44
Le temps ne guérit pas, il vous donne seulement d’autres choses auxquelles penser.
— Comment te sens-tu ? me demanda Henry avec douceur.
— Bien, merci.
— Tu en es sûre ?
— Chéri, j’aimerais que tu cesses de me traiter comme un cheval rétif.
C’était comme ça depuis que nous avions découvert que j’étais enceinte. La possibilité que je le sois m’avait perturbée, comme une menace d’invasion. Et quand j’avais eu la certitude de l’être, j’en avais eu le souffle coupé, excitation et appréhension mêlées.
— Ne vaudrait-il pas mieux que je conduise ? demanda Henry.
— Si tu conduis, je vais me cramponner au siège pendant tout le trajet. (Je rétrogadai dans un virage et lui souris.) Je me sens beaucoup plus tranquille quand je suis au volant.
Nous roulâmes un moment en silence, au milieu de la douce campagne du Hampshire. Nous étions en septembre et la température de l’après-midi était encore estivale. Je continuai à conduire doucement, traînant sur la A 31 dans notre nouvelle Ford Consul, parce que nous étions invités pour le thé et que je ne voulais pas arriver en avance. Mamie Byfield aimait la ponctualité.
— J’aurais préféré que ce vieux chameau ne soit pas là, dit Henry. Ça va déjà être assez pénible comme ça.
— Au moins tu as pu parler à David au téléphone.
— Oui. Plus vite il trouvera un autre travail, mieux ce sera.
— Et Rosie ?
Je n’avais pas grande envie de voir David, et encore moins Rosie. Ils me rappelaient Janet.
— Si c’est une fille, j’aimerais l’appeler Janet. Henry me toucha la main sur le volant.
— Bien sûr, dit-il en me pressant les doigts un instant. Nous prenons un nouveau départ, chérie. Tout le reste appartient au passé.
— Oui, Henry.
J’ajoutai par-devers moi : Ils appartiennent tous au passé, Francis, M. Treevor, Janet, et même ta veuve velue avec ses chaussures bleu marine incroyablement frivoles.
On ne peut jamais redevenir ce qu’on a été, à moins de sombrer dans la sénilité comme M. Treevor. On ne peut jamais oublier ce que l’on a fait ni ce qu’ont fait les autres.
L’appartement de mamie Byfield à Chertsey se trouvait dans un petit immeuble du centre-ville. David vint nous ouvrir. J’eus un choc en voyant combien il avait changé. Il n’avait jamais été très épais, mais il avait perdu beaucoup de poids ces derniers mois. Le chagrin l’avait rendu moins beau mais, étrangement, encore plus attirant. Il effleura ma joue de ses lèvres froides.
— Tu a l’air en forme, dit Henry. Ils se serrèrent la main gauchement.
— J’ai fait beaucoup de marche, dans le Yorkshire. (David avait passé près de deux mois cloîtré dans un monastère anglo-catholique, une sorte de gymnase de l’âme que le chanoine Hudson lui avait trouvé.)
— Ma mère et Rosie sont au salon. A propos, elle n’aime pas qu’on fume…
Mamie Byfield et Rosie prenaient le thé autour d’une table dressée devant une fenêtre en saillie. La pièce était spacieuse pour un appartement moderne, mais semblait plus petite parce qu’elle était pleine de meubles et d’objets décoratifs. Sur les murs, un papier sombre à rayures évoquait les barreaux d’une cage.
Rosie tenait Angel dans ses bras. Elle avait mis à sa poupée sa tenue rose, plus très nette maintenant. Rosie semblait ne pas avoir changé depuis la première fois que je l’avais vue, six ou sept mois plus tôt, dans le jardin de la Dark Hostelry. Elle ne portait pas la même robe, évidemment. Celle-ci était verte, mouchetée de blanc – je me souvenais d’avoir vu Janet la lui faire. Mais elle avait dû grandir un peu depuis, parce que la robe était maintenant trop petite pour elle.
Nous serrâmes la main de mamie Byfield, qui nous regarda de la tête aux pieds mais ne daigna pas sourire. Je me baissai pour déposer un baiser sur la tête de Rosie.
— Bonjour, lui dis-je. Comment vas-tu ?
Elle leva les yeux vers moi, sans mot dire. Je la serrai dans mes bras et eus l’impression d’étreindre une poupée et non un être humain.
