26
C’est Bergère qui le réveille. Tout près de la fenêtre, deux hennissements très forts.
Nuit noire. Au premier appel Cyrille s’est dressé.
— Je savais qu’ils viendraient.
Il ne s’énerve pas. D’une main qui tremble à peine il cherche son pantalon qu’il enfile. Ses pieds trouvent tout de suite ses souliers.
— Pas le moment d’allumer.
Cyrille boucle sa cartouchière et empoigne son fusil. Le métal glacé dans sa main le rassure tout à fait.
La jument ne hennit plus, elle souffle rauque contre la porte. Presque un grognement de chien.
Cyrille ouvre avec mille précautions. Dès qu’il paraît, la jument ronfle plus fort encore. Elle piétine, très excitée.
— Bon Dieu, y doivent pas être loin.
Même pas pris le temps de ramasser son chapeau sur la table.
La jument fait quelques pas en direction de l’écurie et s’immobilise.
La nuit n’est pas tout à fait noire. Une clarté laiteuse ruisselle d’un ciel constellé mais voilé par les vapeurs que la chaleur du jour a tirées des forêts. Cyrille regarde à droite et à gauche. Lentement, il avance de quelques mètres. Il s’agenouille et demeure un moment parfaitement immobile. Ses yeux s’habituent à la pénombre. Les choses lui apparaissent, chacune à sa place, masses plus noires, poteaux, traverses de barrières. Il se soulève légèrement et regarde vers le sud. C’est chez Billon, au lot numéro un, qu’il a placé son lumignon de veille. Il perçoit la lueur. Pas un bruit, pas un souffle de vent. Seule la jument continue de remuer, d’aller et venir entre lui et l’écurie, et de pousser de petits hennissements pareils à des soupirs mal contenus.
— Y a quelque chose.
Cyrille avance à quatre pattes et rampe pour passer sous la barrière de bois. Aussitôt de l’autre côté, il s’immobilise. Son fusil d’une main, il se soulève lentement, très lentement, pour scruter le chemin.
— Sont tout de même pas venus à pied.
Il a besoin de se parler, mais les mots ne passent pas ses lèvres.
Il ne voit rien.
— Si c’est eux, qu’est-ce qu’ils attendent ?
Une auto peut très bien être garée devant l’église.
Il se met sur ses pieds mais demeure cassé en deux pour progresser au ras des clôtures, s’arrêtant souvent pour écouter et observer mieux. Les ombres ont de drôles de formes. Certaines se meuvent. D’autres sont habitées. À gauche de la maison de Koliare, quelqu’un est caché. C’est certain. Cyrille vient de le voir changer de position. Il le distingue trop mal pour tirer.
— Si je me redresse, je vais faire une belle cible.
Il rampe de nouveau mais, cette fois, c’est pour quitter le chemin et entrer sur la terre des Mélançon. Depuis qu’il a fait les foins, le regain a poussé, il n’est pas haut, mais assez pour le dissimuler. Il continue sa reptation et va ainsi jusqu’à hauteur de la grange de l’Ukrainien dont il s’approche le plus possible. La clôture qui sépare les deux lots est encore debout. Il se colle contre un des poteaux et glisse son fusil entre les deux traverses supérieures. D’ici, il voit beaucoup mieux cette forme accroupie tout contre le pignon de la maison. Son index tremble légèrement sur le métal froid de la détente. Il hésite. Il voudrait tirer mais il n’y parvient pas. Sans bouger, il crie : — Avance sans arme ou je tire.
Rien. La forme ne bouge pas d’un pouce.
— Si à trois t’avances pas, je tire. Un… deux… trois.
La flamme déchire l’obscurité et la détonation ébranle l’immensité. La forêt s’ébroue. Des nocturnes poussent leurs cris. Il y a des froufroutements d’ailes un peu partout mais la forme accroupie n’a toujours pas remué.
Cyrille attend quelques très longues secondes, puis il se dresse et enjambe la barrière. Il ne prend plus aucune précaution. L’homme est certainement mort et ses complices doivent se sauver. La sueur ruisselle tellement sur le visage de Cyrille qu’il doit s’essuyer les yeux à deux reprises avant d’atteindre l’ombre de la maison.
Il n’y a ici que l’énorme souche qu’avait amenée Cadieu et sur laquelle l’Ukrainien fendait son bois. C’est là-dessus que Cyrille a tiré.
D’un coup, ses nerfs se détendent et il part d’un immense éclat de rire.
Son fusil à la bretelle, il revient par le chemin. Bergère l’attend. Dès qu’il atteint la barrière, elle part en direction de l’écurie. Son pas est loin d’être normal et ses petits hennissements reprennent. Du coup, l’inquiétude de Cyrille revient.
— Dis-moi pas qu’y a du monde là-dedans !
— Peut-être pour foutre le feu.
— C’est ça, ils ont refermé la porte.
Il entre rapidement chez lui pour chercher sa lanterne qu’il n’allume pas. La jument reprend tout de suite le chemin de l’écurie.
Dès l’approche, une odeur fade. Cyrille ouvre. L’odeur grandit.
— Créyé ! Comme quand on tue le cochon !
Il s’arrête. Bergère est restée en retrait. Elle continue de souffler et de battre du sabot. Cyrille pose son fusil contre les planches. D’une main qui tremble beaucoup, il craque une allumette et allume sa lanterne. La tenant à bout de bras devant lui, il entre. Sur le coup, il a le souffle coupé.
Du sang ! Du sang partout. Cyrille avance, revient, repart. Le faisceau tremblant balaie dans tous les sens. Pas un mouvement. Pas un gloussement. Pas un souffle de vie.
— Plus rien.
Prêt à vomir, il sort dans la nuit et s’éloigne.
— Blanc !
Tout est blanc de plumes et gluant de sang. Il ne voit ni le ciel ni la maison. Il ne voit que les cadavres éventrés, les gorges ouvertes, les têtes coupées, les ailes arrachées, la ventraille répandue. Le poulailler, l’étable, l’écurie, blancs de plumes et rouges de sang.