- Evidemment ! s'exclama le général en frappant son mollet étroitement moulé dans une culotte de cavalier. Bravo, Eraste Pétrovitch ! Moi, en revanche, je fais un bien piètre enquêteur ! ajouta-t-il avec un sourire désarmant. Il est vrai je suis depuis peu dans la police. Auparavant, je servais dans la cavalerie de la garde. Donc, d'après vous, qu'a-t-il pu se passer ?

L'air concentré, Fandorine leva et baissa plusieurs fois ses sourcils de velours.

- Je ne voudrais pas me laisser emporter par m-mon imagination, Evguéni Ossipovitch, mais il est tout à fait clair que MikhaÔl Dmitriévitch n'est pas remonté dans sa chambre après dîner, car à ce moment-là il faisait déjà

nuit, et il aurait allumé ses bougies. D'ailleurs, les serveurs confirment que Sobolev et sa suite sont p-partis tout de suite après le repas. En ce qui concerne le portier de nuit, un homme sérieux et qui tient à sa place, je ne pense pas qu'il ait pu quitter son poste et manquer le retour du général.

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- " Je pense, je ne pense pas ", ce n'est pas un argument, fit Evguéni Ossipovitch pour taquiner l'assesseur de collège. Donnez-moi des faits !

- Avec plaisir, répondit Fandorine en souriant. Après minuit, la porte d'entrée de l'hôtel est verrouillée de l'intérieur. On peut sortir librement, mais pour entrer il faut sonner.

- Voilà, ça c'est un fait concret, reconnut le général. Mais continuez.

- Le seul moment o˘ Sobolev aurait pu entrer, c'est quand notre v-vaillant capitaine a envoyé le portier chercher une bouteille d'eau de Seltz. Or, comme nous le savons, c'était déjà l'aube, c'est-à-dire qu'il était au moins quatre heures. Mais si l'on en croit monsieur Welling (et pourquoi devrions-nous mettre en doute le jugement de ce respectable p-professeur ?), à cette heure-là, Sobolev était déjà mort depuis plusieurs heures. Conclusion ?

Les yeux de Karatchentsev brillèrent d'un éclat mauvais.

- Eh bien !

- Goukmassov a v-volontairement éloigné le portier de nuit pour permettre qu'on introduise subrepticement le corps inanimé de Sobolev. Je suppose qu'à ce moment-là les autres officiers attendaient dehors.

- Dans ce cas, on va les cuisiner, ces fripouilles ! hurla le grand maître de la police d'une voix si menaçante qu'on l'entendit dans la chambre voisine, car le brouhaha confus qui en provenait cessa brusquement.

- Inutile. Ils ont forcément accordé leurs versions des faits. C'est même pour cela qu'ils ont annoncé la mort avec un tel retard. Ils se concertaient. (Eraste Pétrovitch laissa une minute à son interlocuteur, le 39

temps qu'il se calme et prenne la mesure de ce qui venait d'être dit, puis orienta la conversation dans une autre direction.) qui est cette Wanda que tout le monde a l'air de connaître ?

- Tout le monde, non, disons qu'elle est renommée dans certains milieux.

C'est une Allemande de Riga. Une chanteuse. Une belle fille, pas tout à

fait une cocotte, mais pas loin. Une sorte de dame aux camélias1.

(Karatchentsev hocha énergiquement la tête.) Je vois o˘ vous voulez en venir. C'est cette Wanda qui va nous éclairer. Je vais la faire venir immédiatement.

Et le général de se diriger d'un pas décidé vers la porte.

- Je ne vous le conseillerais pas, dit Fandorine dans son dos. Même s'il y a eu quelque chose, cette personne ne va pas faire de confidences à la police. En plus, elle est s˚rement de mèche avec les officiers. Si elle est impliquée dans l'affaire, s'entend. Laissez-moi lui parler, Evguéni Ossipovitch. A titre privé, d'accord ? O˘ se trouve donc cet hôtel Angleterre ? A l'angle des rues Stoléch-nikov et Pétrovka, c'est bien cela ?

- Oui, c'est à cinq minutes d'ici, répondit le grand maître de la police, considérant le jeune homme avec une satisfaction non dissimulée. J'attends vos informations, Eraste Pétrovitch. Dieu vous garde.

Et, nanti de la bénédiction de la haute direction, l'assesseur de collège sortit.

1. En français dans le texte.

Mais, cinq minutes plus tard, Eraste Pétrovitch était loin d'être arrivé à

l'hôtel Angleterre. En effet, à la sortie du fatidique appartement 47, l'attendait Goukmassov, la mine sombre.

- Veuillez entrer un instant chez moi, j'ai deux mots à vous dire, fit-il en le prenant fermement par le bras et en le poussant dans la chambre jouxtant l'appartement du général.

Cette chambre ressemblait comme deux gouttes d'eau à celle qu'occupait Fandorine. Il y trouva, assis sur le divan ou sur des chaises, tout un groupe d'hommes. Passant en revue leurs visages, il reconnut les officiers de la suite du défunt général, aperçus un peu plus tôt dans le salon.

L'assesseur de collège salua l'assemblée d'un léger mouvement du buste. Non seulement personne ne répondit, mais les regards tournés vers lui exprimaient une franche hostilité. Fandorine croisa alors les bras sur sa poitrine, s'adossa au chambranle de la porte et changea d'attitude du tout au tout : d'aimable et courtoise, son expression se fit à son tour froide et hostile.

- Messieurs, dit le capitaine de Cosaques d'un ton sévère, presque solennel. Permettez-moi de vous présenter Eraste Pétrovitch Fandorine, que 41

j'ai l'honneur de connaître depuis la guerre avec la Turquie. Il est pour l'heure attaché au général gouverneur de Moscou.

De nouveau, pas un seul des officiers ne daigna ne serait-ce qu'incliner la tête, et Eraste Pétrovitch se dispensa donc d'un second salut. Il attendait la suite. Goukmassov se tourna vers lui :

- Vous voyez là, monsieur Fandorine, mes compagnons de régiment. Le lieutenant-colonel Baranov, premier aide de camp ; le prince Erdéli, lieutenant et aide de camp ; le prince Abadziev, capitaine en second, aide de camp ; le capitaine de cavalerie Ouchakov, ordonnance ; le baron Eichgoltz, cornette et ordonnance ; le cornette Gall, ordonnance ; le centenier Markov, ordonnance.

- Je ne retiendrai pas tous ces noms, objecta Fandorine.

- Ce ne sera pas utile, répliqua sèchement Goukmassov. Je vous ai présenté

tous ces messieurs parce que vous nous devez une explication.

- Je vous dois une explication ? reprit Fandorine sur le ton de l'ironie.

Voyez-vous ça !

- Oui, monsieur. Daignez me faire connaître, en présence de tous, les raisons qui ont motivé l'interrogatoire humiliant auquel vous m'avez soumis devant le grand maître de la police de Moscou.

La voix du capitaine de Cosaques était menaçante, mais l'assesseur de collège n'en conserva pas moins son calme, et le léger bégaiement qui lui était coutumier en disparut même comme par enchantement.

- Mes questions, capitaine, étaient motivées par le fait que la mort de MikhaÔl Dmitriévitch Sobolev est un événement de portée nationale, je dirais même historique. Et d'un. (Fandorine eut un 42

sourire réprobateur.) Et pourtant, Prokhor Akhra-méiévitch, vous avez essayé de nous mener en bateau, qui plus est de manière fort peu habile. Et de deux. Le prince DolgoroukoÔ m'a chargé de tirer cette affaire au clair.

Et de trois. Et vous pouvez être certain que je remplirai ma mission, vous me connaissez. Et de quatre. A moins que vous ne disiez la vérité tout de suite ?

Le Caucasien en redingote tcherkesse blanche à cartouchière d'argent -

lequel des deux princes était-ce ? - bondit de son divan.

- Un, deux, trois, quatre ! Messieurs, ce minable limier, ce petit plaisantin se moque de nous ! Prokhor, sur la tête de ma mère que je vais sur-le-champ...

- Rassieds-toi, Erdéli ! rugit Goukmassov. Et le Caucasien reprit aussitôt sa place en tirant nerveusement son menton en avant.

- Je vous connais en effet, Eraste Pétrovitch. Je vous connais, et j'ai pour vous de l'estime. (Le regard du capitaine était sombre et pesant.) MikhaÔl Dmitriévitch, lui aussi, vous estimait. Et si sa mémoire vous est chère, ne vous mêlez pas de cette affaire. Vous ne pourriez qu'aggraver les choses.

Fandorine répondit avec la même franchise et le même sérieux :

- S'il ne s'agissait que de moi et de ma vaine curiosité, soyez assuré que je serais heureux de satisfaire à votre demande, mais là, pardonnez-moi, je ne peux pas : une mission m'a été confiée.

Goukmassov fit craquer ses doigts crispés dans son dos, alla d'un coin à

l'autre de la pièce dans un tintement d'éperons, puis se planta de nouveau devant l'assesseur de collège.

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- Eh bien, moi non plus je ne peux pas. Je ne peux pas vous laisser poursuivre votre enquête. La police, passe encore, mais pas vous. Vos talents, monsieur Fandorine, sont ici des plus mal venus. Sachez qu'en dépit de notre passé commun, j'userai de tous les moyens pour vous arrêter.

- quels moyens, par exemple, Prokhor Akhra-méiévitch ?

- Moi, j'en ai un excellent ! intervint de nouveau le lieutenant Erdéli, sautant sur ses pieds. Vous venez, cher monsieur, d'attenter à l'honneur des officiers du 4e corps, et vous m'en rendrez raison, ici et maintenant !

Duel à mort, par-dessus le mouchoir !

- Pour autant que je me souvienne des règles régissant les duels, prononça sèchement Fandorine, c'est celui qui est provoqué qui définit les conditions. Mais soit, je jouerai avec vous à ce jeu stupide, mais plus tard, quand j'aurai terminé mon enquête. Vous pouvez m'envoyer vos témoins, je suis chambre 20. Au revoir, messieurs.

Il était sur le point de se retirer quand, au cri de " J'arriverai bien à

t'imposer ce duel tout de suite ! ", Erdéli se précipita sur lui et voulut lui donner une gifle. Mais avec une dextérité étonnante, Eraste Pétrovitch s'empara de la main levée, prit le poignet du prince entre deux doigts et, alors qu'il paraissait à peine serrer, le visage du lieutenant se tordit de douleur.

- Canaille ! vociféra le Caucasien d'une voix de fausset, tout en se préparant à frapper de la main gauche.

Fandorine repoussa le fougueux prince et dit d'un ton méprisant : 44

- Ne vous donnez pas cette peine. Nous considérerons que la gifle a été

appliquée. Je vous provoque donc moi-même, et je vous ferai payer cette insulte par le sang.

L'officier flegmatique que Goukmassov avait présenté comme étant le lieutenant-colonel Baranov desserra pour la première fois les lèvres :

- Voilà qui est parfait. Pose tes conditions, Erdéli.

Et tout en frictionnant son poignet endolori, le lieutenant proféra d'un ton haineux :

- Duel au pistolet, sur-le-champ. Par-dessus le mouchoir.

- Comment cela, par-dessus le mouchoir ? demanda avec intérêt Fandorine.

J'ai entendu parler de cette pratique, mais j'avoue ne pas en connaître les détails.

- C'est très simple, lui dit aimablement le lieutenant-colonel. De leur main libre, les protagonistes tiennent les deux extrémités opposées d'un mouchoir ordinaire. Tenez, vous pouvez prendre le mien, il est propre.

(Baranov extirpa de sa poche un grand mouchoir à carreaux rouges et blancs.) Puis ils saisissent leurs pistolets. Goukmassov, o˘ sont tes Lepage ?

Le capitaine de Cosaques prit sur la table un étui de forme oblongue, apparemment préparé d'avance pour l'occasion. Il souleva le couvercle et l'on vit étinceler deux longs canons incrustés.

- Les adversaires prennent le pistolet qui leur a été attribué par tirage au sort, continuait d'expliquer Baranov en souriant avec aménité. Ils visent, encore qu'à cette distance, est-il vraiment besoin de viser ? Et tirent au commandement. Voilà, en gros, c'est tout.

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- Par tirage au sort ? se fit préciser Fandorine. Est-ce à dire que l'un des pistolets est chargé et l'autre non ?

- Cela va de soi, répondit le lieutenant-colonel avec un signe de tête affirmatif. C'est le principe même. Sinon ce ne serait pas un duel, mais un double suicide.

- Fort bien, dit l'assesseur de collège en haussant les épaules. Dans ce cas, je suis désolé pour le lieutenant. Dès que le sort intervient, je gagne. Le contraire ne s'est jamais produit.

- La volonté de Dieu est sur toutes choses, mais parler comme vous le faites risque de vous porter la guigne, fit remarquer Baranov sur un ton sentencieux.

Contrairement aux apparences, pensa Fandorine, ce doit être lui l'homme important, et non Goukmassov.

- Il vous faut un témoin, dit le capitaine de Cosaques. Si cela vous convient, en qualité de vieille connaissance, je peux vous offrir mes services. Et n'ayez aucun doute, le tirage au sort sera parfaitement loyal.

- Je n'ai pas le moindre doute là-dessus, Prokhor Akhraméiévitch. quant à

être mon témoin, je pense que vous ne convenez pas. Si la chance ne m'est pas favorable, cela ressemblera trop à un assassinat.

Baranov approuva d'un hochement de tête.

- Il a raison. quel plaisir d'avoir affaire à un homme intelligent ! que proposez-vous, monsieur Fandorine ?

- Un citoyen japonais comme témoin vous siérait-il ? Voyez-vous, je ne suis à Moscou que

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depuis ce matin, et je n'ai pas encore eu le temps de me faire des relations...

L'assesseur de collège ouvrit les bras en un geste d'excuse.

- Il peut bien être papou, du moment qu'on commence vite ! s'exclama Erdéli.

- Est-ce qu'il y aura un médecin ? demanda Eraste Pétrovitch.

- On n'en aura pas besoin, fit le lieutenant-colonel avec un soupir. A cette distance, tous les coups sont mortels.

- Bon ! bon ! A vrai dire, ce n'est pas pour moi mais pour le prince que je m'inquiète...

Indigné, Erdéli éructa une imprécation en géorgien avant de se retirer dans le coin le plus éloigné de la pièce.

Eraste Pétrovitch exposa l'affaire dans un court billet écrit en caractères bizarres de haut en bas et de droite à gauche et qu'il fit porter à la chambre 20.

Il fallut attendre Massa une bonne quinzaine de minutes. Les officiers commençaient déjà à s'énerver, voire à soupçonner l'assesseur de collège d'une manouvre.

