32

 

— Il va falloir qu’il parte, dit David. Tu dois le comprendre, Janet.

Elle se mordit la lèvre inférieure.

— Nous ne savons pas si c’est lui.

— Qui d’autre ? (Il eut un soupir assez théâtral.) Rosie ?

— Bien sûr que non.

— C’est un symptôme de maladie mentale grave. Il a besoin d’être sous une surveillance médicale appropriée.

— Mais il ne supportera pas qu’on le mette dans une maison de santé !

Il y eut soudain un bruit de chasse d’eau et le verrou de la porte fut tiré brusquement. M. Treevor se glissa dehors à reculons, comme en présence d’un roi, jeta un coup d’œil dans les toilettes vides et referma soigneusement la porte. Seulement alors, il se retourna et nous vit tous les trois.

La commode était encore écartée du mur. David et Janet se trouvaient face à face, séparés par le meuble. J’étais à quatre pattes, écoutant leur conversation tout en balayant les immondices avec la pelle à charbon et la balayette de la cheminée du salon. L’odeur avait empiré, m’obligeant à respirer par la bouche. J’essayai de ne pas regarder les ailes de trop près, craignant qu’il n’y ait des vers.

M. Treevor avait le Times à la main. Il le tapota d’un air important et dit :

— Bonjour. Désolé, je ne peux pas m’arrêter bavarder avec vous. Il faut que je voie où en sont mes actions.

— Papa… commença Janet.

Il s’arrêta, un pied déjà sur la première marche de l’escalier.

— Oui, ma fille ?

— Rien.

Il nous sourit.

— Bon. J’y vais.

Nous écoutâmes le bruit de ses pas décroître dans l’escalier et attendîmes le claquement de la porte de sa chambre. Je balayai les ailes sur une page du Times de la veille et les enveloppai. J’aurais pu en faire un paquet avec du papier kraft et une ficelle, coller un timbre et l’envoyer par la poste. A Henry ? A sa veuve velue ? Je secouai la tête pour en chasser ces folles pensées. Peut-être la folie était-elle contagieuse, peut-être cette maison était-elle infestée de germes…

David jeta un coup d’œil à sa montre.

— Nous en reparlerons ce soir, dit-il à Janet. Mais je crains qu’il ne puisse rester ici plus…

— Ça peut être n’importe qui ! éclata Janet. Nous ne fermons pas la porte à clé dans la journée. Quelqu’un a pu entrer…

— Pourquoi faire une chose pareille ? dit David en prenant sa serviette. Il faut que j’y aille. Le chanoine Osbaston m’attend.

David et lui avaient rendez-vous pour discuter des moyens de convaincre le conseil d’administration du collège de théologie de revenir sur sa décision de fermer l’établissement. Le changement d’attitude du conseil avait été motivé par le rapport particulièrement défavorable de l’architecte du diocèse sur la structure du collège. Sa remise en état nécessaire exigeait apparemment des milliers de livres. Mais il y avait un certain nombre d’autres considérations qui n’avaient pas été prises en compte. La veille au soir, David avait expliqué à Janet et à moi en quoi elles consistaient. Il y avait la question de savoir si le conseil d’administration était juridiquement habilité à fermer le collège et à affecter sa dotation aux besoins plus généraux du diocèse. En tout cas, ne devrait-il pas chercher un deuxième avis auprès d’un autre expert, plus objectif ? Il fallait considérer aussi qu’un des membres du conseil était absent. Peut-être était-il possible de trouver de l’argent à l’extérieur du diocèse. Et enfin, il y avait l’évêque. David avait été très déçu par lui. Au lieu d’user de son influence pour défendre le collège de théologie, ainsi qu’il avait laissé entendre à tout le monde, il s’était abstenu au moment du vote. Si l’on votait de nouveau, peut-être pourrait-on le persuader de changer d’avis.

« Ce sont le doyen et Hudson qui posent véritablement problème, nous avait dit David à plusieurs reprises. Ce n’est pas ce rapport d’architecte – il leur sert seulement d’excuse. Mais ils ne se rendent pas compte de ce qu’ils fichent en l’air. Une fois que le collège sera fermé, ils ne pourront jamais le remettre en marche. »

Je le regardai par la porte vitrée descendre à grands pas l’allée vers la porte de l’Enceinte, la pluie battant sur son parapluie. Ce qu’il n’avait pas dit la veille au soir, mais que Janet et moi savions fort bien, c’est que sa carrière était en péril. Le poste de principal lui eût parfaitement convenu et, selon Janet, il eût débouché presque certainement sur des fonctions plus importantes.

