CHAPITRE XIII

LE RÉCIT DE MARK EASTERBROOK

 

Je me décidai à interviewer Mrs Tuckerton avec le plus parfait manque d’enthousiasme. Malgré l’avis de Ginger, j’étais loin de trouver cela prudent. Tout d’abord, je ne me sentais pas à la hauteur de la tâche que je m’assignais. Je doutais fortement de mon habileté à jouer la comédie.

Ginger, avec l’ardeur terrifiante qu’elle était capable de déployer quand elle le voulait, m’avait donné ses instructions par téléphone.

— Ce sera très simple. La maison est de Nash. Mais d’une facture inhabituelle chez lui. Une de ses inspirations néo-gothiques !

— Et pourquoi désirerais-je la voir ?

— Vous avez l’intention d’écrire un article ou un livre sur les influences modifiant les styles architecturaux. Quelque chose dans ce genre.

— Cela me paraît un bel attrape-nigaud.

— Ridicule, dit Ginger avec force. Quand il est question de littérature ou d’art, les gens les plus sérieux et les moins discutables écrivent n’importe quoi. Je pourrais vous citer des chapitres entiers d’absurdités.

— C’est pourquoi vous feriez beaucoup mieux l’affaire que moi.

— C’est là où vous vous trompez. Mrs Tuckerton peut chercher dans le Bottin mondain, elle vous y trouvera. Mais pas moi.

Je m’avouai battu mais non convaincu.

À l’issue de mon entretien avec Bradley, Ginger et moi-même nous avions tenu conseil. Cela lui avait paru moins incroyable qu’à moi.

— À présent, nous savons qu’il existe un organisme chargé de faire disparaître les gens.

— De façon surnaturelle !

— Vous vous cramponnez à vos idées. Les gris-gris de Sybil, le charlatanisme dont elle s’entoure, tout vous désaxe. Si Bradley s’était révélé un pseudoastrologue, oui. Mais, comme il semble n’être qu’un sale petit bandit ferré en droit, cela prend forme. Si bizarre que cela puisse paraître, ces trois femmes du Cheval pâle ont mis en pratique quelque chose qui marche.

— Si vous en êtes convaincue, alors, pourquoi voir Mrs Tuckerton ?

— Précaution supplémentaire. Nous savons ce que Thyrza dit pouvoir faire. Nous connaissons de quelle façon on règle le côté financier de l’opération. Nous avons quelques détails concernant trois des victimes. Il nous faut connaître le point de vue du client.

— Et si Mrs Tuckerton ne révèle rien qui puisse laisser entendre qu’elle a été cliente ?

— Nous reporterons notre enquête ailleurs.

 

C’est ainsi que je me retrouvai devant la porte de Carraway Park, château de proportions modestes, répondant peu, à mon avis, au style de Nash. Mais j’étais très peu documenté sur la question.

Un valet misérable, vêtu d’alpaga râpé, répondit à mon coup de sonnette.

— Mr Easterbrook ? Madame attend monsieur, dit-il.

Il m’introduisit dans un salon meublé avec un soin excessif. Tout, autour de moi, était dispendieux et dépourvu de goût. Un ou deux beaux tableaux pour une profusion de peintures sans beauté. Des flots de brocart jaune. L’arrivée de Mrs Tuckerton me dispensa de poursuivre mon examen.

Je ne sais à quoi je m’étais attendu mais je fus très surpris : une femme, jeune encore, et parfaitement commune. Rien de remarquable en elle. La bonté ne devait pas être sa qualité dominante. Les lèvres, en dépit d’une généreuse application de rouge, étaient minces et serrées. Les yeux, bleu pâle, donnaient l’impression d’évaluer le prix de toute chose. Elle devait être du genre de femme habituée à distribuer des pourboires mesquins. Les femmes comme elle sont légion mais, en général, moins richement habillées et habilement maquillées.

— Mr Easterbrook ?

Ma visite, c’était évident, la ravissait.

— … Je suis tellement heureuse de vous voir, que ma maison puisse vous intéresser ! Bien sûr, je savais, par mon mari, qu’elle avait été construite par Nash, mais jamais je n’aurais pensé qu’elle puisse retenir votre attention !

— Voyez-vous, madame, elle n’est pas de la facture habituelle à Nash et, de ce fait, euh…

Elle me tira d’embarras.

