Chapitre 4
Susan.
Mon cerveau disjoncta pendant dix bonnes secondes tandis que j’observais mon ex-petite amie. Je percevais l’odeur de ses cheveux, le parfum discret qu’elle portait, mélangé à l’odeur de cuir neuf de son blouson et à une autre nouvelle senteur… peut-être un nouveau savon. Ses yeux noirs me contemplaient, incertains, nerveux. Elle arborait une fine coupure sur le côté de sa bouche, d’où s’écoulaient de petites gouttes de sang qui paraissaient noires dans la lumière rouge du feu de mon bâton de combat.
— Harry, souffla Susan à mi-voix. Harry, tu me fais peur.
Je me forçai à dissiper le choc de la surprise et baissai mon bâton pour me rapprocher d’elle.
— Bon sang, Susan ! Est-ce que tout va bien ?
Je lui tendis la main, qu’elle saisit pour se relever avec aisance. De ses doigts émanait une chaleur fiévreuse et des volutes de vapeur hivernale montaient de sa peau.
— Quelques bleus, dit-elle. Je survivrai.
— Qui était-ce ?
Susan jeta un coup d’œil dans la direction par laquelle son adversaire s’était enfui et secoua la tête.
— Cour Rouge. Je n’ai pas pu voir son visage.
Je la regardai en clignant des yeux, incrédule.
— Tu as fait fuir un vampire ? À toi seule ?
Elle me lança un sourire mêlant fatigue et un certain plaisir. Elle n’avait toujours pas lâché ma main.
— J’ai fait du sport.
Je continuai à scruter les alentours et j’étendis mes cinq sens pour tenter de détecter une trace de l’énergie dérangeante qui accompagnait les Rouges. Rien.
— Il est parti, annonçai-je. Mais nous ne devrions pas rester ici.
— Rentrons, alors.
J’allais acquiescer mais je fis une pause. Un horrible soupçon m’étreignit. Je lâchai sa main et fis un pas en arrière.
Une ride apparut entre les sourcils de Susan.
— Harry ?
— L’année a été rude, dis-je. J’ai envie de discuter, mais je ne t’invite pas à entrer.
L’expression de Susan oscilla entre tristesse et compréhension. Elle croisa les bras sur sa poitrine et hocha la tête.
— Non, je comprends. Et tu as raison d’être prudent.
Je fis un autre pas en arrière puis me dirigeai vers ma porte renforcée d’acier. Susan me suivit, à quelques pas de distance sur mon flanc, afin de rester dans mon champ de vision. Je descendis l’escalier et déverrouillai la porte. Puis j’employai ma volonté pour désactiver temporairement les sortilèges protecteurs placés sur ma maison qui combinaient l’équivalent d’une mine terrestre et d’une alarme anticambrioleurs.
J’entrai, jetai un coup d’œil au bougeoir au mur près de la porte et marmonnai :
— Flickum bicus.
Je sentis un minuscule élan d’énergie s’échapper de mon être, et la chandelle s’alluma pour éclairer mon appartement d’un éclat orange et tamisé.
On aurait pu décrire mon domicile comme une caverne composée de deux salles. La plus grande constituait mon lieu de vie. Des étagères de bibliothèque recouvraient l’essentiel des murs et, là où ce n’était pas le cas, j’avais accroché deux ou trois tapisseries et un poster original de Star Wars. J’avais étalé des tapis un peu partout au sol. Il y avait de tout. Les tapis navajo faits maison encadraient une vaste étendue noire dominée par le visage d’Elvis, large de soixante bons centimètres. Comme pour la Coccinelle, j’imagine que certains auraient pu qualifier cet ensemble de tapis dépareillés d’« éclectique ». J’y voyais surtout des trucs sur lesquels marcher plutôt que de me geler les pieds sur un sol de pierre glacé.
Mes meubles étaient dans le même esprit, la plupart achetés d’occasion. Rien n’était coordonné, mais les fauteuils étaient tous suffisamment confortables lorsqu’il s’agissait de s’avachir dedans et mon éclairage restait suffisamment tamisé pour me permettre d’ignorer leur apparence.
