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Avec sa jument qui monte la garde et le suit partout comme son ombre, avec ce fusil qu’il ne perd jamais de vue, Cyrille s’est installé dans le travail. La crise éclatera en automne ou au début de l’hiver. Il a donc tracé tout un programme pour bien mettre à profit le temps qu’il voit encore devant lui avant l’arrivée des autres. Il y aura du foin en réserve, du grain aussi et du bois pour chauffer tout Val Cadieu. Il a même deux poules qui ont disparu et qui doivent couver quelque part. Il les cherche et finit par les découvrir derrière de la vieille ferraille, tout au fond le plus obscur de la grange. La grosse leghorn a dix œufs et la sussex neuf.
— Je garderai plusieurs coqs, comme ça on pourra partager. Bon Dieu, ça va recommencer à se répondre d’un bord à l’autre.
Il se frotte les mains de plaisir. Pour que les deux couveuses n’aient pas à s’éloigner trop souvent de leur nid, il leur a apporté une gamelle d’eau qu’il vient remplir chaque matin en leur donnant du grain et de la pâtée.
— M’en vas vous soigner, moi, mes petites bonnes femmes. On va repeupler le pays.
Toute la basse-cour s’est mise à pondre et Cyrille espère bien que d’autres poules vont couver.
Le temps est une merveille. Une chaleur ferme comme un gros fruit juteux. Dès que la terre commence à croûter, le ciel se couvre et verse une petite pluie calme qui s’efforce toujours de tomber la nuit, de manière à ne pas retarder le travail.
Et le travail marche rondement. Il va tellement de l’avant que l’été arrive sans qu’il y paraisse. Il y a cinq couvées qui ont parfaitement réussi. Pas un poussin perdu. Une bénédiction. Toute cette engeance est tellement vorace qu’elle s’en irait facilement vous massacrer le grain sur pied. Si bien que Cyrille a été obligé de remonter sa clôture de grillage. C’est comme au beau temps de la grande production. Mais c’est du travail en plus et, à toute cette volaille, il faut donner sans cesse de la nourriture.
Comme il y a beaucoup d’herbe, Cyrille n’a pas pu attendre l’arrivée des autres pour reprendre des bêtes. Il est allé en vitesse à Saint-Georges pour téléphoner à Hauris Langlois :
— T’aurais pas des jeunes bêtes ?
— J’allais justement vendre trois génisses et un beau petit taurillon.
— Si t’acceptes d’être payé en trois fois, je te prends le total.
— J’aime bien être réglé sur la tête du piquet, mais parce que c’est toi, ça marche comme ça.
Et deux jours plus tard Hauris était là avec sa bétaillère. Il avait sa face des bons jours.
— Tu vois que ça peut servir, la mécanique. Si j’avais qu’un cheval, j’aurais pas pu t’amener ça à domicile.
Ils ont lâché les bêtes dans l’enclos de la jument qui les a acceptées sans difficulté mais sans grands débordements d’affection.
— Je suis bien aise de les voir chez toi. Ça m’aurait fait peine qu’elles quittent le pays. Puis je veux t’aider. Tu te remontes et ça me plaît. Tu payeras après les moissons.
Sa grosse patte toute ronde qui contraste tant avec les pinces desséchées de Cyrille a repoussé les billets vers l’autre bord de la table.
Le travail a beau presser d’un côté comme de l’autre, ils ont encore passé deux heures à évoquer le passé et à condamner ceux qui les menacent.
Et, depuis ce jour-là, Cyrille regarde grandir ses bêtes. Elles ont bon appétit. Pour qu’elles ne se gonflent pas uniquement d’herbe fraîche, il leur descend du foin de temps en temps.
— Ça bouffe, ça boit, ça pisse et ça bouse. C’est la vie !
Bergère va devoir peiner pour nourrir tout ce monde. Mais Bergère ne rechigne pas. Le temps des foins, le temps des moissons, elle accepte tout sans broncher. Elle avale le travail exactement comme le fait son maître. Cyrille se sent vraiment renaître à mesure que son grenier se remplit. Plus il arrose de sueur sa terre et les planches poussiéreuses des granges, plus il se sent de forces. Avec sa seule jument et sa vieille faucheuse déglinguée, il a réussi à récolter le foin sur son lot, sur celui des Garneau et sur la terre de l’Ukrainien. Et tout est engrangé dans chaque grenier. Pas une botte récoltée sur un autre lot qui soit chez lui.
Tout l’été, même durant la plus dure période des moissons, Cyrille n’a jamais cessé de mener ses rondes. Toujours avec son fusil à l’épaule, toujours avec sa jument qui le suit et l’attend devant chaque porte, il s’en va sous la lune ou, par les nuits noires, avec son lumignon, minuscule étoile qui danse, perdue au bout de cette immensité. Car Cyrille et Bergère, et les poules, et les trois génisses avec le taurillon qui forcit rudement sont vraiment tout au bout du Nord. Ils sont les derniers. Après eux, c’est la forêt sauvage où ne circulent que quelques Indiens et quelques coureurs de bois. Quand il en passe un, Cyrille répond de loin à son salut. Il ne cherche pas à établir un contact. Tant qu’une nouvelle crise ne ramènera pas des habitants à Val Cadieu, tout ce qui peut venir d’ailleurs est sans intérêt. Ses bêtes et ses terres lui suffisent.
Chaque soir, dans une maison différente, il va porter une lanterne qu’il allume et qui brûlera toute la nuit pour veiller et donner l’illusion de la vie. Cette présence lui suffit. Les disparus, les envolés, les déserteurs du rang ne reviennent presque plus habiter ses nuits. La fatigue dresse un terrible barrage qui le protège de tout.
À Saint-Georges, quand il s’y est rendu pour appeler Hauris, il a fait provision de tout pour son été. Les bougies sont bien mieux que n’importe quelle présence qui risquerait de n’être que provisoire.
Et maintenant que la moisson est rentrée, il va remonter le four et sa petite toiture. Il fera son pain.
Puis, par un soir calme, quand il n’y aura aucun risque, il brûlera les souches et le branchage de ses abattis.