20 avril 2000, Hong Kong, Chine.
Qin Shang n’avait pas l’apparence d’un sociopathe corrompu et dépravé ayant assassiné sans discrimination des milliers d’innocents anonymes. Il n’avait ni les crocs d’un dragon, ni des yeux verticaux, ni une langue fourchue et agitée. Il ne dégageait aucune aura de malveillance. Assis à son bureau dans l’appartement luxueux du cinquantième et dernier étage de la tour de verre du Qin Shang Maritime Limited, il ressemblait à n’importe quel homme d’affaires chinois travaillant au centre financier de Hong Kong. Comme la plupart des responsables de génocides de l’Histoire, il n’avait rien de remarquable et personne ne se retournait sur lui quand il marchait dans la rue.
Grand pour un Asiatique, avec son 1,80 mètre, il avait une taille épaisse et pesait environ 105 kilos. Il ne semblait pas massif, mais soufflé, à cause sans doute de son goût et de son appétit pour la bonne cuisine chinoise. Ses cheveux noirs étaient épais et coupés court, avec une raie au milieu, sa tête et son visage étroits, presque félins, ses mains longues et effilées. La bouche, curieusement pour qui le connaissait, arborait un sourire permanent. Extérieurement, Qin Shang ne paraissait pas plus menaçant qu’un vendeur de chaussures.
Cependant, quiconque le rencontrait n’oubliait jamais ses yeux. Ils avaient la teinte du jade le plus pur et une profondeur sombre qui démentait sa bonhomie affichée. Ils brûlaient d’un degré effrayant de malveillance et le regard était si pénétrant que ses interlocuteurs juraient qu’ils transperçaient les crânes et pouvaient lire les dernières cotations de la Bourse.
Mais à l’intérieur, l’homme caché derrière ces yeux était bien différent. Qin Shang était aussi sadique et sans scrupule qu’une hyène de Serengeti !
Il s’épanouissait chaque fois qu’il pouvait manipuler quelqu’un pourvu que cela pût ajouter à sa richesse et à son pouvoir. Orphelin mendiant dans les rues de Kowloon, en face du port Victoria de Hong Kong, il avait développé un talent étonnant pour soutirer de l’argent aux passants. À l’âge de dix ans, il avait assez économisé pour acheter un sampan qu’il utilisait pour transporter des gens ou des marchandises chaque fois qu’il pouvait persuader les marchands de lui en confier.
En deux ans, il s’était constitué une flotte de dix sampans. Avant d’atteindre dix-huit ans, il vendit sa prospère flottille pour acheter un petit steamer afin de transporter des passagers d’une côte à l’autre. Ce vieux rafiot rouillé et fatigué fut le premier maillon de l’empire maritime de Qin Shang. La flotte de fret prospéra au cours des dix années suivantes parce que ses concurrents avaient une fâcheuse tendance à quitter le droit chemin tandis que leurs navires disparaissaient mystérieusement en mer sans qu’on puisse jamais retrouver la trace de leurs équipages. Lorsque leurs marges bénéficiaires tombaient dans le rouge, les propriétaires des navires maudits trouvaient toujours un acheteur pour reprendre le reste de leur flotte et de leurs affaires en déroute. Opérant hors du Japon, la société acheteuse avait pour nom Yokohama Ship Sales & Scrap Corporation[10]. En réalité, il ne s’agissait que d’une façade dont les liens allaient, par la mer de Chine, jusqu’à la Qin Shang Maritime Limited.
Au fil du temps, Qin Shang orienta différemment ses affaires par rapport à ses concurrents qui, eux, faisaient affaire avec les institutions financières européennes et les sociétés d’import-export d’Occident. Avec beaucoup d’audace, il tourna son intérêt vers la République populaire de Chine, liant des amitiés avec des gens haut placés du gouvernement, en attendant le jour où ils reprendraient le contrôle de Hong Kong que les Britanniques devaient abandonner. Il négocia secrètement avec Yin Tsang, le chef de cabinet du ministre des Affaires internes de Chine, un obscur département du gouvernement s’occupant de toutes sortes de choses, depuis l’espionnage de la technologie scientifique étrangère jusqu’au transport international, mais souterrain d’émigrés clandestins pour diminuer la surpopulation du pays. En échange de ces services, Qin Shang était autorisé à enregistrer ses navires en Chine sans payer les taxes exorbitantes afférentes.
Ce partenariat se révéla incroyablement profitable pour Qin Shang. Le transport clandestin et le commerce d’étrangers sans papiers, en même temps que le commerce tout à fait légitime de produits chinois et de pétrole sur ses cargos et ses pétroliers, apportèrent des centaines de millions de dollars pendant des années dans les divers comptes bancaires cachés du monde entier lui appartenant.
Qin Shang amassa bientôt plus d’argent qu’il ne pouvait en dépenser en un millier de vies. Ce qui n’empêchait pas son esprit sinistre de chercher sans cesse à gagner toujours plus de richesses, plus de puissance. Après avoir établi la plus grande flotte du monde de transport de passagers et de marchandises, il n’avait plus de défi à relever et ses affaires morales et légitimes commencèrent à le lasser. Mais il était toujours aussi passionné par le côté secret et illégal de ses opérations. La montée d’adrénaline et l’ivresse des risques à prendre le mettaient au comble de l’excitation. Peu de ses complices, en République populaire de Chine, savaient qu’il trafiquait aussi de la drogue et des armes en plus des émigrés clandestins. C’était un à-côté très lucratif dont il utilisait les bénéfices pour construire son installation portuaire en Louisiane. Jouer les extrémités contre le centre lui donnait des heures glorieuses de satisfaction.
Qin Shang était le parangon de l’égocentrique, doué d’un fol optimisme à un niveau monumental. Il croyait dur comme fer que le jour où il faudrait rendre des comptes ne viendrait jamais. Et même s’il venait, il était trop riche, trop puissant pour être brisé. Il payait toujours d’énormes pots-devin aux fonctionnaires de haut niveau de la moitié des gouvernements du monde. Aux États-Unis, plus de cent personnes au sein de toutes les agences du gouvernement fédéral figuraient sur la liste de ses paiements. Pour lui, l’avenir était nimbé d’un épais brouillard qui ne se matérialisait jamais complètement. Mais juste pour s’offrir une assurance supplémentaire, il entretenait une petite armée de gardes du corps et d’assassins professionnels qu’il avait débauchés dans les agences de renseignements les plus efficaces d’Europe, d’Israël et d’Amérique.
La voix de sa réceptionniste résonna dans le petit haut-parleur du bureau.
— Un visiteur arrive par votre ascenseur privé.
Qin Shang quitta immédiatement son immense bureau en bois de rosé, aux pieds délicatement sculptés en forme de pattes de tigre, il traversa l’immense pièce pour s’approcher de la porte de l’ascenseur. Son bureau ressemblait, en beaucoup plus vaste, à la cabine du commandant d’un ancien navire à voile. Le sol était recouvert d’un parquet de chêne. Des poutres épaisses supportaient le plafond éclairé a giomo, avec des panneaux de teck entre les poutres. Des modèles réduits importants des bateaux de la Qin Shang Maritime Limited, disposés sur des mers de plâtre dans des vitrines de verre, décoraient l’un des côtés de la pièce, l’autre exposant une collection d’anciens scaphandres avec leurs bottes de plomb et leurs casques de cuivre suspendus aux tuyaux de respiration, comme s’ils contenaient toujours les corps de leurs propriétaires.
Qin Shang s’arrêta devant l’ascenseur au moment où les portes s’ouvraient. Il accueillit son visiteur, un homme petit aux épais cheveux gris et aux yeux protubérants sur des joues bouffies et cuivrées. Il sourit en s’avançant pour serrer la main tendue de Qin Shang.
— Qin Shang, dit-il avec un petit sourire tendu.
— Yin Tsang, c’est toujours un honneur de vous recevoir, dit gracieusement l’hôte des lieux. Je ne vous attendais pas avant jeudi prochain.
— J’espère que vous me pardonnerez cette impardonnable intrusion, dit Yin Tsang, le ministre chinois des Affaires internes, mais je voulais vous entretenir en privé d’une affaire assez délicate.
— Je suis toujours disponible pour vous, mon vieil ami. Venez vous asseoir. Voulez-vous un peu de thé ?
— Votre mélange spécial ? Rien ne me ferait plus plaisir.
Qin Shang appela sa secrétaire particulière et commanda le thé.
— Bon. Quelle est donc cette affaire délicate qui vous amène à Hong Kong avec une semaine d’avance ?
— Des nouvelles préoccupantes sont arrivées à Pékin à propos de votre opération du lac Orion, dans l’État de Washington. Qin Shang haussa les épaules avec dédain.
— Oui, un accident regrettable, hors de mon contrôle.
— D’après mes sources, le centre de détention des immigrants a été démantelé par les services de l’Immigration et de la Naturalisation.
— En effet, admit Qin Shang. Mes meilleurs hommes ont été tués et nos gardes capturés en une descente éclair totalement inattendue. Yin Tsang planta son regard dans le sien.
— Comment est-ce arrivé ? Je ne peux pas croire que vous ayez omis de vous préparer à une telle éventualité. Vos agents de Washington ne vous ont-ils pas alerté ?
Qin Shang secoua la tête.
— J’ai appris depuis que le raid n’avait pas été préparé au quartier général national de l’INS. Ce fut une opération spontanée menée par le directeur régional du coin qui a pris sur lui de lancer cet assaut contre le centre de détention. Je n’ai été alerté par aucun de mes agents au sein du gouvernement américain.
— Toute votre opération en Amérique du Nord est désormais compromise. Les Américains ont maintenant un maillon de la chaîne qui leur permettra sûrement de remonter jusqu’à vous.
