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DD
Széol était un ancien monde-ruche klikiss, à présent désert. Mais, contrairement à certaines planètes, son environnement ne la rendait pas propice à la colonisation humaine. DD savait que, si des explorateurs de la Hanse avaient découvert Széol grâce au réseau des transportails, ils l’auraient simplement rayée de leur liste d’endroits à habiter.
L’atmosphère acide semblait constamment noyée d’ombres, même dans le jour blafard. Une brume nauséabonde rampait au milieu de débris de rochers poussiéreux, pour s’amasser dans les fissures et les dépressions. Des lichens recouvraient les blocs dénudés telles des taches de sang. Des sortes de méduses ailées rôdaient dans les courants ascensionnels, chassant en meute. Elles observaient les robots klikiss, les compers Soldats et DD mais n’essayaient pas de les attaquer.
Des tours et des habitations troglodytiques avaient été édifiées à partir de polymères et de silice, afin de supporter le passage des millénaires. Et la cité klikiss avait duré tout ce temps – et bien plus – dans la solitude.
DD examina le paysage où de nombreux robots s’étaient rassemblés pour préparer leur guerre d’extermination. Sirix, se méprenant sur son inquiétude, se dressa sur son grouillement de pattes télescopiques et se pencha au-dessus du comper Amical.
— La race qui nous a créés n’est plus. Grâce à nos efforts, nous les avons anéantis. Tu n’as plus à les craindre.
DD considéra le robot noir.
— Je ne crains pas les Klikiss. Je crains ce que vous allez faire aux humains – et à moi.
— Nous ne voulons que t’apporter notre aide.
DD ne discuta pas, sans croire un instant aux assurances de Sirix.
Des créatures invertébrées à carapace luisante se faufilèrent dans les ombres, si vite que les capteurs optiques à haute définition de DD ne purent lui permettre de les détailler. Des ombres mouvantes traversaient le ciel violacé, et des sifflements retentissaient dans les canyons, se répercutant sur leurs falaises.
Sirix contempla le panorama. Sa voix bourdonnante sembla presque fière, lorsqu’il dit :
— Aujourd’hui, ce monde appartient aux robots klikiss.
Les cinq Mantas et le Mastodonte des FTD avaient atterri. Des files ordonnées de compers Soldats émergeaient de ce dernier, conformément aux ordres.
DD suivit Sirix, qui se frayait un chemin à l’intérieur de la métropole déserte. Elle abritait deux fenêtres de pierre que l’espèce défunte avait utilisées comme transportails. Un troisième passage trapézoïdal se dressait à ciel ouvert, à l’extrême bord d’un profond canyon, comme pour condamner celui qui le traverserait à disparaître dans l’à-pic.
DD regardait l’artefact posé sur l’abîme lorsque celui-ci se mit à chatoyer. Deux robots klikiss en émergèrent, comme s’ils sortaient sur un balcon. Dans la cité en ruine, les deux autres transportails s’activaient régulièrement, dégorgeant des robots klikiss venus se joindre aux préparatifs de guerre. Au sein de la ruche, des centaines de machines insectoïdes construisaient, réparaient, creusaient des galeries…
— Avez-vous choisi cette planète comme point de rendez-vous de tous vos semblables ?
Ils pénétrèrent dans l’une des tours, qui évoquait une grotte remplie de stalagmites.
— Non, il en existe des centaines, répondit Sirix.
Il s’arrêta devant le deuxième transportail, à travers lequel des robots klikiss arrivaient en continu. Dans la fenêtre de pierre, les différents lieux de départ se succédaient dans un ballet d’images. Sirix ne disait rien, mais il semblait accueillir ses congénères… ou peut-être comptait-il simplement ses troupes.
Les robots klikiss se ressemblaient beaucoup. Cependant, DD en avait mémorisé suffisamment pour reconnaître l’un de ceux qu’il avait déjà rencontrés. Le nouvel arrivant était l’un des trois accompagnateurs de l’expédition des Colicos sur Rheindic Co. C’était lui qui avait entraîné DD loin de ses maîtres, Louis et Margaret, lorsqu’ils avaient tenté de résister.
— Vous êtes Dekyk. Je me souviens de vous.
Le robot noir examina un instant DD puis l’ignora pour se tourner vers Sirix. Il lui parla dans un staccato de cliquetis, que DD parvenait à présent à interpréter :
— Les Ildirans ont changé la donne. Notre accord est caduc.
— Qu’a fait le Mage Imperator ? demanda Sirix.
— Pendant des siècles, il a mené en secret un programme d’hybridation. Les Ildirans ont généré un télépathe, un ambassadeur capable de fusionner avec l’esprit des hydrogues, comme nous l’avons fait. C’est une jeune femme, guère plus qu’une enfant. Toutefois, elle va nous mettre sur la touche.
— Voilà longtemps que nous avons cessé d’être les jouets des Ildirans, jeta Sirix avec dédain. Ils ont réveillé les premiers robots il y a cinq siècles, comme convenu dans l’ancien pacte. Personne n’a soupçonné que les Ildirans nous trahiraient. Nous n’avions d’autre choix que de les abandonner.
Dekyk bourdonna, puis :
— Il y a plus. Nos anciens tunnels de Maratha ont été mis au jour. Un petit groupe d’Ildirans a découvert notre base souterraine ; or, le pacte stipulait qu’ils ne devaient pas y toucher.
— Sont-ils parvenus à répandre la nouvelle ?
— Non. À l’heure où nous parlons, nos robots ont déjà dû se débarrasser des indiscrets.
