Chapitre 8
Je fulminai et broyai du noir durant tout le trajet de retour vers mon appartement, tandis que le moteur de la Coccinelle ne cessait de toussoter nerveusement. Mister se trouvait en haut des marches et émit un « miaou » plaintif dès qu’il m’entendit fermer et verrouiller la portière de la voiture. Je gardai mon bâton de combat et mon bracelet prêts pour l’action au cas où des hommes de main normaux se seraient trouvés en embuscade avec des pistolets à silencieux, mais j’étais relativement sûr qu’aucune créature surnaturelle ne m’attendait dans le coin. Mister a tendance à faire beaucoup de bruit avant de filer lorsqu’il est confronté à un danger de ce genre.
Ce qui tendrait à prouver que mon chat a bien plus de bon sens que moi.
Mister heurta mes jambes de son épaule mais ne réussit pas tout à fait à me faire tomber dans l’escalier. Je m’engouffrai à l’intérieur sans perdre de temps et verrouillai la porte derrière moi.
J’allumai une bougie, sortis de la nourriture et de l’eau fraîche pour en remplir les gamelles de Mister et passai une minute ou deux à faire les cent pas. Je jetai un coup d’œil à mon lit puis le rayai de la liste – inutile d’espérer dormir. J’étais trop secoué pour me reposer, même fatigué comme je l’étais. J’étais dans les alligators jusqu’au cou et je m’y enfonçais à vitesse grand V.
— Bon, dans ce cas, Harry, marmonnai-je, autant te mettre au travail.
Je décrochai une lourde robe de sa patère, déplaçai l’un de mes tapis et ouvris une trappe menant au second sous-sol. Un escalier escamotable descendait à l’intérieur de la pièce de pierre froide et humide où j’avais installé mon laboratoire. Je le descendis, l’ourlet de ma robe frottant les marches de bois.
J’entrepris d’allumer des bougies. Mon laboratoire, sauf accès occasionnel de démence, reflète généralement l’état de mon esprit : encombré, fouillis et désorganisé, mais globalement fonctionnel. La pièce n’est pas très grande. Trois tables de travail s’alignent pour former un U le long de trois des murs et une quatrième table occupe l’intérieur du U en me laissant un étroit passage tout autour. Des étagères métalliques sont accrochées aux murs au-dessus des tables. Sur les rayonnages comme sur les tables s’empilent un large éventail d’ingrédients magiques, plus le genre de bazar domestique qui dans les foyers plus organisés se trouve généralement dans un grand tiroir de la cuisine. Des livres, cahiers, journaux et papiers divers occupent les étagères, ainsi que des containers, des boîtes et des bourses pleins de toutes sortes d’herbes, de racines et d’ingrédients magiques, de la bouteille de crachat de serpent à la fiole d’extrait de chardon-Marie.
De l’autre côté de la pièce se trouvait une zone au sol complètement isolée du désordre ambiant. Un anneau de cuivre, mon cercle d’invocation, y était enchâssé dans la pierre. L’expérience m’avait montré qu’on ne sait jamais quand on va avoir besoin d’un cercle de rituel pour se défendre d’une attaque magique ou pour son autre usage le plus évident : y maintenir temporairement prisonnier un habitant de l’Outremonde.
L’une des étagères était moins encombrée que les autres. À chacune de ses extrémités se trouvait un bougeoir depuis longtemps recouvert de cire fondue de multiples couleurs jusqu’à n’être plus qu’un Vésuve miniature. Des livres, essentiellement des romans à l’eau de rose au format poche, et quelques accessoires féminins de petite taille occupaient le reste de l’étagère, à l’exception du crâne humain poli qui se trouvait au centre. Je saisis un crayon à papier et le fis courir contre l’étagère.
— Bob ! Bob, réveille-toi. On a du boulot.