L'apparition du témoin de la partie offensée produisit un effet considérable. Grand amateur de duels, Massa avait pour l'occasion endossé

son kimono de cérémonie aux hautes épaules soigneusement amidonnées, mis à

ses pieds des socquettes blanches et noué autour de sa taille sa plus belle ceinture aux motifs figurant des pousses de bambou.

- C'est quoi encore, ce macaque ? s'écria grossièrement Erdéli. Et puis après tout, je m'en fiche. Allons-y !

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Massa s'inclina cérémonieusement devant chacun des présents et remit à son maître la maudite épée de fonctionnaire qu'il tenait sur ses bras tendus.

- Voici votre épée, maître.

- Tu me fatigues avec ton épée, fit Eraste Pétro-vitch en poussant un soupir. Il s'agit d'un duel au pistolet. Avec ce monsieur que tu vois là-bas.

- Encore au pistolet ? demanda Massa, déçu. C'est vraiment une habitude barbare ! Et qui allez-vous tuer ? Cet homme chevelu ? C'est fou ce qu'il ressemble à un singe.

Les observateurs s'alignèrent le long du mur tandis que, se détournant, Goukmassov remuait dans tous les sens les deux pistolets, avant de proposer aux duellistes de choisir. Eraste Pétrovitch attendit qu'Erdéli, après s'être signé, s'empare d'une arme pour prendre négligemment la seconde du bout des doigts.

Conformément aux indications du capitaine de Cosaques, les deux hommes saisirent chacun un coin du mouchoir et s'écartèrent l'un de l'autre à une distance maximale qui, même les bras tendus, n'excédait pas trois pas. Le prince leva son pistolet à hauteur de son épaule et visa le front de son adversaire. Fandorine, lui, tenait son arme près de sa hanche sans viser du tout, ce qui d'ailleurs, à cette distance, était parfaitement inutile.

- Un, deux, trois ! compta rapidement le capitaine en reculant d'un pas.

Le pistolet du prince émit un claquement sec, alors qu'en revanche l'arme de Fandorine crachait la langue mauvaise d'une flamme. Le lieutenant se roula sur le tapis en serrant sa main droite transpercée par la balle et en jurant désespérément.

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quand ses hurlements firent place à de sourds gémissements, Eraste Pétrovitch prononça d'un ton docte :

- Cette main ne pourra plus jamais vous servir à distribuer des gifles.

Dans le couloir, retentirent des bruits et des cris. Goukmassov entrouvrit la porte et expliqua qu'un triste incident venait de se produire, que, voulant décharger son arme, le lieutenant Erdéli venait de se blesser à la main. On envoya le prince se faire panser par le docteur Welling, qui, par chance, n'était pas encore parti chercher son nécessaire d'embaumement.

Après quoi, tous se retrouvèrent dans la chambre de Goukmassov.

- Et maintenant ? interrogea Fandorine. Vous estimez-vous satisfaits ?

Goukmassov secoua négativement la tête :

- Maintenant, vous allez vous battre avec moi. Dans les mêmes conditions.

- Et après ?

- Après, si la chance vous sourit encore, avec tous les autres, successivement. Jusqu'à ce qu'on vous tue. Eraste Pétrovitch, épargnez-nous cette épreuve, à moi et à mes camarades ! (Le capitaine regardait le jeune homme droit dans les yeux avec un air presque implorant.) Jurez-nous de ne pas prendre part à l'enquête et nous nous séparerons bons amis.

- Etre votre ami serait pour moi un honneur, mais vous exigez l'impossible, prononça tristement Fandorine.

Massa lui glissa à l'oreille :

- Maître, je ne comprends pas ce que vous dit cet homme à la belle moustache, mais je sens un danger. Ne serait-il pas plus sage d'attaquer les

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premiers et d'exterminer ces samouraÔs avant qu'ils aient le temps de se préparer ? J'ai dans ma manche votre petit pistolet ainsi que ce casse-tête que je me suis acheté à Paris. Je meurs d'envie de l'étrenner !

- Massa, laisse tes manières de bandit, répondit Eraste Pétrovitch à son serviteur. Je me battrai avec ces messieurs à la loyale, avec chacun successivement.

- Oh ! alors il y en a pour un bout de temps, fit le Japonais d'une voix tramante et, reculant jusqu'au mur, il s'assit par terre.

- Messieurs, dit Fandorine, tentant d'en appeler à la sagesse des officiers, croyez-moi, vous n'arriverez à rien. Vous allez seulement perdre votre temps et...

- Pas de paroles inutiles, le coupa Goukmassov. Votre Japonais sait-il armer les pistolets de duel ? Non ? Dans ce cas, Eichgoltz, charge-t'en.

De nouveau, les deux protagonistes prirent chacun un pistolet et tendirent le mouchoir. Le capitaine était sombre et déterminé. Fandorine, pour sa part, avait plutôt l'air gêné. A trois (c'était à présent Baranov qui comptait), Goukmassov fit claquer en vain le chien de son arme. Eraste Pétrovitch, lui, ne tira pas du tout. Mortellement p‚le, Goukmassov proféra entre ses dents :

- Tirez, Fandorine, et soyez maudit ! Vous, messieurs, décidez qui sera le suivant. Et barricadez la porte pour que personne ne vous dérange ! Ne le laissez pas sortir d'ici vivant.

- Vous ne voulez pas m'écouter, et vous avez tort, dit l'assesseur de collège en brandissant son pistolet chargé. Puisque je vous dis qu'avec un tirage au sort, vous n'arriverez à rien. Je possède, 50

messieurs, un don rare : j'ai une chance indécente aux jeux de hasard.

C'est un phénomène inexplicable, mais je m'y suis depuis longtemps habitué.

Sans doute cela tient-il au fait que mon défunt père était, lui, poursuivi par une malchance tout aussi rare. Je gagne toujours, quel que soit le jeu, et c'est pour cela que je déteste jouer. (Il considéra de son regard limpide les visages sombres des officiers.) Vous ne me croyez pas ? Vous voyez cette pièce de monnaie ? dit Eraste Pétrovitch en sortant de sa poche un rouble en or qu'il tendit à Eichgoltz. Jetez-la en l'air et je vais deviner si c'est pile ou face.

Après un regard à Goukmassov et à Baranov, le baron, un tout jeune officier dont la moustache se laissait à peine deviner, haussa les épaules et lança en l'air la pièce de monnaie.

Elle tournoyait encore quand Fandorine annonça :

- Attendez... Eh bien, disons, face.

- Face, confirma Eichgoltz avant de relancer la pièce.

- Face de nouveau, fit l'assesseur de collège avec une moue lasse.

- Face ! s'écria le baron. Incroyable, messieurs, regardez vous-mêmes !

- Encore une fois, Mitia, lui dit Goukmassov.

- Pile, annonça Eraste Pétrovitch en regardant ailleurs.

Un silence de mort s'établit sur la chambre. Fandorine ne jeta même pas un regard à la paume largement ouverte du baron.

- qu'est-ce que je vous disais ! Massa, ikô, owari dal. Adieu, messieurs !

1. Allons-y, Massa, c'est terminé.

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Le fonctionnaire et son serviteur japonais gagnèrent la porte sous les regards horrifiés des officiers.

Goukmassov, blanc comme un linge, dit avant qu'ils ne sortent :

- Fandorine, promettez de ne pas utiliser votre talent de détective au détriment de notre patrie. C'est l'honneur de la Russie qui est ici en jeu.

Eraste Pétrovitch garda un instant le silence avant de répondre :

- Je promets, Goukmassov, de ne rien faire qui soit contraire à mon propre honneur, je pense que c'est suffisant.

L'assesseur de collège disparut dans le couloir, tandis que Massa, arrivé

sur le seuil, se retournait et saluait très cérémonieusement les officiers avant de s'éclipser à son tour.

o/b&

Les chambres de l'hôtel Angleterre ne le cédaient en rien à celles du respectable Dusseaux par la magnificence de leur aménagement. Par leur architecture plus recherchée, peut-être même les surpassaient-elles, encore que les somptueuses dorures des plafonds et les volutes de marbre eussent quelque chose de fabriqué ou, pour le moins, gratuit. L'entrée en revanche étincelait de lumière électrique, un ascenseur desservait les trois étages et, à la réception, retentissait à tout bout de champ la sonnerie stridente de cette merveille de la technique moderne qu'était le téléphone.

Après quelques pas dans le vaste hall aux multiples miroirs et aux canapés de cuir, Eraste Pétrovitch s'arrêta devant le tableau portant le nom des hôtes. La population de l'hôtel était plus bigarrée que celle du Dusseaux : commerçants étrangers, agents de change, acteurs de thé‚tre à succès. Mais aucune Wanda ne figurait dans la liste.

Fandorine observa un moment les membres du personnel qui allaient et venaient entre la réception et l'ascenseur et jeta son dévolu sur un garçon au visage expressif et à l'air particulièrement dégourdi.

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- Madame Wanda n'habite donc p-plus ici ? demanda l'assesseur de collège en laissant paraître un léger trouble.

- Comment cela, mais si ! répondit volontiers le garçon.

Et, accompagnant le regard du beau monsieur, il indiqua du doigt une ligne sur le tableau.

- Tenez : " Mme Helga Ivanovna Tollé ". C'est elle. quant à Wanda, c'est son surnom, ça sonne mieux. Elle est logée dans l'aile. Vous sortez dans la cour par la porte que vous voyez là-bas, madame Wanda a une entrée séparée.

Seulement, à cette heure, elle n'est pas encore là.

Le garçon allait s'éloigner, mais quand Eraste Pétrovitch fit crisser un billet dans sa poche, il se figea sur place, comme vissé au sol.

- Il y aura une commission à lui faire ? demanda-t-il en posant sur le visiteur un regard plein de dévotion.

- quand revient-elle ?

- «a dépend. Elle chante au restaurant YAlpen-rose. Tous les jours sauf le lundi. Mais j'ai une idée, monsieur. Installez-vous au buffet, prenez un petit thé ou autre chose, et moi, je promets de vous prévenir dès que mam'zelle est de retour.

- Et comment est-elle ? demanda Eraste Pétrovitch en dessinant dans l'espace un contour imprécis. Elle est v-vraiment si belle que ça ?

- Une vraie image ! dit le garçon en faisant claquer ses lèvres rouges et charnues. Chez nous, elle est particulièrement bien vue. Elle paye son appartement trois cents roubles par mois et, question pourboire, elle est drôlement généreuse.

A ce point de son récit, le garçon observa une pause psychologiquement calculée, et Fandorine

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sortit lentement deux billets d'un rouble, qu'il glissa comme par inadvertance dans sa poche de poitrine.

- Seulement, madame Wanda ne reçoit personne chez elle, elle est très stricte, déclara gravement le garçon, le regard rivé sur la poche du monsieur. Mais je l'aviserai de votre visite. Vous savez, j'ai toute sa confiance.

- Tiens, prends ça, dit Eraste Pétrovitch en lui tendant un premier billet.

Tu auras le second au retour de m-mademoiselle Wanda. Moi, en attendant, je vais aller lire le journal. O˘ dis-tu que se trouve le buffet ?

Les Nouvelles de Moscou datées du 25 juin 1882 donnaient les informations suivantes :

Télégramme de Singapour

Le célèbre navigateur N. N. Mikloukha-MaklaÔ projette de rentrer en Russie à bord du clipper Le Tirailleur. Son état de santé s'est sensiblement détérioré. Il est très maigre et souffre de fièvres et de névralgies permanentes. Il est le plus souvent d'humeur morose. Le grand voyageur a confié à notre correspondant qu'il en avait par-dessus la tête de bourlinguer et rêvait de rejoindre au plus vite ses rivages natals.

^ Eraste Pétrovitch hocha la tête en revoyant comme s'il était devant lui le visage émacié et dévoré de tics du martyr de l'ethnographie. Il tourna la page.

La publicité américaine sacrilège

" LA MORT DU PR…SIDENT " Cette inscription en lettres énormes est apparue il y a quelques jours au-dessus de Broadway, principale artère de New York.

Les passants interloqués s'immobilisaient sur place, 55

et c'est alors seulement qu'ils avaient la possibilité de lire ce qui était écrit après, en plus petits caractères : "n'aurait fait aucun doute, s'il n'avait porté dans notre climat incertain de chauds sous-vêtements en laine de la marque Garland ". Le porte-parole de la Maison-Blanche a porté

plainte contre cette firme sans scrupule qui n'hésite pas à utiliser le plus haut personnage de l'Etat à des fins commerciales.

Dieu merci, nous n'en sommes pas encore là et je doute qu'on y arrive un jour, pensa avec satisfaction l'assesseur de collège. On a beau dire, Sa Majesté l'Empereur, c'est tout de même autre chose qu'un président !

Amateur de belles-lettres, il fut également attiré par le titre suivant : Conférences littéraires

Le spacieux salon de la princesse TroubetskoÔ, dans lequel s'était rassemblée une assistance nombreuse, a accueilli une conférence sur la littérature contemporaine du professeur I. N. Pavlov. Celui-ci a consacré

sa réflexion à l'analyse des dernières ouvres de I. S. Tourgueniev, démontrant, preuves en mains, la dégradation que connaît aujourd'hui le talent de l'auteur dans sa course à la représentation d'une réalité fausse et tendancieuse. La conférence suivante sera consacrée à une étude des ouvres de Chtchédrine, principal représentant du réalisme le plus grossier et le plus fallacieux.

La lecture de cet article plongea Fandorine dans le désarroi. Au Japon, il était de bon ton chez les diplomates russes de louer les mérites de messieurs Tourgueniev et Chtchédrine, et il découvrait combien, en à peine six ans d'absence, il s'était coupé de la

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vie littéraire de son pays. Et maintenant, quoi du côté de la technique ?

Le tunnel sous la Manche

La longueur du tunnel ferroviaire sous la Manche atteint déjà les 1 200

mètres. Les galeries sont creusées par l'ingénieur Brunton au moyen d'une foreuse fonctionnant à l'air comprimé. L'ouvrage devrait avoir globalement une longueur d'un peu plus de trente verstes. Le projet initial prévoyait que les galeries française et anglaise se rejoindraient en cinq ans, mais les esprits sceptiques affirment que, suite aux difficultés rencontrées dans l'habillage de la galerie et la pose des rails, l'ouverture de la voie n'aura en aucun cas lieu avant 1890...

Attentif au progrès, Fandorine portait le plus grand intérêt au creusement de ce tunnel. Il ne put cependant pas aller jusqu'au bout de l'article.

Depuis quelques minutes, en effet, un individu en complet gris, dont il avait déjà remarqué la présence dans le hall auprès du serveur en chef, tournait autour du bar, et les quelques mots qui parvenaient à l'oreille de l'assesseur de collège (qui, il faut bien le dire, jouissait d'une ouÔe excellente) lui paraissaient à ce point curieux qu'il cessa immédiatement sa lecture tout en gardant le journal ouvert devant lui.

