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Plus tard le même après-midi, le Weehawken, le cotre des garde-côtes, caracolait avec aisance sur les vagues fines à peine soufflées par la brise. Il ralentit lorsque l’ordre vint de la timonerie de réduire la vitesse. Le commandant Duane Lewis regarda à la jumelle le gros porte-conteneurs qui approchait, venant du sud, à moins d’un mille. Calme et détendu, la casquette un peu rejetée en arrière sur ses cheveux blonds épars, il baissa les jumelles, révélant des yeux brun clair profondément enfoncés. Il se tourna et adressa un petit sourire à la femme qui se tenait près de lui sur l’aile de pont, vêtue de l’uniforme des garde-côtes des États-Unis.
— Voilà votre bateau, dit-il d’une belle voix de basse. Il arrive aussi discrètement qu’un loup déguisé en agneau. Et il a l’air, ma foi, assez innocent. Julia Lee regarda par-dessus le bastingage le Sung Lien Star qui arrivait.
— C’est un leurre. Dieu sait combien de souffrances humaines se cachent dans ses flancs.
Elle ne portait aucun maquillage et une cicatrice factice lui traversait le menton. Elle avait coupé court sa magnifique chevelure noire et portait maintenant une coiffure très masculine que recouvrait une casquette de base-ball. Au début, elle n’avait pas été très enthousiaste pour accepter de prendre la place de Lin Wan Chu mais sa haine brûlante de Qin Shang et la confiance en sa réussite l’avaient poussée à accepter le défi. Elle ressentit un regain d’optimisme à la pensée qu’elle n’était pas seule pour accomplir cette mission.
Lewis dirigea ses jumelles vers la rive plate et verte et l’embouchure de l’Atchafalaya inférieur, à trois milles seulement. À part quelques bateaux de pêche à la langouste, l’eau était déserte. Il fit un signe au jeune officier qui se trouvait près de lui.
— Lieutenant Stowe, faites signe à ce navire de mettre en panne et de se tenir prêt à une visite d’inspection.
— A vos ordres, dit Stowe en se dirigeant vers la salle radio. Bronzé, blond et grand, Jefferson Stowe avait l’allure d’un jeune professeur de tennis.
Le Weehawken prit une légère bande en réponse au mouvement de son gouvernail tandis que l’homme de barre amenait le cotre sur une course parallèle à celle du porte-conteneurs qui naviguait sous pavillon de la République populaire de Chine. Sur ses ponts étaient empilés quantité de conteneurs et pourtant il était étrangement haut au-dessus de l’eau, nota Lewis.
— Ont-ils répondu ? demanda-t-il assez fort pour être entendu de la timonerie.
— Ils ont répondu en chinois, répondit Stowe depuis la salle radio.
— Voulez-vous que je traduise ? proposa Julia.
— C’est une combine. La moitié des navires à qui nous demandons de mettre en panne ont l’habitude de jouer les idiots. La plupart de leurs officiers parlent mieux l’anglais que nous.
Lewis attendit patiemment tandis que le canon Mark 75 de 76 mm télécommandé et à tir rapide situé sur la proue pivotait pour diriger son sinistre tube vers le porte-conteneurs.
— Veuillez informer le commandant, en anglais, d’avoir à stopper ses machines ou je me verrai contraint de tirer sur son pont. Stowe revint sur l’aile de pont, un large sourire aux lèvres.
— Le commandant a répondu en anglais, dit-il. Il annonce qu’il se met en panne.
Comme pour souligner son obéissance, l’écume que soulevait l’avant du navire retomba tandis que le gros porte-conteneurs s’arrêtait peu à peu. Lewis regarda Julia avec affection.
— Prête, mademoiselle Lee ?
— Aussi prête qu’on peut l’être, répondit-elle en hochant la tête.
— Vous avez vérifié votre radio ? C’était à peine une question.
Julia regarda la minuscule radio attachée par un ruban adhésif entre ses seins, sous son soutien-gorge.
— Elle fonctionne parfaitement.
Sans qu’il la voie, elle serra ses jambes l’une contre l’autre pour sentir le petit pistolet automatique calibre 25 attaché à l’intérieur contre sa cuisse droite. Un couteau court Smith & Wesson modèle First Response, dont la lame pouvait s’ouvrir en un clin d’œil et assez solide pour trouer une feuille de métal, était attaché, lui, à son biceps, sous la manche de son uniforme.
— Gardez votre émetteur ouvert pour que nous puissions saisir chacune de vos paroles, dit Lewis. Le Weehawken restera assez près pour capter votre radio jusqu’à ce que le Shang Lien Star s’amarre à Sungari et que vous nous informiez de ce que vous êtes prête à revenir. J’espère que la substitution ira aussi bien que prévu, mais si vous rencontrez un problème après avoir pris l’identité de la cuisinière, appelez et nous viendrons vous chercher. Notre hélicoptère et un équipage resteront en l’air prêts à atterrir sur le pont.
— Je vous remercie de votre intérêt, commandant.
Julia se tut, se tourna légèrement et fit un signe à un homme corpulent avec une moustache à la gauloise dont les yeux gris profond la regardaient sous le bord de sa casquette de base-ball.
— Ce fut un rêve de travailler avec le chef Cochran pendant nos entraînements pour faire l’échange.
— Le chef Mickey Cochran a été baptisé de toutes sortes de noms, dit Lewis en riant, mais jamais traité de rêve.
— Je suis désolée d’avoir donné tant de mal à tant de monde, ajouta doucement Julia.
— Chacun, à bord du Weehawken, se sent responsable de votre sécurité. L’amiral Ferguson m’a donné l’ordre très strict de vous protéger, quelles que soient les conséquences. Je ne vous envie pas, mademoiselle Lee. Mais je vous promets que nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour vous éviter des ennuis.
Elle détourna la tête, le visage impassible malgré les larmes qui se formaient aux coins de ses yeux.
— Merci, dit-elle simplement. Remerciez-les tous pour moi. Stowe donna l’ordre de lancer le canot du cotre et le commandant regarda Julia.
— C’est l’heure. Dieu vous garde et bonne chance, ajouta-t-il en lui serrant le bras.
Le commandant Li Hung-chang, du Sung Lien Star, ne fut pas particulièrement ennuyé d’être obligé de s’arrêter pour accueillir à bord les garde-côtes américains. Il s’y attendait depuis longtemps. Les directeurs de la Qin Shang Maritime l’avaient prévenu que les agents de l’Immigration redoublaient d’effort pour endiguer le flot des clandestins en constante augmentation. Il se sentait indifférent à toute menace. L’inspection la plus diligente ne découvrirait jamais la seconde coque attachée sous les cales et la quille de son navire qui abritait trois cents immigrants. Malgré les conditions insoutenables et la promiscuité, il n’en avait perdu aucun. Hung-chang était sûr que le généreux Qin Shang le récompenserait d’un bonus bien gras lorsqu’il rentrerait en Chine, comme par le passé. C’était son sixième voyage et il combinait le transport très légal du fret et le passage d’immigrants. Grâce à ses gains, il avait déjà fait construire une belle maison pour sa famille dans le quartier le plus huppé de Pékin.
Le visage calme et détendu, il regarda la vague de l’étrave retomber devant le cotre des garde-côtes. Hung-chang n’avait pas encore cinquante ans et pourtant ses cheveux commençaient à grisonner à cause du soleil, bien que sa mince moustache fût encore noire. Il avait un regard d’ambre sombre de bon grand-père et des lèvres minces à force de rester silencieuses. Un canot fut mis à l’eau et commença à s’approcher du Sung Lien Star. Il fit un signe à son second.
— Allez à l’échelle d’abordage accueillir nos hôtes. Il y en a une dizaine d’après ce que je vois. Secondez-les de votre mieux et laissez-leur un libre accès sur tout le navire.
Puis, aussi calme que s’il était assis dans le jardin de sa maison, le commandant Li Hung-chang se fit apporter une tasse de thé et regarda les envoyés du Weehawken prendre pied sur le pont et commencer leur inspection.
Le lieutenant de vaisseau Stowe présenta ses respects au commandant Hung-chang sur le pont puis demanda à voir les papiers du navire et le manifeste[35]. L’équipage du cotre des garde-côtes commença à se séparer, quatre allant fouiller les cabines du navire, trois examinant les conteneurs et trois autres allant voir les quartiers de l’équipage. Les Chinois parurent indifférents à l’intrusion et ne prêtèrent guère attention aux trois garde-côtes apparemment plus intéressés par le mess et en particulier par les cuisines que par leurs cabines individuelles.
Il n’y avait que deux marins dans la salle à manger du Sung Lien Star. Tous deux portaient l’uniforme blanc et le bonnet des cuisiniers. Assis autour d’une table, l’un lisait un journal chinois, l’autre mangeait un bol de soupe. Aucun ne protesta quand le chef Cochran, parlant par signes, leur demanda de passer dans la coursive pendant qu’on fouillait la salle à manger.
Habillée comme les membres de l’équipe de garde-côtes, Julia se dirigea directement vers la cuisine où elle trouva Lin Wan Chu vêtue d’un pantalon et d’une veste blanche. Elle tournait, dans une vaste marmite de cuivre, des crevettes dans de l’eau bouillante. Avertie par son commandant qu’elle devait coopérer avec les inspecteurs des garde-côtes, elle leva la tête et fit un grand sourire amical. Puis, sans plus s’occuper de Julia qui vint se poster derrière elle, elle continua son travail, les yeux fixés sur ses crevettes.
Lin Wan Chu ne sentit pas l’aiguille de la seringue entrer dans la chair de son dos. Après quelques secondes, ses yeux prirent une expression étonnée tandis que la vapeur lui paraissait soudain plus dense, s’épaississant en un gros nuage. Puis l’obscurité tomba sur elle. Beaucoup plus tard, lorsqu’elle revint à elle à bord du Weehawken, sa première pensée fut pour ses crevettes, qui étaient peut-être trop cuites.
En moins d’une minute et demie et grâce à l’entraînement au cours duquel elle avait répété maintes fois l’exercice, Julia avait revêtu l’uniforme blanc de la cuisinière tandis que Lin Wan Chu, allongée sur le pont, portait celui des garde-côtes américains. Trente secondes passèrent pendant que Julia coupait très court les cheveux de la cuisinière et lui mettait sur la tête la casquette de base-ball portant l’insigne du Weehawken.
— Emmenez-la, dit Julia à Cochran qui avait surveillé la porte pendant l’opération.
Cochran et les autres membres des garde-côtes saisirent rapidement la cuisinière chinoise, un de chaque côté, et passèrent un de ses bras sur leurs épaules de sorte que sa tête retombe sur sa poitrine, rendant son identification difficile. On baissa la casquette de base-ball au maximum sur son visage avant que Julia décide que c’était parfait. Elle murmura, si doucement qu’elle fut la seule à entendre :
— J’espère que vous jouerez votre rôle comme il faut.
Puis, la tirant et la portant à la fois, ils l’amenèrent sur le canot. Julia reprit la cuiller de bois et continua à tourner l’eau des crevettes comme si elle n’avait fait que cela tout l’après-midi.
— Il semble qu’un de vos hommes se soit blessé, dit le commandant Hung-chang en voyant les Américains ramener un corps évanoui sur le canot.
— L’imbécile n’a pas fait attention où il mettait les pieds et s’est cogné la tête contre un tuyau, expliqua Stowe. Il doit avoir une belle bosse.
— Avez-vous trouvé quelque chose d’intéressant à bord de mon bateau ? demanda Hung-chang.
— Non, votre navire est sain, monsieur.
— Je suis toujours ravi d’obliger les autorités américaines, dit Hung-chang avec condescendance.
— Vous allez à Sungari ?
— Comme l’indiquent mes ordres et les documents fournis par la Qin Shang Maritime.
— Vous pouvez repartir dès que nous serons descendus, dit Stowe en saluant courtoisement le commandant chinois. Je regrette d’avoir dû vous retarder.
Vingt minutes après que le canot des garde-côtes se soit éloigné, le bateau pilote arriva de Morgan City et vint se ranger le long du Sung Lien Star. Le pilote monta à bord et se dirigea vers le pont. Bientôt, le navire porte-conteneurs traversa le chenal profond de PAtchafalaya inférieur et le lac Sweet Bay en direction des docks de Sungari.
Le commandant Hung-chang se tenait sur l’aile de pont à côté du pilote cajun lorsque celui-ci prit la barre pour guider d’une main experte le navire dans les marécages. Par curiosité, Hung-chang regarda à la jumelle le bateau turquoise ancré juste à l’extérieur du chenal. De grosses lettres sur la coque indiquaient que le petit bâtiment était un navire de recherche appartenant à l’Agence Nationale Marine et Sous-marine. Hung-chang les avait souvent vus faire des expériences scientifiques pendant ses voyages autour du monde. Il se demanda paresseusement quelles expériences ils étaient en train de faire, ici, sur l’Atchafalaya, au sud de Sungari.