Deux points de lumière orange et doré s’allumèrent dans l’ombre des orbites du crâne et gagnèrent en éclat tandis que j’arpentais la pièce pour allumer une demi-douzaine de bougies et une lampe à kérosène. Le crâne cliqueta un peu, avant de dire :
— L’aube n’est que dans quelques heures et tu ne commences que maintenant ? Qu’est-ce qui se passe ?
J’entrepris de sortir les gobelets, les fioles et un petit brûleur à alcool.
— De nouveaux problèmes, dis-je. J’ai passé une journée infernale.
Je racontai à Bob le Crâne l’histoire du studio de télévision, le défi du vampire, le tueur professionnel, le suaire disparu et le cadavre victime de la peste.
— Waouh ! Tu ne fais pas les choses à moitié, hein, Harry ?
— Maintenant, les conseils. Les critiques, ce sera pour plus tard. Je vais me renseigner un peu et préparer une ou deux potions, et tu vas m’aider.
— D’accord, répondit Bob. Par quoi veux-tu que nous commencions ?
— Par Ortega. Où se trouve mon exemplaire des accords ?
— La boîte en carton, dit Bob. Troisième étagère, sur la rangée du bas, derrière les bocaux à conserve.
Je trouvai la boîte en question et fouillai à l’intérieur jusqu’à trouver un parchemin en vélin fermé par un ruban blanc. Je l’ouvris et balayai des yeux la calligraphie manuscrite. Elle commençait avec le mot « Nonobstant », puis la syntaxe se faisait de plus en plus obscure au fil des phrases.
— Je ne comprends rien à ce charabia, dis-je. Où se trouve la section concernant les duels ?
— Cinquième paragraphe depuis la fin. Tu veux la version résumée ?
Je laissai le parchemin s’enrouler de nouveau sur lui-même.
— Vas-y.
— C’est basé sur le code Duello, expliqua Bob. Enfin, techniquement, c’est basé sur des règles bien plus anciennes qui ont inspiré le code Duello, mais c’est l’histoire de la poule et de l’œuf. Ortega est l’instigateur et toi le défié.
— Ça, je sais. C’est à moi de choisir les armes et le lieu, n’est-ce pas ?
— Faux, répondit Bob. Tu peux choisir les armes, mais c’est lui qui choisira l’heure et le lieu.
— Merde, grognai-je. J’allais choisir midi en plein milieu d’un parc. Mais j’imagine que je peux juste lui dire que nous nous affronterons par magie.
— Si c’est l’un des choix disponibles. C’est presque toujours le cas.
— Qui en décide ?
— Les vampires et le Conseil choisiront quelqu’un dans une liste d’émissaires neutres. L’émissaire décidera.
Je hochai la tête.
— Donc si je n’ai pas cette possibilité, je suis foutu, hein ? Je veux dire, magie, magicien, c’est un peu mon truc.
— Oui, mais attention, il doit s’agir d’une arme qu’il peut utiliser. Si tu en choisis une à laquelle il n’a pas accès, il pourra la refuser et te forcer à opter pour ton second choix.
— Ce qui veut dire ?
— Ce qui veut dire que quoi qu’il arrive, s’il ne veut pas t’affronter par le biais de la magie, il n’aura pas à le faire. Ortega n’est pas devenu seigneur de guerre sans réfléchir aux conséquences de ses actes, Harry. Il est probable qu’il a une bonne idée de ce que tu sais faire et qu’il s’est préparé en conséquence. Que sais-tu de lui ?
— Pas grand-chose. Apparemment, c’est un dur à cuire.
Les orbites lumineuses de Bob me regardèrent fixement pendant quelques instants.
— Eh bien, Napoléon, je doute qu’il puisse jamais mettre à mal un tel génie tactique.
Agacé, je balançai mon crayon sur le crâne. Il rebondit contre l’une de ses cavités nasales.
— Dis ce que tu as à dire.
— Ce que je veux dire, c’est que tu ferais mieux de choisir quelque chose que tu peux prévoir.
