12
RLINDA KETT
Marchande prospère possédant cinq vaisseaux, Rlinda Kett n’avait pas pour habitude de se morfondre en silence, en attendant passivement que les événements surviennent. Surtout au cours d’une embuscade. Elle se tenait à côté du général Kurt Lanyan sur la passerelle du vaisseau de guerre de classe Mastodonte, le bâtiment le plus lourdement armé des Forces Terriennes de Défense.
Alors qu’ils rôdaient dans l’espace vide et silencieux, Lanyan avait ordonné d’éteindre tous les feux du vaisseau des FTD et de brouiller sa signature électromagnétique. Les plaques de camouflage noires de la coque le rendaient invisible, le réduisant à une simple anomalie gravitationnelle flottant parmi les rochers en périphérie du système d’Yreka.
Ils attendaient, leur piège déjà tendu.
— Depuis combien de temps sommes-nous en position ? demanda Rlinda à voix basse.
— Inutile de murmurer, madame, répondit le général.
Son menton et ses joues étaient si propres et lisses que sa peau luisait. Quand il se concentrait, ses yeux rapprochés, bleu acier, semblaient absorber la lumière pour la réfléchir amplifiée. Il indiqua l’écran de poursuite sur lequel clignotait le spot du cargo de Rlinda, le Curiosité Avide, qui continuait sa route vers les planètes habitées d’Yreka.
— Vous feriez mieux d’agir au bon moment, Général. (À présent qu’elle avait cessé de murmurer, sa voix tonitruait, intimidante.) Il s’agit là de mon vaisseau personnel, et c’est mon ex-mari favori qui le pilote.
— Votre favori, madame ? Combien en avez-vous ?
— Des vaisseaux, ou des maris ?
— Des maris, grogna le général, agacé par ses sous-entendus. Je sais déjà combien de vaisseaux vous dirigez.
— Cinq ex-maris, et BeBob est le meilleur de la portée, le seul qui travaille encore pour moi.
Elle s’entendait encore très bien avec le Capitaine Branson « BeBob » Roberts, tant sur un plan personnel que sexuel. En outre, c’était un sacré bon capitaine.
Des corsaires de l’espace dirigés par le hors-la-loi Rand Sorengaard avaient récemment capturé l’un des navires marchands de Rlinda sur la route d’Yreka, tuant l’équipage et s’emparant du fret. Colonisée par l’un des vaisseaux-générations originels, l’Abel-Wexler, Yreka côtoyait le territoire revendiqué par l’Empire ildiran, tout en se situant loin du centre de la Ligue Hanséatique terrienne. Il en résultait qu’aucune des deux races ne lui fournissait beaucoup de surveillance et de protection. Mais, lorsque les corsaires de Sorengaard avaient commencé à aborder les cargos, les Forces Terriennes de Défense avaient juré d’écraser ce ferment d’anarchie qui les narguait. Quand bien même cela impliquait d’utiliser le vaisseau de Rlinda et son ex-mari favori comme appât.
Rlinda était une Noire au corps généreux, dotée d’un solide appétit et d’un rire exubérant. Elle ne cherchait jamais à détromper les gens sur leurs idées préconçues, qui les amenaient bien souvent à la sous-estimer ; en effet, elle n’était pas aussi douce et potelée qu’elle le paraissait. En femme d’affaires avisée, Rlinda savait analyser les marchés pour repérer les niches propices à son commerce. Les autres négociants perdaient leur temps à la recherche de gros coups et de monopoles sur les marchandises extraterrestres rares. Rlinda, quant à elle, préférait s’enrichir petit à petit. Un grand nombre de marchands ne parvenaient pas à rembourser leur vaisseau, alors que Rlinda en possédait déjà cinq – quatre, maintenant que ces foutus pirates de Sorengaard avaient capturé le Grandes Espérances.
La route d’Yreka était l’un des itinéraires les plus lucratifs pour sa compagnie, car les colons isolés avaient besoin de nombreux équipements de base, que Rlinda leur fournissait à bas prix. À présent, avec Sorengaard qui s’attaquait sans relâche aux vaisseaux sans défense, peu de marchands s’aventuraient encore dans la région. Rlinda aurait pu escroquer les colons dans le besoin en augmentant ses prix. Au lieu de quoi, elle avait préféré prendre le risque de permettre au général Lanyan d’utiliser le Curiosité Avide.
Elle appréciait les bénéfices, sans doute, mais aussi que les affaires se passent bien. Et plus que tout, elle avait l’intention que la justice soit faite au sujet de son capitaine disparu, Gabriel Mesta, et de son équipage.
Assis aux commandes du Mastodonte, le général Lanyan n’était pas motivé par d’aussi nobles idéaux ni par des questions morales. Il voulait juste se défouler un peu, et donner une leçon à ces pirates.