— Je suis d’une terrible ignorance en ce qui concerne… l’architecture, l’archéologie, enfin toutes ces choses. Mais, ne m’en veuillez pas…

Loin de lui en vouloir, je lui en savais gré.

— … Évidemment, tout cela est passionnant.

— Nous autres, spécialistes, sommes parfaitement ennuyeux, lui dis-je.

Elle se récria, me demanda si je désirais prendre le thé avant de visiter la maison ou effectuer la visite avant de prendre le thé.

Je n’avais pas songé à cette éventualité, mon rendez-vous étant fixé à trois heures trente, mais je choisis de commencer par faire le tour du propriétaire.

Elle me guida, bavardant inlassablement, ce qui m’était d’un grand secours.

Ma visite s’annonçait bien, me dit-elle, la maison était à vendre.

— Elle est trop grande pour moi… depuis la mort de mon mari… Je n’aurais pas aimé que vous la voyiez vide. Une maison doit être occupée pour qu’on l’apprécie, n’est-ce pas, monsieur ?

Pour ma part, je l’eusse préférée inhabitée et débarrassée de son mobilier, mais ce n’était pas une chose à dire. Je demandai à mon hôtesse si elle avait l’intention de rester dans le voisinage.

— Je ne sais pas au juste. J’ai envie de voyager un peu, d’aller au soleil. Je déteste ce triste climat. Je projette d’aller passer l’hiver en Égypte. J’y ai été, il y a deux ans. Quel pays merveilleux ! Mais, suis-je sotte, vous devez le connaître par cœur !

J’ignorais tout de l’Égypte et le lui dis.

— Je n’en crois rien, rétorqua-t-elle d’un ton léger. Voici la salle à manger. Elle est octogonale. C’est bien le terme ?

J’acquiesçai, admirai et, la visite terminée, nous nous retrouvâmes dans le salon. Mrs Tuckerton sonna pour le thé. Celui-ci fut apporté par le valet à l’aspect poussiéreux. La grosse théière en argent aurait eu besoin d’un sérieux astiquage.

Mrs Tuckerton soupira quand nous fûmes seuls.

— Les domestiques sont impossibles, aujourd’hui. À la mort de mon mari, le couple qui était dans la maison depuis près de vingt ans a donné son congé, prétextant qu’il prenait sa retraite. Mais on m’a dit qu’il s’était replacé autre part. Et ces gages qu’on leur donne ! N’est-ce pas incroyable, avec ce qu’ils mangent, sans parler du blanchissage !

Oui, songeais-je, ces yeux pâles, cette bouche mince décelaient bien l’avarice.

Il n’était pas difficile de faire parler Mrs Tuckerton. Elle aimait se raconter. Un air attentif, un mot d’encouragement de temps à autre, et j’appris sur elle beaucoup plus qu’elle ne le crût.

Je sus ainsi qu’elle avait épousé Thomas Tuckerton, un veuf, cinq ans auparavant. Elle était « beaucoup, beaucoup plus jeune que lui ». Elle l’avait rencontré dans un grand hôtel du bord de la mer, qu’elle fréquentait « comme quatrième au bridge ». Ce détail lui échappa sans qu’elle s’en rendît compte. Il avait une fille dans une école des environs. Pauvre Thomas, il était si seul… Sa première femme était morte depuis plusieurs années, et elle lui manquait beaucoup.

Et Mrs Tuckerton continua de se dépeindre. Une jeune femme au cœur tendre prenant pitié d’un homme vieillissant, solitaire. La mauvaise santé de celui-ci, le dévouement de celle-là.

— Évidemment, dans les derniers temps de sa maladie, je n’ai pu avoir aucun ami personnel.

Thomas Tuckerton aurait-il trouvé indésirables certaines relations masculines de sa femme ? Cela expliquerait les termes du testament dont Ginger avait demandé communication à l’Administration.

Des legs à des vieux domestiques, à des filleules et une pension à sa femme – convenable, mais nullement généreuse ; l’usufruit à vie d’une certaine somme. Le reste de ses biens, qui dépassaient cent mille livres, à sa fille Thomasina Ann, pour lui revenir en toute propriété le jour de ses vingt et un ans, ou le jour de son mariage. En cas de sa mort avant sa majorité, l’argent revenait à sa belle-mère. Il n’y avait, semblait-il, aucun autre membre de la famille.

