Chapitre 15
Je fis des cauchemars.
Le genre habituel. Des flammes dévoraient quelqu’un qui hurlait mon nom. Une jolie fille écartait les bras, les yeux fermés, et tombait lentement en arrière tandis que des dizaines de petites coupures s’ouvraient sur tout son corps. L’air se transformait en une brume rosée. Je m’en détournai pour embrasser les lèvres de Susan, qui me tirait vers le bas et me déchirait la gorge de ses crocs.
Une femme, qui me semblait familière mais que je ne reconnus pas, secoua la tête et déplaça sa main de la gauche vers la droite. Le décor de mon rêve se mit à noircir dans le sillage de son mouvement. Elle se tourna vers moi, le regard sombre et insistant, et me dit :
— Tu as besoin de repos.
Mickey Mouse me réveilla – mon réveil retentissant bruyamment –, sa petite main sur deux et la grande sur douze. J’eus envie de frapper le réveil pour m’avoir réveillé, mais refrénai cette pulsion. Je ne suis pas contre l’idée d’un peu de violence créative de temps à autre, mais il faut savoir se maîtriser. Pour ma part, je ne pourrais pas dormir dans la même chambre qu’un type capable de frapper Mickey Mouse.
Je me levai, m’habillai et laissai un message pour Murphy ainsi qu’un autre pour Michael. Après quoi, je nourris Mister et me mis en route.
La maison de Michael ne se mariait pas avec le reste du voisinage, dans ce quartier à l’ouest de Wrigley Field. Elle avait une clôture en bois, blanche. Ses fenêtres étaient élégamment décorées. Le gazon devant la maison était propre et toujours vert, même au cœur d’un de ces étés brûlants typiques de Chicago. La maison profitait de quelques arbres lui offrant leur ombre et d’un grand nombre de bosquets soigneusement entretenus. Je n’aurais pas été surpris de voir une biche ou deux occupées à brouter le gazon ou à boire dans la fontaine de jardin.
Je sortis de la Coccinelle, mon bâton de combat dans la main droite. J’ouvris la grille et quelques clochettes accrochées à une ficelle tintèrent joyeusement. Le portail se referma derrière moi, poussé par un ressort paresseux. Je frappai à la porte d’entrée et j’attendis, mais personne ne répondit. Je fronçai les sourcils. Jamais auparavant je n’avais trouvé la maison de Michael désertée. Charity avait au moins deux enfants qui n’étaient pas en âge d’aller à l’école, y compris le pauvre petit gars à qui ils avaient donné mon nom. Harry Carpenter. Cruel, non ?
Je regardai le soleil partiellement dissimulé par les nuages d’un air perplexe. Les enfants les plus âgés n’allaient-ils pas sortir bientôt de l’école ? Charity était habitée d’une sorte d’obsession maternelle qui voulait que ses enfants ne trouvent jamais une maison vide en rentrant.
Il aurait dû y avoir quelqu’un.
Je me sentis mal, avec l’impression que mon estomac se retournait sur lui-même.
Je frappai encore puis appuyai mon oreille contre le panneau et j’écoutai. Je perçus le lent battement de l’antique horloge de grand-père dans l’entrée. Le chauffage s’alluma pendant un moment et la ventilation intégrée se mit à chuchoter. Lorsqu’un coup de vent toucha la maison, il y eut des craquements d’un bois ancien et solide.
Rien d’autre.
Je tentai d’ouvrir la porte. Elle était verrouillée. Je quittai le porche et suivis l’étroit chemin menant à l’arrière du terrain.
Si la façade avant de la maison des Carpenter aurait facilement pu illustrer la couverture de Maisons et Jardins, l’arrière aurait parfaitement convenu à une publicité pour Leroy Merlin. Le grand arbre au centre de la pelouse offrait beaucoup d’ombre durant l’été, mais comme à cette époque de l’année il était déplumé, je vis la cabane suspendue – digne d’une forteresse – que Michael y avait construite pour ses enfants. Elle arborait des murs vernis, une authentique fenêtre et des barrières de sécurité à tous les endroits d’où quelqu’un aurait pu avoir l’idée de tomber. Il y avait même un porche qui surplombait la cour. Bon sang, je n’avais pas de porche chez moi. Le monde est injuste.
