31

 

Ma colère n’était pas encore retombée le jeudi matin quand le colis arriva. J’étais en train de faire la poussière au salon. Le facteur frappa à la porte de derrière et David alla ouvrir. Il m’apporta le paquet, geste qui revenait à se présenter avec un rameau d’olivier à la main. Je reconnus tout de suite l’écriture.

Il me tendit le paquet et dit :

— Wendy, je te dois des excuses…

— Pour quoi ?

— A cause d’hier soir. J’étais contrarié, mais je n’aurais pas dû me décharger sur toi.

— Et sur Janet et Rosie, lui rappelai-je, retournant le couteau dans la plaie.

Je n’étais guère d’humeur à pardonner. Puisqu’il se mettait sur un piédestal en tant que pasteur, il devait d’autant plus se comporter en chrétien et en homme civilisé.

— Oui, dit-il doucement. Tu as raison. (Ses narines se dilatèrent un instant, à la Laurence Olivier, et je compris que j’avais une fois de plus dépassé les bornes. Ce dont, d’ailleurs, je me fichais totalement.) Quoi qu’il en soit, c’était impardonnable de ma part.

— N’en parlons plus. Et puis, ce n’est pas de moi que tu dois te soucier, mais de Janet.

Il hocha sèchement la tête et sortit de la pièce. Je savais qu’il ne servait à rien de l’asticoter, mais s’il était en colère contre moi, eh bien, je l’étais contre lui. A quoi lui avait servi de se mettre à crier après Janet pendant le dîner, la veille, et de sortir de la cuisine comme un ouragan en plein milieu du repas, en claquant la porte derrière lui ?

Si David n’avait pas été pasteur, s’il n’avait pas été homme à se contrôler habituellement, c’eût été moins choquant. Après son départ, Janet avait pleuré dans une serviette à thé, Rosie avait joué avec Angel dans le coin près du buffet et M. Treevor avait tranquillement fini ce que les autres avaient laissé dans leur assiette.

Je m’assis sur le canapé, tournant et retournant le paquet de Henry entre mes mains. Le lundi, il avait émis le désir d’acheter un cadeau à Rosie pour son anniversaire et finalement n’avait pas trouvé le temps de le faire dans l’après-midi. Il avait eu le toupet de me demander de l’acheter à sa place, mais j’avais refusé.

Cela me faisait un drôle d’effet de voir mon nom écrit de la main de Henry, un peu comme de recevoir une lettre qu’on s’est adressée à soi-même. Je défis la ficelle et le papier kraft. A l’intérieur, il y avait trois livres et une lettre. Oui-Oui au Pays des Jouets et Vive le petit Oui-Oui, d’Enid Blyton. Il avait écrit le nom de Rosie à l’intérieur, mais en un sens ils m’étaient destinés. Le troisième livre était un mince volume vert presque identique à celui de la bibliothèque. Les Langues des anges, de Francis Youlgreave.

J’ouvris la lettre, écrite sur du papier à en-tête du Brown’s Hôtel. Il continuait manifestement à faire de son mieux pour venir à bout de son argent au plus vite.

Ma chère Wendy,

J’espère que Rosie aimera les livres de Oui-Oui. Ce Oui-Oui me fait l’effet d’être un odieux petit imbécile, mais peut-être ne suis-je pas le meilleur juge.

Quoi qu’il en soit, venons-en à Youlgreave. J’ai effectué quelques vérifications. Il y a bien une collection Farnworthy dans le catalogue de la bibliothèque du British Muséum – des ouvrages de théologie, pour l’essentiel. Elle comprend les Sermons du Dr Giles Briscow, bien que la bibliothèque en ait un exemplaire de la fin du dix-septième. Ce n’est donc probablement pas celui que Youlgreave avait eu en sa possession, s’il en a jamais eu un.

Maintenant, les grandes nouvelles. Mardi, je suis allé au Blue Dahlia et, à mon arrivée, le petit chauve en partait. Je l’ai suivi jusqu’à Holborn. Il a un bureau au-dessus d’un tabac. Harold Munro, ancien inspecteur de la police métropolitaine, enquêtes privées et confidentielles. C’est ce qui est marqué sur sa carte dans la vitrine du bureau de tabac. Et je sais que c’est lui, car lorsque je suis entré acheter des cigarettes, le buraliste l’a appelé « monsieur Munro ».

