CHAPITRE X
Glendower Close était une voie nouvellement percée qui affectait la forme d’un demi-cercle. Les ouvriers y travaillaient encore. À mi-parcours, une grille sur laquelle on avait inscrit un nom : Everest.
Dans le jardin, un homme plantait des oignons. Lejeune reconnut Osborne sans difficulté. Il poussa la grille. Osborne se redressa pour voir qui envahissait son domaine. À la vue du visiteur, le plaisir ajouta à la couleur déjà riche de ses joues. Il était en manches de chemise et portait de lourdes chaussures, mais cette tenue retirait peu à son aspect méticuleux.
— Bonjour, inspecteur ! s’écria-t-il. Votre visite me fait honneur ! J’ai reçu votre réponse à ma lettre mais jamais je n’aurais espéré vous voir en personne. Soyez le bienvenu dans mon petit château, dans mon Everest. Ce nom vous surprend, peut-être ? J’ai suivi, dans le détail, l’expédition de sir Edmund Hilary ! Quel homme ! quelle gloire pour notre pays ! Mais entrez donc !
Osborne précéda l’inspecteur dans la petite maison. Elle était fort bien tenue, mais parcimonieusement meublée.
— Je ne suis pas encore installé, expliqua l’ancien pharmacien. J’assiste aux ventes aux enchères ; on y trouve du bon mobilier pour le quart du prix demandé dans les magasins. Que puis-je vous offrir ? Du sherry, de la bière, du thé ?
Lejeune choisit la bière.
Mr Osborne s’éloigna pour revenir, un instant plus tard, porteur de deux pichets d’étain crêtés de mousse.
— Un peu de repos ne nous fera pas de mal. Everest. Ah ! Ah ! J’ai toujours aimé la plaisanterie.
Ils burent.
— … Mon renseignement vous a-t-il rendu service ?
— Pas autant que nous l’avions espéré, malheureusement.
— Ah ! je suis déçu, je l’avoue. Bien que je conçoive qu’il n’y ait aucune raison pour qu’un monsieur suivant la même route que le Père Gorman soit son meurtrier. C’eût été trop beau. Et ce Mr Venables est riche, respecté, et fréquente les gens de la meilleure société.
— Le fait est, dit Lejeune, que cela n’a pas pu être Mr Venables que vous avez vu.
Mr Osborne se leva brusquement.
— Oh ! c’était lui ! J’en suis absolument certain. Jamais je n’oublie un visage.
— Vous vous êtes probablement trompé quand même. Mr Venables est une victime de la poliomyélite. Il est paralysé depuis trois ans et ne peut absolument pas se servir de ses jambes.
— La poliomyélite ! s’écria Osborne. Oh ! ça, alors… Cela paraît régler la question. Mais cependant… excusez-moi, inspecteur. Ne m’en veuillez pas mais… en avez-vous une preuve médicale ?
— Oui. Mr Venables se fait soigner par sir William Dugdale, d’Harley Street, un professeur des plus éminents.
— Bien sûr, bien sûr, le nom est célèbre. Eh bien, j’ai l’impression d’avoir fait fausse route. J’étais tellement sûr… Et je vous ai dérangé pour rien.
— Ne prenez pas cela ainsi, dit vivement Lejeune. Votre renseignement garde sa valeur. L’homme que vous avez vu ressemble beaucoup à Mr Venables et, comme celui-ci a un type très marqué, cela limite le rayon d’action.
— C’est exact, reconnut Osborne, un peu rasséréné. Il ne doit pas y avoir tant de criminels répondant à son signalement. Dans vos fichiers, au Yard…
Plein d’espoir, il regardait l’inspecteur.
— Ce n’est peut-être pas si simple que cela. L’homme peut ne pas être fiché. Et, comme vous le disiez, rien ne prouve qu’il ait quelque chose à voir avec le meurtre du Père Gorman.
Mr Osborne parut, de nouveau, très déprimé.
— Pardonnez-moi. C’est curieux… J’aurais aimé témoigner pour meurtre… Et, je vous l’assure, on ne m’aurait pas fait changer d’avis. Je serais resté sur mes positions !
Lejeune, pensif, regardait son hôte.
— … Quoi ? s’impatienta ce dernier.
— Pourquoi seriez-vous resté sur vos positions ?
Le pharmacien eut l’air étonné.