La prise, pensais-je, fut bonne et Mrs Tuckerton aimait l’argent, cela se voyait, se sentait à première vue. Elle avait été pauvre, évidemment, jusqu’à ce qu’elle épousât son riche veuf. Et, peut-être cela lui était-il monté à la tête. Longtemps embarrassée d’un mari invalide, elle aspirait au jour où elle serait libre, encore jeune, et riche au-delà de toutes ses espérances.

Le testament fut une déception. Elle avait rêvé mieux qu’une rente modeste. Elle espérait croisières luxueuses, robes, bijoux ou, peut-être, la joie pure de posséder de l’argent pour le seul plaisir de le voir s’entasser, à la banque.

Et tout avait été donné à la fille qui, selon toute vraisemblance, n’aimait pas sa belle-mère et, avec la cruauté de la jeunesse, le lui avait fait savoir. Cette fille qui serait riche à moins que…

À moins que ?… Cela suffisait-il ? Pouvais-je vraiment croire que cette femme à l’élégance de mauvais goût, débitant des lieux communs à une telle cadence, était capable de préparer froidement, avec l’aide du Cheval pâle, la mort d’une jeune fille ?

Non, cela m’était impossible.

Cependant, il me fallait jouer mon rôle.

— Il me semble, dis-je presque brutalement, avoir rencontré votre fille, votre belle-fille.

Elle me regarda un peu surprise, mais peu intéressée.

— Thomasina ? Vraiment ?

— Oui. À Chelsea.

— Oh ! Chelsea ! Oui, cela ne m’étonne pas. (Elle soupira.) Les jeunes filles d’aujourd’hui ! On ne peut rien en faire. Cela chagrinait beaucoup son père. Je ne pouvais rien faire, bien sûr. Jamais elle ne m’écoutait. (Nouveau soupir.) À l’époque de notre mariage, elle était déjà grande, savez-vous. Une belle-mère…

Elle secoua la tête.

— C’est une situation toujours délicate, dis-je.

— J’ai fait des concessions, j’ai tout tenté.

— Je n’en doute pas.

— Mais en vain. Évidemment, Tom ne lui aurait pas permis de se montrer insolente avec moi, mais elle me rendait vraiment la vie intenable. En un sens, j’ai été soulagée quand elle a insisté pour quitter la maison, mais j’ai compris l’effet produit sur Tom. Elle s’est entourée de gens impossibles.

— J’ai… il m’a semblé, en effet…

— Pauvre Thomasina…

Mrs Tuckerton remit en place une boucle blonde, puis elle leva les yeux sur moi : « Oh ! mais peut-être ne le savez-vous pas ? Elle est morte, il y a un mois. Une encéphalite aiguë. C’est une maladie fréquente chez les êtres jeunes… je crois. C’est si triste. »

— Je savais qu’elle était morte, dis-je en me levant. Je vous remercie, madame, de m’avoir fait visiter votre maison.

Elle me tendit la main. Je fis quelques pas vers la sortie, puis me retournai :

— … Au fait. Je crois que vous connaissez le Cheval pâle, n’est-ce pas ?

Sa réaction ne laissa aucun doute. Ses yeux pâles se dilatèrent sous l’effet d’une peur intense. Sous le maquillage, son visage perdit toute couleur.

— Le Cheval pâle ? répéta-t-elle d’une voix perçante. Que voulez-vous dire ? Je ne connais aucun cheval pâle.

Je jouai l’étonnement.

— 0h ! Je ferais erreur ? C’est une vieille auberge très intéressante… à Much Deeping. Je m’y trouvais, il y a quelques jours. Cela a été transformé de façon charmante. J’étais persuadé avoir entendu prononcer votre nom… peut-être votre belle-fille s’y est-elle rendue… ou quelqu’un portant le même nom que le vôtre. L’endroit jouit d’une… certaine réputation.

Ma sortie me satisfit énormément. Dans un des miroirs du hall, je vis le reflet de Mrs Tuckerton qui me regardait, les yeux agrandis. Elle était terrifiée et j’eus la vision de ce qu’elle serait dans quelques années… Ce n’était pas réjouissant.

Le cheval pâle
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