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— Il a été tué par accident, dis-je à Elaine. C’est à ça que ça ressemblait dès le début et c’est comme ça que la police a vu les choses. Un type qui habite au vingt-huitième étage d’un bel immeuble se trouve au mauvais endroit au mauvais moment parce qu’il a voulu jouer au malin dans son beau costume.
« Les flics croyaient qu’il était tombé sur George Sadecki et c’était une éventualité que je ne pouvais pas écarter entièrement. Sauf que le personnage de Glenn Holtzmann avait quelque chose de bizarre et que plus j’étudiais son cas et plus je me rendais compte qu’il avait donné à quelqu’un des raisons de le tuer que ce pauvre George n’avait jamais eues. Le meurtre me semblait prémédité. La dernière balle dans la nuque ne collait pas avec un vol à l’arraché qui tourne mal, voire avec l’agression d’un vagabond qui prend un coup de sang. Ça sentait son exécution. Le truc qu’on fait uniquement aux gens qu’on veut voir mourir.
— Ce qui était le cas, dit-elle.
— Ce qui était très exactement le cas. Nicholson James avait ce qu’il croyait être d’excellentes raisons de flinguer Roger Prysock et ne pensait pas faire autre chose en abattant Glenn. Après, lorsque George est entré en scène et a porté le chapeau à sa place, Nick a dû croire que le bon Dieu veillait sur lui. Et, bien sûr, il n’est pas allé crier la vérité sur les toits : se tromper de victime n’est pas le genre de haut fait dont on se vante dans les bars. Il avait tué un inconnu, c’était un autre inconnu qui atterrissait en taule, prétendre que rien ne s’était passé était la solution la plus simple.
« Jusqu’au jour où Roger Prysock revient à New York en s’imaginant que tout danger est écarté. Nicholson James l’apprend et remet ça. Le procédé est le même
— cabine publique, trois balles en pleine poitrine et le coup de grâce(50) dans la nuque –, sauf que cette fois-ci il n’y a pas erreur sur la personne.
— Et personne ne fait le lien.
— Parce qu’il n’y a aucune raison de le faire. Rien que pour les cinq bourgs de New York, près de cinq cents homicides ont été commis entre le meurtre de Glenn Holtzmann et l’assassinat de Prysock. Les trois quarts d’entre eux ont été perpétrés avec des armes à feu et bon nombre sur la voie publique. Les similitudes sont certes frappantes, mais seul pourrait les déceler quelqu’un qui aurait le meurtre de Holtzmann présent à l’esprit. Or, tous les flics qui se sont occupés de l’affaire ont autre chose en tête. Il ne faut pas oublier que Prysock s’est fait descendre à l’autre bout de la ville et que parmi ceux qui enquêtent sur sa mort, personne n’a travaillé sur le meurtre de Holtzmann, lequel meurtre est déjà de l’histoire ancienne. L’affaire est close et l’assassin a été arrêté. Il est même mort et enterré ! Imaginons que tu tombes sur un monsieur et une dame tués à coups de hache. Peut-être penseras-tu à Lizzie Borden(51), mais de là à lui intenter un procès !
— Je vois.
— Il n’y avait qu’une seule personne qui pouvait entendre autre chose dans cette histoire et cette personne, c’était moi. Je n’ai jamais vraiment cru que c’était George qui avait fait le coup et aucun des homicides qui se déroulaient à droite et à gauche ne pouvait m’ôter de l’esprit le seul auquel je pensais. Bref, le seul être à même de faire le lien entre Holtzmann et Prysock, c’était moi.
— Et ce lien, tu l’as fait.
— Et non, justement, lui répondis-je, je ne l’ai pas fait.
Les quatre journaux locaux ayant rapporté la mort de Prysock, j’avais lu la nouvelle au moins une fois. J’ai dû la lire, puisque je m’en suis souvenu deux ou trois jours plus tard. Comme une sonnerie que je m’arrangerais pour ne pas entendre.
— Pourquoi ?
— Parce que je suis devenu très judicieusement sourd. Sourd comme un Irlandais, ainsi que disait tante Peg. Être sourd comme un Irlandais, c’est ne pas entendre ce qu’on ne veut pas entendre.
— Pourquoi ne voulais-tu pas entendre ?
