Chapitre 29
De retour chez moi, j’appelai Murphy sur son portable personnel. J’utilisai des phrases simples et lui racontai tout.
— Mon Dieu, dit-elle. (Je suis doué pour résumer, hein ?) Ils peuvent infecter toute la ville avec ce truc de malédiction ?
— On dirait bien, répondis-je.
— Comment puis-je t’aider ?
— Nous devons les empêcher de l’utiliser depuis le ciel. Ils ne prendront pas un moyen de transport public. Vois s’il y a des avions affrétés pour décoller entre 7 heures et 8 h 30. Idem pour les hélicoptères.
— Un instant, me dit Murphy. (J’entendis cliqueter des touches de clavier et Murphy qui disait quelque chose dans une radio de la police. Un moment plus tard, elle reprit, d’une voix tendue :) Il y a un problème.
— Ouais ?
— Il y a deux inspecteurs en route pour t’arrêter. On dirait que la criminelle veut t’interroger. Il n’y a pas de mandat enregistré.
— Merde ! (Je pris une profonde inspiration.) Rudolph ?
— Ce sale lèche-cul, grogna Murphy. Harry, ils sont presque arrivés chez toi. Tu n’as que quelques minutes.
— Tu peux les leurrer ? Envoyer des hommes à l’aéroport ?
— Je ne sais pas, dit Murphy. Je suis censée rester à distance de cette affaire. Et ce n’est pas comme si je pouvais annoncer que des terroristes sont sur le point d’utiliser une arme biologique sur la ville.
— Sers-toi de Rudolph, dis-je. Dis-lui que je t’ai informée officieusement que le suaire va quitter Chicago dans un avion affrété depuis l’aéroport. Que ce soit lui qui s’en prenne plein la tête s’ils ne trouvent rien.
Murphy eut un petit rire dur.
— Il y a des moments où tu peux te montrer vraiment malin, Harry. Ça me surprendra toujours.
— Eh bien, merci !
— Que puis-je faire d’autre ?
Je le lui dis.
— Tu déconnes.
— Non. Nous pourrions avoir besoin de renforts et le B.E.S. ne peut pas s’impliquer.
— Et dire que j’avais un espoir quant à ton intelligence.
— Tu le feras ?
— Ouais. Je ne peux rien te promettre, mais je le ferai. Maintenant, file. Ils sont à moins de cinq minutes de chez toi.
— Je ne suis plus là. Merci, Murphy.
Je raccrochai le téléphone puis j’ouvris le placard et fouillai dans deux vieilles boîtes en carton que je gardais au fond jusqu’à ce que je retrouve mon vieux cache-poussière en toile. Il était usé et il avait quelques accrocs ici et là, mais il était propre. Il n’avait pas le poids rassurant du modèle en cuir, mais il dissimulait mieux mon flingue que le faisait mon blouson. Et il me donnait l’air cool. Plus cool, en tout cas.
Je récupérai mes affaires et verrouillai mon appartement en sortant, puis me glissai dans la voiture de location de Martin. Martin n’était pas dedans. Susan se tenait derrière le volant.
— Vite, dis-je.
Elle opina du chef et démarra.
Quelques minutes plus tard, personne ne nous avait sommés de nous arrêter.
— Je devine que Martin ne va pas nous aider.
Susan secoua la tête.
— Non. Il a dit qu’il avait d’autres missions prioritaires. Et que c’était également mon cas.
— Qu’est-ce que tu as répondu ?
— Que c’était un salaud obtus, étroit d’esprit, anachronique et égotiste.
— Pas étonnant qu’il t’adore.
Susan eut un petit sourire.
— La Confrérie est toute sa vie. Il sert une cause.
— Qu’est-ce que ça veut dire pour toi ?
Susan resta longtemps silencieuse tandis que nous traversions la ville.
— Comment ça s’est passé ?
— Nous avons attrapé l’imposteur. Il nous a dit où les méchants allaient se trouver plus tard dans la soirée.
— Qu’est-ce que vous avez fait de lui ?
Je le lui racontai.
Elle me regarda pendant quelques instants avant de demander :
— Comment tu vas ?
— Bien.
— Tu n’as pas l’air bien.
— C’est fait.
— Mais est-ce que tu vas bien ?
Je haussai les épaules.