— Ne vous inquiétez pas, Yin Tsang, dit calmement Qin Shang. Les enquêteurs américains n’ont aucune preuve me reliant directement au trafic d’immigrants clandestins. Ils ont peut-être des soupçons, pauvres et insignifiants d’ailleurs, mais rien de plus. Mes autres sites de débarquement le long des côtes américaines fonctionnent toujours et peuvent facilement absorber les débarquements futurs prévus à l’origine sur le lac Orion.
— Le président Lin Loyang et mes collègues ministres seront heureux d’apprendre que vous contrôlez les événements, dit Yin Tsang. Mais j’ai des doutes. Quand les Américains verront qu’il y a une fissure dans votre organisation, ils lâcheront la meute sur vous implacablement.
— Avez-vous peur ?
— Je suis inquiet. Il y a trop de choses en jeu pour permettre à un homme que le profit intéresse plus que les buts de notre groupe de garder le contrôle.
— Que suggérez-vous ?
Yin Tsang regarda Qin Shang sans ciller.
— Je vais proposer au président Lin Loyang d’obtenir que vous démissionniez de l’opération d’immigration clandestine au profit de quelqu’un d’autre.
Le dernier des lévriers Manque ponctuation
127 Manque ponctuation
— Et pour ce qui concerne mon contrat pour le transport de l’ensemble des marchandises et des passagers chinois ?
— Révoqué.
Si Yin Tsang attendait une réaction de surprise et de colère, il en fut pour ses frais. Qin Shang ne montra pas le moindre signe de contrariété. Il se contenta de hausser les épaules avec indifférence.
— Pensez-vous qu’on puisse si facilement me remplacer ?
— Quelqu’un ayant vos qualifications spéciales a déjà été choisi.
— Quelqu’un que je connais ?
— L’un de vos concurrents, Quan Ting, le président des China & Pacific Lines, a accepté de prendre votre place.
— Quan Ting ? dit Qin Shang dont les sourcils se levèrent d’un millimètre. Ses navires sont à peine meilleurs que des péniches rouillées.
— Il sera bientôt en mesure de lancer de nouveaux navires. Les mots suggéraient que Quan Ting serait financé par le gouvernement chinois avec l’aval et la bénédiction de Yin Tsang.
— C’est une insulte à mon intelligence. Vous vous servez de cet incident du lac Orion comme d’une excuse pour rompre mon association avec la République populaire de Chine afin de prendre sournoisement votre part des bénéfices, en ratissant large.
— Vous n’êtes pas un enfant de choeur dans ce domaine, Qin Shang. Vous feriez la même chose à ma place.
— Et mon nouveau port en Louisiane ? Vais-je perdre cela aussi ?
— On vous remboursera la moitié de vos investissements, naturellement.
— Naturellement, ironisa Qin Shang d’un ton acide, sachant pertinemment qu’il ne recevrait pas un sou. Naturellement, on en fera cadeau à mon successeur et à vous, son partenaire silencieux.
— C’est ce que je conseillerai à la prochaine réunion à Pékin.
— Puis-je vous demander avec qui vous avez déjà discuté de mon expulsion ?
— Seulement avec Quan Ting, répondit Yin Tsang. J’ai pensé qu’il valait mieux garder le silence avant le moment choisi.
La secrétaire particulière entra et s’approcha du coin salon avec la grâce d’une danseuse balinaise, qu’elle était d’ailleurs jusqu’à ce que Qin Shang l’engage et lui fasse suivre des cours de secrétariat. Elle n’était que l’une des nombreuses beautés au service de Qin Shang. Il faisait plus confiance aux femmes qu’aux hommes. Célibataire, Shang avait environ une douzaine de maîtresses, dont trois vivant dans son appartement, mais il avait pour principe de ne jamais accorder trop d’intimité aux femmes, surtout en ce qui concernait ses affaires.
Il fit un signe à la jeune femme qui posa le plateau avec deux tasses et deux théières sur une table basse près des deux hommes.
— La théière verte contient votre mélange spécial, dit-elle à Qin Shang d’une voix douce. Dans la bleue, c’est du thé au jasmin.
— Jasmin ? grogna Yin Tsang. Comment pouvez-vous boire un thé qui sente un parfum de femme alors que votre mélange spécial est tellement meilleur ?
— Pour le changement, sourit Qin Shang.
Pour se montrer courtois, il servit le thé. Se détendant sur sa chaise, la tasse fumante entre ses mains, il surveilla Yin Tsang finissant son thé. Puis, poliment, il lui en servit une nouvelle tasse.
— Vous réalisez, bien sûr, que Quan Ting n’a aucun navire capable de transporter des passagers ?
— On peut en acheter ou en louer à d’autres compagnies maritimes, dit Yin Tsang avec un geste décontracté. Regardons les choses en face. Vous avez fait d’énormes bénéfices au cours de ces dernières années. Vous n’êtes pas au bord de la faillite. Il vous sera très facile de diversifier les Qin Shang Maritime Limited dans les marchés occidentaux. Vous êtes un homme d’affaires réputé, Qin Shang. Vous survivrez sans la bienveillance de la République populaire de Chine.
— L’aigle ne saurait voler avec les ailes d’un moineau, philosopha Qin Shang. Yin Tsang posa sa tasse et se leva.
— Je dois vous quitter, maintenant. Mon avion m’attend pour me ramener à Pékin.
— Je comprends, dit sèchement Qin Shang. En tant que ministre des Affaires internes, vous êtes un homme très occupé qui doit prendre beaucoup de décisions.
Yin Tsang saisit la nuance de mépris, mais ne dit rien. Sa tâche déplaisante accomplie, il s’inclina sobrement et entra dans l’ascenseur. Dès que les portes furent refermées, Qin Shang revint à son bureau et dit à l’interphone :
— Envoyez-moi Pavel Gavrovich.
Cinq minutes plus tard, un homme grand, à la carrure moyenne et aux traits slaves surmontés d’épais cheveux noirs peignés en arrière, sans raie, sortit de l’ascenseur. Il traversa la pièce et s’approcha du bureau de Qin Shang. Celui-ci leva les yeux sur le chef de sa garde qui avait été autrefois le meilleur et le plus implacable agent secret de toute la Russie. Assassin professionnel, inégalé aux arts martiaux, Qin Shang lui avait offert un salaire exorbitant pour quitter son importante situation auprès du ministre russe de la Défense et travailler pour lui. Gavrovich avait mis moins d’une minute à accepter.
— Un de mes concurrents, propriétaire d’une compagnie maritime bien inférieure à la mienne, est en train de se montrer très désagréable. Il s’appelle Quan Ting. Débrouillez-vous pour qu’il ait un accident.
Gavrovich fit un simple signe d’acquiescement, tourna les talons et reprit l’ascenseur sans avoir prononcé une parole.
Le lendemain matin, Qin Shang, assis seul dans sa salle à manger, lisait plusieurs journaux chinois et étrangers. Il eut le plaisir de découvrir deux articles dans le Hong Kong Journal. Le premier disait :
Quan Ting, président directeur général de la China & Pacific Shipping Line, et sa femme ont été tués, hier soir, dans un accident. Sa voiture a été heurtée de plein fouet par un gros camion transportant des câbles électriques au moment où M. Quan et sa femme sortaient de l’hôtel Mandarin après un dîner avec des amis. Leur chauffeur a également trouvé la mort dans l’accident. Le chauffeur du camion a disparu et la police le recherche activement.
Le second article du journal disait :
Le gouvernement chinois a annoncé aujourd’hui à Pékin la mort de Yin Tsang. Le ministre des Affaires internes est récemment décédé d’une crise cardiaque dans l’avion qui le ramenait à Pékin. Sa mort est aussi soudaine qu’inattendue. Bien qu’il n’ait jamais présenté d’insuffisance cardiaque, tous les efforts pour le ranimer ont été vains. On a annoncé sa mort dès l’arrivée de l’appareil à l’aéroport de Pékin. Le vice-ministre Lei Chau a été pressenti pour succéder à Yin Tsang.
« Quel dommage, se dit méchamment Qin Shang. Mon mélange spécial n’a pas dû réussir à l’estomac de Yin Tsang. »
II nota mentalement de faire envoyer par sa secrétaire des condoléances au président Lin Loyang et de préparer une entrevue avec Lei Chau, qu’il avait déjà arrosé des pots-de-vin nécessaires et qui avait la réputation d’être moins avare que son prédécesseur.
Il posa les journaux et finit sa tasse de café. En public, il buvait du thé, mais préférait, en privé, le café à l’américaine, avec de la chicorée, comme dans le Sud. Un léger tintement l’avertit que sa secrétaire était sur le point d’entrer dans la salle à manger. Elle s’approcha et posa près de lui un porte-documents en cuir.
— Voici les renseignements que vous avez demandés à votre agent du FBI.
— Attendez une seconde, Su Zhong. J’aimerais avoir votre avis sur quelque chose.
Il ouvrit le porte-documents et commença à en étudier le contenu. Il découvrit la photographie d’un homme, debout près d’une voiture de collection. L’homme portait des vêtements confortables, pantalon de toile et polo de golf sous une veste de sport. Un petit sourire en coin, presque timide, étirait ses lèvres dans un visage bronzé. Les yeux avec, aux coins, des rides, étaient fixés sur l’objectif. On sentait la curiosité dans son regard, un peu comme s’il se mesurait avec le photographe. La photo était en noir et blanc aussi ne pouvait-on définir la couleur exacte des iris. Qin Shang supposa à tort qu’ils étaient bleus.
La chevelure était épaisse et ondulée, vaguement indomptée, les épaules larges, la taille fine, les hanches étroites. D’après les données accompagnant la photo, il mesurait 1,90 mètre et pesait 92 kilos. Il avait des mains de campagnard, avec de larges paumes et un tas de petites cicatrices et de cals, les doigts longs. On disait sur sa fiche que ses yeux étaient verts et non bleus.