— Tu dois répondre quand on te parle, Rosemary, dit mamie Byfield. Le chat a mangé ta langue ?
— Bonjour, tatie Wendy, dit Rosie.
— Comment va Angel ?
— Très bien, merci.
— Maman ! fit la poupée, comme pour confirmer.
— Asseyez-vous et mettez-vous à l’aise, commanda mamie Byfield. Je vais faire du thé et David l’apportera.
La petite réunion continua comme elle avait commencé. Dans le meilleur des cas, elle eût déjà été éprouvante, mais, mamie Byfield présente, elle n’avait de toute façon jamais eu la moindre chance d’être réussie.
Cette femme aurait fait pourrir un champ de pommes de terre rien qu’en le regardant.
J’essayai de parler à Rosie, sans grands résultats. Elle répondait par monosyllabes, sauf quand je lui demandai si elle avait hâte de retourner à l’école.
— Non, dit-elle. Je veux aller à la maison.
— Je crois que papa et toi allez bientôt avoir une nouvelle maison, et alors tu…
— Je veux la maison qu’on avait avant, dit-elle en fixant le dessus de la tête de la poupée. Je veux que tout soit comme avant.
Nous restâmes moins d’une heure. David nous raccompagna au rez-de-chaussée et tira de sa poche un paquet de cigarettes quand nous arrivâmes à la porte de l’immeuble. Nous avions laissé Rosie aider sa grand-mère à débarrasser la table, petite esclave blonde prête à se mutiner.
Henry accepta une cigarette et sortit son briquet.
— Du neuf pour ton travail ? demanda-t-il. David secoua la tête.
— C’est à cause de Janet ? demandai-je.
Il resta impassible mais j’eus l’impression de lui avoir donné un coup en prononçant le nom de sa femme.
— Evidemment, ça ne facilite sûrement pas les choses, mais en fait c’est tout simplement qu’aucun poste me convenant ne s’est encore présenté.
— Pourquoi pas une aumônerie dans une université ? suggéra Henry. J’imagine que tu as envie de continuer à écrire ton livre…
— Je pensais plutôt à une paroisse. Pour l’instant, je me rends utile ici.
J’étais surprise mais ne dis rien.
— J’ai beaucoup réfléchi dans le Yorkshire, poursuivit David, répondant à nos questions muettes. Par la prière, j’en suis arrivé à la conclusion qu’il était temps que je change d’orientation.
— Wendy et moi pensions que… enfin, si tu veux un poste dans une école primaire, il te suffit de le demander, dit Henry.
— Je ne crois pas que je m’y entendrais à enseigner à des petits garçons. Ou à des petites filles, ça revient au même.
— Mais tu vas venir séjourner chez nous, n’est-ce pas ? dis-je. Viens maintenant, si tu veux. Avec Rosie. Ce ne sont pas les chambres qui manquent.
— Merci. Je garde à l’esprit ta proposition.
Il se détourna en disant ces mots, car exprimer sa gratitude n’était pas précisément dans ses cordes. Je levai les yeux vers la fenêtre de l’appartement et vis Rosie qui nous regardait de là-haut.
— Ce serait agréable pour Rosie, évidemment, dit Henry. Et je suis certain qu’elle exercera une influence civilisatrice sur nos petits barbares…
— Est-ce qu’elle va bien ? demandai-je. Elle semble assez paisible.
— Elle veut sa mère, dit David en regardant le bout de sa cigarette. Je crois qu’elle aimerait avoir de nouveau quatre ans et que ça dure éternellement. Elle n’a pas grand-chose à faire ici et ça n’arrange rien. (Il s’humecta les lèvres.) Ce n’est pas facile pour elle. Ni pour ma mère, d’ailleurs.
— Ta mère doit sembler très… plutôt redoutable à une enfant, dis-je.
— Elle a des idées très arrêtées sur les enfants et la façon dont ils doivent se comporter. (Il me jeta un coup d’œil et je crus voir du désespoir sur son visage.) Elle trouve, par exemple, que Rosie est très bébé. Elle essaie donc de l’encourager à se montrer plus mûre. Un jour, elle lui a retiré sa poupée et ça a fait toute une histoire.
— Rosie m’a dit qu’elle voulait rentrer à la maison.
— Elle a encore du mal à accepter ce qui s’est passé.
