Le paysage est là, même si on ne le regarde pas. Il est de l'autre côté de la vitre. On est devant la vitre, mais de profil, ce qui fait qu'on ne voit pas le paysage directement, mais qu'on en prend connaissance sur le visage de celle qui parle. Le ciel impassible, le mouvement des herbes et le déplacement des lumières, on voit tout cela dans ses yeux. Le visage de cette femme est comme tous les visages, un morceau de la chair de Dieu, un large pan de terre douce. Elle parle de sa vie. On l'écouterait pendant des heures. On n'écouterait que ça, la parole sacrée, la parole arrachée à l'épaisseur des jours. On ne peut écouter que cette parole-là, solitaire, sans appui. L'autre parole est inaudible, celle qui sert pour le monde. L'autre parole c'est *la parole impersonnelle, malade. Elle est malade de sa trop bonne santé, de son aptitude à ne jamais manquer, à faire en sorte que tout se passe bien, que rien ne se passe. L'autre parole c'est la parole sale. Elle est sale d'avoir essuyé trop de mensonges et d'ennui. Elle est sale à force de servir pour la famille et l'étranger, pour la semaine et les dimanches, partout, tout le temps. Elle est sale à force d'être traînée avec soi, partout dans le monde. Peut-être n'écrit-on que pour laver cette parole. Oui, il est possible que l'on écrive uniquement pour nettoyer la parole sale, pour la rincer d'encre et de silence. On écoute cette jeune femme. On l'écoute vraiment. On sait qu'entre elle et vous il n'y aura jamais rien. On le sait sans savoir. En un sens, c'est reposant. Il y a des moments comme ça, on voit ce que c'est, le désir : la volonté exténuante de prendre, de jouir, de vaincre. Il y a des moments comme ça où on ne désire plus rien. On se contente de la douceur du jour, de la finesse des lumières et d'être assis là, dans cette cuisine, devant les grandes étendues terrestres d'un visage, devant la terre profonde d'un clair visage. Elle parle d'une chose inoubliable. Elle parle d'un travail ancien dans le bagne d'une usine. Elle est mise au travail à seize ans, par le père, du jour au lendemain. La veille, elle ferme les livres d'école. Elle ferme tous les livres d'un bruit sec, elle laisse son âme entre deux pages, une fleur toute verte encore, tant pis, elle séchera là d'un seul coup, en une seule nuit. Au matin elle entre dans l'usine. Il y a une haine lumineuse, il y a une haine nécessaire du travail. Elle connaît cette haine dans les premiers jours. Elle la connaît sans la connaître. Elle pleure devant la machine à couper les tissus. Elle pleure à la maison. Elle pleure dans ses rêves. Partout elle croit qu'elle pleure mais elle ne voit pas le vrai nom des larmes : la colère. Le goût profond et légitime du meurtre. Il n'y a rien à dire du père. Elle n'a rien à en dire. Contrarié dans son ambition, il n'a eu de cesse d'accabler les enfants du poids de son échec. C'est la seule manière qu'il a trouvée pour goûter au triomphe : étendre autour de lui l'amertume de ses jours. Faire porter aux siens le cadavre de sa vie. Il y a des parents comme ça. On n'est pas obligé de les aimer. On n'est pas obligé d'en dire quoi que ce soit. La peine d'usine est levée au bout de deux ans : le bonheur d'une rencontre, un mariage. Le bonheur d'une compagnie essentielle dans la suite désormais guérie des jours. Plus besoin de travailler, le rêve. Elle parle encore, d'autre chose. Il y a tellement à dire de tout. Le paysage bouge doucement sur son visage. L'ombre grandit dans la pièce. On n'éclaire pas, il y a assez de mots pour se voir. Les enfants vont et viennent. Ils entrent pour une seconde, arrachent un morceau de pain, fouillent dans le frigo, retournent en courant vers le sérieux d'un jeu, dans la rue. Ils oublient de fermer les portes ou bien ils les claquent trop fort. La jeune femme parle d'eux, à présent. On peut très bien - à la lenteur prononcée de sa voix - reconnaître l'enfant secrètement préféré. Il y en a toujours un. Quoi que disent les mères, quoi qu'elles pensent d'elles-mêmes dans leur obligation à nourrir l'espérance, à donner la becquée aux moineaux et aux anges - à chacun de façon égale -, oui, quoi qu'elles disent et quoi qu'elles pensent d'elles-mêmes dans leur devoir de mère, il y a toujours un enfant préféré. Son nom fait fleurir les lèvres à simplement le prononcer. C'est parfois le dernier venu, celui qu'on a trouvé dans la clairière d'un beau jour, au beau milieu de l'âge et des fatigues. Ce peut être encore le tout premier, l'enfant inoubliable des fleurs de cerisier, le premier printemps d'enfance. Ce peut être le plus ingrat comme le plus tendre. Ce peut être n'importe lequel : l'amour maternel est semblable à tout amour, injuste et secret. Du temps passe. Il n'y a que deux paroles intarissables. Il n'y a que deux paroles bien plus longues que le jour, bien plus longues que la vie, que le temps mesuré de vivre : la parole sur l'enfant et celle sur Dieu qui manque. La parole sur l'amour est également inépuisable, mais elle est déjà contenue dans les deux autres, dans la mélancolie de Dieu et le rire de l'enfant. La jeune femme parle lentement. Parfois elle se tait. Elle laisse ses mots la chercher. Il n'y aura jamais rien entre cette femme et vous, que cette parole calme dans le jour qui s'en va. Il n'y aura entre elle et vous que ce qu'il y a entre les gens, parfois, qui existe sans jamais atteindre les consciences, sans jamais arriver nulle part dans le monde : un amour de nulle part. Un amour de nul amour. On ne sait pas comment le nommer. On peut dire l'amitié, si on veut. C'est un des mots les plus proches. On peut dire aussi bien le début de l'automne, la faiblesse des lumières dans le ciel, l'invisible paysage. Maintenant on est dans la nuit. On le sait parce qu'un enfant le dit et s'en étonne. Vous êtes fous de rester comme ça, pourquoi vous n'allumez pas. La conversation prend doucement fin. Le paysage est défait. Quand on regarde la vitre, on ne voit plus rien. On ne voit plus la terre, ni le ciel - qui est fait de terre aussi, mais d'une terre plus claire que l'autre, moins soucieuse d'elle-même. On allume une cigarette. On boit un verre pour le plaisir de s'attarder. On pense une chose qu'on ne dit pas. On pense qu'on a très peu de temps dans la vie, qu'un an dure comme un sourire, que dix ans passent comme une ombre et que, dans si peu de temps, il ne reste qu'une seule chance, qu'une seule grâce : devancer notre mort dans la légèreté d'un sourire, dans l'errance d'une parole. Parler avec cette voix blanche de l'après-midi, avec cette voix blanchie par l'émotion, exsangue. Parler avec cette voix nue, exposée à l'acide d'un silence. Avec cette voix légère, longtemps brûlante sous le soir qui l'étouffe. On se lève enfin. On se quitte puisqu'il faut se quitter. Dehors c'est la nuit. On fait quelques pas dans le noir. Il y a, dans l'air chaud, comme un orage qui s'annonce, comme un amour qui s'avance.