Maintenant que cela semblait exclu, qu’est-ce que David allait faire ? Il ne pouvait rester ici ad vitam æternam comme chanoine mineur. A moins de convaincre un évêque bien disposé à son égard d’aider à sa promotion d’un coup de baguette magique, au mieux il deviendrait aumônier d’une école ou d’un collège, au pire il finirait comme pasteur d’une paroisse dans un trou perdu.

Je mis le paquet à la poubelle. Avant d’aller à la bibliothèque de la cathédrale, je pris une tasse de café avec Janet, parce que c’était le seul moyen de la convaincre de s’asseoir pendant dix minutes.

— Je suis désolée que David se soit montré si désagréable, dit-elle. Il est si contrarié qu’il ne sait plus ce qu’il fait.

— Ça n’a rien d’étonnant.

— Mais ce n’est pas juste qu’il s’en prenne ainsi à tout le monde !

— Je ne suis pas certaine que je me comporterais mieux si j’étais à sa place. Perdre son travail…

— Ce n’est pas seulement son travail, mais aussi Peter Hudson.

— Je ne comprends pas. Le front de Janet se plissa.

— C’est la seule personne dans l’Enceinte qu’il admire vraiment. Il dit que c’est un esprit de premier ordre.

— Tant mieux pour lui.

— David le respecte et l’apprécie. Il aimerait que la réciproque soit vraie.

— Ça a donc dû être d’autant plus cruel que c’est lui qui tenait à fermer le collège de théologie…

Elle acquiesça.

— Je crois qu’il espérait que Peter changerait d’avis au dernier moment. Mais il n’y avait pas beaucoup de chances que ça arrive.

— Les hommes se comportent parfois comme des gamins, dis-je en déposant nos tasses et nos sous-tasses dans l’évier.

— Je crois que Peter aime bien David, c’est ça le plus drôle. June a dit un jour… Wendy, laisse la vaisselle. Tu dois partir à ton travail.

Janet se fâchait presque quand j’essayais de l’aider. Je la laissai donc à la cuisine, de l’eau savonneuse jusqu’aux coudes. A la bibliothèque, je commençai par jeter un coup d’œil aux épreuves de la brochure pour l’exposition de la Maison du chapitre, ce qui ne me prit pas longtemps. En dépit de sa poésie, Francis n’avait pas eu l’honneur d’y être cité par le doyen. Quand j’eus fini, je portai les épreuves corrigées à la Maison du chapitre. Le chanoine Hudson s’y trouvait, en compagnie de M. Gotobed, donnant des directives à deux ouvriers, attachés à la cathédrale, qui déplaçaient des vitrines dans la grande salle. A mon entrée, M. Gotobed me sourit timidement.

— Merci pour le thé d’hier, dis-je. Ça m’a fait plaisir de rencontrer votre mère.

Hudson me regarda avec intérêt. J’étais sur le point de lui remettre les épreuves quand je m’aperçus qu’il y avait quelqu’un d’autre dans la pièce. Tel un petit oiseau noir, M. Treevor était perché dans l’une des niches qui entouraient la pièce sous les grandes fenêtres. Il était tout près de la maquette de l’octogone et la regardait, fasciné, les yeux écarquillés.

— Merci pour ce travail, me dit Hudson en parcourant rapidement les épreuves. Pas trop de problèmes ?

— Non. Comment est M. Treevor ?

— Il ne nous dérange pas. (Hudson leva les yeux.) Il est entré tranquillement il y a quelques minutes.

— Ce qu’il y a, c’est que normalement il ne sort plus tout seul.

— En ce cas, si Mme Byfield est à la Dark Hostelry, peut-être devriez-vous le ramener là-bas ? Je ne voudrais pas qu’elle s’inquiète.

Je m’approchai de M. Treevor, posai la main sur son bras, lui souris et lui dis qu’il était temps de rentrer. Il hocha la tête et me suivit. Sous la voûte qui menait aux cloîtres, il s’arrêta pour faire au revoir de la main aux messieurs présents dans la Maison du chapitre. Ils répondirent à son salut.