— D’accepter ce qui ne peut être changé ? (La veuve velue me vint à l’esprit.) De savoir qu’elle ne pourra y échapper jusqu’à la fin de ses jours ? Henry s’éclaircit la gorge.
— Pauvre enfant. Enfin, le temps guérit tout. David me regardait toujours.
— Ma mère a raison, en un sens. Rosie est très bébé en ce moment. Mais c’est uniquement parce, à un certain niveau, elle croit pouvoir abolir ce qui s’est passé. Tu comprends ?
— Comme par magie ?
— Oui. Mais elle ne pourra pas continuer ainsi toute sa vie.
— Et ses vêtements ?
— Ses vêtements ?
— Je n’ai pu m’empêcher de remarquer que sa robe était devenue trop petite. Lui acheter des vêtements neufs l’aiderait peut-être à rompre avec le passé.
— Quand ça ne va pas, on va faire des achats. C’est la devise de toutes les femmes, jeunes ou vieilles, dit Henry.
David se frotta le front.
— Je crois qu’on ne lui a rien acheté de neuf depuis Rosington…
— Pourquoi ne l’emmènerais-je pas en ville ? Je suis sûre que ça l’amuserait… Ça la sortirait un peu d’elle-même, ça lui donnerait quelque chose de nouveau à penser. On pourrait y passer la journée…
— Je ne sais pas…
— Pourquoi pas ? Ça me fera plaisir, à moi aussi. Ce serait bien que nous puissions le faire cette semaine. Après, nous serons pas mal occupés.
— Je dois admettre que ce serait certainement une bonne chose. Ma mère n’est plus aussi ingambe qu’elle l’était. Elle n’aime pas vraiment faire des courses. Et peut-être as-tu raison… Peut-être que cela aiderait Rosie à accepter la situation…
— Alors, c’est d’accord, dis-je en sortant mon agenda. Que penses-tu de jeudi ?
— Ça devrait aller. J’appellerai pour confirmer. (Il se tourna vers Henry.) Tu es certain que ça ne va pas poser de problèmes ? Quand a lieu la rentrée ?
— La semaine prochaine. Pour dire la vérité, je suis terriblement nerveux.
— L’enseignement, c’est comme monter à bicyclette, dit David. Quand on a appris, on n’oublie pas. Ma mère est comme ça avec les gens. Elle n’oublie jamais un visage.
Ce n’était pas l’enseignement qui préoccupait Henry, mais les responsabilités. David me regarda.
— A propos, j’allais oublier… Ma mère s’est rappelé l’identité de la femme qu’elle a vue à Rosington.
Je le regardai quelques instants sans comprendre, puis hochai la tête, la mémoire me revenant. J’avais conduit mamie Byfield à la gare et elle avait vu une femme, dont le visage lui était familier, entrer dans l’Enceinte par la porte du Sacristain. Cette femme avait déjeuné à une table voisine de celle de Henry et moi, au Crossed Keys, quelques heures plus tard. Selon Henry, elle était aussi passée dans la grand-rue de Rosington dans une grosse voiture noire, assise à côté de Harold Munro.
Tout cela, le jour de la mort de Janet. Sur le moment, je ne m’étais pas souciée de savoir qui était cette femme. La seule chose qui comptait maintenant était David, qui essayait de parler du jour du décès de Janet comme de n’importe quel autre. J’aurais aimé pouvoir le serrer dans mes bras comme je l’avais fait avec Rosie.
— Ma mère l’a rencontrée le mois dernier à un déjeuner de bienfaisance à Richmond. C’est lady Youlgreave.
— Que diable faisait-elle à Rosington ? dit Henry. Ta mère le sait ?
— Oh oui. Elles ont bavardé longuement quand elles ont découvert qu’elles avaient quelque chose en commun. Elle était allée faire une virée en voiture dans l’East Anglia et s’était arrêtée à Rosington pour déjeuner. Apparemment, Francis Youlgreave était l’oncle de son mari.
Je n’osais regarder Henry. Une idée s’était insinuée dans mon esprit, aussi malvenue qu’un cambrioleur entré chez vous nuitamment. Si Harold Munro se trouvait dans la voiture de lady Youlgreave, cela ne donnait-il pas à penser que ce n’était pas Simon Martlesham qui louait ses services ? N’était-ce pas plutôt Martlesham lui-même que traquait Munro ?