8
— Je suis désolée, dit Janet. (Elle brossait les cheveux de Rosie, dont les mèches étaient tout emmêlées.) Il vient juste d’arriver.
— Ça n’est pas gênant, dis-je.
— Oh si. (Son regard croisa le mien, puis se posa de nouveau sur les cheveux brillants de sa fille.) On a sonné à trois heures et demie. C’était lui. Il est venu de Cambridge en taxi.
Rosie était assise sur un tabouret devant le foyer, le dos bien droit, sans s’appuyer contre les genoux de sa mère. A sa place, je ne me serais pas tenue tranquille, je me serais amusée avec un jouet ou j’aurais regardé un livre. Elle semblait hypnotisée par le grattement léger de la brosse.
— Il ne lui est pas venu à l’esprit de téléphoner. Il est arrivé comme ça, sans bagages, sans manteau. Il a même oublié son portefeuille. Il a fallu que je paie le taxi. (Janet sourit, mais je la connaissais trop pour être dupe.) Il était encore en pantoufles.
Nous nous trouvions dans un petit salon lambrissé, toutes les trois blotties devant le feu. Rosie était en chemise de nuit. Janet m’avait servi un gin orange, avec passablement trop d’orange à mon goût, et j’essayais de le faire durer.
— Il a aussi oublié ses médicaments. Des laxatifs. Ça l’inquiète terriblement. C’est pour ça que j’ai dû foncer à la pharmacie avant qu’elle ferme. Puis la femme du doyen m’est tombée dessus et je n’arrivais pas à m’en dépêtrer. (Elle s’arrêta de brosser les cheveux de Rosie et posa les mains sur ses épaules.) Ce pauvre grand-père va finir par oublier comment il s’appelle, hein, mon chou ? Maintenant, dis bonne nuit à tatie Wendy et je vais te mettre au lit.
Quand elles montèrent à l’étage, j’allai au chariot à boissons et me servis un autre petit gin. Nous avions toutes trois soigneusement évité de parler de ce qu’avait fait M. Treevor. Je me demandais ce que Janet en disait maintenant à Rosie. Si tant est qu’elle lui en ait dit quoi que ce soit. Comment expliquer à un enfant que son grand-père est allé prendre une bouteille de ketchup dans la cuisine, l’a emmenée dans sa chambre et s’en est aspergé pour faire croire qu’il s’était donné un coup de couteau mortel ? Qu’est-ce qui avait bien pu lui passer par la tête ? Il avait irrémédiablement taché ses vêtements et la carpette. Dieu seul savait quel effet cette petite comédie avait pu avoir sur Rosie. Seule consolation, toute cette excitation avait épuisé M. Treevor. Il se reposait sur son lit avant le dîner.
Le verre à la main, j’errai dans la pièce, prenant des bibelots pour les examiner, regardant les livres et les tableaux. J’étais devenue sensible à la pauvreté des autres comme on l’est quand on se trouve soi-même à court d’argent. Je crus en voir des symptômes, un coussin placé pour cacher une tache sur le tissu d’un fauteuil, le feu trop petit pour la cheminée, la doublure des rideaux qui avait besoin d’être changée. David ne devait pas gagner grand-chose.
Une photo de mariage dans un cadre en argent était posée sur la console entre les fenêtres, tous les deux devant la chapelle de Jérusalem, le rabat d’ecclésiastique de David flottant dans la brise. Je n’avais aucune photo de mon mariage, qui avait été expédié vite fait, comparé au sien. Ma mère aurait voulu que je sois en blanc, avec tout le tralala, au lieu de quoi Henry l’avait persuadée de nous donner l’argent de la robe pour notre lune de miel. Janet redescendit.
— Je crains que nous n’ayons un dîner un peu Spartiate. Du fromage sur du pain grillé, ça t’ira ? Il y a de l’apple crumble au garde-manger.
— C’est parfait. (Je la vis frissonner.) Ça ne va pas ?
— J’aurais aimé te préparer un bon dîner, surtout le soir de ton arrivée, expliqua-t-elle. Ça fait si longtemps que nous ne nous sommes vues !