— Vous avez un sens inné des hommes, Su Zhong. Vous savez discerner des choses que des gens comme moi ne voient pas. Regardez cette photo. Regardez à l’intérieur de cet homme et dites-moi ce que vous voyez.
Su Zhong rejeta en arrière sa longue chevelure noire et se pencha sur l’épaule de Qin Shang pour regarder la photographie.
— Il est bel homme, mais avec une sorte de rudesse. Je sens qu’il dégage un grand magnétisme. Il a l’air d’un aventurier, un homme qui aime explorer l’inconnu, surtout ce qui se passe sous l’eau. Pas de bague au doigt, ce qui signifie qu’il n’est pas prétentieux. Il attire les femmes. Elles ne le perçoivent pas comme une menace. Il aime leur compagnie. Il a une aura de gentillesse et de tendresse. C’est un homme à qui on peut faire confiance. D’après ce que je vois, un bon amant. Il est sentimental, adore les objets anciens et les collectionne probablement. Sa vie est vouée à l’exploit. Il a fait fort peu de choses pour un bénéfice personnel. Il aime relever des défis. C’est un homme qui n’aime pas la défaite, mais qui sait l’accepter s’il a donné tout ce qu’il pouvait pour réussir. Il a aussi une dureté froide dans les yeux. Il est capable de tuer. Pour ses amis, il est extrêmement loyal. Pour ses ennemis, extrêmement dangereux. En résumé, il s’agit d’un homme étrange qui aurait dû vivre à une autre époque.
— Êtes-vous en train de me dire que c’est un homme qui appartient au passé ? Elle fit oui de la tête.
— Il se serait senti à l’aise sur le pont d’un navire de pirates ou au cœur des croisades ou encore grimpé sur une diligence dans les déserts de l’ancien Ouest américain.
— Merci, ma chère, de votre extraordinaire perspicacité.
— Je suis ravie de vous servir, dit Su Zhong.
Elle fit un petit salut et quitta silencieusement la pièce en fermant la porte derrière elle.
Qin Shang posa la photo et se mit à lire les données du dossier, notant avec amusement que l’homme et lui étaient nés le même jour de la même année. Là s’achevait toute similitude.
Le sujet était le fils du sénateur de Californie George Pitt. Sa mère s’appelait Barbara Knight et elle était morte. Il avait étudié à Newport Beach High School, en Californie, puis à l’académie de l’Air Force au Colorado. Intellectuellement, il était au-dessus de la moyenne, arrivant trente-cinquième de sa promotion. Il avait fait partie de l’équipe de football et gagné plusieurs trophées en athlétisme. Après un entraînement de pilote, il avait eu une belle carrière militaire lors des derniers mois de la guerre du Viêt-Nam. Nommé commandant, il était passé de l’Air Force à la NUMA et par la suite avait été promu lieutenant-colonel.
Collectionneur d’automobiles et d’avions anciens, il les avait rassemblés dans un vieux hangar aux abords de l’aéroport national de Washington. Il habitait un appartement juste au-dessus de sa collection. Tout ce qu’il avait réalisé en tant que directeur des projets spéciaux de la NUMA, sous les ordres de son patron, l’amiral James Sandecker, aurait pu faire l’objet de romans d’aventures. Depuis la direction d’un projet consistant à renflouer le Titanic[11] jusqu’à la découverte d’objets d’art provenant de la Bibliothèque d’Alexandrie, perdus depuis longtemps[12] en passant par la découverte d’une marée rouge envahissant les océans et qu’il avait arrêtée, empêchant la destruction de toute vie sur terre[13]. Au cours des quinze dernières années, le sujet avait été directement responsable de missions qui avaient sauvé de nombreuses vies[14] ou avaient été d’un inestimable bénéfice pour l’archéologie[15] ou l’environnement. La liste des missions qu’il avait dirigées et menées à bien couvrait près de 20 pages. L’agent de Qin Shang avait également noté une liste d’hommes que Pitt avait tués. Qin Shang fut sidéré en reconnaissant certains de ces noms. Il s’agissait d’hommes riches et puissants, mais tous criminels de droit commun et meurtriers professionnels. Su Zhong avait parfaitement évalué cet homme. Il pouvait être un ennemi extrêmement dangereux.
Une heure plus tard, Qin Shang rangea les documents et reprit la photographie. Il regarda longuement la silhouette près de la vieille voiture, se demandant ce qui motivait cet homme. Il savait avec certitude que leurs chemins se croiseraient.
— Ainsi, monsieur Dirk Pitt, c’est vous le responsable du désastre du lac Orion, dit-il en s’adressant à la photo comme si Pitt était dans la pièce avec lui. Vos raisons pour démolir ma station d’immigrants et mon yacht sont encore un mystère pour moi, mais je tiens à vous dire ceci : vous avez des qualités que je respecte, mais vous venez d’atteindre la fin de votre carrière. La prochaine donnée portée à votre dossier sera le post-scriptum, votre oraison funèbre.
Les ordres de Washington obligeaient l’agent spécial Julia Lee à quitter immédiatement Seattle pour San Francisco où on la plaça à l’hôpital pour des soins médicaux et une période d’observation. L’infirmière qui s’occupa d’elle eut un haut-le-cœur lorsqu’elle se déshabilla devant le médecin. Elle n’avait pas un centimètre carré de peau qui ne soit couvert de bleus et de cicatrices rougeâtres. L’expression de l’infirmière fit comprendre à Julia que son visage était encore enflé et bizarrement coloré, ce qui renforça sa décision de ne pas se regarder dans un miroir pendant au moins une semaine.
— Savez-vous que vous avez trois côtes cassées ? demanda le médecin, un homme rond et jovial, la tête chauve et le menton couvert d’une courte barbe grise.
— Je l’ai deviné à la douleur fulgurante que j’ai ressentie chaque fois que je me suis assise ou remise debout en allant aux toilettes, dit-elle. Devez-vous me plâtrer la poitrine ?
Le médecin se mit à rire.
— Il y a belle lurette qu’on ne plâtre plus les côtes cassées. Elles se réparent toutes seules. Ça ne sera pas très confortable, surtout si vous faites des mouvements brusques pendant quelques semaines, mais ça disparaîtra bientôt.
— Et pour le reste, est-ce réparable ?
— J’ai déjà remis votre nez en place et les médicaments vont bientôt réduire les parties enflées. Quant aux traces de coups, elles disparaîtront assez rapidement. Je parie que d’ici un mois, on vous élira reine du service.
— Toutes les femmes devraient avoir un docteur comme vous, le complimenta Julia.
— C’est curieux, dit-il en souriant, ma femme ne me dit jamais ça.
Il lui serra la main pour la rassurer.
— Si vous vous en sentez capable, vous pourrez rentrer chez vous après-demain. À propos, il y a deux personnes importantes de Washington qui ont prévenu la réception qu’elles montaient vous voir. Elles devraient sortir de l’ascenseur en ce moment même. Dans les films, on dit toujours aux visiteurs de ne pas rester trop longtemps, mais, selon moi, se replonger dans le travail accélère la guérison. N’en faites pas trop, c’est tout.
— Sûrement pas et merci pour votre gentillesse.
— Je vous en prie. Je passerai vous voir ce soir.
Le médecin salua de la tête les deux hommes sombres qui entraient dans la chambre, un attaché-case à la main.
— Vous êtes des officiels du gouvernement et vous voulez parler à Mlle Lee en privé. Je me trompe ?
— C’est exact, docteur, dit le patron de Julia, Arthur Russell, directeur du bureau régional de l’INS à San Francisco.
Russell avait des cheveux gris et un corps assez mince grâce à une pratique quotidienne du sport. Souriant, il regarda Julia avec sympathie.
Julia ne connaissait pas l’autre homme aux cheveux blonds peu fournis et aux yeux vifs derrière des lunettes sans monture. Son regard ne trahissait aucune sympathie. On aurait presque pu croire qu’il s’apprêtait à lui vendre une police d’assurance.
— Julia, dit Russell, permettez-moi de vous présenter Peter Harper. Il arrive de Washington pour entendre votre rapport.
— Oui, bien sûr, dit Julia en essayant de s’asseoir, grimaçant sous la douleur qui déchirait sa poitrine. Vous êtes le commissaire adjoint aux opérations sur le terrain. Je suis heureuse de vous connaître. Votre réputation est légendaire dans tout le service.
— J’en suis flatté !
Harper serra la main tendue, surpris de la trouver si ferme.
— On dirait que vous avez passé un mauvais quart d’heure, dit-il.
— Le commissaire Monrœ vous adresse ses félicitations et ses remerciements. Il m’a chargé de vous dire que le service est fier de ce que vous avez fait.
« On dirait qu’il prononce un discours après une représentation », pensa Julia.
— Sans l’aide d’un homme, je ne serais pas ici à écouter vos compliments.
— Oui, nous y viendrons tout à l’heure. Pour le moment, je voudrais entendre votre rapport sur cette mission d’infiltration des agissements des passeurs.
— Nous n’avions pas l’intention de vous faire reprendre le harnais aussi vite, interrompit Russell. Le rapport écrit de vos activités peut attendre que vous soyez remise. Mais pour l’instant, nous aimerions que vous nous disiez tout ce que vous avez appris sur les passeurs et leur façon de procéder.
— Depuis le moment où je suis devenue Ling T’ai et où j’ai payé mon passage aux passeurs à Pékin ? demanda Julia.
— Depuis le début, dit Harper en sortant de sa serviette un magnétophone qu’il posa sur le lit. Commencez par votre entrée en Chine. Nous souhaitons tout savoir.
Julia regarda Harper et commença.
