CHAPITRE III

— Vraiment, monsieur je ne vois pas ce que je pourrais vous dire de plus ! J’ai déjà tout raconté à votre sergent. J’ignore qui était Mrs Davis et d’où elle venait. Elle est restée chez moi environ six mois. Elle payait régulièrement ses loyers et paraissait tranquille et respectable. Je suis sûre de ne rien savoir de plus.

Mrs Coppins s’arrêta pour reprendre haleine et jeta à Lejeune un regard réprobateur. Il lui dédia son doux sourire mélancolique qui avait déjà fait ses preuves.

— Non que je refuserais de rendre service, si je le pouvais, ajouta-t-elle.

— Merci. C’est ce dont nous avons besoin. Les femmes ont un instinct tellement plus sûr que celui des hommes.

— Ah ! soupira Mrs Coppins. Si Coppins pouvait vous entendre ! Une vraie tête à l’évent et m’accusant de parler de ce que j’ignorais. Alors que j’avais raison, neuf fois sur dix.

— C’est pourquoi j’aimerais connaître votre opinion sur Mrs Davis. Pensez-vous qu’elle ait été… malheureuse ?

— À proprement parler, non. Elle semblait aimer le travail, la méthode. Elle avait l’air de vivre suivant un plan bien tracé. D’après ce que j’ai compris, elle était employée par une de ces maisons qui dressent des statistiques sur la consommation en général. Elle sonnait aux portes, demandant aux gens quel genre de lessive, de farine ils employaient ; combien ils consacraient à leur budget. Pour ma part, j’ai toujours trouvé cette façon d’agir parfaitement indiscrète et je me demande comment le gouvernement tolère ça ! Et à quoi ça sert, voulez-vous me le dire ? Mais c’est à la mode !

— Connaissez-vous le nom de la maison qui l’employait ?

— Non. Je ne vois pas…

— A-t-elle mentionné le nom d’un parent parfois ?

— Non. J’ai cru comprendre qu’elle était veuve depuis plusieurs années. Son mari aurait été invalide. Elle n’en parlait jamais beaucoup.

— N’a-t-elle jamais dit d’où elle venait, de quel coin du pays ?

— Je ne crois pas qu’elle ait été londonienne. Elle devait être du Nord.

— Vous n’avez jamais eu l’impression qu’elle avait quelque chose de… mystérieux ?

C’était là une question gênante si Mrs Coppins était influençable. Mais elle ne saisit pas l’occasion qui lui était offerte.

— Vraiment, non. Pas dans sa façon de parler, en tout cas. Une seule chose m’a fait réfléchir : sa valise. De bonne qualité, mais pas neuve. Quant aux initiales, on les avait effacées et remplacées par d’autres : J.D. pour Jessie Davis. Mais, à l’origine, c’était J et quelque chose d’autre. H, peut-être, ou A. Remarquez qu’on peut acheter du beau bagage d’occasion à un prix très intéressant et on fait changer les initiales. Elle n’avait pas grand-chose. Juste cette valise.

Lejeune connaissait ce détail. La morte possédait très peu d’objets personnels. Elle n’avait gardé aucune lettre, aucune photo. Elle semblait n’avoir ni police d’assurance ni carnet de chèques. Ses vêtements étaient simples, de bonne qualité et presque neufs.

— Semblait-elle heureuse ?

— Je le crois.

— Vous n’en êtes pas certaine ?

— Eh bien, c’est une chose à laquelle on ne réfléchit pas. Elle avait une bonne place, et sa vie lui convenait. Elle n’était pas démonstrative. Mais, évidemment, quand elle est tombée malade…

— Oui ? insista Lejeune.

— Au début, elle a été vexée. Comme elle le disait, cela flanquait tous ses projets par terre. Mais la grippe, c’est la grippe. Elle a bien dû garder le lit. Elle se faisait elle-même du thé et le prenait avec de l’aspirine. Je lui ai proposé d’appeler le médecin. Elle a refusé, disant que la grippe se soignait toute seule. Quand elle s’est sentie mieux, je lui ai fait un peu de cuisine. Elle était déprimée, bien sûr, mais c’est normal quand la fièvre tombe. Je me souviens, elle s’asseyait là, à côté du feu et, une fois, elle m’a dit : « Je voudrais bien ne pas avoir le temps de penser. Je n’aime pas ça, cela me donne le cafard. »

Lejeune l’écoutait très attentivement et Mrs Coppins poursuivit avec fougue :

