19

 

Je parlai finalement de Janet à David. Ça ne lui plut guère, pas plus qu’à moi. A bien des égards, je commençais à me sentir comme une intruse dans leur couple.

C’était après le petit déjeuner le lendemain, un dimanche, qui se trouvait être le jour du cinquième anniversaire de mon mariage avec Henry. Personne d’autre ne s’en souvenait et je fis mon possible pour l’oublier. David revenait de célébrer l’office de communion du matin, plein des joies de ce monde et de l’autre. Pendant qu’il faisait un sort à plusieurs tasses de café, deux œufs à la coque et une série de toasts, Janet picora une tranche de pain beurré. Après avoir expédié la vaisselle, je le coinçai dans son bureau, où il lisait un livre en prenant des notes.

— Janet ne va pas bien, lui dis-je. Elle a besoin de repos.

— Qu’est-ce qu’elle a ?

— Elle s’est fatiguée hier à tuer le veau gras. Elle l’était déjà avant. Et puis il y a son état…

Ses yeux revinrent nonchalamment à son livre.

— Elle est enceinte, David. Et les trois premiers mois, les femmes sont particulièrement fragiles. Si elle travaille trop, elle risque de perdre le bébé.

Cela capta son attention.

— Je ne m’en étais pas rendu compte. En fait…

A part moi, je pariai sur ce qu’il avait été sur le point de dire : « En fait, j’avais oublié qu’elle était enceinte » ? Il me regarda.

— Que me conseilles-tu ?

— Je pense qu’elle devrait se remettre au lit. Elle s’apprête à aller à l’église. Dis-lui qu’elle doit se reposer. C’est ce dont elle a besoin. Je peux très bien préparer le déjeuner. Il y a plein de restes d’hier.

— Tu crois qu’elle ira assez bien pour aller prendre le thé chez le chanoine Osbaston ?

— Elle n’est pas malade, David, seulement fatiguée. Et je crois vraiment qu’elle a besoin d’un jour de repos. Rosie et moi pouvons venir, si tu veux.

D’une certaine façon, c’avait très bien marché. Janet passa la plus grande partie de la journée au lit ; nous nous débrouillâmes plutôt bien, David, Rosie et moi. Rétrospectivement, je crois que Rosie était restée renfermée. D’ordinaire, elle aimait être avec son père, mais quand nous allâmes au collège de théologie pour prendre le thé avec Osbaston, c’est ma main qu’elle décida de tenir. Rien de tout cela ne semblait alors significatif, et même maintenant je me demande si je n’y vois pas trop de sens. C’est l’inconvénient d’essayer de se souvenir des choses : on finit par distordre le passé pour lui donner des formes reconnaissables.

Ce que je sais, c’est que le temps était magnifique cet après-midi-là. Je n’ai pas imaginé la sensation produite par le soleil sur mes bras pendant que nous traversions l’Enceinte en direction de la Porta. Nous passâmes à côté de Gotobed, qui était occupé à planter des pensées dans le bac suspendu sous sa fenêtre. Il fit semblant de ne pas nous voir. C’était un homme de haute taille ; il se tenait les épaules voûtées, comme pour essayer de paraître moins grand. Son visage était délicat : de grandes oreilles, mais le nez et le menton menus. Il ressemblait à une souris et peut-être avait-il l’impression d’en être une. Il me parlait quand j’étais seule, mais je crois qu’il avait peur de David. En tout cas, il était à coup sûr terrifié par le bedeau principal, un certain Mepal, un homme au teint basané et peu prolixe. Mais il me semble que tout le monde avait un peu peur de Mepal, y compris le doyen.

La Porta ouvrait sur Minster Street, qui longeait une petite pelouse avant de descendre Back Hill vers la gare et la rivière. Le collège de théologie se trouvait de l’autre côté de cette pelouse, une grande bâtisse en brique rouge entourée d’arbustes longs et grêles pareils à des rouleaux de fil barbelé.

David nous guida le long de l’allée et autour de la pelouse à l’arrière. Quatre jeunes gens tout roses jouaient au tennis sur le gazon. Un peu plus loin, quatre autres jouaient au croquet. Le logement du principal, une aile indépendante du bâtiment principal, se trouvait à côté du terrain de croquet.

Le chanoine Osbaston somnolait dans une bergère à oreilles devant les portes-fenêtres ouvertes. La pièce derrière lui était longue, haute de plafond et encombrée de gros meubles en bois foncé. Il avait dû entendre le bruit de nos pas, car ses yeux s’ouvrirent en papillonnant et il se leva avec peine.

— J’ai dû m’assoupir. Je voulais mettre la bouilloire sur le feu avant que vous arriviez. Janet n’est pas avec vous ?

— Elle ne se sent pas très bien, dit David.

