C'était l'après-midi. Alicia avait loué deux chambres adjacentes à L'Oiseau Bleu et ouvert la porte de communication. Jamie était attablé devant un repas, mi-déjeuner mi-dîner, composé de mets variés qu'Alicia avait disposés sur des assiettes en carton. Mais il n'avait pas faim. Il n'arrivait même pas à mesurer le temps qui s'était écoulé depuis leur retour de Sparks. Il se sentait vidé. Quelque part au fond de lui, une petite voix lui soufflait qu'à cette heure, normalement, il aurait dû être au théâtre en train de se préparer pour la première représentation de la soirée. Mais il n'y aurait pas de spectacle. C'était bel et bien fini. Et rien ne serait plus jamais comme avant.
La télévision était allumée. Un bulletin d'informations succéda à un spot publicitaire. Il était désormais question de deux meurtres. Don White, abattu au théâtre, et sa compagne, Marcie Kelsey, tuée avec la même arme dans leur maison. Kelsey. Le nom n'évoquait presque rien pour Jamie. Il ne l'avait connue que sous celui de Marcie. À présent elle était morte, et lui recherché pour meurtre. Jamie Tyler, le frère jumeau de Scott Tyler. Les deux garçons étaient en fuite. Des délinquants. Des drogués.
— Ça suffit !
Alicia prit la télécommande et éteignit la télévision.
— Ce ne sont que des mensonges. À quoi bon les écouter ?
Jamie ne dit rien.
— Et ne reste pas planté là. Mange quelque chose, Jamie.
Elle poussa vers lui un bol en plastique rempli de salade. Jamie jeta un coup d'œil à l'étiquette : Salade César Basses Calories de Tante Mary, qui montrait une vieille dame en tablier. Pure tromperie, bien sûr. La salade était préparée en usine, congelée et empaquetée. Même les feuilles de laitue avaient l'air factice.
— Je n'ai pas faim.
— Bien sûr que si, tu as faim. Tu n'as rien mangé de la journée. (Alicia poussa un soupir.) Nous devons réfléchir ensemble, Jamie. La police te recherche. Deux personnes sont mortes. Ton frère a disparu. Crois-tu vraiment l'aider en restant assis sans bouger ? Mange un peu. Ensuite nous discuterons.
Elle avait raison. Jamie piqua une feuille de salade du bout de la fourchette en plastique. Puis une bouchée de poulet. Le motel ne disposait d'aucune installation pour cuisiner, aussi Alicia avait-elle choisi des plats froids tout prêts. Il y avait aussi des biscuits, des fruits, du fromage et des petits pains. Elle avait sorti une bière du minibar pour elle, et un soda pour lui. Jamie souleva la capsule d'ouverture et le sifflement du gaz sembla soudain déverrouiller quelque chose en lui. Finalement, il avait faim. Et soif. Il avala presque tout le soda et commença à manger.
— Il faut qu'on parle, toi et moi, reprit Alicia.
En dépit de ce qu'elle avait dit, elle-même ne mangeait pas.
— Ce que tu as fait tout à l'heure, dans la maison… c'était impressionnant. Vas-tu m'expliquer comment tu fais ?
— Je ne veux pas en parler.
— Bien. Alors laisse-moi deviner. Votre numéro de télépathie, au théâtre, n'est pas truqué. Vous arrivez réellement à lire dans les pensées l'un de l'autre. Je me trompe ?
Comme Jamie restait muet, elle poursuivit.
— Et ce que tu as fait tout à l'heure dans la maison, avec le policier, c'était une sorte de contrôle sur l'esprit.
Jamie avait fini son soda. Il tenait la boîte dans sa main. Soudain, ses doigts se refermèrent et la broyèrent.
— Vous ne comprenez pas, dit-il. Je refuse de parler de ça. Je n'en parle avec personne. Sauf Scott.
Alicia vit la colère dans ses yeux. Il la défiait de poursuivre cette conversation.
— Vous ne savez pas ce que c'est. Vous n'en avez aucune idée. Et je ne vous le dirai pas.
— D'accord. Excuse-moi.
Alicia but une gorgée de bière, directement à la bouteille, puis réfléchit un moment.