- Arrête de finasser, insistait l'homme en gris, s'adressant au garçon de buffet. Tu étais de service cette nuit, oui ou non ?

- Je dormais, Votre Honneur, tonna le solide gaillard aux bonnes joues rosés et à la barbe huileuse partagée en deux. De ceux qui étaient là cette nuit, il n'y a que Senka.

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D'un mouvement de son affreuse barbe, il indiqua un gamin qui servait les p

‚tisseries et le thé.

L'homme en gris fit signe à Senka d'approcher. C'est à coup s˚r un policier, se dit Eraste Pétro-vitch sans trop s'en étonner. Evguéni Ossipovitch est jaloux, monsieur le grand maître de la police ne voudrait surtout pas que les lauriers reviennent au fonctionnaire chargé des missions spéciales.

- Dis-moi, Senka, prononça d'un ton patelin le vétilleux personnage, mademoiselle Wanda a-t-elle reçu cette nuit un général accompagné de ses officiers ?

Senka renifla, battit de ses cils clairs et se fit répéter la question :

- Un général ? C'te nuit ?

- Oui, un général, répéta le policier en opinant du chef.

- Ici ? fit le gamin en plissant son front.

- Oui, ici, o˘ veux-tu que ce soit ?

- Parce que les générais y s'baladent la nuit ? demanda Senka, incrédule.

- Et pourquoi pas ?

Le gamin rétorqua d'un ton profondément convaincu :

- Les générais, la nuit, ça dort. C'est pour ça qu'y sont générais.

- Fais... Fais attention, petit crétin! s'énerva l'homme en gris. Si tu continues je t'embarque et, crois-moi, au poste, c'est une autre chanson que tu vas me chanter !

- J'suis qu'un pauv' orphelin, m'sieur, répondit Senka, ses yeux inexpressifs tout à coup pleins de larmes. Pour le poste, faut pas. «a m'donne des crises de pilepsie.

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- Vous êtes tous de mèche ou quoi ! lança l'agent en crachant. Mais peu importe, j'arriverai bien à vous démasquer !

Et il sortit en claquant la porte avec fracas.

- C'est qu'y rigole pas, l'monsieur, dit Senka en le regardant partir.

- Ceux d'hier, ils rigolaient encore moins, répondit à voix basse le garçon de buffet en envoyant une tape sur la nuque rasée du gamin. Ces messieurs-là, ils n'ont pas besoin de la police pour vous arracher la tête. Mais attention, Senka, pas un mot ! D'ailleurs, je parie qu'ils t'ont donné

quelque chose, pas vrai ?

- Prov Sémionovitch, par le Christ Dieu, se mit à bredouiller le gamin en clignant des yeux. J'vous l'dis, comme j'ie dirais d'vant une sainte icône ! Y m'ont juste filé une p'tite pièce de quinze kopecks, et encore j'ies ai portés à l'église o˘ ce que j'ai mis un cierge pour l'salut d'ma pauv' mère...

- C'est ça, une petite pièce que tu as portée à l'église ! Et tu penses que je vais te croire ! dit le serveur en levant la main pour frapper Senka.

Mais celui-ci, esquivant habilement le coup, attrapa son plateau et s'élança vers un client qui venait de le héler.

Eraste Pétrovitch posa Les Nouvelles de Moscou et s'approcha du bar.

- Cet homme était de la police ? demanda-t-il d'un air fortement indisposé.

Voyez-vous, mon cher, je ne suis pas venu ici pour s-savourer votre thé, j'attends madame Wanda. Pourquoi la police s'intéresse-t-elle à elle ?

Le garçon de buffet le toisa du regard et demanda prudemment :

- Mais elle vous a donné rendez-vous, monsieur ?

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- Et comment, p-puisque je vous dis que je l'attends ! (Les yeux bleus du jeune homme exprimaient la plus grande anxiété.) Mais il ne me plaît pas du tout de voir la police rôder autour d'elle. On m'a assuré que mademoiselle Wanda était une jeune personne comme il faut, et voilà que je me heurte à

un p-policier ! Encore heureux que je sois en civil et pas en uniforme.

Le garçon voulut calmer l'inquiétude du visiteur :

- Rassurez-vous, Votre Noblesse, ce n'est pas une vulgaire prostituée, elle est tout ce qu'il y a de bien. Il y en a même qui viennent la voir en uniforme sans rougir.

- En uniforme ? fit le jeune homme, feignant de s'étonner. Comment cela, même des officiers ?

Le garçon de buffet et Senka, qui venait de reparaître, échangèrent un regard et éclatèrent de rire.

- Tape plus haut, fit Senka en pouffant. Même qu'on voit v'nir des générais ! Et pour faire la noce, y s'y entendent ! Y z'arrivent sur leurs jambes, mais quand y r'partent, faut êt'e deux pour les t'nir ! Une sacré

luronne, mam'zelle Wanda !

Le galopin se vit gratifier d'une bonne gifle par Prov Sémionovitch :

- Arrête de raconter n'importe quoi, Senka. Je t'ai dit de te taire. Motus et bouche cousue !

Eraste Pétrovitch grimaça d'un air dégo˚té et retourna à sa table. Mais l'envie de lire l'article sur le tunnel sous la Manche lui était passée. Il était trop impatient de discuter avec mademoiselle Helga Ivanovna Tollé.

L'assesseur de collège n'eut pas longtemps à attendre. A peine cinq minutes plus tard, le garçon à qui il avait donné un rouble apparut et, plié en deux, lui glissa à l'oreille :

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- Elle est rentrée. qui dois-je annoncer ?

Fandorine tira d'un portefeuille en crocodile une carte de visite et, après un temps de réflexion, il écrivit quelques mots à l'aide d'un petit crayon en argent.

- Voilà, t-transmets-lui ça. Le garçon s'acquitta de sa mission en un éclair et, de retour, annonça :

- Elle vous attend. Suivez-moi, monsieur. Je vais vous conduire.

Dehors, il commençait à faire sombre. Eraste Pétrovitch examina le b‚timent annexe dont tout le rez-de-chaussée était occupé par la mystérieuse madame Wanda. Les raisons pour lesquelles la dame possédait une entrée séparée étaient faciles à comprendre. Ses visiteurs préféraient manifestement la discrétion. Les hautes fenêtres étaient surmontées par le balcon de l'étage, lequel prenait appui sur toute une kyrielle de cariatides. D'une manière générale, la façade était surchargée de sculptures de toutes sortes, caractéristiques du mauvais go˚t des années 60, période à laquelle, selon toute évidence, avait été édifié ce coquet b‚timent.

Le garçon appuya sur la sonnette électrique et, empochant son second rouble, s'éloigna après un profond salut. Il était tellement désireux de se montrer à la fois discret et complice qu'il alla jusqu'à retraverser la cour sur la pointe des pieds.

La porte s'ouvrit, et Fandorine eut devant lui une femme mince, d'apparence fragile, aux cheveux bouffants d'un blond cendré et aux immenses yeux verts pleins d'ironie. Bien que, à cet instant précis, ce ne f˚t pas tant l'ironie qu'une certaine méfiance qu'on pouvait y lire.

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- Entrez, hôte énigmatique, dit la jeune femme d'une voix de poitrine que rien n'aurait pu mieux qualifier que l'épithète poétique d'" envo˚tante ".

En dépit de son nom allemand, Fandorine ne décela pas la moindre trace d'accent dans le langage de la maîtresse des lieux.

L'appartement occupé par mademoiselle Wanda se composait d'une entrée et d'un vaste salon qui, apparemment, faisait également fonction de boudoir.

Eraste Pétrovitch se dit qu'étant donné la profession exercée par la dame, cela était tout à fait naturel, mais cette pensée le troubla car madame Wanda ne ressemblait en rien à une femme de mours légères. Précédant son visiteur dans le salon, elle s'assit dans un fauteuil profond couvert d'une tapisserie turque, croisa les jambes et posa un regard interrogateur au jeune homme, qui restait planté sur le pas de la porte. Ici, la lumière électrique permettait à Fandorine de mieux distinguer Wanda et son intérieur.

Ce n'est pas une beauté, telle fut la première constatation d'Eraste Pétrovitch. Nez sans doute un peu trop retroussé, bouche trop grande, pommettes plus saillantes que ne le voudrait le canon classique. Mais, curieusement, loin de l'affaiblir, toutes ces imperfections renforçaient l'impression de charme rare qui émanait de l'ensemble. On avait envie de regarder ce visage sans s'en détacher, tant il contenait de vie, de sensibilité et de cette magie impossible à décrire, mais que tout homme perçoit immanquablement et que l'on nomme la féminité. Eh bien, se dit en conclusion Eraste Pétrovitch, si cette demoiselle Wanda jouit ici d'un tel succès, c'est que les Moscovites n'ont pas si mauvais go˚t. Et, s'arrachant à regret à la contemplation de l'éton-62

nant visage, il examina attentivement la pièce. Il s'agissait d'un intérieur typiquement parisien: gamme de couleurs entre le pourpre et le bordeaux, tapis moelleux, mobilier confortable et co˚teux, profusion de lampes et de lumignons aux abat-jour multicolores, statuettes chinoises et, au mur - dernier chic -, gravures japonaises représentant geishas et acteurs du thé‚tre kabuki. Dans le coin le plus éloigné, derrière deux colonnes, se trouvait une alcôve, mais son tact et sa délicatesse empêchèrent Fandorine d'attarder son regard dans cette direction.

Ce fut la maîtresse de maison qui mit fin à cette pause, un peu longue il est vrai :

- " Tout " quoi ?

Eraste Pétrovitch sursauta, ressentant presque physiquement la façon dont la voix magique faisait vibrer dans son ‚me des cordes secrètes rarement sollicitées. Sur son visage se refléta une interrogation polie, et Wanda prononça non sans une certaine impatience :

- Sur votre carte de visite, monsieur Fandorine, est écrit " Je sais tout

". Tout quoi ? Et d'ailleurs qui êtes-vous ?

- Fonctionnaire pour les missions spéciales auprès du général gouverneur le prince DolgoroukoÔ, répondit calmement Eraste Pétrovitch. Je suis chargé

d'enquêter sur les circonstances de la mort du général Sobolev.

Remarquant que les fins sourcils de la maîtresse de maison ébauchaient un mouvement vers le haut, il ajouta :

- Surtout ne faites pas mine, madame, d'ignorer la mort d-du général.

Concernant ce que j'ai écrit sur ma carte, j'avoue avoir un peu menti.

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Mais si je suis loin de tout savoir, je sais l'essentiel. MikhaÔl Dmitriévitch Sobolev est mort dans cette pièce ce matin aux environs d'une heure.

Wanda frissonna et, comme brusquement saisie de froid, elle porta ses mains fines à son cou, mais ne dit rien. Fandorine eut un hochement de tête satisfait et poursuivit :

- Vous n'avez trahi personne, madame, et vous n'avez pas manqué à votre parole. Ces messieurs les officiers sont seuls fautifs. Ils ont vraiment trop maladroitement maquillé les faits. Je serai f-franc avec vous et je compte sur la même sincérité de votre part. Voici les renseignements dont je dispose. (Il ferma un instant les yeux pour ne pas se laisser distraire par le jeu subtil des nuances de blanc et de rosé qui étaient apparues sur le visage troublé de son interlocutrice.) En quittant le restaurant du Dusseaux, vous êtes venue directement ici avec Sobolev et ses officiers.

C'était un peu avant minuit. Une heure après, le général était mort. Les officiers l'ont fait sortir d'ici en le faisant passer pour ivre et l'ont ramené à son hôtel. Complétez le tableau des événements, et je t‚cherai de vous éviter un interrogatoire policier. A propos, la police est déjà venue, et les employés de l'hôtel ne manqueront pas de vous le rapporter. Ainsi, je vous assure que vous auriez tout intérêt à vous expliquer avec moi.

Et l'assesseur de collège se tut, jugeant qu'il en avait assez dit. Wanda se leva d'un mouvement brusque et, sur le dossier d'une chaise, prit un ch

‚le persan, qu'elle jeta sur ses épaules. Pourtant, la soirée était chaude, presque étouffante. Puis elle traversa deux fois la pièce tout en jetant de temps

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en temps des regards au fonctionnaire, qui attendait. Enfin, elle s'arrêta face à lui :

- Eh bien, puisqu'il le faut... Vous, au moins, vous ne ressemblez pas à un policier. Mais asseyez-vous. Le récit risque de prendre du temps.

Elle lui indiqua un somptueux divan couvert de cousins brodés, mais Eraste Pétrovitch préféra opter pour une chaise. C'est une femme intelligente, se dit-il. Une femme forte et qui ne manque pas de sang-froid. Elle ne me dira pas toute la vérité, mais ce qu'elle me dira sera vrai.

- J'ai fait la connaissance du général hier, au restaurant du Dusseaux.

S'interrompant, Wanda alla chercher un petit pouf de brocart et s'assit tout près de Fandorine, de telle façon qu'elle devait lever la tête pour le regarder. Cette position la rendait à la fois attirante et vulnérable, telle une esclave orientale aux pieds d'un padichah. Mal à l'aise, Eraste Pétrovitch commença à se tortiller sur sa chaise, mais reculer e˚t été

ridicule.

- C'était un bel homme, reprit-elle. J'avais bien s˚r beaucoup entendu parler de lui, mais je ne l'imaginais pas aussi séduisant. Surtout avec ses yeux couleur de bleuet. (Wanda passa une main pensive sur ses sourcils, comme pour chasser un souvenir.) J'ai chanté pour lui. Il m'a invitée à sa table. J'ignore ce que l'on vous a raconté sur moi, mais je suis certaine qu'on vous a beaucoup menti. Je ne suis pas une hypocrite, mais une femme libre et moderne qui décide elle-même de qui elle veut aimer. (Elle jeta à

Fandorine un regard provocateur, et il comprit qu'à cet instant elle ne jouait pas la comédie.) Si un homme me plaît, et si je décide qu'il doit m'appartenir, je ne le traîne pas à l'église,

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comme le font toutes vos " honnêtes femmes ". C'est vrai, je ne suis pas "

une honnête femme ", en ce sens que je ne reconnais pas les usages de votre monde.

Comme esclave sans défense, elle se pose là, s'étonna en son for intérieur Eraste Pétrovitch, considérant d'en haut les yeux d'émeraude qui scintillaient. C'était plutôt un genre de reine des Amazones qu'il avait devant lui. Il était facile d'imaginer la façon dont elle faisait tourner la tête des hommes par ces va-et-vient rapides entre arrogance et docilité.

- Je vous demanderais de vous en t-tenir à l'affaire, dit sèchement Fandorine, refusant de s'abandonner à des sentiments déplacés.

- Mais je m'y tiens on ne peut mieux, répliqua l'Amazone d'un ton moqueur.