Une grande partie de la cour disparaissait sous une extension rattachée à l’arrière de la maison. Les fondations avaient été posées et d’épaisses poutres de bois encadraient ce qui constituerait à terme les murs. Une bâche en plastique épais avait été agrafée aux montants de bois pour protéger l’extension du vent. Le garage séparé était fermé et un coup d’œil par la fenêtre me montra qu’il était bien rempli de bois de construction et autres matériaux du bâtiment.
— Pas de voiture, murmurai-je. Peut-être qu’ils sont allés chez McDonald’s. Ou à l’église. Est-ce qu’ils vont à l’église à 15 heures ?
Je fis demi-tour pour retourner à la Coccinelle. Je laisserais une note à Michael. Mon estomac s’agitait. Sans témoin pour le duel, la soirée s’annonçait mauvaise. Peut-être devrais-je demander à Bob d’être mon témoin. Ou peut-être à Mister. Personne n’ose se frotter à Mister.
Quelque chose cliqueta contre les gouttières en métal qui couraient le long de l’arrière de la maison.
Je bondis comme un cheval effrayé et m’éloignai de la maison vers le garage du fond de la cour afin d’avoir une vue sur le toit. Dans la mesure où durant les dernières vingt-quatre heures pas moins de trois ennemis différents s’en étaient pris à moi, je considérai ma nervosité comme totalement justifiée.
J’atteignis le fond de la cour, mais le toit n’était pas visible en entier depuis cet endroit. Je grimpai donc sur les branches puis empruntai une échelle de deux mètres de haut pour atteindre la plate-forme principale de la cabane. De là, je pus constater que le toit était désert.
J’entendis des pas rapides et plutôt lourds en contrebas ainsi qu’au-delà de la clôture à l’arrière de la petite cour. Je restai immobile dans la cabane et j’écoutai.
Les pas lourds avancèrent jusqu’à la clôture à l’arrière de la cour et j’entendis les cliquetis de maillons de chaîne frottant contre les feuilles mortes et autres détritus de la fin d’hiver. J’entendis un grognement d’effort étouffé et une longue expiration. Puis les bruits de pas atteignirent le pied de l’arbre.
Du cuir frotta contre une marche de bois et l’arbre frissonna de façon presque imperceptible. Quelqu’un était en train de grimper.
Je regardai autour de moi mais l’échelle était le seul moyen de descendre, à moins d’avoir envie de sauter. Il ne devait pas y avoir plus de trois mètres de hauteur. J’avais de bonnes chances d’atterrir plus ou moins en un seul morceau. Mais si je jaugeais mal le saut, je pourrais me faire une entorse ou me casser la jambe, ce qui rendrait la fuite aussi peu pratique qu’embarrassante. Sauter constituerait la dernière option.
Je rassemblai ma volonté et raffermis ma prise sur mon bâton de combat, que je pointai droit vers l’endroit où l’échelle rejoignait la plate-forme. L’extrémité du bâton se mit à luire d’un éclat d’énergie rouge.
Des cheveux blonds et la partie supérieure d’un visage de jeune fille angélique apparurent au sommet de l’échelle. L’adolescente eut un hoquet retenu de surprise et ses yeux bleus s’élargirent.
— Par tous les saints !
J’écartai vivement l’extrémité du bâton de combat de la fille et libérai l’énergie concentrée.
— Molly ?
Le reste du visage de la jeune fille apparut tandis qu’elle reprenait son escalade de l’échelle.
— Waouh, c’est une torche à acétylène ou quelque chose du même genre ?
Je clignai des yeux en examinant Molly d’un peu plus près.
— C’est une boucle d’oreille que tu as sur le sourcil ?
La jeune fille plaqua une main sur son sourcil droit.
— Et sur ton nez ?
Molly jeta furtivement un regard en arrière en direction de la maison, puis grimpa les derniers échelons pour entrer dans la cabane. Aussi grande que sa mère, Molly était tout en jambes et en bras, minces et longs. Elle portait l’uniforme classique des écoles privées : jupe, chemisier et pull-over. Mais il donnait l’impression qu’elle avait été attaquée par un coureur de jupons doté de lames de rasoir en guise de doigts.
En gros, la jupe n’était plus composée que de lanières de tissu sous lesquelles elle portait des collants noirs également déchirés au point que c’en était presque indécent. Son chemisier et son pull semblaient avoir subi un bombardement, mais le soutien-gorge de satin écarlate paraissait neuf. Elle était très maquillée. Pas autant que la plupart des filles trop grandes pour jouer à chat et trop jeunes pour conduire, mais elle avait mis le paquet. Elle portait un petit anneau d’or très fin à l’un de ses sourcils d’or pâle et un clou doré ornait une de ses narines.