— Écoute, je sais que c'est difficile pour toi. Mais nous n'arriverons à rien si nous nous disputons. Cela nous aiderait peut-être si je te racontais mon histoire. Pour l'instant, je suis une parfaite étrangère pour toi. Tu sais, je n'étais pas dans ce théâtre par hasard. J'avais de bonnes raisons d'y aller.
— J'imagine qu'il y a un rapport avec la photo de... Daniel. C'est ça ?
Alicia posa sa bière sur la table.
— Daniel. Oui, en effet. Tout est là.
Elle se pencha en avant, les coudes sur la table, et commença à raconter son histoire.
— Le garçon sur la photo est mon fils. Daniel. Nous aurions dû fêter son anniversaire la semaine dernière. Il a eu onze ans le 9 juin. Mais j'ignore où il est. Je ne sais même pas s’il est en vie. Il a disparu depuis sept mois et je n'ai pas cessé de le chercher depuis.
» Tu n'as pas besoin de savoir beaucoup de choses sur moi, Jamie. J'ai trente-deux ans. J'ai une sœur. Mes parents sont du New Jersey. Il y a un an, je vivais à Washington, où je travaillais pour le sénateur John Trelawny. Tu as peut-être entendu parler de lui. Normalement, tu devrais. Le sénateur se présente à la prochaine élection pour devenir président des États-Unis et les gens disent qu'il a de bonnes chances de gagner. Bref, je m'occupais de son secrétariat depuis cinq ans. C'est un homme bon et j'aimais beaucoup mon travail.
» L'autre chose importante à savoir est que j'ai été mariée. Mon mari est tombé gravement malade et il est mort deux ans après la naissance de Daniel. Si bien que j'ai dû élever mon fils seule. Dans un sens, j'ai eu de la chance. J'avais une petite maison à deux pas d'une très bonne école, et une employée de maison merveilleuse, Maria, qui s'occupait de Daniel tous les après-midi, jusqu'à ce que je rentre du bureau.
Alicia fit une petite pause avant de reprendre.
— À la fin de l'année dernière — c'était la première semaine de novembre — j'ai reçu un appel téléphonique de Maria. Il était six heures du soir et je devais travailler tard. Elle voulait me prévenir que Danny n'était pas rentré de l'école. Elle avait essayé de le joindre sur son téléphone mobile mais il ne répondait pas, et elle ne savait pas quoi faire. Je me souviens de lui avoir dit de téléphoner à tous ses copains et de me rappeler s'il n'était pas là à sept heures. En y repensant, je m'étonne d'avoir réagi avec autant de calme. Mais Danny passait souvent chez l'un ou l'autre de ses camarades après la classe. Il jouait de la batterie dans un orchestre et il répétait pour le spectacle de Noël. Pas une seconde, l'idée ne m'a effleurée qu'il avait pu lui arriver malheur.
» Maria m'a retéléphoné à sept heures. Danny n'avait pas reparu et aucun de ses copains ne savait où il était. La nuit était tombée et, à ce moment-là, j'ai vraiment commencé à m'inquiéter. J'ai appelé la police. Le fait que je travaillais avec le sénateur John Trelawny a facilité les choses. Les policiers sont arrivés immédiatement et ont enregistré Danny dans le fichier des personnes disparues du NCIC1. Ils ont également déclenché une Alerte Amber2, pour que tous les bureaux et les commerces locaux aient une description et une photo. Cela revenait à créer un immense réseau de personnes susceptibles de le rechercher. Pour ma part, je pensais encore que Danny allait réapparaître. Je m'imaginais déjà en train de le gronder pour son retard !
Alicia se tut. Elle resta un long moment silencieuse.
— Mais il n'a jamais réapparu. Personne n'avait rien vu. Personne ne savait rien. On aurait dit qu'il s'était volatilisé. J'ai fouillé la maison de fond en comble dans l'espoir de trouver un indice quelconque. Je suis allée dans tous les endroits où Danny avait l'habitude d'aller. J'ai fait des annonces à la radio et à la télévision. Sa photo était placardée dans tous le magasins de la ville et même à l'arrière des camions. Rien…
— Scott l'a vu, murmura Jamie. Quand vous avez montré la photo, il a dit que Daniel vous attendait.
— Je sais. C'est la première fois qu'on me donnait des informations sur mon fils depuis sa disparition.
Elle déglutit avec peine.
— C'est même la première fois que quelqu'un suggère qu'il est encore en vie.