— Comme peut vous le dire Arthur, j’ai fait le voyage jusqu’à Pékin avec un groupe de touristes canadiens. Dès notre arrivée en ville, j’ai quitté les touristes pendant une promenade à pied dans la cité. Comme je suis originaire de Chine et que je parle la langue, je n’ai pas eu de mal à me fondre parmi la foule dans les rues. Après avoir enfilé des vêtements plus appropriés, j’ai commencé à me renseigner discrètement sur les moyens d’émigrer à l’étranger. Il se trouve que les journaux impriment des récits et même des publicités pour promouvoir l’émigration hors des frontières chinoises. J’ai répondu à une de ces annonces d’une société appelée International Passages. Leurs bureaux, curieusement, occupaient le troisième étage d’un immeuble moderne appartenant à la Qin Shang Maritime Limited. Le prix pour passer en douce aux États-Unis représente l’équivalent de 30 000 dollars américains. Quand j’ai essayé de marchander, on m’a fait comprendre que je devais payer ou laisser tomber. J’ai payé.
Ensuite, Julia raconta sa terrible épreuve après l’embarquement sur le navire extérieurement luxueux, mais dont l’intérieur était un véritable enfer. Elle raconta la cruauté inhumaine, le manque de nourriture et d’hygiène, la brutalité des gardes, son interrogatoire et les coups reçus, le transfert de ceux qui pouvaient encore se tenir debout dans des bateaux qui les emmenaient, sans qu’ils s’en doutent, vers une vie d’esclaves à terre tandis que ceux qui avaient quelques richesses étaient enfermés dans la prison du lac Orion et mis dans des cages jusqu’à ce qu’on ait pu leur extorquer davantage d’argent ; comment les très jeunes, les plus âgés et ceux qui n’auraient pas pu supporter une vie de servitude, étaient tranquillement assassinés par noyade dans le lac.
Elle raconta dans les moindres détails toute l’organisation criminelle, calmement, sans émotion apparente, ne négligeant rien, décrivant chaque centimètre du bateau mère et dessinant le plus petit, utilisé pour transporter les clandestins à terre, aux États-Unis. Appliquant ce qu’elle avait appris au cours de son entraînement, elle décrivit les traits du visage et la taille approximative de chacun des passeurs avec lesquels elle avait été en contact, donnant leurs noms quand elle les avait entendus.
Elle raconta comment elle-même, les clandestins âgés et la famille avec les deux enfants avaient été mis de force dans la cabine étroite du catamaran noir, comment on leur avait attaché aux chevilles des poids de fonte avant de les précipiter par une trappe dans le lac. Elle dit comment un homme en combinaison de plongée noire était miraculeusement apparu et avait coupé leurs liens, les empêchant ainsi de se noyer. Puis elle décrivit comment il avait rassemblé tout le monde pour les conduire à la relative sécurité de la plage, comment il les avait réconfortés et nourris dans sa petite maison de bois sur la rive et comment il leur avait trouvé un moyen de fuir quelques minutes avant l’arrivée des forces de sécurité des passeurs. Elle expliqua comment cet homme courageux et solide avait tué cinq des gardes décidés à assassiner les clandestins, comment il avait reçu une balle dans la hanche, mais avait continué comme si de rien n’était. Elle raconta comment il avait fait exploser le dock et le yacht près de la propriété, la bataille épuisante sur la rivière jusqu’à Grapevine Bay, comment elle avait descendu les deux ULM à coups de pistolet et l’indomptable courage de l’homme, au volant du hors-bord, qui avait protégé de son corps les deux enfants quand il avait cru qu’ils allaient tous exploser dans l’eau.
Julia leur raconta tout ce dont elle avait été témoin depuis qu’elle avait quitté la Chine. Mais elle n’avait pu expliquer comment et pourquoi l’homme de la NUMA avait pu se trouver près du catamaran au moment précis où elle et ses compagnons avaient été jetés dans les eaux froides du lac, ni pourquoi il avait fait une reconnaissance du bâtiment de la prison de sa propre initiative. Elle ne savait pas ce qui l’y avait poussé. C’était comme si la participation de Pitt faisait partie d’un rêve. Autrement, comment expliquer sa présence et son action sur le lac Orion ?
Elle acheva son rapport en donnant son nom puis sa voix retomba dans le silence.
— Dirk Pitt, le directeur des projets spéciaux de la NUMA ? s’écria Harper.
Russell se tourna vers lui tandis qu’il regardait Julia avec incrédulité.
— C’est exact, Pitt est celui qui nous a fait savoir que la propriété cachait une prison et qui a donné aux agents de notre bureau de Seattle les informations nécessaires pour mener à bien le raid. Sans son intervention au bon moment et son courage exceptionnel, l’agent Lee serait morte et les assassinats en masse sur le lac Orion auraient continué indéfiniment. Grâce à lui, cette macabre organisation a pu être démantelée, ce qui nous permettra de fermer notre bureau régional de Seattle.
Harper regarda Julia sans broncher.
— Un homme apparaît soudain au milieu de l’eau, en pleine nuit. Il n’est ni un agent secret ni un membre des Forces spéciales, mais un ingénieur océanographe de la NUMA et à lui tout seul, il tue l’équipage d’un bateau criminel, détruit un yacht et un dock tout entier. Ensuite, il vous tire d’une embuscade de passeurs qui mitraillent un canot plein d’immigrants clandestins depuis un ULM et vous fait parcourir la rivière sur un bateau vieux de 70 ans ! Le moins qu’on puisse dire, mademoiselle Lee, c’est que votre histoire est incroyable !
— Mais chaque mot en est exact, dit fermement Julia.
— Le commissaire Monrœ et moi avons rencontré l’amiral Sandecker de la NUMA il y a quelques jours. Nous avons demandé son aide pour combattre les activités clandestines de Qin Shang. Il paraît inimaginable qu’ils aient pu agir aussi rapidement !
— Bien que nous n’ayons jamais eu le temps de comparer nos notes, je suis certain que Dirk a agi de sa propre initiative, sans ordre de son supérieur.
Lorsque Harper et Russell en eurent terminé avec leur barrage de questions et changé quatre fois la cassette du magnétophone, Julia avait presque perdu la bataille contre sa fatigue. Elle avait dépassé, et de loin, ce que son devoir exigeait d’elle et ne souhaitait plus que dormir. Quand son visage aurait repris un aspect normal, elle espérait voir sa famille, mais pas avant.
Dans un état second, elle se demanda comment Dirk aurait raconté ce qui s’était passé, s’il avait été là. Elle sourit, sachant qu’il aurait probablement fait une pirouette en ce qui concernait ses exploits, trouvant le moyen de rendre avec légèreté son action et sa participation.
« Comme c’est étrange, pensa-t-elle, que je puisse prédire ses pensées alors que je ne l’ai connu que quelques heures. »
— Vous en avez supporté beaucoup plus que n’importe lequel d’entre nous aurait le droit d’exiger de vous, dit Russell en voyant que Julia avait du mal à garder les yeux ouverts.
— Vous faites honneur au service, dit sincèrement Harper en arrêtant le magnétophone. C’est un excellent rapport. Grâce à vous, un maillon important du trafic d’immigrants est désormais anéanti.
— Ils relèveront probablement la tête ailleurs, dit Julia en étouffant un bâillement.
Russell haussa les épaules.
— Dommage que nous n’ayons pas assez de preuves pour faire condamner Qin Shang par un tribunal international. Julia se redressa soudain.
— Qu’est-ce que vous venez de dire ? Pas assez de preuves ? Mais j’ai la preuve que le faux navire de croisière, rempli de clandestins, a été enregistré par la Qin Shang Maritime Limited. Rien que cela, plus les cadavres au fond du lac Orion, devrait suffire pour faire arrêter et condamner Qin Shang !
Harper secoua la tête.
— Nous avons vérifié. Le navire a été légalement enregistré auprès d’une obscure compagnie maritime de Corée. Et bien que les représentants de Shang s’occupent de toutes les transactions immobilières, la propriété du lac Orion est au nom d’une holding de Vancouver, au Canada, du nom de Nanchang Investments. Il est très courant que des sociétés commerciales d’offshore soient représentées par des sociétés bidon conduisant à plusieurs pays. Cela rend difficile de remonter la piste de la compagnie principale et de ses propriétaires, directeurs et actionnaires. Aussi écœurant que cela puisse paraître, pas un tribunal international ne condamnerait Qin Shang.
Julia regarda d’un air vague par la fenêtre de sa chambre. Entre deux immeubles, elle distinguait à peine les bâtiments gris et effrayants d’Alcatraz, la fameuse prison désormais abandonnée.
— Alors, tout ça, dit-elle d’un ton dégoûté, le sacrifice d’innocents dans le lac, mes épreuves, les efforts héroïques de Pitt, la descente de police dans la propriété, tout ça n’a servi à rien ? Qin Shang doit bien rigoler dans son coin et il va pouvoir continuer ses activités criminelles comme si tout cela n’était qu’un incident sans importance.
— Au contraire, la rassura Harper. Vos renseignements sont précieux.
Rien ne se fait facilement et ça prendra du temps, mais un jour ou l’autre, nous mettrons Qin Shang et ses semblables hors d’état de nuire.
— Peter a raison, ajouta Russell. Nous avons gagné un épisode minuscule de la guerre, mais nous avons coupé un important tentacule de la pieuvre. Nous avons aussi une idée plus précise de la façon de procéder des passeurs chinois. Notre travail en sera un peu facilité, maintenant que nous savons sur quelle voie cachée nous pouvons enquêter.
Harper referma sa serviette et se dirigea vers la porte.
— Nous allons vous laisser vous reposer. Russell tapota gentiment l’épaule de Julia.
— J’aimerais pouvoir vous accorder une longue convalescence avec les compliments de l’INS, mais le quartier général à Washington veut vous voir dès que vous irez mieux.
— J’aimerais vous demander une faveur, dit Julia avant que les deux hommes ne sortent.
— Allez-y ! l’encouragea Russell.