Une petite alcôve accueillait un évier, une glacière et un garde-manger. Dans la cheminée, le bois avait été noirci par les flammes mais je savais que le feu couvait encore sous les cendres. Une porte menait vers la minuscule chambre à coucher et la salle de bains. L’endroit était sans doute fait de bric et de broc, mais il était propre et bien tenu.
Je me tournai pour faire face à Susan, sans ranger mon bâton de combat. Les créatures surnaturelles ne peuvent pas passer le seuil d’une maison facilement, à moins d’y être invitées par un résident légitime. Bien des bestioles sont capables d’adopter une fausse apparence et il n’était pas inconcevable que l’une d’elles ait décidé de m’approcher en prétendant être Susan.
Un être surnaturel aurait beaucoup de mal à passer le seuil sans y être invité. S’il s’agissait d’un caméléon quelconque plutôt que de Susan, ou si, Dieu m’en préserve, Susan avait complètement rejoint le camp des vampires, elle ne pourrait pas entrer. S’il s’agissait de la vraie Susan, tout se passerait bien. Passer le seuil, en tout cas, ne lui ferait rien. Mais être l’objet des soupçons paranoïaques de son ex-petit ami pourrait causer quelques dégâts.
D’un autre côté, c’était la guerre et Susan ne serait sans doute pas très heureuse d’apprendre que je m’étais fait tuer. La prudence semblait préférable au fait de me retrouver vidé de mon sang.
Susan ne s’arrêta pas devant la porte. Elle entra, se retourna pour fermer et verrouiller la porte, puis demanda :
— Ça te suffit ?
Ça me suffisait. Un vaste soulagement, accompagné d’une soudaine explosion d’émotion brute, traversa mon être. C’était comme se réveiller après des jours de détresse pour s’apercevoir que la douleur avait disparu. Là où il n’y avait eu que de la peine, il n’y avait soudain plus rien. Et d’autres émotions se précipitèrent pour remplir le vide. L’excitation, pour commencer, cette frémissante nervosité adolescente qui accompagne l’espoir. Comme une vague d’émoi fiévreux où la joie et le bonheur s’entremêlent en une douce euphorie.
Et dans l’ombre de celles-ci, quelques trucs un peu plus sombres mais néanmoins bien vivants. Le pur plaisir sensuel de sentir son odeur, de contempler de nouveau son visage et sa chevelure sombre. J’avais besoin de sentir sa peau sous mes doigts, de la sentir pressée contre moi.
C’était plus qu’un simple besoin, c’était une faim dévorante. À présent qu’elle se tenait là devant moi, j’avais besoin d’elle, en entier, autant que j’avais besoin de boire, de manger, de respirer, si ce n’est plus. J’eus envie de le lui dire, de lui faire savoir ce que sa présence signifiait pour moi. Mais je n’ai jamais été très doué pour m’exprimer verbalement.
Le temps que Susan se retourne une nouvelle fois, j’étais déjà pressé contre elle. Elle eut un petit hoquet de surprise, mais je me penchai doucement vers elle en appuyant ses épaules contre la porte.
J’appliquai ma bouche contre la sienne : ses lèvres étaient douces, sucrées, chaudes comme les braises. Elle se raidit l’espace d’une seconde, puis émit un grognement sourd en passant ses bras autour de mon cou et de mes épaules pour me rendre mon baiser. Je la sentais contre moi, sa minceur, sa force, sa douceur et la trop grande chaleur de son corps. Ma faim s’intensifia, de même que le baiser, ma langue touchant la sienne, légèrement taquine. Elle répondit aussi ardemment que moi, ses lèvres presque désespérées, et des gémissements rauques firent vibrer ma bouche en même temps que la sienne. Je me sentis pris d’un léger vertige, désorienté. Quelque chose en moi me mit en garde contre cette sensation, mais je ne fis que me coller plus fort à elle.