— Je ne sais pas. Je suis content que tu n’aies pas vu ça.
— Ah ? Pourquoi ? demanda Susan.
— Tu es une fille. Tabasser les méchants, c’est un truc de garçon.
— Espèce de gros macho ! me lança Susan.
— Ouais. C’est la faute de Murphy. Elle a une mauvaise influence sur moi.
Nous arrivâmes au premier panneau indiquant la direction du stade. Susan se tourna vers moi.
— Tu crois vraiment pouvoir gagner ?
— Ouais. Après tout, Ortega n’est guère que le troisième ou quatrième truc le plus dérangeant avec lequel je suis obligé de composer aujourd’hui.
— Mais, même si tu gagnes, qu’est-ce que ça changera ?
— Le fait de ne pas me faire tuer tout de suite. Comme ça, je pourrai me faire tuer plus tard ce soir.
Susan se mit à rire. Il n’y avait rien de joyeux dans ce rire.
— Tu ne mérites pas de vivre comme ça.
Je plissai les yeux et pris une voix rauque pour répondre :
— Le mérite n’a rien à…
— Que Dieu m’en soit témoin, si tu te mets à me citer du Clint Eastwood, j’enroule cette bagnole autour du prochain poteau téléphonique.
— Tu veux tenter ta chance, petite[7] ?
Je souris et levai la main, paume tournée vers elle.
Un instant plus tard, je sentis sa main se poser doucement sur la mienne et elle répondit :
— Une fille doit savoir fixer des limites.
Nous fîmes le reste du trajet jusqu’au stade en silence, main dans la main.
Je n’étais jamais allé au stade Wrigley alors qu’il était désert. Ce n’était pas vraiment la raison d’être d’un stade. On y allait pour se retrouver au milieu d’un bon milliard de gens pour assister à quelque chose. Cette fois, avec des hectares et des hectares d’asphalte désert, le stade au centre avait l’air énorme et étrangement plus squelettique que lorsqu’il était rempli de véhicules et de spectateurs en train d’applaudir. Le vent sifflait en soupirant et en gémissant à travers la structure. Le crépuscule était arrivé et les réverbères éteints projetaient des ombres arachnéennes sur l’étendue du parking. L’obscurité s’immisçait sous les arches et dans les entrées du stade, aussi vides que les orbites d’un crâne.
— Dieu merci, ce n’est pas du tout flippant ni rien, grommelai-je.
— Que va-t-il se passer maintenant ? demanda Susan.
Une autre voiture s’avança derrière nous. Je la reconnus pour l’avoir vue chez McAnnally la veille. La voiture se gara à une quinzaine de mètres de là et coupa son moteur. Ortega en sortit et se pencha pour chuchoter quelque chose au conducteur, un homme au teint basané et aux lunettes ambrées. Il y avait deux autres hommes assis à l’arrière, mais je ne distinguai pas grand-chose d’eux. J’étais prêt à parier qu’ils faisaient tous partie de la Cour Rouge.
— N’ayons pas l’air effrayés, dis-je.
Je sortis de la voiture. Je ne regardai pas Ortega mais tirai ma crosse et la plantai par terre en contemplant le stade. Le vent s’engouffra dans mon manteau et le fit voler suffisamment en arrière pour laisser entrevoir le revolver à ma ceinture. J’avais échangé mon jogging contre un jean sombre et une chemise de soie noire. Les Mongols, ou je ne sais plus quelle ethnie, portaient des chemises en soie car l’étoffe s’enroulait autour de la pointe des flèches susceptibles de les frapper, permettant de retirer ensuite les têtes barbelées sans déchiqueter les entrailles. Je n’avais pas prévu de me faire cribler de flèches barbelées, mais des choses plus bizarres que ça m’étaient déjà arrivées.
Susan sortit également et fit le tour pour venir se placer près de moi. Elle aussi regarda le stade et le vent repoussa ses cheveux en arrière dans le même mouvement que mon cache-poussière.
— Très chouette, murmura-t-elle en bougeant à peine les lèvres. Ça te va bien, ce look. Le chauffeur d’Ortega est sur le point de mouiller son pantalon.