— Laisse-moi plutôt te dire comment je me suis débarrassé de ma surdité irlandaise et tu verras tout de suite où elle avait sa source. En partant d’ici hier soir, je me suis rendu à la réunion de minuit qui se tient à la Maison d’Al-Anon. Après, je suis allé voir Mick.
Je lui racontai les heures que j’avais passées chez Grogan et lui récapitulai le bout de conversation que nous avions eu à propos de Glenn Holtzmann. Je lui dis encore comment Mick et moi avions attendu le lever du jour et assisté à la messe des bouchers à l’église Saint-Bernard.
— Mick était le seul type en tablier blanc. Il n’y avait pratiquement que nous et les nonnes.
— Et tu pensais qu’il avait tué Holtzmann.
— Je le craignais. C’était une des premières idées qui m’étaient venues à l’esprit lorsque j’avais enfin réussi à joindre quelqu’un d’Altoona qui puisse me dire d’où venait l’argent dont Glenn s’était servi pour se payer ses études de droit. D’un côté je voyais Glenn Holtzmann le cafteur professionnel et de l’autre mon ami Mick Ballou avec une bagnole, une baraque et un café dont il se refuse à être le propriétaire en titre afin d’interdire toute possibilité de saisie par le fisc. En plus de quoi Mick n’arrêtait pas de parler de ça, de me dire comment les autorités te confisquent tes biens dès qu’elles peuvent prouver que tu en as et de m’expliquer pourquoi son avocat voulait s’assurer qu’il ne perdrait pas sa ferme si jamais ses locataires venaient à mourir avant lui et à la léguer à quelqu’un d’autre.
« Glenn, je l’avais rencontré une fois chez Grogan. Je buvais un Coca au comptoir et il croyait que c’était de la Guinness… cela pour te donner une idée de la manière dont il se fondait dans le paysage d’un bar ordinaire de Hell’s Kitchen ! Ça ne l’empêchait pas de savoir très bien qui était le propriétaire et de me poser sans arrêt des questions sur « Ballou le Boucher ». Jusqu’au moment où je lui ai dit que ça faisait mauvais effet et où il a parlé d’autre chose. Mais il aurait très bien pu aller se renseigner ailleurs. Et s’il était tombé sur un détail intéressant et avait décidé d’en tirer bon parti ?
« Mais se dire que Mick l’avait tué n’avait quand même pas grand sens. Glenn agissait dans l’ombre et les deux types qu’il avait baisés n’avaient jamais eu la moindre idée de ce qui leur arrivait. Jamais Glenn ne se serait découvert devant un monsieur qui a la réputation d’être un tueur sans pitié. Quant à Mick… Rien ne lui aurait été plus facile que d’avertir Glenn de se tenir tranquille s’il avait deviné ce qui se tramait.
« Et c’est là que je me suis trompé, poursuivis-je. Au lieu d’envisager tous les cas de figure, je me suis fermé.
Je me suis accroché à l’idée que mon boulot était terminé parce que j’avais fait tout ce qu’il était possible de faire pour mes deux clients. L’argent de Lisa Holtzmann était en lieu sûr et je ne pouvais plus rien pour George Sadecki. Et comme en plus je n’avais aucune piste quant à l’identité du vrai tueur, je pouvais très bien cesser de chercher.
« Mais quelque chose me rongeait. Je n’arrivais pas à décoller de chez Grogan. Je recherchais la compagnie de Mick Ballou tous les deux ou trois jours, je passais des heures entières à bavarder avec lui et jamais je ne lui disais ce qui me travaillait. Et d’ailleurs, ça ne me travaillait pas vraiment, enfin… pas consciemment, parce que je m’interdisais d’y penser.
« C’est alors que Nicholson James a abattu Roger the Dodger. Je l’ai appris en lisant les journaux, mais la nouvelle ne m’est pas restée en tête.
— Jusqu’au moment où tu es allé bavarder avec Mick.
— Où je suis allé bavarder avec lui et où, Dieu sait comment, nous avons abordé la question Glenn Holtzmann, dis-je en pensant qu’il était inutile de lui préciser comment nous en étions arrivés là. Toujours est-il que ce qu’il m’a dit alors m’a fait clairement comprendre que j’avais laissé mes angoisses prendre le pas sur le raisonnement. Assez miraculeusement, j’ai commencé à me rappeler que j’avais lu quelque chose qui me troublait. Quoi, je l’ignorais, mais je savais au moins qu’il y avait quelque chose.