Je fis glisser une main sur sa hanche, sous le blouson, et remontai sous le tee-shirt qu’elle portait pour enlacer sa taille douce et nue. Je l’attirai à moi avec force et elle réagit de même, sa respiration chaude et haletante, une jambe levée et plaquée contre la mienne, s’enroulant légèrement autour de mon mollet pour me tirer vers elle. J’amenai ma bouche vers sa gorge, ma langue goûtant sa peau, et elle se cambra vers moi, exposant un peu plus de son épiderme. Je traçai une ligne de baisers en direction de son oreille en la mordillant gentiment, provoquant une onde de choc frissonnante qui la fit trembler contre moi tandis que sa gorge émettait les halètements d’un besoin de plus en plus violent. Je retrouvai le chemin de ses lèvres affamées et ses doigts se refermèrent sur mes cheveux, m’attirant brusquement à elle.
La sensation de vertige s’intensifia. Une sorte de pensée cohérente survola rapidement ce qu’il me restait de conscience. Je tentai de la saisir mais le baiser rendait vaine toute tentative. Le désir et l’envie avaient tué ma raison.
Un sifflement soudain me fit sursauter et je m’arrachai brusquement au contact de Susan en regardant autour de moi, affolé.
Mister, mon chat à la queue écourtée et couvert de cicatrices de guerre, avait bondi sur les pierres devant la cheminée, ses grands yeux verts lumineux fixés sur Susan. Mister pèse près de quinze kilos, et quinze kilos de chat, ç’a une capacité à faire un bruit proprement incroyable.
Susan frissonna et posa la paume de sa main contre ma poitrine, tout en détournant son visage du mien. Elle me repoussa, doucement, sans insistance. Mes lèvres brûlaient d’envie de retrouver les siennes, mais je fermai les yeux et pris plusieurs inspirations profondes et tremblantes. Puis je m’écartai d’elle. J’avais eu l’intention de faire renaître le feu – non, pas ce feu-là, le véritable feu – mais la pièce oscillait dangereusement et j’eus du mal à me laisser maladroitement tomber dans un fauteuil.
Mister sauta sur mes genoux, plus légèrement qu’il semblait être en mesure de le faire, et frotta son museau contre ma poitrine en émettant un ronronnement. Je levai gauchement la main pour le caresser et, après quelques minutes, la pièce cessa de tournoyer.
— Par tous les diables, qu’est-ce qui vient de se passer ? marmonnai-je.
Susan émergea des ombres et traversa la pièce éclairée à la bougie pour se saisir du tisonnier. Elle agita les cendres, trouva quelques braises d’un rouge orangé, puis entreprit d’ajouter du bois qu’elle prit dans le vieux seau à charbon en fer près de la cheminée.
— Je pouvais te sentir…, dit-elle au bout d’une minute. Je pouvais te sentir sombrer. C’était… (Elle frissonna.) C’était agréable.
Oh que oui ! Et j’aurais parié que ç’aurait été plus agréable encore si tous ces vêtements n’avaient pas fait obstacle. Mais à voix haute, je me contentai de dire :
— Sombrer ?
Elle me regarda par-dessus son épaule avec une expression difficile à déchiffrer.
— Le venin, dit-elle à voix basse. Ils appellent ça « le Baiser ».
— J’imagine qu’on ne peut pas leur en vouloir. Ça sonne bien mieux que « la bave narcotique ».
Certaines parties de mon être réclamaient l’arrêt de cette discussion sans intérêt et la reprise immédiate d’une gamme de pensées qui mènerait à un effeuillage de vêtements à travers toute la pièce. Je les ignorai.
— Je me souviens. Lorsque… lorsque nous nous sommes embrassés avant que tu partes. J’ai cru l’avoir imaginé.
Susan secoua la tête et s’assit sur les pierres devant la cheminée, le dos droit et les mains repliées entre ses genoux. Les flammes se mirent à enfler tandis que le petit bois récemment ajouté prenait feu. Mais bien que la lumière du foyer s’enroule autour d’elle en longues bandes dorées, son visage restait dans l’ombre.
— Non. Ce que m’a fait Bianca m’a déjà changée, de plusieurs façons. Physiquement, je suis plus forte maintenant. Mes sens sont plus aiguisés. Et il y a…
Elle se tut.
— … le Baiser, murmurai-je.
Mes lèvres n’appréciaient guère le mot. Elles préféraient largement l’acte en lui-même. Je les ignorai, elles aussi.