En suivant de ses jumelles le pont du navire de recherche, il s’arrêta soudain pour regarder un homme de haute taille, aux cheveux épais noirs et ondulés, qui le regardait lui aussi dans ses propres jumelles. Ce que Li Hung-chang trouva bizarre, c’est que le marin du vaisseau de recherche ne considérait pas le navire porte-conteneurs lui-même.
Il paraissait surveiller le sillon laissé par sa poupe.
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Julia eut du mal à déchiffrer les menus et les recettes de Lin Wan Chu. Bien que le chinois han fût la langue la plus parlée au monde, il y a plusieurs dialectes que reflètent des différences régionales. La mère de Julia lui avait appris à lire, écrire et parler le mandarin, le plus important de ces dialectes, quand elle était petite. Elle avait étudié la plus répandue des trois versions du mandarin, appelée le dialecte de Pékin. Mais Lin Wan Chu avait grandi dans la province du Jiangsu et donc écrivait et parlait une autre de ces variantes, le dialecte de Nankin. Heureusement, il y avait assez de similitudes pour que Julia puisse le comprendre. En travaillant devant la cuisinière, elle garda la tête baissée et légèrement tournée afin que personne ne puisse la voir de trop près.
Ses deux aides, un aide-cuisinier et un homme à tout faire, de la vaisselle au nettoyage de la cuisine, ne montrèrent aucun signe de soupçon. Ils firent ce qu’ils avaient à faire, ne parlant que de ce qui concernait le repas du soir, sans bavardage ni commentaire sur l’équipage. Julia pensa que le boulanger la regardait bizarrement, mais quand elle lui ordonna de cesser de la dévisager et de retourner à ses moutons[36], il rit, fit une remarque grivoise et reprit ses occupations.
Les fours, les casseroles bouillantes et les friteuses que l’on tournait vigoureusement transformèrent bientôt la cuisine en un vrai bain de vapeur. Julia ne se rappelait pas avoir jamais transpiré à ce point. Elle but quantité de verres d’eau pour compenser. Elle fit une petite prière d’action de grâce en voyant son aide prendre des initiatives et commencer à préparer une soupe au cresson et du poulet aux germes de soja. Julia réussit parfaitement le porc rôti aux nouilles et le riz aux crevettes.
Le commandant Hung-chang fit une rapide visite aux cuisines pour avaler un feuilleté aux grains de sésame dès que le Sung Lien Star fut amarré au quai de Sungari. Puis il retourna sur le pont pour accueillir les douanes américaines et les officiels du service de l’Immigration. Il regarda Julia bien en face, mais ses yeux ne trahirent aucun signe d’étonnement. Pour lui, pas de doute, elle était bien Lin Wan Chu.
Julia rejoignit les autres membres de l’équipage qui devaient les uns après les autres montrer leur passeport aux agents de l’Immigration montés à bord. Généralement, c’était le commandant qui présentait les passeports pour que l’équipage puisse continuer à travailler, mais l’INS était particulièrement stricte en ce qui concernait les navires entrant dans le port appartenant à la Qin Shang Maritime. Un agent examina le passeport de Lin Wan Chu que Julia avait trouvé dans la cabine de la cuisinière. Il ne la regarda même pas. « Tout est carré et très professionnel », pensa-t-elle. En regardant son visage, l’officier aurait pu montrer qu’il la reconnaissait, même si son expression était passée inaperçue.
Dès que l’équipage en eut fini avec les services de l’immigration, il descendit dîner. La cuisine était située entre le carré des officiers et le mess des marins. En tant que chef de cuisine, Julia servit les officiers pendant que ses aides s’occupaient des marins. Elle était impatiente de se promener sur le navire, mais, jusqu’à ce que l’équipage ait dîné, elle devait jouer son rôle pour ne pas éveiller des soupçons.
Elle resta tranquille pendant tout le repas, s’occupant dans la cuisine, adressant de temps à autre un sourire à un marin qui la complimentait sur la qualité de la nourriture et demandant à être resservi. Elle n’agissait pas seulement comme Lin Wan Chu. Pour tout le monde à bord, elle était Lin Wan Chu. Il n’y eut aucun soupçon, aucune incrédulité. Personne ne remarqua les petites différences de comportement, d’apparence ou de langage. Pour eux, c’était la même cuisinière qui avait préparé leurs repas à bord du Sung Lien Star depuis qu’ils avaient quitté Qingdao.
Point par point, elle repassa mentalement les étapes de sa mission. Jusqu’à présent, tout s’était bien passé, mais il restait un point difficile à expliquer. S’il y avait à bord 300 clandestins, comment les nourrissait-on ? Certainement pas avec sa cuisine. D’après le menu et les recettes de Lin Wan Chu, elle ne préparait de nourriture que pour 30 marins. Il était idiot de penser qu’il pouvait y avoir une autre cuisine à bord pour nourrir les passagers. Elle vérifia les placards et les chambres froides où l’on entreposait les denrées. Elle n’y trouva que ce qui était prévu pour les repas de l’équipage du Sung Lien Star pendant le voyage de Chine à Sungari. Elle commença à se demander si les gens qui renseignaient Peter Harper, à l’agence de la CIA à Qingdao, ne s’étaient pas trompés ou s’ils n’avaient pas confondu les noms des navires.
Calmement, elle s’assit dans le petit bureau de Lin Wan Chu et fit semblant de préparer les menus du lendemain. Du coin de l’œil, elle surveilla son assistant qui rangeait dans un réfrigérateur les restes du dîner et l’homme qui nettoyait les tables avant de se mettre à la vaisselle.
Avec naturel, elle quitta le bureau et se dirigea vers le carré des officiers puis dans la coursive, soulagée de voir que les deux hommes ne paraissaient pas remarquer son départ. Elle grimpa une échelle et sortit sur le pont, sous la timonerie et les ailes de pont. Déjà les grandes grues du quai se mettaient en position pour décharger les conteneurs empilés sur le pont de fret.
Elle regarda par-dessus bord et vit un remorqueur pousser un train de péniches le long du navire. Tous les marins semblaient chinois. Deux d’entre eux commençaient à lancer dans une péniche des sacs de plastique bourrés d’ordures par une écoutille. L’action était surveillée par un agent des stupéfiants qui sondait et examinait chaque sac avant qu’on le jette sur la péniche.
Toute la scène paraissait totalement innocente de toute activité illégale. Julia ne vit rien qui puisse poser problème. Le navire avait été fouillé par les garde-côtes, les douanes et les officiers de l’Immigration et ils n’avaient trouvé ni clandestin, ni drogue, ni rien d’illégal. Les conteneurs étaient remplis de matériel commercial manufacturé dont des vêtements, des chaussures de plastique et de caoutchouc, des jouets, des radios et des téléviseurs, tous fabriqués par la main-d’œuvre chinoise à bas salaire, au détriment des milliers de travailleurs américains qui avaient perdu leurs emplois.
Elle retourna à la cuisine et remplit un seau de gâteaux au sésame (des échalotes et des graines de sésame en chaussons) dont elle savait que le commandant Hung-chang était friand. Puis elle se mit à se promener dans les entrailles du navire, vérifiant les cabines et les compartiments en dessous de la ligne de flottaison. La plupart des marins travaillaient au-dessus, à décharger les conteneurs. Ceux, peu nombreux, qui étaient restés en bas parurent ravis de la voir distribuer les galettes de son seau. Elle longea la salle des machines, certaine qu’on n’y cachait aucun clandestin. Aucun chef mécanicien digne de ce nom ne permettrait qu’on mette des passagers près de ses chers moteurs.
Le seul moment où elle fut proche de la panique fut lorsqu’elle se perdit dans le grand compartiment contenant les réservoirs de carburant du navire. Elle fut surprise par un marin qui entra derrière elle et exigea de savoir ce qu’elle faisait là. Julia sourit, lui offrit des galettes et lui dit que c’était l’anniversaire du commandant qui souhaitait que tout le monde en profite. Le marin, qui n’avait aucune raison de soupçonner la cuisinière du bord, accepta les galettes avec plaisir et lui sourit.
Après une recherche stérile dans tous les coins du Sung Lien Star où on aurait pu cacher et nourrir des dizaines de passagers, n’ayant rien trouvé de suspect, elle reprit le chemin du pont ouvert tribord. Debout devant le bastingage comme si elle rêvait de faire un tour à terre et s’étant assurée que personne ne pouvait l’entendre, elle mit un petit écouteur dans son oreille et commença à parler dans l’émetteur caché entre ses seins.
— Je regrette de vous le dire, mais ce navire paraît sain. J’ai fouillé tous les ponts et je n’ai trouvé aucune trace de clandestins. Le commandant Lewis, à bord du Weehawken, répondit sans délai.
— Êtes-vous en sécurité ?
— Oui, on m’a acceptée sans réserve.
— Souhaitez-vous débarquer ?
— Pas encore. J’aimerais rester encore un moment.
— Tenez-moi au courant, s’il vous plaît, dit Lewis. Et soyez prudente.
Les dernières paroles de Lewis arrivèrent un peu assourdies, tandis que l’air tremblait soudain d’un bruit assourdissant suivi par le grondement des moteurs de l’hélicoptère du Weehawken qui résonna au-dessus du quai. Julia retint à temps un salut de la main. Elle resta tranquillement penchée sur le bastingage, regardant l’appareil avec une curiosité apparemment indifférente. Elle ressentit une vague de plaisir à l’idée qu’elle était surveillée et protégée par deux garde-côtes américains agissant comme des anges gardiens.
Elle était à la fois soulagée d’avoir achevé sa mission et frustrée de n’avoir trouvé aucune activité criminelle. D’après ce qu’elle avait vu, encore une fois Qin Shang s’était montré plus malin que tout le monde. Si elle était raisonnable, elle appellerait Lewis pour lui dire de venir la chercher ou elle sauterait par-dessus bord dans les bras du premier agent de l’immigration qu’elle trouverait. Mais elle ne pouvait se résoudre à quitter le navire par défaut. Il devait y avoir une réponse et Julia était bien décidée à la trouver.
Elle se promena sur la poupe, descendit sur le pont bâbord le plus bas jusqu’à avoir une vision directe sur la péniche, maintenant à moitié remplie de sacs de plastique. Elle resta un long moment accoudée au bastingage, étudiant la péniche et le remorqueur tandis que son commandant mettait en marche les puissants moteurs pour s’éloigner du Sung Lien Star. Le remous des hélices jumelles commença à battre l’eau calme et brunâtre qui se couvrit d’écume.
Julia se sentait frustrée. Aucun groupe d’immigrants n’était entassé dans des conditions sordides à bord du Sung Lien Star. De cela, elle était certaine. Cependant, elle ne doutait pas vraiment de la véracité des dires de l’agent de la CIA à Qingdao. Qin Shang était un chien retors. Il avait probablement trouvé un moyen capable de tromper les meilleurs enquêteurs du gouvernement.
Il n’y avait aucune réponse évidente ou immédiate. S’il existait une solution, elle était sans doute en rapport avec le remorqueur et la péniche qui maintenant s’éloignaient du navire. Julia ne voyait pas d’alternative. Elle devait admettre son échec. Son insuffisance la submergea et elle se sentit en colère contre elle-même. Elle savait, elle était sûre, qu’il lui fallait agir.
Un rapide coup d’œil lui confirma que la porte des cales avait été fermée et qu’aucun marin ne travaillait plus le long de la coque face au quai. Le commandant du remorqueur était occupé à la barre tandis qu’un marin servait de vigie sur l’aile de pont et un autre se tenait à l’avant, tous deux fixant l’eau devant le bateau. Personne ne regardait vers l’arrière.
Tandis que le remorqueur passait devant elle, elle regarda son pont arrière. Une longue corde était enroulée à l’arrière de la cheminée. Elle en estima la longueur à 3 mètres et grimpa par-dessus le bastingage. Elle n’avait pas le temps d’appeler Lewis pour expliquer ce qu’elle allait faire.
Elle rejeta toute hésitation. Julia était une femme de décision rapide. Elle prit une profonde inspiration et sauta.
Personne ne vit le saut de Julia dans la péniche, en tout cas personne du Sung Lien Star. Mais Pitt, à bord du Marine Denizen, ancré à l’entrée du port, ne le manqua pas. Depuis une heure, assis sur le fauteuil du commandant sur l’aile de pont, sans s’occuper du soleil ou des petites ondées rapides, il avait observé à la jumelle l’activité bruissante autour du navire porte-conteneurs. Il s’était particulièrement intéressé à la péniche et au remorqueur. Il avait intensément suivi le passage des sacs d’ordures accumulés pendant le long voyage depuis la Chine. Les sacs, soigneusement fermés, étaient lancés par une écoutille ouverte dans la coque du navire jusqu’à la péniche en dessous. Quand le dernier sac fut jeté et l’écoutille refermée, Pitt était sur le point de porter son attention aux conteneurs que les grues enlevaient pour les poser sur le quai quand soudain il aperçut une silhouette enjamber le bastingage et se laisser tomber sur le toit du remorqueur.