— … Je lui ai prêté des revues. Mais elle ne paraissait pas capable de s’intéresser à la lecture. Elle m’a dit, je me le rappelle bien : « Si les choses ne sont pas ce qu’elles devraient être, il vaut mieux ne pas le savoir, n’est-ce pas votre avis ? » « C’est vrai », ai-je répondu. Elle a continué : « Je ne sais pas… je n’ai jamais été certaine. » J’ai fait remarquer qu’alors, tout était bien. Mais elle a ajouté : « Tout ce que j’ai entrepris a toujours été parfaitement honnête. Je n’ai rien à me reprocher. » Je l’ai rassurée : « Mais non, bien sûr ! » Mais je me demande si la maison qui l’employait ne faisait pas quelque trafic louche avec la comptabilité, par exemple, qu’elle en aurait eu vent mais qu’elle s’était dit que cela ne la regardait pas.

— C’est possible, admit Lejeune.

— En tout cas, elle s’est rétablie – ou presque – et elle a repris son travail. Je lui ai dit que c’était trop tôt, qu’elle devait s’accorder un ou deux jours supplémentaires. Et j’avais bien raison ! Le lendemain, elle est revenue avec une fièvre de cheval. C’est tout juste si elle a pu grimper les escaliers. Elle a encore refusé le médecin. Son état n’a fait qu’empirer. Le deuxième jour, elle m’a dit – et c’est tout juste si je l’ai comprise : « Un prêtre. Je dois voir un prêtre. Vite, ou il sera trop tard. » Elle a précisé : « Un prêtre catholique. » J’ai vu le petit Mike dans la rue et je l’ai envoyé chercher le Père Gorman. Puis j’ai pris sur moi de téléphoner au médecin et à l’hôpital.

— Vous avez reçu le prêtre, à son arrivée ?

— Oui. Je les ai laissés ensemble.

— Qu’ont-ils dit ?

— Je ne sais pas exactement, mais en refermant la porte, je l’ai entendu parler de perversité et aussi d’un cheval… un cheval de course, peut-être…

 

*

* *

 

Il n’y avait rien à apprendre des trois autres locataires de la maison. Deux d’entre eux, un employé de banque et un homme d’un certain âge qui travaillait dans un magasin de chaussures, habitaient au même endroit depuis des années. Le troisième était une jeune fille de vingt-deux ans, arrivée depuis peu et employée dans un grand magasin du quartier. Tous trois connaissaient à peine Mrs Davis.

La femme qui déclara avoir vu le Père Gorman dans la rue le soir du crime n’avait fait que l’apercevoir, alors qu’il entrait chez Tony, vers huit heures moins dix. C’était tout.

M. Osborne, le propriétaire de la pharmacie qui faisait l’angle de la Barton Street, eut mieux à dire.

C’était un petit homme d’âge moyen, au crâne chauve, au visage rond et ingénu. Il portait des lunettes.

— Bonsoir, inspecteur. Passons par-derrière, voulez-vous, proposa-t-il en soulevant le rabat de son comptoir à l’ancienne mode.

Lejeune traversa derrière lui une sorte d’alcôve où un jeune homme en blouse blanche emplissait des flacons avec la vivacité d’un prestidigitateur et pénétra dans une petite pièce meublée de deux fauteuils, d’une table et d’un bureau. Mr Osborne fit glisser le rideau fermant la porte, s’assit et fit signe à Lejeune de l’imiter. Il se pencha, l’œil brillant.

— Je suis en mesure de vous aider. Vu le mauvais temps, la vente avait été calme, ma vendeuse suffisait. Je m’attardais sur la porte, regardant arriver le brouillard. La rue était déserte. Puis je vis, de l’autre côté de la rue, avancer le Père Gorman que je connaissais très bien de vue. Quelle horreur ce meurtre ! S’en prendre à un homme comme lui !

« Tiens, le Père Gorman », me suis-je dit. Il allait en direction de West Street, c’est la première à gauche avant la voie du chemin de fer. Un peu en retrait, venait un autre homme. Je ne l’aurais même pas remarqué s’il ne s’était pas arrêté brusquement à la hauteur de mon magasin. Je me demandais pourquoi il stoppait quand je me suis aperçu que le Père Gorman, un peu plus loin, ralentissait son allure. Il avait l’air tellement plongé dans ses pensées qu’il semblait oublier de marcher. Puis il est reparti à vive allure et l’autre en a fait autant. Je me suis dit qu’il connaissait le Père Gorman et qu’il voulait le rattraper pour lui parler.