— Oui, admit-elle. Pas à la façon dont ils peuvent le faire. Moins puissant. Mais bien là.
Je me passai une main sur le visage.
— Tu sais de quoi j’ai besoin ? (Soit d’une Susan nue, ondulante et pleine de désir, soit d’une douche à l’azote liquide.) Une bière. Tu en veux une ?
— Pas maintenant, dit-elle. Je ne crois pas que ce serait une bonne idée de baisser la garde pour l’instant.
J’opinai du chef, me levai et me rendis jusqu’au réfrigérateur. Une authentique glacière à l’ancienne qui tourne à la bonne vieille glace et non au fréon. Je sortis une bouteille brun foncé de la bière faite maison de Mac et l’ouvris avant d’en prendre une longue gorgée. Mac aurait été horrifié de me voir boire sa bière froide, lui qui était si fier de préparer sa boisson à la façon du vieux continent. Mais j’en conservais toujours quelques-unes à cet endroit, pour les moments où j’avais envie d’une bière fraîche. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Je suis un magicien illettré, barbare et américain. Je vidai une bonne moitié de la bouteille puis la pressai contre mon front.
— Bon, dis-je, j’imagine que tu n’es pas venue ici pour…
— … t’arracher tous tes vêtements et me servir sans vergogne de toi ? suggéra Susan.
Sa voix avait recouvré son calme, mais je perçus la note sourde de sa propre faim. Je ne savais pas si je devais me sentir troublé ou encouragé.
— Non, Harry, reprit-elle. Ce n’est pas… Ce n’est pas quelque chose que je peux me permettre de faire avec toi. Même si nous en avons tous les deux très envie.
— Pourquoi pas ? demandai-je.
Je connaissais déjà la réponse mais les mots avaient bondi de mon cerveau jusqu’à mes lèvres avant que je puisse les arrêter. Je jetai un regard soupçonneux à la bière.
— Je ne veux pas perdre le contrôle, répondit Susan. Jamais. Avec personne. Et particulièrement pas avec toi. (Il y eut un silence durant lequel seul le feu se fit entendre.) Harry, ça me tuerait de te faire du mal.
Pour être exact, songeai-je, cela me tuerait sans doute aussi. Pense à elle au lieu de penser à toi, Harry. Ressaisis-toi. C’est juste un baiser. Laisse filer.
Je bus le reste de ma bière, ce qui était loin d’égaler d’autres choses que j’avais pu faire avec ma bouche précédemment dans la soirée. Je vérifiai le contenu du frigo puis demandai à Susan :
— Un Coca ?
Elle acquiesça tout en regardant autour d’elle. Son regard hésita sur le dessus de cheminée, où j’avais placé les quatre cartes que j’avais reçues d’elle, ainsi que la petite boîte à bijoux grise contenant la petite bague de rien du tout qu’elle avait refusée.
— Quelqu’un d’autre habite ici maintenant ?
— Non. (Je saisis deux canettes et m’approchai pour lui en donner une.) Pourquoi tu me demandes ça ?
— Tout est si bien rangé, dit-elle. Et tes vêtements sentent l’adoucissant. Tu n’as jamais utilisé d’adoucissant de ta vie.
— Oh ! ça. (Mieux vaut éviter de raconter aux gens que des fées s’occupent de votre ménage, sans quoi ils se fâchent et s’en vont.) J’utilise une espèce de service à domicile.
— J’ai cru comprendre que tu avais été trop occupé pour faire le ménage toi-même, dit Susan.
— Je gagne simplement ma vie.
Elle sourit.
— J’ai entendu dire que tu avais sauvé le monde d’une sorte de malédiction. C’est vrai ?
Je fis tourner ma boisson entre mes doigts.
— En quelque sorte.
Susan se mit à rire.
— Comment fait-on pour en quelque sorte sauver le monde ?
— Je ne l’ai sauvé que d’une manière comparable à Greenpeace. Si j’avais raté mon coup, il aurait pu y avoir une tempête d’ampleur historique, mais je ne crois pas que qui que ce soit aurait remarqué les véritables dégâts avant trente ou quarante ans. Les changements climatiques prennent du temps.