— À part une courte visite que je ferai à mes parents, ici, à San Francisco, j’aimerais reprendre mon travail au début de la semaine prochaine. Je demande à rester officiellement sur l’enquête Qin Shang.
Russell regarda Harper puis sourit.
— Cela va sans dire, assura Russell. Pourquoi pensez-vous qu’ils veuillent vous voir à Washington ? Qui, à l’INS, en sait plus que vous sur l’organisation criminelle de Qin Shang ?
Quand ils furent sortis, Julia fit un dernier effort pour surmonter sa fatigue. Elle prit le téléphone et composa le numéro des renseignements longue distance. Puis elle appela le quartier général de la NUMA à Washington et demanda Dirk Pitt.
On lui passa sa secrétaire qui l’informa que M. Pitt était en vacances et n’avait pas encore réintégré le bureau. Julia raccrocha et se cala contre ses oreillers. Curieusement, elle se sentait transformée.
« Voilà que j’agis comme une aventurière, pensa-t-elle, en poursuivant un homme que je connais à peine. Pourquoi a-t-il fallu, de tous les hommes du monde, que ce soit Dirk Pitt qui entre dans ma vie ? »
**
Pitt et Giordino ne réussirent pas à rentrer à Washington. Quand ils rapportèrent l’hélicoptère au laboratoire de la NUMA à Bremerton sous un violent orage, l’amiral Sandecker les y attendait. La plupart des gens occupant une situation comme celle de l’amiral auraient attendu bien au sec dans un bureau en buvant une tasse de café et convoqué leurs subordonnés. Mais Sandecker était d’une autre étoffe. Lui resta dehors sous la pluie battante, se protégeant d’un bras le visage des trombes de pluie tombant des rotors de l’hélicoptère. Il resta là jusqu’à ce que les pales s’immobilisent puis s’approcha de la porte. Il attendit patiemment que Gunn l’ouvre et saute à terre, suivi de Giordino.
— Je vous attends depuis plus d’une heure ! grogna-t-il.
— On ne nous a pas prévenus que vous seriez là, amiral, dit Gunn. La dernière fois que nous nous sommes parlé, vous aviez décidé de rester à Washington.
— J’ai changé d’avis, répondit Sandecker d’un ton bourru. N’avez-vous pas amené Dirk avec vous ?
— Il a dormi comme une pierre de Grapevine Bay jusqu’ici, expliqua Giordino sans le sourire qu’il affichait toujours. Il n’est pas au mieux de sa forme. Comme s’il n’en avait pas assez fait avant d’arriver au lac Orion, il a fallu qu’il se fasse encore tirer dessus.
— Tirer dessus ? se rembrunit Sandecker. Personne ne m’a dit qu’il était blessé. C’est sérieux ?
— Pas trop. Heureusement, la balle ne s’est pas logée dans son bassin et est ressortie en haut de sa fesse droite. On a vu un médecin à Grapevine qui l’a ausculté et soigné. Il a insisté pour que Dirk ne s’agite pas à courir partout, mais bien sûr, ça l’a fait rire. Il a dit qu’une bonne tequila le remettrait en pleine forme.
— Et est-ce que deux verres de tequila ont fait l’affaire ? Il en a fallu quatre. Voyez vous-même, ajouta Giordino tandis que Pitt descendait de l’hélicoptère.
Sandecker leva les yeux et vit un homme habillé comme un coureur des bois, maigre et épuisé, comme s’il ne s’était nourri que de baies de la forêt. Ses cheveux étaient ébouriffés, son visage tendu et émacié, mais éclairé d’un large sourire, les yeux clairs et intenses.
— Mais je rêve ! C’est l’amiral ! dit-il. Vous êtes la dernière personne que j’aurais imaginée là, debout sous la pluie !
Sandecker avait envie de rire, mais se força à froncer les sourcils et à parler comme s’il était en colère.
— J’ai cru bon de venir vous montrer mes dispositions charitables et vous épargner un voyage de 7 000 kilomètres, répondit-il.
— Vous ne souhaitez pas que je retourne au bureau ?
— Non. Al et vous partez pour Manille.
— Manille ? s’étonna Pitt. C’est aux Philippines.
— Je n’ai pas entendu dire qu’on l’avait changé de place.
— Quand ?
— Dans moins d’une heure.
— Dans moins d’une heure ? répéta Pitt en le dévisageant.
— Je vous ai réservé deux places sur un vol commercial transpacifique. Et Al et vous avez intérêt à le prendre !
— Et que sommes-nous supposés faire en arrivant à Manille ?
— Si vous voulez bien sortir de cette pluie avant que nous soyons tous noyés, je vous le dirai.
Après avoir obligé Pitt à boire deux tasses de café, Sandecker réunit sa meilleure équipe d’océanographes dans la solitude discrète d’un aquarium. Assis au milieu des caissons de verre remplis de tout ce qui vit dans le nord du Pacifique qu’étudiaient les biologistes de la NUMA, l’amiral raconta à Pitt et Giordino la réunion à laquelle les avait conviés le Président en même temps que les gros bonnets des services de l’Immigration et de la Naturalisation.
— Cet homme dont vous avez découvert les agissements criminels au lac Orion dirige un vaste empire voué au trafic d’immigrants clandestins dans presque tous les pays du monde. Il déverse littéralement des millions de Chinois en Amérique, en Europe et en Amérique du Sud. Dans le plus grand secret, il est soutenu et souvent financé par le gouvernement chinois. Plus ils peuvent faire sortir de Chinois de ce pays surpeuplé, plus ils peuvent en caser à des postes influents au-delà de leurs frontières et plus ils accroissent leurs chances d’installer des bases puissantes au niveau international, bases qui suivent les directives de la mère patrie. Il s’agit d’une conspiration à l’échelle mondiale qui pourrait avoir des conséquences incroyables si l’on n’arrive pas à arrêter Qin Shang.
— Cet homme est responsable des centaines de morts qui gisent au fond du lac Orion, dit Pitt avec colère. Et vous me dites qu’on ne peut pas l’accuser de génocide et le pendre ?
— L’accuser et le condamner, ce sera difficile, répondit Sandecker. Qin Shang a plus de barrières autour de lui qu’il n’y a de vagues arrivant sur les côtes. Le commissaire général de l’INS, Duncan Monrœ, m’a dit que Qin Shang est si bien protégé, politiquement et financièrement, qu’il n’existe aucune preuve le reliant aux crimes du lac Orion.
— Il paraît imprenable, ajouta Gunn.
— Personne n’est imprenable, dit Pitt. Tout le monde a un talon d’Achille.
— Et comment coincerons-nous ce porc ? demanda Giordino.
Sandecker répondit partiellement en expliquant les deux objectifs que le Président avait fixés à la NUMA, à savoir enquêter sur l’ancien transatlantique United States et sur le port appartenant à Qin Shang à Sungari, en Louisiane.
— Rudi va réunir une équipe spéciale pour aller fouiner sous les eaux de Sungari. Dirk et Al, vous examinerez l’ancien transatlantique.
— Et où se trouve ce United States ? demanda Pitt.
— Il y a trois jours, il était encore à Sébastopol, sur la mer Noire, où on le remet en état. Mais d’après des photos du satellite de surveillance, il a quitté le bassin de radoub et passé les Dardanelles, se dirigeant vers le canal de Suez.
— Ça fait un sacré voyage pour un navire de 55 ans, dit Giordino.
— Ce n’est pas inhabituel, répondit Pitt en contemplant le plafond comme s’il cherchait un vieux souvenir enfoui dans sa mémoire. Le United States pourrait laisser tout le monde sur place. Il a battu le Queen Mary de dix bonnes heures sur la traversée de l’Atlantique. Pour son voyage inaugural, il a établi un record de vitesse entre New York et l’Angleterre, avec 35 noeuds de moyenne, un record qui n’a jamais été battu depuis.
— Il a dû être joliment rapide, dit Gunn. Cela signifie environ 41 milles à l’heure.
— En effet, confirma Sandecker, et il est toujours plus rapide que n’importe quel navire de commerce avant lui et depuis.
— Comment Qin Shang a-t-il mis la main dessus ? demanda Pitt. J’avais cru comprendre que l’administration de la marine américaine refusait de le vendre à moins qu’il ne batte pavillon américain.
— Qin Shang a rapidement réglé la question en le faisant acheter par une compagnie américaine qui, à son tour, l’a vendu à un acheteur représentant une nation amie. Dans le cas précis, un homme d’affaires turc. Les autorités américaines ont découvert trop tard qu’un nationaliste chinois avait acheté le navire en se faisant passer pour l’acheteur turc.
— Mais pourquoi Qin Shang voulait-il le United States ? insista Pitt qui n’avait pas encore compris.
— Il est en affaires avec l’Armée de Libération populaire de Chine, répondit Gunn. L’accord qu’il a avec eux l’autorise à utiliser le navire, sans doute pour passer des clandestins sous des dehors de navire de croisière. Les militaires chinois, quant à eux, avaient la possibilité de réquisitionner le navire et de le convertir en transport de troupes.
— On se demande pourquoi le ministère de la Défense n’a pas pensé à faire la même chose il y a des années, dit Giordino. Il aurait pu transporter des divisions entières des États-Unis en Arabie Saoudite en moins de cinq jours au moment de la guerre du Golfe. Sandecker se frotta la barbe d’un air pensif.
— De nos jours, on transporte les troupes par avion. Les navires servent surtout à transporter les fournitures et les équipements. Et de toute façon, cette ancienne gloire des océans n’était plus dans sa prime jeunesse.
— Alors, quel est notre boulot ? demanda Pitt dont la patience s’épuisait. Si le Président veut que nous empêchions le United States de faire entrer des clandestins dans ce pays, pourquoi ne donne-t-il pas l’ordre à un sous-marin nucléaire d’aller lancer discrètement une ou deux torpilles Mark XII dans ses flancs ?
