Chapitre 27
Je saisis ma crosse, mon bâton de combat et la canne de Shiro et notai mentalement de penser à m’acheter un satané sac de golf. Nous prîmes le taxi jusqu’à chez McAnnally. La Coccinelle bleue était toujours dans le parking d’à côté. Elle n’avait pas été volée, vaporisée ou vandalisée d’une quelconque autre manière.
— Qu’est-ce qui est arrivé à ta vitre arrière ? demanda Susan.
— Un des gorilles de Marcone m’a gratifié de quelques coups de feu en sortant du studio du Larry Fowler.
Susan fit la grimace.
— Tu es retourné au Larry Fowler ?
— Je ne veux pas en parler.
— Compris. Et pour le capot ?
— Les petits trous proviennent du gros bras de Marcone. Le gros impact d’un golem végétal.
— Un quoi ?
— Un monstre-plante.
— Oh ! Pourquoi tu ne dis pas simplement « monstre-plante » ?
— J’ai ma fierté.
— Ta pauvre voiture.
Je sortis les clés mais Susan posa sa main sur la mienne et fit le tour de la voiture. Elle s’agenouilla pour regarder dessous deux ou trois fois, puis se tourna vers moi :
— OK.
Je m’installai à l’intérieur.
— Merci, agent 007, mais personne ne ferait sauter une Coccinelle. Elles sont trop mignonnes.
Susan s’installa côté passager et me répondit :
— De mignons petits confettis, si tu ne fais pas gaffe, Harry.
J’émis un grognement et mis la voiture en route pour pétarader jusqu’à chez Michael.
Le matin était froid et clair. L’hiver n’avait pas encore relâché sa prise sur les Grands Lacs et là où allait le lac Michigan, Chicago suivait. Susan sortit de la Coccinelle et contempla la pelouse devant la maison en fronçant les sourcils derrière ses lunettes noires.
— Comment fait-il pour rendre cet endroit si charmant, gérer sa propre affaire et combattre les démons sur son temps de loisirs ?
— Il regarde sûrement un paquet de ces émissions de déco, dis-je.
Elle eut une moue dubitative.
— L’herbe est verte. On est en février et l’herbe est verte. Ça ne te paraît pas un peu bizarre ?
— Les voies du gazon sont impénétrables.
Elle émit un bruit écœuré puis me suivit jusqu’à la porte d’entrée.
Je frappai. Un instant plus tard, le père Forthill demanda :
— Qui est là ?
— Sonny et Cher, dis-je. Salt-N-Pepa a demandé qu’on les remplace.
Il ouvrit la porte, souriant derrière ses lunettes à monture dorée. C’était toujours le même vieux Forthill, petit, trapu et dégarni, mais il semblait tendu et fatigué. Les rides de son visage étaient plus profondes que dans mon souvenir.
— Bonjour Harry.
— Mon père, répondis-je. Vous connaissez Susan ?
Il la regarda d’un air songeur.
— De réputation, dit-il. Entrez, entrez.
Ce que nous fîmes. Ce faisant, je vis Forthill reposer une batte de base-ball Louisville Slugger dans le coin derrière la porte. Je haussai les sourcils, échangeai un regard avec Susan puis posai ma crosse et la canne de Shiro à côté de la batte. Nous suivîmes Forthill en direction de la cuisine.
— Où est Charity ? demandai-je.
— Elle a emmené les enfants chez sa mère, expliqua Forthill. Elle ne devrait pas tarder à rentrer.
Je poussai un soupir de soulagement.
— Et Anna Valmont ?
— Chambre d’amis. Elle dort.
— Je dois appeler Martin, dit Susan. Excusez-moi.
Elle s’éloigna vers la petite salle d’étude.
— Café ? Beignet ? proposa le père Forthill.
Je m’assis à la table.
— Mon père, vous n’avez jamais été aussi près de me convertir.
Il se mit à rire.
— Le Fantastique Forthill, grand sauveur des âmes, un croissant à la fois. (Il me présenta le nectar des dieux eux-mêmes dans un sachet en papier de chez Dunkin Donuts et des gobelets en polystyrène, puis se servit à son tour.) J’ai toujours admiré votre capacité à plaisanter face à l’adversité. La situation est grave.
— J’avais remarqué, dis-je tout en mâchant une grosse bouchée de beignet au sucre glace. Où est Michael ?
