7
J’entamai à l’aube la lente et pénible remontée vers la conscience. Je restai étendue pendant des heures en essayant de m’accrocher au sommeil. J’avais la bouche sèche et l’impression que des broches me traversaient la tête. Je perçus un mouvement dans la maison. La sonnette tinta, les broches se tordirent à l’intérieur de mon crâne. Quelques instants plus tard, on frappait à ma porte.
En m’efforçant de ne pas gémir, je me levai lentement et allai ouvrir à pas feutrés, mes chaussettes aux pieds. J’entrebâillai la porte. Le nez pincé, Mme Hyson me regardait. J’avais dormi tout habillée, sans m’être démaquillée.
— Un monsieur veut vous voir, madame Appleyard.
— Un monsieur ?
Mme Hyson fronça les sourcils et s’en alla. J’avais l’estomac retourné à la pensée que c’était peut-être Henry. Mais il n’y avait plus rien qu’il puisse me prendre. Cela pouvait aussi être l’avocat, qui s’inquiétait pour son chèque.
Je descendis au rez-de-chaussée quelques minutes plus tard, comme si j’allais à l’échafaud, et entrai dans la pièce de devant. J’y trouvai David Byfield en train d’examiner une photo de feu M. Hyson, l’air menaçant. Il se tourna vers moi et me tendit la main en m’adressant un petit sourire froid. Il ne semblait pas avoir changé depuis le jour de son mariage. Contrairement à moi.
— J’espère que ma visite n’est pas importune. J’étais en ville et Janet m’a appelé ce matin pour m’apprendre la nouvelle.
— Elle a donc reçu ma lettre ? Il hocha la tête.
— Nous sommes désolés, dit-il.
Ce « nous » me déplut profondément.
— Ce n’est pas la peine. Voilà longtemps que ça couvait. Je lui décochai un regard noir et les élancements de douleur derrière mes yeux me firent grimacer.) Ça devrait vous faire plaisir, pas vous attrister.
— Une rupture est toujours triste.
— Oui, c’est vrai. Je m’étais rendu compte que j’avais dû me montrer peu aimable et j’ajoutai gaiement :) Et vous, comment allez-vous ? Comment vont Janet et Rosie ?
— Très bien, merci. Janet espère… nous espérons que tu viendras séjourner chez nous.
— Je me débrouille très bien toute seule, merci.
— J’en suis persuadé.
Ses narines à la Laurence Olivier se dilatèrent un peu plus que d’habitude.
— Cela nous ferait grand plaisir à tous.
— Eh bien, c’est d’accord.
— Parfait.
Il me sourit, me témoignant son approbation.
David se mit aussi sec à organiser l’étape suivante de mon existence, en se donnant tout juste la peine de me consulter. Il était aussi impersonnel dans sa façon de faire la charité que dans son sex-appeal. Ce qui m’énervait le plus, c’était de sentir monter en moi l’excitation. Le sex-appeal peut avoir quelque chose de déprimant quand il prend un tour impersonnel. David m’aidait parce qu’il avait le sentiment qu’il le fallait ou parce que Janet le lui avait demandé. Il essayait de gagner sa place au paradis ou de se faire bien voir par Janet, peut-être les deux à la fois.
Quelques heures plus tard, je me retrouvai dans un compartiment fumeurs de deuxième classe. Le train sortit de l’immense caverne pleine d’échos de Liverpool Street Station. J’avais encore la gueule de bois, mais le temps, le thé et l’aspirine avaient émoussé la douleur et l’avaient rendue supportable, comme une sorte de vieille amie. Ma valise était dans le porte-bagages au-dessus de ma tête et mes deux malles allaient suivre par la route. J’avais pris un bain et m’étais changée. J’avais même réussi à avaler et à garder un repas qui n’était ni un petit déjeuner ni un déjeuner. David n’était pas avec moi – son colloque se terminait le lendemain à midi.
Le train roulait pesamment vers le nord entre des rangées de maisons noires de suie sous un ciel fumeux.
Voyons les choses en face, me dis-je en cherchant mes cigarettes tandis que le train prenait de la vitesse, il se fiche de moi comme de sa première chemise. Pourquoi en irait-il autrement ? »
Après Cambridge, la campagne devint toute plate. Le train suivait une ligne droite en envoyant des bouffées de fumée entre des champs noirs. Le jour commençait à baisser. L’horizon était indistinct, ni terre ni ciel. J’étais seule dans mon compartiment. Je me sentais en sécurité, au chaud et un peu endormie. Ça ne m’aurait pas gênée que le voyage se poursuive ainsi jusqu’à la fin des temps.