— Et donner aux militaires chinois une excuse en béton pour nous rendre la monnaie de notre pièce en faisant sauter un navire américain plein de touristes ? répondit sèchement l’amiral. Je ne crois pas. Il y a des façons moins hasardeuses et plus pratiques de mettre Qin Shang à genoux.
— Comme quoi, par exemple ? demanda prudemment Giordino.
— Des réponses ! aboya Sandecker. Il faut déjà en trouver aux questions les plus confuses avant que l’INS puisse intervenir.
— Nous ne sommes pas des spécialistes des actions secrètes, dit Pitt que cette discussion ne semblait pas perturber. Qu’attend-il de nous ? Que nous prenions nos billets, réservions une cabine et envoyions des questionnaires au commandant et à l’équipage ?
— Je sais bien que vous trouvez cela peu inspirant, admit Sandecker qui se rendait compte du peu d’enthousiasme que marquaient Pitt et Giordino pour cette mission, mais je suis tout ce qu’il y a de plus sérieux en disant que les renseignements que vous obtiendrez seront essentiels au bien-être futur du pays. L’immigration clandestine ne peut pas continuer à ce rythme. Des salopards comme Qin Shang perpètrent une version moderne du commerce des esclaves.
Sandecker s’interrompit et regarda Pitt dans les yeux.
— On m’a dit que vous aviez pu voir de vos propres yeux un exemple de l’humanité de ces gens ?
— Oui, j’ai vu l’horreur, dit Pitt avec un imperceptible hochement de tête.
— Le gouvernement doit bien pouvoir faire quelque chose pour sauver ces gens de l’esclavage, non ?
— On ne peut pas protéger les gens qui vivent illégalement dans un pays s’ils disparaissent après y être entrés sans papiers, répondit Sandecker.
— Ne pourrait-on pas constituer une force pour les débusquer, les libérer puis les relâcher dans la société ? insista Gunn.
— L’INS a 1 600 enquêteurs répartis sur 50 États, sans compter ceux qui travaillent à l’étranger et qui ont fait plus de 300000 arrestations d’immigrants clandestins engagés dans des activités criminelles. Il faudrait deux fois plus d’enquêteurs rien que pour garder cet équilibre.
— Combien de clandestins pénètrent-ils chaque année aux États-Unis ? demanda Pitt.
— Il n’y a aucun moyen de tenir un compte exact, répondit Sandecker. D’après les estimations, il y en a eu au moins deux millions venus de Chine et d’Amérique centrale l’an dernier.
Pitt contempla par la fenêtre les eaux calmes du Puget Sound. La pluie avait cessé et les nuages étaient moins serrés. Un arc-en-ciel se formait lentement au-dessus des docks.
— Quelqu’un a-t-il une idée de la façon dont tout ça va finir ?
— Par une sacrée surpopulation ! dit Sandecker. Le dernier recensement donne une population de 250 millions aux États-Unis. Avec l’accroissement des naissances et l’immigration, on arrivera à 360 millions vers 2050.
— Encore cent millions dans les cinquante ans à venir ! s’exclama Giordino. J’espère être mort avant.
— Difficile d’imaginer les changements qui se préparent dans ce pays, dit pensivement Gunn.
— Toutes les grandes nations, toutes les civilisations tombent à cause de la corruption de l’intérieur ou sont changées à jamais par l’immigration étrangère, dit Sandecker.
Le visage de Giordino exprimait l’indifférence. L’avenir ne l’intéressait que modérément. Contrairement à Pitt que le passé passionnait, Giordino ne vivait que dans le présent. Gunn, contemplatif à son habitude, regardait le plancher, essayant de réaliser les problèmes qu’une augmentation de 50 % de la population signifierait pour lui.
— Ainsi, le Président, dans son infinie sagesse, attend que nous comblions la digue de nos propres mains ? dit sèchement Pitt.
— Et comment sommes-nous supposés mener la croisade ? demanda Giordino en sortant un énorme cigare de son étui de cèdre et en en passant très lentement le bout sur la flamme de son briquet.
Sandecker regarda le cigare, rougissant en le reconnaissant comme l’un de sa réserve cachée personnelle.
— Quand vous arriverez à l’aéroport international de Manille, vous serez accueilli par un homme appelé John Smith[16]...
— Ça, c’est original, marmonna Giordino. J’ai toujours rêvé de rencontrer le type dont la signature précède si souvent la mienne sur les registres des hôtels.
Si un étranger avait écouté la discussion, il aurait pu croire que les membres de la NUMA n’avaient aucun respect mutuel et qu’il régnait entre eux une animosité permanente. Rien ne pouvait être plus loin de la vérité. Pitt et Giordino avaient pour Sandecker une admiration totale et sans limites. Ils se sentaient aussi proches de lui que de leurs propres pères. Ils avaient, en de nombreuses occasions, risqué leur vie pour sauver la sienne sans la moindre hésitation. Au cours des années, ce jeu d’échanges était devenu une habitude. Leur indifférence était feinte. Pitt et Giordino étaient trop indépendants pour accepter des ordres sans faire au moins semblant de se rebeller. Ils n’avaient pas la réputation de se mettre au garde-à-vous et de saluer, avec une ferveur religieuse, chaque fois qu’il ouvrait la porte de son bureau. Ils jouaient les marionnettes tirant les fils d’autres marionnettes avec un indéfectible sens de l’humour.
— Bon. On atterrit à Manille et on attend qu’un M. John Smith se présente, résuma Pitt. J’espère que le projet est plus étoffé que ça !
— Smith vous conduira dans la zone des docks, poursuivit Sandecker. Là, vous embarquerez sur un vieux navire marchand de cabotage. Comme vous le découvrirez, c’est un bateau plutôt inhabituel. Au moment où vous mettrez le pied sur le pont, le submersible Sea Dog II de la NUMA sera discrètement installé à bord. Votre mission, quand le moment sera opportun, consistera à inspecter et à photographier la coque du United States sous la ligne de flottaison.
Pitt secoua la tête avec une expression d’incrédulité.
— On tourne autour et on examine un navire aussi long que trois terrains de football. Ça nous prendra au moins 48 heures en plongée. Et naturellement, les copains de Qin Shang ne penseront pas à descendre des capteurs autour de la coque pour éviter précisément ce genre d’intrusion ! Qu’est-ce que tu en penses, Al ?
— C’est comme donner une tétine à un bébé, répondit Giordino. Mon seul problème est de savoir comment un submersible dont la vitesse max. est de quatre noeuds peut faire la course avec un navire qui en fait trente-cinq ?
Sandecker jeta à Giordino un long regard noir puis répondit à sa question.
— Vous ferez votre inspection sous-marine pendant que le navire sera à quai au port. C’est évident !
— Et à quel port pensez-vous ? demanda Pitt.
— Les informateurs de la CIA à Sébastopol affirment que le navire se dirige vers Hong Kong où l’on doit achever les travaux d’aménagement intérieur et mettre les équipements avant qu’il n’embarque des passagers pour des voyages dans et autour des villes portuaires des États-Unis.
— La CIA est sur le coup ?
— Toutes les agences de renseignements de ce pays coopèrent avec l’INS jusqu’à ce qu’elles puissent, ensemble, contrôler la situation.
— Un navire marchand de cabotage, dit Pitt. Quel est le propriétaire et qui est le commandant ?
— Je sais à quoi vous pensez, répondit Sandecker. Laissez tomber toute idée de liaison avec une agence de renseignements. Le navire appartient à un particulier. C’est tout ce que je peux vous dire.
Giordino souffla un gros nuage de fumée bleue vers un aquarium plein de poissons.
— Il doit bien y avoir un peu plus de 1 000 milles entre Manille et Hong Kong. Aucun des vieux rafiots que je connais ne fait plus de 8 ou 9 nœuds. Nous envisageons un voyage de presque cinq jours. Disposerons-nous du luxe d’un temps aussi long ?
— Vous serez débarqués à Hong Kong à moins d’un quart de mille du United States et vous contemplerez sa quille 48 heures après avoir quitté les Philippines, répondit Sandecker.
— Voilà qui devrait se révéler passionnant, dit Giordino, les sourcils levés montrant son scepticisme.
**
II était 11 heures du soir, aux Philippines, quand Pitt et Giordino descendirent du vol commercial venant de Seattle, passèrent la douane et pénétrèrent dans le terminal principal de l’aéroport international Ninoy Aquino. Un peu en retrait de la foule, ils aperçurent un homme portant une pancarte rudimentaire. En général, ce genre de pancarte porte les noms des passagers accueillis. Celle-là portait un seul nom : SMITH.
L’homme était grand et rustaud. Il aurait pu, en son temps, être un haltérophile olympique, mais il s’était probablement laissé aller et son estomac avait pris les proportions d’un énorme melon d’eau. Il s’affaissait au-dessus d’un pantalon sale tenu par une ceinture de cuir trop courte d’au moins trois tailles. Son visage portait les traces de nombreuses bagarres, avec un grand nez si souvent cassé qu’il virait sur la joue gauche. Une barbe de plusieurs jours couvrait ses lèvres et son menton. Il avait les yeux rouges sans qu’on puisse deviner si c’était à cause de l’alcool ou du manque de sommeil. Ses cheveux noirs étaient collés à son crâne comme une casquette graisseuse, ses dents étaient jaunes et irrégulières. Comparés au reste de sa personne, ses biceps et ses avant-bras semblaient remarquablement musclés et tendus. Ils étaient couverts de tatouages. L’homme portait une casquette de yachtsman crasseuse et une combinaison militaire.
— Il me fiche les boules, murmura Giordino. On dirait le vieux Barbe Noire en personne. Pitt s’approcha de ce déchet de l’humanité.
— C’est gentil à vous de nous accueillir, monsieur Smith, dit-il.
— Content de vous avoir à bord, répondit Smith avec un sourire aimable. Le commandant vous attend.