Munro lui a demandé de prendre ses messages le lendemain, c’est-à-dire mardi, parce qu’il ne serait pas à son bureau. Le buraliste lui a demandé où il allait et dit qu’il espérait que c’était un bel endroit. Munro a répondu que ça s’appelait Roth, près de Shepperton, en remontant la Tamise.

Il y eut un bruit de pas dans l’entrée et je levai les yeux. M. Treevor remontait de la cuisine et se dirigeait vers les toilettes du rez-de-chaussée.

Je l’appelai. Il s’arrêta, la main sur la poignée de porte.

— Oui ?

— Vous connaissez l’homme que vous avez vu regarder la maison de la grand-rue ?

— Je l’avais déjà vu. Je suis quasiment sûr que c’est un fantôme.

— Est-ce qu’il était chauve ?

— C’est possible. (M. Treevor tourna la poignée de la porte des toilettes.) Oui, je crois qu’il l’était.

— Et vous vous rappelez la forme de sa calvitie ? Vous avez dû le voir d’en haut puisqu’il était dans la rue.

— Ce n’était pas une belle forme, pas un bel homme.

— Etait-elle triangulaire ? Un peu comme une carte d’Afrique ?

— Je pense, répondit obligeamment M. Treevor en disparaissant dans les toilettes et en refermant la porte derrière lui.

Je repris ma lecture de la lettre de Henry.

Le lendemain, je suis donc allé à Waterloo et j’ai pris un train pour Shepperton – Roth est trop petit pour avoir une gare. En fait, il n’y a pas grand-chose en dehors de l’église, de l’abribus et d’un pub. C’est l’un de ces villages qui ont été absorbés par la banlieue, et à part un énorme réservoir et un ou deux champs oubliés par les lotisseurs, on ne voit que des maisons.

Mais il y a une sorte de place gazonnée où se trouvent l’abribus et le pub. Cela semble être le centre du village et j’estimais que si Munro venait à Roth, il passerait tôt ou tard par là. Je restai une heure dans un affreux petit café, avec du chintz et des médaillons de cuivre pour chevaux partout. Il ne se passa rien de nouveau. A l’heure de l’ouverture, j’allai au pub. Heureusement, notre Harold avait eu la même idée. Il parlait à un drôle de vieux bonhomme dans la petite arrière-salle. J’entrai donc dans le bar, commandai à boire et cherchai un endroit d’où je pourrais écouter leur conversation.

Je me demandais pourquoi il n’était plus inspecteur, me disant qu’il s’était peut-être fait virer pour inefficacité. Je m’assis au bar en faisant semblant de lire le journal. J’entendais une partie de ce qu’ils disaient. Munro paraissait se renseigner sur les Youlgreave. Ils parlèrent d’une certaine lady Youlgreave qui habitait le vieux manoir (au bout de la rue). Malheureusement, d’autres gens sont arrivés et je n’ai plus entendu très bien parce qu’ils parlaient fort à côté de moi.

Mais j’ai entendu mentionner le nom de Francis Youlgreave plusieurs fois. Le vieux bonhomme ne cessait de parler d’un endroit appelé Carter’s Meadow. Youlgreave semblait avoir fâché un voisin en y faisant subir un traitement bestial à un chat.

Munro est parti peu après. La dernière fois que je l’ai vu, il marchait rapidement le long de la route menant à la gare.

Je n’ai pas voulu le suivre, pour ne pas me faire repérer. Je suis donc allé visiter l’église, qui est petite et vieille. Francis est enterré là – il y a une plaque commémorative dans le chœur. Très discrète : seulement les armoiries familiales, son nom et ses dates de naissance et de mort.

La seule autre chose que j’ai trouvée, ce sont les poèmes. Il y avait une boîte de livres d’occasion près de la porte, à trois pence chacun, tous les bénéfices allant au fonds de restauration de l’église. L’un d’eux était un recueil de poèmes de Francis Youlgreave, et j’ai pensé que tu serais contente de l’avoir. J’y ai jeté un coup d’œil dans le train pendant le trajet de retour. A mon sens, ça n’a ni queue ni tête. Complètement dingue, comme disait ta mère.

