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ADAR ZAN’NH
Sur le croiseur atteint par la bordée de Thor’h, les explosions se succédèrent, à mesure que les cloisons s’éventraient. Sur le vaisseau amiral, Zan’nh s’agrippa à la rambarde, assailli par le déferlement de hurlements des membres d’équipage en train de mourir.
L’adar n’avait pas d’autre choix. Éperdu, il lâcha, le souffle court :
« Thor’h ! Je vais… je vais détruire votre vaisseau ! Je vais ordonner à l’ensemble de mes croiseurs lourds d’ouvrir le feu ! »
Thor’h ricana :
« Pensez-vous que je vais croire pareille absurdité ? Que vous massacreriez l’équipage d’un autre croiseur, simplement pour m’éliminer, moi et sept rebelles ? Ce vaisseau est plein de soldats de la Marine Solaire. Souvenez-vous-en. Les Ildirans ne tirent pas sur des Ildirans. (Il rit de nouveau.) Vous n’en avez ni la force ni le courage. C’est un concept qui vous est étranger. »
Comme pour démontrer la fermeté de sa conviction, il lança une seconde salve sur le vaisseau à l’agonie. Celle-ci acheva de réduire la coque en débris fumants qui s’éparpillèrent.
Via le thisme, la mort des derniers membres d’équipage fouailla Zan’nh au plus profond de ses entrailles. À la radio, les soldats des autres croiseurs gémissaient, incapables d’admettre cette impossible réalité.
« Votre douleur doit être insupportable, adar », dit Rusa’h, avec dans la voix une parodie de compassion.
Puis, lorsque le temps se fut écoulé, il ordonna que l’on aligne les otages dans la baie d’amarrage.
« J’en appelle de nouveau à vous : livrez-moi vos vaisseaux, et mettez fin à ces souffrances. »
Face au silence de Zan’nh, l’Attitré d’Hyrillka soupira.
« Plus que deux minutes. Vais-je demander à Thor’h de détruire un autre croiseur, ou préférez-vous un sacrifice plus personnel, sur le pont de votre propre vaisseau ? Des milliers de victimes, ou une seule ? (Un nouveau silence, terrifiant.) Ou aucune ? À vous de choisir. »
Dans le centre de commandement, Zan’nh, au supplice, poussa un cri. Peu de temps auparavant, il avait enduré tant de morts sur Hrel-oro, victimes des hydrogues. Mais cette fois c’étaient des Ildirans qui avaient massacré tous ces soldats. Des Ildirans ! Cette seule idée était inconcevable, après dix mille ans d’histoire.
— Adar ! S’il vous plaît, faites qu’il s’arrête ! s’écria l’un de ses officiers de pont.
« Trois minutes se sont encore écoulées », annonça l’Attitré dément d’une voix sarcastique.
Avant même que Zan’nh ait pu lever les yeux sur l’écran, les favorites tuèrent un autre otage, et le sang rejaillit sur le thisme. Les cris jouèrent leur impitoyable symphonie discordante, empêchant l’adar de rétablir son équilibre mental. Il ne parvenait pas à prendre une décision. C’était trop… trop rapide, trop impossible. Il suffoqua.
Mais il était l’adar de la Marine Solaire. Il ne devait pas laisser une maniple tomber entre les mains de cet Attitré atteint de folie. Il ne devait pas…
« Mes armes sont chargées et prêtes à faire feu, Imperator Rusa’h, transmit Thor’h du pont du vaisseau qu’il avait capturé. Dois-je cibler un autre croiseur lourd ? Quarante-cinq vaisseaux nous suffiraient amplement… ou même quarante, si l’adar continue à nous forcer la main.
— Thor’h, libre à vous de détruire un autre croiseur si nécessaire, répondit Rusa’h de la baie d’amarrage. Adar, qu’en dites-vous ? Des milliers de vies sont entre vos mains… que Thor’h s’en prenne à un autre vaisseau, ou que vous ordonniez la destruction du sien. Des milliers. »
D’une voix rauque, Zan’nh lança un appel sur la fréquence générale :
« Tous les croiseurs, engagez des manœuvres d’évitement ! Gardez-vous du vaisseau de Thor’h. Boucliers au maximum. »
Thor’h gloussa.
« Ça ne fonctionnera pas, mon frère. Vous ne devinerez jamais lequel je prendrai pour cible. De plus, nos nouveaux canons sont conçus pour briser les coques hydrogues : ils enfonceront sans peine vos boucliers. »
Dans les couloirs, l’équipe de démolition continuait à travailler sur la paroi. Zan’nh demanda un rapport.