— Sanya et lui sont partis à Saint-Louis pour enquêter sur la présence possible de deniériens. Ils ont tous les deux été arrêtés par la police locale.
— Ils ont… quoi ? Pour quel motif ?
— Aucune charge n’a été retenue, répondit Forthill. Ils ont été arrêtés, retenus pendant vingt-quatre heures, puis relâchés.
— Coincés dans le bunker, dis-je. Quelqu’un les voulait hors de son chemin.
Forthill hocha la tête.
— C’est ce qu’il semble. Je leur ai parlé il y a deux heures. Ils sont en route et devraient arriver sous peu.
— Alors dès qu’ils seront revenus, nous irons récupérer Shiro.
Forthill fronça les sourcils et opina du chef.
— Que vous est-il arrivé hier soir ?
Je lui racontai la version courte : tout ce qui concernait la vente aux enchères d’œuvres d’art et les deniériens, mais j’omis les détails de la suite qui n’avaient rien à voir avec ses chastes affaires. Et que j’aurais été embarrassé de raconter. Je ne suis pas particulièrement religieux mais, bon, ce type était un prêtre, quoi.
Lorsque j’eus terminé, Forthill retira ses lunettes et me regarda droit dans les yeux. Les siens étaient bleus comme un ciel d’été et son regard pouvait se montrer terriblement intense.
— Nicodemus, dit-il à voix basse. Vous êtes sûr que c’est le nom qu’il vous a donné ?
— Ouais.
— Aucun doute possible ?
— Non. On a pas mal discuté.
Forthill croisa les mains et expira lentement.
— Sainte mère de Dieu ! Harry, pourriez-vous me le décrire ?
J’obtempérai, tandis que le vieux prêtre m’écoutait.
— Oh ! Et il portait toujours une corde autour du cou. Pas une corde de navire, plutôt une cordelette, une corde à linge. J’ai d’abord pensé que c’était une sorte de cravate.
Les doigts de Forthill se portèrent vers le crucifix suspendu à sa gorge.
— Avec un nœud coulant ?
— Ouais.
— Qu’avez-vous pensé de lui ? demanda-il.
Je baissai les yeux vers mon beignet entamé.
— Il m’a carrément fait flipper. Il est… dangereux, j’imagine. Louche.
— Le mot que vous cherchez est « maléfique », Harry.
Je haussai les épaules et mangeai le reste de mon beignet sans chercher à le contredire.
— Nicodemus est un ennemi très ancien des chevaliers de la Croix, expliqua Forthill à voix basse. Nos informations à son sujet sont limitées. Il s’est donné pour tâche de trouver et détruire nos archives à peu près tous les cent ans, si bien que nous ne pouvons pas être sûrs de son identité ni de son âge. Il se peut même qu’il ait déjà arpenté la Terre lorsque le Sauveur a été crucifié.
— Il ne faisait pas plus de cinq cents ans, marmonnai-je. Comment se fait-il qu’aucun chevalier ne se soit chargé de lui arranger une belle raie au milieu ?
— Ils ont essayé, répondit Forthill.
— Et il s’en est tiré ?
Le regard et la voix de Forthill restèrent les mêmes.
— Il les a tués. Il les a tous tués. Plus de cent chevaliers. Plus d’un millier de prêtres, de nonnes, de moines. Trois mille hommes, femmes et enfants. Et il ne s’agit là que de ceux référencés dans les pages récupérées malgré la destruction des archives. Seuls deux chevaliers l’ont affronté et ont survécu.
J’eus soudain un éclair de compréhension.
— Shiro est l’un d’eux. Voilà pourquoi Nicodemus était d’accord pour l’échanger contre moi.
Forthill hocha la tête et ferma les yeux un instant.
— Probablement. Les deniériens gagnent en puissance en infligeant douleur et souffrances à d’autres. Ils deviennent ainsi plus habiles à manier la force que les Déchus leur confèrent. Et c’est en faisant du mal à ceux dont la mission est de les arrêter qu’ils gagnent le plus.
— Il torture Shiro, dis-je.
Forthill posa sa main sur la mienne pendant un moment, puis reprit de sa voix paisible, apaisante :
— Nous devons garder la foi. Nous pouvons encore arriver à temps pour le sauver.
— Je pensais que le but des chevaliers était de faire régner la justice, dis-je. Les poings de Dieu, tout ça. Alors comment se fait-il que Nicodemus soit capable de les équarrir en masse ?