— Drôle quand même, comment le cerveau fonctionne.
— A qui le dis-tu !
— Et s’il avait fait le coup ?
— Mick ?
Elle acquiesça d’un signe de tête.
— Imagine qu’il t’ait tout avoué ou que tu sois tombé sur des preuves absolument accablantes.
— Tu veux dire… qu’est-ce que j’aurais fait ?
— Oui.
Je n’eus même pas besoin de réfléchir.
– Je n’aurais rien fait du tout. L’affaire était close et j j’avais fini mon boulot.
— Ça ne t’aurait pas chagriné de savoir qu’il l’emportait en paradis ? – Je n’ai même pas envie de savoir combien de meurtres Mick a commis sans être jamais inquiété. J’en ai vu un et il m’en a raconté pas mal d’autres. J’en ai suffisamment avalé pour qu’un énième petit assassinat ne me reste pas en travers du gosier.
— Même si cet énième petit assassinat te concernait directement ?
– Comment ça ? Parce que je connaissais vaguement la victime ? Parce que l’affaire m’était échue après les faits ? Ce n’est pas comme s’il avait tué un de mes proches, tu sais ? Ni même comme si l’acte était particulièrement répréhensible. Si Mick Ballou avait effectivement tué Glenn Holtzmann, je me serais dit qu’il avait probablement de bonnes raisons. – Bref, le soupçonner ne changeait en rien ce que tu éprouvais pour lui ?
— Pas vraiment, non.
— Et vos relations n’en ont pas été affectées ?
— Pourquoi l’aurait-il fallu ?
— Mais… tu es allé à la messe avec lui ce matin, dit-elle. Et ça, tu ne l’avais pas fait depuis longtemps.
— Ah, vous, les femmes juives ! lui répliquai-je. Vous n’en ratez jamais une !
— Et donc ?…
— Je crois que tu as raison. Je ne me serais sans doute pas autorisé à prendre part à ce rituel tant que je l’aurais soupçonné. Ce qui fait que dès que mes doutes ont été levés, j’ai éprouvé le besoin de fêter ça.
— Et c’est à ce moment-là que tu t’es rappelé ce qu’il y avait dans le journal.
— C’est à ce moment-là que je me suis souvenu qu’il y avait quelque chose dans les journaux et que ce quelque chose était récent. J’ai relu la presse jusqu’à ce que je trouve ce que je cherchais. Et j’ai commencé à creuser. Dès que Julia m’a parlé d’un mac qui se faisait appeler Zoot, j’ai songé à la seule personne que je me rappelais avoir vue en costume zoot, c’est-à-dire Nicholson James. Je l’avais vu bavarder avec Danny Boy quand je bossais sur mon affaire d’enlèvement. L’épouse de Kenan Khoury *, tu te souviens ?
— Évidemment.
— J’ai parlé avec Danny Boy un peu plus tard et il ne savait même pas que nos deux macs s’en voulaient à mort. Encore heureux que Julia ait été au courant ! Cela dit, cette affaire n’étant pas vraiment marquée au sceau de la chance, je reconnais qu’à ce moment-là, elle m’a servi.
— Comme si on pouvait t’en vouloir ! Mon Dieu, Matt, qu’est-ce que tu as l’air fatigué ! Je t’offrirais bien du rab de café, mais c’est sans doute la dernière chose dont tu as besoin.
— Tu as probablement raison.
— Moi aussi, je suis fatiguée. Je n’ai pas beaucoup dormi la nuit passée. J’ai pas mal de soucis en ce moment.
— Je sais.
— J’ai eu peur quand tu m’as appelée. Me dire que tu avais passé une nuit blanche et que tu avais besoin de me parler… J’ai eu peur que tu m’annonces des choses.
— Je voulais seulement te tenir au courant de ce qui se passait.
— Je sais.
— Et je n’avais pas envie d’aller me coucher tout seul.
— Eh bien, ce ne sera pas nécessaire, me répondit-elle.
Je me couchai et songeai aussitôt que ce n’était pas ma fatigue qui allait m’empêcher d’avoir du mal à m’endormir. Une seconde plus tard, me sembla-t-il, il faisait grand soleil dans la chambre, une bonne odeur de café frais se répandant dans tout l’appartement.