N’ayant emporté que quelques sous-vêtements, objets de toilette et vêtements de travail achetés dans un bazar de Seattle, le tout entassé dans deux sacs de toile, Pitt et Giordino n’eurent pas besoin d’attendre l’arrivée des bagages. Ils suivirent Smith jusqu’au parking de l’aéroport. Il s’arrêta près d’un van Toyota qui semblait avoir passé sa vie en courses d’endurance autour de l’Himalaya. Presque toutes les vitres étaient cassées et remplacées par des planches de contreplaqué. La peinture n’était plus qu’un souvenir et les armatures des sièges rouillées. Pitt observa les pneus neufs aux sculptures profondes et écouta avec intérêt le ronflement profond du puissant moteur qui tourna dès que Smith toucha le démarreur.
Le van s’éloigna avec Pitt et Giordino inconfortablement installés sur les sièges de vinyle usés et déchirés. Pitt donna un léger coup de coude à son ami pour attirer son attention et parla assez haut pour que le chauffeur puisse entendre.
— Dites-moi, monsieur Giordino, est-il vrai que vous êtes très observateur ?
— Je le suis, répondit Giordino, comprenant immédiatement ce que Pitt avait en tête. Rien ne m’échappe. Et n’oublions pas que vous l’êtes aussi, monsieur Pitt. Vos pouvoirs de prédiction sont connus dans le monde entier. Accepteriez-vous de montrer vos talents ?
— Très volontiers !
— Alors, je vous pose une question. Que diriez-vous de ce véhicule ?
— Je dirais qu’il pourrait sortir d’un film de Hollywood et que même un hippie qui se respecte ne voudrait pas être vu dedans, même mort. Et pourtant, ses pneus sont impeccables et son moteur tourne comme une horloge et fait au moins 400 chevaux. C’est curieux, non ? Qu’en dites-vous ?
— Très astucieux, monsieur Pitt. C’est exactement mon avis.
— Et vous, monsieur Giordino, que dit votre remarquable instinct de notre chauffeur bon vivant ?
— Un homme obsédé par la chicane, le trafic et les affaires louches. En un mot, un artiste de l’escroquerie.
Giordino était dans son élément et disposé à en faire trop.
— Avez-vous remarqué son estomac protubérant ? poursuivit-il.
— Un coussin mal mis ?
— Exactement, s’exclama Giordino comme s’il avait une révélation. Et puis il y a ces cicatrices sur sa figure et son nez aplati.
— Un mauvais maquillage ? demanda innocemment Pitt.
— On ne peut pas vous tromper, n’est-ce pas ?
Le vilain visage du conducteur se tordit en une grimace que les deux hommes saisirent dans le rétroviseur, mais rien n’aurait pu arrêter Giordino.
— Et, bien sûr, vous avez noté la perruque noyée de pommade ?
— Bien évidemment.
— Et que dites-vous des tatouages ?
— Faits à l’encre ? suggéra Pitt. Giordino secoua la tête.
— Vous me décevez, monsieur Pitt. Ce sont des décalcomanies. N’importe quel novice aurait vu ça.
— Je suis impardonnable.
Incapable de garder plus longtemps son calme, le conducteur aboya par-dessus son épaule.
— Vous vous croyez malins, mes petits messieurs ?
— On fait ce qu’on peut, dit Pitt.
Ayant fait ce qu’ils croyaient devoir faire, c’est-à-dire montré qu’ils n’étaient pas tombés dans le panneau, Pitt et Giordino restèrent silencieux tandis que le van empruntait la jetée d’un terminal maritime. Smith contourna d’énormes grues et des piles de caisses puis s’arrêta en face d’une grille le long du bord de la jetée. Sans un mot, il descendit du véhicule et se dirigea vers une rampe menant à une chaloupe amarrée à un petit dock flottant. Les deux hommes de la NUMA embarquèrent avec lui sans rien dire.
Le marin, debout près de la barre à l’arrière du bateau, était noir de la tête aux pieds : pantalon et tee-shirt, casquette enfoncée sur les oreilles malgré la chaleur tropicale et l’humidité.
La chaloupe se fraya un chemin entre les piles de bois et se dirigea vers un navire ancré à environ un kilomètre du terminal. Autour de lui brillaient les lumières d’autres navires attendant leur tour d’être chargés ou déchargés sous les grosses grues. L’air était clair comme du cristal et au loin, de l’autre côté de la baie de Manille, les feux colorés des bateaux de pêche étincelaient comme des pierres précieuses contre le ciel noir.
La silhouette du navire commença à se préciser dans la nuit et Pitt vit bientôt qu’il ne s’agissait pas d’un de ces steamers typiques qui labourent les mers du Sud, d’île en île. Comme il le vérifia plus tard, c’était un haleur de bois de la Côte Pacifique avec des cales vastes, sans superstructures latérales. La salle des machines était à l’arrière, sous les cabines de l’équipage. Une unique cheminée se dressait à l’avant de la timonerie avec, derrière, un mât élevé. Un second mât, plus petit, dominait le gaillard d’avant. Pitt devina que ce navire jaugeait entre 4 000 et 5 000 tonneaux et mesurait environ 90 mètres de long et 14 mètres de large. Un bateau de cette taille avait dû transporter au moins 9 000 tonnes de bois. Mais son époque était révolue depuis longtemps. Les navires de son âge qui avaient transporté les produits des scieries reposaient depuis un demi-siècle dans la vase des chantiers d’équarrissage, ayant laissé la place à des péniches et des remorqueurs modernes.
— Comment s’appelle ce navire ? demanda Pitt.
— L’Oregon.
— J’imagine qu’il a transporté pas mal de bois en son temps ? Smith dévisagea Pitt.
— Comment un joli monsieur comme vous peut-il savoir ça ?
— Quand mon père était jeune, il commandait un navire de flottage. Il a fait des dizaines d’allers et retours entre San Diego et Portland avant de finir ses études. Il a une photo de ce bateau sur le mur de son bureau.
— L’Oregon a fait Vancouver San Francisco pendant près de 25 ans avant d’être mis à la retraite.
— Je me demande de quand il date.
— De bien avant votre naissance et la mienne, dit Smith. Le barreur plaça la chaloupe le long de la coque, autrefois peinte en orange sombre maintenant décolorée par la rouille, comme le révélaient les lumières courant le long des mâts et le reflet du feu de navigation tribord. Il n’y avait pas de coursive, rien qu’une échelle de corde avec des barreaux de bois.
— Après vous, joli cœur, dit Smith en montrant le pont.
Pitt monta le premier, suivi de Giordino. Tout en grimpant, il passa les doigts sur une large plaque de rouille. La plaque était lisse et aucune rouille ne resta sur ses doigts. Les écoutilles du pont étaient fermées et les plates-bandes de marchandises négligemment arrimées. Plusieurs grosses caisses de bois, entassées sur le pont, paraissaient avoir été attachées par des singes inexpérimentés. Selon toutes les apparences, l’équipage manœuvrait ce qu’on appelle souvent un navire mal tenu. Aucun marin n’était en vue et les ponts semblaient déserts. Seule une radio diffusant une valse de Strauss indiquait une vie à bord. La musique ne correspondait nullement à l’aspect général du navire. Pitt se dit qu’une ballade pour une poubelle aurait été plus appropriée. Il ne vit aucun signe du Sea Dog H.
— Notre submersible est-il arrivé ? demanda-t-il à Smith.
— Il est emballé dans une grande caisse juste derrière le gaillard d’avant.
— Par où est la cabine du commandant ?
La minable escorte leva une plaque sur le pont, révélant une échelle menant à ce qui ressemblait à une cale.
— Vous le trouverez là, en bas.
— Les commandants de navire ne sont généralement pas cantonnés dans des compartiments cachés, dit Pitt en regardant la superstructure arrière. Sur tous les navires que j’ai connus, la cabine du commandant est sous la timonerie.
— En bas, joli cœur, répéta Smith.
— Mais dans quoi Sandecker nous a-t-il fourrés ? murmura Giordino, un peu inquiet en tournant le dos à Pitt et en adoptant instinctivement une position de combat.
Calmement, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, Pitt posa son sac de toile sur le pont, ouvrit la fermeture Éclair d’une poche et sortit son Colt 45. Avant que Smith ait compris ce qui arrivait, il sentit le canon de l’arme sous son menton.
— Excusez-moi de ne pas l’avoir dit avant, mais j’ai fait sauter la tête de la dernière personne qui m’a appelé joli cœur.
— D’accord, vieux, dit Smith sans la moindre trace de peur, je sais reconnaître un flingue quand j’en vois un. Il n’a pas l’air en très bon état mais on voit qu’il est bien utilisé. Pointez-le ailleurs, s’il vous plaît. Vous ne voudriez pas être blessé, hein ?
— Je ne crois pas que ce soit moi qui risque de l’être, dit calmement Pitt.
— Il vaudrait peut-être mieux regarder autour de vous.
C’était un truc vieux comme le monde, mais Pitt n’avait rien à perdre. Il jeta un coup d’œil sur le pont et vit des hommes sortir de l’ombre. Pas deux ou trois, mais six d’un coup, aussi crasseux que Smith, chacun avec une arme automatique pointée sur Pitt et Giordino. Des hommes silencieux, mal habillés et sales.
Pitt retira vivement le cran de sûreté et pressa un peu plus son Colt dans la chair de Smith.
— Cela changerait-il quelque chose si je disais que, si je saute, tu sautes aussi ?
— Et tu laisserais ton copain se faire descendre aussi ? dit Smith avec un sourire béat. D’après ce que je sais, Pitt, vous êtes loin d’être idiot.
— Et que savez-vous de moi exactement ?
— Rangez ce flingue et nous parlerons.
— Je vous entends parfaitement d’où je suis.