— Pour à peu près les mêmes raisons qui font qu’un homme peut en tuer un autre, répondit Forthill. Il est intelligent. Prudent. Doué. Impitoyable. Comme l’ange déchu qui le protège.
Je tentai de deviner son nom.
— Sadiquiel ?
Forthill en sourit presque.
— Anduriel. C’était un capitaine de Lucifer, après la Chute. Anduriel est le meneur des trente Déchus qui ont investi les pièces. Nicodemus n’a pas été séduit par Anduriel avant de tomber sous sa coupe. C’est un partenariat. Nicodemus travaille avec le Déchu presque comme un égal et de son plein gré. Aucun prêtre, ni personne d’aucun ordre de chevalerie que ce soit, ni même aucun des chevaliers de la Croix, n’a jamais réussi à ne serait-ce que l’égratigner.
— Le nœud coulant, dis-je. La corde. Elle est comme le suaire, n’est-ce pas ? Elle a un pouvoir.
Forthill hocha la tête.
— C’est ce que nous pensons, en effet. La même corde que celle que le traître a utilisée à Jérusalem.
— Combien de deniériens travaillent avec lui ? J’imagine qu’ils ne s’entendent probablement pas très bien les uns avec les autres, si ?
— Vous avez raison, Dieu soit loué ! Nicodemus a rarement plus de cinq ou six deniériens travaillant pour lui, d’après nos informations. D’habitude, il en garde trois près de lui.
— L’homme-serpent, la démone et Ursiel.
— Oui.
— Combien de pièces se baladent à travers le monde ?
— Il n’y en a que neuf dont la localisation est connue à ce jour. Dix, avec la pièce d’Ursiel.
— Donc Nicodemus pourrait théoriquement avoir dix-neuf autres Déchus travaillant avec lui. Plus un supplément de gorilles.
— De gorilles ?
— Des gorilles. Des hommes de main normaux, d’après leur apparence.
— Oh ! ils ne sont pas normaux, expliqua Forthill. D’après ce que nous avons pu apprendre, ils forment presque un petit État à eux seuls. Des fanatiques. Leur charge est héréditaire, transmise de père en fils, de mère en fille.
— De mieux en mieux.
— Harry, reprit Forthill. Je ne connais aucune manière diplomatique de poser la question, alors je vais simplement vous la poser. Vous a-t-il donné une des pièces ?
— Il a essayé, dis-je. J’ai refusé.
Les yeux de Forthill restèrent fixés sur moi pendant un moment avant que le prêtre laisse échapper un soupir.
— Je vois. Vous souvenez-vous du symbole dessiné dessus ?
J’eus un grognement affirmatif, saisis une guimauve recouverte de chocolat et dessinai le symbole dans le chocolat avec mon index.
Forthill pencha la tête sur le côté, en fronçant les sourcils.
— Lasciel, murmura-t-il.
— Lasciel ? dis-je.
Ma voix sortit un peu étouffée car j’étais en train de lécher le chocolat sur mon doigt.
— La Séductrice, murmura Forthill. (Il fit passer son doigt sur le chocolat pour effacer le symbole.) Lasciel est également appelée « la Tisseuse », ou « la Tentatrice », dit-il en se léchant à son tour le doigt. Cela dit, il est étrange que Nicodemus veuille la libérer. Habituellement, elle ne suit pas les ordres d’Anduriel.
— Un ange rebelle parmi les anges rebelles ?
— Peut-être, répondit Forthill. C’est quelque chose qu’il est préférable de ne pas aborder pour le moment.
Susan sortit du petit bureau, un téléphone sans fil plaqué contre l’oreille.
— D’accord, dit-elle dans l’appareil.
Elle passa devant nous et nous enjoignit de la suivre d’un geste de la main. Le père Forthill haussa les sourcils et nous sortîmes pour gagner le salon de la famille Carpenter.
C’était une pièce assez gigantesque, divisée en plusieurs zones meublées. Le téléviseur se trouvait dans la plus réduite et semblait malgré tout trois fois trop petit. Susan alla droit dessus, l’alluma et se mit à zapper.
Elle s’arrêta sur une chaîne locale, un bulletin d’informations qui montrait un hélicoptère faisant le tour d’un bâtiment dans lequel un incendie faisait rage. Une dizaine de camions de pompiers rouge et jaune tournaient autour, mais il était évident qu’ils ne faisaient que contenir le feu. Le bâtiment était perdu.