Dehors, il pleuvait. J’ouvris mon parapluie et nous traversâmes lentement l’Enceinte.

— Je l’ai vu entrer dans la Maison du chapitre, me confia M. Treevor.

— Qui cela ?

— Le petit brun. Je l’ai aperçu dans le jardin et je l’ai suivi. Il est entré dans la Maison du chapitre, mais il a dû en ressortir quand je regardais ailleurs. Il n’était plus là quand nous sommes partis.

— Vous le voyez souvent…

M. Treevor réfléchit à la question. Il avait une goutte au bout du nez et je ne crois pas que c’était la pluie. Je la regardai trembler et aurais aimé qu’elle tombe.

— Oui, il est souvent dans les parages. Vous ne croyez pas que ce pourrait être mon frère ?

— Je ne savais pas que vous en aviez un.

— Moi non plus. Il se peut qu’on ne m’en ait rien dit. C’est bien possible, vous ne croyez pas ?

A la Dark Hostelry, nous trouvâmes Janet en train de frotter le sol de la cuisine. Elle n’avait pas remarqué le départ de son père.

— Tu ne devrais pas faire ça, dis-je. Laisse ça à la femme de ménage.

— J’en avais l’intention, mais papa a renversé du porridge par terre ce matin et Rosie a marché dedans.

— Alors, tu aurais dû me demander de le faire.

— Je ne peux pas te demander de tout faire. Ce n’est pas juste.

— Pourquoi pas ? Après tout, tu ne seras pas enceinte éternellement. Bon, il faut que je me dépêche. Je te vois au déjeuner ?

— J’ai ma réunion des Veilleuses, cet après-midi.

M. Treevor entra sans se presser dans la cuisine. Il remonta la manche de sa veste et consulta sa montre avec ostentation.

— Je vois qu’il est l’heure du déjeuner. Je me suis lavé les mains.

Janet regarda sa montre.

— Tu n’as pas oublié de la remonter hier soir ? Il n’est que dix heures et quart.

— Mais j’ai faim !

— D’accord papa. Ne t’en fais pas. Tu peux manger une tartine de rillettes.

M. Treevor regarda de nouveau sa montre.

— J’étais pourtant sûr qu’il était une heure.

— Qu’as-tu au poignet ? demanda Janet en s’approchant de lui. Tu t’es coupé ?

Il tendit le bras et attendit ; tête baissée ; qu’elle l’examine. Janet poussa la montre en arrière. Le bracelet avait caché en partie une éraflure légèrement incurvée de cinq centimètres de long. Elle avait été assez profonde pour que coule le sang ; maintenant séché. L’intérieur du poignet de sa chemise en était aussi taché. L’aiguille des minutes indiquait à présent dix heures dix-sept.

— Comment t’es-tu fait ça ? demanda Janet.

— J’ai dû m’accrocher à un clou quand je suis allé faire ma promenade.

Janet et moi échangeâmes un regard. M. Treevor s’assit à la table de la cuisine et demanda combien de tranches de pain il pourrait avoir. Je retournai travailler. Pendant les deux heures qui suivirent, je cataloguai des livres de la bibliothèque. Il n’y eut pas de surprise ; à moins de compter comme telle un volume relié de Punch de 1923. Je m’ennuyais3 mais c’était une sorte de soulagement. Mieux valait s’ennuyer que se faire du souci à propos de Janet de M. Treevor ; de son frère fantomatique et de ce que Simon Martlesham était en train de manigancer.

A une heure moins le quart ; je fermai la bibliothèque et retournai déjeuner à la Dark Hostelry. Nous eûmes de la soupe avec du pain, puis du fromage et un fruit. M. Treevor mangea en silence, comme si sa vie en dépendait. Janet et moi fîmes des tentatives sporadiques pour lancer la conversation, mais comme nous avions l’esprit occupé par des sujets différents, nous finîmes par renoncer.

Après le déjeuner, je fis la vaisselle pendant que Janet allait s’allonger un moment. Je lui apportai une tasse de thé, mais elle dormait profondément et je repartis sur la pointe des pieds sans la réveiller.

Je bus mon thé en solitaire dans le salon. J’avais pris dans ma chambre Les Langues des anges, l’exemplaire que m’avait envoyé Henry. Il n’était pas impossible, pensais-je, que je puisse retrouver le précédent propriétaire du recueil, qui peut-être avait connu Francis. Ou bien peut-être allais-je dénicher des annotations dans la marge. Ou encore peut-être allait-il s’avérer que c’était l’exemplaire personnel de Francis.

