16

 

Début mai, le temps devint beaucoup plus chaud. Je n’avais plus à porter un manteau et deux cardigans quand je travaillais à la bibliothèque. La lumière du jour envahissait la grande pièce. Les boîtes à chaussures se remplissaient de fiches et, où que se portent mes yeux, le résultat de mes efforts apparaissait avec évidence. Je me sentais mieux à d’autres égards. Certains jours, c’est tout juste si je pensais à Henry.

Un mardi après-midi, j’étais assise à ma table de travail quand j’entendis la porte s’ouvrir à l’autre bout de la pièce. Je supposai que c’était le chanoine Hudson, Janet ou même M. Gotobed, l’aide-bedeau, qui avait l’habitude d’apparaître à brûle-pourpoint dans la cathédrale ou dans l’Enceinte. Je me retournai. C’était David.

— J’espère que je ne t’interromps pas. Le doyen essaie de mettre la main sur une maquette de l’octogone et il est possible qu’elle soit ici.

— Non, je ne l’ai pas vue. Mais, je t’en prie, regarde si tu la trouves, dis-je en vissant le capuchon de mon stylo.

Il jeta un coup d’œil autour de lui et sourit.

— Ça a l’air beaucoup mieux ordonné que la dernière fois que je suis venu ici.

— Ça devrait l’être, dis-je. Alors, où est-elle cette maquette ?

— D’après le doyen, elle est peut-être dans le placard, répondit-il en montrant d’un signe de tête le long meuble de rangement derrière la table où je travaillais.

En pin foncé, il avait un mètre quatre-vingts de haut. Le chanoine Hudson m’avait dit qu’avant d’être transformée en bibliothèque la pièce servait de vestiaire pour le chœur, et le placard avait sans doute été construit pour y ranger soutanes et surplis. C’était plein de cochonneries, selon lui, et quand M. Gotobed aurait un après-midi de libre, il y mettrait de l’ordre. J’avais essayé de l’ouvrir, mais les portes étaient fermées à double tour.

David sortit une clé et ouvrit la porte à deux battants la plus proche, puis les deux autres, si bien que tout le placard fut éclairé. La première chose que je remarquai fut un squelette de souris au pied de l’une des portes. Il y avait de la poussière partout, douce et grumeleuse. Je vis un seau, une pile de livres de messe, un porte-parapluies, un tas de vieux journaux, un objet pareil à une crinoline en bois avec un surplis déchiré posé dessus, un lot de cierges, certains plus grands que moi, un lutrin, des bouteilles vides et un décrottoir en fonte. Je me penchai pour ramasser l’un des journaux. C’était un exemplaire du Rosington Observer, daté de 1937.

— La voilà, dit David en soulevant le surplis en lambeaux de l’espèce de crinoline en bois. Génial, non ? Je me demande qui l’a fabriquée.

— C’est ça ?

Il me lança un regard amusé.

— Tu t’attendais à quelque chose de plus réaliste ? Cela montre ce qu’on ne voit pas – l’armature qui soutient tout l’édifice. (Il fit claquer le surplis sur la maquette pour en chasser un peu la poussière.) C’est très élégant. Une figure mathématique en bois. Si j’enlève la poussière, tu crois que tu pourras m’aider à la sortir de là ?

En fin de compte, c’est moi qui l’époussetai, puis nous soulevâmes la maquette hors du placard. Posée sur le tapis de la bibliothèque, elle faisait penser au squelette de quelque animal préhistorique.

— On dirait qu’elle a huit pattes, dis-je.

— Chacune repose sur l’un des piliers. Ce sont les solives qui supportent presque tout le poids. Vraiment étonnant… Elles ont près de dix-huit mètres de long et leur diamètre, d’un mètre à la base, va en s’amenuisant jusqu’à trente-cinq centimètres au sommet, là où elles rejoignent les angles de la lanterne.

Il faisait aller et venir rapidement ses longs doigts sur la structure en bois. Je ne comprenais pas ce qu’il m’expliquait et n’essayais pas vraiment de suivre. J’étais trop occupée à regarder ses mains en mouvement et l’expression de son visage.

— Regarde comment ils ont décalé la lanterne afin que ses côtés soient au-dessus des angles de l’octogone de pierre… Cela répartit le poids de chaque angle de l’octogone en bois entre deux paires de ces solives principales qui descendent jusqu’aux piliers de l’octogone de pierre. Ses pattes, comme tu dis. (Il s’interrompit soudain en fronçant les sourcils.) Mais il devrait y avoir une flèche. Où est-ce qu’elle a bien pu passer ?

Il me montra dans le placard ce que j’avais supposé être un porte-parapluies. Il est vrai que sa forme était bizarre, mais on y avait effectivement fourré un parapluie cassé. Avec un cri de triomphe, David tira l’objet du placard. Il l’épousseta avec le chiffon et le posa sur la maquette de l’octogone, où il trouva sa place. Nous nous reculâmes pour admirer. L’ensemble de la maquette avait maintenant plus d’un mètre quatre-vingts de haut ; la mince charpente de la flèche, également octogonale, atteignait presque soixante centimètres.

— Il s’inspire de l’octogone d’Ely, dit David. Le nôtre est de cinq ou dix ans plus récent et passablement plus petit. En un sens, on a l’impression que celui d’Ely a servi de test. Le nôtre est beaucoup plus léger – au sens propre du terme, et les fenêtres de la lanterne sont plus grandes. Quant à la flèche, elle fait ici partie intégrante de la structure.