J’en avalais ma deuxième tasse lorsque le téléphone sonna. Elaine décrocha. Je me tournai vers elle et la vis changer de visage.
— Un instant, dit-elle. Je vous le passe.
Elle couvrit l’écouteur de sa main et ajouta :
— C’est pour toi. Janice Keane.
— Oh ?
Elle me tendit l’appareil et s’éclipsa hors de la pièce. Je l’aurais bien suivie, mais avec ce putain de téléphone dans la main !
— Allô ? dis-je.
— Je m’excuse, Matt. Je n’ai pas choisi le bon moment, n’est-ce pas ?
— Non, non, ça va.
— Veux-tu que je te rappelle plus tard ?
— Non, ça ne pose aucun problème.
— Bon. C’est toi qui vois… parce qu’il n’y a rien d’urgent, enfin… vu l’urgence générale de la situation… Disons que j’ai eu ce qu’on pourrait appeler une révélation peu après ton départ. J’ai failli t’appeler tout de suite, mais j’ai préféré attendre ce matin pour voir si ça tenait encore.
— Et ça tient encore ?
— Ouais. Et je voulais t’en faire part parce que ça te concerne… en quelque sorte.
— Ah.
— Je ne vais pas me suicider. Je ne vais pas me servir du revolver que tu m’as apporté.
— Vrai ?
— Vrai. Tu veux savoir ce qui s’est passé ? Après ton départ, je me suis regardée dans la glace et j’ai pas voulu croire la gueule que j’avais. Et après, je me suis dit : « Et alors ? Je peux faire avec, non ? » Et brusquement j’ai compris que j’allais pouvoir me débrouiller de la suite, même si elle devait être longue. Je ne pourrais sans doute pas y faire grand-chose, mais je pourrais au moins m’en accommoder. J’arriverais à supporter.
« Et ça, c’était quelque chose de tout à fait nouveau, reprit-elle. C’est vrai qu’il y a des choses qui m’échappent : la douleur, mon aspect extérieur… et le fait absolument inacceptable que, ce coup-ci, je n’en sortirai pas vivante, mais ton revolver m’a redonné une manière de maîtrise. Je pouvais toujours appuyer sur la détente si les choses prenaient un tour qui ne me plaisait pas. Sauf que… pourquoi faudrait-il que je domine la situation et qui le fait jamais vraiment dans sa vie ? Bah… je suis parfaitement capable de supporter un peu de douleur. Et la douleur, on n’en a jamais plus que ce qu’on peut supporter… c’est pas ça qu’on dit ?
— Si. C’est ça qu’on dit.
— Et tu sais ce que j’ai compris tout d’un coup ? J’ai compris que je ne voulais rien rater. Parce que c’est ça, la sobriété : le fait de ne pas laisser filer son existence. Bref, je veux être de tout le reste. Mourir est une expérience et il se trouve que je n’ai aucune envie de la louper. Autrefois, je disais toujours vouloir que la mort me prenne par surprise. L’attaque, l’infarctus et de préférence pendant mon sommeil pour que je n’aie conscience de rien, même pas une infime seconde. Mais maintenant, ce n’est pas du tout ça que je veux. Je préférerais que les choses s’accomplissent d’elles-mêmes jusqu’au bout. Si je disparaissais d’un seul coup, je n’aurais même pas le bonheur de savoir que ce que je voulais donner à certaines personnes leur est effectivement parvenu. À ce propos… n’oublie pas que tu as le socle à prendre.
— Je sais.
— Bon, ben… je voulais sans doute te remercier encore une fois de m’avoir procuré ce revolver, dit-elle, parce que… il fallait que je l’aie pour comprendre que je n’en aurais pas besoin. Je ne sais pas si ce que je te raconte a un sens…
— Tu te démerdes bien, tu sais ?
— Vraiment ? Il y a des fois où je me demande… Tu sais ce que je me suis dit avant de me coucher hier soir ? Je me suis dit que ce qui me faisait le plus peur dans cette mort, c’était que je foute tout en l’air et que je ne sache pas comment m’y prendre. Et alors, je me suis dit : « Mais merde, quoi ! t’as qu’à penser à tous les crétins et autres loosers qui s’en sont parfaitement débrouillés ! Ça doit quand même pas être si difficile que ça ! » Si ma mère y est arrivée, tout le monde doit en être capable, non ?