Mais Francis n’avait pas lu ce livre. Personne ne l’avait fait, car les pages n’avaient pas été coupées. J’allai chercher le coupe-papier sur le bureau de Janet et commençai le travail, lisant des bribes de vers à chaque page. Je retrouvai mes vieux amis Uriel, Raphaël, Raguel et compagnie, ainsi que les enfants d’Héraclès, coupés en petits morceaux par leur père ensorcelé, et le chat qui regardait mourir les enfants du pharaon. Il y avait aussi le cerf poursuivi par les chasseurs.

Je revins au début du recueil et remarquai quelque chose qui m’avait échappé lorsque je l’avais regardé auparavant. Il y avait une épigraphe et je sus tout de suite d’où elle venait, de quel livre elle avait été tirée.

Nous sommes ce que nous abhorrons tous, des anthropophages et des cannibales, qui dévorons non seulement nos semblables mais nous-mêmes ; et cela n’est point une allégorie. mais une vérité positive, car toute cette masse de chair que nous voyons est entrée par notre bouche, cette carcasse que nous regardons s’est trouvée sur nos tranchoirs ; en bref, nous nous sommes dévorés nous-mêmes.

J’avais trouvé le même passage ; au mot près souligné dans le Religio Medici qui avait appartenu à Francis. C’était une découverte étrangement intime ; comme si j’avais pénétré dans son esprit avec le coupe-papier de Janet ; et je voyais maintenant quelque chose qu’il avait peut-être été le seul à voir jusque-là.

Je tournai la page et jetai un coup d’œil à la table des matières. Pendant un instant de vertige ; je crus que je tombais. Ou plutôt que tout tombait autour de moi. C’était exactement la sensation que j’avais eue à Rosington lorsque David nous avait emmenées Janet et moi au sommet de la tour ouest de la cathédrale. Cette fois-ci ; il n’y avait pas Janet pour me poser la main sur le bras et me chuchoter que le chanoine Osbaston ressemblait à une tortue qui se dandine. Je fermai les yeux ; les rouvris.

Rien n’avait changé. Ce n’était pas un effet de mon imagination. Comme avant ; tous les poèmes du recueil étaient énumérés sous leur sous-titre archangélique. Cependant il n’y avait pas sept sous-titres ; comme dans l’exemplaire emprunté à la bibliothèque de Rosington mais huit. Le nouveau se trouvait à la fin. « Le Fils du matin » ; un pseudonyme convenant bien à un ange et il ne contenait qu’un seul poème ; « L’office des morts ».

Je crois maintenant que le plus curieux dans tout cela fut la violence de ma réaction. Le poème me choqua avant même de l’avoir lu avant de savoir en quoi il était choquant. Cela ne s’expliquait pas pas plus que le fait que j’aie senti une odeur déplaisante dans le vestibule de la Dark Hostelry avant que M. Treevor ait pu y mettre les ailes du pigeon. Il y a certaines choses que je ne comprends toujours pas.

Je revins à la page de titre. Je vis enfin ce qui aurait dû me sauter aux yeux dès que j’avais ouvert le paquet. Je m’étais attendue à ce que ce livre soit intitulé Les Langues des anges. Après tout, il y ressemblait et Henry avait dit qu’il s’agissait des Langues des anges. Et la plus grande partie de son contenu était identique en tous points à celui de ce recueil.

Mais le titre de celui-ci était La Voix des anges.

Au lieu d’être publié par Gasset & Lode, il l’avait été à compte d’auteur. Pour autant que je pouvais en juger, tout le reste était identique : la date de publication, le caractère, et même le papier.

J’allai à la fin du livre. La nouvelle section avait sa propre épigraphe, empruntée apparemment à la quatrième partie de la Hiérarchie céleste, souvent attribuée à Denys l’Aréopagite.

Ils sont avant tout dignes du nom d’Ange parce qu’ils reçoivent la Lumière divine et qu’à travers eux nous sont transmises les révélations d’En-Haut.