— Mais qu’est-ce qu’il fout ? explosa-t-il. Rudi Gunn, debout près de lui, se raidit.
— Tu as vu quelque chose d’intéressant ?
— J’ai vu quelqu’un plonger du navire sur le remorqueur.
— Probablement un marin.
— Ça ressemblait au cuisinier du navire, dit Pitt en gardant ses jumelles fixées sur le remorqueur.
— J’espère qu’il ne s’est pas blessé, dit Gunn.
— Je crois qu’un rouleau de corde a amorti sa chute.
— As-tu découvert quelque chose qui confirme l’existence d’un machin sous-marin quelconque pouvant passer du fond du navire à celui de la péniche ?
— Rien qui puisse tenir devant un tribunal, admit Pitt.
Ses yeux vert opaline parurent s’assombrir tandis qu’une vague étincelle s’y allumait.
— Mais ça pourrait bien changer dans les quarante-huit heures, murmura-t-il.
**
Le petit bateau à réaction du Marine Denizen traversa vivement le chenal intercostal puis ralentit devant les quais de Morgan City. La ville était protégée des débordements du fleuve par une jetée de béton de 2,50 mètres de haut et une digue gigantesque haute de 6 mètres qui faisait face au golfe. Deux ponts autoroutiers et un pont de chemin de fer enjambaient l’Atchafalaya jusqu’à Morgan City, les éclats blancs des phares et rouges des feux arrière les illuminant comme un collier de perles glissant entre les doigts d’une femme. Les lumières des bâtiments se reflétaient dans l’eau, tremblantes sous le remous des bateaux de passage.
Avec une population de 15 000 âmes, Morgan City était la plus grosse communauté de la paroisse de St. Mary (les divisions civiles de Louisiane s’appellent des paroisses et non des comtés, comme dans la plupart des États).
La ville présente son côté ouest à la large pente de l’Atchafalaya qui porte là le nom de Berwick Bay. Au sud, le bayou Bouf encercle la cité comme une vaste douve qui se jette dans le lac Palourde.
Morgan City est la seule ville sise sur les rives de l’Atchafalaya. Elle est assez basse, ce qui la rend vulnérable aux inondations et aux très hautes marées, surtout pendant les ouragans, mais les résidents ne prennent jamais la peine de regarder vers le sud pour voir si le golfe amène de menaçants nuages noirs. La Californie a ses tremblements de terre, le Kansas ses tornades, le Montana ses tempêtes de neige, « alors pourquoi nous en faire ? » pensent les riverains.
La communauté est un peu plus urbaine que la plupart des autres villes et bourgades du pays des bayous de Louisiane. Elle sert de port de mer, de lieu de ravitaillement pour les pêcheurs, les compagnies pétrolières et les constructeurs maritimes et pourtant elle a le charme d’une ville de rivière comme celles qui bordent le Missouri et l’Ohio. La plupart des bâtiments font face au fleuve.
Une procession de bateaux de pêche passa. Les embarcations aux proues pointues, avec leurs francs-bords et leurs cabines montées très à l’avant, leurs mâts et leurs flèches à filets de pêche sur la proue, se dirigeaient vers les eaux profondes du golfe. Celles qui restaient en eaux moins profondes avaient des fonds plats pour assurer moins de tirant, des francs-bords moins hauts, des proues arrondies et des mâts situés en avant tandis que les cabines, plus petites, se tenaient sur la poupe. Tous péchaient la crevette. Les ostréiculteurs formaient une autre race. Étant donné que la plupart travaillaient dans les eaux de l’intérieur, ils n’avaient pas de mât.
L’un fut un peu secoué par le bateau de la NUMA, ses ponts presque à la surface de l’eau et une petite montagne d’huîtres encore non écalées de 1,80 mètre à 2 mètres de haut.
— Où dois-je vous laisser ? demanda Gunn, assis à la barre du runabout sans hélice.
— Le bar du bord de mer le plus proche me paraît le lieu idéal pour rencontrer les gens du fleuve, répondit Pitt.
Giordino montra une vieille construction de bois en mauvais état s’étirant le long du quai. Une enseigne au néon annonçait « Chez Charlie, fruits de mer et boissons ».
— Ça m’a l’air un endroit pour nous.
— Ce doit être dans l’entrepôt d’à côté que les pêcheurs apportent leurs prises, remarqua Pitt. Ce lieu en vaut un autre pour poser des questions sur les allées et venues inhabituelles sur le fleuve.
Gunn ralentit l’embarcation pour s’arrêter au bas d’une échelle de bois.
— Bonne chance, dit-il en souriant tandis que Pitt et Giordino commençaient à monter sur le quai. N’oubliez pas d’écrire.
— On reste en contact, assura Pitt.
Gunn fit un geste d’adieu, s’éloigna du quai et lança le petit bateau turquoise vers le Marine Denizen.
Le quai sentait le poisson et l’odeur était d’autant plus acre que l’humidité du soir tombait. Giordino montra une colline de coquilles d’huîtres, presque aussi haute que le toit du bar sur le quai.
— Une bière Dixie et une douzaine de ces succulentes huîtres du golfe, c’est exactement ce dont j’ai envie en ce moment, dit-il en les savourant d’avance.
— Je parie que les gambas sont aussi de première.
Passer la porte de chez Charlie était comme remonter dans le temps. Le vieux climatiseur avait depuis longtemps perdu la bataille contre la sueur des hommes et les fumées de tabac. Le plancher de bois était usé par les bottes des pêcheurs et balafré par des centaines de mégots. On avait fabriqué les tables avec des écoutilles de vieux bateaux et elles aussi portaient des traces de brûlures de cigarettes. Les vieilles chaises paraissaient avoir été raccommodées et recollées après des années de bagarres de bar. Les murs étaient couverts de vieilles publicités métalliques allant de la Ginger Aie de Tante Béa au whisky du Vieux Sud et au Bait Shack de Goober. Toutes étaient marquées de traces de balles plus ou moins anciennes. On n’y voyait aucune de ces affiches modernes vantant des bières comme on en trouve dans la plupart des bars du pays. Les étagères, derrière le bar, étaient bourrées d’une centaine de marques de liqueurs différentes, certaines distillées localement. On les aurait dit clouées au mur au hasard à l’époque de la guerre de Sécession. Le bar lui-même avait été taillé dans le pont d’un bateau de pêche depuis longtemps abandonné et aurait eu grand besoin d’être calfaté.
La clientèle était composée de pêcheurs, d’employés du port et des chantiers de construction ainsi que d’ouvriers des plates-formes pétrolières offshore. Tous étaient des hommes rudes. On était en pays cajun et plusieurs bavardaient en français. Il y avait au moins trente hommes dans le bar et pas une seule femme, pas même une serveuse. Le patron se chargeait du service. La bière ne se buvait pas dans un verre, mais à la bouteille ou à la canette. Seule la liqueur avait droit à un verre craquelé et ébréché. Un serveur, qui semblait participer aux séances de lutte des jeudis soir dans les arènes locales, servait la nourriture.
— Qu’est-ce que tu en penses ? demanda Pitt.
— Maintenant, je sais où vont mourir les vieux cafards.
— N’oublie pas de sourire et de dire « monsieur » à toutes ces brutes s’ils te demandent l’heure.
— C’est le dernier endroit où je déclencherais une bagarre, assura Giordino.
— Heureusement que nous ne sommes pas habillés comme des touristes tout juste descendus de leurs yachts, remarqua Pitt en regardant les vêtements de travail sales et rapetassés que les marins du Marine Denizen leur avaient dégottés. Encore que je ne sais pas si ça ferait une différence. Ils savent que nous ne sommes pas des leurs à notre odeur de propre.
— Je savais bien que je n’aurais pas dû prendre un bain le mois dernier, plaisanta Giordino. Pitt salua et montra une table libre.
— On dîne ?
— D’accord, répondit Giordino en s’inclinant à son tour. Il tira une chaise et s’assit.
Après vingt minutes pendant lesquelles personne n’avait fait mine de prendre leur commande, Giordino bâilla.
— On dirait que le serveur est plus doué que les autres pour faire semblant d’ignorer notre table, dit-il.
— Il a dû t’entendre, dit Pitt en souriant. Le voilà.
Le serveur portait un jean coupé en short et un tee-shirt orné de l’image d’un longhorn[37] en train de descendre à skis une colline brune et de la légende « Si Dieu avait voulu que les Texans fassent du ski, il aurait fait la bouse de vache blanche ».
— J’peux vous apporter quelque chose à manger ? dit-il d’une voix curieusement haut perchée.
— Est-il possible d’avoir une douzaine d’huîtres et une bière Dixie ? demanda Giordino.
— C’est comme si c’était fait, dit le serveur. Et vous ?
— Une assiette de vos célèbres gambas.
— J’savais pas qu’elles étaient célèbres, mais c’est vrai qu’elles sont bonnes. Qu’est-ce que vous boirez ?
— Vous avez de la tequila, derrière le bar ?
— Sûr, on a plein de pêcheurs d’Amérique centrale, ici.
— Alors une tequila avec des glaçons et du citron vert.
Le serveur se dirigea vers la cuisine, les rassurant d’un « J’reviens tout de suite ».
— J’espère qu’il ne se prend pas pour Arnold Schwarzenegger, murmura Giordino.
— Relaxe, dit Pitt. Profite de la couleur locale, de l’ambiance et de la fumée.
— Je pourrais en profiter pour en rajouter un peu, dit Giordino en allumant un de ses cigares exotiques.
Pitt fit des yeux le tour de la pièce, cherchant quelqu’un à qui il pourrait arracher quelques renseignements. fl élimina un groupe de « pétroliers « rassemblés autour du bar en train de jouer aux cartes. Peut-être les dockers, quoiqu’ils n’aient pas l’air très ouverts aux étrangers. Il commença à porter son attention sur les pêcheurs. Quelques-uns étaient assis à une table commune et jouaient au poker. Un homme plus âgé, soixante-cinq ans environ, pensa Pitt, avait tiré une chaise près d’eux, mais ne jouait pas. Il avait l’air d’un solitaire, mais un éclat d’humour et de sympathie brillait dans ses yeux bleu vert. Il avait des cheveux gris et une moustache assortie qui rejoignait la barbe autour de son menton. Il regardait les autres poser leurs mises sur la table de poker comme un psychologue en train d’étudier le comportement de souris de laboratoire.
Le serveur apporta leurs boissons, sans plateau, un verre dans une main et une bouteille dans l’autre.
— Quelle marque de tequila a le patron ?
— Pancho Villa, je crois.
— Si je m’y connais bien, la Pancho Villa est en bouteille de plastique ? Le serveur tordit ses lèvres comme s’il essayait de se rappeler quelque chose qu’il avait vu des années auparavant. Puis son visage s’éclaira.
— Ouais, vous avez raison. C’est bien en bouteille de plastique. C’est un bon remontant pour ce que vous avez,
— Je n’ai rien pour le moment, dit Pitt, Giordino eut un petit sourire satisfait.
— Combien y en a-t-il dans la bouteille et combien ça coûte ?
— J’ai acheté une bouteille dans le désert de Sonoran pendant la mission sur l’or des Incas[38] pour 1,67 dollar, dit Pitt.
— Et ça se boit sans danger ?
Pitt leva le verre dans la lumière avant d’en avaler une bonne gorgée. Puis il s’amusa à loucher et dit :
— N’importe quel port dans une tempête !
Le serveur revint de la cuisine avec les huîtres de Giordino et les gambas de Pitt. Ils décidèrent de manger aussi une assiette de poisson-chat. Les huîtres du golfe étaient si grosses que Giordino dut les couper comme un steak. Quant aux gambas, il y en avait assez pour apaiser l’appétit d’un lion. Après s’être calé l’estomac, ils commandèrent une autre bière et une autre tequila et défirent un cran de leurs ceintures.
Pendant tout le repas, Pitt avait à peine quitté des yeux le vieil homme qui regardait les joueurs de poker.
— Qui est ce vieux bonhomme là-bas, à cheval sur sa chaise ? demanda-t-il au serveur. Je suis sûr de le connaître, mais je ne peux pas me rappeler où je l’ai vu.
Le serveur chercha dans la salle et son regard se posa sur le vieil homme.
— Oh ! Lui ! Il possède une flottille de bateaux de pêche. Ils ramassent surtout des crabes et des crevettes. Il a aussi un gros élevage de poissons-chats. On ne dirait pas en le voyant, mais il est très riche.
— Vous ne savez pas s’il loue des bateaux ?
— J’sais pas. Faudra lui demander. Pitt regarda Giordino.
— Pourquoi n’irais-tu pas au bar voir si tu peux apprendre quelque chose sur l’endroit où les remorqueurs de la Qin Shang Maritime jettent les sacs d’ordures ?
— Et toi ?
— Je vais me renseigner sur les opérations de dragage en amont.
Giordino approuva silencieusement et se leva. Peu après, il plaisantait avec plusieurs pêcheurs, les régalant des histoires un peu exagérées de ses pêches au large de la Californie. Pitt s’approcha du vieux pêcheur et se tint debout près de lui.