Dirigées par la Hanse, les FTD servaient de force de police et de sécurité, aussi bien que d’armée interstellaire. Contrairement à la Marine Solaire ildirane, dont les immenses navires ornementés étaient surtout destinés au spectacle, paradant ou effectuant des missions humanitaires, les FTD de Lanyan avaient des objectifs plus pragmatiques. Elles savaient qu’il y aurait toujours pléthore de troubles dans la Hanse. Les humains n’avaient jamais cessé de se battre les uns contre les autres, au nom de principes religieux ou politiques ; quand ces justifications faisaient défaut, ils s’emparaient des possessions et des ressources d’autrui.
Mettre un terme aux agissements d’un rebelle comme Sorengaard, qui lui-même entretenait des relations étroites avec les Vagabonds, cette bande de nomades clandestins – voilà une mission parfaite pour les FTD. On disait aussi que les pirates de Sorengaard étaient des Vagabonds exilés ; tout cela s’ajoutait aux récriminations qui circulaient déjà dans la Hanse à l’encontre des nomades turbulents. Leurs clans approvisionnaient la plupart des propulseurs interstellaires en carburant, n’obéissaient à aucune autre loi que la leur. Ils évitaient en général de participer à la politique ou de se mêler aux activités de leurs semblables.
— Détection de signatures énergétiques, Général, dit un lieutenant depuis sa station tactique. Une douzaine d’entre eux. De petits vaisseaux, apparemment… mais ils semblent transporter des armes lourdes.
— Aux postes de combat, ordonna Lanyan. Continuez en silence jusqu’à ce que je donne l’ordre.
Les soldats se dispersèrent et les pilotes foncèrent vers les ponts de lancement pour embarquer dans leurs intercepteurs Rémoras. Rlinda serra les poings et inspira profondément en songeant à BeBob. Son capitaine devait être en train de descendre vers Yreka, espérant forcer les corsaires à se montrer, de façon à ce que les FTD puissent enfin mettre un terme à leurs ravages. Rlinda mourait d’envie d’ouvrir un canal et de lancer un avertissement, mais cela aurait gâché l’embuscade. Elle pria pour que BeBob s’en sorte indemne.
Elle regarda, tandis que les corsaires sans méfiance allumaient leurs moteurs et fondaient sur leur proie. Souriant, Lanyan ouvrit un interphone pour transmettre ses ordres aux soldats. Le général semblait sacrément sûr de lui.
Après que les corsaires se furent approchés du Curiosité Avide, BeBob fit de son mieux pour louvoyer en direction du réseau de stations de défense d’Yreka. Mais le cargo manquait de reprise, surchargé de matériel afin de compenser ce qui n’avait pu être livré lors du dernier voyage.
Rlinda savait que son capitaine paniqué devait jurer et transpirer. Branson Roberts ne jouait pas seulement l’appât, il essayait réellement de fuir, mais n’avait aucune chance contre les corsaires. Son cœur fut envahi d’un brusque élan pour lui.
— Vous n’avez pas intérêt à rater votre coup, Général, ou j’aurai votre peau.
— J’apprécie une telle marque de confiance, madame, dit-il, avant de crier dans l’interphone : Tous les Rémoras, décollez ! Croiseurs Mantas, en avant. Sus à l’ennemi !
Alors que les corsaires encerclaient le vaisseau marchand, la flotte des FTD fondit sur eux. L’escadron d’intercepteurs Rémoras attaqua, visant les moteurs non protégés de leurs adversaires. Les corsaires pouvaient affronter les faibles capacités de défense des vaisseaux marchands, mais ils n’étaient pas de taille à résister à une puissance militaire terrienne déterminée à en découdre.
L’un des petits vaisseaux corsaires se détacha du groupe pour tenter de fuir, accélérant si fort que ses tuyères chauffées à blanc commencèrent à se vaporiser en plasma, obligeant le pilote à s’éloigner en une trajectoire erratique. Deux Rémoras détruisirent le fuyard en quelques coups de jazer, avant qu’il ait pu se mettre hors de portée des radars.
Lanyan cria par le communicateur extérieur :
— Il me les faut vivants. Ne les grillez que si vous n’avez pas le choix.
Un concert de confirmations retentit dans les haut-parleurs, puis les Mantas entrèrent en lice. Rapides, les croiseurs mi-lourds ouvrirent le feu au moyen d’impulsions jazer concentrées, et l’enfer se déchaîna.
Lassée de se tenir à l’écart, Rlinda courut jusqu’à la console de communication, écartant de son chemin Lanyan d’un coup d’épaule. Elle régla la fréquence sur le canal privé du Curiosité Avide.
— BeBob, sors tes fesses de là ! Si je ne te vois pas t’extraire de la zone de tir dans cinq secondes, j’arrive et je le fais moi-même.