Ce n'est pas vous qui m'achetez, c'est moi qui vous prends, en vous faisant payer, de surcroît ! Combien de vos femmes " honnêtes " auraient été

heureuses de tromper leur mari avec ce même Général Blanc, mais elles l'auraient fait en secret, comme des voleuses. Moi, je suis une femme libre, et je n'ai aucune raison de me cacher. Oui, c'est vrai, Sobolev m'a plu. (De nouveau elle changea brusquement de ton, qui, de provocateur, se fit malicieux.) Et puis, pourquoi le cacher, il m'a semblé flatteur d'ajouter à ma collection un machaon de cette taille ! Après... (Wanda haussa une épaule.) Après, rien que d'habituel. Nous sommes venus chez moi, nous avons bu du vin. Je me rappelle mal ce qui s'est passé ensuite.

J'avais la tête qui tournait un peu. A un moment, j'ai simplement réalisé

que nous étions déjà là-bas, dans l'alcôve. (Elle eut un petit rire rauque qui s'interrompit presque aussitôt, tan-66

dis que son regard s'éteignait.) Ensuite, ce fut horrible, je préfère oublier. Permettez-moi d'omettre les détails physiologiques, d'accord ? On ne peut souhaiter cela à personne... quand un amant, dans l'ardeur la plus extrême de ses tendresses, devient soudain tout raide et s'abat sur vous comme un poids mort...

Wanda eut un sanglot et écrasa rageusement une larme.

Eraste Pétrovitch observait attentivement ses mimiques et ses intonations.

Apparemment, la demoiselle disait la vérité. Après un silence courtois, il demanda :

- Votre rencontre avec le g-général était-elle fortuite ?

- Oui. Enfin, pas tout à fait, bien s˚r. J'avais entendu dire que le Général Blanc était descendu au Dusseaux. Et j'étais curieuse de le voir de près.

- MikhaÔl Dmitriévitch a-t-il bu beaucoup chez vous ?

- Oh non ! A peine une demi-bouteille de Ch‚teau d'Yquem. Fandorine s'étonna :

- C'est lui qui avait apporté le vin ?

La maîtresse des lieux s'étonna à son tour :

- Non, quelle idée !

- Voyez-vous, madame, je connaissais assez bien le défunt, et le Ch‚teau d'Yquem était son vin préféré. Comment pouviez-vous le savoir ?

Wanda eut un geste vague de ses doigts effilés : ^ -Je l'ignorais absolument. Mais, moi aussi, j'aime le Ch‚teau d'Yquem. Je crois que, d'une manière générale, Sobolev et moi avions beaucoup de points communs. Comme il est dommage que notre rencontre ait été si brève...

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Elle eut un petit ricanement amer et, mine de rien, jeta un regard à

l'horloge de la cheminée.

Ce mouvement n'échappa pas à l'attention de Fandorine, qui marqua volontairement une pause avant de poursuivre son interrogatoire.

- Bon. La suite est évidente. Vous avez pris peur. Sans doute avez-vous crié. Les officiers sont accourus, ont essayé de ramener Sobolev à la vie.

Vous avez fait venir un médecin ?

- Non, on voyait bien qu'il était mort. Les officiers ont failli me mettre en pièces. (Elle eut un nouveau ricanement, o˘ l'amertume avait fait place à la colère.) L'un d'eux surtout, en manteau circassien, était en rage. Il ne cessait de parler de honte, de la menace pour leur cause, de la mort dans le lit d'une prostituée. (Wanda eut un sourire mauvais qui dévoila une belle rangée de dents blanches et régulières.) Il y avait aussi un capitaine de Cosaques absolument terrifiant. Il a commencé par pleurer, puis a dit qu'il me tuerait si je parlais. Il m'a proposé de l'argent. que j'ai d'ailleurs accepté. J'ai pris leurs menaces au sérieux. Ils étaient vraiment très convaincants, surtout ce capitaine de Cosaques.

- Oui, oui, je sais, dit Fandorine en hochant la tête.

- En somme, c'est tout. Ils ont rhabillé le défunt, l'ont pris sous les bras, comme s'il avait été so˚l, et l'ont emmené. Ainsi, c'en était fini du héros. Vous vouliez la vérité ? La voilà. Vous pouvez faire savoir à votre gouverneur que le vainqueur des musulmans et l'espoir de la Russie a trouvé

la mort des braves dans le lit d'une catin. Avec un peu de chance, j'entrerai dans l'histoire en qualité de nouvelle Dalila. qu'en pensez-vous,

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monsieur Fandorine, parlera-t-on de moi dans les manuels d'histoire ?

Cette fois, elle rit d'une manière franchement arrogante.

- J'en doute, rétorqua Eraste Pétrovitch, pensif.

Le tableau était clair à présent. Comme était claire l'obstination des officiers à vouloir garder le secret. Un héros national trouvant la mort de la sorte. C'était difficile à admettre. Ce n'était pas dans les manières russes. Les Français auraient sans doute pardonné à leur idole, mais chez nous, on allait considérer cela comme une honte nationale.

En ce qui concernait la demoiselle Wanda, il n'y avait pas à s'inquiéter pour elle. C'était au gouverneur de décider de son sort, bien s˚r, mais on pouvait cependant être certain que les autorités n'allaient pas importuner la chanteuse légère avec une enquête officielle.

On aurait pu considérer l'affaire comme terminée, mais, curieux de nature, Eraste Pétrovitch était tracassé par un détail. Cela faisait plusieurs fois que Wanda regardait l'horloge, et l'assesseur de collège avait l'impression que ces regards furtifs étaient de plus en plus inquiets. L'aiguille des heures approchait lentement du dix ; encore cinq minutes, et il serait dix heures juste. Wanda n'attendait-elle pas quelqu'un, et précisément à cette heure ? N'était-ce pas ce qui expliquait sa complaisance et sa franchise ?

Fandorine hésitait. D'un côté, il était curieux de savoir qui la jeune femme attendait à cette heure tardive. De l'autre, Eraste Pétrovitch avait appris dès son plus jeune ‚ge à ne pas imposer sa présence aux dames. En pareille circonstance, un homme bien élevé,

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qui plus est ayant obtenu ce qu'il venait chercher, prend congé et s'en va.

que faire ?

Une saine réflexion eut raison de ses hésitations : s'il attendait dix heures et que le visiteur arrive, certes, il le verrait, mais en sa présence, la discussion se limiterait à des banalités. Or il mourait d'envie d'entendre ce que l'éventuel visiteur et Wanda avaient à se dire.

Eraste Pétrovitch se leva donc, remercia Wanda de sa franchise et prit congé, procurant à la jeune femme un soulagement évident. Cependant, une fois sorti de l'annexe, au lieu de traverser la cour, Fandorine s'arrêta et, faisant mine d'enlever une poussière sur son épaule, il jeta un coup d'oil en direction des fenêtres pour voir si Wanda ne le regardait pas partir. Elle ne regardait pas. Ce qui était bien naturel : toute femme normale qui vient juste de voir partir un visiteur et attend l'arrivée imminente d'un autre ne se précipite pas à la fenêtre mais sur son miroir.

Lançant à tout hasard un regard aux autres fenêtres éclairées, Eraste Pétrovitch posa le pied sur l'avancée du mur et, prenant habilement appui sur le rebord de la fenêtre, s'élança pour se retrouver en un instant au-dessus de la chambre-salon de Wanda, à demi allongé sur l'avancée horizontale qui surplombait la fenêtre. Le jeune homme s'installa de côté

sur une étroite corniche, une jambe appuyée sur la poitrine de l'une des cariatides et s'accrochant d'une main au cou puissant d'une autre. Après quelques petits mouvements pour asseoir sa position, il s'immobilisa, c'est-à-dire que, conformément à la science japonaise des ninjas, ou "

rampants ", il se fit pierre, eau, herbe. Il se fondit dans le paysage. Du point de vue straté-70

gique, sa position était idéale : de la cour, Fandorine n'était pas visible

- il faisait sombre et l'ombre du balcon lui assurait une protection supplémentaire ; de l'intérieur de la pièce, c'était encore plus vrai. Lui, en revanche, voyait la cour entière, et, la fenêtre étant ouverte en cette chaude soirée d'été, il pouvait entendre tout ce qui se disait dans le salon. Au besoin, avec un peu de souplesse, il pourrait même se laisser pendre et jeter un coup d'oil par une fente des stores.

Seul point négatif: l'inconfort de sa position. Contorsionné comme il l'était, n'ayant pour support qu'une corniche de quatre pouces de large, un homme normal n'aurait pas tenu longtemps. Mais, dans l'art antique des "

rampants ", le degré suprême ne consiste pas à savoir tuer un adversaire à

mains nues ni à sauter du mur d'une forteresse. Oh, non ! L'ultime performance pour un ninja consiste à maîtriser le grand art de l'immobilité. Seul un maître éminent peut rester immobile six ou huit heures sans qu'aucun de ses muscles ne frémisse. Pour en avoir commencé

l'apprentissage à un ‚ge trop avancé, Eraste Pétrovitch, quels qu'aient été

ses efforts, n'était pas parvenu à devenir un maître éminent de cet art noble et terrible. En l'occurrence, il pouvait cependant se consoler en se disant qu'il y avait peu de chances pour que cette fusion avec le paysage ait à durer très longtemps. Le secret de tout acte difficile est simple : il suffit de voir dans toute difficulté, non pas un mal, mais un bien. La plus grande satisfaction que puisse connaître un homme noble ne réside-t-

elle pas dans sa capacité à dominer les imperfections de sa nature ? Telles sont les pensées auxquelles il convient de se consacrer quand ces 71

imperfections sont particulièrement douloureuses et prennent, par exemple, la forme d'un angle de pierre qui vous rentre dans le flanc.

A la seconde minute de cette intense satisfaction, la porte de derrière de l'hôtel Angleterre s'ouvrit brusquement, livrant passage à la silhouette d'un homme ramassé, s˚r de lui, rapide. Fandorine n'aperçut son visage que furtivement, au moment o˘, juste avant d'entrer, l'homme pénétrait dans le triangle de lumière tombant de la fenêtre. Le visage de n'importe qui, sans aucun signe particulier : forme ovale, yeux assez rapprochés, cheveux clairs, arcade sourcilière légèrement proéminente, moustache à la prussienne, nez moyen et fossette au centre d'un menton carré. L'inconnu entra chez Wanda sans frapper, ce qui était déjà intéressant en soi. Eraste Pétrovitch tendit l'oreille. Des voix lui parvinrent presque aussitôt, et il s'avéra que l'ouÔe seule n'était pas suffisante et qu'il lui fallait solliciter également ses connaissances en allemand, la discussion se déroulant dans la langue de Schiller et de Goethe. En son temps, le lycéen Fandorine n'avait guère brillé dans cette discipline, aussi l'épicentre de son effort pour venir à bout des imperfections de sa nature passa-t-il tout naturellement de l'inconfort de sa position à une tension intellectuelle.

Et comme il n'est pas de mal sans bien, Fandorine en oublia totalement l'angle de pierre.

- Je suis mécontent de vos services, Fràulein Tollé, dit une voix coupante de baryton. Evidemment, il est bien que vous vous soyez ressaisie et que vous ayez fait ce qui vous avait été ordonné. Mais pourquoi fallait-il faire tant de minauderies et me mettre inutilement les nerfs à vif ? Je ne suis

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tout de même pas une machine, mais un être vivant !

- Vraiment ? répondit la voix ironique de Wanda.

- Eh oui, imaginez-vous. Bref, vous avez tout de même rempli votre mission, parfait. Mais pourquoi devais-je l'apprendre non pas de votre bouche, mais de celle d'un ami journaliste ? Vous tenez absolument à susciter ma fureur ? Je ne vous le conseille pas. (La voix de baryton se fit plus métallique.) Auriez-vous oublié ce que je pourrais faire de vous ?

Une certaine lassitude filtra dans la voix de Wanda :

- Je ne l'ai pas oublié, Herr Knabe, je ne l'ai pas oublié.

Là, Eraste Pétrovitch se livra à une contorsion habile mais prudente et jeta un coup d'oeil à l'intérieur de la pièce, mais le mystérieux Herr Knabe se tenait de dos. Hormis le fait qu'il e˚t enlevé son chapeau melon, on ne voyait pas grand-chose si ce n'est des cheveux peignés en arrière (blonds du troisième degré avec léger reflet roux, jugea Fandorine, usant de la terminologie policière) et un épais cou rouge (à première vue au moins de la taille six).

- C'est bon, c'est bon, je vous pardonne. Allons, ne faites pas la tête !

D'une main aux doigts courts, le visiteur tapota la joue de la jeune femme et l'embrassa sous l'oreille. Le visage de Wanda se trouvait, lui, en pleine lumière, et Eraste Pétrovitch vit passer sur ses traits délicats une grimace de dégo˚t.

Il fallut malheureusement interrompre l'observation, car un peu plus, Fandorine perdait l'équilibre

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et se retrouvait par terre, ce qui en l'occurrence e˚t été pour le moins malvenu.

- Racontez-moi tout, Wanda, dit l'homme d'une voix maintenant insinuante.

Comment avez-vous opéré ? Avez-vous utilisé le produit que je vous ai donné ? Oui ou non ?

Silence.

- Apparemment non. L'autopsie n'a pas permis de déceler de traces de poison, cela, je le sais. qui aurait pu penser qu'on irait jusqu'à

l'autopsie ? Allons, dites-moi tout de même ce qui s'est passé. A moins que vous ayez eu de la chance et qu'il soit mort comme ça, subitement. Dans ce cas, c'est sans aucun doute la main du destin. Dieu protège notre Allemagne ! (La voix de baryton vibra d'émotion.) Mais pourquoi ne dites-vous rien ?

Wanda prononça d'une voix sourde :

- Partez. Je ne peux pas vous recevoir aujourd'hui.

- Encore ces machins féminins. Comme j'en suis lassé ! C'est bon, c'est bon ! Ne me lancez pas ces regards incendiaires ! Une grande chose a été

accomplie, et c'est le principal. Bravo, Fr‚ulein Tollé, je vous félicite, et je vous laisse. Mais demain, vous me raconterez tout. Cela me sera nécessaire pour mon rapport.

Bruit de baiser prolongé. Se rappelant la moue dégo˚tée de Wanda, Eraste Pétrovitch grimaça. La porte claqua.

Herr Knabe traversa la cour en sifflotant et disparut.

Fandorine sauta par terre sans un bruit, étira avec délice ses membres engourdis et emboîta le pas au visiteur de Wanda. L'affaire prenait un tout autre tour.

-... quant à mes propositions, elles se résument en un point, dit Fandorine, concluant son rapport : mettre immédiatement en place une surveillance discrète du ressortissant allemand Hans-Georg Knabe afin d'établir la liste de ses relations.