Le poème était long et très obscur, même selon la norme de Francis, et écrit dans la langue archaïque difficile et peu lisible qu’il affectionnait tant. Je le parcourus. Il s’agissait apparemment d’une conversation entre le poète et un ange de passage. L’ange expliquait à Francis pourquoi il avait quitté sa principauté pour venir parmi les fils et les filles des hommes. Les anges avaient le don de vie éternelle, semblait-il, et ils voulaient le partager avec une poignée d’humains convenablement qualifiés. En fait, selon l’ange, ses amis et lui pouvaient à discrétion distribuer presque tous les bienfaits.

Ce poème ne me plaisait pas – il me mettait mal à l’aise et j’étais à cent lieues de le comprendre. En gros, il me paraissait être une version de plus du baratin chrétien habituel sur la mort en tant que passage vers la vie éternelle. Qu’est-ce que la vie avait de si merveilleux pour qu’on veuille qu’elle dure à jamais ?

Je refermai le livre d’un coup sec et le jetai sur la table près du canapé. Il glissa sur le bois ciré et faillit tomber. Pourquoi Francis s’était-il mis en peine de publier une autre édition des Langues des anges. Y avait-il quelque chose dans « L’office des morts » qu’il ne voulait pas révéler au grand public ? Et si oui, qu’est-ce que c’était ? Ou bien, tout simplement était-ce que Gasset & Lode avaient refusé de l’insérer dans leur édition parce que le poème était particulièrement mauvais ?

La pluie avait enfin cessé et un soleil pâle tentait de percer les nuages. Je décidai de faire une promenade avant de retourner travailler. J’avais besoin de me changer les idées. Je mis mon chapeau et mon imper et sortis dans l’Enceinte. Il y avait une ferme de l’autre côté du collège de théologie. Le sol n’était pas trop boueux, j’avais envie de sortir de la ville pendant une demi-heure et d’aller marcher à travers champs, le long des fossés et des haies, vers les plaines marécageuses.

Mais je ne quittai pas l’Enceinte. Au moment où j’arrivai à la Porta, j’entendis le tintement d’une cloche, étrangement semblable à celle que nous utilisions à la Dark Hostelry pour avertir que le repas était prêt. Suivit un fracas discordant. Je regardai vers le cottage des Gotobed. L’une des fenêtres du premier était ouverte. Une main s’agita dans la pièce derrière la fenêtre.

Je m’approchai de la maison et levai les yeux.

— Bonjour, madame Gotobed. Comment allez-vous ? La main réapparut, me faisant signe. Je ne voyais pas son visage mais le son de sa voix me parvint :

— La porte n’est pas fermée à clé. Montez.

Je ramassai la cloche tombée dans l’allée dallée de pierre, entrai et montai au petit salon. Il y avait eu plusieurs changements depuis que j’y étais venue. Pour commencer, Mme Gotobed était assise près de la fenêtre donnant sur l’Enceinte, Pursy couché sur le rebord entre son fauteuil et les carreaux. Ensuite, la pièce n’avait pas été apprêtée pour recevoir de la visite. Les restes de son déjeuner se trouvaient sur un plateau à côté d’elle, la chaise percée n’était pas couverte et elle semblait ne pas avoir pris la peine de s’être brossé les cheveux depuis la veille.

— Puis-je vous être utile ?

— Vous l’avez vu ? me demanda-t-elle d’une voix sifflante.

— M. Gotobed ? Pas récemment, pas depuis cet…

— Pas lui. Cet homme qui essayait d’entrer…

— Quel homme ?

— Il y avait un individu en pardessus noir qui essayait d’entrer. (Sa voix tremblait et elle semblait plus vieille que la veille.) Je ne l’avais jamais vu. Comme il portait un chapeau, je n’ai pas bien vu de quoi il avait l’air.

— Que s’est-il passé ?

— Il a frappé à la porte. Je m’étais endormie après le déjeuner, et au début je ne l’ai pas entendu. Puis j’ai regardé dehors pour voir qui c’était et il était là. Il essayait de tourner la poignée. Ça ne m’étonnerait pas qu’il ait tenté d’entrer pour m’assassiner pendant mon sommeil. J’ai crié : « Qu’est-ce que vous faites là ? » Il m’a regardée et a décampé. Il a filé par la Porta et Dieu sait où ensuite. Si j’avais eu quelques années de moins, j’aurais pu me précipiter à l’autre fenêtre pour voir où il allait.

