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Encore maintenant, alors que j’ai l’âge qu’avait John Treevor, je rêve du jour où je suis arrivée à Rosington. De ce qui s’est passé non pas à l’intérieur, mais avec Rosie, devant la maison. Ce qui est bizarre, troublant, c’est ce qu’elle dit. Ou ne dit pas.

Quand je la vois dans mon rêve, je sais ce qu’elle va dire : qu’elle s’appelle Personne parce que Personne est parfait. Mais la suite est tout embrouillée. C’est ce qui me rend anxieuse, ne pas savoir dans quel ordre les mots vont sortir. Parfait mais personne. Personne mais parfait. Une personne parfaite. Pas de personne parfaite. Parfaitement personne. Peut-être mon esprit endormi s’en inquiète-t-il parce que c’est moins douloureux que de s’occuper de ce qui se passait dans la maison.

Je n’ai pourtant fait ce rêve que bien plus tard. La première nuit que j’ai passée à Rosington, j’ai mieux dormi que je ne l’avais fait depuis des années. J’étais dans une chambre au deuxième étage, à l’écart du reste de la maison. Lorsque je me suis réveillée, je savais qu’il était tard car la lumière filtrait entre les rideaux. La pièce était glaciale. Je restai au chaud dans les draps encore une petite demi-heure.

C’est ma vessie prête à éclater qui me tira du lit. La salle de bains était moins froide grâce au ballon d’eau chaude. J’y apportai mes vêtements et m’habillai là. Je descendis au rez-de-chaussée et trouvai le père de Janet, assis dans un fauteuil en bois, en train de lire le Times à la table de la cuisine.

Nous nous dévisageâmes avec circonspection. Il n’était pas descendu la veille au soir ; Janet lui avait monté une assiette de soupe. Il se leva et eut un sourire hésitant.

— Bonjour, monsieur Treevor. Il avait l’air déconcerté.

— Je suis Wendy Appleyard, vous vous souvenez de moi… la camarade d’école de Janet.

— Oui, oui. Il y a du thé de prêt, il me semble. Voulez-vous que je… ?

Il chercha sans conviction à voir ce qu’il y avait dans la théière.

— Je crois que je vais en refaire…

— Ma femme dit toujours que le café n’a pas le même goût quand on le garde. (Il parut perplexe.) Bonne idée. Oui, oui.

Il me regarda remplir la bouilloire, la mettre sur la cuisinière et allumer le gaz. Il avait grossi depuis la dernière fois que je l’avais vu, une bonne couche de graisse autour de la taille. Pour le reste, il avait l’air encore relativement mince, y compris le visage, avec son nez busqué et le front proéminent, encore plus maintenant qu’il était dégarni. Ses cheveux étaient plus longs que d’habitude et pas brossés. Il portait un gros tricot, trop large pour ses épaules et trop petit pour son ventre. Je me demandai s’il n’appartenait pas à David. Il n’évoqua pas l’incident de la veille et moi non plus.

— J’espère que vous avez bien dormi ? dit-il enfin.

— Oui, merci.

— Les bruits ne vous ont pas réveillée ?

— Les bruits ?

— Oui, oui. Comme il y en a dans ces vieilles maisons.

— Je n’ai rien entendu. J’ai très bien dormi. Il plia son journal.

— Il faut que j’y aille. Il se fait tard.

— Où est Janet ?

— Elle accompagne Rosie à l’école. Vous allez vous débrouiller toute seule ?

Une fois qu’il en eut la certitude, à sa façon du moins, il sortit de la cuisine sans se presser. Je l’entendis dans l’entrée. Une porte s’ouvrit, se referma et le verrou claqua. Il s’était réfugié dans les toilettes du rez-de-chaussée.

Il y était toujours après que j’eus bu deux tasses de thé, mangé une tranche de pain grillé et commencé à faire la vaisselle. Une cloche tinta, l’une de la rangée au-dessus de la porte de la cuisine. Je supposai que c’était celle de la porte du jardin. Je me séchai les mains pour aller ouvrir. Un pasteur, petit et râblé, était là, sur le seuil. Il salua en portant la main à son chapeau.

— Bonjour. David est-il là ?

— Il est à Londres pour un colloque. Janet est sortie mais elle ne devrait pas tarder. Voulez-vous que je lui laisse un message ?

— Savez-vous quand il va revenir ?

— Ce soir, je crois.

— Je l’appellerai demain ou je passerai peut-être. Voulez-vous lui dire que Peter Hudson est venu le voir ? Merci beaucoup. Au revoir.

Il toucha derechef son chapeau et repartit rapidement vers la porte, par l’allée où Rosie avait joué à la marelle. De chaque côté, la pelouse était encore blanche de givre. A la porte, il se retourna et agita la main en guise de salut.

Ce fut ma première rencontre avec le chanoine Hudson. Un petit homme doux, pensai-je alors, avec un de ces visages qu’on n’oublie pas et une voix sans accent. « Si je dois avoir affaire à un pasteur, pensai-je, je préférerais qu’il ait l’allure et la voix de Laurence Olivier. »