— Tu me dis vraiment des trucs charmants…
Nous restâmes là pendant deux minutes, jusqu’à ce que je perçoive un grondement bas et rythmé… une de ces chaînes à basses exagérées dans une bagnole de crétin. Le grondement se fit plus fort, fut suivi d’un crissement de pneus dans un virage à angle droit, puis Thomas fit son apparition, dans une voiture de sport différente de celle qu’il conduisait la fois précédente. La musique enfla tandis qu’il accélérait sur le parking pour venir se garer en diagonale en travers des lignes que j’avais inconsciemment respectées en m’arrêtant. Il éteignit son autoradio et sortit de sa voiture, accompagné d’un nuage de fumée. Ce n’était pas de la fumée de cigarette.
— Paolo ! s’exclama Thomas.
Il portait un jean moulant et un tee-shirt noir affichant le logo de Buffy contre les vampires. Le lacet de l’une de ses bottes de combat était dénoué et il avait une bouteille de whisky à la main. Il en avala une longue gorgée puis se dirigea en chancelant vers Ortega. Thomas lui tendit la bouteille en vacillant.
— Prenez donc un petit verre.
D’un geste, Ortega fit voler la bouteille hors de la main de Thomas. Elle alla exploser au sol.
— G… gaspilleur…, dit Thomas d’une voix mal assurée. Holà, Harry ! Holà, Susan ! (Il nous fit un grand signe de la main et faillit tomber.) J’allais vous en proposer, à vous aussi, mais mon plan est passé à la trappe, maintenant.
Une lumière bleue apparut dans l’un des tunnels du stade. Un instant plus tard, un véhicule – entre la voiture citadine et le chariot de golf – s’avança sur le parking, un gyrophare bleu clignotant sur son toit. Avec le bourdonnement discret d’un moteur électrique, il s’avança vers nous et s’immobilisa. Kincaid était assis derrière le volant et il désigna les sièges arrière d’un geste du menton.
— Montez. Tout est prêt à l’intérieur.
Nous approchâmes du véhicule de sécurité. Ortega fit mine d’y monter, mais je l’arrêtai d’un geste de la main.
— Les dames d’abord, dis-je en tendant la main à Susan pour lui permettre de prendre place.
Je la suivis. Ortega et Thomas s’installèrent ensuite. Thomas avait mis un casque à écouteurs et hochait vaguement du menton d’une manière censée être en rythme avec la musique.
Kincaid mit le chariot en route et me lança par-dessus son épaule :
— Où est le vieux ?
— Pas là, dis-je. (Je désignai Susan du pouce.) Il a dû retourner sur le banc.
Le regard de Kincaid oscilla entre Susan et moi et il haussa les épaules.
— Pas mal, le remplaçant.
Il nous conduisit le long de plusieurs allées du stade, retrouvant son chemin malgré l’absence de lumière. Pour ma part, j’y voyais à peine. Finalement, nous arrivâmes sur le terrain par une des zones d’entraînement des lanceurs. Le stade était vide, à l’exception de trois spots qui éclairaient la position du lanceur ainsi que la première et la troisième base. Kincaid nous conduisit jusqu’au monticule du lanceur, s’arrêta et annonça :
— Tout le monde descend.
Ce que nous fîmes. Kincaid alla garer la voiture sur le côté puis se déplaça au milieu des ombres jusqu’à la tranchée de l’équipe des visiteurs.
— Ils sont là, dit-il à mi-voix.
L’Archive émergea de la tranchée, tenant une petite boîte de bois sculpté. Elle portait une robe sombre dénuée de rubans ou de jabot et une cape grise maintenue fermée par une broche argentée. Elle était toujours petite, toujours adorable, mais quelque chose dans son maintien ne laissait aucune illusion quant à la différence entre son âge apparent, son savoir et ses capacités.
Elle s’avança vers le monticule du lanceur sans regarder quiconque, toute son attention concentrée sur la boîte qu’elle portait devant elle. Elle la posa, tout doucement, puis en souleva le couvercle et fit un pas en arrière.
Une vague de froid écœurante jaillit lorsqu’elle ouvrit la boîte. Elle me dépassa, me traversa. Je fus le seul présent à y réagir. Susan posa la main sur mon bras et, gardant les yeux sur Ortega et Thomas, me demanda :
— Harry ?
Mon dernier repas avait consisté en un taco acheté au drive-in sur la route du retour de notre rencontre avec Cassius, mais il tentait de s’échapper. Je le retins dans mon estomac et me forçai à faire passer son chemin à ce froid écœurant avec un effort de volonté. La sensation s’atténua.