Je fis de mon mieux pour ne pas sourire. Sourire aurait laissé entendre que je trouvais son accoutrement amusant. Elle était assez jeune pour être blessée par ce genre d’opinion, et j’avais le vague souvenir d’avoir moi-même été ridicule par le passé. Que celui qui n’a jamais porté de pantalon en Nylon me jette la première pierre.
Molly se hissa jusqu’à moi et laissa tomber un sac à dos bien rempli sur le plancher.
— Vous vous cachez souvent à l’intérieur des cabanes dans les arbres, monsieur Dresden ?
— Je cherche ton père.
Molly plissa le nez puis entreprit de retirer le clou décoratif qui l’ornait. Je refusai de regarder.
— Je ne voudrais pas vous dire comment mener l’enquête, mais en général il n’est pas du genre à visiter les cabanes.
— Je suis arrivé et personne n’a répondu lorsque j’ai sonné à la porte. Est-ce que c’est normal ?
Molly retira l’anneau de son sourcil, vida le sac à dos sur le sol et s’attela à en extraire une longue jupe à motif floral, un tee-shirt et un pull-over.
— Ça l’est le jour des courses. Maman charge le char des sables[1] avec tous les petits Jawas morveux et se balade à travers toute la ville.
— Oh ! tu sais quand elle est censée rentrer ?
— Sous peu, répondit Molly.
Elle se glissa dans la jupe et se dandina pour retirer la jupette en lambeaux et les collants selon cette méthode étonnamment pudique que les filles semblent toutes acquérir durant leur adolescence. Puis ce fut le tour du tee-shirt et du pull rose, tandis que le pull déchiré et, à ma plus grande gêne, le soutien-gorge rouge furent retirés de sous les vêtements conventionnels pour rejoindre le sac à dos.
Je tournai le dos à la jeune fille autant qu’il était possible de le faire dans cet espace confiné. L’anneau des menottes qu’Anna Valmont m’avait passé au poignet m’irritait et me brûlait. Je me mis à me gratter avec irritation. Vous devez penser qu’on m’a suffisamment souvent passé les menottes pour que je pense à me procurer une clé. Mais non.
Molly sortit une lingette de je ne sais où et entreprit de se démaquiller.
— Hé ! me demanda-t-elle une minute plus tard. Qu’est-ce qui ne va pas ?
Je grognai en agitant vaguement le poignet auquel pendaient les menottes.
— Hé, cool ! dit-elle. Vous êtes en cavale ? C’est pour ça que vous vous cachez dans la cabane, pour que les flics ne vous trouvent pas ?
— Non, dis-je. C’est une longue histoire.
— Oooh ! lança Molly d’un air entendu. Ce sont des menottes « fun », pas des menottes sérieuses. Pigé.
— Non ! protestai-je. Et, par tous les diables, comment sais-tu qu’il existe des menottes fun ? Tu as à peine dix ans.
Elle étouffa un petit rire.
— Quatorze ans.
— Peu importe. Trop jeune.
— Internet, m’expliqua-t-elle avec conviction. Ça étend les frontières du savoir des adolescents.
— Dieu, que je suis vieux.
Molly gloussa et plongea de nouveau les mains dans le sac à dos. Elle agrippa fermement mon poignet, sortit un trousseau de petites clés et commença à les essayer une par une pour ouvrir les menottes.
— Allez, donnez-moi les détails croustillants, demanda-t-elle. Vous pouvez dire « bip » à la place des mots fun si vous voulez.
Je clignai des yeux, surpris.
— Par tous les « bip », où est-ce que tu es allée pêcher un anneau plein de clés de menottes ?
Elle releva le visage vers moi et plissa les yeux.
— Réfléchissez bien. Vous voulez vraiment le savoir ?
— Non, probablement pas, soupirai-je.
— Cool, dit-elle en tournant de nouveau son attention vers les menottes. Alors arrêtez d’esquiver la question. Qu’est-ce qui se passe entre vous et Susan ?
— Pourquoi veux-tu le savoir ?
— J’aime les trucs romantiques. Et puis, j’ai entendu maman dire qu’il y avait quelque chose de très chaud entre vous deux.
— Ta mère a dit ça ?
Molly haussa les épaules.