— De quoi s’agit-il ? demanda Forthill.
— Bon sang ! grondai-je en me détournant du téléviseur pour faire les cent pas.
— C’est le bâtiment dans lequel Shiro nous a emmenés hier soir, expliqua Susan. Les deniériens se trouvaient dans des tunnels en dessous.
— Plus maintenant, dis-je. Ils sont partis en effaçant leurs traces. Merde, ils ont eu quoi ? Six heures ? Ils peuvent très bien se trouver à deux ou trois États de là maintenant.
— Nicodemus, dit Forthill. C’est son style.
— Nous les trouverons, affirma Susan à mi-voix.
— Comment ? demandai-je.
Elle pinça les lèvres et se détourna de moi. Elle parla à voix basse dans le téléphone. Je n’entendis pas ce qu’elle dit, mais le ton était celui d’une fin de conversation. Elle éteignit le combiné un instant plus tard.
— Que pouvons-nous faire ?
— Je peux me rendre dans les Abysses, dis-je. Y obtenir des informations. Mais je ne peux pas y aller avant le coucher du soleil.
— Vous n’avez pas à faire ça, dit doucement le père Forthill. C’est bien trop dangereux. Aucun des chevaliers ne voudrait…
Ma main fendit l’air pour l’interrompre.
— Nous avons besoin d’informations, sans quoi Shiro mourra. Non seulement ça, mais si nous ne filons pas le train à Nicodemus il va pouvoir faire le truc maléfique qu’il a prévu de faire avec le suaire. Si je dois descendre jusqu’aux Profondeurs pour obtenir des réponses, alors c’est ce que je ferai.
— Et Michael ? demanda Susan. Ne pourrait-il pas retrouver Shiro de la même manière que Shiro a retrouvé Harry ?
Forthill secoua la tête.
— Pas nécessairement. Ce n’est pas quelque chose qu’il peut contrôler. De temps à autre, les chevaliers se voient confier ce genre de discernement, mais ce n’est pas quelque chose qu’ils peuvent invoquer à volonté.
Je regardai ma montre et calculai des distances.
— Michael et Sanya devraient être de retour dans quoi ? Une heure environ ?
— Sauf imprévu, oui, répondit Forthill.
— Bien. Nous verrons si le camp des anges veut s’impliquer. Sinon, je ferai appel à Chauncy dès que le soleil sera couché.
Je pris le téléphone des mains de Susan et sortis de la pièce.
— Où vas-tu ? demanda-t-elle.
— Parler à Anna Valmont. Et après ça, j’appellerai mon client. Dans le cas improbable où je survivrais, je tiens au moins à donner l’impression d’avoir essayé d’être professionnel.
Charity avait aménagé une chambre d’amis qui avait lentement été envahie par une montagne de tissus. De grandes boîtes transparentes pleines de trucs de toutes les couleurs imaginables s’empilaient contre un mur, et une petite machine à coudre était posée sur une table, à peine visible au milieu de piles d’étoffes soigneusement rangées. D’autres boîtes de tissus étaient regroupées pour former un rempart autour d’un lit à une place occupé par une masse enfouie sous plusieurs édredons.
J’allumai une petite lampe sur la table de couture en espérant que la pièce n’allait pas s’enflammer d’un seul coup.
— Anna ! Réveillez-vous.
La masse émit un marmonnement et s’agita un peu avant de s’immobiliser de nouveau.
J’allumai le téléphone et laissai la tonalité résonner dans le silence de la pièce.
— Je sais que vous êtes réveillée, mademoiselle Valmont. Et vous savez que j’ai sauvé votre peau au Marriott. Donc si vous ne vous asseyez pas immédiatement pour me parler, j’appelle les flics pour qu’ils viennent vous chercher.
Elle ne bougea pas. Je composai un numéro et laissai le téléphone sonner.
— Salopard ! siffla-t-elle avec son accent britannique si particulier.
Elle s’assit, une expression pleine de prudence sur le visage, les couvertures pressées contre sa poitrine. Ses épaules étaient nues.
— Très bien. Qu’est-ce que vous voulez ?
— Mon manteau, pour commencer, répondis-je. Mais, comme je doute que vous l’ayez caché au creux de votre main, je vais me contenter du nom de votre acheteur.
Elle me regarda fixement un instant avant de répondre :
— Si je vous le révélais, je pourrais me faire tuer.
— Si vous ne dites rien, je vous livrerai à la police.