— Excusez-moi, monsieur, mais j’aimerais vous parler un instant.
L’homme à la barbe grise et aux yeux bleu-vert examina Pitt, de la boucle de sa ceinture à ses cheveux noirs ondulés. Puis il fit un signe de tête, se leva et précéda Pitt jusqu’à une place à l’écart dans un coin du bar. Après s’être assis et avoir commandé une autre bière, le pêcheur demanda :
— Que puis-je faire pour vous, monsieur... ?
— Pitt.
— Monsieur Pitt. Vous ne venez pas du pays bayou.
— Non. J’appartiens à l’Agence Nationale Marine et Sous-Marine, à Washington.
— Vous faites de la recherche marine ?
— Pas cette fois-ci, dit Pitt. Mes collègues et moi travaillons avec les services de l’Immigration pour tenter d’arrêter le flux des immigrants clandestins.
Le vieil homme tira un bout de cigare de la poche de son vieux coupe-vent et l’alluma.
— Comment puis-je vous aider ?
— J’aimerais louer un bateau pour inspecter une excavation en amont du fleuve...
— Le canal creusé par Qin Shang pour construire Sungari ? l’interrompit le pêcheur.
— Exactement.
— Il n’y a pas grand-chose à voir. Sauf un gros fossé, là où coulait autrefois le Mystic Bayou. Maintenant on l’appelle le Mystic Canal.
— Je ne peux pas croire qu’il ait fallu tant de remblais pour construire le port, dit Pitt.
— Tout ce qu’ils ont dragué dans le canal et qu’ils n’ont pas utilisé pour remblayer, ils l’ont jeté dans la mer et dans le golfe, répondit le pêcheur.
— Y a-t-il une communauté dans le coin ?
— Autrefois, il y avait une ville nommée Calzas au bout du bayou, pas très loin du Mississippi. Mais elle a disparu.
— Calzas n’existe plus ? s’étonna Pitt.
— Les Chinois ont fait savoir qu’ils rendaient service aux habitants en leur accordant un accès à l’Atchafalaya. Mais en vérité, ils ont acheté les propriétaires. Ils les ont payés trois fois plus que ne valaient leurs terres. Ce qui est encore debout est une ville fantôme. Le reste a été détruit au bulldozer et jeté dans les marécages.
Pitt ne comprenait plus.
— Mais à quoi cela a-t-il servi de creuser un canal en cul-de-sac alors qu’ils auraient pu creuser plus facilement des remblais n’importe où dans la vallée de l’Atchafalaya ?
— Tout le monde se le demande, d’un bout à l’autre du fleuve, dit le pêcheur. Le problème, c’est que des amis à moi qui pèchent dans ce bayou depuis trente ans n’y sont plus les bienvenus. Les Chinois ont installé une chaîne en travers du nouveau canal et ne permettent plus aux pêcheurs d’y aller. Aux chasseurs non plus, d’ailleurs.
— Est-ce qu’ils utilisent le canal pour faire passer des péniches ?
— Si vous pensez qu’ils font passer leurs clandestins par ce canal, oubliez ça. Les seuls trains de péniches qui remontent le fleuve en sortant de Sungari virent au nord-ouest en haut du bayou Teche et s’arrêtent près d’un moulin à sucre abandonné à environ 15 km de Morgan City. La Qin Shang Maritime l’a acheté pendant la construction de Sungari. La ligne de chemin de fer qui longeait le moulin a été restaurée par les Chinois.
— Où se connecte-t-elle ?
— À la ligne principale de la Southern Pacific.
Les eaux boueuses commençaient à s’éclaircir. Pitt resta un long moment silencieux, les yeux dans le vague. Le sillage qu’il avait observé derrière le Sung Lien Star faisait un rouleau inhabituel et pourtant bien marqué sous la surface bouillonnante qui n’était pas normale étant donné la forme originale de la coque du navire marchand. Il lui semblait que la coque déplaçait plus d’eau qu’il n’était naturel pour sa forme ou bien qu’elle portait une seconde coque extérieure. Mentalement, il commença à visualiser un bateau séparé, peut-être un sous-marin, attaché à la quille du porte-conteneurs. Finalement il demanda :
— Y a-t-il un nom attaché à cet appontage ?
— Autrefois, on l’appelait Bartholomeaux, du nom du constructeur du moulin en 1909.
— Pour arriver assez près pour inspecter Bartholomeaux sans éveiller les soupçons, je vais avoir besoin de louer une sorte de bateau de pêche.
Le vieux pêcheur regarda Pitt dans les yeux, haussa légèrement les épaules et sourit.
— Je peux faire mieux que ça. Ce dont vous avez besoin, c’est d’un bateau genre péniche aménagée.
— Péniche aménagée ?
— On appelle ça parfois des péniches de camping. Les gens les utilisent pour visiter les rivières, ils s’amarrent dans les bayous à côté des villes ou des fermes avant de repartir plus loin. Souvent, ils restent amarrés au même endroit et les utilisent comme des caravanes de camping. Mais il n’y a plus grand monde pour vivre dessus de façon permanente.
— Autrement dit, une péniche aménagée, dit Pitt.
— Sauf qu’une péniche ne voyage généralement pas de façon autonome, dit le pêcheur. Mais j’ai un bateau habitable avec un bon moteur rangé dans la coque. Il est à vous si ça vous convient. Et puisque vous voulez l’utiliser pour le bien du pays, je vous le laisse gratuitement. À condition que vous me le rapportiez dans l’état où je vous le laisse.
— Je crois que monsieur nous fait une offre que nous ne pouvons pas refuser, dit Giordino qui s’était rapproché et avait entendu leur conversation.
— Merci, dit chaleureusement Pitt, nous acceptons.
— Vous trouverez la péniche à un mille environ en amont sur l’Atchafalaya. Elle est attachée sur la rive gauche, au lieu-dit Wheeler’s Landing. À côté, il y a un petit chantier de réparation et une épicerie que tient mon vieil ami et voisin Doug Wheeler. Vous pourrez acheter vos provisions chez lui. Je vais m’assurer que le réservoir sera plein. Si quelqu’un vous interroge, vous n’avez qu’à dire que vous êtes des copains de Bayou Kid. C’est comme ça que certaines personnes m’appellent dans le coin. À part mon vieux copain de pêche Tom Straight, le tenancier du bar. Lui, il m’appelle encore par mon nom.
— Le moteur est-il assez puissant pour remonter le fleuve contre le courant ? demanda Pitt.
— Je crois que vous verrez qu’il peut très bien faire ça. Pitt et Giordino étaient ravis et reconnaissants envers le vieil homme et l’aide importante qu’il leur apportait.
— Nous ramènerons votre péniche dans l’état où nous l’aurons trouvée, promit Pitt.
Giordino se pencha pour serrer la main du pêcheur. Quand il parla, ce fut d’une voix inhabituellement humble.
— Je ne crois pas que vous puissiez imaginer le nombre d’hommes qui vont bénéficier de votre gentillesse.
Le pêcheur passa une main dans sa barbe et fit un geste de modestie.
— Je suis heureux de pouvoir vous aider. Je vous souhaite bonne chance, les gars. Le commerce de contrebande, surtout lorsqu’il s’agit d’êtres humains, est une façon dégoûtante de se faire du fric !
Il suivit des yeux Pitt et Giordino lorsqu’ils quittèrent le bar de Charlie puis finit sa bière. La journée avait été longue et il était fatigué.
— As-tu appris quelque chose au bar ? demanda Pitt pendant qu’ils quittaient le quai en descendant une rue fréquentée.
— Les riverains ne portent pas vraiment la Qin Shang Maritime dans leur coeur, répondit Giordino. Les Chinois refusent d’embaucher les gens du coin ou leurs compagnies maritimes. Tout le trafic de remorqueurs et de péniches au sortir de Sungari est dirigé par des bateaux et des marins chinois qui habitent au port et ne viennent jamais à Morgan City. Il y a une sorte de colère rentrée qui pourrait bien exploser en une guerre à l’échelle locale si Qin Shang ne montre pas très vite plus de respect aux résidents de la paroisse St. Mary.
— Je ne crois pas que Qin Shang ait jamais appris à traiter les paysans, commenta Pitt en souriant.
— Quel est le plan ?
— D’abord on se trouve un endroit où dormir. Puis, dès le lever du soleil, on embarque sur la péniche, on remonte le fleuve et on explore le canal qui ne va nulle part.
— Et Bartholomeaux ? insista Giordino. Tu n’es pas curieux de voir si c’est là que les péniches déposent leur chargement humain ?
— Curieux, oui. Impatient, non. Nous n’avons pas de date limite. Nous pourrons inspecter Bartholomeaux après avoir inspecté le canal.
— Si tu veux inspecter sous l’eau, il nous faudra des équipements de plongée, dit Giordino.
— Dès que nous serons installés, j’appellerai Rudi et je lui demanderai de nous faire apporter nos équipements là où nous resterons.
— Et Bartholomeaux ? répéta Giordino. Si nous arrivons à prouver que le vieux moulin à sucre sert de relais pour les immigrés clandestins, que se passera-t-il ensuite ?
— On refilera le bébé aux agents de l’INS, mais pas avant d’avoir donné à l’amiral Sandecker la satisfaction de mettre Peter Harper au courant du fait que la NUMA a découvert une autre des opérations illégales de Qin Shang sans son aide.
— Je suppose que c’est ce que tu appelles une justice poétique ?
Pitt sourit à son ami.
— Et maintenant vient la partie la plus difficile.
— La plus difficile ?
— Ouais. Trouver un taxi.
Debout au bord du trottoir, Giordino regarda par-dessus son épaule le bar qu’ils venaient de quitter.
— Est-ce que le vieux pêcheur ne t’a pas paru familier ?
— Maintenant que tu me le dis, il a quelque chose qui me rappelle quelqu’un.
— Il ne nous a pas dit son nom.
— La prochaine fois que nous le verrons, dit Pitt, il faudra lui demander si nous nous sommes déjà rencontrés.
De retour au bar de Charlie, le vieux pêcheur entendit le patron l’appeler, depuis l’autre extrémité de la pièce.
— Hé ! Cussler ! Tu veux une autre bière ?
— Pourquoi pas ? fit le vieil homme en hochant la tête. Ça ne me fera pas de mal avant de reprendre la route.
— Notre maison loin de la maison, soupira Giordino en voyant pour la première fois la péniche que Pitt et lui empruntaient au vieux pêcheur. C’est à peine plus grand qu’une cabane de chasse du Nord Dakota.
— Ce n’est pas très luxueux niais c’est fonctionnel, dit Pitt en payant le chauffeur de taxi.
Il étudia le vieux bateau amarré au bout d’un quai branlant prolongeant la rive sur des pilotis de bois. À l’intérieur du dock, plusieurs petits bateaux de pêche en aluminium se balançaient sur l’eau verte, leurs moteurs hors-bord montrant des signes de rouille et de graisse dus à un usage rude et prolongé.
— Tu parles d’un confort à la dure, grogna Giordino en sortant du coffre du taxi leurs équipements de plongée. Pas de chauffage central ni d’air conditionné ! Je parie qu’il n’y a ni eau courante ni électricité dans cette baignoire flottante et que ce sera tintin pour la lumière et la télévision.
— Tu n’as pas besoin d’eau courante, dit Pitt, tu peux te baigner dans la rivière.
— Et pour les toilettes ?
— Fais preuve d’imagination !
Giordino montra une petite antenne parabolique sur le rouf.
— Un radar ! murmura-t-il avec incrédulité. Il y a un radar !
La coque de la péniche était large et plate avec des pentes douces comme une petite barge. La peinture noire, très écaillée, montrait que le bateau s’était mille fois cogné contre les piles du quai et contre d’autres bateaux, mais le fond, ou ce qu’on en voyait au-dessus de la ligne de flottaison, était propre et sans coquillages ni plantes marines. Une boîte carrée avec des fenêtres et des portes, c’est l’effet que donnait la partie habitable. Elle mesurait environ 2,10 mètres de haut et sa peinture bleue ternie par les intempéries détonait par rapport aux flancs de la coque. Des chaises longues étaient rangées sous une petite véranda. Au-dessus, au centre du toit de la cabine, comme si on avait jugé bon de l’ajouter, s’élevait une petite construction, un peu comme un pont à claire-voie, et une timonerie de dimensions réduites. Sur le rouf reposait un petit canot dont les rames étaient retournées à l’intérieur. Le tuyau noir de la cheminée à bois d’un poêle ventru s’élevait à l’arrière de la cabine. Giordino secoua tristement la tête.
— J’ai dormi sur des banquettes de bus qui avaient plus de classe que ce truc. File-moi un coup de pied la prochaine fois que je râlerai à propos d’une chambre de motel.
— Oh ! Homme de peu de foi, arrête de geindre. Et dis-toi que ce truc, comme tu dis, ne nous a rien coûté.
— Je dois admettre qu’il a du caractère.
Pitt poussa le rouspéteur chronique vers la péniche.