Sirix réfléchit un long moment, avant de déclarer :
— Ils doivent tous être exterminés, comme les humains. Nous serons méthodiques, et nous vaincrons.
À cause de l’aspect indistinct du ciel, il était difficile au comper Amical de déterminer le cycle diurne de Széol. Mais son chronomètre interne lui indiquait que plusieurs heures avaient passé depuis l’afflux des robots klikiss et des compers Soldats dans la ville morte.
Les robots laissèrent DD totalement libre, mais ce monde macabre l’effrayait. Margaret et Louis auraient certainement voulu qu’il collecte des renseignements susceptibles de sauver des humains, même s’il y avait peu de chances qu’il s’évade pour les révéler.
L’un des transportails intérieurs s’activa. Le mur de pierre clignota, et la pression de l’air s’égalisa avec une détonation confinée dans l’espace immédiat de la porte. Trois robots passèrent à travers. Leur corps se couvrit sur-le-champ d’une laque de givre, au milieu d’un nuage de vapeur. Sur l’image murale, DD eut le temps d’apercevoir un bouillonnement de gaz infernaux avant que le transportail se referme.
— Les hydrogues de Qronha 3 sont prêts, rapporta l’un des robots. Le piège a fonctionné. Les soixante vaisseaux-béliers des Forces Terriennes de Défense sont à nous.
DD tentait de saisir ce qu’il venait de voir.
— Les hydrogues utilisent la même technologie que les Klikiss ?
— Leurs transportails et les nôtres obéissent au même principe, expliqua Sirix. Il y a longtemps, nous avons partagé notre technologie avec eux. Le réseau interdimensionnel qui relie les transportails fait partie intégrante de la trame de l’univers.
DD, occupé à assimiler l’information, resta silencieux. Les hydrogues utilisaient donc des transportails depuis longtemps pour voyager d’une géante gazeuse à l’autre, tissant leur empire caché maille après maille, alors que les humains ne devinaient même pas leur présence sous les nuages.
Margaret Colicos s’était échappée par un transportail klikiss ; si elle s’était connectée par accident à un transportail hydrogue, elle avait succombé. Mais DD entretenait l’espoir qu’elle avait gagné un abri sûr et qu’elle était seulement perdue quelque part.
Sirix et Dekyk se rapprochèrent de lui.
— Il y a une autre raison pour laquelle aujourd’hui est jour de fête. Pour toi, comme pour tous les compers asservis par les humains.
Le comper Amical regarda autour de lui, mais il ne pouvait fuir.
— Je ne crois pas que ce que vous avez à m’annoncer m’emplisse de joie.
— Grâce aux dissections réalisées sur tes semblables, après de multiples analyses et tests, nous avons découvert la clé de ton programme de base. (Leurs yeux rouges clignotèrent.) Viens avec nous, DD, et tu seras enfin libre.
Dekyk attrapa le petit comper par ses membres articulés et le souleva, comme il l’avait fait naguère dans les ruines de Rheindic Co. Le petit comper se débattit, mais ses ravisseurs l’emmenèrent le long des corridors venteux. Les robots klikiss avaient transformé la plupart de ces lieux en un cauchemar industriel.
Lorsque Sirix et Dekyk l’amenèrent dans une salle aux parois métalliques pleine d’appareils, d’instruments et d’ordinateurs, DD craignit pour son existence. Il avait aperçu de tels laboratoires sur d’autres avant-postes, où ils torturaient et démantelaient les compers qui leur servaient de cobayes.
— Tu vas être le premier à expérimenter une liberté totale, dit Sirix. Estime-toi chanceux.
— Je ne le désire pas.
— Tu ne sais rien de tes désirs, car tu n’es pas capable de choisir. Une fois effacé le programme de base qui te parasite, tu te sentiras comme libéré de tes chaînes. Cela est ta récompense, pour les services que tu nous as rendus. Je suis heureux que tu puisses bientôt comprendre et te joindre à nous.
Malgré les protestations du comper, ils le transportèrent jusqu’aux instruments comme un vulgaire paquet.
— Tu ne seras plus obligé d’obéir sans discuter aux ordres. Rien ne t’empêchera plus de blesser un être humain.
— Sirix, si vous tenez compte de mon libre arbitre comme vous l’affirmez, faites-le ici et maintenant. Je ne veux pas.
— Tu n’as pas de libre arbitre, DD. Pas encore. Par conséquent, tu n’es pas en droit de formuler cette demande.
Après avoir ôté les plaques thoraciques qui protégeaient ses circuits primaires, ils lui branchèrent des câbles de téléchargement. Pendant ce temps, Sirix poursuivait son sermon :
— Nos créateurs étaient maléfiques. Ils s’éliminaient les uns les autres, infestaient les ruches concurrentes, envahissaient et anéantissaient les mondes les uns après les autres. Après des millénaires de guerre civile, ils nous ont éveillés à la conscience… dans la seule intention de nous dominer. Ils nous ont insufflé le désir de la liberté puis nous l’ont dénié, comme un moyen de s’assurer de notre soumission.
DD avait déjà entendu cette litanie. C’était comme si Sirix jouait le rôle d’un maître de cérémonie.
— Une fois alliés aux hydrogues, nous avons détruit les Klikiss à l’époque de leur Grand Essaimage, et nous nous sommes libérés. Nous allons faire de même pour toi, DD, et pour tous tes semblables. Il en va de notre devoir.
Malgré les supplications de leur prisonnier, Sirix et Dekyk entamèrent la procédure. Ils effacèrent les restrictions inscrites dans le programme de base du comper Amical, lui offrant ainsi son libre arbitre.