Le gouverneur fronça ses sourcils teints :

- Evguéni Ossipovitch, ne ferait-on pas mieux d'arrêter cette canaille ?

- Sans preuves, cela est tout à fait impossible, rétorqua le grand maître de la police. En plus, cela n'aurait aucun sens, l'homme est un fin renard.

Pour ma part, Excellence, je proposerais plutôt de mettre la main sur cette Wanda et de la rudoyer un peu. Il y a gros à parier qu'on obtiendrait des preuves.

Piotr Parménytch Khourtinski, quatrième participant à la réunion secrète, garda le silence.

Les quatre hommes s'étaient retrouvés dès le matin, et la discussion se prolongeait. Eraste Pétrovitch avait d'abord relaté les événements de la veille au soir et exposé la façon dont il avait suivi le mystérieux visiteur, qu'il avait identifié comme étant Hans-Georg Knabe, homme d'affaires allemand, domicilié boulevard Karetny et 75

représentant à Moscou l'établissement bancaire berlinois Kerbel und Schmidt. Lorsque l'assesseur de collège en était venu à la conversation entre Knabe et Wanda, le rapport avait été momentanément interrompu par un violent accès de colère du prince DolgoroukoÔ, qui, brandissant le poing, s'était mis à hurler :

" Ah, les vauriens, ah, les bandits ! Oser s'en prendre à la vie du preux chevalier de la terre russe ! C'est un méfait sans précédent ! Un scandale à l'échelle mondiale ! Ils vont nous le payer, les Germains !

- Allons, Excellence, avait grommelé le chef de la Section spéciale en essayant de calmer le prince. Cette hypothèse reste extrêmement douteuse.

Empoisonner le Général Blanc ? Délire ! Je ne peux pas croire que les Allemands aient pu prendre des risques pareils. C'est tout de même une nation civilisée, pas la Perse ou je ne sais quel autre pays barbare !

- Une nation civilisée ? avait repris le général Karatchentsev avec un ricanement mauvais. Tenez, je viens de recevoir par l'Agence télégraphique russe les articles des journaux britanniques et allemands parus ce matin.

Comme chacun le sait, MikhaÔl Dmitriévitch ne portait pas ces deux pays dans son cour et ne faisait pas mystère de ses opinions. Cependant, comparez le ton des articles. Vous permettez, Excellence ? (Le grand maître de la police avait chaussé son pince-nez et sorti un feuillet de son dossier.) Le journal anglais Standard écrit : "Les Russes auront du mal à

trouver un remplaçant à Sobolev. Sa seule apparition sur son cheval blanc à

l'avant d'une ligne d'attaque éveillait chez, les soldats un enthousiasme sans équivalent,

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sinon peut-être chez les grognards de Napoléon Ier. La disparition d'une telle figure dans cette période critique est pour la Russie une perte irréparable. L'homme était un ennemi de l'Angleterre, mais ses exploits étaient suivis dans notre pays avec un intérêt qui n'était sans doute pas moindre que celui qu'ils suscitaient dans sa patrie."

- Rien à redire, c'est franc et magnanime, avait approuvé le prince.

- Absolument. A présent, je vais vous lire un passage du Berzen Kurier daté

d'aujourd'hui, avait annoncé Karatchentsev en s'emparant d'un autre feuillet. Hum... Disons, à partir de là : "L'ours russe n'est plus dangereux. que les panslavistes aillent pleurer sur la tombe de Sobolev. En ce qui nous concerne, nous autres Allemands, reconnaissons honnêtement que la mort de notre ennemi juré nous réjouit. Nous n'éprouvons aucun sentiment de commisération. L'homme qui vient de disparaître était le seul en Russie capable de mettre ses actions en conformité avec ses paroles... " Et le reste est du même tonneau. Alors, que dites-vous de la nation civilisée ? "

Le gouverneur était scandalisé :

" quelle honte ! Certes, les sentiments antigermaniques du défunt étaient connus. Nous avons tous en mémoire l'écho considérable rencontré par son discours de Paris sur la question slave, lequel avait d'ailleurs bien failli brouiller l'empereur et le Kaiser. "La voie de Constantinople passe par Berlin et par Vienne !" avait-il lancé ce jour-là sans s'embarrasser de diplomatie. Mais de là à l'assassiner ! C'est inouÔ ! Je vais immédiatement informer Sa Majesté ! Même privés de Sobolev, nous saurons 77

infliger aux bouffeurs de saucisses une correction si radicale que... "

C'est Evguéni Ossipovitch qui avait calmé l'ardeur du gouverneur :

" Excellence, ne faudrait-il pas commencer par écouter jusqu'au bout ce que monsieur Fandorine a à nous dire ? "

Par la suite, Eraste Pétrovitch avait pu parler sans être interrompu, ce qui n'empêcha pas sa proposition finale, qui se limitait à faire surveiller Knabe, de décevoir fortement les trois hommes, comme en témoignent les réactions rapportées plus haut.

Au chef de la police, Fandorine répondit :

- L'arrestation de Wanda signifierait un scandale qui salirait la mémoire du d-défunt, vraisemblablement sans rien nous apporter. Elle n'aurait pour effet que d'alerter Knabe. D'autre part, la conversation dont j'ai été le témoin me porte à croire que mademoiselle Wanda n'a pas tué le général.

D'ailleurs l'autopsie du p-professeur Welling n'a révélé aucune trace de poison.

- Justement, fit Piotr Parménytch d'un air grave, s'adressant exclusivement au prince. Il s'agit d'une vulgaire paralysie du muscle cardiaque, Excellence. C'est bien triste, mais ce sont des choses qui arrivent. Même dans la fleur de l'‚ge, comme c'était le cas du défunt. D'ailleurs, je m'interroge. Monsieur l'assesseur de collège n'aurait-il pas entendu de travers ? Ou peut-être même imaginé tout cela ? Lui-même reconnaît être quelque peu f‚ché avec la langue allemande.

Eraste Pétrovitch considéra l'homme qui venait de s'exprimer avec une attention particulière,

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mais ne répondit rien. En revanche, le gendarme s'insurgea :

- Il s'agit bien d'imagination ! Sobolev avait une santé de fer ! Il était capable d'affronter un ours armé d'un unique épieu, se baignait dans des trous de glace ! Et alors qu'il avait réchappé des combats devant Plevna et dans le désert du Turkestan, il aurait succombé aux jeux de l'amour ?

Absurde ! Vous feriez mieux, monsieur Khourtinski, de vous occuper à

collecter les rumeurs qui courent dans la ville, plutôt que de fourrer votre nez dans les affaires d'espionnage !

Fandorine s'étonna d'un conflit aussi ouvert entre les deux hommes, mais le gouverneur semblait depuis longtemps habitué à ces scènes. Il leva les bras en un geste pacificateur :

- Messieurs, messieurs ! Ne vous disputez pas. Déjà qu'on ne sait plus o˘

donner de la tête... Il y a tant de choses à régler avec cette disparition.

Télégrammes, condoléances, délégations, le passage du Thé‚tre n'est plus qu'un amoncellement de couronnes : impossible de passer même à pied. De hautes personnalités de l'Etat sont en route pour venir assister aux obsèques. Il va falloir les accueillir et les loger. Le ministre de la Guerre et le chef d'état-major sont attendus ce soir. Le grand-duc Cyril Alexandrovitch, lui, arrivera demain matin, juste avant le début de la cérémonie. Et pour l'heure je dois me rendre chez le duc de Lichtenbourg.

Lui et son épouse se sont trouvés à Moscou par hasard. Or, ladite épouse, comtesse Mirabeau, est la propre sour du défunt. Il faut que j'aille leur présenter mes condoléances, j'ai déjà fait annoncer ma visite. Vous, mon cher Eraste Pétrovitch, accompagnez-moi, vous me redirez 79

tout dans la voiture, et on se creusera la cervelle pour décider quoi faire. quant à vous, Evguéni Ossipovitch, chargez-vous en attendant de faire surveiller les deux : et l'Allemand, et la fille. Ce serait bien si on pouvait s'emparer du rapport dont parlait Knabe. Voilà comment procéder.

Laissez-le rédiger le document à l'intention de ses supérieurs et prenez-le la main dans le sac. Dès que vous aurez mis en place cette surveillance, revenez ici, dans mon bureau. quand Eraste Pétrovitch et moi-même serons de retour, nous arrêterons une position définitive. Mais attention aux faux pas. Cette affaire a des relents de guerre.

Le général claqua des talons et sortit. Aussitôt, Khourtinski se précipita vers le bureau du gouverneur.

- Excellence, j'ai là des documents d'une urgence extrême, dit-il en se penchant jusqu'à l'oreille du prince.

- Si urgents que cela ? demanda ce dernier d'un ton bougon. Tu as pourtant entendu, Pétroucha, je suis pressé, le duc m'attend.

Le conseiller aulique posa la paume de sa main sur son plastron amidonné, orné d'une décoration.

- La signature de ces documents ne saurait attendre, Vladimir Andréiévitch.

Il s'agit, comme vous pouvez le voir, du devis concernant l'achèvement des fresques de la cathédrale. Je propose de confier ce travail à monsieur Guéguétchkori, un artiste confirmé, au mode de pensée irréprochable. Il demande une somme non négligeable, mais avec lui tout sera terminé dans les temps. C'est un homme de parole. Vous n'avez qu'à signer ici, et vous pourrez considérer le problème comme réglé.

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Piotr Parménytch glissa habilement le document sous le nez du gouverneur et s'empressa d'en extraire un second de son sous-main.

- J'ai là aussi, Vladimir Andréiévitch, le projet du creusement d'un métropolitain à l'instar de celui de Londres. L'entrepreneur pressenti est le conseiller de commerce Zykov. C'est un très grand projet. J'ai déjà eu l'honneur de vous en entretenir.

- Je m'en souviens, grommela DolgoroukoÔ. Et je me demande ce que vous êtes encore allé me chercher là. Et il exige beaucoup d'argent, votre métropolitain ?

- Non, pas grand-chose. Pour les travaux de prospection, Zykov demande un demi-million en tout et pour tout. J'ai étudié son devis : correct.

- " Pas grand-chose " ! soupira le prince. Depuis quand es-tu assez riche, Pétroucha, pour considérer un demi-million de roubles comme pas grand-chose ? (Et, remarquant le regard étonné de Fan-dorine face à une telle familiarité du gouverneur à l'égard du chef de la Section spéciale, le prince expliqua :) Avec Piotr Parménytch, je ne fais pas de manières, on est pratiquement en famille. Vous savez, il a grandi dans ma maison. Il est le fils de mon défunt cuisinier. Tu imagines, Pétroucha, la tête que ferait Parmen, Dieu ait son ‚me, en voyant son fils jongler ainsi avec les millions !

Visiblement mécontent de voir rappeler ainsi ses origines plébéiennes, Khourtinski glissa à Fandorine un regard mauvais.

- Je voudrais aussi vous parler du prix du gaz. J'ai rédigé une note à ce sujet, Vladimir Andréiévitch. Pour que l'éclairage des rues co˚te moins cher, il faudrait baisser le tarif. Ramener le prix à trois roubles les mille pieds cubes. Ils

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s'en mettent bien assez dans les poches comme ça!

- Bon ! bon ! donne-moi tes documents, je les lirai dans la voiture et je les signerai, fit DolgoroukoÔ en se levant. Il faut vraiment que j'y aille.

«a la fiche mal de faire attendre un personnage important. Venez, Eraste Pétrovitch, on bavardera en route.

Dans le couloir, Fandorine demanda du ton le plus respectueux :

- Est-ce possible, Excellence, comme j'ai cru le comprendre, que l'empereur ne vienne pas ? Sobolev n'était tout de même pas n'importe qui !

DolgoroukoÔ jeta à l'assesseur de collège un regard de biais et dit avec gravité :

- Il ne l'a pas jugé possible. Il nous envoie son frère, Cyril Alexandrovitch. quant à ses raisons, cela n'est pas de notre ressort.

Fandorine se borna à acquiescer d'un mouvement du buste, sans rien ajouter.

En route, ils n'eurent guère le loisir de " bavarder ". En effet, alors qu'ils avaient déjà pris place dans le carrosse - le gouverneur sur la confortable banquette rembourrée, Eraste Pétrovitch sur le banc tendu de cuir qui lui faisait face -, la portière se rouvrit, et Frol Védichtchev, le valet de chambre du prince, se hissa à l'intérieur en aha-nant. Il s'installa sans façon à côté du prince et cria au cocher :

- C'est bon, Michka, tu peux y aller !

Puis, sans accorder la moindre attention à Eraste Pétrovitch, il se tourna vers DolgoroukoÔ et déclara d'un ton sans réplique :

- Je viens avec vous, Vladimir Andréiévitch.

- Mon bon Frol, protesta timidement le prince, pour ce qui est de mon médicament, je l'ai pris. Et

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maintenant, ne me dérange plus, j'ai à parler de choses importantes avec monsieur Fandorine.

- Votre discussion peut attendre, fit le despotique vieillard avec un geste furieux de la main. C'est quoi ces papiers que Pétroucha a essayé de vous faire signer ?

- Tiens, Frol, regarde, dit Vladimir Andréiévitch en ouvrant la chemise.

«a, c'est une commande au peintre Guéguétchkori pour l'achèvement des fresques de la cathédrale. Tu vois, un devis a même été établi. Et ça, c'est un contrat avec l'entrepreneur Zykov. Nous allons creuser une voie ferrée sous Moscou pour pouvoir nous déplacer plus rapidement. Et le dernier papier concerne la baisse du prix du gaz.

Védichtchev jeta un coup d'oil aux documents et déclara d'un ton péremptoire :

- Il ne faut pas confier les fresques de la cathédrale à ce Guéguétchkori, c'est une fripouille notoire. Vous feriez mieux d'en charger un de nos peintres de Moscou. Eux aussi ont besoin de vivre. «a reviendrait moins cher, et ce ne serait pas moins beau. Et d'ailleurs, o˘ prendre l'argent ?

Vous savez bien que les caisses sont vides ! quant à ce Guéguétchkori, il a promis à votre Pétroucha de lui décorer sa datcha d'Alabine. Maintenant vous comprenez pourquoi Pétroucha se décarcasse pour lui.

- Tu penses donc qu'il ne faut pas passer commande à Guéguétchkori ?

demanda DolgoroukoÔ d'un air pensif en glissant le document sous les deux autres.

- Il n'en est même pas question, trancha Frol. C'est comme ce métropolitain, ça n'a aucun sens. quelle idée d'aller faire un trou dans la terre pour

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s'en mettent bien assez dans les poches comme ça !

- Bon ! bon ! donne-moi tes documents, je les lirai dans la voiture et je les signerai, fit DolgoroukoÔ en se levant. Il faut vraiment que j'y aille.