Elle haussa les épaules.
— Ce qui, quoique ce soit déplaisant, ne me tuera pas. Et puis, vous avez l’intention de me livrer de toute façon.
Je lui jetai un regard ombrageux.
— Je vous ai sauvé la vie. Deux fois.
— J’en ai bien conscience, dit-elle. (Elle me regarda sans me voir pendant quelques instants avant d’ajouter :) C’est tellement difficile à croire. Même si c’est à moi que c’est arrivé. Ça semble… fou. Comme un rêve.
— Vous n’êtes pas folle, dis-je. Ou, en tout cas, vous n’avez pas eu d’hallucinations, ni rien de ce genre.
Elle esquissa un rire.
— Je sais. Cisca est morte. Gaston est mort. Ça leur est arrivé à eux aussi. Mes amis. (Sa voix se brisa et Valmont commença à cligner rapidement des paupières.) Je voulais juste boucler cette affaire. Pour qu’ils ne soient pas morts pour rien. Je leur devais bien ça.
Je soupirai.
— Bon, laissez-moi vous simplifier la tâche. C’était Marcone ?
Elle haussa les épaules sans fixer son regard sur moi.
— Nous sommes passés par un intermédiaire, donc je ne peux pas en être sûre.
— Mais est-ce que c’était Marcone ?
Valmont hocha la tête.
— Si je devais deviner, c’est ce que je dirais. L’acheteur était quelqu’un ayant beaucoup d’argent et d’influence au plan local.
— Sait-il que vous savez ?
— On ne mentionne pas à l’acheteur qu’on connaît son nom s’il a pris des précautions pour l’éviter. C’est impoli.
— Si vous connaissez un tant soit peu Marcone, vous savez qu’il ne va pas vous payer et vous laisser partir sans avoir livré la marchandise.
Elle se frotta les yeux.
— Je vais proposer de rendre l’argent.
— Bonne idée ! S’il ne vous tue pas avant que vous ayez eu le temps de le lui proposer.
Elle tourna brièvement vers moi son regard noir. Elle était en colère et elle pleurait.
— Que voulez-vous de moi ?
Je pris une boîte de mouchoirs derrière une pile de coton jaune et la lui tendis.
— Des informations. Je veux tout savoir. Il est possible que vous ayez vu ou entendu quelque chose susceptible de m’aider à récupérer le suaire. Aidez-moi et je pourrai peut-être vous faire gagner assez de temps pour quitter la ville.
Elle prit la boîte et se tamponna les yeux avec un mouchoir.
— Comment puis-je être sûre que vous tiendrez parole ?
— La Terre appelle Criminelle Spice. Répondez Criminelle Spice. Je vous ai sauvé la vie deux fois. Je pense que vous pouvez sans trop de risques me croire de bonne foi.
Elle baissa les yeux en se mordant la lèvre.
— Je… Je ne sais pas.
— C’est une offre limitée dans le temps.
Elle prit une inspiration hésitante.
— D’accord. D’accord. Laissez-moi juste m’arranger un peu. M’habiller. Je vous dirai ce que je sais.
— Très bien, dis-je. Venez. Il y a une douche dans la salle de bains au bout du couloir. Je vais vous trouver des serviettes et tout le tralala.
— C’est votre maison ?
— Celle d’amis. Mais j’ai déjà séjourné ici.
Elle hocha la tête et tâtonna jusqu’à retrouver le haut noir qu’elle portait la nuit précédente. Elle l’enfila et se leva. Elle avait de jolies et longues jambes pleines de contusions et, en posant le pied droit par terre, elle poussa un cri et bascula en avant. Je la rattrapai avant qu’elle heurte le sol et elle s’appuya contre moi en levant haut son pied.
— Saloperie ! siffla-t-elle. J’ai dû me tordre la cheville hier soir. (Elle me jeta un regard dur.) Vos mains.
J’écartai la main de quelque chose d’agréablement lisse et ferme.
— Désolé. Un accident. Vous y arriverez ?
Elle secoua la tête, en équilibre sur une jambe.
— Je ne crois pas. Prêtez-moi votre bras un moment.
Je l’aidai à descendre le couloir en boitant pour gagner la salle de bains. Je sortis des serviettes du placard à linge et les lui passai à travers la porte légèrement entrouverte. Elle la verrouilla derrière elle et entreprit de se doucher.