Alicia respira profondément et se força à poursuivre.
— Deux semaines avant Noël, j'ai pris une décision. La police ne savait pas où chercher. Personne ne savait où était Danny. Mais je me refusais à baisser les bras. Alors j'ai quitté mon travail et j'ai mené ma propre enquête. Il existe de très nombreux organismes qui s'occupent de disparitions d'enfants. Je les ai contactés. J'ai distribué des tracts, j'ai fait des recherches sur Internet. Tu sais combien d'enfants disparaissent chaque jour ? Peu à peu, j'ai associé des noms, des visages, des dates, des lieux. J'ai listé toutes les affaires de disparitions signalées au cours de l'année dernière. J'ai dessiné des cartes. J'ai téléphoné aux parents.
» À ma grande surprise, une image a commencé à prendre forme. Au début, ça m'a semblé absurde et j'ai cru que je me faisais des idées. Puis, très vite, j'ai réalisé que c'était vrai. Il y avait bien une sorte de schéma. Une série de coïncidences. C'est ce qui m'a conduite jusqu'à ton frère et toi.
» Je me suis aperçue que, au cours des six derniers mois, un grand nombre des enfants disparus avaient quelque chose de… spécial. Plus précisément, ils avaient des dons particuliers. Tu vois ce que je veux dire ? Bon, cessons de tourner autour du pot. Ces enfants avaient des pouvoirs paranormaux. Je sais que ça paraît fou. On n'est plus censé croire à ce genre de choses au XXIe siècle. Pourtant il y avait un lien…
Alicia se leva pour s'approcher du canapé. Elle ouvrit un attaché-case dont elle sortit une liasse de documents, et elle déposa une feuille devant Jamie. C'était une copie d'un article de journal local, avec une photo d'un garçon au visage intense et concentré, aux cheveux coupés ras. Le titre de l'article disait :
JACK A EU UNE VISION DE L'AVENIR.
Le journaliste ne prenait pas la chose très au sérieux. Un garçon de onze ans, Jack Pugh, qui vivait avec son père dans une ferme du Kentucky, avait fait un rêve et prévenu ses parents que l'église locale allait prendre feu. Douze heures plus tard, la foudre avait frappé l'église, provoquant un incendie qui l'avait ravagée. Par chance, il n'y avait eu aucune victime.
— Six semaines après la parution de cet article, le jeune Jack a disparu, reprit Alicia.
Elle sortit un autre feuillet. Cette fois, il s'agissait d'une fille, Indigo Cotton, dont le Miami Herald rapportait l'histoire. Apparemment, cette Indigo Cotton était capable de tordre des cuillers et d'arrêter des pendules juste en les regardant. Une photo la montrait appuyée contre une horloge de grand-mère, dont les aiguilles s'étaient fixées à midi pile. Par la seule volonté d'Indigo, précisait l'article.
— Elle aussi a disparu, dit Alicia. Deux mois après la sortie du journal.
Alicia ajouta d'autres feuillets à la pile. Un garçon avait réussi à prédire, cinq fois de suite, les gagnants de courses de chevaux. Un autre, sans bouger, avait provoqué un court-circuit de tout l'éclairage de son école. Une adolescente parlait avec des fantômes. Un garçon autiste connaissait le nom des gens avant de leur avoir été présenté. Deux frères jumeaux, autres que les Tyler, étaient également télépathes.
— Tous ont disparu ? demanda Jamie.
— Douze en six mois. Ça ne te paraît peut-être pas beaucoup, Jamie, mais je connais la valeur des statistiques et je peux te dire que c'est énorme. Bien sûr, d'autres enfants ont disparu. Mais dans des conditions et pour des raisons très différentes. Dans les cas dont je parle, il me semble évident que quelqu'un visait délibérément ces enfants aux dons si particuliers.
— Vous en avez parlé à la police ?
— Non, répondit Alicia en se rasseyant. Lis les articles, Jamie. Tous prennent plus ou moins ces phénomènes à la légère. Un enfant qui tord les cuillers à distance ? Un autre qui discute avec les morts ? Regarde les titres : « CONTES DU MONDE DES TÉNÈBRES », « UNE AFFAIRE D'OUTRE-TOMBE : LA FILLE QUI BAVARDE AVEC LES FANTÔMES ». Évidemment, après leur disparition, on les a traités avec sérieux. Mais en oubliant tout l'aspect paranormal de leur personnalité. Comme si ce n'était pas important. En fait, ça n'était jamais mentionné.