— T’es dingue, Jan, lui dis-je, mais ça, tu le sais probablement depuis longtemps.
Lorsque j’entrai dans la chambre, Elaine était assise sur un tabouret et se regardait dans la glace de sa coiffeuse. Elle se tourna brusquement vers moi.
— C’était Jan, dis-je.
— Je sais très bien qui c’était.
— Je ne vois pas pourquoi elle a appelé ici. Je voulais le lui demander. Je ne pensais pas qu’elle avait ce numéro.
— Tu avais mis ton transfert d’appels.
— Ça ne se peut pas. Je ne l’ai pas enclenché hier soir.
— Tu n’avais pas besoin. Tu ne l’avais pas débranché de la veille.
— Ah, nom de Dieu ! m’écriai-je. C’est une blague, n’est-ce pas ?
— Non.
Je réfléchis.
— Tu as raison, dis-je enfin. Je ne l’avais pas débranché.
— Elle a aussi appelé hier matin.
— Ici ? Il y avait un message à l’hôtel.
— Je sais. C’est moi qui l’ai laissé. « Rappeler Jan Keane. » Elle ne m’avait pas laissé son numéro, mais je me suis dit que tu devais le connaître.
— Oui, bien sûr.
— Bien sûr, répéta-t-elle.
Elle quitta son tabouret et gagna la fenêtre. Celle-ci donne sur le fleuve, mais la vue est plus belle du living-room.
— Tu te souviens d’elle ? lui demandai-je. Tu as fait sa connaissance à SoHo.
— Pour m’en souvenir, je m’en souviens. Ta petite copine d’antan.
— Voilà.
Elle se tourna vers moi, le visage tendu.
— Eh merde, tiens ! s’écria-t-elle.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— J’avais peur qu’on parle de ça hier soir, dit-elle. Je croyais que c’était pour ça que tu voulais passer… Et je ne voulais pas en parler, moi, mais il le faut, non ?
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Jan Keane, dit-elle en détachant les syllabes de son nom d’un ton sec. Tu la vois, c’est ça ? Tu as une aventure avec elle… tu es toujours amoureux d’elle…
— Nom de Dieu !
— Je te jure que je ne voulais pas en parler ! Mais ça s’est fait quand même. Alors ? Et qu’est-ce qu’on fait maintenant ? On fait comme si je n’avais rien dit ?
— Jan est en train de mourir.
— Elle est en train de mourir, répétai-je. Elle a un cancer du pancréas. Elle n’en a plus pour longtemps. Ils lui ont donné un an et elle est presque au bout.
« Elle m’a téléphoné il y a environ deux mois, continuai-je. Au moment où Glenn Holtzmann s’est fait descendre. Elle était en train de mourir et elle voulait que je lui rende un service. Elle voulait un revolver. Pour se suicider quand elle ne pourrait plus supporter.
« Et elle m’a appelé hier parce qu’elle voulait me donner une de ses œuvres. Elle s’est mise à distribuer ses biens de façon à être sûre qu’ils arrivent entre les mains des gens auxquels elle les destine. Je suis allé à son loft hier matin et j’ai pris un de ses tout premiers bronzes et elle avait une sale gueule et elle n’en a sans doute plus pour très longtemps.
« Et aujourd’hui elle m’a rappelé pour me dire qu’elle n’allait pas se mettre le revolver dans la bouche et expédier sa cervelle partout sur les murs. Elle a décidé qu’il valait mieux laisser la mort suivre son cours et elle voulait me faire part de sa décision et m’expliquer comment elle y était arrivée.
« Et oui, ajoutai-je encore, je l’ai revue, mais pas au sens où tu l’entends. Non, je ne suis pas en train d’avoir une aventure avec elle. Non, je ne suis pas amoureux d’elle. Je l’aime, je me fais du souci pour elle, c’est une très bonne amie, mais non, je ne suis pas amoureux d’elle.
« C’est toi que j’aime, dis-je. Tu es la seule femme que j’aime. Tu es la seule que j’aie jamais aimée. Je t’aime, Elaine, je t’aime.
— Je me sens vraiment conne, dit-elle.
— Pourquoi ?