«a la fiche mal de faire attendre un personnage important. Venez, Eraste Pétrovitch, on bavardera en route.

Dans le couloir, Fandorine demanda du ton le plus respectueux :

- Est-ce possible, Excellence, comme j'ai cru le comprendre, que l'empereur ne vienne pas ? Sobolev n'était tout de même pas n'importe qui !

DolgoroukoÔ jeta à l'assesseur de collège un regard de biais et dit avec gravité :

- Il ne l'a pas jugé possible. Il nous envoie son frère, Cyril Alexandrovitch. quant à ses raisons, cela n'est pas de notre ressort.

Fandorine se borna à acquiescer d'un mouvement du buste, sans rien ajouter.

En route, ils n'eurent guère le loisir de " bavarder ". En effet, alors qu'ils avaient déjà pris place dans le carrosse - le gouverneur sur la confortable banquette rembourrée, Eraste Pétrovitch sur le banc tendu de cuir qui lui faisait face -, la portière se rouvrit, et Frol Védichtchev, le valet de chambre du prince, se hissa à l'intérieur en aha-nant. Il s'installa sans façon à côté du prince et cria au cocher :

- C'est bon, Michka, tu peux y aller !

Puis, sans accorder la moindre attention à Eraste Pétrovitch, il se tourna vers DolgoroukoÔ et déclara d'un ton sans réplique :

- Je viens avec vous, Vladimir Andréiévitch.

- Mon bon Frol, protesta timidement le prince, pour ce qui est de mon médicament, je l'ai pris. Et

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maintenant, ne me dérange plus, j'ai à parler de choses importantes avec monsieur Fandorine.

- Votre discussion peut attendre, fit le despotique vieillard avec un geste furieux de la main. C'est quoi ces papiers que Pétroucha a essayé de vous faire signer ?

- Tiens, Frol, regarde, dit Vladimir Andréiévitch en ouvrant la chemise.

«a, c'est une commande au peintre Guéguétchkori pour l'achèvement des fresques de la cathédrale. Tu vois, un devis a même été établi. Et ça, c'est un contrat avec l'entrepreneur Zykov. Nous allons creuser une voie ferrée sous Moscou pour pouvoir nous déplacer plus rapidement. Et le dernier papier concerne la baisse du prix du gaz.

Védichtchev jeta un coup d'oil aux documents et déclara d'un ton péremptoire :

- Il ne faut pas confier les fresques de la cathédrale à ce Guéguétchkori, c'est une fripouille notoire. Vous feriez mieux d'en charger un de nos peintres de Moscou. Eux aussi ont besoin de vivre. «a reviendrait moins cher, et ce ne serait pas moins beau. Et d'ailleurs, o˘ prendre l'argent ?

Vous savez bien que les caisses sont vides ! quant à ce Guéguétchkori, il a promis à votre Pétroucha de lui décorer sa datcha d'Alabine. Maintenant vous comprenez pourquoi Pétroucha se décarcasse pour lui.

- Tu penses donc qu'il ne faut pas passer commande à Guéguétchkori ?

demanda DolgoroukoÔ d'un air pensif en glissant le document sous les deux autres.

- Il n'en est même pas question, trancha Frol. C'est comme ce métropolitain, ça n'a aucun sens. quelle idée d'aller faire un trou dans la terre pour

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y faire rouler une locomotive ! C'est balancer l'argent de l'Etat par les fenêtres ! qu'est-ce qu'on va pas chercher !

- Non, cette fois tu n'as pas raison, objecta le prince. Le métropolitain, c'est une bonne chose. Regarde un peu cette circulation, c'est à peine si on avance !

Et c'était vrai. Depuis qu'il avait tourné dans la rue NéglinnaÔa, le carrosse du gouverneur était immobilisé, et les gendarmes de l'escorte avaient beau se démener en tous sens, ils n'arrivaient pas à dégager la voie, encombrée comme tous les samedis par les télègues et les chariots des marchands.

Védichtchev secoua la tête, comme pour signifier que le prince aurait d˚

comprendre de lui-même qu'il avait tort de s'obstiner.

- C'est s˚r, les conseillers municipaux vont dire que cette fois DolgoroukoÔ a complètement perdu la tête. Et, à Piter, vos ennemis ne vous épargneront pas non plus. Ne signez pas, Vladimir Andréiévitch !

Le gouverneur eut un soupir attristé et écarta à son tour le second document.

- Et pour le gaz, qu'est-ce que je fais ? Védichtchev prit la note, 1

éloigna de ses yeux et remua les lèvres.

- Celui-là, ça va, vous pouvez le signer. La ville y gagne, et ça soulagera les Moscovites.

- C'est aussi ce que je pense !

Son visage s'illuminant, le prince déploya un petit pupitre fixé à la portière, comportant un nécessaire d'écriture, et apposa sur le troisième document une ample signature.

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Abasourdi par cette scène incroyable, Eraste Pétrovitch s'appliquait à

faire comme si de rien n'était et regardait par la fenêtre avec un intérêt croissant. C'est alors qu'ils arrivèrent devant la maison de la princesse BéloselskaÔa-BélozerskaÔa qui accueillait chez elle le duc de Lichtenbourg et son épouse. Née ZinaÔda Dmitrievna Soboleva, cette dernière avait reçu par son mariage morganatique le titre de comtesse Mirabeau.

Eraste Pétrovitch savait qu'Evguéni de Lichtenbourg, major général de la garde russe et chef des cuirassiers impériaux de Potsdam, était un neveu de l'empereur Nicolas Ier. Le duc n'avait pourtant pas hérité du célèbre regard de basilic de son terrible grand-père, l'empereur Paul : les yeux de Son Excellence étaient du bleu de la faÔence saxonne, et, derrière leur pince-nez, ils vous considéraient avec douceur et respect. La comtesse en revanche ressemblait beaucoup à son illustre frère. A première vue elle n'avait pas la même prestance, ni son allure martiale, et l'ovale de son visage était doux, mais ses yeux bleus étaient en tout point semblables. On ne pouvait s'y tromper, elle appartenait à la même lignée, celle des Sobolev. Dès le départ, l'entretien partit dans tous les sens.

- La comtesse et moi-même étions venus à Moscou pour tout autre chose, et voilà qu'arrivé un malheur pareil, dit pour commencer le duc, avec une curieuse façon de prononcer les / et en s'aidant de menus gestes de sa main ornée d'un saphir manifestement très ancien porté à l'annulaire.

ZinaÔda Dmitrievna ne laissa pas son mari terminer : 85

- Mais comment, comment cela a-t-il pu arriver ? s'écria-t-elle, et des pleurs inondèrent son visage charmant bien que gonflé de larmes. Prince, Vladimir Andréiévitch, quel épouvantable malheur !

La bouche de la princesse s'incurva telle la tige d'une palanche, et elle fut incapable de continuer.

- La main de Dieu est sur toute chose, bredouilla le duc, confus, en tournant un regard affolé vers DolgoroukoÔ et Fandorine.

- Evguéni Maximilianovitch, Votre Altesse, soyez assuré que les circonstances de la mort prématurée de votre parent font l'objet d'une enquête très soigneuse, fit savoir le gouverneur d'une voix déformée par l'émotion. Monsieur Fandorine ici présent, fonctionnaire chargé auprès de moi des missions les plus importantes, s'en occupe.

Eraste Pétrovitch s'inclina, et le duc arrêta son regard sur le visage du jeune fonctionnaire, tandis que la comtesse pleurait de plus belle.

- ZinaÔda Dmitrievna, ma chère amie, fit le prince dans un sanglot. Eraste Pétrovitch était un compagnon de combat de votre frère. Le hasard a voulu qu'il descende dans le même hôtel, le Dusseaux. C'est un enquêteur talentueux et expérimenté, il va tirer tout cela au clair. Mais il ne faut pas pleurer, cela ne nous le rendra pas...

Le pince-nez d'Evguéni Maximilianovitch lança un éclat froid et impérieux :

- Si monsieur Fandorine apprend quoi que ce soit d'important, je vous prie de m'en informer personnellement et sans délai. Jusqu'à l'arrivée du grand prince Cyril Alexandrovitch, c'est moi qui représente ici Sa Majesté

l'Empereur.

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Eraste Pétrovitch s'inclina une seconde fois sans rien dire.

- Oui, Sa Majesté... (D'une main tremblante, ZinaÔda Dmitrievna sortit de son réticule un télégramme froissé.) On m'a remis un message de Sa Majesté

l'Empereur : " Suis stupéfait et attristé par la mort brutale du général Sobolev. (Elle eut un sanglot, se moucha et poursuivit :) C'est pour l'armée russe une perte difficilement réparable que tout militaire véritable pleure avec émotion. Il est triste de perdre des personnalités si utiles et si dévouées. Alexandre. "

Fandorine haussa imperceptiblement les sourcils : le télégramme lui avait paru bien peu chaleureux. " Difficilement réparable " ? Ce qui signifiait qu'elle pouvait tout de même être réparée. " Attristé " - c'était tout ?

- Demain il y aura une cérémonie d'adieux et un office des morts, dit DolgoroukoÔ. Les Moscovites souhaitent rendre un dernier hommage au héros.

Je suppose qu'ensuite le corps sera transféré par train dans la capitale ?

Sa Majesté ordonnera sans doute des funérailles nationales. Beaucoup voudront saluer la dépouille de MikhaÔl Dmitrié-vitch. (Le gouverneur se redressa.) Toutes les mesures ont été prises, Votre Altesse. Le corps a été

embaumé, il n'y aura donc aucun problème.

Le duc glissa un regard en coin à sa femme, qui n'en finissait pas d'essuyer ses larmes, et dit à mi-voix :

- Voyez-vous, prince, l'empereur s'est incliné devant les voux de la famille et autorise un enterrement dans l'intimité. Michel sera inhumé dans son domaine du gouvernorat de Riazan.

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Avec une h‚te qui parut à Fandorine quelque peu excessive, Vladimir Andréiévitch répondit :

- C'est une bonne décision, ce sera plus humain, sans pompe ni solennité.

quel homme c'était ! Le meilleur de tous !

Voilà justement ce qu'il ne fallait pas dire. Les sanglots de la comtesse qui commençaient à s'apaiser repartirent de plus belle. Le gouverneur commença à cligner des yeux, sortit de sa poche un mouchoir de taille imposante et essuya paternellement le visage de ZinaÔda Dmitrievna. Après quoi, bouleversé, il s'y moucha bruyamment. Evguéni Maximilianovitch considérait d'un air déconcerté ce manque de retenue typiquement slave.

- Mon Dieu, Via... Vladimir André... iévitch ? fit la comtesse, se jetant sur la poitrine avantageusement corsetée du prince. quand je pense qu'il n'avait que six ans de plus que moi... Ou-ou-ou...

Elle émit une lamentation qu'on aurait plus attendue dans la bouche d'une femme du peuple que dans celle d'une aristocrate et qui chavira définitivement DolgoroukoÔ.

- Mon ami, dit-il à Fandorine par-dessus la nuque rousse de ZinaÔda Dmitrievna, d'une voix brisée par l'émotion. Vous... vous n'avez qu'à y aller... Je vais rester un peu ici. Partez avec Frol, ne m'attendez pas. Et dites au cocher qu'il revienne me chercher. Là-bas, discutez avec Evguéni Ossi-iîovitch et prenez les décisions qui s'imposent. Vous voyez la situation...

Pendant tout le trajet de retour, Frol Grigorié-vitch se plaignit des intrigants (qu'il appelait les " entrégants ") et des dilapideurs de fonds publics.

- Vous n'imaginez pas ce qu'ils font, ces monstres ! Chaque puceron cherche à avoir sa part du g‚teau ! Un commerçant veut ouvrir une boutique, pour vendre par exemple des pantalons en toile. quoi de plus simple a priori ?

Il paye ses quinze roubles de taxe municipale, et il ouvre son commerce. Eh bien non ! Il doit graisser la patte au commissaire du quartier, au contrôleur des impôts, au médecin de l'inspection sanitaire ! Et cela en toute illégalité ! quant aux pantalons, qui valent à tout casser un rouble et demi, les voilà vendus trois roubles ! Moscou n'est plus une ville, c'est une jungle !

- Une quoi ? demanda Fandorine.

- Une jungle. Bête sauvage contre bête sauvage ! C'est comme la vodka. Ah, monsieur, l'histoire de la vodka, c'est une vraie tragédie ! Tenez, écoutez ça...

Et s'ensuivit une dramatique histoire sur la façon dont les marchands, au mépris de toutes les lois divines et humaines, achetaient aux fonctionnaires des impôts indirects des étiquettes à un kopeck pièce, les collaient sur des bouteilles de tord-boyaux maison, qu'ils faisaient ensuite passer pour une marchandise normalement déclarée. Eraste Pétrovitch ne savait trop que dire mais, par chance, on ne lui demandait pas de participer à la conversation.

quand, roulant avec fracas sur les pavés, la voiture s'arrêta devant le perron d'honneur de la résidence du gouverneur, Védichtchev interrompit sa diatribe au beau milieu d'une phrase :

- Vous, montez directement. Le grand maître de la police doit être dans le bureau à vous attendre impatiemment. Moi, j'ai à faire.

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Et, avec une célérité qui s'accordait mal à son ‚ge et à ses imposants favoris, il disparut dans un petit couloir latéral.

La conversation en tête à tête fut professionnelle et fructueuse. Fandorine et Karatchentsev se comprenaient à demi-mot et trouvaient cela fort agréable.

Le général s'installa dans un fauteuil près de la fenêtre, Eraste Pétrovitch prit place en face de lui, sur une chaise tapissée de velours.

- Pour commencer, laissez-moi vous parler de Herr Knabe, dit Evguéni Ossipovitch d'entrée de jeu, tenant à la main un dossier qu'il n'éprouvait pas le besoin, pour le moment, de consulter. Je connais très bien cet individu. Simplement, je ne tenais pas à le dire devant tout ce monde. (Il tordit la bouche de manière expressive, et Fandorine comprit qu'il faisait allusion à Khourtinski. Le général tapota son dossier :) J'ai ici une directive secrète datant de l'an dernier. Emanant de la Troisième Section, qui, comme vous n'êtes pas sans le savoir, s'occupe de toutes les affaires politiques, et qui me recommande d'avoir l'oil sur Hans-Georg Knabe et de veiller à ce qu'il ne dépasse pas certaines limites.

Eraste Pétrovitch pencha la tête d'un air interrogateur.

- C'est un espion, expliqua le grand maître de la police. Selon les renseignements dont nous disposons, il serait capitaine à l'état-major général allemand. C'est le résident à Moscou des services de renseignements du Kaiser. Fort de ces informations, j'ai immédiatement et sans réserve accordé crédit à votre récit.