— Ça va, dis-je. Je vais bien.
L’Archive leva les yeux vers moi, ses traits enfantins pleins de gravité.
— Vous savez ce qui se trouve dans la boîte ?
— Je pense. Mais je n’en ai jamais vu, en fait.
— Vu quoi ? demanda Thomas.
Au lieu de répondre, l’Archive prit une petite boîte dans sa poche. Elle l’ouvrit et en sortit délicatement un arachnide aussi long que son doigt. Un scorpion, qu’elle tenait par la queue. Elle regarda autour d’elle pour s’assurer d’avoir capté l’attention de tous. C’était le cas. Alors elle laissa tomber le scorpion dans la première boîte.
Un bruit retentit instantanément, quelque part entre le cri de chat sauvage et le sifflement du bacon venant frapper un poêlon chaud. Quelque chose qui ressemblait vaguement à un nuage d’encre au milieu d’une eau claire s’éleva en flottant depuis la boîte. Cela faisait à peu près la taille d’une tête de bébé. Des dizaines de vrilles d’ombre soutenaient le scorpion, l’attirant dans les airs en même temps que le nuage foncé. Des flammes d’un violet sombre parcoururent le corps de l’insecte pendant deux ou trois secondes, puis la bestiole s’effrita d’un seul coup, sa carapace réduite en poussière.
La masse nuageuse s’éleva à environ un mètre cinquante avant que l’Archive murmure un mot. La chose se figea, oscillant doucement dans les airs.
— Merde alors, dit Thomas. (Il retira ses écouteurs. Une flopée de guitares électriques se firent discrètement entendre.) Et qu’est-ce que c’est ?
— De la mordite, dis-je à mi-voix. Pierre de mort.
— En effet, confirma l’Archiviste.
Ortega prit lentement son inspiration et hocha la tête d’un air de compréhension.
— Une pierre de mort, hein ? demanda Thomas. On dirait que quelqu’un a tagué une bulle de savon. En lui ajoutant des tentacules.
— Il ne s’agit pas d’une bulle de savon, dis-je. Il y a une partie solide à l’intérieur. L’énergie qu’elle transporte crée cet effet de voile tout autour.
Thomas tendit un doigt vers la chose.
— Qu’est-ce que ça fait ?
J’agrippai son poignet avant qu’il puisse la toucher et repoussai sa main.
— Ça tue. D’où le nom de « pierre de mort », espèce d’imbécile.
— Oh ! fit Thomas en hochant la tête avec la sagacité propre aux hommes ivres. Ç’avait l’air cool quand ç’a zigouillé ce petit truc, mais… alors ? C’est un insecticide ?
— Si tu manques de respect envers cette chose, ça risque de te tuer, lui lançai-je en guise d’avertissement. Elle tuerait n’importe quel être vivant de la même manière. N’importe lequel. Ce truc n’est pas de ce monde.
— C’est extraterrestre ? voulut savoir Susan.
— Vous ne comprenez pas, mademoiselle Rodriguez, dit doucement Ortega. La mordite ne vient pas de cette galaxie, ni de cet univers. Elle ne provient pas de notre réalité.
J’avais quelques réserves quant à la présence d’Ortega sur la liste de l’équipe receveuse, mais j’acquiesçai.
— Elle vient de l’Extérieur. C’est… de l’antivie congelée. Un copeau de ce truc ferait passer les déchets nucléaires pour de la fumée de tabagisme passif. S’en approcher suffit à perdre petit à petit la vie. Celui qui la touche meurt. Point final.
— Précisément, dit l’Archive. (Elle s’avança pour nous regarder, Ortega et moi.) Un enchantement maintient la particule en place. Il est également sensible à la volonté qui lui est appliquée. Les duellistes se feront face, la mordite entre eux. Utilisez votre volonté pour la diriger vers votre adversaire. Celui disposant de la volonté la plus forte contrôlera la mordite. Le duel prendra fin lorsqu’elle aura dévoré l’un de vous.
Pas glop.
L’Archive continua.
