15

 

Il y eut ensuite l’histoire de l’invitation de l’évêque. Elle fut glissée dans la boîte aux lettres de la porte donnant sur la grand-rue pendant que Janet et moi prenions le thé à la cuisine. Elle déchira l’enveloppe, qui portait les armoiries de l’évêché au dos, lut le petit mot de la femme de l’évêque et le fit glisser vers moi sur la table. Elle priait les Byfield à dîner.

— Cela signifie qu’il nous invite, expliqua Janet. David va être content.

— Comment est-il ?

— Avant de venir ici, il était le suffragant de Knights-bridge. Janet rougit comme elle le faisait d’ordinaire quand elle allait dire quelque chose de pas gentil.) Et selon certains, il s’y entendait mieux côté Knightsbridge que côté évêque.

— Tu veux dire qu’il est snob ?

Elle n’en dit pas plus cette fois-là. Mais, après avoir rencontré l’évêque à une ou deux reprises, je savais exactement ce qu’elle voulait laisser entendre. Comme beaucoup de gens à l’époque, il estimait secrètement que l’Eglise devait être une profession réservée aux gentlemen. Son chapelain était un jeune homme appelé Gervase Haselbury-Finch, qui ressemblait à Rupert Brooke et avait un père titré, qualifications qui, en ce qui concernait l’évêque, compensaient ses manques en matière d’organisation. Je ne suggère pas que le comportement de l’évêque n’ait pas été convenable en quoi que ce soit, au sens où il aurait pu défrayer la chronique. Il était marié et avait trois grands enfants.

— L’évêque aime bien bavarder avec David, reprit Janet. Il lui dit des choses comme « J’attends de grandes choses de vous, mon garçon ». Il est tout à fait favorable à ce que le collège de théologie poursuive son activité et il pense que David ferait un excellent principal. C’est un élément en notre faveur. Un élément très important.

— C’est comme cela qu’ils choisissent les gens ? dis-je. Parce que l’évêque aime bien leur bobine ?

— Il n’y a pas que cela, c’est évident. Mais ça aide.

— Ce n’est pas particulièrement équitable. Elle fit la grimace.

— L’Eglise n’est pas équitable. Pas toujours.

— Ça semble sorti tout droit du Moyen Age.

— C’est exactement ça. On ne peut attendre d’elle qu’elle fonctionne démocratiquement.

Plus tard, pendant le dîner, nous discutâmes de l’invitation. David était déjà au courant, ayant rencontré l’évêque à l’office du soir. Les seuls autres invités étaient le principal de Jérusalem et sa femme. Il s’avéra que l’évêque était allé lui aussi au collège de Jérusalem.

— Je n’ai rien à me mettre, dit Janet.

— Mais si, répondit David en lui souriant. Tu n’as qu’à mettre ce que tu portais chez les Hudson. Ça te va à ravir.

— Je mets toujours la même chose…

— C’est ton visage qu’on remarquera, pas ta robe.

— Ta mère avait une jolie robe le jour de nos fiançailles, intervint M. Treevor. Je me demande si elle l’a toujours. Pourquoi ne la lui empruntes-tu pas ? Est-ce qu’il reste encore des haricots au four ?

David emporta ensuite son café dans le bureau et M. Treevor monta à l’étage. Janet secoua une petite avalanche de lessive en poudre dans l’évier et ouvrit le robinet si fort que l’eau éclaboussa le devant de son tablier et le sol carrelé.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? dis-je.

— Ça va être affreux… Quand je suis avec eux, j’ai envie de me cacher dans un trou de souris. Je ne trouve jamais rien à dire à l’évêque. Il fait comme si j’étais terriblement intellectuelle parce qu’il a lu certaines des traductions de maman. Alors, il essaie d’avoir des conversations sur la rédemption dans les romans de Dostoïevsky et l’irrationalité de l’existentialisme. C’est effrayant. Pendant ce temps-là, les bonnes femmes lorgnent mes chaussures et se demandent pourquoi elles ne sont pas assorties à mon sac.

— Tu n’as qu’à ne pas y aller.

— Il faut que j’y aille. David serait contrarié si je ne le faisais pas. L’évêque veut que je vienne, tu comprends, et la parole de l’évêque fait loi. Et toi, qu’est-ce que tu vas faire ?

— Ne t’inquiète pas pour moi. Je préfère rester ici. Je n’avais pas été invitée – je n’étais même pas certaine que la femme de l’évêque connût mon existence, à l’époque du moins. Cela me convenait parfaitement. Il fallait que quelqu’un veille sur Rosie et M. Treevor. Et puis, de toute façon, j’avais ma bouteille de gin dans ma chambre et l’exemplaire non expurgé de L’Amant de lady Chatterley. Que demander de plus ?

— Je crois que je devrais mettre ma robe bleue, mais il y a une tache sur l’épaule.