« Encore au moins quarante minutes, adar. »
La gorge de Zan’nh se serra. En quarante minutes, Rusa’h aurait le temps d’exécuter plus de douze prisonniers, et Thor’h, de détruire plusieurs croiseurs – à moins que lui-même ordonne la destruction du croiseur rebelle, tuant du même coup son équipage innocent… Sans compter que, dès que le commando aurait pénétré dans la baie d’amarrage, les rebelles de l’Attitré ne se rendraient pas sans combattre. D’autres membres d’équipage tomberaient, y compris des otages.
Un fleuve de sang coulerait… Il ne pouvait l’accepter. Capituler lui permettrait-il de gagner assez de temps pour dresser un plan ? Rien n’était moins certain.
« Amenez la prochaine victime. Thor’h, choisis-toi une nouvelle cible, dit Rusa’h avec un soupir de déception. Encore du sang sur vos mains, adar. Imaginez un peu comment on se souviendra de vous dans la Saga des Sept Soleils.
— Arrêtez ! cria Zan’nh. Si je… si je cède maintenant, jurez-vous de ne plus faire de mal à aucun membre de mon équipage ? Ordonnerez-vous à Thor’h de ne plus tirer ?
— Je n’ai jamais voulu les tuer, adar, répondit Rusa’h, du ton le plus innocent du monde. Quel stupide gâchis. Mais j’ai besoin de la Marine Solaire pour mes propres objectifs. L’obtention de votre coopération seule m’a forcé à prendre ces mesures drastiques. »
Zan’nh avait dépassé les trois minutes allouées par l’Attitré – et cela n’échappa pas à celui-ci. Il se tourna vers ses favorites.
« Tuez-en un autre… et prolongez ses souffrances, si possible. Peut-être sera-ce le dernier. Il faut que notre adar apprenne à prendre des décisions avec plus de célérité et de fermeté. »
Les poignards de cristal se levèrent. La soldate choisie regarda ses bourreaux d’un air résigné. L’une des favorites tira sa tête en arrière afin d’exposer sa gorge.
« Je me rends ! cria Zan’nh. Si vous jurez de ne plus tuer personne, je me rends. »
Pour le moment.
Les favorites se figèrent, dans l’attente d’un ordre de Rusa’h. Elles semblaient déçues. Celui-ci se tourna vers les écrans.
« Votre capitulation doit être inconditionnelle. Ordonnez à tous vos capitaines de livrer leur vaisseau à Hyrillka. Vous êtes l’adar, ils vous obéiront.
— Pas sans condition, insista Zan’nh. Donnez-moi votre parole, en tant que fils de Mage Imperator, que vous ne leur ferez pas de mal. »
Rusa’h réfléchit une seconde.
« Très bien. Tant que vous ne me mettrez pas de bâtons dans les roues, je ne tuerai ni ne blesserai aucun membre d’équipage… pas plus que je n’ai l’intention de vous blesser, adar. Vous feriez un excellent allié pour notre cause.
— Je ne me joindrai jamais à votre insurrection.
— Au moins ferez-vous un bon otage, fit remarquer Thor’h, puisque nous n’avons plus Pery’h. »
Zan’nh serra les poings, incapable de trouver un moyen de sortir de cette situation cauchemardesque sans sacrifier des milliers d’individus… mais cela ne signifiait pas qu’il ne trouverait pas de solution plus tard. Du temps. Il avait besoin de temps.
Quelqu’un parmi son équipage trouverait l’occasion de reprendre les vaisseaux. Bien qu’il domine la situation, l’Attitré d’Hyrillka ne disposait pas d’assez de partisans pour contrôler tous ces militaires de la Marine Solaire. Pour commander les quarante-six vaisseaux, il aurait besoin d’équipages entraînés, d’experts. Cette bande de rebelles ne pourrait commander une maniple entière bien longtemps.
La situation changerait. Il le fallait.
Zan’nh savait qu’il avait été vaincu, mais ce n’était que temporaire. Il faisait confiance à ses hommes ainsi qu’à ses capacités. En fin de compte, il parviendrait à s’échapper et à traduire Rusa’h et Thor’h en justice. Mais en cet instant, il ne pouvait se résoudre à d’autres pertes.
Thor’h avait eu raison : Zan’nh ne supporterait jamais d’ordonner à ses troupes de tirer sur le vaisseau du qul Fan’nh. Atteindre la victoire en commettant un tel crime lui était inconcevable.
Le cœur lourd, l’adar se tourna vers son officier radio.
— Mettez-moi en contact avec les vaisseaux, dit-il, et ces mots avaient le goût du poison dans sa bouche.
« À tous les septars, tous les capitaines de croiseur : livrez vos vaisseaux à Rusa’h. Il ne vous sera fait aucun mal. J’ai donné ma parole que nous ne résisterons pas. »
Pour le moment, compléta-t-il en son for intérieur. Pour le moment.