— Rien de grave, j’espère. Quelle agréable soirée, hier ! Est-ce que vous me donneriez un petit coup de main pour préparer le thé, madame Appleyard ? demanda le chanoine en me lorgnant. Hier, dans le feu de l’action, il m’est sorti de la tête que Mme Elstree prenait ses dimanches après-midi. Je crois qu’elle va rendre visite à sa sœur, qui est veuve.

— Peut-être que Rosie peut aussi nous aider, suggérai-je. Plus on est nombreux, moins le travail pèse.

Nous allâmes finalement tous les quatre à la cuisine. J’avais l’impression d’avoir réveillé la Belle au bois dormant. J’aurais aimé trouver le moyen de la renvoyer dormir. En fait, Mme Elstree avait tout préparé pour nous. Dix minutes plus tard, nous étions installés dans des chaises longues sur la pelouse.

Nous bûmes du lapsang souchong et mangeâmes un gâteau de Savoie presque entier. Il faisait chaud au soleil et je ressentais une agréable lassitude. Osbaston trouva du papier et un crayon pour Rosie et, quand elle eut fini son gâteau, elle s’assit dans l’herbe à l’ombre d’un hêtre et se mit à dessiner.

Les jeunes gens continuaient à se dépenser sur la pelouse, et les regarder m’occupait l’esprit. De temps en temps, certains venaient nonchalamment dire quelques mots à Osbaston ou à David. Plusieurs me lancèrent un regard qui me fit plaisir. Les ecclésiastiques d’un certain âge ne me disaient peut-être rien, mais après la morne période qui avait entouré la fin de mon mariage il était agréable d’être de nouveau admirée, même par des étudiants en théologie.

David et Osbaston parlaient du programme de l’année suivante – des avantages et des inconvénients qu’il y avait à donner plus d’importance au grec du Nouveau Testament qu’à la théologie pastorale. C’était une de ces conversations paresseuses pleines de phrases inachevées qui ont lieu entre gens qui se connaissent très bien, de sorte que chacun sait généralement ce que l’autre va dire. Les yeux mi-clos, je regardais David.

Dans un état semi-conscient, je me retrouvai plongée dans une rêverie : j’étais mariée à lui et Rosie était notre fille. Cela suffit à me faire me redresser en sursaut. Je déteste la façon dont l’esprit vous joue des tours quand vous vous détendez. J’entrai dans la maison pour me repoudrer le nez. Quand je ressortis, les parties de tennis et de croquet étaient terminées et il était temps de s’en aller. Les hommes pensaient déjà à l’office du soir.

— Il faudra que vous veniez une autre fois voir Mme Elstree, madame Appleyard, me dit Osbaston. En attendant, j’ai trouvé quelque chose qui pourrait vous intéresser. (Il entra sans se presser dans son salon par la porte-fenêtre et revint quelques instants plus tard avec un livre relié recouvert d’un tissu bleu.) Je pensais avoir vu récemment quelque chose à propos de ce Youlgreave et je ne me trompais pas. Je vous le prête si vous voulez. J’y ai mis un marque-page.

Je pris le livre et l’ouvris automatiquement à la page de titre. Journal de la Société des amateurs d’antiquités de Rosington.

— C’est peut-être de là que lui est venue l’idée de ce poème sur le jugement, dit Osbaston. Vous vous souvenez, l’histoire de cette hérétique brûlée sur le bûcher ? Emportez-le, ma chère, et étudiez-le à loisir. (Il se rapprocha un peu de moi.) Peut-être en discuterons-nous quand vous viendrez voir Mme Elstree,

Je lui souris.

— Merci. (Je jetai un regard circulaire en quête de diversion et aperçus Rosie.) Quel beau dessin ! Je peux le voir ?

Elle me le tendit, manifestement à contrecœur. David et Osbaston se rapprochèrent et nous regardâmes tous ensemble la feuille de papier que j’avais à la main. C’était un dessin d’enfant, sans la moindre notion de perspective ou de proportion. Après tout, Rosie n’avait pas encore cinq ans, bien qu’à certains égards elle fût particulièrement mûre pour son âge. Les personnages dessinés étaient pareils à des insectes filiformes auxquels étaient attachés quelques appendices. Mais on voyait ce qu’avait voulu rendre Rosie. Un homme qui portait une robe blanche et des ailes s’apprêtait à plonger une épée en forme de tranche de cake dans une petite personne à cheveux longs recroquevillée à ses pieds.

— Laisse-moi deviner, dit le chanoine Osbaston en tournant la tête vers Rosie. Ne serait-ce pas le sacrifice d’Isaac ? (Il fronça les sourcils et tapa de son gros doigt sur l’homme à l’épée.) En ce cas, ce doit être Abraham, bien qu’il ait des ailes. Après tout, ça peut difficilement être l’Ange du Seigneur.