Je secouai la tête et retournai dans le couloir pour téléphoner au numéro du père Vincent. Il répondit à la cinquième sonnerie. Sa voix semblait lasse et tendue :
— Vincent.
— Ici Harry Dresden, dis-je. Je sais où le suaire est arrivé à Chicago et qui voulait l’acheter. Il a été intercepté par des tiers qui l’ont actuellement en leur possession.
— Vous en êtes certain ? voulut savoir Vincent.
— Ouais.
— Savez-vous où il est ?
— Pas exactement, mais je vais le découvrir. Je devrais le savoir d’ici à ce soir, peut-être même plus tôt.
— Pourquoi vous faudrait-il attendre ce soir ? demanda le père Vincent.
— Eh bien… euh… c’est un peu compliqué à expliquer.
— Peut-être que la police devrait gérer la suite de l’enquête.
— Je ne le conseille pas.
— Pourquoi ?
— J’ai des informations qui laissent à penser que votre manque de confiance pourrait bien être fondé.
— Oh ! répondit le religieux. (Sa voix semblait inquiète.) Je pense que nous devrions nous rencontrer pour discuter, monsieur Dresden. Je préférerais ne pas parler de tout ça par téléphone. Deux heures, dans la chambre de la dernière fois ?
— Ça me semble faisable, dis-je.
— À tout à l’heure, répondit le père Vincent.
Puis il raccrocha.
Je retournai au salon et j’y trouvai Susan assise, occupée à lire le journal devant un café et un beignet. L’un des panneaux de verre coulissants qui menait auparavant vers le patio était ouvert. De l’autre côté se trouvait une grande quantité de bois et de plastique : l’extension que Michael était en train de construire. Le grincement râpeux d’une scie me parvenait par l’ouverture.
Je sortis et trouvai le père Forthill en plein travail. Il avait retiré son manteau et son col, révélant une chemise noire à manches courtes. Il portait des gants de travail en cuir et des lunettes de protection. Il termina de scier une poutre et souffla la sciure autour de la découpe avant de se redresser.
— Comment va le père Vincent ?
— Il a l’air fatigué, répondis-je. J’irai lui parler un peu plus tard, si nous n’avons pas entamé d’autre démarche entre-temps.
— Je m’inquiète à son sujet, dit Forthill. (Il souleva la poutre jusqu’au sommet de ce qui deviendrait, à terme, une fenêtre.) Tenez ça pour moi, voulez-vous ?
J’obéis. Forthill entreprit de planter plusieurs clous, tout en en conservant quelques-uns entre ses lèvres.
— Et Mlle Valmont ?
— Elle prend une douche. Elle va coopérer avec nous.
Forthill fronça les sourcils et prit un clou entre ses lèvres.
— Je ne me serais vraiment pas attendu à cela de sa part, d’après ce que j’ai perçu d’elle.
— C’est ma personnalité pleine de charme, dis-je. Les femmes n’y résistent pas.
— Mmmm…, marmonna Forthill entre ses clous.
— C’est la seule chose sensée à faire. Et elle est au pied du mur, non ?
Forthill planta son clou et se renfrogna. Il se tourna vers moi.
Je lui rendis son regard pendant quelques instants, avant de dire :
— Je vais aller voir où elle en est.
J’avais à peine traversé la moitié du salon que j’entendis claquer une portière de voiture, puis le bruit d’un moteur. Je fonçai vers la porte d’entrée et l’ouvris juste à temps pour voir la vitre arrière brisée de la Coccinelle bleue s’éloigner dans la rue.
Je fouillai maladroitement mes poches et grognai. Mes clés n’y étaient plus.
— Oh, putain ! grondai-je. (Je frappai du poing le chambranle de la porte, par pure frustration. Je ne frappai pas trop fort : j’étais en colère, mais pas au point de chercher à me briser les phalanges.) Le coup classique de la fille… du faux pas jusque dans mes bras. Et je m’étais laissé avoir.
Susan s’avança derrière moi en soupirant.
— Harry, espèce d’idiot. Tu es un type bien. Mais un idiot dès qu’il s’agit des femmes.
— D’abord mon manteau et maintenant ma voiture. Bonjour la gratitude !
Susan hocha la tête.
— Les actes généreux sont toujours punis.
Je la fixai des yeux.
— T’es en train de te ficher de moi ?
Elle me fit face, dissimulée derrière un visage parfaitement impassible. Mais sa voix était légèrement étranglée :
— Non.