— Va poser l’équipement et jette un coup d’œil au moteur. Moi, je vais à l’épicerie acheter de quoi manger.
— Je suis impatient de voir ce moteur, râla encore Giordino. Je te parie qu’il ne vaut pas mieux qu’un batteur électrique.
Pitt traversa une plate-forme menant jusqu’à la rive et, plus loin, dans l’eau. Un ouvrier était en train de passer une nouvelle couche de peinture antiparasites sur la coque et la quille d’un bateau de pêche en bois posé sur un ber. Un peu plus loin, Pitt arriva à une cabane au-dessus de laquelle une enseigne annonçait : « Wheeler’s Landing. » Un long porche courait autour de la cabane, soutenu par des rangées de petits piliers. Les murs étaient peints en vert brillant et des volets jaunes encadraient les fenêtres. À l’intérieur, Pitt trouva incroyable que tant de marchandises puissent être entassées dans un espace aussi restreint. D’un côté, des pièces de bateau, de l’autre, des fournitures pour la pêche et la chasse. Le centre était réservé à l’épicerie. Un gros réfrigérateur plein de cinq fois plus de bières que d’autres boissons et de produits laitiers était appuyé contre un mur.
Pitt prit un panier et se débrouilla très bien, choisissant assez de nourriture pour tenir, Giordino et lui, trois ou quatre jours. Comme la plupart des hommes, il acheta sans doute plus qu’il ne pourrait manger, surtout des spécialités et des condiments.
Posant le panier surchargé sur le comptoir près de la caisse enregistreuse, il se présenta au corpulent propriétaire du magasin occupé à ranger des produits en boîte.
— Monsieur Wheeler, je m’appelle Dirk Pitt. Mon ami et moi avons loué la péniche de Bayou Kid.
Wheeler aplatit son épaisse moustache d’une légère pression du doigt et tendit la main.
— Je vous attendais. Le Kid a dit que vous seriez ici dans la matinée. La péniche est prête à partir. On a rempli le réservoir, chargé la batterie et fait le plein d’huile.
— Merci d’avoir pris cette peine. Nous devrions être de retour dans quelques jours.
— J’ai appris que vous alliez remonter jusqu’au canal que les Chinois ont construit.
— Les nouvelles vont vite, dit Pitt en hochant la tête.
— Vous avez les cartes du fleuve ?
— J’espérais que vous pourriez me les fournir.
Wheeler se retourna et vérifia les étiquettes collées sur un petit classeur pendu au mur, contenant des cartes nautiques roulées des diverses voies d’eau locales et des cartes topographiques des marécages environnants, il en sortit plusieurs et les étala sur le comptoir.
— Cette carte montre les profondeurs du fleuve et quelques coins de la vallée de l’Atchafalaya. Et une de celles-ci montre la zone autour du canal.
— Ça m’aidera beaucoup, monsieur Wheeler, dit sincèrement Pitt.
Merci beaucoup.
— Je suppose que vous savez que les Chinetoques ne vous laisseront pas passer sur le canal. Ils y ont installé des chaînes.
— Y a-t-il un autre chemin pour y entrer ?
— Ouais, au moins deux. (Wheeler prit un crayon et commença à marquer les cartes.) Vous pouvez prendre soit le bayou Hooker, soit le bayou Mortimer. Tous deux sont parallèles au canal et s’y jettent à environ 8 milles de l’Atchafalaya. Vous verrez que le Hooker est plus facile à naviguer avec une péniche.
— Est-ce que la Qin Shang Maritime est également propriétaire des terrains autour du bayou Hooker ? Wheeler fit signe que non.
— Ils ne possèdent que 100 mètres de chaque côté du canal.
— Qu’arrive-t-il si on passe sur leur propriété ?
— De temps en temps, des pêcheurs et des chasseurs du coin s’y aventurent. La plupart du temps, ils se font prendre et se font virer par une belle salve d’armes automatiques des Chinetoques qui patrouillent sur le canal.
— Alors la surveillance est serrée ?
— Moins la nuit. Vous pourrez sûrement y entrer et voir ce que vous avez à voir étant donné que les deux prochaines nuits, il y aura de la lune. Vous pourrez alors vous tirer avant qu’ils aient remarqué votre présence.
— Est-ce que quelqu’un a dit avoir vu quelque chose de bizarre dans le canal ou autour ?
— Rien qui vaille la peine d’écrire un roman. Personne ne comprend pourquoi ils font un tel cirque pour empêcher les gens d’entrer dans un fossé au milieu d’un marécage.
— Y a-t-il des allées et venues de péniches ? À nouveau Wheeler fit non de la tête.
— Aucune. La barrière en fer qu’ils ont mise en place ne peut pas s’ouvrir sauf si vous la faites sauter au TNT.
— Est-ce que le canal a un nom ?
— Autrefois, c’était le bayou Mystic. Et un joli bayou que c’était, ouais, avant qu’ils le creusent comme l’enfer. Il y avait des tas de daims, de canards et d’alligators à chasser. Des poissons-chats, des brèmes et des perches à pêcher. Le bayou Mystic était un paradis pour les chasseurs. Maintenant, tout ça a disparu et ce qui en reste est hors des limites.
— Avec un peu de chance, mon ami et moi aurons les réponses à tout ça dans les 48 heures à venir, dit Pitt en rangeant ses provisions dans un grand carton offert par Wheeler.
Le propriétaire traça plusieurs chiffres sur le coin d’une des cartes.
— Si vous avez des problèmes, appelez-moi sur mon portable, dit-il. Vous avez compris ? Je m’arrangerai pour que vous ayez très vite de l’aide.
Pitt fut touché par la gentillesse et l’intelligence des gens du sud de la Louisiane qui lui avaient offert leur aide et leurs conseils. C’étaient des contacts à garder précieusement. Il remercia Wheeler et porta ses achats sur la péniche. Quand il arriva sur la véranda, Giordino était près de la porte et hochait la tête avec étonnement.
— Tu ne vas pas croire ce que tu vas voir ici, dit-il.
— Est-ce pire que ce que tu pensais ?
— Pas du tout. L’intérieur est propre et Spartiate. C’est le moteur et notre passager qui sont ahurissants.
— Quel passager ?
Giordino tendit à Pitt la note qu’il avait trouvée épinglée sur la porte.
Monsieur Pitt et Monsieur Giordino. J’ai pensé que puisque vous vouliez ressembler aux gens du coin partis pêcher, vous deviez avoir besoin d’un compagnon. Alors je vous ai prêté Romberg pour embellir votre image d’hommes du fleuve. Il mange tout le poisson qu’on lui donne.
Bonne chance,
Le Bayou Kid.
— Qui est Romberg ? demanda Pitt.
Giordino passa la porte et, sans commentaire, montra à l’intérieur un limier couché sur le dos, les pattes en l’air, ses grandes oreilles flottantes étalées sur les côtés, la langue à demi pendante.
— Il est mort ?
— Il pourrait aussi bien l’être vu l’enthousiasme qu’il a montré à mon égard, dit Giordino. Il n’a pas bougé ni même cillé depuis que je suis monté à bord.
— Et qu’y a-t-il de si inhabituel à propos du moteur ?
— Il faut que tu voies ça !
Giordino traversa devant lui l’unique pièce servant à la fois de living-room, de chambre et de cuisine jusqu’à une trappe dans le plancher qu’il releva pour montrer la salle des machines compacte dans la coque.
— Un Ford V8 de 7 litres à carburateurs double corps. Un vieux machin mais bon. Il doit faire environ 400 CV.
— Probablement même 425, dit Pitt en admirant le puissant moteur qui paraissait en excellent état. Le vieux a dû bien rigoler quand je lui ai demandé si le moteur pourrait tirer le bateau contre le courant !
— Aussi gros que puisse être ce rafiot, dit Giordino, je crois que nous pourrions faire du 25 milles à l’heure en cas de besoin.
— Fais-le tourner lentement. Il ne faut pas qu’on pense que nous sommes pressés.
— À quelle distance sommes-nous du canal ?
— Je n’ai pas mesuré, mais je dirais environ 60 milles.
— Il faudra y arriver un peu avant le coucher du soleil, dit Giordino en calculant mentalement une vitesse de croisière tranquille.
— Je vais appareiller. Prends la barre et dirige-toi vers le chenal pendant que je range les provisions.
Giordino n’avait pas besoin d’encouragement. Il était impatient de mettre en marche le gros moteur Ford 7 litres et de découvrir son couple. Il tira le starter et le moteur démarra avec un grognement chiche et désagréable. Il le laissa tourner au ralenti un moment, appréciant le son. Il ne tournait pas très rond, mais par à-coups. « C’était trop beau », se dit-il. Il était mal réglé. On l’avait modifié et réglé pour la course. « Mon Dieu, murmura-t-il, il est bien plus puissant que nous ne le pensions ! »
Sachant sans l’ombre d’un doute que Giordino allait bientôt se laisser aller et pousserait le moteur à fond, Pitt rangea les provisions pour qu’elles ne se retrouvent pas par terre. Puis il enjamba Romberg qui dormait toujours, sortit sur la véranda et se détendit dans une chaise longue, mais en prenant soin de caler ses pieds contre le pavois et de se tenir au bastingage. Giordino attendit que l’Atchafalaya soit dégagé et qu’il n’y ait plus de bateaux en vue. Il déplia une carte nautique du fleuve fournie par Doug Wheeler et étudia la profondeur en amont. Puis, comme l’avait deviné Pitt, il augmenta la vitesse de la vieille péniche jusqu’à ce que sa proue aplatie soit à trente bons centimètres au-dessus de l’eau et sa poupe enfoncée, taillant un large sillon sur la surface de l’eau. La vue de ce rafiot disgracieux fonçant à plus de 35 milles à l’heure vers l’amont avait de quoi surprendre. Sur la véranda, le vent et l’angle de la proue collèrent Pitt contre la paroi de la cabine avec une telle force qu’il se sentit incapable de bouger.
Finalement, après environ 5 km pendant lesquels il dressa derrière le bateau un mur d’écume de près d’un mètre de haut et déchira le tapis vert immobile de jacinthes d’eau étalé sur le chenal du fleuve, Giordino remarqua deux petits bateaux de pêche qui approchaient, se dirigeant vers Morgan City. Il ralentit et ramena la péniche à une vitesse très basse. La jacinthe d’eau est une très jolie plante, mais c’est un désastre dans les canaux où elle pousse de façon prolifique et étouffe les cours d’eau et les bayous. Elle flotte en surface grâce à ses tiges pleines de vessies remplies d’air. Les jacinthes font des fleurs d’un rosé lavande ravissant, mais, contrairement à la plupart des plantes aquatiques, dégagent une odeur d’engrais chimique quand on les arrache.
Avec la sensation d’avoir fait un tour de montagnes russes, Pitt rentra dans la cabine, prit la carte topographique et commença à étudier les méandres du fleuve et à se familiariser avec le réseau des bayous marécageux et des petits lacs entre Wheeler’s Landing et le canal creusé par la Qin Shang Maritime. Il suivit et compara les points de repère et les coudes du fleuve avec ceux figurant sur la carte. C’était agréable d’être assis confortablement à l’ombre du surplomb de la véranda et de ressentir l’impression délicieuse de voyager doucement sur ces eaux sans âge qu’on ne connaît que sur un bateau. La végétation des rives variait d’un lieu à l’autre. D’épaisses forêts de saules, de cotonniers et de cyprès s’émaillaient de buissons de baies et de vignes sauvages qui laissaient lentement la place aux marécages humides et vierges, une prairie de roseaux se balançant dans la brise légère venant de l’horizon. Il vit des hérons marchant sur leurs longues pattes fines comme des brindilles le long des rives, leurs cous sinueux cherchant à gober la nourriture dans la boue.
Pour un chasseur en kayak ou pagayant dans un canoë dans les marécages de Louisiane du Sud, le truc était de trouver un petit morceau de terre sur lequel planter une tente pour la nuit. Les lentilles d’eau et les jacinthes flottent sur presque toute la surface de l’eau. Les forêts poussent sur les boues saumâtres, pas sur la terre sèche. Pitt avait du mal à imaginer que toute cette eau venait d’aussi loin que l’Ontario et le Manitoba, le Dakota du Nord et le Minnesota et de tous les États du Sud. Ce n’est que dans la sécurité de milliers de kilomètres de digues naturelles que les gens cultivent leurs fermes et construisent les villes et les villages. Ce paysage ne ressemblait à rien de ce qu’il avait vu auparavant.
La journée était agréablement fraîche avec juste assez de brise pour créer de petites vagues à la surface de l’eau. Les heures passaient comme si le temps était aussi illimité que l’espace. Mais aussi idyllique que pût paraître cette croisière paresseuse vers l’amont du fleuve, ils étaient chargés d’une affaire sérieuse qui pouvait bien s’achever par la mort. Ils n’avaient droit à aucune faute, aucune erreur dans la préparation de cette reconnaissance du mystérieux canal.