— Ne vous inquiétez pas, dis-je en approchant une chaise pour m’asseoir près d’elle. (Je pris une de ses mains dans les miennes. Sa peau était froide comme celle d’une morte.) Voulez-vous que j’appelle M. Gotobed ou la police ?

Elle secoua la tête avec véhémence.

— Ne partez pas. (Ses doigts s’agrippèrent aux miens.) Chapeau noir, pardessus noir. Je crois qu’il était petit, mais comme j’étais au-dessus de lui, je ne peux pas en être sûre. (Elle respira profondément.) Quelle impudence ! marmonna-t-elle. En plein jour et au milieu de l’Enceinte, vous vous rendez compte ? C’est le genre de choses qui ne serait pas arrivé quand j’étais petite, je peux vous le dire ! Quelle journée, madame Appleyard ! J’ai été toute secouée pour commencer, mais je ne m’attendais pas à quelque chose comme ça !

— Voulez-vous que je vous fasse du thé ?

— Pas maintenant.

— Je suis certaine qu’il ne reviendra pas. Pas après que vous l’avez effrayé.

— Comment en être sûre ?

Il n’y avait pas moyen de l’être. Quand on a peur, on a peur, et le sens commun n’a rien à voir là-dedans.

— C’était peut-être un clochard…

— On aurait plutôt dit un pasteur. Il avait un chapeau et un manteau noirs, je vous l’ai dit. (Elle s’arrêta brusquement et me regarda.) Je peux vous dire une chose, en tout cas : ses chaussures étaient propres. Si c’était un clochard, c’était un clochard pas comme les autres.

Il était aussi possible que Mme Gotobed ait mal interprété la situation. C’était peut-être un représentant de commerce qui faisait du porte-à-porte. Peut-être avait-il été aussi effrayé qu’elle ?

— Quelle journée, hein ? dit Mme Gotobed. D’abord Pursy, et maintenant ça.

Nous regardâmes le chat toujours vautré sur le rebord de la fenêtre. Il n’avait fait attention à aucune de nous deux depuis mon arrivée.

— Il est entré dans la maison ce matin comme une flèche, dit Mme Gotobed. Par la fenêtre de la cuisine qu’on laisse entrebâillée pour lui, et Wilfred dit qu’il a cassé un vase tant il était pressé. Il est monté ici à toute vitesse et a sauté sur mes genoux. Il ne fait pas ça très souvent, sauf quand il veut quelque chose. Les chats ne sont pas bêtes.

Elle posa la main sur la fourrure du chat, qui tourna la tête et regarda par la fenêtre, l’ignorant. Alors seulement je vis qu’il avait l’oreille gauche couverte de sang séché.

— Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

— Il a dû se battre. L’autre matou a failli lui arracher l’oreille.

Je grattai doucement le chat sous le menton d’une main et de l’autre écartai le poil autour de la base de l’oreille. On avait l’impression qu’un coup de griffe avait fendu la peau à l’endroit où l’oreille se rattache à la tête. Un coup de griffe… ou de couteau ? Le sang avait séché et si la blessure n’était pas infectée, elle allait cicatriser facilement. Pursy écarta sa tête de ma main et me regarda avec ses yeux d’ambre.

— Pauvre petit père, marmonna Mme Gotobed. Quand c’était un chaton, c’était une boule de poil. Un vrai bébé. (Ses mains se tournaient et se tordaient sur ses genoux.) Vous n’avez pas d’enfants, M. Appleyard et vous ?

— Non.

— Pas encore, corrigea-t-elle. N’attendez pas trop. J’ai eu Wilfred à quarante ans et ensuite c’était trop tard pour en avoir d’autres. (Sa mâchoire montait et descendait comme si elle était occupée à mastiquer sa langue.) Je n’ai jamais eu trop de temps pour les enfants. Mais, avec les siens, ce n’est pas pareil. On ne voit plus les choses de la même manière. Et ça dure. Parfois, je regarde Wilfred et j’ai l’impression que c’est encore un bébé.

— Je suis certaine que c’est un bon fils.

— Oui. Mais ça ne veut pas dire qu’il n’est pas parfois un peu bête. Je ne sais pas comment il fera pour se débrouiller seul quand je ne serai plus là. Il laisse son cœur commander sa tête, voilà le problème. S’il pouvait se trouver une gentille femme, je mourrais heureuse.