Il faisait songer à un gamin avec son jouet préféré. Je ne m’étais jamais rendu compte jusque-là combien l’enthousiasme peut être séduisant, contagieux.

— Qu’est-ce que vous allez en faire ? demandai-je.

— Nous projetons d’organiser une exposition. Le doyen trouve que nous devrions attirer plus de touristes. Sans les revenus qu’ils nous procurent, il serait très difficile d’entretenir les lieux. Tu crois que je peux la laisser dans un coin pour l’instant ? Il va vouloir venir la voir. Mais elle risque de te gêner, non ?

Nous portâmes la maquette à l’endroit qu’il proposa. David jeta un coup d’œil à la table où je travaillais, qui se trouvait sous l’une des fenêtres.

— Ça avance bien ?

— Je crois que j’en suis presque à la moitié. J’ai dû m’arrêter une semaine à Pâques.

— Tu as eu des surprises ?

— L’Amant de lady Chatterley.

Il me regarda et rit à gorge déployée.

— Qu’est-ce que tu en as fait ?

— Je l’ai donné au chanoine Hudson. (Je décidai de ne pas lui dire que je l’avais lu d’abord.) C’est apparemment l’édition non expurgée de 1928 et ça peut valoir quelque chose.

— Il va falloir qu’on le vende anonymement. (Il montra les boîtes à chaussures contenant les fiches.) J’aimerais bien y jeter un coup d’œil un de ces jours, si on m’y autorise.

Mon excitation retomba. En fait, jusque-là, je ne m’étais pas rendu compte que j’étais excitée, seulement que je m’amusais bien. Mais maintenant, mon plaisir était gâché. Il semblait soudain improbable qu’il fût intéressé par le contenu proprement dit de la bibliothèque.

Son intérêt était plutôt lié à sa campagne pour le collège de théologie.

— Je suis certaine que le chanoine Hudson n’y verra pas d’inconvénient, dis-je.

— Bon, je te laisse travailler. A la porte, il s’arrêta.

— A propos, je voulais te remercier.

— Ça m’a donné une bonne excuse pour faire une pause.

— Je ne parlais pas seulement de maintenant. Je voulais dire à la maison. Je ne sais pas comment Janet aurait fait sans toi. Surtout avec son père…

Je me sentis rougir. Je ne pouvais guère résister beaucoup plus à ce nouveau David, plein d’égards, enthousiaste et, pis que tout, reconnaissant.

— Je ne sais pas trop combien de temps il va encore rester chez nous, ajouta-t-il, l’ancien David montrant à nouveau le bout de l’oreille. Selon l’ordre des choses, ça ne sera pas éternel. (Il sourit et changea de nouveau de personnalité.) Bénie sois-tu, dit-il comme font les prêtres, avant de se glisser hors de la bibliothèque.

Je crois que les coïncidences sont souvent une étiquette que nous collons aux événements pour leur donner une fausse signification. Mais cela me rend mal à l’aise de penser que ce même après-midi, quelques minutes après le départ de David, je tombai sur Francis Youlgreave.

J’étais en train de cataloguer les Œuvres de Richard Hooker, de Keble, en trois volumes. Sur la page de garde, face à l’ex-libris du doyen et du chapitre, était inscrit un nom, Fr. St J. Youlgreave. Il avait probablement possédé le livre avant de l’offrir à la bibliothèque.

Une bande de papier dépassait du deuxième volume. Je la retirai. L’extrémité supérieure était jaunie là où elle avait été exposée à l’air, mais la plus grande partie était intacte. On aurait dit un marque-page de fortune arraché à une feuille de papier plus grande. Les deux côtés longs étaient irréguliers. D’un côté, quelques lignes étaient écrites à l’encre, qui avait viré au brun foncé.

un garçon bien bâti d’une douzaine d’années. Il a dit qu’il allait rendre visite à sa sœur et à sa mère veuve, qui habitent dans Swan Alley, adjacente à Bridge Street. Il s’appelle Simon Martlesham et il travaille au Palais, où il cire les chaussures et fait des courses pour le majordome. C’est curieux comme les gens de sa condition, même les plus jeunes, sentent de manière si déplaisante la graisse rance. Mais quand je lui ai donné six pence pour m’avoir aidé à rentrer chez moi, il m’a remercié très aimablement. Il pourrait être utile pour

Utile pour quoi ?

Je notai l’endroit où j’avais trouvé le bout de papier et le mis de côté pour le montrer au chanoine Hudson. Je n’appréciais pas le commentaire sur l’odeur de graisse rance. Je me demandai ce que le gamin avait dit à sa mère et à sa sœur en arrivant à Swan Alley. Je mentionnai le nom de Youlgreave sur la fiche des Œuvres de Richard Hooker.

Je retournai à la pile de livres sur ma table et travaillai encore une demi-heure. J’étais sur le point de sortir fumer une cigarette et boire une tasse de thé quand la porte s’ouvrit et Janet entra. Elle était toute pâle et respirait avec difficulté.

— Au secours ! dit-elle. Tu ne devineras jamais ce qu’a fait David. Il a invité le chanoine Osbaston à dîner !