— Pas besoin de me le dire deux fois, répondit BeBob.
Sa voix sonnait étonnamment ferme, mais Rlinda savait que ce n’était qu’un masque de bravoure. Branson Roberts pouvait garder la tête froide en situation de crise, mais ce n’était pas un apprenti héros à tête de bois.
Le Curiosité Avide modifia sa trajectoire pour se caler sur l’axe de profondeur en contrebas de l’écliptique d’Yreka, à distance du champ de bataille. Sa coque ne présentait aucune égratignure, par coup direct ou par ricochet. Rlinda poussa un soupir de soulagement… tout en se disant que c’était seulement dû à sa volonté si le Curiosité était en état de voyager vers Theroc.
Les Mantas désemparèrent les vaisseaux pirates, puis les Rémoras les rassemblèrent. Un pilote des FTD s’écorcha la main quand un panneau de contrôle explosa en raison d’un dysfonctionnement qui avait échappé à la dernière inspection. Ce fut l’unique blessé que Lanyan eut à déplorer.
Le ramassis de vaisseaux corsaires était prisonnier du filet de bâtiments des FTD qui les encerclaient. Ces vaisseaux avaient l’air anciens et rapiécés : des assemblages bizarres, fabriqués à partir d’éléments dépareillés et de plans hétérogènes. Le combat avait balafré leur carlingue et endommagé leurs moteurs.
— Je veux que tous les prisonniers soient transférés sur mon Mastodonte, dit Lanyan. Dépouillez-les de leurs armes, passez-leur des colliers neuraux aux poignets et amenez-les dans l’aire de chargement.
Puis, les soldats des FTD s’engagèrent dans la phase la plus dangereuse de l’opération qui consistait à aborder les neuf vaisseaux et faire des prisonniers. Pendant qu’ils évacuaient les équipages pirates, laissant les carcasses sous la garde de troupes désignées, l’un des capitaines corsaires mit le moteur en surcharge, dans le but de faire exploser son vaisseau et vaporiser ceux des FTD à portée. Mais le système d’autodestruction rafistolé ne réussit qu’à faire fondre le cœur du réacteur, calcinant la coque et le projetant à l’extérieur dans un jet de flammes. Ce percement inattendu fit tourbillonner le vaisseau comme un manège emballé, jusqu’à ce qu’il soit emporté à la dérive, dans un état si pitoyable qu’il ne méritait même pas d’être récupéré.
Rlinda accompagna le général Lanyan à l’aire de chargement du Mastodonte, où trente et un prisonniers avaient été amenés. Les hommes se tenaient impuissants, les mains attachées et les vêtements en loques. Leurs yeux flamboyaient de colère. Ils étaient dépourvus de bon sens mais emplis de morgue.
— Lequel d’entre vous est Rand Sorengaard ? (Lanyan les balaya de son regard bleu acier, mâchonnant sa lèvre afin de contenir son indignation.) Et n’essayez pas de me jouer un tour stupide. Vous subirez tous le même châtiment de toute façon.
Les pirates échangèrent des regards emprunts de fierté, les mâchoires serrées. Plusieurs d’entre eux firent mine de s’avancer bravement, en une vaine tentative. Mais un homme de haute taille aux joues creuses fit un pas en avant. Il regarda les autres avec le regard assuré et confiant d’un chef.
— Restez en arrière, vous autres. Je ferai face à mes crimes. (Il se tourna vers Lanyan.) Je suis Rand Sorengaard. Je ne vous reconnais pas l’autorité de m’arrêter.
— Oh. Essaieriez-vous de froisser mon amour-propre ? Peut-être feriez-vous mieux de vous excuser auprès de cette dame. (Le général posa une main sur les épaules de Rlinda.) Vous avez volé l’un de ses cargos et massacré l’équipage. Vous avez demandé à ces gens s’ils reconnaissaient votre autorité ?
— Nous avons pris ce dont nous avions besoin, dit Sorengaard. Vous nous appelez des pirates, mais cette Grosse Dinde de la Hanse a imposé des tarifs et des restrictions commerciales sur tout ce que les Vagabonds importent et exportent. C’est un véritable vol, que vous couvrez sous des arguties politiciennes.
Les lèvres de Lanyan se serrèrent en un pli sinistre. Ici, aux frontières de la Hanse, le général avait carte blanche en matière de sécurité ainsi que des sanctions à appliquer.
— Alors, mettons un terme à ces arguties. Certains de vos corsaires ont jugé bon de se suicider au cours de leur capture. Je n’en discuterai pas. À présent, je vais prononcer ma sentence pour le reste d’entre vous. Premièrement, vous avez été pris sur le fait pour acte de piraterie. De plus, un témoignage montre clairement votre culpabilité dans le meurtre du capitaine et de l’équipage du Grandes Espérances, et probablement votre responsabilité dans l’attaque d’autres vaisseaux.