— Je ferais mieux de ne pas me battre, pour commencer, répondis-je. Est-ce que je vais avoir besoin de me trouver un témoin ?
— Il vous en faut un à tous les deux. Les témoins négocieront les termes du duel. Le sien va sans doute contacter le tien dans un avenir proche.
— Hum… Je n’en ai pas.
Le crâne de Bob se tourna légèrement sur son étagère et heurta plusieurs fois le mur de son front.
— Alors trouves-en un, bêta. C’est évident.
Je saisis un nouveau crayon et un carnet de feuilles jaunes quadrillées, puis j’écrivis « À faire » en haut, suivi de « Demander à Michael pour duel ».
— D’accord. Et je veux que tu trouves tout ce que tu pourras à propos d’Ortega avant l’aube.
— Compris, répondit Bob. J’ai ta permission pour sortir ?
— Pas encore. Il y a autre chose.
Bob fit rouler ses yeux lumineux dans ses orbites.
— Évidemment qu’il y a autre chose. Mon boulot craint.
Je sortis une bouteille d’eau distillée et une canette de Coca. J’ouvris la canette, bus une gorgée et dis :
— Ce cadavre que Murphy m’a montré. Une malédiction épidémique ?
— Sans doute, acquiesça Bob. Mais s’il y avait vraiment autant de maladies, c’en était une grosse.
— À quel point ?
— Plus grosse que ce sort que l’invocateur utilisait pour arracher des cœurs il y a quelques années.
Je ne pus m’empêcher de lâcher un sifflement impressionné.
— Et il l’alimentait par des tempêtes et des cérémonies rituelles, en plus. Qu’est-ce qu’il faudrait pour donner corps à une malédiction aussi puissante ?
— Les malédictions ne sont pas vraiment mon fort, glissa Bob. Mais il faudrait beaucoup d’énergie. Comme peut-être piocher dans une ligne de force magique, ou un sacrifice humain.
Je sirotai un peu plus de Coca et secouai la tête.
— Alors quelqu’un joue à un jeu très sérieux dans cette histoire.
— Peut-être que les gardiens s’en sont servis pour se la jouer méchante sur un agent de la Cour Rouge ? proposa Bob.
— Non, dis-je. Ils n’utiliseraient pas la magie de cette manière. Même si ce sont techniquement les maladies qui ont tué ce type, cela se rapprocherait trop d’une violation de la Première Loi.
— Qui d’autre disposerait d’autant de pouvoir ? me demanda Bob.
Je tournai la page et dessinai une version brouillonne du tatouage sur le corps. Je la levai en direction des yeux de Bob.
— Quelqu’un qui n’aimait pas ceci, peut-être.
— L’œil de Thoth, expliqua Bob. C’est le tatouage trouvé sur le cadavre ?
— Ouais. Ce type faisait partie d’un club secret ?
— Possible. L’œil est un symbole occulte plutôt populaire, cela dit, donc on ne peut pas écarter la possibilité qu’il ait été indépendant.
— D’accord, dis-je. Alors, qui utilise ce symbole ?
— De nombreux groupes. Des confréries liées au Conseil Blanc, des sociétés historiques, quelques groupes marginaux d’érudits en sciences occultes, des cultes de la personnalité, des médiums des télévisions, des héros de BD…
— J’ai compris, le coupai-je.
Je tournai une nouvelle page et dessinai, à partir d’un souvenir des plus vivaces, la rune que j’avais vue sur le front du démon Ursiel.
— Tu reconnais ce truc ?
Les yeux de Bob s’illuminèrent.
— Tu es devenu fou ? Harry, déchire ce papier. Brûle-le.
Je fronçai les sourcils, perplexe.
— Bob, attends une minute…
— Tout de suite !
La voix du crâne était teintée de peur, et je deviens nerveux quand Bob a peur. Il n’y a pas grand-chose qui puisse faire suffisamment peur à Bob pour l’inciter à abandonner son côté commentateur lanceur de vannes. Je déchirai le papier.