— Parce que j’étais férocement jalouse d’une femme qui est en train de mourir. Parce que j’ai passé toute ma journée d’hier à la haïr. Je me sens conne et méchante, méprisable, ignoble. Et folle, surtout ça.
— Tu ne savais pas.
— Non, et ça aussi, ça m’ennuie. Comme as-tu pu te taper tout ça sans jamais rien m’en dire ? Ça fait quoi ? Deux mois que ça dure ? Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé ?
— Je ne sais pas.
— En as-tu parlé à quelqu’un d’autre ?
— J’en ai un peu parlé à Jim, mais je ne lui ai pas dit qu’elle m’avait demandé de lui trouver un revolver. J’en ai aussi parlé à Mick.
— Et tu lui as emprunté un revolver.
— Mick est opposé au suicide.
— Mais pas au meurtre ?
— Un jour, je t’expliquerai la distinction qu’il fait entre les deux. Je ne lui ai pas demandé d’arme parce que je ne voulais pas le mettre dans une position embarrassante.
— Alors, où l’as-tu eu, ce revolver ?
— C’est T. J. qui m’en a acheté un.
— Ah, mon Dieu ! Tu lui fais acheter des revolvers, vendre de la drogue et traîner avec des travelos ? Tu parles d’une influence que tu as sur lui ! Lui as-tu dit pourquoi tu le voulais ?
— Il ne me l’a pas demandé.
— Moi non plus, dit-elle, mais tu aurais pu me le dire. Pourquoi ne l’as-tu pas fait ?
Je réfléchis.
— Je ne sais pas, dis-je enfin. Je devais avoir peur.
— Que je ne comprenne pas ?
— Non, je n’avais pas peur de ça. Tu comprends toujours plus de choses que moi. J’avais peut-être peur que tu désapprouves.
— Quoi ? Que tu lui donnes un revolver ? En quoi cela m’aurait-il regardée ? Comme si tu n’en aurais pas fait à ta tête de toute façon !
— C’est probable.
— Ceci pour ta gouverne : j’approuve qu’elle ait renoncé à se coller son revolver dans la bouche. Mais j’approuve aussi que tu aies décidé de lui en donner un et que tu l’aies laissée faire son choix. Ce que j’apprécie moins, c’est que tu m’aies laissée dans le noir alors que tu supportais toutes ces misères. Qu’avais-tu l’intention de faire quand elle mourrait ? Sauter l’enterrement ? Me raconter que tu allais voir un match de boxe à Sunnyside ?
— Je t’aurais dit quelque chose.
— Voilà qui est réconfortant.
— Je cherchais sans doute à me cacher la vérité, lui avouai-je. Te parler de ça aurait rendu la chose réelle.
— Ce que je comprends.
— Mais il y avait aussi autre chose dont j’avais peur.
— Quoi ?
— Que tu meures.
— Mais je ne suis pas malade !
— Je sais.
— Et alors…
— Et alors, je ne peux pas supporter que Jan soit en train de mourir ! Quand elle disparaîtra, je perdrai quelque chose d’important, mais perdre des gens, ça arrive et la vie apprend à s’en débrouiller. Mais si jamais il t’arrivait quoi que ce soit, je ne sais pas ce que je ferais et ça, je l’ai tout le temps en tête et la seule raison pour laquelle je n’y pense pas, c’est que je me l’interdis. Parfois, quand on est au lit, je te touche la poitrine et je me demande s’il n’y a pas une grosseur dedans, ou alors ce sont tes cicatrices que je sens, là où ce fumier t’a poignardée, et je commence à me dire qu’il t’a peut-être fait plus de mal qu’on ne le pense. Depuis quelques années je sais que je ne suis pas immortel et se rendre compte de ça n’est jamais drôle, mais on s’y fait. Sauf que là, ce qui arrive à Jan me fait comprendre que toi aussi, tu mourras un jour, et je n’aime pas ça.
— Vieil ours imbécile. Je ne vais jamais mourir. Tu ne le savais pas ?
— Tu ne me l’as jamais dit.
— Je n’ai pas le choix. Je vais à Al-Anon, moi ! Je ne peux pas me permettre de mourir tant qu’il y aura un seul être pour avoir besoin de moi sur cette terre ! Ah, mon Dieu, serre-moi fort, tu veux ? Et dire que je croyais être en train de te perdre !
— Tu ne me perdras jamais.