Il fit un geste en direction des écoutilles d’accès au sas, à l’extrémité de l’aire de chargement. Ces chambres étaient utilisées par les troupes pour sortir du vaisseau et s’entraîner au combat à zéro G après avoir passé une combinaison.
— Votre châtiment sera une mort sûre et rapide, aussi indolore qu’il m’est possible d’offrir.
Bien qu’elle ait le cœur lourd, Rlinda ne fut pas surprise du jugement. Les corsaires ne le contestèrent même pas, se contentant de regards haineux à l’encontre du général Lanyan.
— Puisque vous avez commis l’erreur de suivre Rand Sorengaard, c’est lui-même qui appliquera la sentence. Vous irez dans le sas de décompression chacun à votre tour. Sorengaard, vous les éjecterez dans l’espace.
Le chef pirate gonfla ses joues creuses.
— Je ne le ferai pas. Torturez-moi autant que vous voulez, je refuse d’être votre pion.
L’un des corsaires s’écria :
— Fais-le, Rand. Je préfère que ce soit toi qui pousses le bouton que ces salopards de Terreux.
Ses compagnons approuvèrent d’un murmure. Trois d’entre eux crachèrent sur le pont, essayant d’atteindre Lanyan, mais manquèrent leur but d’au moins trente centimètres.
L’un d’eux sortit du groupe et s’avança vers les écoutilles.
— Ne les laisse pas savourer leur succès, Rand. C’est la dernière liberté qu’ils nous laissent.
Le chef scruta le visage de ses compagnons captifs, et parut y voir ce qu’il attendait. Puis, il se retourna vers le général.
— Ce n’est en aucun cas une victoire pour vous.
Le premier homme arrivait à l’écoutille, mais Rlinda ne put établir s’il était le plus brave d’entre eux, ou s’il avait senti qu’il serait pire de regarder les autres mourir avant lui. Un soldat en uniforme ouvrit l’écoutille du sas, et lui fit signe d’entrer à la manière d’un maître d’hôtel 2.
— On pourrait en mettre deux ou trois à la fois, fit remarquer un lieutenant.
— Non, répondirent Lanyan et Rand Sorengaard à l’unisson.
— Balancé dans l’espace, murmura le condamné, mais sa voix ne tremblait pas de peur. Je suppose que pour un Vagabond, c’est le chemin le plus court pour rentrer chez soi.
— Trouve ton Guide Lumineux, dit Sorengaard.
Le soldat verrouilla l’écoutille et Rlinda se détourna, ne voulant pas regarder à travers le hublot. Bien qu’elle ait détesté ce que les pirates avaient fait à son vaisseau et à son équipage innocent, elle se sentait incapable de regarder l’air se vider. La décompression explosive ferait éclater les tissus mous de la victime, avant que ses poumons et son sang se mettent à bouillir et geler en même temps.
Rand Sorengaard marmotta tout bas une prière ou un adieu, puis écrasa le bouton d’éjection sans hésiter. Le premier des corsaires était mort.
Glacée et horrifiée par cette justice expéditive, Rlinda s’adressa discrètement à Lanyan qui demeurait au garde-à-vous, comme s’il ne voulait pas être dérangé.
— Vous avez fait valoir votre point de vue, Général. Ce n’est pas suffisant ?
— Non, madame. Le châtiment est juste, et vous le savez. (Il regarda le deuxième pirate pénétrer dans le sas, et l’écoutille se refermer dans son dos.) L’espace est vaste, et l’anarchie peut devenir ingérable si on ne la réprime pas. Ma mission consiste à réagir avec assez de violence pour que l’effet soit dissuasif.
Il jeta un œil sur les habits colorés et exotiques des corsaires, puis fixa les écrans d’observation. Les vaisseaux pirates flottaient tous ensemble dans l’espace, dépareillés et bizarrement modifiés. Ils avaient été fabriqués en fonction des normes incompréhensibles des Vagabonds. Lanyan serra les dents, comme pour retenir les insultes qui lui venaient aux lèvres.
— Damnés Cafards !
Lorsque les corsaires eurent tous été exécutés de la même façon, le général Lanyan éjecta lui-même Rand Sorengaard par le sas. Puis il se tourna vers les pilotes de Rémoras qui se tenaient sur les aires de lancement du Mastodonte :
— Encore une mission à accomplir, les gars. Explorez les environs et ramassez les corps gelés. Rapportez-les pour que nous puissions les incinérer comme il faut. (Il toisa Rlinda Kett.) Nous sommes à proximité d’un couloir de navigation. Il faut éviter tout risque de collision accidentelle.
2. En français dans le texte.