— Les témoins observeront depuis la première et la troisième base, en faisant face à l’adversaire de leur duelliste. M. Kincaid s’assurera qu’aucune interférence inappropriée ne sera exercée par l’un ou l’autre des témoins. Je lui ai donné ordre de s’en charger par les moyens les plus radicaux.
Thomas vacilla légèrement et regarda l’Archive d’un air interrogateur.
— Hein ?
La petite fille se tourna vers lui.
— Il vous tuera si vous intervenez.
— Oh ! fit Thomas d’une voix joyeuse. Pigé, ma mignonne.
Ortega jeta sur Thomas un regard noir accompagné d’un grognement écœuré. Thomas trouva autre chose à regarder et recula prudemment d’un pas.
— Je surveillerai pour ma part les duellistes et m’assurerai qu’aucune énergie magique n’est employée. Je mettrai fin moi aussi à toute infraction par les moyens les plus radicaux. Est-ce bien compris ?
Ortega hocha la tête. Je me contentai d’un :
— Ouais.
— Y a-t-il des questions, messieurs ? demanda l’Archive.
Je secouai la tête. Ortega fit de même.
— Chacun de vous peut faire une brève déclaration, ajouta l’Archive.
Ortega tira un bracelet de perles noires et argentées de sa poche. Sans devoir faire le moindre effort, je sentis immédiatement les énergies défensives contenues à l’intérieur. Il me regarda d’un air de méfiance nonchalante en attachant le bracelet à son poignet gauche et annonça :
— Cela ne peut se terminer que d’une seule façon.
Pour toute réponse, je tirai une des potions antivenin de ma poche, fis sauter le bouchon de la fiole et l’avalai d’un trait. Je rotai avant d’ajouter :
— Excusez-moi.
— Tu as vraiment de la classe, Dresden, me souffla Susan.
— Je suinte la classe par tous les orifices, admis-je. (Je lui tendis ma crosse et mon bâton.) Garde-les-moi.
— Témoins, veuillez prendre vos places, dit l’Archive.
Susan posa une main sur mon bras et ses doigts me serrèrent fort pendant un bref instant. Je levai le bras et lui touchai la main. Elle me lâcha et se dirigea à reculons vers la troisième base.
Thomas proposa à Ortega de faire « tope là ! » avec lui. Ortega lui balança un regard noir. Thomas lui répondit par un sourire Colgate et se dirigea d’un pas hésitant vers la première base. En chemin, il tira une flasque d’argent d’une poche latérale et prit une gorgée.
Le regard de l’Archive oscilla entre Ortega et moi. Elle se tenait sur le monticule du lanceur, à côté du globe d’énergie glaçante, si bien qu’elle était légèrement plus grande qu’Ortega et légèrement plus petite que moi. Son visage arborait une expression solennelle, voire sinistre. Cela ne convenait pas très bien à une enfant qui aurait dû se lever pour aller à l’école le lendemain matin.
— Êtes-vous tous les deux résolus à participer à ce duel ?
— Je le suis, affirma Ortega.
— Oui, oui, dis-je en hochant la tête.
L’Archive opina du chef.
— Messieurs, présentez votre main droite, je vous prie.
Ortega leva le bras droit, la paume tournée vers moi. Je l’imitai. L’Archive fit un geste et la sphère de mordite s’éleva en flottant jusqu’à être précisément à mi-chemin entre Ortega et moi. Une tension se fit sentir contre ma paume, une pression invisible et silencieuse. C’était un peu comme quand on lève la main devant une sortie de circulation d’eau à l’intérieur d’une piscine : c’était quelque chose de ténu, qui donnait l’impression de pouvoir aisément glisser sur le côté.
Si cela arrivait, je ferais intimement connaissance avec la mordite. Mon cœur trébucha sur un ou deux battements et je pris une profonde inspiration pour tenter de me concentrer et de me préparer. Si j’étais Ortega, je voudrais ouvrir le bal avec tout ce que j’avais en réserve dès la première seconde de la compétition, histoire d’y mettre fin avant même qu’elle ait commencé. J’inspirai deux fois encore, longuement, et rétrécis mon champ de vision ; je tâchai de ne plus penser à rien, jusqu’à occulter tout ce qui ne relevait pas de la pression sur ma main et des ténèbres mortelles à quelques pas de là.
— Commencez, dit l’Archive.
Elle battit vivement en retraite.