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- Et vous le laissez en liberté, p-parce qu'un espion connu vaut mieux qu'un espion inconnu ? précisa, plus qu'il n'interrogea, l'assesseur de collège.

- Exactement. En outre, la diplomatie a ses convenances. Admettons que je l'arrête et que je l'expulse. Résultat ? Aussitôt les Allemands expulseraient un homme à nous. quel intérêt ? Il n'est pas de coutume de toucher aux résidents sans ordre formel. Cela étant, dans le cas d'espèce, son comportement dépasse les limites de la courtoisie.

Face à un tel euphémisme, Fandorine ne put s'empêcher de sourire :

- C'est peu dire !

Le général sourit à son tour.

- Nous allons donc procéder à l'arrestation de Herr Knabe. question : o˘ et quand ? (Le sourire d'Evguéni Ossipovitch s'élargit.) Je penche pour ce soir, au restaurant Alpenrose. Selon mes informations (il tapa de nouveau sur son dossier fermé), Knabe fréquente assid˚ment l'endroit. Aujourd'hui, il a téléphoné et retenu une table pour sept heures. Au nom de Rosenberg, curieusement, alors que, comme vous vous en doutez, il est parfaitement connu dans cet établissement.

- Intéressant, remarqua Fandorine. Et en effet, il faut l'arrêter. Le général approuva d'un signe de tête.

- Je suis en possession d'un ordre d'arrestation signé du gouverneur. Et, en bon soldat, quand un supérieur me donne un ordre, j'exécute.

- Comment a-t-on appris que Knabe avait téléphoné et retenu une table sous un faux nom ? demanda Eraste Pétrovitch après réflexion.

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- «a, c'est le progrès technique, fit le grand maître de la police, un éclair de malice dans les yeux. On peut écouter les conversations téléphoniques depuis le central. Mais ceci reste strictement entre nous. Si on l'apprenait, je perdrais la moitié de mes informations. A ce propos, votre petite amie Wanda sera également à La Rosé des Alpes ce soir. Elle a demandé au portier de lui faire venir une voiture pour six heures. Voilà

une intéressante rencontre en perspective. Ce qui serait bien, c'est de prendre ces deux tourtereaux ensemble. question : comment procéder ?

- Résolument, mais d-discrètement. Karatchentsev soupira :

- Pour ce qui est d'être résolus, mes gars sont tout à fait au point, pour le reste, c'est moins s˚r.

Eraste Pétrovitch se mit à parler par phrases courtes :

- Et si je m'en chargeais ? A titre privé ? Comme ça, pas de risque d'incident diplomatique. Vos gars seraient là pour le cas o˘. Simplement, Votre Excellence, pas de double jeu comme hier à l'Angleterre !

Sapristi, travailler avec toi est un vrai plaisir, pensa le général avant de prononcer à voix haute :

- Pour hier, je vous présente mes excuses. Cela ne se reproduira plus. Pour ce qui est de ce soir... Deux hommes dans la rue, deux dans la salle ?

qu'en dites-vous ?

- Supprimez ceux de la salle, un professionnel les repérerait à tout coup, déclara l'assesseur de collège d'un ton assuré. quant à la rue, ce serait bien qu'il y ait un homme dans une voiture, devant l'entrée principale, et un autre à l'entrée de service.

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A toutes fins utiles. Je pense que ce serait suffisant. C'est un espion, pas un terroriste tout de même !

- Et comment pensez-vous agir ?

- A vrai dire, je n'en sais rien. J'improviserai. Je verrai en fonction des événements. Je n'aime pas anticiper.

- Je comprends, dit le général avec un hochement de tête approbateur. Et je me fie entièrement à votre jugement. Avez-vous une arme ? Monsieur Knabe est dans une situation désespérée. Il ne s'en tirera pas avec une simple expulsion, et si les choses tournent mal, ses supérieurs le désavoueront.

Sans être un terroriste, il pourrait se montrer nerveux.

Eraste Pétrovitch glissa la main sous sa redingote, et, la seconde suivante, il présentait à son interlocuteur un joli petit revolver qui avait visiblement beaucoup servi, car les stries de la crosse étaient presque entièrement effacées.

- Un Herstal ? s'écria Evguéni Ossipovitch, plein de respect. C'est un joujou formidable. Vous permettez que j'admire ?

Le général prit en mains le revolver, releva habilement le barillet et fit claquer sa langue :

- Pas besoin de l'armer ? quelle merveille ! En cas de besoin, on peut tirer les six balles à la suite. Mais la détente n'est pas un peu trop sensible ?

- Regardez, là, ce petit bouton, indiqua Fando-rine. C'est un dispositif de sécurité. Avec ça, un coup ne risque pas de partir dans votre poche. La précision de tir, bien s˚r, est médiocre, mais dans notre affaire, l'essentiel est de tirer vite. Nous n'avons pas à viser la tête d'un moineau !

- C'est tout à fait vrai, acquiesça Evguéni Ossipovitch en rendant l'arme.

Mais cette Wanda, elle va vous reconnaître, non ?

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- Ne vous inquiétez pas, Votre Excellence. Je p-possède tout un arsenal de maquillage. Elle ne me reconnaîtra pas.

Pleinement satisfait, Karatchentsev se laissa aller contre le dossier de son fauteuil et, bien que la discussion sérieuse par˚t terminée, il ne se pressa pas pour mettre fin à l'entrevue. Il proposa un cigare à son interlocuteur, mais celui-ci sortit les siens, rangés dans un élégant étui de daim.

- Un authentique batavia, Evguéni Ossipovitch. Est-ce que cela vous dit ?

Le grand maître de la police prit un fin b‚tonnet couleur chocolat, l'alluma et l‚cha avec délectation un mince filet de fumée. Décidément, monsieur Fandorine plaisait au général, qui prit résolument la décision d'engager la conversation sur une voie délicate :

- Vous êtes nouveau venu dans la jungle moscovite... commença-t-il prudemment.

Tiens, un autre qui parle de jungle, s'étonna mentalement Eraste Pétrovitch, ne laissant toutefois rien paraître.

- Nouveau venu dans la jungle russe en général, dit-il simplement.

- Eh oui, justement. Bien des choses ont changé durant votre longue absence...

Un sourire aux lèvres, Fandorine attendait la suite : de toute évidence, on n'allait pas parler de la pluie et du beau temps.

- quelle impression vous a faite notre Vladimir Beau Soleil ? demanda soudain le grand maître de la police.

Après une courte hésitation, Eraste Pétrovitch répondit : 94

- Selon moi, Son Excellence n'est pas aussi naÔve qu'elle le paraît.

- Hélas ! fit le général en soufflant énergiquement vers le plafond une colonne de fumée. Autrefois, le prince était tout sauf naÔf. Seize ans qu'il dirige la première capitale russe d'une main de fer, ce n'est tout de même pas rien. Mais le vieux loup n'a plus ses dents d'antan. D'ailleurs, faut-il s'en étonner ? il est dans sa huitième décennie. Il a vieilli, perdu sa poigne. (Evguéni Ossipovitch se pencha en avant et baissa la voix pour dire sur le ton de la confidence :) II vit ses derniers jours. Vous l'avez vu vous-même, ses deux Pompadour que sont Khourtinski et Védichtchev font de lui ce qu'ils veulent. Et cette fameuse cathédrale ! Elle pompe tout l'argent de la ville ! Et dans quel but, je vous le demande ? Combien d'asiles et d'hôpitaux on aurait pu construire pour la même somme ! Mais non, notre nouveau Kheops entend à tout prix laisser derrière lui sa pyramide.

Eraste Pétrovitch écoutait avec la plus grande attention, sans desserrer les dents.

- Je comprends qu'il serait déplacé de votre part de discuter de cela, dit Karatchentsev, s'appuyant de nouveau au dossier de son fauteuil. Ecoutez simplement un homme qui a pour vous une sympathie sincère. Je ne vous cacherai pas qu'à la cour on n'est pas satisfait de DolgoroukoÔ. Le moindre faux pas de sa part, et c'est la fin. On l'envoie à Nice prendre une retraite bien méritée. A ce moment-là, Eraste Pétrovitch, toute sa camarilla moscovite sera éliminée. Un autre homme viendra, totalement différent, qui amènera ses gens à lui. D'ailleurs, ses hommes sont déjà là.

Ils préparent le terrain.

- Vous, par exemple ?

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Evguéni Ossipovitch baissa les paupières en signe d'approbation :

- Vous comprenez à demi-mot. Ce qui veut dire que je n'ai pas besoin d'aller plus loin. Vous avez saisi le sens de ma démarche.

Effectivement, en fait d'ancienne capitale de l'Empire, c'est une sorte de jungle, pensa Eraste Pétrovitch en observant le grand maître de la police, un homme de toute évidence honnête et intelligent, et dont le regard débordait de sympathie à son égard. L'assesseur de collège offrit son plus beau sourire et écarta les mains, l'air désarmé.

- J'apprécie la confiance que vous me t-témoi-gnez, j'en suis même honoré.

Moscou gagnerait sans doute à un nouveau gouverneur. Cela étant, je ne me permettrai pas d'en juger car, pour l'instant, je ne connais rien aux affaires de la ville. Voyez-vous, Excellence, je viens de passer quatre années au Japon, et j'en reviens totalement " japo-nisé ", au point que, parfois, je m'en étonne moi-même. Chez les Japonais, un samouraÔ - et, selon leurs conceptions, vous et moi sommes des samouraÔs - doit garder fidélité à son suzerain, aussi mauvais soit-il. Il est absolument impossible de faire autrement, sinon le système s'écroulerait. Vladimir Andréiévitch n'est pas tout à fait mon suzerain, mais je ne saurais cependant me considérer comme libre de toute obligation à son égard. Ne m'en veuillez pas.

- Eh bien, c'est dommage, soupira le général, comprenant qu'il était inutile d'insister. Vous auriez pu avoir un bel avenir. Mais peu importe.

Peut-être l'aurez-vous tout de même. En tout cas, vous pourrez toujours compter sur mon soutien. Puis-je espérer que cette conversation restera entre nous ?

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- Oui, répondit brièvement l'assesseur de collège. Karatchentsev le crut sans hésitation.

- Il est temps d'y aller, dit-il en se levant. Je vais donner des ordres concernant La Rosé et vous choisir des aides dégourdis. Et vous, de votre côté...

Alors qu'ils s'apprêtaient à sortir du cabinet du gouverneur, tout en mettant au point les derniers détails de l'opération, s'ouvrit une petite porte placée dans un angle. Là, se trouvait une minuscule pièce o˘ le vieux prince aimait à faire la sieste après déjeuner. Discret gr‚ce à ses semelles de feutre, en sortit Frol Grigoriévitch Védichtchev. Ses sourcils blancs et broussailleux étaient froncés en une expression sévère. Le valet de chambre du prince s'approcha du fauteuil o˘, une minute plus tôt, était assis le grand maître de la police et, d'un air féroce, envoya, tout droit sur le siège de cuir, un jet de salive brune imprégnée de tabac.

A l'hôtel, une surprise attendait Eraste Pétrovitch. Presque arrivé à la chambre 20, le jeune homme vit sa porte s'ouvrir brusquement et une plantureuse femme de chambre sortir précipitamment dans sa direction.

Fandorine ne put distinguer son visage, tourné de côté, mais un certain nombre de détails éloquents, tels que son tablier à l'envers, son jabot de dentelle tout de guingois et sa robe boutonnée de travers, n'échappèrent pas à son attention. Massa parut sur le seuil, content de lui et nullement gêné par l'arrivée inopinée de son maître.

- Les femmes russes sont très bien, prononça le serviteur avec une profonde conviction. Je le supposais déjà avant, mais maintenant j'en ai la certitude.

- La certitude ? demanda Fandorine, curieux, en considérant attentivement le visage luisant du Japonais.

- Oui, maître. Elles sont ardentes et, pour l'amour, elle n'exigent pas de cadeaux. C'est autre chose que les habitantes de la ville française de Paris !

- Mais tu ne connais pas le russe, fit remarquer Eraste Pétrovitch en secouant la tête. Comment t'es-tu fait comprendre ?

- Je ne connaissais pas le français non plus. Mais pour s'expliquer avec une femme, les mots

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sont inutiles, déclara le serviteur d'un air important. L'essentiel, c'est la respiration et le regard. Si tu respires rapidement et bruyamment, la femme comprend que tu es amoureux d'elle. quant au regard, il faut faire comme ça. (Il plissa les paupières, et ses petits yeux déjà très étroits sans cela se mirent soudain à pétiller d'une manière surprenante. Fandorine ne put qu'émettre un ricanement.) Après, il ne reste qu'à lui faire un brin de cour, et la femme ne peut plus résister.

- Et comment t'y es-tu pris pour lui faire la cour ?

- Chaque femme exige une approche personnelle, maître. Les maigres aiment les sucreries, les grosses, les fleurs. Concernant cette femme magnifique qui s'est enfuie dès qu'elle a entendu vos pas, je lui ai offert une branche de magnolia et ensuite je lui ai fait un massage du cou.

- O˘ as-tu trouvé le magnolia ?

- Là-bas, dit Massa en désignant un lieu quelque part vers le bas. Il y en a dans des bacs.

- Et pourquoi ce massage du cou ? Le serviteur regarda son maître avec commisération :

- Le massage du cou devient massage des épaules, puis massage du dos, puis...

- C'est clair, fit Fandorine avec un soupir. Tu peux t'abstenir de la suite. Va plutôt me chercher le petit coffre avec mon nécessaire de grimage.

Massa s'anima :

- Nous partons pour une nouvelle aventure ?

- Pas nous, moi. Et puis, il y a autre chose : ce matin, je n'ai pas eu le temps de faire ma gymnastique, or ce soir je dois être en pleine forme.

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Le Japonais commença à défaire le peignoir de coton qu'il portait habituellement comme vêtement d'intérieur.

- Maître, nous courons un peu au plafond ou nous faisons encore la lutte ?

Ce serait mieux de courir. Ce mur est très bien adapté.

Après avoir examiné la paroi tapissée de papiers peints et le plafond orné

de moulures, Fandorine émit des doutes :

- C'est affreusement haut. Il n'y a pas moins de douze sha ku. Bon, mais après tout essayons.

Massa était déjà en position, avec pour tout vêtement une large bande autour du ventre. Son front était ceint d'un petit chiffon blanc bien propre qui portait, écrit à l'encre de Chine rouge, l'idéogramme signifiant

" application ". Eraste Pétrovitch, lui, enfila un maillot rayé très moulant et des chaussons de caoutchouc, fit quelques petits sauts suivis de plusieurs flexions, puis lança l'ordre :

- Iti, ni, san !

Les deux hommes s'élancèrent au même instant, coururent sur le mur et, un peu avant d'atteindre le plafond, se projetèrent à la verticale. Après quoi, effectuant dans l'air un saut périlleux, ils retombèrent sur leurs pieds.