— Je me disais… c’est une fille intéressante, elle a réussi des choses, c’est une putain d’artiste et tout et tout, elle doit être sacrément plus stimulante et admirable qu’une connasse qui a passé toute sa vie à baiser pour se faire du fric.
— C’est ça que tu te disais ?
— Ouais. Je me disais que c’était elle, la fille plus douce et plus belle.
— Ça, pour avoir compris ! C’est toi, la fille plus douce et plus belle.
— Vraiment ?
— Sans l’ombre d’un doute.
— Moi, hein ?
— Toi.
— Donc, je me trompais. Je reconnais mes torts. Écoute, Matt, et si on retournait au lit ? Pas pour faire des trucs, juste pour, enfin, tu sais… se tenir chaud ?
— Est-ce bien sage ? On pourrait ne plus se dominer.
— On le pourrait en effet.
Cet après-midi-là, je me tenais debout à la fenêtre lorsqu’elle s’approcha de moi.
— Il devrait faire plus froid cette nuit, dit-elle. Il y aura peut-être de la neige.
— La première de l’année ?
— Ouais. On pourrait aller faire un tour ou rester ici à la regarder tomber. On verra si on veut la toucher ou pas.
— Je repense à l’époque où j’ai commencé à venir ici. La vue était plus belle sans ces nouvelles constructions.
— Je sais.
— On devrait déménager.
— Hein ?
— Il y a des appartements à vendre au Parc Vendôme et je suis sûr qu’il y en a de disponibles des deux côtés de la 57e Ouest. Je sais que tu as toujours beaucoup aimé le bâtiment avec l’entrée art déco dans la rue d’à côté…
— Et celui où il y a une plaque qui dit que Béla Bartok a habité dans l’immeuble…
— Demain ou après-demain, tu devrais commencer à chercher. Et dès que tu trouves quelque chose, on le prend.
— Tu ne veux pas chercher avec moi ?
— Je ne ferais que me mettre en travers. Je sais que je serai parfaitement heureux d’emménager où tu veux. Ça fait trop longtemps que je vis dans une penderie ! J’aimerais avoir au moins une fenêtre devant laquelle pouvoir m’asseoir et regarder dehors et tiens… j’aimerais assez que la vue ne se limite pas à un conduit d’aération. Avoir une chambre en plus ne serait pas désagréable. En dehors de ça, je m’accommoderais de tout.
— Et tu veux rester dans le quartier ?
— Ben… c’est ça ou SoHo si tu veux pouvoir aller à la galerie à pied.
— La galerie ? Quelle galerie ?
— Ta galerie, quoi ! Toutes les galeries de la 57e se trouvent à cinq minutes de mon hôtel et je pense qu’il y a encore des trucs à louer dans les immeubles voisins.
— Il y a des chances, au rythme auquel les galeries font faillite en ce moment, mais… depuis quand ai-je décidé d’en ouvrir une ?
— Tu ne l’as pas encore décidé, mais ça ne saurait tarder. À moins que je ne me trompe…
Elle réfléchit.
— Non, tu as sans doute raison, mais ça me fout la trouille.
— Raison de plus pour que tu choisisses l’appartement : après tout, c’est toi qui vas payer, en grande partie au moins. Bref, je ne vois pas pourquoi je devrais m’en soucier.
— C’est vrai. Ce serait idiot.
— Et je vais tout faire pour ne pas l’être.
— Je n’ai qu’à confier cet appartement à une agence, reprit-elle. Je peux même le faire tout de suite… Et je m’occupe de trouver des liquidités en disposant d’autres biens pour qu’on ne soit pas obligés d’attendre la vente de l’appartement. Je les appelle tout de suite pour qu’on fixe des heures de visite dès demain et après-demain. Tu sais quoi, Matt ? Brusquement, je meurs d’envie de déménager.
— Très bien.
— On en a beaucoup parlé, puis on a cessé d’en parler et maintenant on…
— Et maintenant on est prêt.
Et, après avoir repris mon souffle, j’ajoutai :
— Et quand tu auras trouvé un appartement, quand on s’y sera installé et qu’on connaîtra bien le quartier, bref, quand tout sera à peu près comme tu veux, j’aimerais bien qu’on se marie.
— Quoi ? Comme ça ?
— Voilà, dis-je en acquiesçant d’un hochement de tête, comme ça.