— Si.
Son visage rosit et elle secoua la tête.
— Tu te réjouis de mon malheur, lançai-je.
Elle se détourna et se dirigea vers le salon où elle reprit son journal. Elle s’assit et tint celui-ci de manière que je ne puisse pas voir son visage. Des bruits étouffés me parvinrent de derrière les pages dépliées.
Je retournai en grognant vers l’extension en construction. Forthill me regarda, le sourcil levé.
— Donnez-moi quelque chose à casser. Ou sur lequel taper très fort, lui dis-je.
Ses yeux brillèrent.
— Vous vous feriez mal. Allez, tenez-moi ça.
Je maintins une autre planche découpée à sa place tandis que Forthill levait les bras pour la clouer. Son geste fit glisser les manches de sa chemise, me révélant deux lignes vertes sur son bras.
— Attendez, dis-je en posant brusquement la main sur son coude.
La planche glissa de mon autre main et vint heurter mon crâne. Je lui balançai un regard noir et grimaçai, mais n’en tirai pas moins la manche vers le haut.
Forthill avait un tatouage à l’intérieur de son bras droit.
Un œil de Thoth.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demandai-je.
Forthill regarda autour de lui puis remit sa manche en place.
— Un tatouage.
— Sans blague, un tatouage. J’avais vu. Que signifie-t-il ?
— C’est quelque chose que j’ai fait lorsque j’étais jeune, répondit-il. Une organisation à laquelle j’ai appartenu.
Je tentai de me calmer mais ma voix résonna durement malgré tout :
— Quelle organisation ?
Forthill me regarda d’un air un peu surpris.
— Je ne comprends pas ce qui vous contrarie à ce point, Harry…
— Quelle organisation ?
La situation le plongeait visiblement dans la confusion.
— Juste quelques-uns d’entre nous qui étions rentrés dans les ordres ensemble. Nous n’étions guère plus que des gamins, à vrai dire. Et nous avions, eh bien, nous avions été confrontés à certains des événements les plus étranges de notre époque. Un vampire avait tué deux personnes en ville et nous l’avions arrêté ensemble. Personne ne nous a crus, évidemment.
— Évidemment, dis-je. Et ce tatouage ?
Forthill pinça les lèvres, l’air pensif.
— Ça fait si longtemps que je n’y avais pas repensé. Eh bien, le lendemain matin nous sommes allés nous faire tatouer. Nous avons fait le serment de toujours rester vigilants face aux forces des ténèbres, de nous entraider dès que nous le pourrions.
— Et ensuite ?
— Une fois la gueule de bois disparue, nous avons fait un maximum d’efforts pour nous assurer qu’aucun membre important du clergé ne verrait nos tatouages, répondit Forthill en souriant. Nous étions jeunes.
— Et après ça ?
— Après ça, aucun événement surnaturel ne s’est présenté durant les années qui ont suivi et notre petit « club des Cinq » s’est dispersé. Jusqu’à ce que je sois recontacté par Vittorio… par le père Vincent, la semaine dernière. Cela faisait des années que je n’avais eu de nouvelles d’aucun d’eux.
— Attendez. Vincent a le même tatouage ?
— J’imagine qu’il a pu se le faire enlever. Ce serait bien son style.
— Et les autres membres du groupe ?
— Ils sont décédés durant ces dernières années, répondit Forthill.
Il retira l’un de ses gants et contempla sa main burinée.
— À l’époque, je doute qu’aucun d’entre nous ait imaginé vivre vieux.
Les rouages cliquetèrent dans ma tête et je compris. Je compris ce qui était en train de se passer et pourquoi. Par pure intuition, je fonçai vers l’entrée de la maison en rassemblant mes affaires au passage. Le père Forthill me suivit.
— Harry ?
Je passai devant Susan qui reposa son journal et se leva pour m’emboîter le pas.
— Harry ?
J’arrivai devant la porte d’entrée et l’ouvris à la volée.
Le moteur de la camionnette de Michael s’arrêta en vrombissant au même moment et Sanya sortit du véhicule. Ils étaient un peu ébouriffés et mal rasés, mais avaient l’air en forme. Michael me regarda en clignant des paupières.
— Harry ? Je crois que je viens de voir une femme conduisant ta voiture en direction de l’autoroute. Qu’est-ce qui se passe ?
— Prends ce dont tu as besoin pour te battre, dis-je. Nous partons.