Ortega poussa un cri, une clameur de guerre, son corps s’inclinant légèrement, les hanches fléchies. Il tendit le bras devant lui comme un homme tentant de refermer d’une main la porte d’un coffre-fort. Sa volonté jaillit vers moi, sauvage et puissante, et la pression me repoussa en arrière sur mes talons. La mordite franchit trois des quatre pas qui la séparaient de moi.
La volonté d’Ortega était forte. Vraiment très forte. Je tentai de la dévier, de la surpasser et de stopper la sphère. L’espace d’une seconde de panique, il ne se passa rien. La sphère continua à se rapprocher de moi. Trente centimètres. Vingt-cinq. Quinze. De petites vrilles de ténèbres jaillirent depuis le nuage autour de la mordite, cherchant aveuglément mes doigts.
Je serrai les dents, rassemblai ma volonté et stoppai la chose à dix centimètres de ma main. Je tentai d’impulser un élan à mon tour, mais Ortega me résista avec force.
— Ne faites pas durer les choses, mon garçon, siffla-t-il entre ses dents. Votre mort sauvera des vies. Même si vous gagnez, mes vassaux de Casaverde ont juré de vous traquer et de vous tuer. Vous, ainsi que tous ceux que vous connaissez et aimez.
La sphère se rapprocha un peu.
— Vous aviez dit que vous ne leur feriez pas de mal si je donnais mon accord pour le duel, grondai-je.
— J’ai menti, admit Ortega. Je suis venu ici pour vous tuer et mettre fin à cette guerre. Rien d’autre ne compte.
— Salopard !
— Arrêtez de lutter, Dresden. Évitez-vous des souffrances. Si vous me tuez, ils seront exécutés. En vous rendant, vous les préservez. Votre Mlle Rodriguez. La femme flic. L’enquêteur qui vous a appris le métier. Le propriétaire de ce bar. Le chevalier et sa famille. Le vieil homme dans les collines d’Ozark. Les enfants-loups de l’université. Tous.
Je poussai un cri rageur.
— Mon gars, tu viens de dire ce qu’il ne fallait pas.
Je laissai la colère déclenchée par les paroles d’Ortega se déverser à travers mon bras.
Un nuage d’étincelles écarlates jaillit contre la sphère de mordite et je la vis reculer lentement.
Les traits du visage d’Ortega se tendirent et sa respiration se fit plus lourde. Il ne dépensait plus d’énergie pour parler, désormais. Ses yeux s’assombrirent jusqu’à devenir entièrement noirs et inhumains.
Des tremblements étaient visibles un peu partout sur sa peau, ce masque de chair contenant le monstre vaguement semblable à une chauve-souris qu’étaient vraiment les membres de la Cour Rouge. Le monstrueux Ortega, le véritable Ortega, s’agitait sous sa pseudo-coquille humaine. Et il avait peur.
La sphère se rapprocha. Ortega renouvela ses efforts avec un autre cri de guerre. Mais la sphère atteignit le point médian et continua à progresser vers lui.
— Imbécile, lâcha-t-il dans un hoquet.
— Meurtrier, contrai-je en propulsant la sphère de trente centimètres supplémentaires dans sa direction.
Ses mâchoires se serrèrent plus encore, les muscles de son visage gonflés à bloc.
— Vous allez tous nous détruire.
— En commençant par vous.
La sphère se rapprocha un peu plus.
— Vous êtes un fou, un égoïste et un hypocrite.
— Vous assassinez et réduisez les enfants en esclavage, dis-je. (Je repoussai la sphère de mordite à moins de trente centimètres de lui.) Vous menacez les gens que j’aime. (Je la rapprochai encore.) Qu’est-ce que ça vous fait, Ortega, d’être trop faible pour vous protéger ? Qu’est-ce que ça vous fait de savoir que vous êtes sur le point de mourir ?
Pour toute réponse, un sourire apparut lentement sur son visage. Ses épaules bougèrent légèrement et je vis que l’un de ses bras pendait, inerte, sur son flanc, comme une manche vide. Un petit gonflement apparut sur le côté de son estomac, comme une arme tenue dans la poche d’un pardessus.
Je le regardai, choqué. Il avait retiré son vrai bras de sa carapace de chair. Il braquait une arme sur moi.
— Ce que ça fait ? demanda-t-il tout doucement. À vous de me le dire.