— Je crois comprendre que tu l’as reconnue.
— Ouais. Et je ne veux rien avoir à faire avec ce groupe-là.
— Je n’ai pas entendu ça, Bob. J’ai besoin d’informations à leur sujet. Ils sont en ville, ils s’en sont pris à moi et je parie qu’ils en ont après le suaire.
— Qu’ils le prennent, répondit Bob. Sérieusement. Tu n’as pas idée du pouvoir que possède ce groupe.
— Les Déchus. Je sais. L’ordre du Denier obscurci. Mais ils doivent bien jouer selon les règles, non ?
— Harry, il ne s’agit pas que des Déchus. Ceux dont ils se sont emparés sont presque aussi dangereux. Des assassins, des empoisonneurs, des guerriers, des sorciers…
— Sorciers ?
— Les deniers les rendent pratiquement immortels. Certains membres de l’ordre ont mille ans de pratique, peut-être plus. En tant de temps, même les talents les plus modestes peuvent devenir redoutables. Sans parler de tout ce que l’expérience leur aura appris, de tout ce qu’ils auront trouvé pour gagner en puissance au fil des ans. Même sans superpouvoirs infernaux, ils sont coriaces et puissants.
Je fronçai les sourcils et déchirai le papier en morceaux plus petits encore.
— Assez puissants pour lancer cette malédiction ?
— Ils en auraient les capacités, ça ne fait aucun doute. Peut-être même assez pour ne pas avoir besoin d’une source de pouvoir aussi grande.
— Super ! dis-je en me frottant les yeux. Très bien. On est cernés par des pointures. Je veux que tu me retrouves le suaire.
— Impossible, dit Bob.
— Arrête ça, dis-je. Combien de morceaux de tissu de deux mille ans d’âge peut-il y avoir en ville ?
— Ce n’est pas ça, Harry. Le suaire est… (Bob parut avoir du mal à trouver ses mots.) Il n’existe pas sur la même longueur d’onde que moi. Il est hors de ma juridiction.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Je suis un esprit fait d’intellect, Harry. De raison, de logique. Le suaire n’a rien à voir avec la logique. C’est une relique liée à la foi.
— Quoi ? Ça n’a aucun sens.
— Tu ne sais pas tout, Harry, dit Bob. Tu ne sais même pas grand-chose. Je ne peux pas m’occuper de ce truc, je ne peux même pas m’en approcher. Et même si j’essaie, je traverserais des frontières que je ne devrais pas traverser. Je ne vais pas me mesurer à des anges, Dresden, déchus ou pas.
Je soupirai et levai les mains en l’air.
— D’accord, d’accord. Est-ce qu’il y a quelqu’un à qui je peux m’adresser ?
Bob resta silencieux un instant avant de répondre :
— Peut-être. Ulsharavas.
— Ulsha-qui ?
— Ulsharavas. C’est une alliée des loas, un esprit-oracle. Tu trouveras les détails à peu près au milieu de ton exemplaire du Guide des devinationateurs de Dumont.
— Comment sont ses tarifs ?
— Raisonnables, affirma Bob. Tu as tout ce qu’il te faut pour l’appeler. Elle n’est généralement pas malveillante.
— Généralement ?
— Les loas sont globalement des gentils, mais ils ont tous également un côté sombre. Ulsharavas est un guide plutôt paisible, mais elle s’est parfois montrée dure par le passé. Ne baisse pas ta garde.
— Je ferai attention, dis-je. (Je fronçai une nouvelle fois les sourcils.) Une dernière chose. Va voir du côté de chez Marcone pour voir s’il y a quoi que ce soit d’intéressant là-bas. Tu n’as pas besoin de te la jouer David Niven, contente-toi de jeter un coup d’œil.
— Tu penses que Marcone est impliqué dans cette histoire ?