— Mais, en fait, il s’est contenté de le suivre ?

— Sur le moment, je n’y ai pas songé, à présent, j’en suis sûr. Mais le brouillard s’épaississait très vite et je les ai perdus de vue presque aussitôt.

— Pouvez-vous décrire cet homme ?

Lejeune ne se faisait pas d’illusion. Il avait l’habitude des portraits qui n’en étaient pas. Mais Mr Osborne était d’une autre essence que le propriétaire de « chez Tony ».

— Oui, je le pense, dit-il avec complaisance. Il était grand…

— Grand ? De quelle taille ?

— Eh bien, un mètre quatre-vingts environ. Quoique sa minceur le faisait peut-être paraître plus grand qu’il n’était en réalité. Il avait des épaules tombantes et une pomme d’Adam proéminente. On voyait ses cheveux gris assez longs sous son chapeau ; un nez remarquable : un véritable bec ! Je n’ai évidemment pas remarqué la couleur de ses yeux ; je ne l’ai vu que de profil. Il pouvait avoir cinquante ans, d’après sa démarche qui n’était pas celle d’un jeune homme.

Mentalement, Lejeune apprécia la distance séparant la pharmacie du trottoir d’en face et s’étonna.

Une description telle que venait de faire le pharmacien pouvait être le fruit d’une imagination fertile. Les exemples ne lui manquaient pas. Mais, généralement, les gens brossent un portrait du « meurtrier type » selon eux, adorné de sourcils broussailleux, de mâchoires simiesques, d’yeux à l’expression féroce. La description donnée par Mr Osborne convenait à un être humain normal. Peut-être était-il le témoin idéal, l’observateur parfait…

Mais la distance était grande.

— Croyez-vous pouvoir reconnaître cet homme si vous le revoyiez ? demanda Lejeune.

— Oh ! oui, répondit Osborne avec une extrême assurance. Je n’oublie jamais un visage. C’est l’une de mes passions. J’ai toujours prétendu que si un assassin en puissance venait m’acheter de l’arsenic, je le confondrais devant un tribunal. Je n’en ai pas encore perdu l’espoir.

— Cela ne vous est jamais arrivé ?

— Non, dit Mr Osborne, amer. Et il y a peu de chance, à présent. Je vends mon fonds. J’en reçois un joli prix et je me retire à Bournemouth.

— Vous m’avez l’air d’avoir une bonne affaire, ici.

— Elle a de la classe, reconnut Osborne avec orgueil. Cela fait près d’un siècle que la famille est établie ici. Mon grand-père et mon père m’ont précédé. Enfant, je ne voyais pas cela du même œil. Comme beaucoup de garçons de mon âge, alors j’étais un mordu du théâtre. J’étais persuadé de mon talent d’acteur. Mon père n’a pas cherché à m’arrêter : « Vois ce que tu peux faire, mon garçon, m’a-t-il dit. Tu te rendras compte que tu n’as rien d’Henry Irving. » Et il avait bien raison. Ça a duré dix-huit mois et je suis revenu. Je me suis intéressé à l’affaire. Nous avons toujours eu de la bonne marchandise. Mais, aujourd’hui (il secoua la tête), c’est déprimant pour un pharmacien. Tous ces articles de toilette que vous êtes forcé d’avoir, la moitié des bénéfices vient de ces saletés. De la poudre, du rouge, des crèmes, des shampooings, des trousses ! Je ne m’en occupe pas. C’est ma vendeuse qui s’en charge. Non, en tant que pharmacien, je n’ai pas été habitué à ça ! Quoi qu’il en soit, j’ai de gentilles économies, j’ai tiré du magasin un fort bon prix et j’ai fait le premier versement sur une charmante petite villa à côté de Bournemouth. Il faut savoir se retirer tant qu’on peut encore profiter de la vie. J’ai beaucoup de dadas : les papillons, les oiseaux, le jardinage. Je dispose d’une masse de livres consacrés au jardinage. Et, il y a les voyages. Je ferai peut-être une croisière… J’irai à l’étranger avant qu’il soit trop tard.

Lejeune se leva.

— Je vous souhaite bonne chance, dit-il. Et si, avant de quitter la région, vous revoyiez cet homme…

— Je vous le ferai savoir aussitôt. Vous pouvez compter sur moi. Ce sera un plaisir. Je suis très physionomiste. Je resterai sur le qui-vive. Oh ! oui, faites-moi confiance !

Le cheval pâle
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