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Jehn avait une petite idée de l’endroit où risquait de se dérouler l’attaque. Il existait, sur la piste menant au village, un étranglement rocheux bordé par une forêt impénétrable. Nul autre lieu n’eût pu mieux convenir. Il se situait peu avant la rivière Khor’ach. S’ils s’étaient mis en route tout de suite, les Aurochs devaient déjà être sur place.
Il avait vu juste. Dissimulés sous le couvert de la forêt, les hommes de Naam’hart et les Mangeurs d’hommes attendaient depuis le matin le passage de la tribu. Un éclaireur posté à proximité du Ster’Agor était venu les avertir que tout le monde quittait l’immense clairière, et que le clan des Loups se dirigeait par ici. Naam’hart frappa le flanc de sa hache polie contre sa paume.
– Cette fois, je lui fendrai le crâne.
Il envoya un coup de poing amical au chef de la tribu alliée, Roorkh.
– Nous dévorerons son cœur ensemble, compagnon ! Et nous nous partagerons sa femme !
Vers midi, le guetteur en amont signala l’arrivée du convoi de traîneaux tirés par des chiens. Ils regorgeaient de marchandises et de fourrures toutes plus belles les unes que les autres. Naam’hart intima le silence à ses hommes. Abrités derrière les taillis qui dominaient la piste, ils attendirent que la totalité de la caravane fût passée. Puis il poussa un hurlement de triomphe pour lancer l’attaque. L’instant d’après, une horde féroce dévalait la pente en direction de leurs victimes.
Les cris de victoire anticipée se transformèrent très vite en hurlements de dépit. Sur un signe de Jehn, situé en tête du convoi, les traîneaux se renversèrent sur le flanc, bien avant que le premier guerrier n’ait pu les atteindre. Alors, de sous les fourrures jaillirent d’autres hommes, armés d’arcs et d’épieux à pointe de silex. Naam’hart eut tout juste le temps de reconnaître les hommes de la tribu des Renards, ceux de ce chien de Fraïn. Quelqu’un les avait trahis. Il se jura de massacrer tous ces porcs de sa main.
Mais il était trop tard. Déjà les premières volées de flèches fondaient sur eux. Des cris de douleur retentirent autour de lui. Des Mangeurs d’hommes basculèrent, le nez dans les feuilles rousses de l’automne, le corps transpercé de traits précis et mortels.
Ceux qui parvinrent jusqu’aux traîneaux renversés se heurtèrent à une ligne d’épieux acérés sur lesquels ils vinrent s’empaler. Jehn avait parfaitement expliqué la manœuvre à ses compagnons. Aalthus, admiratif, était convenu de l’efficacité du plan de son fils. Et surtout, le fidèle Fraïn, averti par son ami, avait proposé une alliance qu’Aalthus avait acceptée avec reconnaissance. L’enthousiasme des Renards s’était joint à celui des Loups. Chacun avait fourbi ses armes, et adopté l’arc si cher à Jehn.
Comprenant que l’effet de surprise ne jouait plus, Naam’hart fit reculer ses Aurochs. Cependant, si ceux-ci lui obéirent, les Mangeurs d’hommes, telles des bêtes sauvages, continuèrent leur assaut, sans se soucier des flèches qui continuaient de pleuvoir, les clouant impitoyablement au sol. L’humus se couvrit bientôt d’épaisses rigoles de sang qui ruisselaient vers le convoi de traîneaux. Une odeur de chair déchiquetée empuantissait la piste.
En désespoir de cause, Naam’hart fit placer ses hommes armés de propulseurs et décida de répliquer à la tactique de l’ennemi. Leur position en surplomb leur offrait un avantage non négligeable. Mais il manqua de s’étrangler de surprise lorsqu’il vit des objets étranges surgir dans les rangs adverses. C’étaient de larges boucliers tendus de cuir épais, que Jehn avait fait fabriquer en quantité la veille. Il avait, disait-il, découvert cette arme défensive auprès d’un étranger venu des lointaines contrées du Sud, et aussitôt compris le parti à en tirer. Abrités derrière ces remparts mobiles d’une parfaite efficacité, les Loups et les Renards ne risquaient pratiquement rien des flèches lancées avec maladresse par les propulseurs.
De rage, Naam’hart lâcha son arme de jet, saisit sa lance à pointe de silex et se rua, suivi de ses hommes survivants, à l’assaut de la tête du convoi, où il avait aperçu le jeune chasseur responsable de la débâcle. S’ensuivit un corps à corps féroce. Mais les attaquants avaient déjà perdu beaucoup des leurs. Les Loups et les Renards n’eurent aucune difficulté à les repousser. De son côté, Jehn les accueillit comme il convenait. Il s’était fabriqué une énorme massue proportionnée à sa taille. Elle fit des ravages dans les rangs ennemis. Bientôt, les défenseurs prirent définitivement l’avantage sur les assaillants. L’un après l’autre, les Aurochs s’enfuirent, abandonnant leurs morts et leurs blessés sur le terrain. Les Mangeurs d’hommes, décimés, leur emboîtèrent le pas. Seul resta Naam’hart, qui affronta Jehn en un combat singulier.