— Relax, les gars, dit Smith à ses hommes. Il faut faire preuve d’un peu de classe et traiter nos hôtes avec respect. L’équipage de l’Oregon, contre toute attente, baissa les armes et se mit à rire.
— C’est bien fait, skipper[17], dit l’un des hommes. Vous nous aviez dit qu’ils seraient certainement des nunuches de la NUMA qui boivent du lait et ne mangent que des brocolis.
Giordino se glissa tranquillement dans le jeu.
— Hé ! Les gars, vous n’auriez pas un peu de bière sur ce rafiot ?
— Dix marques différentes, dit un marin en lui appliquant une tape dans le dos. Content d’avoir à bord des passagers qui ont un peu d’estomac. Pitt baissa son arme et remit le cran de sûreté en place.
— J’ai l’impression qu’on s’est fait avoir !
— Désolé de vous avoir bousculés, dit Smith en riant, mais on ne peut pas baisser la garde une seconde.
Il se tourna vers ses hommes et ordonna :
— Levez l’ancre, les gars. C’est parti pour Hong Kong.
— L’amiral Sandecker nous avait prévenus que ce bateau était très inhabituel, dit Pitt en remettant le Colt dans son sac, mais il n’avait rien dit de l’équipage !
— Si on peut laisser tomber les masques, dit Smith, je vais vous montrer ce qui est en bas.
Il laissa tomber l’échelle par l’étroite écoutille et disparut. Pitt et Giordino le suivirent, se retrouvant dans une grande pièce très éclairée, avec une moquette et des murs peints de couleurs pastel. Smith ouvrit une porte vernie et leur fit signe d’entrer.
— Vous pourrez vous partager cette cabine. Posez vos affaires, installez-vous et je vous présenterai au commandant. Vous trouverez sa cabine derrière la quatrième porte, à bâbord avant.
Pitt entra et alluma la lumière. La cabine n’avait rien de Spartiate. Elle était aussi chic que n’importe quelle cabine d’un paquebot de luxe. Bien décorée et superbement meublée, il n’y manquait que des portes coulissantes donnant sur une véranda privée. La seule chose pouvant évoquer le monde extérieur était un hublot peint sur le mur.
— Comment ? s’exclama Giordino. Il n’y a pas de corbeille de fruits ? Pitt, fasciné, regarda autour de lui.
— Je me demande s’il faut porter un smoking pour dîner avec le commandant !
Ils entendirent le roulement métallique de la chaîne d’ancre qu’on remontait et sentirent, aux vibrations, que les moteurs se mettaient en marche sous leurs pieds. L’Oregon entamait son voyage, quittant la baie de Manille, vers Hong Kong.
Quelques minutes plus tard, ils frappaient à la porte de la cabine du commandant.
Si leur cabine ressemblait à un appartement luxueux, celle-ci aurait pu être confondue avec une suite royale. On aurait dit la vitrine d’un décorateur de Rodéo Drive[18] à Beverly Hill. Le mobilier était superbe et de bon goût. Les murs – ou les cloisons, comme on dit sur un bateau – étaient recouverts de riches panneaux et de tentures, le sol, de tapis épais et profonds. Sur deux des cloisons pendaient des tableaux splendides. Pitt s’approcha d’une huile et l’examina. Dans un cadre magnifique, une marine montrait un homme noir étendu sur le pont d’un petit sloop démâté, un banc de requins nageant autour de sa coque.
— C’est le Gulf Stream de Winslow Homes, dit Pitt. Je le croyais au musée de New York ?
— L’original y est, répondit l’homme debout près d’un très ancien bureau à rouleau. Les toiles que vous voyez ici ne sont que des copies. Avec le travail que je fais, aucune compagnie d’assurances n’accepterait de couvrir des originaux.
Un homme élégant d’environ 35 ans avec des yeux bleus et des cheveux blonds coupés court s’approcha et tendit une main soignée.
— Président Juan Rodriguez Cabrillo, à votre service, dit-il.
— Président comme président d’un conseil d’administration ?
— Une entorse à la tradition maritime, expliqua Cabrillo. Ce bateau est mené comme une société, une administration si vous préférez. Le personnel préfère être considéré comme des actionnaires.
— C’est dingue, ça ! dit Giordino. Laissez-moi deviner, votre premier officier est le directeur général ?
— Non, répondit Cabrillo, c’est le chef mécanicien qui est directeur général. Le premier officier est vice-président. Giordino leva un sourcil.
— C’est la première fois qu’on m’explique que le Royaume d’Oz2[19]possède un bateau.
— Vous vous y ferez, assura Cabrillo.
— Si je me rappelle bien l’histoire de cette nation, dit Pitt, votre famille a découvert la Californie vers l’an 1500.
— Mon père assure que ce Cabrillo-là était notre ancêtre, répondit Cabrillo en riant. Mais j’ai des doutes. Mes grands-parents venaient de Somara, au Mexique, et ont passé la frontière en 1931 pour devenir américains cinq ans plus tard. À ma naissance, ils ont insisté pour que mes parents me baptisent comme cet illustre personnage historique de Californie.
— J’ai l’impression que nous nous sommes déjà rencontrés, dit Pitt.
— Disons il y a une vingtaine de minutes, ajouta Giordino.
— Votre imitation de clochard, président Cabrillo alias M. Smith, était très professionnelle. Cabrillo éclata de rire.
— Messieurs, vous êtes les premiers à avoir percé mon déguisement de sac à vin et vieux loup de mer.
Contrairement au personnage qu’il avait joué, Cabrillo était bien bâti et plutôt mince. Le nez cassé avait disparu ainsi que les tatouages et l’estomac proéminent.
— Je dois admettre que je vous ai cru jusqu’à ce que je voie le van.
— Oui, notre voiture n’est pas tout à fait ce qu’elle paraît être.
— Ce navire, dit Pitt, votre petite représentation, cette façade, à quoi cela vous sert-il ?
Cabrillo leur fit signe de prendre place sur un sofa de cuir et ouvrit un bar en teck.
— Un verre de vin ?
— Je préférerais une bière, dit Giordino. Cabrillo lui en tendit une chope.
— Une San Miguel des Philippines, précisa-t-il. Puis, tendant à Pitt un verre de vin :
— C’est un chardonnay Wattle Creek qui vient de Alexander Valley, en Californie.
— Vous avez un goût excellent, le complimenta Pitt. Et je suis sûr que c’est aussi vrai de votre cuisine.
— J’ai volé le chef d’un très grand restaurant de Bruxelles, en Belgique. J’ajoute que si vous attrapez une indigestion en goûtant ma cuisine, j’ai aussi un excellent hôpital avec un chirurgien de première classe doublé d’un dentiste.
— Je suis curieux de savoir, monsieur Cabrillo, quelle sorte de commerce exerce l’Oregon et pour qui vous travaillez exactement.
— Ce navire est un petit chef-d’ouvre servant à recueillir des renseignements, répondit Cabrillo sans hésiter. Nous allons là où les navires de la Navy ne peuvent pas aller, nous entrons dans les ports fermés à la plupart des navires de commerce et nous transportons des marchandises tout à fait secrètes sans éveiller les soupçons. Nous travaillons pour toutes les agences gouvernementales des États-Unis qui ont besoin de nos services très particuliers.
— Alors, vous ne dépendez pas de la CIA ?
— Bien que notre « équipage » soit composé de quelques anciens agents secrets, l’Oregon est manoeuvré par un équipage d’élite d’anciens marins et officiers de marine, tous à la retraite.
— Je n’ai pas pu le voir dans l’obscurité, mais sous quel pavillon naviguez-vous ?
— L’Iran, répondit Cabrillo avec un petit sourire. Le dernier pays qui pourrait faire croire aux autorités portuaires que nous avons un rapport avec les États-Unis.
— Si je ne me trompe, dit Pitt, vous êtes tous des mercenaires.
— Je peux dire honnêtement que nous travaillons pour de l’argent, oui. Nous sommes très bien payés pour accomplir toutes sortes de missions secrètes.
— Qui possède ce navire ? demanda Giordino.
— Chacun à bord est actionnaire de la société. Certains d’entre nous ont plus d’actions que d'autres, mais il n’y a pas un membre de l’équipage qui n’ait au moins cinq millions de dollars investis à l’étranger.
— Est-ce que l’IRS[20] vous connaît ?
— Le gouvernement a des fonds secrets pour des missions comme les nôtres, expliqua Cabrillo. Nous avons des accords aux termes desquels ils paient nos taxes par l’intermédiaire d’un réseau de banques qui n’ouvrent pas leurs livres de comptes aux audits de l’IRS.
— Une belle organisation, dit Pitt en buvant une gorgée de vin.
— Mais qui n’exclut pas le danger et parfois le désastre. L’Oregon est notre troisième navire. Les autres ont été détruits par des forces peu amicales. Je pourrais ajouter qu’en treize ans de missions, nous avons perdu vingt hommes.
— Des agents étrangers qui vous ont attrapés ?
— Non, jusqu’à présent, nous n’avons jamais été démasqués. Il y a eu d’autres circonstances. Quelles qu’elles aient pu être, Cabrillo ne les expliqua pas.
— Qui a autorisé ce voyage ? demanda Giordino.
— En confidence, notre ordre de mission émane de la Maison Blanche.
— On ne peut guère aller plus haut ! Pitt regarda le commandant.
— Pensez-vous pouvoir nous approcher suffisamment du United States ? Nous devons inspecter une grande surface de la coque et nous ne disposons que d’un temps limité en plongée à cause des batteries du Sea Dog II. Si vous devez ancrer l’Oregon à un mille ou plus de la cible, l’aller et le retour diminueront considérablement le temps d’inspection.
Cabrillo lui rendit son regard, confiant.
— Je vous laisserai assez près pour que vous fassiez voler un cerf-volant au-dessus des cheminées. Il se servit un autre verre de vin et dit, en levant la main :
— Au succès de notre voyage !