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L’exposition du doyen prenait tournure dans la Maison du chapitre. Janet me raconta que le projet avait soulevé une opposition considérable en raison de son caractère commercial. Je ne savais trop si cette opposition se fondait sur des motifs d’ordre religieux ou social. Dans l’Enceinte, il était souvent difficile de dire où commençait l’un et où finissait l’autre.

Le doyen avait la logique financière de son côté. Il y avait des vrillettes dans la charpente du transept nord. Les plombs des vitraux de la chapelle de la Vierge avaient besoin d’être refaits et les pinacles côté ouest menaçaient de tomber dans Minster Street. D’après David, les revenus disponibles couvraient tout juste les frais courants et ne permettaient pas de parer aux réparations importantes et aux urgences. Organiser une exposition dans la Maison du chapitre pouvait être le premier pas vers la création d’un musée permanent. La question était de savoir si les touristes seraient disposés à payer l’entrée pour ce qu’on avait à leur montrer.

— Si ça marche, le doyen parle d’ouvrir un café attenant à la cathédrale, nous dit un soir David. Ça ne paraît pas bête. Pourquoi les salons de thé de la ville récolteraient-ils tous les bénéfices provenant des visiteurs ?

— Mais où l’installerait-on ? demanda Janet.

— Si l’on ferme la bibliothèque, il y aura largement la place.

— Mais c’est à l’intérieur de la cathédrale ! Il haussa les épaules.

— On pourrait déplacer l’exposition dans la bibliothèque et installer le café dans la Maison du chapitre, ou ailleurs dans l’Enceinte.

La collection comportait une quantité importante d’ouvrages en pierre du Moyen Age – fragments de colonnes, pierres tombales, effigies –, certains vêtements sacerdotaux magnifiques provenant du grand coffre des chapes, des fragments de verre teinté et bien sûr la maquette de la structure en bois de l’octogone que David avait dénichée dans le placard de la bibliothèque. Le chanoine Hudson me demanda d’essayer de trouver quelques volumes joliment reliés ou illustrés dans la bibliothèque de la cathédrale, traitant de Rosington de préférence. J’essayai de faire rire David en suggérant d’exposer L’Amant de lady Chatterley, mais il resta de marbre et dit qu’il ne pensait pas que cela ferait l’affaire.

Tout fut organisé à moindres frais. Le doyen n’avait pas l’intention de gaspiller de l’argent dans l’achat de vitrines neuves ni d’enrichir la collection tant qu’on n’aurait pas l’assurance que l’exposition rapporterait quelque chose. On avait décidé aussi de ne pas engager de personnel. Les dames de l’Enceinte furent recrutées pour tenir l’exposition à tour de rôle. Il y eut une grande inauguration en juin, en présence de l’évêque. Le Rosington Observer avait promis d’envoyer un photographe.

— Je suis désolée que tu aies à te coltiner ça aussi, me dit Janet le jour où je fus sollicitée pour entrer sur la liste du personnel bénévole. David n’aurait pas osé te le demander.

— Ça ne me dérange pas. De toute façon, il se peut que ça ne se fasse pas.

— Que veux-tu dire ?

— Je ne serai peut-être plus là le moment venu. Mon travail à la bibliothèque ne va pas durer éternellement.

Janet me regarda et je lus la crainte dans ses yeux.

— J’espère que tu ne t’en vas pas. Pas encore, dit-elle.

— Ce n’est pas pour tout de suite, dis-je, sachant que je serais incapable de dire non si Janet me demandait mon aide, me demandait de rester. Et puis, l’établissement du catalogue risque de durer plus longtemps que je ne pensais. On ne sait jamais sur quoi on va tomber.

Ou sur qui. Lorsque je quittai la bibliothèque le lendemain après-midi, je trouvai le chanoine Osbaston qui traînait dans le cloître.

— Ah ! dit-il. Doux Jésus ! J’avais oublié que vous travailliez là. J’étais venu jeter un coup d’œil à l’exposition.

Tout en respirant à la manière d’un asthmatique, il me tint ouverte la porte de l’Enceinte.

— Vous allez à la Dark Hostelry ? me demanda-t-il

— Oui.

Il m’emboîta le pas.

— Peut-être pouvons-nous faire le trajet ensemble. Je vais acheter du tabac dans la grand-rue.

Nous marchâmes un moment sans rien dire.

— Youlgreave était fou, madame Appleyard ! s’écria-t-il à brûle-pourpoint. Il n’y a absolument aucun doute là-dessus. Vous ne trouvez pas qu’il fait chaud pour la saison ?

— C’est bien agréable.

— Espérons que le beau temps va durer. Nous avons cette vente de charité samedi, au profit de la Société missionnaire sud-américaine.

Notre progression à travers l’Enceinte baignée de soleil se faisait lentement, par à-coups. Nous nous arrêtâmes pendant qu’Osbaston s’épongeait le visage avec un grand mouchoir. A cause de la chaleur, il portait une veste en lin avachie et un panama au bord cassé.

— Quand vous dites « fou », qu’entendez-vous au juste ? demandai-je au bout d’un moment.

— Si j’ai bien compris, le chanoine était considéré comme un excentrique à son arrivée à Rosington, répondit Osbaston en se rapprochant insensiblement de moi. Puis ça n’a fait qu’empirer. Mais de telle façon qu’il était difficile de lui imposer un traitement approprié. Quand je suis arrivé ici, en 1933, beaucoup de gens l’avaient connu et tout ce que je vous dis était de notoriété publique.

— Que faisait-il donc ?

— Il souffrait d’une forme d’instabilité mentale particulièrement dérangeante. (Osbaston regarda mon visage comme si c’avait été une photo porno.) Il semble que sa vie privée n’ait pas été au-dessus de tout reproche. Et puis il y a eu son dernier sermon. Ça a fait pas mal de bruit – il y a eu des articles dans les journaux. Il a fallu faire intervenir l’évêque et je crois que Lambeth Palace a aussi été consulté. Heureusement, la famille de ce pauvre diable a été tout à fait à la hauteur. Personne ne voulait de scandale. (Il hocha sa petite tête perchée sur son grand corps.) Il faut au moins se féliciter de ça, madame Appleyard. Et nous ne devons pas le juger trop sévèrement, n’est-ce pas ? Je crois qu’il était déjà très maladif quand il était petit.

Nous étions arrivés à la porte dans le mur qui permettait d’accéder à la Dark Hostelry.

— Je dois vous dire au revoir, monsieur Osbaston.

Il s’humecta les lèvres comme il l’avait fait le samedi précédent quand il s’apprêtait à boire une gorgée de bourgogne.

— J’avais l’intention d’aller prendre le thé au Crossed Keys Hôtel. J’imagine que vous ne pouvez pas m’accompagner ?

— C’est très aimable à vous, mais il faut que j’y aille. Janet m’attend.

Il souleva son panama.

— Une autre fois, madame Appleyard. Au plaisir. Il s’éloigna de son pas tranquille.

Janet était à genoux près de la porte de la maison, en train de sarcler un parterre de fleurs.

— Qu’est-ce qui te fait sourire ? demanda-t-elle.