Armé de sa lance à pointe de silex, le chef des Aurochs était animé d’une folie meurtrière. Il savait qu’il laisserait la vie dans cette ultime bataille. Mais il lui fallait tuer ce chien. La men’ma’sha Phradys le lui avait demandé, affirmant qu’en cas de réussite, il serait inhumé aux côtés du kheung. Un tel honneur valait bien le sacrifice de sa vie. On ne construisait pas de tumulus chez les Aurochs.
Mais son jeune adversaire était de loin meilleur combattant que lui. Sa hargne ne pouvait rien contre sa fougue invincible. Enfin, sous un coup plus violent que les autres, l’Aurochs roula à terre. Jehn s’agenouilla près de lui, tandis que les vainqueurs les entouraient. Un filet de sang coulait de la bouche de Naam’hart, tordue par la souffrance. Il gémit, ouvrit les yeux, puis cracha dans la direction de Jehn.
– Chien ! Tu m’as peut-être vaincu. Mais prends garde. Le kheung te tuera de ses propres mains.
– C’est lui qui a commandé cette attaque ? demanda brutalement le jeune homme.
L’autre eut un rictus déformé par un hoquet de douleur. Un flot rougeâtre jaillit de sa bouche, puis il retomba en arrière, sans vie.
Jehn se redressa. Aalthus lui posa la main sur l’épaule.
– Je suis fier de mon fils. Sans lui, nous aurions été massacrés sans pouvoir nous défendre. Sais-tu que nous n’avons perdu aucun des nôtres ? Seul notre compagnon Fraedann a été légèrement blessé. Mais notre man’sha saura le soigner. Ce n’est qu’une égratignure.
Fraïn s’approcha à son tour.
– Grâce à toi, nous avons infligé une bonne leçon aux partisans du kheung, Jehn. Mon amitié t’est acquise. Mais dis-moi, d’où te sont venues toutes ces idées ingénieuses pour organiser notre défense ?
Jehn secoua la tête.
– Sans doute Gwanea m’a-t-elle inspiré.
En fait, il ne pouvait leur révéler ce qu’il avait découvert durant la courte sieste qu’il avait faite la nuit de sa poursuite en forêt. Une nouvelle vision du monde de lumière l’avait assailli. Une vision de combats, de guerre entre deux armées innombrables. Il en avait saisi les différentes tactiques, et avait eu la révélation de ces fameux boucliers de cuir. En réalité, nul étranger ne lui avait troqué cet objet étrange, inconnu jusqu’alors. Il l’avait reproduit d’après ce qu’il avait entrevu dans son rêve. Il avait ensuite établi sa tactique et l’avait soumise à son père, aussitôt enthousiasmé.
– Je n’ai désormais plus de soucis à me faire pour ma succession, déclara Aalthus. Nul ne saura mieux guider notre clan que mon fils.
Un hurlement de joie gonfla les poumons de tous les combattants, heureux de s’en être si bien tirés, grâce aux pouvoirs singuliers de ce jeune géant, pour lequel tous éprouvaient désormais une admiration sans borne. Il était devenu leur héros, leur idole.
Ils remirent les traîneaux sur leurs patins, les débarrassèrent des flèches qui s’y étaient fichées, et rassemblèrent les chiens, que l’on avait détachés dès le début des combats. Les Renards devaient les accompagner à Trois-Chênes. Ce soir, on donnerait une grande fête pour célébrer la victoire. Jehn prit Aalthus à l’écart.
– Père ! Le kheung doit attendre le résultat du combat. Je désire aller lui porter moi-même la réponse.
– Mais tu es fou, mon fils ! Il te fera massacrer !
– Non ! Il faut lui démontrer qu’il ne peut rien contre nous. Si nous ne le mettons pas face à ses responsabilités, il continuera à dresser les autres clans contre nous. Il faut que ceux-ci apprennent sa nouvelle défaite. Et l’année prochaine, lors de la réunion des chefs, il faudra le destituer, et le remplacer. Dravyyd n’est pas digne d’être notre kheung.
– Que comptes-tu faire ?
– Lui porter la tête de son allié ! Il reste à Her-Lann encore beaucoup de chefs de tribu qu’il a conviés à un grand festin. Sans doute pour les rallier à sa cause. Si je l’affronte devant eux, il n’osera pas agir. Et je jetterai le doute dans l’esprit de ceux qu’il espère convaincre.
– Oui, c’est peut-être une solution. Mais tu risques ta vie.
Jehn posa la main sur son arc.
– Ne crains rien, mon père ! Je sais que j’agis pour le bien des clans qui veulent la paix. Gwanea m’a déjà soutenue plusieurs fois. Je sais qu’elle ne m’abandonnera pas. J’ai foi en son aide.
– Bien ! Chacun doit agir selon son cœur et son destin. Que les dieux te protègent, mon fils.
Et, tandis que les traîneaux s’ébranlaient dans la direction de Trois-Chênes, Jehn demeura seul sur les lieux de la bataille. Quelques gémissements sourdaient encore des sous-bois, auxquels il ne prêta aucune attention. Les loups et les ours se chargeraient des cadavres et des agonisants.
Lorsque la colonne eut disparu derrière les deux masses rocheuses surplombant la piste, Jehn se pencha sur son ennemi. D’un coup de hache sec et précis, il lui trancha la tête et la glissa dans sa bandoulière de chasse en cuir. Puis il prit la direction du village du kheung.