— Parce que je suis certain… Oh ! oui, je vois à quoi vous pensez. Je me suis trompé d’homme et ma certitude est sans objet. Et, pourtant, je la ressens…
— Vous devez vous demander le motif de ma présence chez vous puisque j’ai eu la preuve médicale que Mr Venables n’était pas le suspect ? Je suis venu parce que la précision de votre description m’a frappé. Souvenez-vous-en, il y avait du brouillard, ce soir-là. Je me suis rendu dans votre pharmacie. Debout sur votre seuil, j’ai regardé de l’autre côté de la rue. Il m’a paru que, par une soirée de brouillard, il devait être pratiquement impossible de distinguer clairement les traits de quelqu’un.
— Dans une certaine mesure, vous avez raison. Le brouillard montait, mais de façon irrégulière. Il restait des places claires. C’est ainsi que j’ai pu voir le Père Gorman et l’homme qui le suivait. De plus, quand celui-ci a été à ma hauteur, il a manœuvré un briquet pour allumer sa cigarette. J’ai fort bien vu son profil, à ce moment : le nez, le menton, la pomme d’Adam. Il n’était jamais venu chez moi, sans quoi je m’en serais souvenu.
— Oui, dit Lejeune, pensif.
— Un frère, peut-être, suggéra vivement Osborne. Un jumeau ?
Lejeune sourit et secoua la tête.
— C’est très commode dans un roman. Mais, dans la vie… Cela n’arrive pratiquement jamais.
— Non… évidemment. Cependant, une ressemblance de famille.
— Pour autant que nous le sachions, Mr Venables n’a pas de frère.
— Pour autant que vous le sachiez ? répéta Osborne.
— Bien que de nationalité britannique, il est né à l’étranger. Ses parents ne l’ont amené en Angleterre qu’à l’âge de onze ans.
— Vous ne savez pas grand-chose de lui, de sa famille ?
— Non, reconnut Lejeune. Ce n’est pas chose facile, à moins d’aller lui poser des questions directes… et nous n’avons aucun motif pour le faire.
Il existait évidemment d’autres moyens d’agir mais il n’avait pas l’intention de le dire à Osborne.
— … Donc, poursuivit-il en se levant, certificat médical à part, vous êtes certain d’être tombé juste ?
— Oh ! oui. Pour moi, savez-vous, c’est devenu un véritable passe-temps que de me souvenir des visages – il eut un petit rire – combien de mes clients ai-je surpris en leur rappelant des descriptions remontant à plusieurs mois. Les gens aiment qu’on se souvienne d’eux. Je me suis entraîné dès mon plus jeune âge. Au bout d’un certain temps, cela devient automatique. Il n’y a aucun effort à faire.
Lejeune soupira.
— J’aimerais disposer d’un témoin comme vous à la barre !
Mr Osborne parut très satisfait.
— C’est un don, dit-il, modeste. Pour ma part, j’ai cultivé le mien. Qu’on m’apporte un plateau chargé d’objets les plus divers, il me faudra quelques secondes pour les enregistrer et en donner la liste. Cela surprend tout le monde. Cela n’a rien de merveilleux. Une question d’habitude. Je suis assez bon prestidigitateur également. Excusez-moi, mais qu’avez-vous dans votre poche ?
Il se pencha et retira un petit cendrier de la poche de l’inspecteur.
— … Inspecteur ! Et vous êtes de la police ?
Il rit de bon cœur et Lejeune avec lui. Puis Osborne poussa un soupir.
— … J’ai une jolie maison. Les voisins paraissent aimables. J’ai rêvé de cette vie pendant des années mais, je vous l’avoue, mon affaire me manque. Une allée et venue perpétuelle ; des gens à étudier. Je désirais un jardin peuplé de papillons et d’oiseaux, mais je n’aurais pas cru que l’espèce humaine me manquerait tellement… Je suis allé passer un week-end en France. C’est bien, je dois le dire, mais j’ai compris, nettement, que l’Angleterre me suffisait. La nature est étrange ! Je n’avais qu’une idée : prendre ma retraite et, maintenant, je songe fermement à acheter une part dans une pharmacie de Bournemouth… juste pour avoir quelque chose à faire sans l’obligation d’être au magasin à heures fixes.
« … Au revoir, inspecteur. Je suis désolé de n’avoir pu vous aider. S’il y avait quelque chose…
— Je vous le ferais savoir, assura Lejeune.
— Cela promettait, pourtant…
— Je sais. Quel dommage que le rapport médical soit si net, mais on n’y peut rien, n’est-ce pas ?
— Euh…
Lejeune s’éloigna rapidement. Osborne, debout à la grille, le suivit des yeux.
« Rapport médical ! Un médecin ! S’il connaissait la moitié de ce que je sais en ce qui les concerne ! Pauvres naïfs ! Un médecin ! »