— Ses gros bras me sont déjà tombés dessus. Autant voir ce que je peux apprendre. Je te donne la permission de partir à la recherche de ces informations, Bob. Reviens avant l’aube. Oh, est-ce qu’on a toujours la recette de l’antidote contre la salive de vampire ?
Un nuage de lumière orange sortit du crâne, passa au-dessus de la table puis remonta l’escalier. La voix de Bob, étrangement modulée, revint en flottant jusqu’à moi :
— Le cahier rouge. N’oublie pas d’allumer la flamme glyphique pendant que je serai parti.
— Ouais, ouais, grognai-je.
Je laissai à Bob une minute, le temps de passer mes glyphes de protection, puis sortis un chandelier à trois branches surmonté de bougies, une verte, une jaune et une rouge. J’allumai la verte et posai le chandelier sur le côté. Je sortis le Guide de Dumont et lu le texte concernant Ulsharavas. Cela paraissait plutôt simple, même si l’on n’est jamais trop prudent lorsqu’il s’agit d’invoquer quelque chose de l’Outremonde.
Il me fallut deux minutes pour rassembler ce dont j’aurais besoin. L’esprit-oracle ne pouvait pas se doter d’un corps, pas même d’un nuage de lumière nébuleuse, comme Bob. Il avait besoin d’un homoncule pour se manifester dans le monde des mortels. Dumont recommandait un corps récemment décédé, mais comme le seul que j’étais susceptible de trouver était le mien, il me fallait un substitut. Je le trouvai dans une de mes boîtes et le déposai au centre de mon cercle d’invocation.
J’ajoutai une tasse de whisky et une boîte fraîchement ouverte de tabac à chiquer Prince Albert dans le cercle, arrhes nécessaires pour convaincre Ulsharavas de se manifester. C’était tout ce qui me restait de whisky et la dernière boîte de tabac, et j’ajoutai « Acheter du scotch et du Prince Albert en boîte » à ma liste de choses à faire, puis la rangeai dans ma poche.
Je passai quelques minutes à balayer le sol autour du cercle pour ne pas risquer de pousser du pied un morceau de papier ou un cheveu en travers du cercle et de tout gâcher. Après un bref instant de réflexion, je traçai un autre cercle à l’extérieur de celui en cuivre. Puis je pris le temps de relire une dernière fois les instructions du guide et de chasser tout sujet de distraction de mon esprit.
Je pris une profonde inspiration et rassemblai mes forces.
Puis je me concentrai, me baissai et touchai le cercle de cuivre en lui injectant une petite décharge d’énergie par le biais de ma volonté. Le cercle d’invocation se ferma. Je sentis un fourmillement remonter le long de ma nuque et une légère chaleur sur la peau de mon visage. Je répétai l’opération avec le cercle de craie, ajoutant une deuxième couche, puis je m’agenouillai près de celui-ci, en levant les deux mains, paumes vers le haut.
— Ulsharavas, murmurai-je en investissant le mot de ma volonté.
Ma voix tremblait bizarrement, oscillant entre plusieurs tons de façon apparemment aléatoire.
— Ulsharavas. Ulsharavas. Un être perdu dans l’ignorance t’appelle. Un être dans l’obscurité du manque de savoir cherche ta lumière. Viens, gardienne de la mémoire, sentinelle de ce qui reste encore à venir. Accepte cette offrande et rejoins-moi ici.
En conclusion de ces paroles rituelles, je libérai l’énergie que j’avais retenue, la laissant jaillir jusque dans le cercle pour chercher l’esprit-oracle dans l’Outremonde.
La réponse fut immédiate. Un tourbillon de lumière apparut soudain au sein du cercle de cuivre et rendit brièvement visible la barrière autour de lui sous la forme d’un plan incurvé d’étincelles bleutées. La lumière bruina au-dessus de l’homoncule et, un instant plus tard, il tressaillit puis s’assit.