— À peu près. Autant qu’elle puisse dire ce genre de choses. Elle a utilisé des mots comme « fornication », « péché », ainsi que « dépravation infantile » et « banqueroute morale ». Alors, c’est vrai ?
— Que je suis en banqueroute morale ?
— Que Susan et vous êtes ensemble.
Je haussai les épaules.
— Plus maintenant, lâchai-je.
— Ne bougez pas le poignet. (Molly traficota avec une clé pendant quelques instants avant de la mettre de côté.) Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Plein de choses. C’est compliqué.
— Ah ! dit Molly.
Les menottes cliquetèrent et se détachèrent. Elle se redressa avec un grand sourire.
— Voilà !
— Merci.
Je frottai mon poignet endolori et rangeai les menottes dans la poche de mon manteau.
Molly se baissa pour ramasser un morceau de papier. Elle le lut et reprit à haute voix :
— Demander à Michael pour duel ? Whisky et tabac ?
— C’est une liste de courses, dis-je.
Molly fit la moue.
— Ah ! (Elle resta silencieuse quelques instants, puis demanda :) Alors, c’est à cause du truc des vampires ?
Mes paupières papillonnèrent une fois de plus.
— Il y a eu une émission spéciale sur la chaîne culturelle ou quoi ? Est-ce qu’il existe une version non autorisée de ma biographie en circulation ?
— Je suis descendue discrètement de ma chambre pour écouter papa raconter ça à maman.
— Est-ce que tu épies toutes les conversations privées sur lesquelles tu tombes ?
Elle leva les yeux au ciel et s’assit sur le bord de la plate-forme, ses chaussures oscillant dans le vide.
— Personne ne dit rien d’intéressant durant les conversations publiques. Pourquoi est-ce que vous avez cassé ?
Je m’assis à côté d’elle.
— Comme je te le disais, c’est compliqué.
— Compliqué comment ?
Je haussai les épaules.
— Son état lui confère… un problème de contrôle de ses impulsions, expliquai-je. Elle m’a dit que les émotions fortes et… euh… d’autres sentiments sont dangereux pour elle. Elle pourrait perdre le contrôle et faire du mal à quelqu’un.
— Oh ! dit Molly. (Elle plissa une nouvelle fois le nez.) Donc vous ne pouvez pas lui faire des avances sinon…
— … des trucs moches arriveront. Et alors elle deviendrait complètement vampire.
— Mais vous voulez tous les deux être ensemble ? demanda Molly.
— Ouais.
Elle fronça les sourcils.
— Dieu, que c’est triste. Vous voulez être avec elle, mais la partie sexuelle…
Je frissonnai.
— Beurk. Tu es bien trop jeune pour prononcer ce mot.
Les yeux de la jeune fille s’illuminèrent.
— Quel mot ? « Sexe » ?
Je plaquai mes mains contre mes oreilles.
— Gah !
Molly me fit un grand sourire et lança, en prononçant soigneusement chaque syllabe :
— Mais la partie « bip » lui ferait perdre le contrôle.
Je toussai, mal à l’aise, et baissai les mains.
— En gros, oui.
— Pourquoi vous ne la ligotez pas ?
Je regardai la gamine pendant quelques instants. Elle haussa les sourcils, avec l’air d’attendre une réponse.
— Quoi ? balbutiai-je.
— C’est juste d’un point de vue pratique, affirma Molly sans ciller. Et en plus vous avez déjà les menottes. Si elle ne peut pas bouger pendant que vous « bipez » tous les deux, elle ne pourra pas boire votre sang, si ?
Je me levai et entrepris de descendre l’échelle.
— Cette « bip » de conversation est devenue trop dérangeante.
Molly rit en se moquant de moi et descendit à ma suite sur la terre ferme. Elle déverrouilla la porte de derrière à l’aide d’une clé qui se trouvait probablement sur le même anneau, et c’est à ce moment-là que le monospace bleu clair de Charity s’engagea dans l’allée. Molly ouvrit la porte, fila à l’intérieur de la maison puis revint, sans son sac à dos. Le monospace s’arrêta lentement et le moteur s’éteignit.
Charity sortit de la voiture en dardant vers Molly et moi des regards à peu près aussi perplexes et suspicieux pour l’un que pour l’autre. Elle portait un jean, des bottes de randonnée et une veste épaisse. C’était une femme de grande taille, presque un mètre quatre-vingts, et son port assuré donnait l’impression d’une force prête à l’action. Son visage avait la beauté distante d’une statue de marbre et sa longue chevelure blonde était nouée à l’arrière de son crâne.