Quelques minutes après midi, Pitt apporta un sandwich au salami et une bière à Giordino dans la timonerie sur le rouf. Il proposa de le remplacer à la barre, mais Giordino ne voulut pas en entendre parler. Il s’amusait trop. Pitt retourna donc à sa chaise longue sous la véranda.
Bien que le temps ne semblât pas avoir de sens, Pitt ne s’accordait ni repos ni oisiveté. Il vérifia les équipements de plongée, régla les contrôles de leur petit AUV, celui-là même dont il s’était servi sur le lac Orion. Enfin il sortit de leur boîte les lunettes de vision nocturne et les posa sur les coussins d’un vieux sofa usé.
Peu après 17 heures, Pitt entra dans la cabine et se tint au pied de l’échelle menant à la timonerie.
— Deux kilomètres avant l’embouchure du canal, cria-t-il à Giordino. Avance sur environ 800 mètres jusqu’au prochain bayou. Ensuite, vire sur tribord.
— Comment s’appelle ce bayou ? demanda Giordino.
— Le bayou Hooker, mais ne te fatigue pas à chercher une pancarte à l’intersection. Va jusqu’à environ 9,5 km de l’endroit où la carte indique un dock abandonné près d’un puits de pétrole avec sa tour de forage. On s’amarrera là et on dînera en attendant la nuit.
Giordino contourna un long train de péniches poussé vers l’aval par un gros remorqueur. Le commandant du remorqueur fit résonner sa sirène en le croisant, pensant sans doute que le propriétaire était à bord du bateau de camping. Pitt, retourné à sa chaise longue, le salua de la main. À la jumelle, il étudia le canal en croisant son embouchure. On l’avait creusé en parfaite ligne droite sur presque 400 mètres de large et il paraissait se dérouler comme un tapis vert jusqu’à l’horizon. Une chaîne rouillée en barrait l’entrée, attachée à des piliers de béton. De grandes pancartes annonçaient, en lettres rouges sur fond blanc : « Entrée interdite. Tout contrevenant pris sur la propriété de la Qin Shang Maritime Ltd fera l’objet de poursuites. »
« Pas étonnant que les gens du cru détestent Qin Shang », se dit Pitt. Il doutait que le shérif local prenne la peine d’arrêter des amis et des voisins pour avoir chassé et péché sur la propriété d’un étranger.
Quarante minutes plus tard, Giordino diminua la vitesse et fit tourner la lourde péniche de l’étroit chenal du bayou Hooker et s’arrêta lentement près des restes d’un quai de béton, poussant la proue plate et rayée vers la rive basse. Il restait des traces de lettres sur les piliers de béton où l’on pouvait encore lire : « Compagnie pétrolière Cherokee, Bâton Rouge, Louisiane. « Le bateau n’avait pas d’ancre aussi prirent-ils de longues perches attachées aux passavants pour cet usage et les enfoncèrent solidement dans la boue. Puis ils attachèrent les amarres de la péniche à ces perches. Enfin ils posèrent une planche entre le bateau et la rive pour aller à terre.
— J’ai un contact sur le radar. Quelque chose traverse le marécage en provenance du sud-est, annonça calmement Giordino.
— Ça vient du Mystic Canal.
— Et ça arrive vite, ajouta Giordino.
— Les gardes de Shang n’ont pas perdu de temps pour nous repérer. Pitt entra dans la pièce et revint avec un grand filet carré muni de supports verticaux qu’il avait trouvé à l’arrière de la véranda.
— Sors Romberg jusqu’ici et va te chercher une bouteille de bière. Giordino examina le filet.
— Tu crois que tu vas nous pêcher des crabes pour le dîner ?
— Non, dit Pitt en jetant un coup d’œil à la lueur que le soleil couchant allumait sur quelque chose, au loin, dans l’océan d’herbes. Le truc, c’est de faire croire que je sais ce que je fais.
— Un hélicoptère, dit Giordino, ou un ULM comme à Washington.
— Trop bas. Je dirais plutôt un hydroglisseur.
— Sommes-nous sur la propriété de Qin Shang ?
— D’après la carte, nous sommes à 300 mètres au moins de sa propriété. Ils nous rendent sans doute une visite de politesse pour voir qui nous sommes.
— Quel est le scénario ?
— Je vais jouer au pêcheur de crabes, toi, tu fais le copain plein de bière et Romberg joue Romberg.
— Pas facile pour un Italien de prétendre être un Français cajun.
— Mâche du gombo.
Le chien coopéra quand on l’eut sorti de la véranda, non par obéissance, mais par nécessité. Il traversa lentement la planche de bois et fit ses besoins. Giordino se dit qu’il avait une vessie en fer pour avoir tenu si longtemps. Puis soudain, Romberg parut se réveiller, aboya après un lapin qui traversait l’herbe comme une flèche et le prit en chasse.
— Tu ne seras pas nominé aux Césars, Romberg ! cria Giordino au chien qui prenait un chemin le long de la rive.
Puis il se laissa tomber sur une chaise longue, enleva ses tennis et ses chaussettes et appuya ses pieds nus contre le bastingage, une bouteille de bière Dixie à la main.
Prêts pour le premier acte, Pitt avait mis son vieux Colt 45 dans un seau à ses pieds et posé un chiffon dessus, et Giordino avait caché le fusil de chasse Aserma calibre 12 venant du hangar de Pitt sous la toile de sa chaise longue. Ils regardèrent le point noir qu’était l’aéroglisseur grossir en traversant le marécage, créer du remous et écarter les plantes de surface. C’était un canot amphibie qui pouvait avancer dans l’eau et sur terre. Mû par deux moteurs d’avion avec des hélices à l’arrière, l’aéroglisseur avançait sur un coussin d’air contenu dans une structure de caoutchouc et produit par un moteur plus petit attaché à un ventilateur horizontal. Le contrôle se faisait grâce à une série de gouvernails un peu semblables à ceux utilisés sur un avion. Pitt et Giordino le regardèrent avancer vite et sans effort sur les marécages et les plaques de boue.
— Il est rapide, commenta Pitt. Il peut faire au moins 50 milles à l’heure. Je dirais qu’il mesure 6 mètres de long avec sa petite cabine. À mon avis, il doit pouvoir tenir six personnes.
— Et pas une qui sourie, marmonna Giordino tandis que l’aéroglisseur approchait de la péniche et ralentissait.
Soudain, Romberg bondit, venant de l’herbe des marais et se mit à aboyer furieusement.
— Brave vieux Romberg, dit Pitt. Juste au bon moment !
L’aéroglisseur s’arrêta à 3 mètres d’eux, sa coque protégée comme appuyée sur le bayou. Les moteurs n’émirent plus qu’un vague murmure. Les cinq hommes à bord portaient des armes sur l’épaule, mais pas de pistolets. Ils avaient les mêmes uniformes des gardes de Qin Shang que Pitt avait vus au lac Orion. Leurs yeux bridés étaient bien ceux d’Asiatiques. Ils ne souriaient pas et leurs visages bronzés étaient mortellement sérieux. De toute évidence, ils avaient l’intention de les intimider.
— Que faites-vous ici ? demanda un individu au visage dur, en un anglais parfait.
Il portait à l’épaule et sur sa casquette un insigne de commandement et paraissait du genre à aimer enfoncer des épingles dans des insectes vivants, un type qui serait ravi d’avoir l’occasion de tirer sur un autre être humain. Il regarda Romberg avec une lueur méchante dans les yeux.
— On s’amuse, dit tranquillement Pitt. C’est quoi, vot’problème ?
— Ceci est une propriété privée, répondit froidement le commandant de l’aéroglisseur. Vous ne pouvez pas amarrer ici.
— Il s’trouve que j’sais que la terre autour du bayou Hooker appartient à la Compagnie pétrolière du Cherokee, dit Pitt qui, en fait, ignorait à qui appartenait le lieu, mais supposait que c’était bien à la compagnie pétrolière.
Le commandant se tourna vers ses hommes et leur parla en chinois. Puis il se tint sur le côté de l’aéroglisseur et annonça :
— Nous montons à bord.
Pitt se raidit, prêt à saisir son Colt. Puis il comprit que cette demande d’abordage était une erreur. Mais Giordino ne le prit pas sous cet angle.
— Ben j’voudrais bien voir ça ! dit-il d’un ton menaçant. Vous n’en avez pas le pouvoir. Maintenant, tirez vos fesses d’ici avant qu’on appelle le shérif.
Le commandant regarda la vieille péniche abîmée et les vêtements misérables de Pitt et Giordino.
— Vous avez une radio ou un téléphone cellulaire à bord ?
— Une fusée éclairante, dit Giordino en grattant un bouton imaginaire entre les orteils d’un de ses pieds. On tire des fusées et les flics arrivent en courant. Le commandant chinois fronça les sourcils.
— Je ne le crois pas !
— Ça ne vous servira à rien de vous montrer pompeux envers des gens intellectuellement impeccables, dit soudain Pitt avec hauteur. Le commandant se raidit.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’avez-vous dit ? demanda-t-il.
— Il a dit tirez-vous, répondit Giordino d’une voix traînante. On fait d’mal à personne.
Il y eut un nouveau conciliabule entre le commandant et ses hommes.
Puis il montra Pitt du doigt.
— Je vous préviens, n’entrez pas dans la propriété de la Qin Shang Maritime !
— Qui est-ce qui voudrait y entrer ? dit méchamment Giordino. Vous aut’avez bousillé le marais, tué les poissons et fait disparaître la vie sauvage avec vos dragages. Y a plus d’raisons d’y aller, de toute façon.
Le commandant tourna le dos avec arrogance et les congédia tandis que les premières gouttes d’une averse commençaient à s’écraser sur le rouf de la péniche. Il lança un regard meurtrier à Romberg qui aboyait toujours et dit quelque chose à son équipage. Les moteurs se remirent à ronfler et l’aéroglisseur prit la direction du canal. Une minute plus tard, il disparaissait dans la pluie aveuglante qui tombait maintenant à verse.
Giordino s’assit avec plaisir sous la pluie qui éclaboussait ses pieds nus reposant sur le bastingage. Il eut un mouvement de recul quand Romberg, secouant sa fourrure mouillée, envoya de l’eau voler dans toutes les directions.
— Pas mauvais comme performance, sauf quand tu as essayé de jouer les chiens de salon.
— Un peu de bonne humeur agitée venue du fond du coeur ne manque jamais de faire son effet, dit Pitt en riant.
— Tu aurais pu nous trahir.
— Je l’ai fait exprès. Je voulais qu’ils se rappellent notre arrogance. As-tu remarqué la caméra vidéo au-dessus de la cabine ? En ce moment, nos photos sont envoyées par satellite au quartier général de Qin Shang à Hong Kong pour identification. Dommage qu’on ne puisse voir la tête de Qin Shang quand on lui apprendra que nous fouillons un autre de ses projets sensibles !
— Alors nos copains reviendront ?
— Tu peux parier ce que tu veux là-dessus.
— Romberg nous protégera, plaisanta Giordino.
Pitt chercha le chien du regard et le trouva roulé en boule dans la péniche. Il avait déjà repris son état catatonique.
— Ça, j’en doute fort !
**
Quand l’averse fut passée et avant que les derniers rayons du soleil aient disparu derrière les marécages de l’Ouest, Pitt et Giordino firent entrer la péniche dans un étroit affluent du bayou Hooker et l’amarrèrent sous un immense cotonnier pour le soustraire au radar de l’aéroglisseur. Puis ils la camouflèrent avec des roseaux et des branches mortes de cotonnier. Romberg ne reprit vie que lorsque Pitt lui prépara une gamelle de poisson. Giordino lui offrit un peu de son hamburger, mais le chien n’y toucha pas, se contentant de se lécher les babines de plaisir en mangeant son poisson.^
Après avoir fermé les volets et tendu des couvertures devant les fenêtres et les portes pour cacher toute lumière de l’intérieur, Pitt étala la carte topographique sur la table et prépara un plan d’action.
— Si les gardes de Qin Shang sont aussi bien organisés que je le pense, ils auront établi un poste de commandement quelque part le long des rives du canal, probablement au centre pour pouvoir couvrir très vite les deux côtés contre les intrus locaux.
— Un canal, c’est un canal, dit Giordino. Qu’est-ce qu’on cherche exactement ?
— Je n’en sais pas plus que toi, répondit Pitt en haussant les épaules.
— Des cadavres comme ceux que tu as trouvés au lac Orion ?
— Seigneur ! J’espère que non ! Mais si Qin Shang fait entrer ou sortir en douce des clandestins en passant par Sungari, tu peux être sur qu’il y a un cimetière quelque part dans le coin. Les corps sont faciles à cacher dans les marécages. Mais d’après Doug Wheeler, il n’y a pratiquement pas de trafic maritime de la rivière au canal.
— Qin Shang n‘a pas dragué un canal de 18 milles pour s’amuser.
— Pas lui dit Pitt Le truc, c’est qu’il aurait suffi de creuser deux milles pour avoir le remblai dont il avait besoin pour construire Sungan. Et la question est, pourquoi en avoir creusé seize ?