Le train se mit à ralentir. Je regardai par la fenêtre et aperçus au loin la flèche de la cathédrale de Rosington. Plus on approchait, plus elle ressemblait à un animal de pierre prêt à bondir. J’allai au lavabo, enlevai un flocon de suie sur ma joue et me poudrai le nez. David avait téléphoné à Janet pour lui dire de venir me chercher.
Quand je revins à mon compartiment, le quai défilait au ralenti le long de la fenêtre. Je pris ma valise et descendis du train. La première chose que je remarquai fut le vent, coupant comme une lame de rasoir. A Rosington, le vent n’est pas pareil qu’ailleurs, m’avait écrit Janet dans l’une de ses lettres, il vient de Sibérie par la mer du Nord ; il n’a rien d’anglais.
Janet n’était pas sur le quai. Ni dans la gare, ni dehors.
Je passai devant les guichets en traînant ma valise et sortis sur l’esplanade. La gare se trouvait au pied de la colline au sommet rocheux. Le vent me faisait venir les larmes aux yeux. Un pasteur, grand, grimpait dans une voiture haute à l’ancienne mode. Il posa sur moi un regard vide.
Avant de venir à Rosington, je ne connaissais aucun prêtre. C’était pour moi des gens dont on riait au théâtre ou au cinéma, qu’on évitait comme la peste dans les réceptions et qu’on supportait aux mariages et aux enterrements. Après Rosington, tout avait changé. Les prêtres étaient devenus des hommes. Je pouvais leur faire confiance.
Remarquez bien que je n’étais pas plus près pour autant de croire en Dieu. Les filles ont leur fierté. Parfois, il m’arrivait cependant de souhaiter croire que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes, à long terme du moins. Que Dieu avait un plan, que nous pouvions décider de suivre, ou de ne pas suivre. Que lorsque des choses déplaisantes nous arrivaient, elles étaient dues au mal, et que même celui-ci avait sa place dans ce plan impénétrable inspiré par la bienveillance de Dieu.
C’est absurde. Pour quelle raison notre sort devrait-il importer à qui que ce soit, et surtout à un dieu omnipotent dont l’existence est entièrement hypothétique ? Je crois encore que Henry avait raison. C’était un soir à Durban, et nous avions eu une discussion philosophique autour de notre deuxième ou troisième verre, avant d’aller nous coucher.
« Rendons-nous à l’évidence, ma fille, avait-il dit, tout se passe comme si nous dérivions sur l’océan à bord d’une barque sans avirons. Nous ne pouvons pas faire grand-chose, si ce n’est nous enfiler notre ration de rhum. »
Je regardai la voiture du pasteur gravir la colline dans cet après-midi assombri de février. J’attendis Janet quelques minutes de plus, puis rentrai dans la gare et téléphonai chez elle. Pas de réponse.
Il ne me restait plus qu’à prendre un taxi. Je demandai au chauffeur de me conduire à la Dark Hostelry, dans l’enceinte de la cathédrale. Dans l’une de ses lettres, Janet m’avait écrit que, d’après ce qu’on lui avait raconté, au Moyen Age, lorsque Rosington était un monastère, la Dark Hostelry était l’endroit où logeaient les moines bénédictins de passage. Le « Dark » venait de l’habit noir de l’ordre.
Le taxi m’emmena en haut de la colline et, par la grande porte, qu’on appelait la Porta, à l’intérieur de l’enceinte. Il y avait là des petits garçons en short et imperméable gris, coiffés d’une casquette. Peut-être étaient-ils à la Choir School. Aucun d’eux ne se souviendrait de Henry. Six ans, c’est long dans la vie d’une école.
Nous suivîmes l’allée qui contournait l’extrémité est de la cathédrale et nous arrêtâmes devant une petite porte percée dans un haut mur. Je ne demandai pas au chauffeur de porter ma valise à l’intérieur, ce qui m’eût obligée à lui donner un plus gros pourboire. Je poussai la porte, et c’est alors que je vis Rosie en train de jouer à la marelle.
— Qui es-tu ? demandai-je.
— Je suis Personne.
Rosie ne portait pas de manteau. Elle était là, en plein mois de février, à jouer dehors, chaussée de sandales et vêtue seulement d’une robe, sans même un chandail, alors que la nuit commençait à tomber. Certains enfants ne sentent pas le froid.
— Personne ? Je suis sûre que ce n’est pas vrai. Je parie que tu es quelqu’un…
— Je m’appelle Personne. C’est mon nom.
— Personne ne s’appelle Personne.
— Moi si.
— Pourquoi ?
— Parce que Personne est parfait.
Elle l’était, bien sûr. Parfaite. Je pensai : Henry, espèce de salaud, nous aurions pu en avoir une comme ça.
— Rosie ! Je suis tatie Wendy ! lui criai-je tandis qu’elle s’éloignait vers la maison en sautillant.