— Bienvenue, oracle, dis-je. Bob le Crâne a pensé que tu pourrais nous aider.
L’homoncule tendit ses bras grassouillets. Puis il cligna des yeux, contempla ses bras et se releva pour s’examiner. Il leva ensuite les yeux sur moi, les sourcils arqués, et me demanda d’une voix minuscule :
— Une poupée Bout d’chou ? Tu voudrais que je t’aide en portant ça ?
C’était une mignonne petite poupée. Des mèches blondes retombaient sur ses épaules en tissu et elle portait une jolie robe indienne bleu et rose, avec les rubans assortis et de petites chaussures noires.
— Euh… Ouais, désolé, répondis-je. Je n’avais rien d’autre avec deux bras et deux jambes, et je suis pressé.
Ulsharavas Bout d’chou soupira et s’assit à l’intérieur du cercle, jambes tendues à la manière d’un ours en peluche. Elle eut du mal à soulever la tasse de whisky, géante par rapport à sa taille, mais finit par la boire. Cela donnait l’impression qu’elle se renversait un tonneau d’eau de pluie sur le visage, mais elle avala le whisky d’un trait. J’ignore où celui-ci disparut, sachant que la poupée n’avait ni bouche ni estomac, mais pas une goutte ne se renversa sur le sol. Cela fait, la poupée plongea une petite main dans le tabac et s’en enfourna une boulette dans la bouche.
— Donc, dit-elle entre deux mastications, tu veux en savoir plus sur le suaire et ceux qui l’ont volé.
Je haussai les sourcils.
— Euh… Ouais, c’est ça. Tu es plutôt douée.
— Il y a deux problèmes.
Je fis la moue.
— D’accord. Lesquels ?
Ulsharavas me regarda et dit :
— D’abord, je ne travaille pas pour les bokkors.
— Je ne suis pas un bokkor, protestai-je.
— Tu n’es pas un houngun. Tu n’es pas un mambo. Cela fait de toi un sorcier.
— Un magicien, dis-je. J’appartiens au Conseil Blanc.
La poupée pencha la tête sur le côté.
— Tu es Sali, dit-elle. Je peux sentir la magie noire sur toi.
— C’est une longue histoire, dis-je. Mais globalement ce n’est pas la mienne.
— Une partie l’est.
Je fronçai les sourcils en direction de la poupée, puis hochai la tête.
— Ouais. J’ai pris une ou deux mauvaises décisions.
— Mais honnête, nota Ulsharavas. C’est suffisant. Le second problème est mon prix.
— Qu’avais-tu en tête ?
La poupée cracha sur le côté et des brins de tabac atterrirent sur le sol.
— Une réponse honnête à une question. Réponds-moi et je te dirai ce que tu veux savoir.
— Ouais, c’est ça, dis-je. Tu pourrais me demander mon Nom Véritable. On m’a déjà fait ce coup-là par le passé.
— Je n’ai pas dit que tu aurais à y répondre entièrement, ajouta la poupée. Je n’ai aucunement l’intention de te menacer. Mais la réponse que tu donneras devra être honnête.
Je réfléchis une minute avant de répondre :
— C’est d’accord. Marché conclu.
Ulsharavas goba un peu plus de tabac et se mit à mâcher.
— Dis-moi seulement ceci : pourquoi fais-tu ce que tu fais ?
Je clignai des yeux, surpris.
— Tu veux parler de ce soir ?
— De tout le temps, répondit-elle. Pourquoi es-tu magicien ? Pourquoi te présentes-tu ouvertement ainsi ? Pourquoi aides-tu les autres mortels comme tu le fais ?
— Euh…, dis-je. (Je me levai et marchai jusqu’à ma table.) Que pourrais-je faire d’autre ?