Sans qu’on lui dise rien, Molly s’approcha de la portière coulissante du monospace, l’ouvrit et tendit les bras à l’intérieur pour détacher les enfants de leurs sièges spéciaux tandis que Charity se rendait à l’arrière pour ouvrir le hayon.
— Monsieur Dresden, dit-elle, donnez-moi un coup de main.
Je fronçai les sourcils.
— Euh, je suis plutôt pressé. J’espérais trouver Michael.
Charity sortit d’une seule main un paquet de vingt-quatre canettes de Coca, puis empoigna de l’autre deux grands sacs en papier pleins de courses. Elle s’avança jusqu’à moi et me les plaqua sur la poitrine. Je réussis tout juste à les rattraper et mon bâton de combat tomba bruyamment sur le sol.
Charity attendit que j’aie les sacs en main avant de repartir vers le monospace.
— Posez-les sur la table dans la cuisine.
— Mais…, dis-je.
Elle me dépassa, en direction de la maison.
— J’ai de la glace en train de fondre, de la viande en train de décongeler et un bébé affamé sur le point de se réveiller. Posez les sacs sur la table, ensuite nous parlerons.
Je soupirai et regardai les provisions d’un air maussade. Elles étaient assez lourdes pour faire chauffer les muscles de mes bras. Ce qui ne veut probablement pas dire grand-chose. On ne peut pas dire que je consacre beaucoup de temps au sport.
Molly sortit de la voiture et déposa sur le sol une minuscule petite fille aux cheveux blond et filasse. La môme portait une robe rose qui n’allait pas du tout avec son pull orange, ses chaussures d’un violet vif et son manteau rouge. Elle s’approcha de moi et me déclara, d’une voix où l’on entendait encore les trémolos propres aux bébés :
— Je m’appelle Amanda. J’ai cinq ans et demi et mon papa dit que je suis une princesse.
— Moi, c’est Harry, Votre Altesse.
Elle fit la moue et répondit :
— Il y a déjà un Harry. Toi, tu seras Bill.
Sur ces mots, elle s’élança en sautillant à la poursuite de sa mère.
— Eh bien, je suis heureux que cette question soit réglée, maugréai-je.
Molly déposa une petite fille encore plus petite dans l’allée. Celle-ci portait une salopette bleue avec un chemisier et un manteau roses. Elle tenait une poupée en chiffon d’une main et une couverture rose mal en point dans l’autre. En me voyant, elle fit quelques pas en arrière pour aller se dissimuler derrière le monospace. Elle se pencha pour me regarder une seconde, puis se cacha de nouveau.
— Je m’occupe de lui, dit une voix masculine dotée d’un accent.
Molly sauta de la voiture, se saisit d’un sac de provisions à l’arrière et lança :
— Viens, Hope.
La petite fille suivit sa grande sœur comme un poussin tandis que Molly entrait dans la maison. Mais Hope me gratifia timidement de deux ou trois coups d’œil en arrière sur le trajet.
Shiro émergea de la voiture, porteur d’un siège pour bébé. Le vieux chevalier portait sur son épaule, retenu par une sangle de cuir, le bâton de marche qui dissimulait son sabre. Ses mains couvertes de cicatrices tenaient précautionneusement le siège. Un petit garçon qui n’avait sans doute pas plus de deux ans y dormait.
— Le petit Harry ? demandai-je.
— Oui, Bill, répondit Shiro.
Ses yeux brillaient derrière ses lunettes.
Je fronçai les sourcils et déclarai :
— Un bel enfant.
— Dresden ! lança Charity depuis la maison. C’est vous qui avez la glace.
Je me renfrognai et regardai Shiro.
— Apparemment, nous ferions mieux d’entrer.
Shiro hocha la tête d’un air entendu. Je portai les provisions à l’intérieur de la grande cuisine des Carpenter et les posai sur la table.
Durant les cinq minutes qui suivirent, Shiro et Molly m’aidèrent à y transporter suffisamment de provisions pour nourrir une horde mongole.
Quand toutes les denrées périssables eurent été rangées, Charity prépara un biberon et le passa à Molly qui l’emporta, en même temps qu’un paquet de couches et le petit garçon endormi, vers une autre pièce. Charity attendit qu’elle soit sortie, puis referma la porte.