Je me demandai si elle me soupçonnait d’avoir des visées sur son fils et ne m’avertissait pas ainsi de rester au large. Nous restâmes assises sans mot dire pendant un moment. Je caressais Pursy, qui me gratifia de son ronronnement.

— Cette coupure, je me demande si elle n’a pas été faite avec un couteau, dis-je enfin.

— Ça ne me surprendrait pas, dit Mme Gotobed en plissant le nez. Ils sont partout, vous savez.

— Qui ?

— Les fous. Faudrait les enfermer.

— Cela vous rappelle-t-il ce qui s’est passé auparavant ?

— Le pigeon trouvé par Wilfred ? (J’acquiesçai.) Ce que j’aimerais savoir, c’est ce que sont devenues les ailes.

— Mais il n’y a pas que le pigeon, n’est-ce pas ? Je pensais aussi à tout ce qui s’est passé il y a cinquante ans.

Ses épaules se contractèrent.

— C’était la même chose, mais quelqu’un d’autre.

— Vous disiez qu’à l’époque, c’est un gamin qui faisait cela. Un certain Simon.

— J’ai dit ça ?

— Ça ne peut pas être lui, cette fois-ci, n’est-ce pas ? Elle secoua la tête.

— Il est parti. Ça fait des années.

— Mais il pourrait revenir.

— Pourquoi le ferait-il ? Rien ne l’attirerait ici.

— Je ne sais pas. A propos, il ne s’appelait pas Martlesham ? Simon Martlesham ?

— Ça se peut. Je ne me souviens pas. Pourquoi ?

— J’ai trouvé à la bibliothèque de la cathédrale un écrit qui évoque sa rencontre avec le chanoine Youlgreave. Y avait-il un jeune garçon appelé Martlesham ?

— Oh oui.

— Qui était-ce ?

— Il cirait les chaussures et faisait du nettoyage au palais épiscopal.

— Où habitiez-vous, à l’époque ?

— Près de la rivière.

— Dans Swan Alley ?

Elle soupira, un soupir pareil au froissement d’un journal.

— Non, dans Bridge Street. Au-dessus d’une boutique.

— Pas très loin, donc. Vous connaissiez la famille Martlesham ?

— Tout le monde connaissait les Martlesham. (Elle passa sa langue sur ses lèvres.) La mère n’était pas entièrement respectable. Elle se faisait appeler Madame, mais elle n’était pas plus mariée que moi à l’époque.

— Voyons si je ne me trompe pas… Simon était l’aîné et il travaillait au palais épiscopal. Et puis il y avait une sœur…

— Simon a toujours voulu arriver à quelque chose. Il avait des idées au-dessus de sa condition. Nancy devait avoir cinq ou six ans de moins. Drôle de petite bonne femme, les cheveux noirs et raides, toujours à observer les gens. Parlait pas beaucoup. Je ne l’ai jamais entendue rire, mais c’est vrai qu’il n’y avait pas vraiment de quoi rire à Swan Alley.

— Que leur est-il arrivé ?

— La mère est morte en couches. Je ne sais pas qui était le père. C’est vers cette époque que Simon est devenu un peu bizarre. Mais le chanoine Youlgreave l’a aidé.

J’attendis. Pursy donna un coup de patte à une mouche sur le carreau de la fenêtre. Le soleil avait percé les nuages. Il y avait une grande flaque près des noisetiers et deux gamins en culotte courte s’aspergeaient.

— Il avait entendu dire que leur mère était morte et il a aidé Simon à émigrer. Il a aussi payé son apprentissage et trouvé une famille adoptive à Nancy.

— Nancy a donc émigré, elle aussi ?

— Ça se peut. (Ses paupières parcourues de veines bleues se fermèrent.) Je ne m’en souviens plus.

La porte d’entrée s’ouvrit. Je me tournai sur ma chaise, crainte et espoir mélangés à la pensée que le petit homme en noir était revenu. Mme Gotobed ne réagit pas. Il y eut un bruit de pas dans l’escalier, lourds et assurés. Puis M. Gotobed entra dans la pièce. Quand il me vit, il poussa une petite exclamation de surprise.

— Tout va bien, dis-je. Votre mère a eu un petit choc, mais elle s’en est remise, maintenant.

— Ce n’est pas bien de faire peur aux gens comme ça, dit M. Gotobed.