Jamie réfléchit un instant, puis une question s'imposa soudain à lui.
— Daniel aussi ?
— Oui, lui aussi avait des aptitudes particulières, acquiesça Alicia. À l'époque, je ne voulais pas que ça se manifeste et, quand cela arrivait, j'étais ennuyée. Mais plusieurs choses étranges se sont produites. Danny avait des prémonitions. Pas des rêves… des sensations. Un jour, il m'a empêchée de monter dans un train. Il n'avait que six ans et il a piqué une véritable crise d'hystérie. Il s'est mis à lancer des choses à travers la pièce. J'ai fini par céder. Je ne pouvais pas le laisser à Maria dans cet état. Alors je ne suis pas partie et… tu sais ce qui s'est passé ? Quelques jours plus tard, j'ai appris qu'il y avait eu un incident dans le train. Un type qui avait perdu la tête, sans doute sous l'influence de la drogue, avait tué une voyageuse. Si j'avais pris ce train ce jour-là, ç'aurait pu être moi. Qui sait ?
» Ensuite, Danny a recommencé. Mais à l'école, cette fois. Il a insisté auprès d'un camarade pour qu'il ne rentre pas chez lui. L'après-midi même, un bus a dérapé, quitté la route, et percuté de plein fouet la maison du garçon. La cuisine et la moitié du premier étage se sont effondrées. Par chance, il n'y avait personne à l'intérieur. Bien sûr, tous les élèves ont raconté l'histoire et un journal local en a parlé.
— Et vous pensez que quelqu'un a lu l'article, enchaîna Jamie.
— Oui. Je pense en effet que quelqu'un a appris cette histoire. Je crois qu'on a enlevé Danny parce qu'il avait ce don spécial. Et depuis ces derniers mois, j'épluche les journaux à la recherche d'enfants comme vous. Je me dis que s'il existe vraiment des gens, quelque part, qui enlèvent les enfants dotés de pouvoirs paranormaux, je pourrai peut-être les devancer. Découvrir qui ils sont et ce qu'ils ont fait de mon fils.
» Maintenant tu sais pourquoi je me trouvais à Reno. Je suis tombée sur un article dans un magazine, où l'on parlait de jumeaux télépathes qui se produisaient sur scène. Le journaliste écrivait qu'il avait vu leur numéro deux fois et n'arrivait absolument pas à comprendre comment ils faisaient. Alors j'ai décidé de venir moi-même.
— Et vous êtes arrivée juste à temps.
— Je n'en ai pas cru pas mes yeux quand j'ai vu ces types qui couraient derrière vous deux avec des armes.
Un bref instant, le visage d'Alicia s'éclaira et elle ne put cacher l'excitation dans sa voix.
— Mais ça prouve que j'avais raison. Il y a bel et bien des gens qui recherchent les enfants un peu spéciaux. Ils ont enlevé ton frère et, où qu'il se trouve en ce moment, je crois que Danny s'y trouve aussi.
— Il y a une chose que je ne comprends pas, Alicia. Supposons que vous ayez raison. Pourquoi des gens kidnapperaient des enfants qui ont des pouvoirs paranormaux ? Dans quel but ?
— Ça peut intéresser le gouvernement, la CIA ou des services spéciaux de ce genre. Réfléchis une minute. Si tu es réellement capable de lire dans l'esprit de quelqu'un, tu deviens une arme parfaite. Tu peux être un espion. N'importe quoi !
— Vous le pensez vraiment ?
— Bien sûr, Jamie. Les services gouvernementaux dépensent des milliards de dollars chaque année dans des expériences paranormales. Et de très grandes entreprises mènent des programmes de recherche avec des enfants hors normes et leurs familles. J'en ai même contacté une. J'espérais qu'elle pourrait m'aider.
— Laquelle ?
— Une multinationale qui travaille dans les télécommunications, la santé, la sécurité, l'énergie… À peu près dans tout, en fait. Mais ils ont aussi une filiale spécialisée dans la recherche paranormale.
Alicia marqua une courte pause avant de conclure :
— Ce sont eux qui sont venus vous chercher au théâtre, Scott et toi. L'entreprise s'appelle Nightrise.