Jeudi, j’essaierai de trouver quelque chose sur Martlesham et je te passerai un coup de fil dans la soirée. Avec un peu de chance, tu auras le colis avant mon appel.

Je pense tout ce que je t’ai dit lundi. Je sais que je me suis comporté comme un imbécile, mais ne gâche pas tout à cause de ça. Si tu n’as pas encore encaissé le chèque, fais-le, s’il te plaît.

Je t’embrasse,

Henry

Je ne sais pas pourquoi, mais cette lettre me donna envie de pleurer. J’imagine qu’elle mettait en évidence tout le chemin que nous avions parcouru depuis notre mariage, et surtout depuis que je l’avais surpris sur la plage avec la veuve velue.

Je montai dans ma chambre avec le paquet. Il fallait que je trouve du papier-cadeau pour envelopper les livres de Rosie. La maison était silencieuse. Janet avait emmené Rosie à l’école, David était dans son bureau et

M. Treevor dans sa chambre. Je grimpai au deuxième étage. En déposant les livres sur ma table de nuit, je remarquai le brin de lavande posé sur le chèque de Henry près de la bouteille de gin. Je n’avais pas l’impression d’être si chanceuse que ça et me sentais même malheureuse.

J’allumai une cigarette. Je n’étais pas pressée d’aller travailler. Je regardai la photo prêtée par le chanoine Osbaston. Elle était posée sur un vieux meuble de toilette, dans un coin de la chambre derrière la porte. L’ennui était que rien n’avait de sens, alors comme maintenant. Qu’est-ce que pouvaient bien fabriquer Martlesham et Munro ? S’ils voulaient obtenir des renseignements sur Francis, pourquoi ne le faisaient-ils pas ouvertement ? Peut-être y avait-il une explication évidente que je ne voyais pas parce que j’étais trop occupée à gâcher ma vie et à regarder Janet et David gâcher la leur. Qu’est-ce que venait faire là-dedans le pigeon mutilé ? Et le petit homme qu’avait vu M. Treevor, l’homme pareil à un fantôme, qui pouvait être ou ne pas être Harold Munro, le détective privé à la calvitie en forme de carte d’Afrique ?

Je pris la photo et m’approchai de la fenêtre pour mieux la voir. A en croire Mme Elstree, j’avais devant moi Francis Youlgreave. Héros ou scélérat ? Fou ou saint ? Si j’avais pu m’introduire dans l’univers monochrome et brouillé de la photo pour lui parler cinq minutes, j’aurais enfin reçu les réponses à ces questions. Et peut-être aussi à d’autres concernant le présent.

J’écrasai ma cigarette et me préparai à aller à la bibliothèque. En descendant, je trouvai David dans l’entrée. Il avait son chapeau et son imper et, penché par-dessus la commode, farfouillait entre le meuble et le mur avec son parapluie.

— Qu’est-ce que tu fais ? demandai-je. Tu as perdu quelque chose ?

— C’est cette odeur. (Il donna un coup sec vers le bas avec le parapluie.) Je me demande s’il n’y a pas un machin coincé là, derrière. Je sens quelque chose.

— Pourquoi ne déplace-t-on pas la commode ?

— Il se pourrait que la découverte ne soit pas particulièrement agréable. Un rat mort, par exemple. Et la commode ne sera-t-elle pas trop lourde pour toi ?

— Ça ira. Et toi, tu es sûr que tu peux y arriver ? Ses narines se dilatèrent, mais il se maîtrisa et hocha la tête. Il y avait des poignées de chaque côté de la commode. Nous la soulevâmes pour l’écarter du mur de quelques centimètres, assez aisément à nous deux, alors que seul il eût été difficile d’y arriver sans que les pieds de la commode raclent sur les dalles. Une masse de plumes et d’os était fourrée contre la plinthe. L’odeur était soudain devenue beaucoup plus forte.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? dit David.

— Nous devons l’enlever de là avant que Janet le voie, dis-je en lui touchant le bras.

Qu’elle les voie.

Comme sur un signal, la porte de la cuisine claqua et nous entendîmes Janet monter l’escalier vers le vestibule.