— Ne t’en fais pas. Je suis très contente d’être ici. Ton père va descendre ?
— Il s’est assoupi. (Elle alla ajouter du charbon dans le feu.) Je n’ai pas voulu le réveiller.
Je m’assis sur le canapé.
— Janet… ça lui arrive souvent de faire des choses pareilles ?
— Le coup du ketchup ? Je ne répondis pas.
— Il a toujours eu le sens de l’humour, dit-elle en jetant une pelletée de charbon sur le feu.
— Il le cachait bien quand je venais chez vous. Janet me regarda. Les larmes faisaient paraître ses yeux plus grands que jamais.
— Oui. Enfin… les gens changent.
— Viens, dis-je en tapotant le siège du canapé. Viens me parler de ça.
— Mais le dîner…
— Laisse tomber le dîner.
— Si seulement je pouvais… Tu n’imagines pas à quel point je déteste faire la cuisine ! Le matin, la seule vue des œufs au plat me soulève l’estomac…
— Moi aussi. De toute façon, je vais t’aider à préparer le repas. Mais d’abord, viens t’asseoir là…
Elle s’essuya les yeux avec un joli petit mouchoir. Elle était une des rares personnes que j’aie connues qui ne se donnaient pas en spectacle quand elles pleuraient. Janet réussissait à faire tout élégamment, y compris verser des larmes. Je lui apportai un autre verre. Elle le refusa sans conviction.
— Il vaut mieux que je ne boive pas ça. J’ai déjà pris un verre ce soir.
— Ça te fera du bien.
Je la regardai boire son gin orange à petites gorgées.
— Dis-moi, ça dure depuis combien de temps ?
— Je ne sais pas. Ça a dû commencer avant la mort de maman. Ça a été très progressif.
— Tu n’as pas pensé à le mettre dans une maison de retraite ?
— Je ne peux pas faire ça. Il n’est pas vieux. Il n’a pas encore soixante-dix ans. Il n’est pas malade. Il est seulement un peu distrait par moments.
— Il a vu un médecin ?
— Il n’aime pas les médecins. Cette histoire avec le ketchup…
— Oui ?
— Je crois qu’il a seulement essayé de se montrer amical. Il voulait amuser Rosie, la faire rire. Il ne s’est pas rendu compte de l’effet que ça pouvait avoir. (Elle hésita, ajouta avec prudence :) Il n’a jamais trop su s’y prendre avec les enfants.
— Et qu’est-ce qu’en dit David ?
— Je ne veux pas trop l’embêter avec ça. Il est très occupé, en ce moment. Il est possible qu’il ait un nouveau travail…
— Mais il a sûrement remarqué quelque chose ?
— Voilà quelque temps qu’il n’a pas vu papa. De toute façon, la plupart du temps, il est normal.
Je me faisais l’impression de travailler pour l’Inquisition.
— Et qu’a dit Rosie ?
— En fait, rien. (Janet promena son doigt au bord du verre.) Je lui ai dit que son grand-père lui avait fait une farce et que c’était l’une de ces plaisanteries d’adultes que les enfants ne comprennent pas toujours. Elle a hoché la tête et c’est tout.
La soirée s’était finalement bien passée. Rosie s’était endormie, à l’instar de son redoutable grand-père. Janet et moi avons fait griller des tas de toasts sur le feu dans le salon et laissé tomber de la confiture partout sur le devant de la cheminée. Janet m’incitait à parler de Henry, mais je n’en avais pas envie, ce soir-là du moins. Nous l’avons donc complètement ignoré (ce qui lui aurait fortement déplu) et j’en fus très contente. Et j’étais là à jouer les dures à cuire alors qu’intérieurement j’avais l’impression d’être en compote, comme je l’avais été pendant toutes mes années d’école. Janet et M. Treevor me donnaient le sentiment d’être de nouveau utiles. Nous choisissons notre famille, surtout quand nos géniteurs ne nous satisfont pas vraiment.