier au moment où elle sombrait dans l’évanouissement. Ce fut, en même temps, le bruit que faisait le miroir en tombant ; car elle l’avait entraîné avec elle dans sa chute et l’avait en même temps retourné.
Que ce soit le bruit, ou le poids de miss Speke ajouté à celui de l’élégante pièce d’ameublement s’effondrant sur ses jambes qui ait rappelé le colonel Lyle à la vie, cela a peu d’intérêt. Celui-ci se mit à bouger, ouvrit les yeux, se dégagea et entreprit non sans étonnement de ranimer cette dame évanouie.
Les explications qui s’ensuivirent n’ont pas non plus beaucoup d’importance. D’après le colonel, son malaise était dû à la fatigue, à une indigestion, au contrecoup de son procès devant le Tribunal des Faillites. C’est-ce qu’il affirma à miss Speke. Il ajouta toutefois qu’il avait plutôt reçu un choc quand, après avoir constaté avec surprise que ce meuble précieux était tourné du côté du mur, il l’avait mis en place, s’était regardé et n’avait pas vu son image. Cela l’avait extrêmement étonné, et encore davantage de voir quelque chose se mouvoir dans les profondeurs de la glace. « J’ai vu un visage qui ne m’était pas inconnu : celui de Gerald Pikestaffe. Derrière lui, il y avait une autre silhouette, celle d’un homme dont le visage restait caché. » Un brouillard s’était élevé devant ses yeux, sa tête avait tourné, et il avait chancelé pour quelque motif inconnu. C’est le coup reçu en tombant qui lui avait fait momentanément perdre connaissance.
Il resta penché sur elle, à lui éventer le visage ; elle ne tarda pas à reprendre connaissance et elle écouta son récit sans se troubler. Le contrecoup d’émotions extraordinaires ne laisse guère de place aux impressions sans importance, mais les effets de cette jubilation persistaient dans son coeur et son âme.
— Est-il cassé ? fut la première question qu’elle posa.
Tout d’abord le colonel se contenta de lui montrer sur le tapis les débris du grand cadre :
— Il n’y avait pas de glace, vous voyez, dit-il au bout d’un instant.
Lui aussi était calme, sérieux. Sa voix, bien qu’un peu assourdie par un soupçon d’appréhension, trahissait une intense excitation intérieure, comme d’ailleurs la lueur de ses yeux.
— Il y a longtemps qu’il l’avait découpée bien sûr. Il utilisait simplement le cadre vide.
— Euh ? dit miss Speke d’un air incrédule.
Elle avait les yeux fixés sur le tapis et, en effet, n’y voyait pas de débris de verre.
— Si nous regardons bien, dit son compagnon avec un sourire, nous le trouverons quelque part.
Cette hypothèse se révéla exacte un peu plus tard : le miroir était à plat sous le lit.
— Ses mesures et ses calculs l’ont conduit – probablement par hasard – dans la direction du miroir.
C’était pour lui-même, plutôt que pour son interlocutrice médusée, qu’il avait l’air de parler.
— … Quand je dis par hasard, c’est peut-être aussi bien parce qu’il savait. Il a donc été jusqu’au miroir, et ensuite à travers.
Il regarda miss Speke de son haut et eut un petit rire.
— Ainsi donc, comme Alice, il a traversé le miroir, emportant ses livres et ses instruments, emmenant le petit garçon qui avait, lui aussi, il faut dire, les connaissances requises.
— Je ne sais qu’une chose, dit miss Speke qui ne pouvait le suivre et encore moins comprendre le sens de ses paroles, je ne sais qu’une chose, c’est que je ne louerai plus jamais ces pièces. Je les laisserai fermées à clef.
Le colonel ramassa les débris du cadre et en fit un petit tas.
— Et je prierai pour lui, ajouta miss Speke, tandis qu’il la raccompagnait à son appartement du rez-de-chaussée. Je ne cesserai jamais de prier pour lui, aussi longtemps que je vivrai.
— Il n’en a guère besoin, murmura le colonel Lyle, à part. Il y a longtemps que la première terreur est passée pour lui. Il a trouvé la nouvelle direction et il s’est déplacé le long de cette direction.