— Ç’a l’air plutôt effrayant, répondit Susan.
Je haussai les épaules.
— J’essayais surtout de sauver mes propres miches. Le monde venait en deuxième position. Peut-être que je deviens cynique. J’ai l’impression que la seule chose que j’aie accomplie, c’est d’empêcher les fées de mettre la planète en l’air pour que nous puissions mieux le faire nous-mêmes.
Je me rassis dans le fauteuil et nous ouvrîmes nos canettes de soda et bûmes en silence pendant quelques instants. Mon cœur finit par arrêter de battre la chamade.
— Tu me manques, finis-je par dire. Et c’est pareil pour ta rédactrice en chef. Elle m’a appelé il y a deux semaines en disant que tes articles avaient cessé de lui parvenir.
Susan hocha la tête.
— C’est l’une des raisons qui font que je suis ici. Je lui dois plus qu’une lettre ou un coup de fil.
— Tu vas démissionner ? demandai-je.
Elle acquiesça.
— Tu as trouvé autre chose ?
— On peut dire ça, répondit-elle. (Elle repoussa ses cheveux d’un geste de la main.) Je ne peux pas tout te raconter maintenant.
Je fronçai les sourcils. D’aussi longtemps que je m’en souvienne, Susan avait toujours été motivée par sa passion pour la découverte de la vérité et son désir de la partager avec les autres. Son travail aux Arcanes était né de son refus entêté de nier les choses qu’elle percevait comme vraies, même si cela paraissait dément. Elle faisait partie de ces rares personnes capables de s’arrêter pour réfléchir sérieusement aux choses, même à ce qui relevait de l’étrange ou du surnaturel, au lieu de les rejeter en bloc. C’était la raison pour laquelle elle avait commencé à bosser pour les Arcanes. C’était la raison pour laquelle elle m’avait rencontré, au départ.
— Tout va bien ? demandai-je. Est-ce que tu as des ennuis ?
— Globalement, non, répondit-elle. Mais toi, oui. C’est pour ça que je suis ici, Harry.
— Que veux-tu dire ?
— Je suis venue t’avertir. La Cour Rouge…
— … a envoyé Paolo Ortega pour me défier. Je sais.
Elle soupira.
— Mais tu ne sais pas dans quoi tu mets les pieds. Harry, Ortega est l’un des nobles les plus dangereux de leur Cour. C’est un seigneur de guerre. Il a tué une demi-douzaine de gardiens du Conseil Blanc en Amérique du Sud depuis le début de la guerre. Et c’est lui qui a planifié et exécuté l’attaque sur Arkhangelsk l’année dernière.
En entendant ces mots, je me redressai et devins blême.
— Comment sais-tu cela ?
— Je suis reporter d’investigation, Harry. J’ai enquêté.
Je jouai avec ma canette tout en fronçant les sourcils.
— Quoi qu’il en soit, il est venu ici pour me proposer un duel. Un combat à la loyale. S’il est sérieux, je vais l’affronter.
— Il y a d’autres choses que tu dois savoir.
— Comme quoi ?
— L’opinion d’Ortega à propos de cette guerre n’est pas celle de la majorité des membres de la Cour Rouge. Quelques-uns des vampires les plus haut placés soutiennent sa manière de voir. Mais la plupart d’entre eux aiment l’idée d’effusions de sang permanentes. Et aussi celle d’une guerre destinée à éradiquer le Conseil Blanc. Ils se disent que s’ils peuvent se débarrasser définitivement des magiciens, ils n’auront plus à se soucier de rester discrets à l’avenir.
— Et qu’est-ce que ç’a à voir avec le reste ?
— Réfléchis, me dit Susan. Harry, le Conseil Blanc ne mène cette guerre qu’à contrecœur. S’il disposait d’une excuse acceptable, il y mettrait fin. C’est le plan d’Ortega. Il t’affronte, il te tue et ensuite le Conseil Blanc demande la paix. Il fera une concession quelconque qui n’impliquera pas la mort de l’un de ses membres et la messe sera dite. Fin de la guerre.
Je clignai plusieurs fois des paupières.