— Tu peux prendre mon châle, si tu veux. Finalement, Janet n’alla pas au dîner. Le soir du jour dit, elle eut la migraine. Elle en avait de temps en temps depuis que nous étions enfants, généralement quand elle était nerveuse. En revenant de déjeuner, je la trouvai étendue sur le canapé. Je l’incitai à se mettre au lit et m’arrangeai pour aller chercher Rosie à l’école. David rentra plus tard, juste à temps pour se laver et se changer avant de ressortir. Je le mis au courant de ce qui se passait et lui dis qu’il n’y avait aucune chance que Janet se sente assez bien pour assister au dîner.

— Je vais monter la voir, dit-il. Peut-être va-t-elle mieux.

— Non. Et si tu essaies de la persuader qu’elle va mieux, elle se sentira encore plus mal.

— Ça, c’est du franc-parler.

Je percevais la colère qui bouillonnait en lui. Je me reculai même d’un pas, m’enfonçant le bord de la console de l’entrée dans la cuisse.

— On est comme ça dans le Yorkshire, David. Honnêtement, je ne veux pas être contrariante, mais je sais comment elle est quand elle a ces migraines. Et celle-là est carabinée.

— Je vais la voir.

— Je t’en prie, ne la tire pas du lit.

Il me fixa. Son visage exprimait maintenant une telle colère que, l’espace d’un instant, j’eus peur, physiquement peur. « Il est tout à fait capable de m’étrangler, pensai-je, et il n’y a personne pour l’en empêcher. »

— Je vais voir comment elle est, dit-il d’une voix rauque.

— Pendant que tu seras là-haut, tu peux peut-être en profiter pour dire bonne nuit à Rosie. Elle t’a réclamé.

Le coup porta. Je le vis à son expression. Il monta au premier sans un mot de plus. Je me sentais coupable de ne pas avoir été gentille avec lui, et furieuse d’avoir eu peur. Quand je suis sur la défensive, j’ai tendance à attaquer. Non qu’il n’ait pas mérité ce que je lui avais dit à propos de Rosie. David savait, et moi aussi, que Janet estimait qu’il aurait dû s’efforcer de passer un peu plus de temps avec elle. Il était fou d’elle, comme il était fou de Janet. Mais c’était un homme occupé, convaincu de l’importance de ce qu’il faisait, et, au fond, un vrai réactionnaire. Il incombait aux femmes de s’occuper des enfants. C’est pour cela qu’elles étaient faites, ainsi que pour les autres devoirs conjugaux, qu’il supposait sans doute prescrits par Dieu et les hommes depuis des temps immémoriaux. Je me demande maintenant si David n’avait pas un peu peur des enfants. Cela arrive à certains adultes.

Le résultat est que Janet ne l’accompagna pas au dîner et qu’il n’alla pas dire bonne nuit à Rosie. Je montai au premier quand il fut parti et trouvai Rosie encore éveillée.

— Ta lumière ne devrait pas être allumée, lui dis-je. Elle me fixa sans mot dire. C’était une enfant qui connaissait le pouvoir du silence.

— Que lis-tu ?

Rosie tourna le livre vers moi. Un grand volume illustré, intitulé Contes du Nouveau Testament, lecture convenant on ne peut mieux à une fille de pasteur. Il était ouvert à l’une des planches en couleurs. L’image représentait l’ange Gabriel parlant à la Vierge Marie. La légende disait : « Je vous salue, Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous. Vous êtes bénie entre toutes les femmes. »

Elle leva vers moi des yeux brillants qui trahissaient une grande excitation.

— Il ressemble à papa, dit-elle. L’ange ressemble à papa !

— Un peu, tu as raison. Sauf que l’ange a les cheveux blonds et assez longs, répondis-je en essayant de prendre ça à la plaisanterie. Et évidemment, papa ne porte pas de robe blanche et n’a pas d’ailes.

— Il porte parfois une sorte de robe blanche à l’église, fit remarquer Rosie.

— Oui, tu as raison.

— Papy dit qu’il a vu un ange.

— Quoi ?

— Il me Ta dit. Il regardait par la fenêtre et il y avait un ange qui marchait dans le jardin.

— C’est intéressant. Bon, maintenant j’ai envie de te lire une histoire, juste une petite, avant que tu t’endormes.

Je lui lus l’histoire de la multiplication des pains, que j’avais choisie parce qu’elle était courte et ne parlait pas d’ange d’aucune sorte. Pendant qu’on leur fait la lecture, certains enfants aiment s’asseoir à côté de vous ou sur vos genoux. Rosie préférait que je m’installe sur une chaise près de la fenêtre. Elle disait qu’ainsi elle pouvait voir mon visage.

Plus tard, quand l’histoire fut finie, je la bordai et l’embrassai sur le sommet du crâne.

— Tatie Wendy ?