— On commence par quoi ? demanda Giordino.
— On prend la yole parce qu’elle sera plus difficile à détecter par les systèmes de sécurité. Quand nous aurons chargé l’équipement, nous ramerons pour remonter le bayou Hooker jusqu’à l’endroit où il se jette dans le canal. Ensuite, on continue vers l’est jusqu’à Calzas. Quand on aura vu s’il y a quelque chose d’intéressant, on reviendra à l’Atchafalaya et à la péniche.
— Ils doivent avoir installé des systèmes de détection pour repérer les intrus.
— J’espère qu’ils utilisent le même système technologique limité qu’au lac Orion. S’ils ont des détecteurs laser, les rayons doivent pouvoir balayer la surface de l’herbe des marécages. Les chasseurs avec des véhicules de marais ou les pêcheurs debout dans leurs barques pour lancer un filet sont visibles à des kilomètres. Si on se couche au fond du youyou et qu’on rase les rives, on pourra rester en dessous du balayage du laser.
Giordino écouta le plan de Pitt et resta silencieux quelques instants après qu’il eut fini. Les traits étrusques de son visage se tordirent en une expression sévère, un peu semblable à celle d’un masque vaudou. Puis il bougea lentement la tête à droite et à gauche, visualisant les longues et pénibles heures où il allait devoir ramer dans la yole.
— Bon, dit-il enfin, le fils de Mme Giordino aura sans doute très mal au bras avant que la nuit soit finie.
La prédiction de Doug Wheeler à propos de la lune s’avéra. Laissant à Romberg endormi la tâche de garder la péniche, ils commencèrent à pagayer en remontant le bayou, trouvant facilement leur chemin dans les coudes et les méandres sous la lumière lunaire. Étroite et de lignes gracieuses, la yole avança sans qu’ils aient beaucoup d’efforts à faire.
Chaque fois qu’un nuage passait devant le mince croissant de lune, Pitt se fiait aux lunettes de vision nocturne pour guider leur course dans le bayou qui rétrécissait jusqu’à n’avoir plus que 1,50 mètre de large.
Les marécages reprenaient vie la nuit. Des escadrons de moustiques envahissaient l’air nocturne à la recherche d’une cible juteuse. Mais Pitt et Giordino, protégés par leurs combinaisons humides et une bonne couche de crème anti-insectes sur la figure, le cou et les mains, les ignorèrent. Les grenouilles coassaient par milliers en crescendo puis se taisaient soudain en un silence total avant de reprendre en choeur comme dirigé par un chef invisible. L’herbe des marais fut bientôt décorée de millions d’insectes lumineux dont la lueur intermittente ressemblait aux dernières étincelles d’un feu d’artifice mourant. Une heure et demie plus tard, Pitt et Giordino sortaient en pagayant du bayou Hooker et pénétraient dans le canal.
Le poste de surveillance était illuminé comme un stade de football. Des projecteurs disposés autour d’un hectare de terre sèche éclairaient une ancienne maison de planteur abritée par des grands chênes sur une pelouse envahie de mauvaises herbes qui s’étendait en pente douce jusqu’à la rive du canal. Haute de trois étages avec un balcon branlant tenant à peine aux poutres qui le soutenaient par quelques clous rouillés, la bâtisse rappelait un peu celle du film Psychose1,[39] mais sans être en aussi bon état. Plusieurs des volets pendaient sur leurs gonds rouillés et la fenêtre du grenier était cassée. Des piliers de bois s’élevaient encore en formation sur le porche en ruine, soutenant de leurs corniches un long toit en pente.
L’air était imprégné d’une odeur de cuisine chinoise. On distinguait des hommes en uniforme par les fenêtres sans rideaux. De la musique chinoise, un supplice pour les oreilles occidentales, chantée par une femme criant comme si elle accouchait, grinçait au-dessus des marécages. Le salon du vieux manoir était envahi par une forêt d’antennes de communication et d’appareils de surveillance. Comme au lac Orion, aucun garde ne patrouillait les terres du centre de commandement. Ils ne craignaient aucune attaque et se fiaient entièrement aux systèmes électroniques.
L’aéroglisseur était attaché à un petit quai flottant sur des bidons d’huile vides. Il n’y avait personne à bord.
— Dirige-toi vers la rive d’en face et pagaye très doucement, murmura Pitt. Bouge au minimum.
Giordino hocha silencieusement la tête et enfonça sa rame très doucement dans l’eau qu’il poussa comme au ralenti. Comme des sirènes glissant dans l’eau, ils traversèrent les ombres des rives du canal, dépassèrent le poste de commandement et remontèrent le canal sur 100 mètres avant que Pitt ne décrète un bref arrêt pour se reposer. Ils n’avaient pas choisi d’être discrets. C’était une nécessité absolue, car ils n’avaient pas apporté leurs armes dans la yole déjà surchargée.
— D’après ce que j’ai vu de leur service de sécurité, dit Pitt, cet endroit est plus négligé que celui du lac Orion. Leur réseau de détection est en place, mais la surveillance laisse un peu à désirer.
— Ils nous sont pourtant tombés dessus rudement vite, cet après-midi, rappela Giordino.
— Ce n’est pas difficile de repérer une péniche de 3 mètres de haut sur un marais plat herbeux à 5 milles. Si nous étions sur le lac Orion, ils auraient repéré chacun de nos mouvements cinq secondes après que nous ayons mis le pied sur le canot. Pourtant, ici, on bouge juste sous leur nez comme si c’était du gâteau.
— Ça commence à ressembler à Noël, remarqua Giordino. Il n’y a pas de cadeaux sous l’arbre qui contient de lourds et noirs secrets. Mais il faut se réjouir parce qu’ils nous laissent passer librement.
— Allez, on se bouge, dit Pitt. Rien de prometteur ici. On a un sacré territoire à couvrir. Les gardes sont peut-être détendus la nuit, mais il faudrait qu’ils soient aveugles pour ne pas nous repérer si nous ne sommes pas à la péniche avant le lever du jour.
Avec une confiance renforcée, ils rejetèrent toute notion de prudence et commencèrent à ramer vigoureusement pour remonter le canal. La pâle lueur de la lune tombait sur le bayou et se reflétait sur l’eau comme une route qui se rétrécit jusqu’à n’être plus qu’un petit point à l’horizon. Le bout du canal paraissait impossible à atteindre, aussi évanescent qu’un nuage dans le désert. Giordino pagayait facilement, puissamment. Chaque coup de rame faisait avancer la yole d’un bon mètre alors que ceux de Pitt en faisaient beaucoup moins.
L’air de la nuit était embaumé, mais humide. Sous leurs combinaisons humides, ils transpiraient comme des homards dans une marmite, mais n’osaient pas les enlever. Leur peau claire quoique bronzée se révélait sous les rayons mouvants de la lune comme les visages peints des hommes d’autrefois en costumes de velours noir. Devant eux, des nuages se découpaient comme éclairés par une source lumineuse invisible. On distinguait aussi les phares des voitures et des camions balayant une autoroute lointaine.
Sur les deux rives se dressaient les immeubles déserts de la ville fantôme de Calzas, car le canal l’avait coupée en deux. Les maisons étaient blotties comme des spectres en grappes déchiquetées sur un grand terrain au-dessus des marais. L’endroit semblait hanté par les anciens habitants qui jamais plus ne reviendraient. Le vieil hôtel de ville se dressait, silencieux et lugubre, en face d’une station d’essence dont les pompes étaient encore debout face à des bureaux et des ateliers de mécanique. Une église solitaire et vide côtoyait le cimetière où les tombes jouxtaient les chapelles battues et blanchies par les vents. La ville abandonnée se perdit bientôt dans le sillage de la yole.
Enfin ils sortirent du canal. Tout dragage avait cessé là où une digue menait à une route importante. À la base du remblai de la digue, sortant de l’eau dans le canal, ils aperçurent une structure de béton qui ressemblait à l’entrée d’un immense bunker souterrain. Il était hermétiquement fermé par une porte en acier massif.
— Que crois-tu qu’ils gardent ici ? demanda Giordino.
— Rien dont ils puissent avoir besoin en vitesse, répondit Pitt en étudiant la porte avec ses lunettes de vision nocturne. Il faudrait au moins une heure rien que pour l’ouvrir.
Il observa aussi un conduit électrique qui courait depuis la porte jusqu’à la base du canal où il disparaissait. Il enleva ses lunettes et montra l’étançon.
— Viens, garons le canot et grimpons jusqu’à la route.
Giordino jeta un regard spéculatif vers le haut du remblai et hocha la tête. Ils pagayèrent jusqu’à la berge et tirèrent la yole au sec. La pente du remblai n’était pas très raide, mais plutôt longue et douce. Ils atteignirent le sommet et enjambèrent un rail de sécurité. Ils furent presque rejetés au bas de la pente par un camion remorque géant qui passa avec un bruit de tonnerre. Embelli par le croissant de lune, le paysage était baigné d’un océan de lumières.
La vue n’était pas tout à fait celle à laquelle ils s’attendaient. Les phares de la circulation défilaient tout au long de la route comme des perles fluorescentes sur un serpent, entourant une grande surface d’eau. Tandis qu’ils se tenaient là, un énorme remorqueur de la taille d’un immeuble passa près d’eux, poussant vingt péniches qui s’étiraient sur presque 400 mètres. Au-dessus et au-dessous d’une grande ville sur la rive opposée, ils apercevaient les citernes blanches très éclairées d’une raffinerie de pétrole et des usines pétrochimiques.
— Eh bien, dit Giordino sans expression particulière dans la voix, je crois que c’est le moment de chanter « Old Man River ».
— Le Mississippi, murmura Pitt. C’est Bâton Rouge, là-bas, au nord, sur la rive d’en face. La fin de la ligne. Pourquoi creuser un canal jusqu’à cet endroit précis ?
— Qui sait quelle obscure machination germe dans la tête de Qin Shang ? dit Giordino. Il a peut-être décidé d’avoir un accès à l’autoroute ?
— Pour quoi faire ? Il n’y a pas d’embranchement. La bretelle est à peine assez large pour une voiture. Non, il doit y avoir une autre raison. Pitt s’assit sur le rail de sécurité et regarda pensivement la rivière. Puis il dit lentement :
— La route est droite comme une flèche, par ici. Giordino le regarda, les sourcils levés.
— Qu’y a-t-il d’extraordinaire à ce qu’une route soit linéaire ?
— Est-ce par coïncidence ou délibérément que le canal s’arrête à l’endroit exact où la rivière tourne vers l’ouest et bouche presque la route ?
— Quelle différence ? Les ingénieurs de Shang auraient pu faire finir le canal n’importe où.
— Ça fait une grosse différence, comme je commence à le réaliser. Une énorme différence, en fait !
Giordino n’était pas sur la même longueur d’onde. Il regarda le cadran de sa montre de plongée à la lueur des phares d’un camion qui approchait.
— Si nous voulons faire le travail avant qu’il fasse jour, je propose que nous pagayions gentiment vers l’aval et surtout qu’on fasse vite.
Ils avaient encore les 18 milles du canal à fouiller en utilisant le véhicule sous-marin autonome. Après avoir redescendu la pente jusqu’au canot, ils sortirent l’AUV de sa boîte, le mirent à l’eau et le regardèrent disparaître sous la surface sombre. Puis, tandis que Giordino pagayait, Pitt mit en marche la télécommande, actionnant les moteurs de l’AUV, allumant ses lumières et le fixant à 1,50 mètre du fond boueux du canal. Étant donné la quantité d’algues hautes dans l’eau, qui limitaient la visibilité à 90 cm, il y avait le risque que l’AUV frappe un objet submergé avant qu’il puisse l’en éloigner.
Giordino ramait à longs coups réguliers qui ne ralentirent pas un instant pendant que passaient les précieuses heures, ce qui permit à Pitt de coupler la vitesse de l’AUV à celle de la yole. Ce ne fut que lorsqu’ils atteignirent le bord de la frange lumineuse autour de la vieille maison où se trouvait le quartier général des gardes de Qin Shang qu’ils avancèrent plus discrètement le long de la rive opposée, à la vitesse d’un escargot.
À cette heure de la nuit, la plupart des gardes auraient dû dormir, mais la maison bruissait soudain d’activité. Des gardes traversèrent la pelouse en courant jusqu’au petit quai où était amarré l’aéroglisseur. Pitt et Giordino se fondirent dans l’ombre et regardèrent les hommes charger le bateau d’armes automatiques. Deux Chinois hissèrent sur l’aéroglisseur un lourd objet long et tubulaire.
— Ma parole, ils vont à la chasse à l’ours, murmura Giordino. Si je ne me trompe pas, c’est un lance-roquettes.
— Tu ne te trompes pas, dit Pitt sur le même ton. Je crois bien que le chef des gardes de Shang nous a identifiés et a fait savoir que nous semions la merde en mettant notre nez dans une des affaires véreuses de son patron.