— Très bien, dit-elle tout en continuant à ranger. Je n’ai pas parlé à Michael depuis votre appel de ce matin. J’ai laissé un message sur le répondeur de son portable.
— Où est-il ? demandai-je.
Shiro posa sa canne sur la table et s’assit.
— Monsieur Dresden, nous vous avons demandé de ne pas vous impliquer dans cette affaire.
— Ce n’est pas pour ça que je suis venu. Je dois juste lui parler.
— Pourquoi le cherchez-vous ? demanda Shiro.
— J’affronte un vampire en duel selon les termes des Accords. J’ai besoin d’un témoin avant le coucher du soleil, sans quoi je serai disqualifié. De manière permanente.
Shiro fronça les sourcils.
— Cour Rouge ?
— Ouais. Un dénommé Ortega.
— J’ai entendu parler de lui, déclara Shiro. Une sorte de chef de guerre.
J’opinai du chef.
— C’est ce que dit la rumeur. C’est pourquoi je suis venu. J’espérais que Michael serait d’accord pour m’aider.
Shiro fit glisser son pouce le long du bois lisse de son antique canne.
— On nous a signalé l’activité de deniériens près de Saint-Louis. Sanya et lui sont partis enquêter.
— Quand reviendront-ils ?
Shiro secoua la tête.
— Je l’ignore.
Je regardai l’horloge et me mordis la lèvre.
— Bon Dieu !
Charity passa, des provisions plein les bras, et me lança un regard noir.
Je levai les mains en signe d’excuses.
— Navré. Je suis un peu tendu.
Shiro m’examina quelques instants puis demanda d’une voix forte :
— Pourquoi Michael l’aiderait-il ?
La voix de Charity sortit du vaste cellier où elle s’était engouffrée.
— Mon mari se montre parfois idiot.
Shiro hocha la tête et se tourna vers moi.
— Dans ce cas, je vais vous seconder à sa place, monsieur Dresden.
— Vous allez quoi ?
— Je serai votre témoin pour ce duel.
— Vous n’avez pas à faire ça, dis-je. Je veux dire, je vais trouver autre chose.
Shiro haussa un sourcil.
— Les armes ont-elles été sélectionnées pour le duel ?
— Euh, pas encore, répondis-je.
— Dans ce cas, savez-vous où se déroulera le rendez-vous avec l’émissaire et le témoin de votre adversaire ?
Je sortis la carte que l’Archive m’avait donnée.
— Je l’ignore. On m’a dit de faire en sorte que mon témoin appelle ce numéro.
Shiro prit la carte et se leva sans un mot de plus pour se diriger vers le téléphone dans la pièce voisine.
Je posai la main sur son bras et lui dis :
— Vous n’avez pas à prendre des risques. Vous ne me connaissez pas vraiment.
— Michael vous connaît. Ça me suffit.
Le soutien du vieux chevalier était un soulagement, mais je me sentais étrangement coupable de l’accepter. Trop de gens avaient été blessés à cause de moi par le passé. Michael et moi avions déjà fait face à des problèmes ensemble, en nous protégeant mutuellement. D’une certaine manière, cela rendait plus facile le fait de lui demander de l’aide. Accepter la même chose d’un inconnu, chevalier de la Croix ou pas, dérangeait ma conscience. Ou peut-être mon orgueil.
Mais quelle autre possibilité avais-je ?
Je soupirai avant de hocher la tête.
— Je ne veux simplement pas mêler une personne de plus à mes problèmes.
Charity maugréa :
— Voyons, où ai-je déjà entendu cette phrase auparavant ?
Shiro lui sourit avec une expression à la fois paternelle et amusée.
— Je vais passer ce coup de fil, dit-il.
J’attendis tandis que Shiro passait l’appel depuis la pièce qui servait de salle d’étude et de bureau pour les affaires de sous-traitance de Michael. Charity resta dans la cuisine, occupée à lutter pour soulever une énorme mijoteuse jusqu’au plan de travail. Elle sortit une tonne de légumes, de viande à bouillir, et des flacons d’épices, puis se mit à éplucher, trancher et découper sans plus m’adresser la parole.