— Comment as-tu découvert… ?
— Allô Harry, ici la Terre ! Je te l’ai dit, j’ai enquêté.
Je fronçai les sourcils jusqu’à avoir mal entre les deux yeux.
— D’accord, d’accord. Eh bien, en ce qui concerne son plan, j’imagine que ça sonne bien, dis-je. Excepté le moment où je meurs.
Elle me gratifia d’un petit sourire.
— Le gros des troupes de la Cour Rouge préférerait que tu continues à respirer. Tant que tu es vivant, ils ont une raison de poursuivre la guerre.
— Génial, dis-je.
— Ils tenteront de mettre leur grain de sel dans n’importe quel duel. J’ai pensé que tu devais être prévenu.
Je hochai la tête.
— Merci, dis-je. Je vais…
Juste à ce moment-là, quelqu’un frappa fermement à ma porte. Susan se raidit et se leva, le tisonnier à la main. Je me redressai un peu plus lentement puis j’ouvris un tiroir de la table de chevet à côté du fauteuil et en tirai le revolver que je gardais chez moi, un gros engin façon Dirty Harry qui pesait dans les trois tonnes. Je pris également une longueur de corde en soie d’environ un mètre que je passai par-dessus mes épaules afin de pouvoir la retirer prestement en cas de nécessité.
Je pris l’arme à deux mains, la pointai vers le sol, tirai le chien en arrière et lançai vers la porte :
— Qui est-ce ?
Il y eut un moment de silence, puis une voix masculine et calme demanda :
— Est-ce que Susan Rodriguez est là ?
Je jetai un coup d’œil à Susan. Elle se raidit, droite comme un I, le regard plein de colère, mais elle reposa le tisonnier sur son support, près de la cheminée. Puis elle me fit signe :
— Range ça, dit-elle. Je le connais.
Je remis en place le chien du revolver mais je ne rangeai pas l’arme tandis que Susan s’approchait de la porte et l’ouvrait.
L’être humain le plus insipide que j’aie jamais vu se tenait sur le seuil. Il faisait dans les un mètre soixante-quinze. Il avait des cheveux d’un brun moyen, avec des yeux de la même teinte ambiguë. Il portait un jean, un blouson brun à la coupe ordinaire et des tennis usagées. Son visage était quelconque, ni laid ni plaisant. Il n’avait pas l’air particulièrement fort, ni lâche, ni malin, ni quoi que ce soit d’autre en particulier.
— Que fais-tu ici ? demanda-t-il à Susan, sans préambule.
Sa voix était comme le reste de sa personne, à peu près aussi excitante qu’une déclaration d’impôts.
— Je t’avais dit que j’irais lui parler, répondit Susan.
— Tu aurais pu téléphoner, indiqua l’homme. Ceci ne rime à rien.
— Salut, lançai-je d’une voix forte en me rapprochant de ma porte d’entrée. (Je dominais largement M. Insipide et j’avais un gros flingue à la main, même s’il restait pointé vers le sol.) Je m’appelle Harry Dresden.
Il me scruta de la tête aux pieds avant de se tourner vers Susan. Celle-ci soupira.
— Harry, je te présente Martin.
— Bonjour Martin, dis-je. (Je fis passer mon arme dans mon autre main et lui tendis celle que je venais de libérer.) Heureux de vous rencontrer.
Martin regarda fixement ma main avant de lâcher :
— Je ne serre pas les mains.
C’était apparemment toute l’interaction verbale que je méritais, car son regard revint vers Susan.
— Nous devons nous lever tôt.
Nous ? Nous ?
Je regardai Susan, qui rougit d’embarras. Elle jeta à Martin un regard noir avant de me dire :
— Je dois partir, Harry. J’aurais aimé rester plus longtemps.
— Attends, dis-je.
— J’aimerais pouvoir, dit-elle. Je tâcherai de t’appeler avant que nous partions.
Le grand retour de ce « nous ».
— Partir ? Susan…
— Je suis désolée.
Elle se mit sur la pointe des pieds et m’embrassa sur la joue de ses lèvres trop chaudes et trop douces. Puis elle s’en alla, en bousculant Martin juste assez fort pour l’obliger à faire un pas en arrière pour maintenir son équilibre.