— Oui ?

— Est-ce que Lucifer était un ange ?

— Je ne sais pas, je ne suis…

— Je crois que c’était une sorte de vilain ange. Un ange méchant qui vivait en enfer.

— Il faut que tu demandes ça à ton papa. Il le saura sûrement.

— Oui. Il sait tout sur Dieu et les choses comme ça.

M. Treevor s’était fait étonnamment vite à sa nouvelle maison. Tant que rien ne l’écartait trop de son train-train quotidien, il était tout à fait content. Janet craignait qu’il ne tente de répéter son simulacre de suicide, mais il n’y eut plus d’incidents semblables. (Janet lui demanda à plusieurs reprises pourquoi il avait fait cela. Une fois, il répondit que c’était une blague pour amuser Rosie. Une autre, il ne se rappela même plus l’avoir fait. Et la dernière, il dit qu’il l’avait fait pour voir si on l’aimait.)

En l’occurrence, Rosie l’aimait bien. Peut-être parce que c’était le seul homme présent en l’absence de son père. Il allait parfois lui dire bonne nuit et, une heure plus tard, Janet les trouvait endormis, Rosie dans son lit, M. Treevor dans le fauteuil près de la fenêtre. C’était assez touchant de les voir ensemble, éveillés ou endormis. Ils ne communiquaient pas beaucoup et n’exigeaient pas grand-chose l’un de l’autre, mais semblaient aimer être dans la même pièce.

Le lendemain, quand la migraine de Janet fut passée, je lui racontai ce que Rosie m’avait dit.

— Un ange ? Papa a dû rêver…

— La plupart des gens se contentent de nains de jardin. Un ange, c’est plutôt chic.

— C’était peut-être le laitier. Il porte généralement une blouse blanche.

— Mais il ne va pas à la porte du jardin.

— Papa est seulement en train de perdre un peu la boule, c’est tout, dit Janet. Flaxman avait prévenu que ça risquait d’arriver.

De nos jours, peut-être aurait-on pu limiter les manifestations et même ralentir les progrès de sa maladie à l’aide de médicaments. Il se peut que M. Treevor ait eu un accès relativement précoce de démence sénile, que ce fût la maladie d’Alzheimer ou une démence d’ordre vasculaire. L’Alzheimer peut être aussi une démence présénile. Il ne buvait pas et cela ne pouvait donc pas être une démence d’origine alcoolique. D’autres formes de démence peuvent être dues à une pression à l’intérieur du cerveau, par exemple provoquée par une tumeur, ou il peut s’agir de maladies rares, comme celle de Huntington ou de Pick, mais celles-ci se manifestent généralement lorsque leurs victimes sont plus jeunes. Les autres formes principales de démence, la maladie de Creutzfeld-Jakob et la démence liée au sida, n’avaient pas fait leur apparition en 1958.

Le pire, disait Janet, était qu’il savait ce qui lui arrivait. Pas très souvent, mais parfois. Il était loin d’être stupide. Et à certains moments, il se comportait tout à fait normalement. C’est pourquoi nous prîmes l’histoire du vol très au sérieux.

Cela se produisit alors qu’il était seul à la maison. David et moi étions au travail. Janet était allée chercher Rosie à l’école. A leur retour, elles trouvèrent M. Treevor dans tous ses états, en train d’essayer de téléphoner à la police.

D’après lui, il s’était assoupi dans sa chambre quand il avait entendu quelqu’un aller et venir au rez-de-chaussée. Croyant que c’était Janet, il était allé sur le palier et avait appelé, demandant quand le thé serait prêt. Il avait entendu un bruit de pas et la porte du jardin claquer. En regardant par la fenêtre, il avait vu un homme traverser rapidement le jardin et franchir la porte de communication avec l’Enceinte.

— Il est déjà venu, dit M. Treevor en nous racontant encore l’histoire au dîner. J’en suis sûr. Il m’a volé certaines de mes affaires, ces dernières semaines. Mes chaussettes marron, par exemple – tu te souviens, Janet, celles que m’avait tricotées maman – et mon porte-mine.

— Le porte-mine était tombé sur le côté de ton fauteuil, lui rappela Janet.

Il écarta l’objection d’un revers de main.

— Et puis un billet de dix shillings a disparu de mon portefeuille. C’est ce qu’il a pris aujourd’hui.

Janet me jeta un coup d’œil. J’étais là, la veille au matin, quand il avait sorti un billet de dix shillings et l’avait donné à Janet car il avait l’envie soudaine d’une boîte de chocolats.

— A quoi ressemble-t-il, ce voleur ? demanda David.

— Je ne l’ai vu que de dos. Très rapidement. Un petit brun. (M. Treevor regarda David pensivement et ajouta :) Pareil à une ombre. C’est ça, David, dites ça à la police. Il était pareil à une ombre.