Je l’observai sans rien dire. Elle bougeait avec le genre de précision qu’on ne trouve que chez les gens tellement versés dans ce qu’ils font qu’ils pensent déjà aux étapes qui suivront vingt minutes plus tard. J’eus l’impression qu’elle abattait son couteau sur les carottes un peu plus violemment que nécessaire. Au milieu de ses préparatifs pour le ragoût, elle entreprit de préparer un autre repas, celui-ci à base de poulet, de riz et d’autres ingrédients sains que je voyais rarement en trois dimensions.
Je m’agitai un peu sur mon siège puis finis par me lever et me laver les mains à l’évier. Après quoi, je commençai à découper des légumes.
Charity me regarda d’un air perplexe pendant quelques instants. Elle ne dit rien. Mais elle sortit quelques légumes supplémentaires qu’elle plaça près de moi. Puis elle récupéra ce que j’avais déjà coupé pour le mettre dans la mijoteuse. Quelques minutes plus tard, elle soupira, ouvrit une canette de Coca et la posa sur le comptoir près de moi.
— Je m’inquiète pour lui, dit-elle.
Je hochai la tête et me concentrai sur les concombres.
— Je ne sais même pas quand il rentrera ce soir.
— C’est une bonne chose que vous ayez une mijoteuse, dis-je.
— Je ne sais pas ce que je ferais sans Michael. Ce que feraient les enfants. Je me sentirais tellement perdue.
Au diable les précautions. Un petit mot rassurant, irrationnel mais bien intentionné, ne coûtait rien. Je pris une gorgée de Coca.
— Tout va bien se passer. Il sait se protéger. Et il a Shiro et Sanya avec lui.
— Il a été blessé trois fois, vous savez.
— Trois fois ? demandai-je.
— Oui, trois. Avec vous. Chaque fois.
— Alors, c’est ma faute. (Ce fut à mon tour de découper les légumes comme si c’étaient des adolescents dans un mauvais film d’horreur.) Je vois.
Je ne pouvais pas voir son visage mais sa voix était, plus que toute autre chose, très fatiguée.
— Il ne s’agit pas de blâmer quelqu’un. Ni de savoir qui est fautif. Tout ce qui compte, c’est que quand vous êtes dans les parages, on fait du mal à mon mari, au père de mes enfants.
Le couteau glissa et je tranchai un joli morceau de peau le long de mon index.
— Aïe, grondai-je.
J’ouvris vivement le robinet d’eau froide et passai mon doigt dessous. Avec ce genre de coupures, impossible de dire à quel point elles sont moches avant de voir l’étendue de la fuite. Charity me tendit une serviette en papier et j’examinai la coupure quelques instants avant de l’enrouler autour. Ce n’était pas bien méchant, même si ça faisait un mal de chien. Je regardai mon sang tacher le Sopalin pendant un petit moment avant de demander :
— Pourquoi ne vous êtes-vous pas débarrassée de moi, dans ce cas ?
Je levai les yeux et constatai que Charity m’observait d’un air perplexe. Elle avait autour des yeux des cernes sombres que je n’avais pas remarqués auparavant.
— Que voulez-vous dire ?
— Là, à l’instant, quand Shiro vous a demandé si Michael m’aurait aidé. Vous auriez pu répondre que non.
— Mais il vous aurait aidé sans hésiter, vous le savez bien.
— Shiro ne le savait pas.
Une expression de confusion apparut sur ses traits.
— Je ne comprends pas.
— Vous auriez pu mentir.
Son visage indiqua qu’elle comprenait, et le feu revint dans son regard.
— Je ne vous aime pas, monsieur Dresden. Et vous n’êtes certainement pas assez important pour moi pour que j’abandonne des principes auxquels je tiens, que je vous utilise comme une excuse pour me déprécier ou pour trahir ce en quoi mon mari croit.
Elle s’avança vers un placard et en tira un petit kit médical. Sans un mot de plus, elle saisit ma main et la serviette en papier puis ouvrit le kit.
— Donc vous vous occupez de moi ? demandai-je.
— Je ne m’attends pas que vous compreniez. Que je vous supporte ou non à titre personnel, cela n’a pas d’impact sur les choix que je fais. Michael est votre ami. Il risquerait sa vie pour vous. Cela lui briserait le cœur s’il vous arrivait quelque chose, et je ne permettrai pas que cela arrive.
Elle se tut et s’occupa de la coupure avec des mouvements aussi vifs et confiants que lorsqu’elle cuisinait. J’ai entendu dire qu’on fait des désinfectants qui ne font pas mal, maintenant.
Mais Charity utilisa de la teinture d’iode.