Martin me fit un signe de tête et sortit à son tour. Après les avoir suivis des yeux pendant une minute, je les vis monter dans un taxi dans la rue.
« Nous ».
— Merde, marmonnai-je avant de retourner chez moi.
Je claquai la porte derrière moi, j’allumai une bougie puis je me dirigeai d’un pas lourd vers ma petite salle de bains et fis couler la douche. L’eau semblait à peine plus chaude que de la neige fondue mais je me déshabillai et entrai malgré tout sous la douche tandis que mijotaient en moi plusieurs variétés de frustration.
« Nous ».
Nous, nous, nous. Ce qui impliquait elle et quelqu’un d’autre, ensemble. Quelqu’un qui n’était pas moi. Était-ce possible ? Susan, avec le Vengeur pédant, là ? Ça ne collait pas. Je veux dire, bon sang, ce type était tellement morne. Ennuyeux. Blasé.
Et peut-être stable.
Sois honnête, Harry. Tu es peut-être intéressant. Voire excitant. Mais stable, pas vraiment.
Je plaçai ma tête sous l’eau glacée et l’y laissai. Susan n’avait pas dit qu’ils étaient ensemble. Et lui non plus. Je veux dire, ça ne pouvait pas être la raison pour laquelle elle avait mis fin au baiser. Elle avait une vraie bonne raison de le faire, après tout.
Cela dit, ce n’était pas comme si nous étions toujours ensemble. Elle était partie depuis plus d’un an.
Beaucoup de choses peuvent changer en un an.
Mais pas sa bouche. Ni ses mains. Ni les courbes de son corps. Ni la sensualité qui couvait dans ses yeux. Ni les petits bruits qu’elle émettait en se cambrant contre moi, son corps me suppliant de…
Je baissai les yeux sur mon anatomie, soupirai et réglai le robinet d’eau froide au maximum.
Je sortis de la douche, la peau flétrie et toute bleue, puis me séchai et filai au lit.
J’avais tout juste réussi à réchauffer suffisamment les couvertures pour arrêter de frissonner lorsque mon téléphone sonna.
Je poussai un juron sulfureux, quittai mon lit pour retourner dans l’air glacé, saisis le téléphone et grognai :
— Quoi ?! (Puis, au cas où ç’aurait été Susan, je me forçai à prendre un ton calme pour ajouter :) Je veux dire, allô ?
— Désolée de te réveiller, Harry, lança Karrin Murphy.
Elle dirigeait le bureau des Enquêtes spéciales de la police de Chicago. Le B.E.S. s’occupait de tous les crimes qui échappaient aux filets des autres services, de même que des affaires vraiment puantes dont personne d’autre ne voulait. Le résultat était que ses agents se retrouvaient à fourrer leur nez dans toutes sortes de choses difficiles à expliquer. Leur travail consistait à s’assurer que les choses étaient prises en main et que le tout trouvait naturellement son chemin dans un rapport écrit final.
Murphy faisait occasionnellement appel à moi en tant que consultant lorsqu’elle se retrouvait avec sur les bras quelque chose de délicat qu’elle ne savait pas comment gérer. Cela faisait un moment que nous bossions ensemble et Murphy en était arrivée à un point où elle et le B.E.S. pouvaient s’occuper de la racaille surnaturelle ordinaire. Mais, de temps à autre, elle tombait sur un cas où elle séchait. Ça faisait longtemps qu’elle avait enregistré mon numéro de téléphone sur une touche de raccourci.
— Murph, dis-je. Quoi de neuf ?
— Une affaire non officielle, dit-elle. J’aimerais avoir ton avis sur quelque chose.
— « Non officielle » veut dire « non payée », j’imagine, dis-je.
— Tu serais d’accord pour un job payé au résultat ? (Elle fit une pause, puis ajouta :) Ça pourrait être important pour moi.
Après tout… Ma nuit était plus ou moins flinguée, de toute façon.
— Où veux-tu que je te retrouve ?
— À la morgue du Cook County, répondit Murphy. J’ai un cadavre à te montrer.