— Précisément, dit la poupée. (Elle cracha.) Tu pourrais faire beaucoup de choses. Tu pourrais chercher un but à ton existence dans d’autres carrières. Tu pourrais t’isoler du monde pour étudier. Tu pourrais utiliser tes talents pour accumuler des biens et de la richesse. Même dans ta profession en tant que détective, tu pourrais faire plus que tu le fais pour éviter les confrontations. Au lieu de quoi tu te cantonnes à un pauvre domicile, à un bureau minable et au danger consistant à faire face à toutes sortes d’adversaires, mortels comme surnaturels. Pourquoi ?
Je m’appuyai contre la table, croisai les bras et regardai la poupée d’un air perplexe.
— Qu’est-ce que c’est que cette question ?
— Une question importante, dit-elle. À laquelle tu as promis de répondre sincèrement.
— Eh bien, dis-je, j’imagine que je voulais faire quelque chose pour aider les gens. Quelque chose pour lequel j’étais doué.
— Est-ce le pourquoi ?
Je tournai et retournai cette pensée dans mon esprit pendant un moment. Pourquoi est-ce que je m’étais lancé dans ce truc ? Je veux dire, tous les quelques mois, je me retrouvais plongé dans des situations où je risquais d’être tué de manière horrible. La plupart des magiciens n’avaient pas ce genre de problèmes. Ils restaient chez eux, s’occupaient de leurs affaires et, d’une manière générale, vivaient tranquillement leur vie. Ils ne défiaient pas d’autres forces surnaturelles. Ils ne se faisaient pas connaître du grand public. Ils ne se mettaient pas dans le pétrin en fourrant leur nez dans les affaires des autres, qu’ils soient ou non payés pour ça. Ils ne déclenchaient pas de guerres, ne se retrouvaient pas défiés en duel par des vampires patriotes et les vitres de leur voiture ne volaient pas en éclats sous les balles.
Alors pourquoi est-ce que je faisais ça ? Un désir de mort masochiste ? Un dysfonctionnement psychologique d’un genre ou d’un autre ?
Pourquoi ?
— Je ne sais pas, finis-je par dire. Il faut croire que je n’y ai jamais tellement réfléchi.
La poupée me regarda fixement avec une intensité perturbante, pendant une minute entière, avant de hocher la tête.
— Tu ne crois pas que tu devrais ?
Je baissai les yeux vers mes chaussures et ne répondis pas.
Ulsharavas prit une dernière pincée de tabac et se rassit dans sa position initiale en étalant joliment sa petite robe indienne autour d’elle.
— Le suaire et les voleurs que tu recherches ont loué un petit bateau amarré dans le port. C’est un bateau de plaisance appelé « L’Étranger ».
J’opinai du chef puis expirai par le nez.
— D’accord, très bien. Merci pour ton aide.
Elle leva une main minuscule.
— Une dernière chose, magicien. Il faut que tu saches pourquoi les chevaliers du Dieu Blanc désirent que tu restes à l’écart du suaire.
Je haussai un sourcil.
— Et pourquoi ?
— Ils ont eu connaissance d’une partie de prophétie. Une prophétie qui leur disait que si tu partais en quête du suaire, tu périrais sans aucun doute.
— Seulement une partie de prophétie ?
— Oui. Leur adversaire en a dissimulé un morceau à leurs yeux.
Je secouai la tête.
— Pourquoi me dis-tu ça ?
— Parce que, continua Ulsharavas, tu dois entendre l’autre moitié de la prophétie afin de rétablir l’équilibre.
— Euh… D’accord.
La poupée hocha la tête et son regard immobile et troublant me fixa.
— Si tu te mets en quête du suaire, Harry Dresden, tu périras sans aucun doute.
— D’accord, dis-je. Et qu’est-ce qui se passera si je ne le fais pas ?
La poupée s’allongea sur le dos et des volutes de lumière commencèrent à s’en envoler pour retourner vers l’endroit d’où Ulsharavas était venue. Sa voix me parvint de très loin, comme si elle avait parcouru une grande distance :
— Si tu n’en fais rien, ils mourront tous. Et cette ville avec eux.