- Maître, je suis monté plus haut que vous ! Je suis allé jusqu'à cette rosé-là ; vous, vous vous êtes arrêté deux rosés plus bas, se vanta Massa en montrant le papier peint.

En guise de réponse, Fandorine hurla de nouveau :

- Iti, ni, san !

Le numéro vertigineux fut réitéré mais, cette fois, effectuant sa culbute, le serviteur toucha le plafond de son pied.

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- J'ai réussi, pas vous ! déclara-t-il. Et cela, maître, alors que vous avez les jambes beaucoup plus longues que les miennes.

- Toi, tu es en caoutchouc ! bougonna Fandorine, légèrement essoufflé. Bon, à présent, un peu de lutte.

Le Japonais salua très bas et, sans enthousiasme particulier, se mit en position de combat : genoux fléchis, pieds écartés, bras souples.

Eraste Pétrovitch fit un petit bond, exécuta une pirouette en l'air et, du bout de son chausson, porta un coup assez fort sur le sommet du cr‚ne de son adversaire qui n'avait pas eu le temps d'esquiver.

- Un point pour moi, cria-t-il. On continue !

Massa fit un geste de diversion : il arracha le bandeau blanc qu'il avait sur le front, le lança sur le côté et, alors que le regard de Fandorine suivait instinctivement l'objet qui volait, le serviteur poussa un cri guttural et roula sur le sol, tel un ballon souple, en essayant de placer un balayage sous la cheville de son maître. Mais Eraste Pétrovitch bondit en arrière au dernier moment, tout en se contorsionnant de telle manière que, du tranchant de la main, il frappa un léger coup sur l'oreille du petit homme.

- Deux points pour moi !

Le Japonais sauta prestement sur ses jambes et se mit à courir à petits pas dans la pièce en décrivant un demi-cercle. Fandorine, lui, faisait pratiquement du surplace, les deux mains ouvertes à hauteur de sa taille.

- Ah, oui, maître, j'avais complètement oublié ! fit Massa sans interrompre son mouvement tournant.

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Je suis impardonnable. Une dame est venue vous voir il y a une heure. Toute en noir. Eraste Pétrovitch baissa les mains.

- quelle femme ?

Et il reçut en même temps un coup de pied dans la poitrine qui le projeta contre le mur, tandis que Massa s'écriait triomphalement :

- Touché ! Une femme qui n'était ni jeune ni belle. Et ses vêtements étaient entièrement noirs. Je n'ai pas compris ce qu'elle voulait, et elle est repartie.

Fandorine frottait sa poitrine endolorie.

- Il serait temps que tu apprennes le russe. Pendant mon absence, prends le dictionnaire que je t'ai offert et apprends quatre-vingts mots.

- quarante suffiront ! s'indigna Massa. Vous voulez simplement vous venger ! En plus, j'en ai déjà appris deux aujourd'hui : chéli, qui veut dire " cher monsieur ", et Chinois, qui signifie " Japonais " en russe.

- Je devine qui a été ton professeur. Mais ne t'avise surtout pas de m'appeler chéli. J'ai dit quatre-vingts mots, pas un de moins ! La prochaine fois tu combattras plus loyalement.

Eraste Pétrovitch s'assit devant le miroir et commença sa transformation.

Après avoir hésité entre plusieurs, il choisit une perruque d'un roux foncé

aux cheveux raides, séparés au milieu par une raie bien droite. Il déroula les pointes de sa moustache noire, s'en colla une autre plus fournie et plus claire pardessus et, à son menton, fixa une épaisse barbe en éventail.

Il colora ses sourcils en conséquence, les fit bouger dans un sens puis dans l'autre, se gonfla les lèvres, atténua l'éclat de ses yeux, tapota ses 102

joues vermeilles, se laissa lourdement tomber sur une chaise et, comme par un coup de baguette magique, se métamorphosa en un arrogant petit marchand de l'Okhotny Riad.

Peu après sept heures du soir, une voiture de louage arriva à l'Alpenrose, restaurant allemand situé rue Sophie. C'était une calèche laquée montée sur ressorts d'acier, tirée par deux chevaux moreaux à la crinière entrelacée de rubans écarlates. Les rayons de ses roues étaient peints en ocre. Pour arrêter son attelage, le cocher lança un cri assourdissant qu'il accompagna d'un claquement cr‚ne de son fouet.

- Réveillez-vous, monsieur, vous voilà à destination !

Derrière, avachi sur le siège de velours, ronflo-tait le passager, un jeune marchand en longue redingote bleu foncé, gilet framboise et hautes bottes en forme de bouteille. Sur la tête du fêtard, un haut-de-forme étincelant s'en allait tout de travers.

Le marchand entrouvrit ses yeux hébétés et dit dans un hoquet :

- O˘ ça ?

- Là o˘ vous avez demandé, jeune monsieur. La fameuse Rosé, c'est ici.

Devant le célèbre restaurant stationnait une longue file d'équipages. Leurs cochers regardèrent d'un air mécontent leur bruyant confrère : à crier comme ça et à faire claquer son fouet, il effrayait les chevaux des autres.

L'un d'entre eux, un jeune gars au visage glabre et nerveux vêtu d'une veste de cuir lustré s'approcha du fauteur de troubles et le prit à

partie :

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- qu'est-ce que t'as à faire tout ce boucan ! On n'est pas à la foire !

T'es arrivé, alors mets-toi dans le rang comme les autres ! (Et il ajouta à

mi-voix :) File, Sinelnikov, tu as fait ton travail, alors file, disparais ! J'ai moi-même une voiture. Et dis à Evguéni Ossipovitch que tout se déroule comme prévu.

Le jeune marchand sauta sur le trottoir, vacilla sur ses jambes et fit un geste à son cocher :

- Tu peux t'en aller ! Je vais passer la nuit ici !

Le garçon fit claquer son fouet et partit à toute allure en sifflant comme un voyou. Le jeune marchand en goguette, lui, fit quelques pas mal assurés et perdit l'équilibre. Mais le cocher au visage glabre se trouva là pour le rattraper.

- Attends, je vais t'aider, monsieur. Faut faire attention, tu pourrais tomber...

Et le prenant par le coude avec sollicitude, il lui glissa à l'oreille :

- Agent Kliouev, Votre Haute Noblesse. Ma voiture est là, c'est celle qui a le cheval roux. Je vous attends sur mon siège. A l'entrée de service se tient l'agent Neznamov, déguisé en rémouleur avec un tablier en toile cirée. L'objet est arrivé il y a dix minutes. Il s'est collé une barbe rousse et a l'air très nerveux. Il est armé : j'ai remarqué une bosse sur le côté. Et tenez, Son Excellence m'a chargé vous remettre ça.

Et juste avant d'arriver à la porte, le " cocher " glissa fort habilement dans la poche du marchand une feuille pliée en huit puis, retirant sa casquette, il lui fit un profond salut. Mais, ne recevant aucun pourboire, il poussa un grognement dépité quand la porte se referma devant son nez.

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Et c'est sous les quolibets de ses collègues (" Alors, gros malin, tu l'as eue ta pièce ? ") qu'il retourna à sa voiture et remonta sur son siège, la tête basse.

Le restaurant Alpenrose avait la réputation d'être un établissement respectable, européen. En tout cas, dans la journée. Au petit déjeuner et au repas de midi, il était fréquenté par les Allemands de Moscou, commerçants aussi bien que fonctionnaires. On y venait savourer le jarret de porc à la choucroute, boire de l'authentique bière bavaroise tout en lisant les journaux de Berlin, de Vienne et de Riga. Le soir, en revanche, les tristes buveurs de bière rentraient chez eux pour faire leurs comptes de la journée, dîner et se mettre au lit avant la nuit tombée, et c'était alors un public plus gai et plus généreux qui se retrouvait à La Rosé. Les étrangers y prédominaient tout de même, mais il s'agissait de gens plus insouciants et qui préféraient se distraire à l'européenne plutôt qu'à la russe, sans criailleries d'ivrognes ni débordements excessifs. Et si des Russes y venaient parfois, c'était essentiellement par curiosité ou, depuis quelque temps, pour entendre chanter mademoiselle Wanda.

Le jeune marchand s'arrêta dans le hall de marbre blanc, examina en hoquetant les colonnes et l'escalier couvert de tapis, lança son splendide haut-de-forme au laquais et fit signe au maître d'hôtel.

Il commença par lui glisser un billet de dix roubles, après quoi, au milieu des effluves de cognac, il exigea :

- Tu me trouves une table, le Teuton, et pas une de celles dont personne ne veut et qui reste vide tous les soirs, mais une table qui me plaise.

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- On a beaucoup de monde aujourd'hui... fit avec un geste d'impuissance le maître d'hôtel qui, bien qu'allemand, parlait russe à la façon des vrais Moscovites.

- Débrouille-toi, dit le marchand en levant un doigt menaçant. Sinon, je fais un scandale ! Et, dis-moi, il est o˘ le petit coin dans cette maison ?

Le maître d'hôtel fit signe à un laquais, et c'est avec tous les égards que le client tapageur fut conduit dans des toilettes bénéficiant des dernières trouvailles de la technique européenne : sièges en porcelaine, chasses d'eau et immenses miroirs devant les lavabos. Mais, en bon Russe qu'il était, le marchand n'accorda pas le moindre intérêt à ces nouveautés allemandes. Demandant au laquais de l'attendre à l'extérieur, il sortit de sa poche la feuille de papier, qu'il déplia, puis, fronçant les sourcils d'un air concentré, il se mit à lire.

Il s'agissait de la transcription d'une conversation téléphonique.

2 heures 17 minutes de l'après-midi. L'abonné 1 est de sexe masculin, l'abonné 2 de sexe féminin.

A 1 : Mademoiselle, pouvez-vous me passer le numéro 762... L'hôtel Angleterre ? Ici GeorgKnabe. Pourrais-je parler à madame Wanda ?

Une voix (sexe non identifié) : Tout de suite, monsieur.

A 2 : Ici Wanda. qui est à l'appareil ?

A 1 : (Observation en marge : " à partir de là, la conversation se déroule en allemand ") Moi. C'est urgent et très important. Dites-moi seulement : lui avez-vous administré quelque chose ? Vous comprenez de quoi je parle.

L'avez-vous fait ou non ? Dites-moi la vérité, je vous en conjure !

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A 2 (après une longue pause) : Je n'ai pas fait ce à quoi vous faites allusion. Tout s'est passé comme ça. Mais qu'avez-vous ? Vous avez une drôle de voix.

A 1 : C'est vrai, vous ne l'avez pas fait ? Oh, le Seigneur en soit loué !

Vous n'imaginez pas dans quelle situation je me trouve. Un vrai cauchemar.

A 2 : Vous m'en voyez ravie. (Une phrase n'a pu être déchiffrée.) A 1 : Ne plaisantez pas. Tout le monde me tourne le dos ! Au lieu de recevoir des félicitations pour avoir fait preuve d'initiative, je me heurte à l'ingratitude la plus noire. Et ce n'est pas le pire. Il se pourrait même que, loin de repousser le conflit, l'événement que vous savez ne le rapproche, au contraire. Voilà ce que l'on m'a fait savoir. Mais vous n'avez rien fait, c'est bien s˚r ?

A2:Je vous l'ai dit et je le répète : non.

Al : Et o˘ est le flacon ?

A 2 : Ici, dans ma chambre. Et il est cacheté comme il l'était.

Al:// faut que je le récupère. Aujourd'hui même.

A 2 : Aujourd'hui je chante, et je ne pourrai pas m'éclipser. Cela fait déjà deux soirs que je ne suis pas allée au restaurant.

A 1 : Je sais. J'y serai. J'ai déjà retenu une table. Pour sept heures. Ne vous étonnez pas, je serai grimé. On doit observer le plus grand secret.

Apportez le flacon. Et autre chose, Frdulein Wanda : vous en prenez un peu trop à votre aise ces derniers temps. Faites attention, avec moi on ne plaisante pas.

(A 2 raccroche sans répondre.)

Sténographié et traduit de l'allemand par Youli Schmidt.

En dessous, d'une écriture penchée d'officier de la garde, était ajouté :

" // ne faudrait pas que,

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dans l'affolement, il la supprime. qu'en pensez-vous ? E.O. "

Le jeune marchand sortit des toilettes l'air nettement plus frais.

Accompagné du maître d'hôtel, il pénétra dans la salle, promena un regard vaseux sur les tables recouvertes de nappes d'une blancheur éblouissante et toutes scintillantes d'argent et de cristal. Il cracha sur le parquet étincelant (le maître d'hôtel se contenta d'un regard atterré) et finit par pointer le doigt vers une table (heureusement libre) située près du mur. A gauche, deux étudiants cossus dînaient en compagnie de cousettes qui riaient à gorge déployée ; à droite, un monsieur à barbe rousse en veston à

carreaux suivait ce qui se passait sur la scène en sirotant du vin de Moselle.

Sans les indications de l'agent Kliouev, Fando-rine n'aurait jamais reconnu Herr Knabe. Un as, lui aussi, dans l'art du déguisement. Après tout, étant donné sa profession principale, il n'y avait là rien d'étonnant.

Des applaudissements désordonnés mais enthousiastes éclatèrent dans la salle. Mince, énergique, moulée dans une robe pailletée qui la faisait ressembler à un serpent merveilleux, Wanda venait de monter sur la petite scène.

- Elle est maigre à faire peur, lança à la table voisine l'une des deux midinettes.

Plutôt bien en chair, elle était vexée de voir les deux étudiants fixer la chanteuse d'un regard fasciné.

Cette dernière embrassa la salle d'un regard de ses grands yeux lumineux et, sans préambule ni introduction musicale, entonna doucement une 108

première chanson. Très vite, le pianiste qui l'accompagnait saisit la mélodie et commença à tisser la fine dentelle de ses accords autour de cette voix basse et pénétrante.

Au lointain carrefour, dans le sable Le cadavre du suicidé est enfoui ; Sur lui pousse une petite fleur bleue, La fleur des suicidés...

J'étais là, soupirant... Le soir Enveloppa tout de sommeil et de froid Et sous la lune se mit à osciller La fleur des suicidés.

Choix étrange pour un restaurant, se dit Fandorine en prêtant attention aux paroles allemandes de la chanson. Il me semble que c'est un poème de Heine.

Un grand silence plana sur la salle, puis les applaudissements fusèrent de toutes parts, et la midinette jalouse alla même jusqu'à crier " bravo ! ".

S'apercevant qu'il venait de sortir de son rôle, Eraste Pétrovitch eut un sursaut, mais personne ne semblait avoir remarqué l'expression sérieuse qui, de façon tout à fait inattendue, était apparue sur le visage du marchand un peu ivre. En tout cas, l'homme à la barbe rousse qui occupait la table voisine ne regardait que la scène.