Je me sentis bête en disant ces mots. « Tatie Wendy »… on aurait dit un personnage de conte pour enfants, du genre qu’aurait apprécié ma mère.
— Peux-tu dire à ta maman que je suis ici ?
Rosie ouvrit la porte et sauta à l’intérieur de la maison. Je repris ma valise et la suivis. J’étais soulagée parce que Janet devait être de retour. Elle n’aurait pas laissé seule une enfant de cet âge.
La maison était attenante à d’autres. J’avais une impression confuse de contreforts, d’une ligne irrégulière de toits à fortes pentes se détachant sur l’horizon gris, de petites fenêtres profondément enfoncées. Je posai ma valise à la porte et cherchai la sonnette. Des carreaux étaient encastrés dans le panneau du haut et je voyais donc l’entrée s’enfoncer dans les profondeurs de la bâtisse. Rosie avait disparu. Les irrégularités dans le verre donnaient à l’intérieur de la maison une teinte verdâtre et la faisaient ondoyer comme les cheveux de Rosie.
Une poignée de sonnette était installée dans un renfoncement du montant de la porte. Je la tirai en espérant qu’une cloche tinterait à l’autre extrémité du fil invisible. Impossible de le savoir. Il fallait y croire, état d’esprit qui ne me venait pas facilement à l’époque. J’essayai encore, en me demandant si j’étais à la bonne porte. Je craignais de déranger. J’attendis encore un peu. Quelqu’un devait être là avec l’enfant. J’ouvris la porte, assaillie par une odeur d’humidité. Le niveau du sol était une trentaine de centimètres plus bas que celui du jardin.
— Ohé ! Ohé ! Il y a quelqu’un ?
Ma voix résonnait de manière inhabituelle, comme si j’avais parlé dans une église. Je m’avançai dans l’entrée. Il faisait plus froid à l’intérieur que dehors. Une horloge égrenait son tic-tac. J’entendis un bruit de pas au-dessus de ma tête, puis le déclic d’une porte qu’on ouvre, suivi d’un nouveau silence, différent de celui qui avait précédé.
C’est alors que ça commença.
Il y a quelque chose dans un cri d’enfant qui chavire le cœur. J’en lâchai ma valise. Je remarquai du coin de l’œil que sa serrure avait sauté sous le choc et que mes affaires, ce qui restait de ma vie avec Henry, fourrées à la hâte dans la valise, s’étaient répandues par terre. Je grimpai quatre à quatre une volée de marches et me retrouvai sur un long palier.
La porte du fond était ouverte. L’embrasure encadrait le dos de Rosie. Elle ne criait plus et se tenait parfaitement immobile, les bras pendant avec raideur de chaque côté, comme si l’articulation des coudes n’avait plus existé.
— Rosie ! Rosie !
Je traversai rapidement le palier et la saisis par les épaules. Je la fis pivoter sur elle-même et serrai son visage contre mon ventre. Elle était toute rigide. J’avais l’impression de tenir une poupée, pas une enfant. Il y eut un autre cri, le mien cette fois-ci.
La pièce était meublée comme une chambre. Elle sentait la brillantine et les pastilles de menthe. Il y avait deux fenêtres à meneaux. L’une devait être entrebâillée, car on entendait le bruit de la circulation et des gens parler dans la rue au-dessous. Dans des instants comme ceux-là, la mémoire absorbe les souvenirs comme une éponge. Souvent, on ignore ce qu’ils sont jusqu’à ce que, plus tard, on presse l’éponge et regarde ce qui en sort.
Sur le moment, je n’avais conscience que de la présence d’un homme étendu au sol. Il était couché sur le dos entre le lit et la porte. Il portait un pantalon de flanelle gris anthracite, des chaussures de marche marron et un gilet en tricot sur une chemise blanche à col souple. Une veste en tweed et une cravate rayée étaient rangées sur une chaise près du lit. Sa main gauche reposait sur son ventre, la droite sur le sol, la paume vers le haut, les doigts serrés mollement autour du manche en os d’un couteau à découper. Il y avait du sang sur la lame, sur son cou, sa chemise et son gilet. Ses lunettes à monture d’écaillé étaient tombées à côté de lui. Ses yeux bleus fixaient le plafond. Ses cheveux étaient plus gris et clairsemés que la dernière fois que je l’avais vu, son visage plus émacié, mais je le reconnus tout de suite. C’était le père de Janet.
— Ne reste pas là, Rosie, murmurai-je. Grand-père dort. Nous allons attendre maman au rez-de-chaussée…
Comme si mes paroles avaient été un signal, M. Treevor cligna des yeux et nous fixa toutes les deux.
— Je vous ai bien eues, dit-il en se mettant à rire.