— La péniche ! Il est évident qu’ils ont l’intention de la faire sauter avec tout ce qu’il y a dedans.
— Ça ne serait pas poli de notre part de les laisser détruire le bien de Bayou Kid. Et puis il faut penser à Romberg. La Société protectrice des animaux nous mettrait sur sa liste noire si nous laissions le pauvre vieux Romberg aller au paradis des chiens sous le coup d’une bombe.
— Deux bons vivants sans armes contre une horde de barbares armés jusqu’aux dents, marmonna Giordino. Nos chances ne sont pas lourdes, qu’en dis-tu ?
Pitt passa son masque de plongée et prit ses bouteilles.
— Il faut que je traverse le canal avant qu’ils démarrent. Prends le canot et attends-moi 100 mètres au-delà de la plantation.
— Laisse-moi deviner... Tu vas prendre ton petit couteau de plongée et te déchaîner contre la jupe gonflable de l’aéroglisseur ?
— Si elle fuit, dit Pitt en souriant, elle ne les portera pas.
— Et l’AUV ?
— Garde-le en plongée. Ça vaut peut-être le coup de savoir quelles sortes d’ordures ils jettent dans le canal devant leurs quartiers.
Pitt disparut en moins de dix secondes. Il entra dans l’eau sans un bruit, sans une vague, tout en attachant ses bouteilles. Il avait déjà battu vingt fois des palmes quand il inséra l’embout dans sa bouche et commença à respirer sous l’eau. Il prit son niveau et son allure et traversa le canal vers les lumières qui scintillaient sur l’eau en face de la plantation. La boue du fond paraissait sombre et menaçante et l’eau elle-même était tiède. Pitt nagea avec agressivité, les bras étendus en forme de V pour réduire la résistance de l’eau, battant des pieds et des palmes aussi vite et aussi vigoureusement que le lui permettaient ses muscles.
Un bon plongeur sent l’eau comme un animal sent les changements de temps ou la présence d’un prédateur. L’eau saumâtre du canal lui parut chaude et amicale, bien différente de la force sinistre et maligne qui se dégageait de celle, terriblement froide, du lac Orion. Sa seule crainte pour le moment était que l’un des gardes jette un coup d’œil au canal et ne voie ses bulles d’air. Mais cette possibilité n’était pas très vraisemblable, car ils étaient très occupés à préparer l’attaque de la péniche et n’avaient guère le temps d’étudier la surface au-dessus de Pitt, même pendant une demi-seconde.
La lumière se fit plus vive sous l’eau tandis qu’il approchait de sa source. Bientôt l’ombre sinistre de l’aéroglisseur fut au-dessus de lui. Il était sûr qu’il était chargé et que l’équipage avait maintenant pris place pour lancer la recherche et l’attaque. Seul le silence lui fit comprendre que les moteurs n’étaient pas encore en marche. Il nagea plus fort, résolu à arrêter l’aéroglisseur avant qu’il quitte le quai.
De son point d’observation de l’autre côté du canal, Giordino commença à douter que Pitt puisse atteindre l’aéroglisseur à temps. Il se maudit de ne pas s’être dépêché davantage pendant le trajet du retour, ce qui leur aurait permis d’arriver plus tôt. Mais comment aurait-il pu deviner que les gardes prépareraient l’assaut de la péniche avant le lever du soleil ? Il resta bien dans l’ombre et pagaya lentement pour qu’aucun mouvement brusque ne puisse être perçu par les hommes, de l’autre côté du canal.
— Vas-y ! murmura-t-il comme si Pitt pouvait l’entendre. Vas-y ! Pitt sentit la fatigue gagner ses bras et ses jambes. Ses poumons lui faisaient mal. Il rassembla ses forces pour l’effort final, le dernier avant que son corps épuisé refuse de lui obéir. Il avait du mal à croire qu’il risquait la mort pour sauver un chien qui, il en était sûr, avait été piqué par une mouche tsé-tsé lorsqu’il n’était encore qu’un chiot et qui souffrait de léthargie chronique.
Tout d’un coup, la lumière disparut au-dessus de lui et il plongea dans un trou noir. Sa tête remonta à la surface juste à l’intérieur du manchon flexible qu’on appelle la jupe et qui contient le coussin d’air et suspend l’aéroglisseur au-dessus de l’eau. Il flotta un moment pour reprendre ses forces, la poitrine en feu, les bras trop engourdis pour bouger. Il étudia l’intérieur de la jupe. Des trois types pouvant être installés sur un aéroglisseur, celui-ci était une jupe sac faite d’un tube de caoutchouc encerclant la coque. Quand on la gonflait, elle servait à contenir le coussin d’air et assurait la portance. Il vit aussi que cet aéroglisseur utilisait une hélice d’aluminium comme ventilateur de portance pour gonfler le sac et pousser l’air dans le coussin.
Au moment où Pitt baissait le bras pour prendre le couteau de plongée attaché à sa jambe et déchirer le tissu caoutchouté, son moment de victoire lui échappa : les starters commençaient à tourner au-dessus des moteurs. Puis les lames des hélices se mirent en mouvement, leur vitesse augmentant à chaque révolution. La jupe commença à s’évaser et l’eau à l’intérieur à bouillonner comme un maelstrom. Trop tard pour déchirer le coussin de caoutchouc et empêcher l’embarcation d’avancer.
Par pur désespoir, il défit la boucle de son réservoir d’air dorsal, arracha l’embout du respirateur et passa le réservoir par-dessus sa tête. Puis, en un mouvement vif, il le jeta dans l’hélice de portance et plongea pour se réfugier sous la jupe qui commençait à gonfler. Les lames de l’hélice frappèrent la bouteille réservoir et se cassèrent. C’était un acte de désespoir. Pitt savait qu’il avait parié sans réfléchir et poussé sa chance un peu trop loin.
La désintégration de l’hélice dont les lames frappaient un objet solide et résistant fut suivie d’un ouragan de morceaux de métal qui déchirèrent les parois de la jupe comme des éclats d’obus. Puis se produisit une seconde explosion, plus massive, lorsque les parois du réservoir furent frappées à leur tour. Il explosa sous la poussée secondaire de 2 m3 d’air sous une pression de 3 000 livres. Le réservoir de carburant, pour faire bonne mesure, ajouta au cataclysme, explosant en un incendie éclatant qui projeta un feu d’artifice de particules enflammées qui volèrent jusqu’au toit de la plantation dont la structure de bois s’embrasa immédiatement.
Giordino fut horrifié à la vue de l’aéroglisseur pratiquement soulevé puis retombant violemment en milliers de fragments ardents. Des corps volèrent comme des acrobates ivres et retombèrent dans l’eau en grands éclaboussements, avec la raideur inerte de mannequins tombant d’un hélicoptère. Les fenêtres de la vieille maison explosèrent en lançant partout du verre brisé. L’explosion se répercuta sur la surface du canal et frappa le visage de Giordino comme un coup de poing lancé par la main gantée de cuir d’un poids lourd. Une cascade d’essence en feu enveloppa l’aéroglisseur. Quand elle retomba plus loin et que l’écume se fut éparpillée dans la nuit, les restes brillants de l’aéroglisseur s’enfoncèrent au fond de l’eau du canal dans un grand sifflement de vapeur et une épaisse fumée noire s’éleva et alla se perdre dans le ciel sombre.
Envahi de crainte, Giordino pagaya de toutes ses forces vers l’épave. Atteignant le périmètre de débris brûlants, il attacha ses bouteilles et se laissa tomber dans le canal. Éclairée par le champ de flammes à la surface, l’eau avait une luminescence fantomatique, menaçante. Animé d’une frénésie qu’il tentait de refréner, il fouilla les restes inutiles de l’aéroglisseur, écartant les morceaux déchirés de la jupe pour chercher au-dessous. Il était encore étourdi par le choc et cherchait désespérément le corps de son ami. Il fouilla la scène du carnage que Pitt avait créé. Ses mains touchèrent les restes d’un homme dépouillé de ses vêtements, cadavre haché et éviscéré aux jambes arrachées. Un œil noir, grand ouvert et aveugle fut tout ce qu’il aperçut pour se persuader que ce n’était pas Pitt.
Il lutta contre la peur qui l’envahissait. Il lui semblait impossible que quelqu’un ait pu survivre à cet holocauste. Il chercha sans y croire, sans espoir, à trouver un corps vivant.
« Seigneur ! Où est-il ? » criait-il silencieusement. Il commençait à ressentir plus que de l’épuisement et était prêt à abandonner quand quelque chose sortit de la boue noire et saisit sa cheville. Giordino ressentit un frisson glacé qui se transforma bientôt en incrédulité lorsqu’il se rendit compte qu’il s’agissait de l’emprise d’un être humain. Il se tourna d’un bond et vit un visage grimaçant, des yeux verts plissés pour voir à travers les ténèbres liquides, le sang coulant de son nez et se diluant dans l’eau.
Comme s’il surgissait du royaume des morts, Pitt lui adressa un curieux petit sourire. Sa combinaison était en lambeaux, son masque lui avait été arraché, mais il était vivant. Il fit le geste de remonter, lâcha la cheville de Giordino et donna un violent coup de palmes pour couvrir le mètre et demi le séparant de la surface. Ds sortirent la tête en même temps et Giordino serra les épaules de Pitt avec la tendresse d’un ours.
— Merde, alors ! cria Giordino. Tu es vivant !
— Dieu me damne si je ne le suis pas, répondit Pitt en riant.
— Mais comment diable as-tu fait ?
— Une chance insolente. Après avoir jeté mes bouteilles dans l’hélice de portance de l’aéroglisseur et plongé sous la jupe, ce qui était idiot de ma part, je l’avoue, j’ai eu le temps de parcourir deux mètres avant que le réservoir explose. L’explosion s’est faite vers le haut, comme celle du réservoir de carburant. Je n’ai pas été blessé jusqu’à ce que la secousse me rattrape. J’ai été projeté dans la boue du fond qui a amorti le choc. Un miracle que mes tympans n’aient pas éclaté. J’ai encore les oreilles qui sonnent. J’ai des douleurs dans des endroits dont j’ignorais l’existence. Chaque centimètre carré de mon corps doit être couvert de bleus. Puis tout est devenu vague et cotonneux. J’ai été assommé un moment, mais j’ai vite récupéré. J’ai tiré sur mon respirateur, mais j’ai découvert que je n’avalais que de l’eau saumâtre. Avec des haut-le-cœur, j’ai réussi à regagner la surface et j’ai flotté un moment en attendant de retrouver mes esprits jusqu’à ce que j’aperçoive des bulles d’air autour de moi.
— J’ai bien cru que tu y étais passé, cette fois, dit Giordino.
— Je l’ai bien cru aussi, convint Pitt en touchant délicatement son nez et sa lèvre coupée. Quelque chose m’a touché le visage quand j’étais enfoncé dans la boue du canal... (Il se tut et fit une grimace.) Cassé ! Mon nez est cassé ! C’est la première fois que ça m’arrive.
Giordino montra de la tête les lieux dévastés et la maison devenue un brasier infernal.
— As-tu réussi à déterminer de quel côté de ta famille tu as hérité cette manie de tout détruire autour de toi ?
— Je ne crois pas avoir d’ancêtre pyromane.
Trois gardes vivaient encore. L’un s’éloignait en rampant de la maison, de la fumée s’échappant des trous fumants dans le dos de son uniforme. Le second était allongé, presque assommé, sur le bord de la rive, oscillant, les mains posées sur ses oreilles dont les tympans avaient éclaté. Quatre corps flottaient sur les eaux illuminées par les flammes. Le reste de la force de sécurité avait disparu. Le troisième garde vivant, choqué, regardait sans les voir les restes de l’épave de l’aéroglisseur. Une plaie lui déchirait la joue, le sang lui tombait dans le cou et teignait sa chemise d’une belle couleur cramoisie.
Pitt nagea jusqu’à la rive où il se hissa et fit quelques pas. Le garde regarda, les yeux écarquillés, l’apparition vêtue de noir qui sortait du canal comme une étrange créature des marais. Il chercha nerveusement le pistolet qui aurait dû se trouver dans le holster sur son flanc, mais que les explosions lui avaient arraché. Il se retourna, essaya de courir, chancela après quelques pas et tomba. L’apparition, le nez en sang, se pencha sur lui.
— Vous parlez anglais, l’ami ?
— Oui, dit le garde d’une voix enrouée par l’émotion. J’ai appris le vocabulaire américain.
— C’est bien. Dites à votre patron Qin Shang que Dirk Pitt aimerait savoir s’il se baisse toujours pour cueillir des bananes. Vous avez saisi ?
Le garde bégaya plusieurs fois en répétant la phrase, mais, avec l’aide de Pitt, finit par réussir. « Dirk Pitt aimerait savoir si l’estimable Qin Shang se baisse toujours pour cueillir des bananes. »
— C’est parfait, dit Pitt d’un ton jovial. Je vous nomme premier de la classe.
Sur quoi Pitt regagna le canal et nagea jusqu’à l’endroit où Giordino l’attendait dans la yole.